Élisabeth Guénard
LES CAPUCINS
(tome second)
OU LE SECRET DU CABINET NOIR
1802
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Table des matières
LES CAPUCINS, OU LE SECRET DU CABINET NOIR
C’était en vain que madame Moreau avait souhaité à sa fille une nuit heureuse : l’amour, ou si vous ne voulez pas profaner ce nom sacré, la volupté peut seule les rendre délicieuses, et comment Joséphine qui détestait son époux aurait-elle pu la trouver dans ses bras, d’autant que Fontaine imbu des sages principes du père Jérôme, et d’ailleurs peu fait pour les doux plaisirs, ne sut point préparer son triomphe par ces riens charmants qui le font partager à l’objet des plus ardents désirs. Aussi vingt fois elle eut la pensée de s’élancer de ce lit qui ne lui offrait que des regrets, en se rappelant des souvenirs si différents. Mais la curiosité pour le secret que le père Durolet devait lui apprendre, la retenait. Toute occupée de ce que ce pouvait être, elle souffrit les très chastes caresses de son époux, qui après s’être rendu maître de ce qu’il appelait son droit, ne perdant point de vue le sermon du gardien, et ne voulant point l’accoutumer à de si douces jouissances, s’endormit paisiblement à ses côtés.
Tandis que l’imagination de Joséphine battait la campagne pour savoir ce qui pourrait lui causer autant de plaisirs que le cabinet noir, elle pensait aussi à son enfant. Elle n’avait point osé en demander des nouvelles à son oncle adoptif, elle crut même que c’était le plaisir de le voir qui serait la récompense de sa complaisance pour son mari. Ces femmes il faut en convenir, car j’aime à rendre justice à mon sexe, quelque mauvais sujets qu’elles soient, tiennent aux douceurs de la maternité, et l’orgueil ou la jalousie éteignent seuls en elles ce sentiment sacré de la nature. Elle avait si bonne opinion de la vertu du père Durolet, qu’elle se figura que ce ne pouvait être que de son fils dont il avait voulu parler. — Il a raison, disait-elle, s’il trouve le moyen de me rendre cet enfant dont j’aimais tant le père, que j’aime encore, je serai plus heureuse que je ne l’ai été dans les moments des plus grands plaisirs. Et si monsieur Fontaine y consent, quoiqu’il soit bien à mon gré le plus maussade des hommes, j’en serai si reconnaissante que je vivrai avec lui dans la meilleure intelligence, comme me le conseille le frère du père de mon enfant ; car il a beau nier sa signature, je suis bien sûre que c’était Henri Durolet qui était dans la rue du Coq. Ces différentes pensées l’occupèrent toute la nuit, et dès le point du jour elle se leva tandis que Fontaine dormait encore, et se mit à travailler. Mais son ouvrage tombait de ses mains, et elle pensait toujours au secret qu’elle ne devait apprendre que dans trois ou quatre jours. Sa mère l’avait engagée à dîner avec son mari ; le père Durolet y serait sûrement. En effet, il n’y manqua pas : on avait aussi invité le père Jérôme, et monsieur et madame Fontaine. Tandis que Jean Fontaine se vantait à son directeur de sa continence, sa femme ne put s’empêcher de dire à madame Fontaine : quelle différence, madame, de mon mari à celui dont il porte le nom ; et la mère qui aimait son fils à la folie, ne pouvait aussi s’empêcher de convenir que la différence devait être fort grande. Mais enfin, c’était un malheur irréparable, et il n’y avait plus d’autre moyen que de bien vivre avec son époux. Plus Durolet approchait de l’instant de ses désirs, plus il affectait un air froid et réservé avec la jeune mariée, qui semblait par ses regards lui reprocher la triste condescendance qu’elle avait eue pour ses conseils. Le capucin qui voulait avoir avec les plaisirs du vice les honneurs de la vertu, saisit un instant pour lui dire : — Il ne suffit pas de ne me pas parler, il ne faut pas même que vos yeux apprennent qu’il y ait quelque particularité entre nous, ou vous ne saurez rien ; et je suis même tenté de ne vous point apprendre cet important secret, tant je crains que vous ne le trahissiez. — Eh bien, je ne vous regarderai plus ; mais quand me le direz-vous ? — Il me faut éprouver au moins pendant quinze jours votre extrême prudence. — Quinze jours ! ah ! je mourrai d’impatience, et je vous assure que monsieur Fontaine n’obtiendra rien que je ne le sache. — Vous en êtes la maîtresse ; mais vous ne saurez rien que dans quinze jours. – Elle s’en consola par la résolution où elle était de ne rien accorder aux empressements de son époux, mais elle pouvait être tranquille, le terme qu’elle y avait mis n’était pas celui où il se croyait permis de travailler à la propagation des êtres, voulant attendre qu’il fût constant qu’elle n’était point grosse pour recommencer une nouvelle épreuve. Joséphine était comme toutes les femmes qui ne veulent pas être forcées de céder aux transports d’un homme qu’elles n’aiment point, mais qui sont fort étonnées de n’en pas inspirer. — Quel original ! disait-elle ; était-ce donc la peine de tant solliciter mes faveurs pour les dédaigner ensuite ! suis-je donc faite de sorte à éteindre par ma possession ses désirs ? Cependant j’ai été six mois de suite l’objet des adorations de l’amant du cabinet noir : Fontaine m’aimait chaque jour davantage ; il ne peut y avoir qu’un ours mal léché, comme mon mari, à qui je ne plaise pas. Mais, au surplus, tant mieux, car il m’est cent fois plus insupportable que je ne puis lui être ; et elle ne respirait que le désir de se venger d’un tel affront.
Huit jours, dix jours se passent, et Fontaine garde la continence. Mais s’il néglige les droits que l’hymen lui donnait la nuit, il en respirait d’autres le jour par des tracasseries continuelles. On dépensait trop, on ne travaillait pas assez, on n’était pas même en état d’écrire un mémoire ; on eut mieux fait d’apprendre à écrire et à compter, que de passer tous le temps à sa toilette qui était beaucoup trop élégante pour la femme d’un petit marchand.
Joséphine était d’un caractère doux et timide ; mais l’aversion donne aux femmes le courage de se défendre qu’elles n’ont point lorsque l’amour les subjugue. Elle se plaignit à Durolet des torts de son mari, sans oublier celui qu’une femme ne pardonne point, quoiqu’elle y mette peu de prix. Durolet ne put s’empêcher de sourire de la colère de la petite, et lui promit encore, que lorsqu’elle saurait le secret qu’il devait lui apprendre, toutes ses peines lui deviendraient légères ; que quant aux reproches que son mari lui faisait d’être aussi peu instruite, il y avait un moyen facile de ne plus les craindre, c’était d’en apprendre plus que lui, ce qui n’était pas difficile ; car quoiqu’il eut été le plus mauvais écolier du collège de Bordeaux, il avait encore oublié une bonne partie du peu qu’il avait appris, et que lui Durolet s’offrait, si elle voulait y mettre un peu de bonne volonté, de lui servir de maître : qu’il était bien sûr que Fontaine ne s’y opposerait pas. — Je ne demande pas mieux, quand cela ne serait que pour avoir le moyen de prouver à mon mari que je vaux mieux que lui à tous égards. – Durolet profita de cette disposition pour parler à Fontaine du désir que sa femme avait de s’instruire, et qu’il lui offrait ses soins pour l’enseigner. Notre avare qui sentit que cela lui épargnerait le prix d’un maître, et que si sa femme apprenait, elle lui tiendrait lieu de commis, marqua à son ami toute sa reconnaissance ; et l’on convint que dès le lendemain il commencerait ses instructions.
Notre rusé capucin qui comptait bien se les faire payer, prévint le mari qu’il ne fallait pas qu’il assistât aux leçons, parce que ce serait humilier l’amour propre d’une femme de seize ans, qu’il serait presqu’obligé de mettre à l’a, b, c. — Ô mon dieu ! mon ami, je ne demande pas mieux, car j’ai toute confiance en vous ; et puis, à vous dire le vrai, je me suis tant ennuyé dans mes classes que je ne suis pas bien tenté d’assister à ces répétitions de principes. Mais je vous préviens, mon révérend, que vous aurez de la peine ; car je lui crois la tête bien dure. — Il n’est rien, mon bon ami que je ne fasse pour t’obliger.
Le lendemain, sur les dix heures du matin, le père Durolet se rend chez son écolière, il trouve le mari dans le magasin, qui lui dit : — Monte mon ami, tu la trouveras toute seule. Qu’on se figure la plus jolie femme de Paris dans le plus simple, mais, le plus élégant déshabillé, attendant qui ? un capucin. Ne croit-on pas lire les métamorphoses d’Ovide ? Et n’est-ce pas une nymphe soumise au pouvoir d’un satyre ? Cependant la pauvre Joséphine ne l’attendait encore que comme un ami, un consolateur. Il entre, elle se lève, elle va au-devant de lui : — Point de leçon, dit-elle, que je ne sache le secret. — Ah ! vous ne savez pas, chère Joséphine, ce qu’il m’en coûte pour vous l’apprendre ; vous ne savez pas que vous allez être dépositaire de ma vie, de mon honneur. Puis-je espérer que vous conserviez quelqu’amitié pour l’homme du cabinet noir ? — Si j’en conserve ? il n’y a rien que je ne fisse pour passer un quart d’heure avec lui. N’est-il pas le père de mon pauvre petit enfant dont je n’ai pas encore osé vous parler, que je ne verrai peut-être jamais ? — Vous le verrez, j’obtiendrai que vous l’éleviez, et je paierai à votre mari une si forte pension pour lui qu’il ne s’y opposera pas. — Ah ! voilà donc le secret que vous vouliez m’apprendre. Vous aviez bien raison, il faut que je m’instruise pour me mettre à même de l’élever. Il faut que je vive bien avec monsieur Fontaine pour qu’il m’accorde ce bonheur. Je ferai tout ce que vous voudrez. — Eh ! dit-il en lui prenant affectueusement les mains, il faut que vous me pardonniez. — Eh ! que faut-il que je vous pardonne ? — Vous ne le devinez pas ? — Ah ! je vous assure que non. Vous savez que je n’ai pas l’esprit très pénétrant, et puis ma mère m’a presqu’abrutie par sa rigueur avec moi ; mais dites, et soyez assuré d’avance que je vous pardonne dès que vous me donnerez mon enfant. — Eh bien ! reconnaissez en moi l’homme du cabinet noir. — C’est impossible ! — Rien n’est plus vrai ; et il lui raconte comme il l’avait trompée. Elle prit ses aveux de la meilleure grâce et… — Ah ! ma sœur, point de détails, je vous prie ; la figure d’un capucin dans un moment semblable, présente à l’imagination quelque chose de si choquant, cette barbe, ces sandales, cet habit de bure, cette grosse corde autour du corps, et leur vilain capuchon pointu, ah ! ma sœur, il est impossible d’en soutenir l’idée. Quand au moins vous me les représentiez changeant d’habit. — Ma sœur je vous raconte les faits tels qu’ils se sont passés. D’ailleurs ôtez si vous voulez ce costume bizarre, et ne voyez que le plus bel homme possible, de l’esprit le plus brillant, de l’humeur la plus enjouée, et qui savait conserver le ton de la décence, chose rare dans ses pareils qui manquent aux devoirs de leur état, et vous ne serez pas si révolté de voir Joséphine très enchantée de retrouver dans l’ami de son mari, l’amant qu’elle regrettait même dans les bras de Fontaine. — Non, ma sœur, je ne puis penser qu’on aime un capucin, ou tel autre moine ou prêtre qu’il vous plaise imaginer ; fût-il beau comme un ange : et c’est pour cette raison que la scène du Tartuffe, malgré la sublimité du génie de Molière, m’a toujours révoltée au théâtre ; car quelle est la femme… — Mon dieu, ma sœur ; je vous répondrai, par ce que ce grand auteur fait dire à Tartuffe :
… Et du plaisir sans peur.
Mais enfin puisque vous ne voulez pas de détails, je vous dirai simplement que Joséphine se consola parfaitement avec son amant du malheur d’être la femme de Fontaine ; qu’elle profita des leçons de Durolet, et apprit à écrire et à parler avec pureté, devint, non une femme d’esprit, mais perdit cet air niais et ce ton trivial qu’elle avait dû à son éducation, et acquit assez de supériorité sur son mari, pour être la maîtresse au logis ; que celui-ci consentit du meilleur de son cœur à ce qu’elle se chargeât de l’éducation du neveu de son bon ami, qui était toujours celui de madame Moreau, auprès de laquelle il redoublait les petits soins pour servir de voiles à ceux plus tendres qu’il rendait à sa fille. Enfin, tout allait à ravir ; comme il arrive à ceux qui ont le vent en poupe, ils n’avaient aucun remords de leur conduite, quand le père Durolet reçut une lettre de sa petite sœur Adélaïde, qui lui rappelait les promesses qu’il lui avait faites, et le suppliait de ne pas perdre un instant pour venir la voir, s’il ne voulait qu’elle se livrât au plus cruel désespoir. Le père Durolet ne balança pas, malgré les larmes de sa maîtresse, d’aller au secours de sa sœur, et arriva à Blaye dix jours après la date de la lettre.
À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère.
Le capucin, si peu fait pour l’être, revit le pays de sa naissance avec un plaisir extrême. Son père et sa mère furent enchantés de le revoir, mais cependant paraissaient profondément tristes. Adélaïde tressaillit de joie en revoyant un frère qu’elle attendait avec tant d’impatience. Elle n’avait point trompé l’espérance qu’il avait conçu de ses agréments, quand l’âge les aurait développés ; et malgré la pâleur et l’air abattu qu’elle avait, il la trouva si charmante que si elle n’avait pas été sa sœur, Joséphine aurait pu être oubliée pour elle. Quand les premiers moments furent passés, le père adressa ces paroles à son fils :
— Tu ne pouvais venir nous voir, mon ami, dans un moment où tu nous apportas des consolations plus nécessaires. Vois cette Adélaïde que tu aimais tant, elle nous a couverts d’opprobre ; et au moment où elle allait faire un mariage avantageux, sa honte a éclaté d’une manière si désolante pour nous que je ne sais ce qui l’a sauvée de mon courroux. M. Baret, fils du procureur du roi la recherchait depuis plus d’un an. Elle le refusait, et ses refus ne me paraissaient qu’une fantaisie d’enfant. Je n’en allai pas moins en avant ; on signe le contrat, et je donne à cette occasion un grand repas à toute la ville. On danse, et au beau milieu d’une contredanse, elle se laissa tomber ; sa chute eut un effet si prompt que personne ne put douter de son état, que nous étions loin d’imaginer : à ses cris, aux convulsions qu’elle éprouvait, je crus qu’elle s’était tuée. Mais, hélas ! ô désespoir pour une famille aussi vertueuse que la nôtre ! au lieu de mourir, elle donne le jour à un enfant qui né avant terme expira presqu’aussitôt, mais dont la venue, au milieu de cette assemblée, l’a déshonorée pour jamais, d’autant qu’elle s’est obstinée à ne vouloir pas nommer le père. Peut-être auras-tu plus de crédit sur son esprit ; et quelqu’il puisse être, je trouverai bien le moyen de le lui faire épouser.
Pendant ce récit Adélaïde fondait en larmes. Son frère s’approcha d’elle pour la consoler, et lui demanda de lui parler avec confiance ; mais voyant qu’elle s’obstinait au silence, il l’engagea à passer dans une chambre voisine, et après l’avoir assurée qu’il ne l’abandonnerait pas et qu’il l’amènerait avec lui à Paris, où il trouverait un parti avantageux, si elle ne pouvait épouser celui qui l’avait rendue mère, elle se détermina à ne lui rien cacher.
— Hélas ! mon frère, dit-elle, tous ceux de votre ordre n’ont pas des mœurs aussi pures que les vôtres. — Quoi ! ma sœur, est-ce que votre malheur est un tour séraphique ? — Hélas ! oui, mon frère ; et voilà ce qui fait que je me suis obstinée à ne pas nommer le père de l’infortuné qui n’a vécu que pour m’ôter l’honneur. — Dites la réputation, ma petite ; car pour l’honneur il est clair que c’était chose faite avant sa naissance. Mais quel est le capucin indigne que vous avez trouvé digne de vos faveurs ? — Mon frère, c’est le père Séraphin qui est venu s’établir ici en revenant d’Espagne. C’est en me parlant de vous, en me vantant votre amitié pour lui, en me racontant l’histoire d’une certaine Joséphine, d’un cabinet où il vous avait servi de truchement, qu’il m’a monté la tête ; et enfin je me suis trouvée grosse quand monsieur Baret m’a demandé en mariage. Je ne voulais point consentir à l’épouser ; mais le père Séraphin m’a tant dit que c’était la seule manière de me tirer d’affaire, que je le crus. Mon père vous a conté le reste ; mais ce qu’il ne vous a pas dit c’est qu’il n’y a pas de jour où il ne veuille me tuer ou me chasser de la maison, et il l’aurait déjà fait si ma mère ne l’en avait empêché. C’est elle qui m’a conseillé de vous écrire. — Ne pleure pas, mon enfant, c’est un accident qu’il faut oublier, et tâcher par un meilleur choix de réparer cette sottise. Mais ne crois pas cependant que je laisse impuni l’outrage que Séraphin t’a fait, et je lui apprendrai qu’on doit au moins respecter les sœurs de ses confrères. Quant à Joséphine, elle s’en est tirée beaucoup mieux que toi ; et malgré l’enfant dont je suis le père, elle a épousé un très honnête homme de mari qui ne connaît rien de plus agréable que de me savoir avec elle. Tu juges combien il faut que je t’aime pour l’avoir quittée : mais j’espère que ce ne sera pas long, et que mon père et ma mère qui me croient un saint ne feront pas de difficultés de me permettre de t’emmener avec moi. Cependant, je te déclare que c’est avec l’assurance que cette première aventure t’aura servi de leçon, et que tu te conduiras bien. Je hais qu’on affiche les mauvaises mœurs, et j’exige même de ma maîtresse la plus extrême décence : jugez ce que je veux que soit ma sœur.
Adélaïde lui jura de se conduire par ses avis, et de garder le plus profond secret sur tout ce qu’elle avait appris par Séraphin, et rentrant avec son frère dans la salle où étaient son père et sa mère, elle leur demanda mille pardons du chagrin qu’elle leur avait causé, et la permission de les débarrasser de son odieuse présence en suivant son frère à Paris, qui la mettrait en pension chez une jeune dame très respectable qui avait épousé un de ses camarades de collège. Le père y consentit avec un grand plaisir, et il fut décidé qu’ils partiraient dans trois jours.
Durolet alla le lendemain aux Capucins, où il fut reçu avec considération, comme un prédicateur célèbre. Il demanda le père Séraphin : on lui dit qu’il était sorti. Fâché de ne le pas trouver pour lui marquer son mécontentement, il revenait chez son père en côtoyant la Garonne. Il aperçoit Séraphin sur un rocher, qui s’avançait au-dessus des flots. Celui-ci, qui ne se doutait pas qu’Adélaïde l’avait nommé à son frère, l’embrassa très affectueusement. Séraphin lui demanda des nouvelles de Joséphine, — Elle se porte bien, lui répondit le vindicatif capucin ; mais vous, pourriez-vous me dire comment se porte Adélaïde ? — Je crois… Je crois que tu dois le savoir mieux que moi, puisqu’elle est ta sœur. — Comment as-tu pu croire que je te pardonnerais de l’avoir exposée à la risée publique, par l’événement qui a fait rompre son mariage ? — Quoi ! elle t’a dit que c’était moi ? — Oui ; sûrement, elle me l’a dit : tu dois t’attendre à mon ressentiment… — Bon ! tu plaisantes ; et ne te devais-je pas cette espièglerie pour n’avoir pas tenu tes conventions ? Si tu m’avais laissé partager ton bonheur avec Joséphine, je n’aurais pas cherché à séduire ta sœur ; mais enfin, c’est une chose faite... — Que je trouve très mauvaise. — Je ne m’en soucie guère. — Ah ! tu ne t’en soucie pas, répéta-t-il en lui sautant à la barbe ; je t’apprendrai les égards qu’on se doit quand on porte la même robe. L’autre veut se défendre.
Ils étaient arrivés sur la pointe du rocher en se tenant à brasse-corps. Durolet était beaucoup plus fort que Séraphin ; et comme il était venu à bout de le terrasser, celui-ci fit un mouvement et se débarrassa de son adversaire ; mais malheureusement pour lui il avait plu : le terrain était glissant et en pente ; il ne put se raffermir sur ses jambes que quelques bouteilles de vin rendaient plus faibles. Il roule jusqu’à l’extrémité du rocher et tombe dans la Garonne qui, en cet endroit, est très rapide, et ne reparaît plus. Durolet en fut fâché ; mais en pensant cependant qu’il avait son secret et celui de Joséphine, et qu’il avait déshonoré sa sœur, il s’en consola promptement, et revint rejoindre sa famille. Il ne parla pas à sa sœur de sa triste aventure ; mais, pensant qu’elle pourrait avait des suites, il hâta son voyage, et partit, dès le lendemain pour Paris avec la veuve.
Joséphine reçut avec un plaisir extrême la sœur de son amant. Durolet dit à Fontaine qu’il espérait qu’il trouverait bon qu’elle demeurât chez lui, et qu’il l’assurait d’avance qu’elle ne lui serait pas plus à charge que son neveu. Fontaine y consentit volontiers. Les deux amies devinrent inséparables. Elles étaient toutes deux fort jolies ; mais leurs attraits avaient assez de différence pour ne se pas nuire. Nous avons déjà dit que Joséphine était grande, d’une taille svelte, et que tout en elle inspirait la volupté. Adélaïde était petite, mais pour être un peu trop grasse, elle n’en était que plus fraîche, c’était une rose ; la main et le bras superbe ; du reste, enjouée, vive comme toutes les femmes des provinces méridionales. Elle était musicienne, et sa voix était douce et sonore. Enfin, son frère ne pouvait s’empêcher de dire : c’est un morceau de roi. Peut-être, malgré les leçons de décence qu’il lui avait données, il aurait trouvé fort bon que le monarque, qui régnait alors, et qui passait pour avoir beaucoup de goût pour les jolies femmes, laissât tomber un regard de bonté sur Adélaïde. Alors, il eût été évêque, cardinal ; que sais-je ? Mais le ciel, ou plutôt le diable en décida autrement.
Le père Jérôme venait toujours, de temps à autre, chez son pénitent, et continuait de mériter sa vénération par les exhortations pieuses qu’il lui faisait, d’autant qu’il se gardait bien de les diriger contre l’avarice, son péché mignon. Il ne put s’empêcher de trouver Adélaïde la plus gentille créature qu’il eût rencontré. Il se dégoûtait des parties de filles ; et pressé par l’âge de se réformer, il pensait très sérieusement à se borner à une seule inclination. Pouvait-on demander plus au père Jérôme ? Cependant il connaissait le père Durolet assez chatouilleux. Il lui avait fait la confidence de son démêlé avec Séraphin, et de la manière tragique dont il s’était passé. Ainsi il ne pensa point à le mettre dans sa confidence, et compta bien plus sur les bons offices de Joséphine. Toute femme perdue de mœurs n’aime pas que sa compagne en ait de sévères. C’est un reproche continuel dont elle tâche de se débarrasser en la corrompant, si elle est encore vertueuse, en l’entraînant dans de nouveaux désordres, si elle a commencé à s’égarer ; et voilà pourquoi notre oncle avait raison lorsqu’il disait qu’il aimerait mieux confier sa fille à un régiment de cavalerie, qu’à certaines femmes ; et notre oncle connaissait bien son sexe et le nôtre.
Le père Jérôme parut donc s’occuper, plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, d’obtenir l’amitié de madame Fontaine. Durolet n’en était pas jaloux. Il savait bien que sa maîtresse ne lui préférerait pas un homme de soixante ans ; ainsi, il était sans inquiétude. Mais un jour ayant surpris les regards du père Jérôme enflammés par les charmes d’Adélaïde, il se repentit de l’avoir amenée à Paris, et résolut d’en parler librement au béni-père qui cependant était devenu un gros bonnet de l’ordre, ayant été nommé procureur-général de tous les capucins de France. Il remit à quelque temps cette explication, voulant être bien sûr que ses soupçons étaient fondés, avant de lui déclarer ses intentions, et se contenta de prier Joséphine de ne jamais laisser le père Jérôme seul avec sa sœur. — Je ne connais personne disait-il à madame Fontaine, des mœurs aussi dépravées que ce coquin de moine, malgré son air confit en dévotion. J’ai été obligé de renoncer aux parties où il m’entraînait malgré moi ; il faillit à une, où il m’avait mené, nous faire arrêter par la garde et conduire en prison. Et il lui raconta l’histoire des dévotes, dont Joséphine rit de très bon cœur. — Pour moi, dit Durolet, je ne riais point quand le commissaire Duverger verbalisait, et il ne me parut point agréable d’être obligé de revenir en chemise.
Ce fut vers ce temps que je fis connaissance avec vous ; et depuis j’ai fui ces femmes qui ne cherchent dans leurs dangereuses caresses que le moyen de vous enlever tout ce que vous possédez. Pour Jérôme, rien n’a pu jusqu’à présent l’arracher à ces sirènes ; mais comme il m’a parlé, il y a bien longtemps, d’un projet de réforme qu’il fait consister à avoir une maîtresse entretenue, je ne serais pas surpris qu’il ne trouvât ma sœur digne de ce beau titre : mais je vous assure que je lui brûlerais la cervelle plutôt que d’y consentir. Je ne sais si c’est endurcissement dans le péché ; mais je crois qu’il ne m’en coûterait guère de l’envoyer rejoindre notre confrère Séraphin, dont il lui avait raconté la culbute dans la Garonne. Car il avait en elle la plus grande confiance, qu’elle méritait, étant devenue aussi discrète qu’elle l’était peu autrefois.
Durolet s’applaudissait de l’avoir formée au-delà de ses espérances. Il voyait aussi, avec le plus grand plaisir, croître son prétendu neveu qui avait la beauté de sa mère et l’esprit de son père. Fontaine l’aimait beaucoup et le destinait à en faire son associé, d’autant qu’il n’avait pas les honneurs de la paternité ; mais comme il était très vilain, il s’en consolait par l’idée de la dépense que les enfants occasionnent. Cependant le procureur-général ruminait toujours les moyens de plaire à Adélaïde. Elle était si gaie et si folle qu’il en aurait presque désespéré s’il n’eût lu autrefois, dans le tendre Ovide, l’aventure de Danaé. Mais comment Durolet y consentirait-il ? C’est ce qu’il ne pouvait se persuader, connaissant son caractère ; ou comment lui déroberait-il cette intrigue ? Cependant il en était plus épris que jamais, et ses inquiétudes le rendaient si malheureux, qu’il chercha à se dissiper en passant, avec des amis, quelques heures agréables. Il invita Durolet à être de la partie, en l’assurant qu’il n’y aurait point de femmes.
Il engagea donc M. du V., homme charmant, à qui on ne pouvait reprocher que d’avoir épousé la plus maussade femme de France et la plus laide ; Armant, ce comédien qui n’a pas été remplacé au théâtre, même par Préville ; Piron, à qui l’épigramme était si facile qu’il ne se doutait pas à quel point elle était piquante (car on pouvait dire de lui que son cœur était aussi bon que son esprit était mordant) ; Chassé, chanteur de l’Opéra, qui avait cru que ce n’était pas déroger pour un gentilhomme de représenter des Dieux et des Héros ; quelques autres tous aussi bons vivants. Le rendez-vous était chez le suisse du Pont-Tournant aux Tuileries. Jamais repas ne fut plus agréable ; on tint table longtemps ; et on s’observa cependant assez pour que la plupart de ceux qui y étaient pussent aller à différents rendez-vous qu’ils avaient dans l’après-midi : entre autres M. du V. aux vêpres de Saint-Roch ; car c’était un jour de Pâques, et alors un chef de famille ne s’en dispensait pas les jours solennels ; mais on se promit de se réunir tous encore un moment le soir. Armant, qui ne jouait pas ce jour-là, resta seul avec le père Jérôme qui envoya Durolet tenir sa place au chœur. Deux bouteilles de vin d’Arbois que l’on n’avait point décoiffées lui servirent de contenance, et, les coudes appuyés sur la table à demidesservie, ces bons apôtres faisaient des contes qui eussent fait rire Notre-Dame-de-sept-douleurs. Armant, qui s’en rappelait une partie, disait à mon grand-père qu’il était fâcheux qu’il n’y eut pas un auditoire plus nombreux pour un sermon aussi édifiant.
Cependant le vin d’Arbois, joint à celui que les deux prédicateurs avaient bu, ne leur laissait pas une raison très saine : ils outraient un peu la plaisanterie.
Armant s’était couché sur un lit qui était dans la salle où ils avaient dîné, et là il contrefaisait le moribond, et le père Jérôme l’assistait de ses pieuses exhortations.
— Mon révérend père, disait Armant, je suis un misérable pécheur. Au moment où M. du V. et le père Durolet rentraient, ils ne les virent point, tant ils étaient occupés de la farce qu’ils jouaient : de sorte que ceux-ci fermèrent la porte en dedans pour que personne n’entrât ; et se tenant dans l’obscurité, ils voulurent voir comment elle se terminerait. — Oui, disait Armant, je suis un misérable pécheur. — Je le crois, mon fils, reprenait le père, car vous n’avez certainement pas fait tout le mal que vous avez désiré. — Ah ! que vous connaissez bien le fond des cœurs, mon père, que de femmes charmantes ont enflammé mon imagination sans que j’ai pu obtenir d’elles un regard. — Donc ; comme vous le dites, vous n’êtes qu’un misérable pécheur. Si vous eussiez été un riche pécheur comme Salomon, vous en auriez eu huit cents à choisir sans compter celles qui, comme la reine de Saba, seraient venues de loin pour admirer votre sagesse. Mais, mon fils, tous ne sont pas destinés à de si hautes destinées. Mais au moins ne vous rappelez-vous pas quelques œuvres de miséricorde qui puissent vous servir de passeport pour la gloire éternelle ! — Pardonnez-moi, mon père, je me ressouviens que lors de la prise d’habit d’une pauvre petite personne que mon illustre parrain, lui qui est aussi un riche pécheur, avait enlevée à ses parents, qui coururent après, et lui ordonnèrent de quitter le monde qu’elle aimait, j’aperçus une vieille religieuse, au moins de soixante ans ; je me proposais de lui faire goûter une fois dans sa vie les délices de la volupté ; l’entreprise était hardie, et j’y parvins. — Ah ! mon fils, après une telle charité pour cette bonne vieille, je vous absous de toutes les espiègleries que vous avez pu faire aux jeunes ; et comme d’ailleurs elle aura sûrement été avant vous dans les demeures célestes, soyez, certain qu’elle vous y recevra.
Ils allaient en dire davantage ; mais M. du V. qui, malgré la vie voluptueuse qu’il menait, ne voulait point donner un mot à dire à sa revêche compagne, dont il tenait sa fortune, ne manquait jamais de l’aller rejoindre à neuf heures du soir, crut qu’il était temps de se retirer ; et ne voulant pas laisser le père Jérôme dans un cabaret où Armant aurait fort bien passé la nuit, il s’avança auprès du lit, et dit : — En voilà assez ; je crois, mon révérend, qu’il est temps de regagner votre Laure. — Bon ! vous nous écoutiez ? — Nous n’avons pas perdu un mot de la confession. — Vous en avez dû être bien édifiés. — Infiniment, mais lève-toi donc Armant. — J’y consens à condition que vous nous ferez venir des glaces et du marasquin. — Volontiers : au moment même les autres convives arrivèrent, on prit des glaces, on but des liqueurs, tant et si bien que le père Jérôme lorsqu’il fut question de se lever pour regagner son couvent, ne pouvait plus se soutenir. Monsieur du V. et Durolet furent obligés de le prendre chacun par un bras, et de le conduire par la terrasse des Feuillans où heureusement il n’y avait plus personne jusqu’à la petite porte, et de là dans sa chambre, où ils le déshabillèrent et le couchèrent comme un enfant.
— Je me rappelle confusément, ma sœur, d’avoir entendu parler de ce monsieur du V. : n’est-ce pas à lui qu’est arrivée cette histoire avec des filles d’Opéra ? — Mon dieu, lui-même. Sa très chère moitié était accouchée depuis quatre à cinq jours, et la croyant bien gisante, il avait engagé à souper des nymphes avec qui il était joyeusement à table, lorsque tout-à-coup il voit entrer dans la salle à manger madame du V. qui entendant des voix de femmes s’était élancée de son lit malgré les représentations de sa garde, et arrive dans le costume de son état. Qu’on s’imagine la figure de son mari et de ses belles convives en apercevant cette furie qui les accable tous d’injures, renverse la table, prend son époux par le bras, le force de le suivre, ou le menace de faire chasser les femmes perdues qu’il ose recevoir dans sa maison.
Monsieur du V., qui connaissait la violence de sa mégère, céda à l’orage, et se réserva à faire le lendemain ses excuses aux divinités de l’Opéra qui furent contraintes d’aller passer le reste de la soirée dans quelqu’autre maison où elles n’épargnèrent pas les sarcasmes contre cette femme dont on pouvait dire, comme Boileau disait de madame Tardieu :
Et sans s’enquérir d’où la laide venait.
Il sut ; c’était assez l’argent qu’on lui donnait. Mais comme je ne me suis pas proposé d’entrer dans le détail des mœurs de ce temps, excepté dans ce qui a rapport aux capucins ; je reprends mon récit au réveil du père Jérôme.
En vain il a cru que Bacchus aurait éteint dans son cœur les feux de l’amour, ils ne se trouvèrent que plus vifs ; et enfin las de la contrainte qu’il s’imposait, il résolut de déclarer sa passion à l’objet de ses vœux. Il va chez madame Fontaine et trouve les deux amies qui l’engagent à dîner. Fontaine était en tournée pour son commerce, Durolet avait un sermon d’apparat au Val-de-Grâce. Le vieux pécheur accepte avec joie et fait clairement les propositions qui consistaient en une pension de six mille livres, des bijoux, des robes, des dentelles, un fort beau mobilier. Madame Fontaine trouve que ces offres ne sont point à dédaigner... Adélaïde était accoutumée à la robe ; et quoique Séraphin fut plus jeune que le père Jérôme, celui-ci paraissait encore propre aux doux ébats, et Adélaïde qui s’y connaissait ne se défendait d’accepter ses propositions qu’autant qu’il convenait à une fille bien élevée. Le père Jérôme, enchanté, ne craignait plus pour l’exécution de ses projets que la présence du frère. Il se détermina, quoiqu’avec quelques regrets à écrire en sa faveur au général qui l’appela à Rome en qualité d’assistant.
Joséphine en eut une mortelle douleur, et lui jura une fidélité à toute épreuve. Il lui recommanda sa sœur en pleurant, et partit. Il n’était pas à Lyon, que le père Jérôme conduisit mademoiselle Durolet qui, depuis qu’elle était à Paris, l’appelait son oncle, dans un charmant appartement, rue de l’Arbre-sec, qui était meublé avec autant d’élégance que de recherche, lui paya un quartier d’avance de sa pension, déjeuna tête à tête avec elle, et lui promit de passer peu de jours sans venir jouir des charmes de sa société.
Joséphine perdant à la fois son amant et son amie, s’ennuyait à mourir ; elle chercha à se distraire, le chagrin étant contraire aux jolies femmes ; du moins d’après ce que j’ai entendu dire à une que j’ai beaucoup connue, et qui à soixante ans était encore belle ; et comme ma mère lui en témoignait sa surprise : — Cela n’est pas étonnant, disait-elle, je ne me suis jamais affectée de rien. À la mort de mon mari que j’aimais, je pris le parti des grandes douleurs, et je le pleurai pendant vingt-quatre heures que je passai dans mon lit sans boire ni manger. Ma femme de chambre que mon état inquiétait, m’apporta mon miroir. Dieu ! que vis-je ! j’avais les yeux gros et rouges, le teint brouillé ; enfin je me fis peur à moi-même ; et de ce moment je me promis bien de ne plus me livrer à une sensibilité destructive des attraits, qui sont le plus grand bien d’une femme. Joséphine qui apparemment pensait de même, ne se livra pas à des regrets qui n’auraient rien changé à sa situation.
Sans oublier Durolet qu’elle comptait bien reprendre à son retour, elle pensa qu’elle pouvait sans lui nuire, écouter les offres brillantes de Dolman qui, avant même le départ de Durolet, venait la voir assidument, au grand déplaisir du capucin qui en était très jaloux. Ce banquier avait quitté Rouen et s’était établi à Paris, soit pour être à portée des grandes affaires, soit que son goût pour madame Fontaine eut augmenté en raison des qualités aimables qu’elle acquérait, et de la résistance qu’elle opposait à ses désirs. Mais quand elle se vit seule, au moins pour quatre ans, elle réfléchit qu’elle serait bien dupe de refuser les hommages d’un homme très riche, et qui pouvait passer encore pour agréable. Elle n’avait pas à craindre que son mari le trouvât mauvais : n’avait-elle pas le père Jérôme qui lui avait l’obligation d’avoir déterminé son amie à accepter ses soins, et qui avait tout l’empire possible sur son pénitent ? Dolman lui fournissait des fonds dans son commerce et lui témoignait l’amitié la plus vive : pouvait-il avoir le désir de lui souffler sa femme ? Fontaine n’en eut pas seulement l’idée. Dolman lui conseilla d’acheter une maison à Boulogne, au lieu de celle qu’il ne faisait que louer à Passy, et il en trouva sous sa serviette le prix en billet de banque. Une si généreuse galanterie acheva de lui gagner le cœur de cet idiot de mari qui ne jurait plus que par Dolman.
Cependant il n’eut pas passé un été dans sa délicieuse maison, que tout le monde sut qu’il était de la grande confrérie. On ne le nommait plus que Jean-de-Boulogne ; et les enfants qui répètent ce que leurs parents disent, le suivaient en faisant retentir à ses oreilles cette épithète. Il en fut un peu choqué ; et la première fois qu’il vit le père Jérôme, il lui demanda ce qu’il pensait de cette plaisanterie. — Rien je vous jure. Ne vous appelez-vous pas Jean ? — Oui. — Eh bien ! qu’y a-t-il qui doive vous choquer ? Ces bonnes gens ont une si grande vénération pour vous, qu’ils vous regardent comme le seigneur du lieu, et vous appellent Jean-de-Boulogne comme on vous appelait Anne de Montmorenci. – Fontaine, extrêmement satisfait de cette explication, laissa les habitants de Boulogne rire à ses dépens, et n’en fut que plus attaché à son ami Dolman.
Cependant Durolet passait fort tristement son temps en Italie et ne pouvait se consoler d’être éloigné de sa chère Joséphine, et n’était pas sans inquiétude pour sa sœur. Il écrivit à l’une les lettres les plus affectueuses, sans cependant, d’après la loi qu’il s’était imposée, qu’elles pussent être entendues que comme l’expression de l’amitié, et celles à sa sœur ne respiraient que la morale la plus sévère. L’une et l’autre lui répondaient de manière à le tranquilliser et à ne point hâter son retour qu’elles craignaient autant l’une que l’autre ; car elles n’ignoraient pas l’aventure du pauvre Séraphin, que Séraphine avait fini par raconter à son amie : et qui leur causait de mortelles frayeurs. Mais le père Jérôme les rassurait en leur disant qu’il le saurait faire cardinal, pape si c’était nécessaire, plutôt que de consentir à son retour.
Les deux amies jouissaient du sort le plus agréable. Elle allaient aux fêtes, aux spectacles, étaient mises d’une manière fort brillante ; voyaient chez elles des hommes aimables, quelques femmes de réputation un peu suspecte, mais qui cependant conservaient les dehors de la vertu ; et sans la frayeur qu’elles avaient toutes deux du retour du père Durolet, rien n’aurait été comparable à leur félicité, d’autant qu’elles ne pensaient point à l’avenir et qu’elles croyaient qu’elles seraient toujours jeunes et jolies, et ne se faisaient aucune idée du sort d’une vieille femme galante.
Un jour qu’Adélaïde donnait à déjeuner à son amie et à Dolman, et que l’on attendait le père Jérôme, il n’arrivait pas. On prit le café, et on tint chaud celui du révérend qui ne vint qu’à onze heures. — Ah ! mon cher oncle, dit Adélaïde, qui a pu vous retenir si tard ? — Une aventure arrivée à un de mes confrères, si désagréable et en même temps si plaisante, que je ne puis m’empêcher de vous la raconter en vous demandant le secret. Ils le promirent. — Le marquis de Versy qui a une terre auprès de Saint-Germain, m’avait demandé il y a quelque temps un aumônier. Je choisis un père que je croyais fait pour donner bonne opinion de notre ordre, et dans les premiers mois il ne démentit pas ce que j’avais pensé de lui. Mais malheureusement pour sa pauvre cervelle, madame de Versy est fort jolie, et encore plus sage, quoiqu’elle ait le mari le plus fait par sa bêtise pour rendre une femme moins sévère. Le père Boniface risqua une déclaration que l’on ne fit pas semblant d’entendre : désespérant de faire partager ses transports, il chercha par son imagination à tromper les tourments de son cœur. Cependant, le marquis l’aimait autant que sa femme le prenait en haine, car le propre d’un sentiment qu’on ne partage pas, est de rendre odieux l’objet qui le ressent. Hier au soir, monsieur de Versy était à Paris ; monsieur le marquis de Ch. et monsieur de R ** arrivèrent au château. Madame de Versy qui était très liée avec leurs femmes, et qui rendait justice à l’agrément de leur esprit, les reçut avec d’autant plus de plaisir que c’était un moyen d’échapper à un tête-à-tête avec Boniface. Il était près de neuf heures du soir quand ces messieurs arrivèrent, et il faisait une pluie battante : pour attendre le souper on proposa un trictrac. Madame Versy était très forte, faisait la chouette à ces messieurs. Elle avait le dos tourné à la cheminée. Boniface se place derrière messieurs de Ch. et de R**., de manière à voir et être vu de celle qui trouble sa raison, et que ces hôtes ne puissent apercevoir ses actions. On avait à peine fait quelques cases que madame de Versy se lève ; renverse presque la table, et s’écrie en s’adressant aux joueurs qui croient qu’elle devient folle : — Chassez le capucin, chassez le capucin : À ces mots ils se retournent et voient le pauvre diable l’air tout décontenancé et cherchant à dissimuler le trouble de ses sens. En même temps la marquise tire le cordon de ses sonnettes de manière à les casser : ses gens arrivent, Boniface, qui n’a nulle présence d’esprit et qui se sentait coupable, balbutie des excuses qui ne font qu’irriter la belle offensée. Elle ordonne à ses valets de le prendre par les épaules et de le mettre à la porte. Il a beau représenter le temps qu’il fait, et demander de passer la nuit au château. Non, non, dit-elle, le feu du ciel tomberait dessus ; et malgré ses prières, ses supplications, il fallut que l’imbécile subît son arrêt. Il n’avait point soupé, pas un sol dans sa poche. Il ne trouve donc d’autre moyen que de marcher toute la nuit, et arriva au couvent à une heure du matin, et sans respect pour mon sommeil vint frapper à la porte. Je me lève, et je vois Boniface, pâle, défait, ses habits trempés, et chaque poil de sa barbe chargé d’un goutte de pluie. — D’où diable venez-vous ? — Du château de Versy. — Et qu’est-il donc arrivé pour vous forcer de vous mettre en marche par un temps aussi affreux, à cette heure, car il me semble, lui dis-je en me frottant les yeux, qu’il n’est guère plus d’une heure du matin ? — Pas davantage. Mais avant de vous rien conter, il faut que vous me fassiez donner à manger, car je meurs de faim. — J’ordonnai au frère portier de rallumer le feu, de donner au père Boniface mes pantoufles, ma robe de chambre, et de nous laisser ; puis, ouvrant une armoire, j’en tirai un débris de pâté, une bouteille de vin de Bordeaux, et du pain. Il dévorait, et il me fallut attendre que sa première rage fût apaisée avant d’en tirer un mot. Alors il me raconta, en pleurant comme un enfant, toute cette ridicule histoire. — Vous mériteriez bien, lui dis-je avec un visage sévère, que je vous punisse pour avoir compromis l’honneur de l’ordre ; mais l’indulgence fait la base de mon caractère, et j’aime mieux vous venger que de vous livrer à la rigueur de la règle. Monsieur de Versy est-il encore à Paris ? — Il ne doit en partir que ce matin à sept heures. Je vais lui écrire ; et je le fis en ces termes.
Billet du père Jérôme
à Monsieur le Marquis de Versy.
Ce 17 novembre 17..
« Monsieur le Marquis,
» C’est avec une profonde douleur que je vous préviens que le père Boniface ne peut plus continuer ses augustes fonctions dans votre château, où madame votre femme, est, selon toutes les apparences, ennuyée des discours de piété de mon confrère, qui, je l’avoue, a quelquefois un zèle indiscret. Elle a profité de l’instant où il était arrivé chez vous des personnes de Paris, pour faire à ce digne homme une scène si ridicule qu’il n’a pas cru convenable à la dignité de son état de passer une nuit dans une maison où il avait reçu un traitement aussi indigne. Ainsi, malgré l’intempérie de la saison, il est parti et est arrivé ici à une heure du matin, ses saints habits entièrement traversés par la pluie, sa barbe vénérable ruisselant l’eau, exténué de fatigue et de faim, étant parti avant souper. Enfin il y a tout lieu de craindre qu’ayant trouvé dans une si pauvre maison peu de moyens de se remettre d’un assaut si sensible, qu’il ne tombe malade et n’aille bientôt recevoir dans le ciel la récompense des humiliations auxquelles sont exposés les serviteurs de Dieu. D’après ces faits, monsieur le marquis, vous voudrez bien chercher un autre aumônier ; mais je vous avertis que ce ne sera point parmi mes confrères, que je préviendrai que, malgré votre haute piété, vous n’êtes pas le maître de les préserver de pareilles avanies ; ce qui n’empêche pas que je ne sois avec respect, M. le Marquis, votre, etc. »
— J’envoyai le père Boniface à l’infirmerie, en le chargeant de dire au frère quêteur de porter cette lettre à six heures du matin à l’hôtel de Versy, et je me recouchai, ne doutant pas qu’elle n’eût l’effet auquel je m’attendais.
Dès sept heures on vient m’avertir que monsieur le marquis de Versy m’attendait au parloir. — Ô ! mon révérend père, me dit-il en m’abordant les larmes aux yeux, est-il possible que ma femme se soit oubliée au point d’outrager un homme aussi respectable que le père Boniface ? — Rien de plus vrai, monsieur, et toute votre maison l’attestera. Mais à quoi bon ces explications ? c’est une chose faite. — Non non reprit le marquis, je ne prétends pas que cela se passe comme cela ! j’aime le père Boniface, je l’aime parce que je respecte sa vertu ; et je prétends le ramener à Versy, et lui faire faire toutes les réparations qui lui sont dues. — Renoncez à ce projet, monsieur, vous mettriez un sujet de discorde éternelle entre vous et madame la marquise. — Je m’en embarrasse bien. Et qu’est-ce qu’une femme en comparaison d’un si aussi saint personnage ? Non, il faut qu’il revienne avec moi, ou je ne remets plus le pied à Versy. — Mais, monsieur le marquis, songez-vous ? — Non, c’est un parti pris, que ceux qui ne le trouvent pas bon s’en aillent, s’il veulent ; mais je ne suis pas un benêt, un homme qu’on mène par le bout du nez : m’en trouvez-vous la mine ? — Monsieur je ne dis pas cela, Dieu m’en garde. Mais l’amour de la paix ? — Avant, mon révérend, l’amour de la justice. Le Père Boniface a été outragé, j’entends et je prétends qu’il soit rétabli dans tous ses droits. Mais où est-il ? — À l’infirmerie. — Pas assez malade pour n’être pas transporté ? — Je ne sais, mais il avait une fièvre terrible hier au soir, une soif que rien ne pouvait étancher. — J’en aurai soin comme de mon propre frère ; pourrais-je le voir ? — Je vais vous y conduire. Dès que le marquis l’aperçut, il courut se prosterner auprès du lit du saint homme, qui se hâta de le relever. — Ah ! laissez-moi expier la faute de celle qui porte mon nom ; mais à celui de la charité chrétienne qui brille dans toutes vos actions, ne me punissez pas, mon père, du crime de ma femme, et daignez revenir chez moi. — Ah ! monsieur, que me demandez-vous ? si vous saviez comme elle m’a traité ; comme elle m’a livré à la risée de ses valets. Non, monsieur, il n’y aurait qu’un ordre du révérend père procureur général de l’ordre, qui pourrait me décider à une démarche qui répugne autant à l’amour-propre. — Ah ! s’il est besoin que vous fassiez par obéissance ce que je sollicitais au nom de l’amitié, j’espère que le révérend père Jérôme ne me refusera pas, ou je sens que j’en mourrai de douleur. En disant cela il sanglotait, me prenait, les mains : alors paraissant touché de grandes marques d’affection. — Allons, mon frère, il faut vaincre votre répugnance naturelle à l’homme pour pardonner, et je vous ordonne d’accompagner monsieur le marquis, si votre santé vous le permet. — C’est à une condition qu’il n’y aura aucune explication, et que quelque chose que madame de Versy vous dise vous ne répondiez pas : et que vous monsieur le marquis, vous ne mettrez pas d’humeur contre elle, et ne traiterez que de plaisanterie tout ce qu’elle pourra vous dire ; car Dieu sait jusqu’où va la malice des femmes pour se justifier. — Et surtout de la mienne. Je vous promets qu’il n’y aura pas un mot plus haut que l’autre — Sans cette condition, monsieur, je ne serais pas sans inquiétude sur le scandale que cette affaire pourrait causer. — Il n’y en aura point, je vous jure ; et pour que vous en soyez plus certain, dès que nous serons arrivés je vous dépêcherai un courrier, et le père Boniface vous écrira lui-même comme tout se sera passé. — Allons mon respectable père, levez-vous et partons — Je suis encore bien faible. — Ma voiture est douce comme un bateau. – J’emmenai le marquis dans ma chambre où je lui offris un déjeuner frugal ; il me dit qu’il avait pris son chocolat avant de venir, mais qu’il allait en envoyer chercher une tasse pour ce pauvre père Boniface : cela lui fera du bien. — Je le crois, lui dis-je. Ce n’est pas dans des maisons qui comme les nôtres, vivent de la charité des fidèles qu’on peut se permettre de semblables superfluités. Mais si vous lui faites cette aumône, il doit la recevoir avec reconnaissance et humilité. — N’en prendriez-vous pas une aussi, mon révérend père ? — Je vous rends grâce, je ne pourrais déjeuner à présent, les fonctions que j’exerce ne me le permettent pas : d’ailleurs, je me porte bien, et cet argent pourrait être employé aux besoins de nos frères. — Je n’insiste pas sur la première de vos raisons, qui est sans réplique ; pour la seconde, l’un n’aurait pas empêché l’autre, dit-il en mettant un double louis sur la table : c’est pour prier Dieu pour la conversion de madame la marquise. – Je pris les deux louis. Je pense, ma chère Adélaïde, qu’ils pourraient être mieux employés. Enfin Boniface restauré de la tasse de chocolat est monté dans la voiture du marquis.
Il était temps qu’ils partissent, car je ne pouvais tenir de rire de la simplicité de ce bon homme, et puis j’étais pressé d’apprendre des nouvelles de leur arrivée. Elles n’ont pas tardé. Voici la lettre du père Boniface au père Jérôme.
De Versy, le 18 novembre 17..
« Mon très révérend père,
» Que d’obligations ne vous ai-je pas ! me voilà réintégré plus que jamais dans le château. Vous ne pouvez vous faire idée de la mine de la marquise quand nous sommes arrivés. Elle a voulu commencer par se plaindre : son mari lui a imposé silence, lui a dit que j’avais promis de lui pardonner ses indignes procédés avec moi, que c’était tout ce qu’on pouvait obtenir de ma charité ; mais qu’elle songeât à ne me pas faire de nouvelle insulte. Elle a dit qu’elle ne voulait pas rester avec moi ; il lui a répondu qu’elle en était la maîtresse, que les chemins étaient libres, qu’elle pouvait s’en aller ; mais que je resterais ; elle a haussé les épaules, s’est enfermée dans sa chambre. Le bon marquis m’a conduit dans la mienne, où il a exigé que je me misse dans mon lit, et m’a apporté lui-même un bouillon. C’est dans ce lieu de repos que je vous écris, mon très révérend père, avec tous le respect et la soumission, etc. »
Vous voyez qu’il n’y a que manière de tirer parti des plus mauvaises situations. On loua l’esprit du père Jérôme. On rit beaucoup de la simplicité du marquis, et l’on alla manger ses deux louis à Saint-Cloud, où, au lieu de prier pour la marquise, on but à sa santé.
Tout prospérait à notre quatuor ; ils oubliaient dans la chaîne des plaisirs dont leur vie était semée, les devoirs qu’ils violaient impunément. On avait jusqu’à présent empêché Fontaine d’écrire à son ami. On se chargeait de répondre à toutes les lettres qu’il lui écrivait, ce qui commença à élever quelques doutes dans son esprit ; et saisissant l’occasion d’un marchand vénitien qui allait à Paris, il lui confia ses inquiétudes pour sa sœur, et le supplia de se présenter chez madame Fontaine, et de lui écrire avec la plus grande exactitude tout ce qu’il verrait dans la maison, sans parler en aucune manière de lui, afin qu’on ne se doutât pas qu’ils avaient aucun rapport ; qu’il pourrait même dire à ses dames qu’il avait entièrement quitté son pays pour se fixer en France ; que surtout il ne précipitât pas son jugement, et qu’il se donnât le temps de bien observer : qu’en récompense du service qu’il lui rendrait, il lui promettait la protection du cardinal de ** avec lequel il était très lié.
En effet notre capucin avait su se concilier l’amitié de tous les honnêtes gens de Rome. Son éloquence, la gravité de ses mœurs, le faisaient regarder comme un homme du plus grand mérite. Mais il était surtout reçu avec la plus grande considération chez le cardinal de **, dont la nièce avait su apprécier l’homme du cabinet noir ; mais si c’était avec une extrême discrétion que personne au monde ne s’en doutait. Quoiqu’elle fut très aimable, elle n’effaçait pas dans son souvenir sa chère Joséphine, et sa jalousie n’en était pas moins active ; en vain, elle cherchait à en suspendre les effets par ses lettres passionnées, il ne pouvait croire qu’une femme si avide de plaisirs, et qui en trouvait si peu avec son mari, pût lui rester fidèle ; d’ailleurs, comment Fontaine ne lui répondait-il pas ? Enfin il craignait et pour ses amours et pour sa sœur, et attendait avec une impatience extrême une lettre de Thomassini. – Celui-ci arriva a Paris, et alla se loger à l’hôtel du soleil d’Or, attenant les écuries du roi, où Durolet lui avait dit que Fontaine demeurait. Il s’informa s’il n’y avait point de marchand avec qui il pourrait échanger des marchandises de Venise contre d’autres. L’hôtesse lui indiqua sur-le-champ l’ami Fontaine et lui proposa de le conduire chez lui. C’était bien ce qu’il demandait : ainsi dès le lendemain matin il y alla. — Signor, lui dit-il, on m’a vanté votre probité, et sono venuto per traiter avec vous d’affaire de commerce, che serano ben avantageuses. — Volontiers, dit Fontaine, dès que c’est madame Martin qui vous amène, je prendrai toute confiance. — D’ailleurs, signor, vous ne risquerez rien, puisque je vous donnerai des marchandises per valor di questa que je vous donnerai. — Rien de plus juste ; et ils se disputaient à qui ferait mieux valoir ce qu’ils avaient à vendre, de manière à se tromper le plus honnêtement possible.
Mais ce n’est pas le but de la visite de Thomassini, il voulait entrer en connaissance plus intime. Il avait l’esprit et la finesse de son pays, et il n’en aurait pas fallu tant pour savoir tout ce qu’il voulait apprendre du très confiant Fontaine. — Il signor est-il marié ? — Ah ! mon dieu, monsieur, il y a bientôt sept ans, à la plus belle, la plus vertueuse, la plus entendue des femmes : elle seule me vaut la moitié de ma fortune. Quand je l’ai épousée, elle ne savait pas grand chose ; mais j’avais un ami. — Est-ce que vous l’avez perdu ? — Pas tout à fait, monsieur, mais il est absent depuis trois ans ; et tenez, vous le connaissez, car il est en Italie à présent. — C’est possible, signor. — Il s’appelle Durolet, c’est un capucin d’un mérite distingué, d’une science ; il n’y en a pas deux comme lui — Je ne le connais pas. — Il est cependant à Rome. — C’est à près de cent lieues de mon pays, car sono della Venitia. — Cela ne fait rien et n’empêche pas que c’est lui qui a formé ma femme, et en a fait une dame d’esprit. Au moins, oh, il faut que je vous fasse faire connaissance avec elle et mon ami Dolman, et qui est mon associé et qui aime ma femme comme la sienne ; mais je n’en suis pas jaloux. Quelques méchants, car il y a bien des gens qui se mêlent de ce qu’ils n’ont que faire, sont venus pour me mettre martel en tête : moi qui suis la franchise même, je m’en suis tout bonnement expliqué avec elle. Ah ! si vous aviez vu avec quelle tendresse elle m’a répondu ! ô comme elle s’est jetée à mon cou ! comme elle m’a dit, mon cher petit ami, pourriez-vous croire que je voulusse vous tromper ? Elle pleurait en disant cela, et moi qui suis la sensibilité même, je pleure encore quand j’y pense ; depuis ce moment j’ai été bien tranquille. — Lo credo, signor. — Credo, cela veut dire je crois ? — Si signor. — Voyez, j’entends l’Italien. — Oh, vous devez entendre tout ce que vous voulez. — Cela est vrai, j’ai assez de facilité, on me l’a toujours dit quand j’étais au collège avec mon ami Durolet ; et c’est bien dommage que je n’aie été qu’en seconde, car j’aurais pu me faire avocat. — Ah ! le commerce, signor, est piu lucratif. — J’en conviens, et, grâce aux fonds de mon ami Dolman, et à l’intelligence de ma femme, je suis très à mon aise. Je vous mènerai à notre maison de Boulogne, vous verrez comme elle a bonne tournure. Pourquoi n’y viendriez-vous pas aujourd’hui dîner ? — Ringratio. — Qu’est-ce que vous dites, viendrez-vous ? — Si signor. — Ça veut dire oui ?… — Si. — Eh bien ! mon ami Dolman m’envoie sa voiture à midi, vous n’avez qu’à venir. Nous irons prendre mademoiselle Adélaïde, qui est une fille charmante, la sœur de mon bon ami Durolet, et la nièce du révérend père Jérôme, procureur-général de tous les capucins. Elle demeurait avec ma femme, mais son cher oncle lui a donné un bel appartement dans la rue de l’Arbre-sec, où elle est meublée comme une princesse. Oh ! il l’aime comme sa fille. C’est un bien digne homme que ce père Jérôme ! C’est à lui que je dois d’avoir fait si bon ménage avec ma femme. Il m’a donné une règle de vie pour passer saintement ses jours dans le mariage, dont je ne me suis point écarté. Ah ! je vous ferai lire cela quelque jour, et vous verrez toutes les obligations que j’ai à cet ordre. Mais allez vous habiller, car nos dames aiment qu’on soit propre ; et je vous attends à midi.
Cette seule visite aurait suffi à Thomassini pour savoir ce que l’on devait penser de madame Fontaine. Mais comme son ami lui avait recommandé de ne point précipiter son jugement, et que d’ailleurs il ne savait encore rien de positif pour Adélaïde ; qui était, à ce qu’il croyait, le plus grand objet de la sollicitude du révérend père, il fallait qu’il la vît avant d’écrire. Si c’est, pensait-il en lui-même, son oncle qui la met sur un si bon pied, il n’y avait rien à dire. Thomassini n’ignorait pas qu’un procureur-général était fort à son aise. Il s’habille donc et vient rejoindre Fontaine, pour aller chercher Adélaïde à qui notre bon mari (Molière l’appellerait autrement, mais les oreilles ont gagné en chasteté ce que les mœurs ont perdu), le présente comme un presque compatriote de son frère. À ce mot, Adélaïde devient toute tremblante. — Monsieur connaît mon frère ? — No, signora, no lo cognosce. Mais j’ai grand plaisir à faire la cognocenza della sua sorella. — Retournez-vous en Italie — Non, je suis venuto per m’établir en Franchèse. Cette assurance la remit ; on n’attendait plus que le père Jérôme, qui ne tarda pas. On parla en chemin de Durolet, que Thomassini appelait le neveu du père Jérôme, puisqu’il était celui de sa sœur. — Mon oncle n’est pas celui de mon frère, nous ne sommes pas du même lit. C’était ce que l’on avait fait accroire à Fontaine, lorsqu’Adélaïde était venue à Paris, afin qu’il la reçut plus volontiers chez lui. Ainsi, rien jusque-là ne pouvait donner à Thomassini mauvaise opinion d’elle. Madame Fontaine le reçut très bien : elle était dans un petit cabinet charmant qui donnait sur le jardin, assise sur un sopha avec son bon ami Dolman qui se leva à peine.
Thomassini ne fut pas longtemps à démêler dans leurs regards cette intelligence qui décèle les amants heureux. Dolman avait peu l’habitude de se contraindre, la bonhommie de Fontaine ne leur en faisait pas une loi. On servit, et la conversation fut gaie sans être libre. Le père Jérôme y but un peu plus que de raison ; et ne pensant pas qu’un italien pouvait être un espion de Durolet, mena sans autre précaution, Adélaïde dans un bosquet de lilas et de chèvrefeuilles, qui tenait à la salle à manger. Thomassini les y suivit, et se convainquit, par ses propres yeux, que l’oncle aimait sa nièce à la folie. Rentré chez lui, il écrivit à Durolet.
Voici sa lettre que mon grand-père avait traduite.
Paris, le 15 mai 17..
« Ô ! trois fois malheureux, mon révérend père, celui qui se confie à la vertu d’une femme. Votre sœur, mon cher ami, est une… (mon grand-père ne traduisit pas l’épithète, qui n’aurait pas en français les grâces italiennes). Le père Jérôme, son oncle, qui n’est pas le vôtre, le plus grand vaurien que je connaisse, malgré sa barbe grise et sa mine austère ; Fontaine un nigaud, à qui sa femme fait voir des étoiles en plein midi, avec son ami Dolman qui est, dit-il, son associé : je le crois et pour plus d’une affaire ; car il n’est pas douteux qu’il est du dernier bien avec cette belle femme. J’arrive dans une maison de campagne qu’ils ont achetée à Boulogne, où tout respire l’abondance et le plaisir. Elle est mise de la dernière élégance, servie par les gens de Dolman, qui paraît fort riche. Son carrosse est à ses ordres et à celui de son benêt de mari. Nous nous en sommes servis pour aller dîner à la campagne, et nous avons été prendre votre sœur dans un charmant appartement, rue de l’Arbre-sec, que le bon oncle a meublé en damas cramoisi, avec des baguettes dorées ; son portrait, peint par Latour, est dans le salon, et le vôtre dans l’antichambre. Jusque-là, s’il est vrai qu’il est son oncle, il n’y a rien à dire, mais ce que je vous écris avec regret et seulement parce que vous m’avez fait donner ma parole de ne rien vous cacher, c’est que le père Jérôme qui avait bu un peu plus que de raison l’a engagée à faire un tour de promenade. Je les ai suivis. Les voyant entrer dans un cabinet de verdure, je suis resté derrière la charmille, et je vous jure que jamais oncle ne donna de plus grandes preuves de tendresse à sa nièce. Choqué de voir une aussi gentille colombe dans les serres d’un pareil épervier, je me suis retiré, en plaignant le sort de la sœur de mon meilleur ami qui ne devait pas, connaissant la fragilité de l’humaine nature, la confier à un moine et à une femme galante. Mais enfin, la faute en est faite, il ne faut plus que la réparer. Je compte, mon cher ami, vous rejoindre d’ici à quelques semaines, ayant fait d’assez bonnes affaires avec Fontaine, pour presser mon retour. Je suis fâché d’avoir d’aussi mauvaises nouvelles à vous apprendre ; mais vous les recevrez comme venant d’un ami, qui vous gardera le plus grand secret, et est avec les, etc. »
Rien n’est comparable à la colère et au désespoir que Durolet éprouva en recevant cette lettre. Il jure vengeance contre son infidèle et de faire payer chèrement au père Jérôme, ce vieux moine, sa conduite avec sa sœur ; et prétextant l’état de sa santé que ces nouvelles avaient en effet rendue très mauvais, il obtint du général de repasser en France pour reprendre son air natal. Il rencontra Thomassini à Lyon, qui lui confirma tout ce qu’il lui avait écrit, et y ajouta des détails qui ne lui laissèrent aucun doute de la perfidie de sa maîtresse. Arrivé à Paris, il entre dans la chambre du père Jérôme, au moment où il s’y attendait le moins ; et fermant les portes aux verrous il lui pose un pistolet sur le front. L’autre, étourdi de cette action, veut crier au secours. — Si vous dites un mot, lui dit-il, vous êtes mort. J’irai à l’échafaud ; mais au moins j’aurai purgé la terre d’un scélérat. — Que voulez-vous donc ? — Ce que je veux, je vais te l’apprendre. Tu as déshonoré ma sœur, ou plutôt tu as empêché que les mesures que j’avais prises pour réparer son honneur déjà flétri par un moine, ne pût se réparer par un mariage honnête. Mais l’argent peut tout. Compte moi tout à l’heure soixante mille livres pour sa dot. Ne crois pas cependant que je regarde cet argent comme le prix de son infamie, mais parce que je ne puis la marier qu’avec cette somme. — Je ne demande pas mieux, qu’à cela ne tienne ; et tirant de son secrétaire vingt mille écus en traites sur les meilleures maisons de l’Europe, il les remit à son terrible confrère. — Ce n’est pas tout, ajouta-t-il, je ne prétends point que ma sœur croupisse dans le désordre : ainsi, sans que vous la voyez une seule fois, partez pour Rome, où voici l’ordre du général, qui vous appelle à ma place. Vous ne me l’aviez fait obtenir que pour vous livrer à vos infâmes projets sur ma sœur ; et moi je l’ai demandé pour vous, afin de la tirer de vos griffes. — Mais pensez donc. — Voulez-vous répliquer, en lui montrant toujours la raison du plus fort ; cela sera bientôt fait : partez pour votre sûreté temporelle, et tâchez d’en tirer parti pour votre réconciliation avec celui qui vous demandera compte de vos dérèglements. Un moine vieux et capable d’une semblable conduite est odieux à la terre et au ciel. — Est-il possible, mon cher Durolet, que vous me traitiez avec une semblable rigueur ? mais pensez donc que je puis vous perdre. — Je vous en défie, je n’ai jamais donné prise sur moi ; et si je disais un mot à la police, si je prouvais, comme il m’est très facile, qu’Adélaïde n’est point votre nièce, je vous ferais pourrir dans un cul de basse fosse. – Le père Jérôme vit bien qu’il n’y avait pas à balancer. Il assembla le chapitre, lut l’obédience du général, qui le nommait assistant à Rome, et Durolet procureur-général à sa place, et partit, dès le soir, par la diligence de Lyon. Son confrère, sous prétexte de lui rendre les soins de l’amitié, ne le quitta point qu’il ne fût en voiture.
— Votre père Durolet, ma chère sœur, ne badinait pas, mais il me semble qu’il voyait la paille dans l’œil du père Jérôme et n’apercevait pas la poutre qui était dans le sien, car enfin il ne valait pas mieux que lui. — J’en conviens ; mais il était juge et partie, et alors la balance ne peut être égale. Ayant fait partir l’amant suranné de sa sœur, il ne lui restait plus qu’à la marier et à punir Joséphine ; mais il crut devoir dissimuler ses projets, et donner pendant quelque temps à ses aimables friponnes le plaisir de croire qu’elles le trompaient facilement. Le séjour qu’il avait fait en Italie avait ajouté à la passion de la vengeance qui existait dans son cœur, le raffinement et la patience qu’ont les peuples qui l’habitent, pour punir les offenses qu’on leur fait.
S’étant donc composé le visage, il arrive chez Joséphine, qui fit un cri en l’apercevant. — Pardon, ma charmante, lui dit-il de vous surprendre ; mais je voulais jouir du premier moment de joie que vous causerait mon retour. Après trois ans d’absence je vous retrouve embellie et toujours plus tendre, et notre enfant ? — Monsieur Fontaine l’a mis au collège, où il fait les plus grands progrès. Il est charmant, et sa tendresse m’a seule fait supporter ton absence. — Ah ! j’en suis bien persuadé, ma douce amie ; mais où est ma sœur ? — À Boulogne, reprit-elle avec une présence d’esprit dont il ne l’aurait pas cru capable. — À Boulogne ! vous voulez dire à Passy ? — Non, mon ami : est-ce que je ne vous ai pas mandé que monsieur Fontaine avait acheté une maison dans ce village ? — Non, vous ne m’en avez rien écrit. — Oh ! c’est une lettre qui se sera perdue, car je suis sûre de vous l’avoir marqué. — Cela est possible ; et ma sœur y est ? — Oui, mon ami, et nous devons aller y dîner aujourd’hui. Sûrement vous serez des nôtres, et je ne vous laisse pas retourner au couvent avant huit jours. — Cette contrainte est bien douce. — Avez-vous vu monsieur Fontaine ? — Non, pas encore, vous savez bien que ce n’est pas lui que je cherche le premier. Cependant dites-moi s’il se conduit bien. — Pas mal depuis que ses affaires ont prospéré, par son association avec monsieur Dolman. — Ah ! il est associé avec monsieur Dolman. — Oui, c’est un fort galant homme et fort riche. — C’est un très bon parti que vous avez pris là, je vous en félicite.
Fontaine, qui sut que son ami était de retour, vint avec empressement s’informer de l’état de sa santé et lui faire cent questions sur son voyage ; car le propre des esprits bornés est de questionner sans cesse, pour remplir le vide des idées qu’ils éprouvent sans jamais y réussir ; leur cerveau, composé d’une matière lisse et dure, laisse couler tout ce qu’on y répand. Ce n’était point ce qu’il demandait à Durolet qui inquiétait madame Fontaine, c’était ce qu’il pourrait lui dire touchant sa sœur, dont elle était en peine ; et elle cherchait l’occasion de lui parler un moment sans Durolet, et de pouvoir faire prévenir son amie de se rendre à Boulogne. L’amant disgracié jouissait de son embarras, qui commençait la punition qu’il lui réservait ; mais cependant il ne voulait point presser la catastrophe, il donnait le temps à son ingrate de dresser ses batteries, et, prétextant qu’il avait une lettre à écrire, pour qu’on ne fût pas inquiet de lui, il passa dans le cabinet de Fontaine. — Dites au père Jérôme de venir nous joindre, lui cria-t-il quand il sortit ; et comme il ne répondit point, Fontaine pensa qu’il n’y manquerait pas, par la règle : qui ne dit mot consent.
Dès que madame Fontaine fut seule avec son mari, elle lui dit : — Je vous crois discret, monsieur Fontaine. — Madame, je me suis toujours vanté de l’être. — Eh bien ! donnez-m’en la preuve en ne parlant point à votre ami que sa sœur nous ait quittés, pour aller dans la rue de l’Arbre-sec. Il me paraît qu’elle ne lui en a rien écrit. — Vous croyez ? — Ah ! j’en suis sûre, car il est venu la chercher ici. Je lui ai dit qu’elle était à Boulogne, et je vais lui écrire de s’y rendre. — Et pourquoi ne pas lui dire ? — Mon Dieu, vous savez comment est votre ami. Il a des principes sévères. Il se mettrait tout plein de choses dans la tête, qui ne seraient pas vraies : car il n’y a rien de si sage qu’Adélaïde. — Ô ! cela est certain, jamais je n’ai trouvé elle chez que son oncle. Mais je vous promets de ne lui rien dire. Joséphine fut prévenir Adélaïde de se rendre à la campagne, et lui conseilla de ne point parler de son changement de domicile. Tranquille sur le sort de son amie elle s’inquiétait un peu sur le sien ; car elle allait se trouver entre deux hommes jaloux de leurs droits et plus difficiles à tromper que Jean Fontaine. Mais, elle se flattait, cependant, qu’avec le secours du père Jérôme, elle s’en tirerait.
Quand le père Durolet eut fini d’écrire il rentra, et demanda s’il ne fallait pas penser à envoyer chercher une voiture. — Nous avons, reprit Fontaine, celle de mon ami Dolman, dont nous nous servons comme si elle était à nous. — Ah ! c’est différent. — Mais, n’attendons-nous pas le père Jérôme. — Le père Jérôme ! est-ce que vous ne savez pas ?... — Quoi ?… — Qu’il est allé me remplacer à Rome. Il ne vous a pas vu avant son départ ? — Non vraiment, dit Fontaine. — Il aura craint des adieux trop tendres, avec sa nièce et son cher ami. J’ai bien cru que vous le saviez. Je ne l’ai vu qu’un moment à Vitry, où nos voitures se sont croisées, et il m’a remis l’obédience du général, qui me donnait sa dignité à Paris, en échange de la mienne qu’il va prendre à Rome. — Quoi ! mon cher, reprit Joséphine ; vous êtes procureur ? — Oui, madame. — Mais c’est une excellente place ! — C’est selon, madame : pour moi elle ne sera pas très fatigante car je ne compte point m’approprier comme font certains des nôtres, les bénéfices qui appartiennent de droit à la maison. Je conserverai, comme je l’ai déjà fait, le produit de mes sermons, qui est plus que suffisant pour vivre d’une manière agréable, dans mon état. — Le père Jérôme, dit Fontaine, ne faisait pas comme vous, et je crois qu’il avait raison, car c’est être dupe que de ne pas garder une poire pour la soif : on ne sait ce qui peut arriver. — Et que voulez-vous qu’il arrive ? ne sommes-nous pas assurés de finir nos jours dans nos maisons ? — Oui assurés ; mais, enfin, l’argent est toujours bon à quelque chose. C’est ainsi qu’un homme d’un génie étroit, par la méfiance qui est naturelle à ses semblables, prévoyait que ces établissements qui étaient regardés par les mêmes individus qui en faisaient partie, comme immortels, pouvaient finir. S’il y avait eu beaucoup de Jean Fontaine parmi les moines, au moment où les ordres ont été supprimés, la République eût peu gagné à leur destruction ; mais beaucoup, au contraire, pensaient comme Durolet, que rien n’ébranlerait ces édifices affermis par le temps.
Tandis qu’ils discutaient, Joséphine pensait au chagrin qu’aurait Adélaïde du départ du père Jérôme ; non qu’elle crût qu’elle l’aimât : quel est l’amant de cet âge qui peut se flatter de plaire ? Mais elle savait qu’elle était d’habitude, et puis six mille livres de rente de moins, font une grande différence. Mais elle n’en fut que plus charmée de l’avoir prévenue de ne point parler de son logement, puisque de toute manière il aurait fallu qu’elle le quittât. La voiture de Dolman arrive, on part. Durolet aurait bien volontiers envoyé au diable, les chevaux, le cocher, et plus encore, le maître ; mais, il était déterminé à dissimuler. On arrive : Adélaïde qui ne devait pas être censée prévenue, aussitôt qu’elle avait reçu le billet de son amie, était montée en voiture, et arrivée à Boulogne, elle s’était enfermée dans sa chambre. Joséphine ne fait qu’un saut pour l’y venir joindre, et lui dit en une minute tout ce qu’elle a appris, l’engage à payer d’effronterie pour que son frère ne s’aperçoive de rien, et l’amène. Celle-ci joue l’étonnement, la joie, se jette dans les bras de son frère, qui, plus profondément dissimulé qu’elle, semble pénétré du plaisir de la revoir. On parle du départ du cher oncle, mais sans en paraître désolée. On croit même que cela pourra mener très loin ; qu’il sera peut-être général à la mort de celui-ci qui est vieux et infirme. On fait alors le projet d’aller à Rome gagner les indulgences. Enfin, tout va le mieux du monde. Dolman ne dînait pas ce jour-là à Boulogne ; et, pour qui n’aurait pas su le dessous des cartes, on aurait cru qu’il n’y avait rien de changé du moment où Durolet partit pour Rome, et lui-même y aurait été trompé sans son ami Thomassini. Cependant le procureur-général faisant valoir ses grandes occupations, résiste aux tendres instances que l’on lui fait de passer la nuit à Boulogne, et plus madame Fontaine voyait qu’il refusait, plus elle le pressait. Mais rien n’est capable de le faire manquer, dit-il, à ses devoirs, et dorénavant il ne se permettra point de découcher une seule nuit. — Nous vous verrons demain ? — Je ferai mon possible ; mais je ne vous le promets point. – Joséphine était étonnée de lui voir si peu d’empressement. — Je crois, dit-elle, à Adélaïde, quand elles furent seules, qu’il est revenu dévot. — C’est de bonne heure ! Et cet autre original qui part sans dire gare, sans m’écrire un mot. Ah ! que les hommes sont de sots animaux ! Pour vous, ma petite, vous avez bien de quoi vous consoler de sa froideur : Dolman est aimable, généreux. — Je vous dirai en confidence, interrompit Joséphine, que votre frère me plaît toujours davantage. Voilà ce que c’est que le premier engagement. — C’est comme mon pauvre Séraphin, je m’en souviens sans cesse, et j’avoue que j’ai bien de la peine à pardonner à mon frère de l’avoir laissé tomber dans la Garonne. Enfin, me voilà veuve pour la seconde fois sans avoir été mariée. — Il faut passer à de troisièmes noces ; et vous le trouverez facilement. — Mais, si mon frère est encore plus sévère qu’avant son départ, il n’y aura plus moyen — Bah ! nous, trouverons bien celui qu’il n’en sache rien, et toute réflexion faite, je suis fort aise pour vous que le père Jérôme soit parti, car vous êtes faite pour un amant plus jeune et plus aimable. – Durolet avait senti renouveler toute sa passion pour Joséphine, sans que sa colère en fût diminuée. Il semblait au contraire qu’elle s’enflammait par sa passion même. Quoi ! disait-il, cette femme qui était simple jusqu’à la bêtise, est devenue assez rusée pour me jouer un semblable tour, pour le soutenir avec tant d’audace ; et je ne l’en ferai pas repentir ! Non, non, plus de faiblesse pour un sexe perfide par nature ! qu’elle pleure tout à la fois et ses premières erreurs dont je fus l’objet et sa trahison envers moi. Qui sait, si dès le temps où je me croyais sûr de son cœur, elle ne partageait pas déjà ses faveurs entre moi et ce Dolman : si ce n’a pas été de concert avec l’infâme Jérôme, qu’ils m’ont fait partir pour Rome ? Mais je suis, grâce à mon bon destin, revenu, et ils apprendront ce que c’est que d’offenser un moine. Mais, avant de satisfaire mes justes ressentiments, il faut penser à marier ma sœur ! car plus elle restera avec Joséphine, plus il y a craindre qu’elle ne s’affiche de manière à ne pouvoir plus employer, pour elle, le vernis salutaire qui répare toutes les sottises des filles. Cependant, je voudrais qu’elle pût faire un bon mariage, et que son mari ne s’aperçût pas de ses premières fautes. Tous les hommes ne sont pas aussi imbéciles, sur ce fait, que Fontaine, et tous ne croiraient pas être le premier vainqueur de celle qui a donné la vie à un homme de son espèce. Mais j’y pense, il y a quelqu’un qui fera bien mon affaire ; d’autant plus qu’il est beau, grand, bien fait, d’un esprit agréable, des talents : ah ! ce sera très plaisant. Amusons-nous toujours de cette espièglerie en attendant mieux.
Occupé de cette idée il va le lendemain chez madame Moreau, qui est comblée du bonheur de le voir ; mais qui faisant de saintes réflexions, avait employé son absence à arracher de son cœur la passion innocente qu’elle avait pour lui, et devenue pieuse, au lieu d’être dévote, avait rapporté au créateur le sentiment qu’elle avait pour la créature. Mais, elle conservait à Durolet la plus sincère amitié, et beaucoup de reconnaissance d’avoir sauvé sa fille. Elle ne put cependant s’empêcher de déplorer avec lui (car les gens de Dieu s’affligent de tout) l’excès de légèreté dont elle était devenue. — Ce n’est que fêtes, que plaisirs, que bals. Ah ! quelle vie pour une femme chrétienne. — Elle est jeune, répondit le père, elle en reviendra, madame, elle en reviendra ; mais, je vous avoue que je crains qu’elle n’entraîne ma sœur trop loin, et que cette dissipation ne l’empêche de se marier. J’avais pensé pour elle à quelqu’un que j’ai vu deux ou trois fois chez vous : monsieur Dutailli, le voyez-vous encore ? — Oui, assez souvent. — Ma sœur le connaît-elle ? — Non, ma fille et elle ne se quittent pas, et la première vient si rarement chez moi, qu’elles ne l’ont point rencontré. Je voudrais qu’ils pussent se voir, parce que je crois qu’il lui plaira ; et si cela pouvait être, il serait possible de les marier, d’autant qu’Adélaïde a soixante mille francs de dot : monsieur Dutailli pourrait acheter une charge, et ils vivraient honorablement. — Certainement, reprit madame Moreau, d’autant que c’est un honnête homme, de mœurs irréprochables : avec une figure comme la sienne on ne lui connaît pas la plus légère intrigue. — C’est ce qu’on m’a dit. Rendez-moi le service, madame, de l’engager à dîner avec ma sœur, votre fille et son mari, comme pour célébrer mon retour. — Je le veux bien ; mais à condition que monsieur Dolman n’en sera pas : c’est un homme que je déteste, c’est lui qui a rendu ma fille petite maîtresse : ses assiduités auprès d’elle lui font beaucoup de tort. — Vous n’avez qu’à ne point parler de lui dans votre invitation, il a trop d’usage du monde pour venir malgré vous. Il fut convenu que lorsque madame Moreau serait assurée du jour où monsieur Dutailli serait libre elle écrirait à sa fille.
Les deux inséparables ne voyant pas venir Durolet à Boulogne ne savaient que penser. Les femmes n’aiment point à être quittées, c’est empiéter sur leurs droits. Joséphine voulait absolument avoir une explication avec son capucin : elle engagea Dolman à revenir à Paris. Dès qu’elle y fut elle pria son premier ami à venir déjeuner avec elle ; il s’y rendit. Elle avait employé toutes les ressources de la coquetterie pour relever ses charmes, et peu s’en fallut qu’il oubliât, en la voyant si belle, ses projets de vengeance. Mais le portrait de Dolman dans un riche bracelet qui était sur sa toilette, la réveille dans son faible cœur. — Quoi donc ! lui dit Joséphine, est-ce ainsi que vous me témoignez de l’empressement ? Quoi ! après trois ans d’absence : c’est moi qui suis obligée de vous demander un moment pour vous témoigner que toujours vous m’êtes cher, et que l’homme au cabinet noir est le seul que mon cœur puisse aimer. — Mes sentiments pour vous, ma chère Joséphine, sont les mêmes ; mais il est un temps pour les tendres erreurs et un pour les réflexions sages. J’ai vu avec plaisir que vous êtes heureuse dans votre intérieur. Votre mari se conduit très bien avec vous ; il a même à ce qu’il me paraît renoncé à cette lésinerie qui vous privait avant mon départ de bien des jouissances. Vous êtes actuellement dame et maîtresse ; vous nagez dans l’opulence ; enfin je ne vois pas ce qui pourrait justifier vos torts envers un époux qui vous rend tant de justice, car il ne tarit point sur vos louanges, et je ne me pardonnerais pas de troubler une si tendre union. — Ah ! cruel, dit Joséphine, vous ne m’aimez plus. — Peut-être, ma chère, plus que je ne vous ai jamais aimé. Je vous trouve aussi belle que lorsque je suis parti baigné de vos pleurs, et votre esprit et vos grâces ont encore gagné. Je vois tout cela, mais je n’en suis pas moins inébranlable dans la résolution que j’ai formée et dont rien ne me détournera, permettez donc que j’évite sans affectation ces dangereux tête-à-tête qui feraient notre malheur à tous deux ; car si j’avais la faiblesse de succomber, je m’en punirais par un exil éternel. Soyons amis, mais ne soyons plus amants ; et il la quitte pour monter chez sa sœur qui avait repris son ancien logement quoiqu’elle n’eut pas donné congé du sien.
— Eh bien ! ma chère Adélaïde, comment vous trouvez-vous de la vie que vous menez ? — Moi, mon frère, très bien. — Ne pensez-vous pas, mon enfant, qu’il faudrait s’occuper enfin de votre établissement ? — Et comment y penser, mon frère, sans dot. — Je croyais que vous aviez assez de confiance en mon amitié pour être persuadée que vous ayant promis dès votre enfance de m’occuper de votre fortune, je n’en aurais pas négligé les moyens. Mon voyage de Rome m’a été très utile, et j’ai dans mon portefeuille soixante mille livres que vous pouvez donner avec votre main à l’homme qui vous plaira, s’il est comme je n’en doute point, d’une famille honnête et de mœurs irréprochables. – Adélaïde ne savait quels remerciements faire à son frère, et se reprochait d’avoir craint son retour. Elle l’assura qu’elle ne se conduirait que par ses avis, et qu’elle ne ferait d’autre choix que le sien. Il redescendit avec elle chez madame Fontaine qui l’engagea à dîner ; ce qu’il n’accepta pas. Il fut de là chez madame Moreau qui lui dit qu’elle venait d’écrire à sa fille, pour qu’elle vint le lendemain ; que Dutailli l’avait assuré qu’il n’y manquerait pas.
Les dames arrivèrent d’assez bonne heure. Joséphine plus éprise que jamais de Durolet, par la raison qu’il faut chercher une femme à la source, avait une grande impatience de le voir et n’avait nullement envie que Dolman l’accompagnât. Aussi fut-elle la première à lui faire remarquer que sa mère ne l’invitait pas. — Cela ne m’étonne pas, dit-il, ces vieilles dévotes n’aiment point les hommes qui ne mangent pas les saints. Mais, ma petite, vous viendrez à l’Opéra ; c’est aujourd’hui ma loge. Tâchez de quitter de bonne heure votre mère c’est si ennuyeux ! — Je resterai le moins de temps que je pourrai, et tout bas elle se promettait bien de prolonger les instants et de jouir de la présence de son cher capucin. Il l’accueillit de la même manière qu’il avait coutume en public avant les sujets de mécontentement qu’il avait d’elle : il fut très caressant avec sa sœur, plaisant avec Fontaine, et très respectueux avec madame Moreau.
On annonça monsieur Dutailli qui ayant su qu’il devait y avoir de jolies femmes chez sa vieille amie, avait mis beaucoup de recherche dans sa parure. Adélaïde fut frappée de la régularité de ses traits, de la noblesse et de l’aisance de sa taille. Il avait fait quelques campagnes dans la dernière guerre ; ce qui lui avait fait prendre cet air d’aisance que les armes donnent seuls aux hommes, et elle ne put s’empêcher de désirer qu’il fût libre et que sa fortune lui pût être agréable ; quant à sa personne elle n’en douta pas longtemps, car il parut faire beaucoup d’attention à elle. Madame Moreau le plaça à dîner à côté d’Adélaïde, et ils furent charmés l’un et l’autre de leur esprit. À la fin du repas on chanta (car dans ce temps on chantait à table,) et leurs voix s’unirent dans un duo, de la manière la plus harmonieuse. Durolet souriait malignement en voyant sa sœur s’éprendre pour Dutailli, et ne point penser que sa bonne amie avait une loge à l’Opéra. Celle-ci piquée d’avoir inutilement lancé les plus doux regards à son insensible, crut plus prudent de ne pas donner d’humeur à l’autre, dans la crainte, comme le dit le proverbe, de se trouver à terre… entre deux selles. Elle avertit Adélaïde qu’il était temps de partir, et Fontaine les accompagna.
Durolet et monsieur Dutailli restèrent avec madame Moreau, et ce dernier ne put s’empêcher de dire au capucin qu’il était bien heureux d’avoir une sœur aussi jolie et aussi aimable. — Je savais bien, dit la bonne sainte, que vous en seriez enchanté. Eh bien ! faites votre cour au frère, et peut-être obtiendrez-vous la sœur. — Ah ! madame, je me rends justice, dit-il en poussant un profond soupir. Il me reste si peu à offrir à une aussi charmante personne. — Qu’à cela ne tienne, reprit le révérend père ; il y en a toujours assez quand on s’aime : et donnant tout de suite un tour différent à sa pensée : — Ma sœur a soixante mille francs comptant. Avec cela vous pouvez faire une bonne maison. — Ah ! mon révérend père, ne me flattez pas d’un aussi doux espoir. Je serais peut-être assez téméraire pour accepter des offres aussi généreuses. — Acceptez, acceptez, monsieur, et soyez sûr que vous nous ferez beaucoup d’honneur, et je crois pouvoir dire de plaisir à ma sœur. J’ai vu qu’elle était frappée des agréments répandus dans votre personne. Sa voix s’est émue en chantant avec vous ; un cœur aussi simple, aussi neuf que le sien ne se déguise pas. Oui, monsieur Dutailli, je parierais que vous êtes la première passion de ma sœur, et que vous serez la dernière. – Ce brave homme poussé jusques dans les derniers retranchements de la modestie, ne crut pas devoir refuser une si belle occasion, et demanda formellement la permission au révérend de rendre ses soins à son adorable sœur, ce qui lui fut accordé de la meilleure grâce du monde. Madame Moreau lui promit de le présenter elle-même à sa fille chez qui demeurait Adélaïde : il pria que ce fût dès le lendemain.
Adélaïde ne pensa à l’Opéra qu’au beau jeune homme. Elle ne l’appelait pas autrement, sa bonne amie la félicitait sur son heureux choix en trouva seulement qu’il était trop aimable pour un mari, et dit que c’était du bien perdu ; ce qui fit beaucoup rire Dolman. Au souper on ne parla encore que de Dutailli. Le révérend vint à l’heure de la toilette ; mais sans entrer, comme il avait coutume, à celle de madame Fontaine, il monta, tout de suite chez sa sœur, et lui demanda ce qu’elle pensait de Dutailli. — Ce que j’en pense, mon frère ? ce que toutes les femmes en penseront. C’est un homme superbe, et qui paraît du plus heureux caractère. — S’il te demandait en mariage tu ne le refuserais donc pas ? — Certainement non. — Eh bien ! c’est une chose faite. — Est-ce vrai, mon cher petit frère ? (Car lorsque les femmes sont contentes, tout est pour elles petit et cher.) — Rien de plus vrai, mon enfant, et la respectable madame Moreau doit l’amener cette après-midi. Je t’en préviens, parce que je sais que les femmes n’aiment pas en en pareille occasion, à être surprise. — Ah ! mon bon petit frère, que je vous suis obligé. Je vais m’habiller ; mais allez voir mon amie qui se plaint beaucoup de vous, et je vous rejoins avant une heure.
Joséphine qui ne savait à quel saint se vouer, pour ramener dans ses filets, un cœur qui lui échappait sans retour, avait fait venir son fils chez elle ; et le père en attendant l’enfant avec sa mère, ne fit pas difficulté d’entrer. Il caressa beaucoup son petit neveu qu’il trouva bien grandi et l’air très raisonnable. Quand madame Fontaine le vit attendri par la présence de leurs amours, elle l’emmena dans l’embrasure de la croisée, pour que le petit capucin ne les entendît pas. — Ingrat, lui dit-elle les larmes aux yeux, pouvez-vous voir cet enfant et ne pas songer ? — Je songe, madame, à mériter par ma conduite présente les grâces du ciel, pour que cet enfant répare par ses vertus le tort de sa naissance. — Ah ! vous n’êtes qu’un barbare. — Non, madame ; mais un homme qui sait se repentir de ses désordres, et n’y pas persister. – Adélaïde et Fontaine entrèrent. La conversation devint générale. Dolman vint dîner, il eut de l’humeur, il n’aimait point le petit Durolet, Fontaine l’ennuyait ; et l’air sombre de Joséphine la lui faisait paraître moins jolie. Aussi le dîner fut maussade, et à l’exception d’Adélaïde qui attendait son futur, chacun avait l’air décontenancé. On annonce madame Moreau et Dutailli. Dolman prit son chapeau et son épée et s’en alla, en faisant une révérence assez leste à la mère de sa maîtresse, qui lui en rendit une, si froide, qu’il était aisé de voir à quel point il la chagrinait, qu’il fût sans cesse chez sa fille.
Dutailli tremblant de la crainte que l’on eût pas accueilli sa demande, s’avança modestement auprès de sa future, qui le rassura par le plus aimable sourire. On se parla, on s’entendit : et il fut convenu que l’on signerait le contrat avant dix jours, temps qui était nécessaire pour avoir le consentement du père et de la mère. Dès ce moment Adélaïde reçut ouvertement ses hommages ; mais avec une telle modestie, qu’il croyait bien épouser l’innocence même. Monsieur et madame Durolet furent comblés de joie d’apprendre que leur fille allait se marier, et envoyèrent tous les papiers avec la plus grande diligence.
Madame Fontaine imagina, avec Adélaïde, un moyen de ne pas perdre son mobilier, ce fut d’être censée avoir fait meubler l’appartement qu’elle avait : — Cela paraîtra, lui dit-elle, aux yeux de votre frère une galanterie de ma part, qu’il ne peut trouver extraordinaire pour la tante de mon fils. Je suis bien sûre que mon mari nous gardera le secret, et qu’il sera charmé de passer pour généreux sans qu’il lui en coûte rien. Adélaïde trouva l’expédient admirable, et n’imagina pas seulement que c’était un moyen d’instruire son époux de sa conduite passée. Si elles avaient parlé à Durolet il s’y serait opposé ; mais on voulait lui en faire la surprise. On convint, vis-à-vis du frère, que madame Dutailli resterait chez madame Fontaine, jusqu’on lui eut trouvé un appartement décent, et ce ne devait être qu’en sortant du repas de noces, que son amie devait la mener dans ce joli logement qu’elle feindrait de ne pas connaître.
Enfin, le jour fortuné est nommé. Madame Fontaine pare la jeune épouse, et lui pose, en riant comme une folle, la couronne virginale. Combien la portent avec aussi peu de droit ! Mais il en faut convenir, rarement sont-elles veuves de deux moines. En sortant de l’église, on se rend chez Guerbois, fameux traiteur de ce temps. La noce fut très brillante. On dansa jusqu’à minuit ; et on n’était pas sans quelqu’étonnement du peu d’empressement du nouveau marié, pour se mettre en possession de tant de charmes. D’un autre côté, Adélaïde n’était pas sans quelqu’inquiétude, de cette épreuve dont, comme nous l’avons dit, toutes les femmes ne se tirent pas aussi bien que Joséphine. Celle-ci, cependant, la rassurait par son exemple. On monte en voiture, et au lieu de se rendre aux écuries, on va dans la rue de l’Arbre-sec. Durolet toujours exact à ne point manquer à la décence de son état, s’était retiré aussitôt que le bal avait commencé. Ainsi il ne sut point le soir cette belle équipée ; et s’amusait intérieurement de la nuit des noces. Dutailli assez étonné de la route que les cochers avaient pris voulait les en faire changer. — Non, dit madame Fontaine, je sais bien où nous allons. On arrête, et Joséphine dit : — Il faut que nous descendions ici ; et pour cause Adélaïde joue la surprise, et suit son amie. Tout était préparé dans l’appartement pour recevoir les nouveaux époux. — Vous êtes chez vous ; dit Fontaine, c’est ma femme qui a tout fait arranger. — Oui, ma chère Adélaïde, j’espère que vous voudrez bien recevoir cette marque d’amitié. — Mais c’est beaucoup trop considérable. — Ce n’est qu’une faible marque de ma vive amitié. — Rien n’est plus beau et de meilleur goût, se récria monsieur Dutailli, et j’ajouterai comme madame, que c’est un présent trop riche. — Je me flatte que vous ne le refuserez pas : devais-je moins faire pour la sœur de mon ami Durolet, à qui je dois une femme comme la mienne ? Mais nous faisons perdre à monsieur Dutailli des moments précieux ; je sais ce que c’est qu’une première nuit de noces et j’aurais trouvé très mauvais qu’on fût resté avec moi ; et Fontaine voulut emmener tout le monde. Mais Joséphine resta avec son amie pour lui servir de mère, et donna ordre que la voiture de Dolman vînt la reprendre. On fut à la toilette le temps que les jeunes mariés donnent ordinairement à la pudeur expirante. Enfin, quand elle fut dans son lit, madame Fontaine l’embrassa et se retira.
Dutailli vint prendre sa place avec plus d’alarme qu’Adélaïde n’en avait elle-même. Celle-ci, à demi-vaincue par l’amour (car Dutailli lui en avait inspiré), n’opposait qu’une faible résistance à ses tendres caresses, et commençait à se faire une idée charmante des plaisirs que le devoir autorise. Je crois, quoiqu’on en puisse dire, qu’il y a peu de femmes qui ne préférassent les douceurs d’une union légitime, avec un époux beau et aimable, aux tourments et aux remords : inséparables de l’intrigue. Déjà Adélaïde oubliait tout ce qu’elle avait à redouter des transports d’un époux, quand tout à coup ces voluptueux préliminaires se terminent de la part de Dutailli, par un triste « Hélas ! » puis laissant retomber sur ses oreillers sa tendre compagne, feignit que ses yeux appesantis par le sommeil ne lui laissent plus apercevoir des charmes dont un moment auparavant il avait paru si idolâtre. On ne se fait pas d’idée de l’étonnement d’Adélaïde. Elle était bien sûre que son mari n’avait pas été assez entreprenant avec elle, pour avoir aucun doute de sa vertu. Qui pouvait donc avoir glacé, dans l’instant, un cœur qu’elle avait crû si tendre ? Il lui fut impossible de fermer l’œil, de la nuit : son agitation était extrême. Cependant Dutailli après avoir feint pendant quelque temps de dormir, fut enfin entraîné dans les bras de Morphée. Alors, Adélaïde pressée par la curiosité, passion si forte dans notre sexe, voulut enfin savoir la cause de la conduite bizarre de son époux. Quelle fut son indignation quand elle se convainquit, par ses propres yeux, que ce cœur qu’elle avait cru si passionné était absent du logis. Si elle en avait cru sa colère, elle aurait éclaté sur-le-champ, et aurait demandé le burlesque arrêt, comme l’appelle Boileau, si l’attachement qu’elle avait pour son frère, à qui elle croyait avoir l’obligation de sa fortune, ne l’avait pas engagée à ne faire aucune démarche sans sa participation. Laissant dormir son inconcevable mari, elle se lève, non sans jeter, encore, sur lui un regard de tendresse et de pitié. Est-il possible, disait-elle, qu’une physionomie si touchante, que ces beaux sourcils noirs, que cette barbe qui prouve tant de force, que ces muscles si bien prononcés qui annonceraient un Hercule, ne soient que des indices trompeurs : mais, écrivons à mon frère, sans perdre un instant, qu’il me délivre du malheur de vivre avec un homme que je ne puis haïr ni aimer. Elle pensa qu’il doit la chercher chez madame Fontaine. Elle lui marqua, que grâce à la générosité de son amie, elle était logée dans un appartement supérieurement meublé, rue de l’Arbre-sec, et qu’elle le priait d’y venir le plutôt possible, parce qu’elle avait des choses importantes à lui communiquer. Durolet ne fut pas en peine d’imaginer ce qu’elles pouvaient être, mais extrêmement fâché d’apprendre qu’elle était revenue dans son ancien logement, où il y avait tout à craindre que son mari n’apprît ses liaisons avec le père Jérôme ; au lieu qu’en restant chez madame Fontaine, pendant quelques mois, et changeant ensuite de quartier, tout pourrait s’oublier, il se repentit, alors, d’avoir paru ignorer son aventure avec le père Jérôme, puisque cela lui avait ôté le moyen de s’opposer à ce projet qu’il n’aurait pas laissé exécuter. À chose faite, conseil pris, dit le sage ; et Durolet le dit aussi, et se rendit chez sa sœur, qui, dès qu’elle l’aperçut, l’engagea à passer dans son cabinet et en ferma la porte, — Ô ! mon frère ; est-il un sort plus funeste que le mien ? — En quoi donc ? ma sœur ; votre mari s’est-il aperçu ? — Plût à Dieu, mon frère. — Comment, vous voudriez qu’il sût que vous avez fait un enfant ? — Au moins n’aurait pu le savoir qu’en me prouvant l’effet que je croyais que mes charmes avaient fait sur lui. Mais imaginez-vous, mon frère, ah ! c’est une trahison sans exemple. Il est… ou plutôt il n’est pas ; il m’a trompé indignement, et je prétends faire casser mon mariage. — N’est-ce que cela ? je le savais. — Vous le saviez, mon frère, et vous avez pu me le proposer pour époux : comment ! il vous avait dit... — Ce sont de ces choses qui ne se disent pas ; je l’avais vu, avant mon départ pour Rome, chez madame Moreau ; son extérieur m’avait plu. — Ah ! il est bien trompeur, — Je me souvenais donc de lui, et je savais qu’il avait été de la fameuse retraite de Prague. Le hasard me fit rencontrer, en Italie, un chirurgien allemand qui parlait des terribles opérations que la rigueur excessive du froid avait occasionnées. Je me rappelle entre autres, d’un nommé Dutailli, le plus bel homme de l’armée, qui fut réduit aux seuls souvenirs ; rien n’égalait son désespoir : lui qui jusqu’alors avait marqué ses jours par ses conquêtes ; il aurait donné son bras droit pour sauver ce précieux trésor : mais, ce fut impossible. Je plaignis le malheur d’un homme qui m’avait paru si intéressant ; mais, lorsque j’appris, en Italie, par Thomassini. — Quoi ! mon frère, vous connaissez Thomassini ? — Ma sœur, c’est mon plus fidèle ami ; et c’est moi qui l’avais prié de s’informer de votre conduite. — Adélaïde immobile de surprise gardait le silence.
— Lors donc qu’il m’eut appris que vous aviez l’indignité d’écouter le père Jérôme. — C’est une imposture, mon frère. — Avez-vous oublié la partie dans le cabinet de verdure, où il se passa des choses… qu’il vit enfin et dont il m’a rendu compte ? Nierez-vous aussi que cet appartement où vous avez eu l’imprudence de revenir, avait été meublé par ce scélérat ; que vous l’habitiez depuis mon départ ? Votre silence vous accuse : mais je n’en ai pas besoin, pour être certain de ces faits. Je pensai donc qu’il était impossible qu’un homme, si on en excepte Fontaine, fût assez dupe pour croire à votre innocence : il fallait vous marier ou à un sot, ou à un... j’ai préféré l’un à l’autre, parce que je me flatte que faisant de solides réflexions sur vos fautes, vous prendrez en esprit de pénitence la privation où vous allez passer vos jours : car je n’ai pas besoin de vous dire que Dutailli ne serait pas homme à souffrir que vous vous conduisiez mal. Quant à vouloir faire casser votre mariage, ne serait-on pas en droit de vous répondre, comme ce magistrat à une femme assez peu modeste pour entreprendre un semblable procès : n’avez-vous pas reçu de tendres caresses de votre époux ? Oui, monsieur, lui dit-elle. Eh bien ! qui vous a appris qu’il vous en dût davantage ? Restez donc, ma chère, tranquillement avec un galant homme dont les manières ne peuvent que vous faire honneur, et bénissez le ciel de l’expédient que j’ai trouvé pour que votre époux ne pût jamais vous faire de reproches.
Adélaïde confondue de tout ce qu’elle entendait pleura beaucoup, mais finit par promettre à son frère de garder le silence et de se bien conduire. Il lui reprocha encore son imprudence d’être revenue dans la même maison, où il n’était pas douteux que l’on la connaissait pour la maîtresse d’un moine. Elle jura que personne ne s’en doutait : son frère le crut ou feignit de le croire ; et ils rentrèrent tous les deux dans sa chambre, où Dutailli était sur les épines d’une si longue conversation. Mais quand il vit que son beau-frère lui faisait toutes sortes d’amitiés et sa femme mille caresses, il ne douta plus de sa parfaite ignorance et en conçut pour elle la plus sincère estime. C’était madame Moreau qui donnait le lendemain. Les mariés y furent complimentés sur leur bonheur. Adélaïde soutint la gageure avec esprit et ce modeste embarras d’une femme qui était censée n’avoir rien éprouvé de semblable. Dutailli enchanté paraissait triomphant, et Joséphine n’était pas sans une secrète jalousie du bonheur de son amie, et peut-être sans quelques projets sur son époux ; car Dolman depuis quelque temps la négligeait un peu : mais quand après le dîner madame Dutailli qui n’avait rien de caché pour elle lui eut raconté tout ce qui s’était passé, ou plutôt qu’il ne s’était rien passé, elle fut d’une surprise qui se changea bientôt en frayeur lorsqu’elle lui eut rapporté sa conversation avec son frère. Elle ne douta plus que Thomassini n’eut aussi pris des notes sur elle, et voilà d’où venait la froideur de Durolet. — Il n’a point parlé de vous. — C’est reprit Joséphine, ce qui m’alarme le plus, peut-être a-t-il quelque dessein caché. Depuis son retour je vois dans ses regards un air sombre qui ne me pronostique rien de bon. Ce qu’il y a de plus fâcheux pour moi, c’est que ma folie pour votre frère m’a fait marquer à Dolman moins de tendresse, et je crains qu’il n’imagine que je le sacrifie à mon premier amant, tandis qu’il n’a pour moi qu’une froideur insultante : mais mon parti est pris ; je l’arracherai de mon cœur, ce funeste penchant, et je ne m’occuperai plus que de l’homme à qui je dois ma fortune et tout l’agrément de ma vie ; et vous, ma chère, je vous conseille, ainsi que le très sévère Durolet, de vous bien conduire avec votre ombre de mari, mais sans négliger les dédommagements que votre jeunesse et vos grâces ont droit d’attendre d’un sexe qui nous désole, mais dont nous ne pouvons nous passer. — Non, mon amie, je suis lasse de ces liaisons qui n’amènent que des regrets. J’aurais aimé mon mari à l’idolâtrie, si… Mais je l’aimerai comme un frère. Je l’ai promis au mien, et je tiendrai parole.
Tout alla le mieux du monde pendant quelque temps ; et lorsque le capucin vit l’honneur de sa sœur à couvert, il ne s’occupa plus que de ses projets de vengeance contre sa maîtresse. Celle-ci ne le traitait plus que comme un homme qu’elle aurait rencontré ; et cherchant à retenir Dolman à qui Durolet avait fait offrir par un de ses amis un parti considérable, elle s’afficha de plus en plus. Le banquier ne venait plus chez elle que par désœuvrement, et jusqu’à l’instant où il pourrait épouser la jeune personne avec qui il avait fait connaissance par les charitables soins du capucin qui ne s’en vantait point.
Joséphine suivait partout son amant et saisissait toutes les occasions de ranimer ses transports ; toute occupée de n’en perdre aucune, elle y mettait infiniment peu de précautions. Durolet s’en aperçut, et vingt fois il aurait pu les surprendre, mais ce n’aurait été d’aucune utilité pour ses projets. Il attendit donc que Fontaine lui parlât de sa femme un jour qu’il était venu le voir pendant qu’il savait qu’elle était seule en petite loge avec Dolman. L’ami Fontaine lui fit de grands reproches qu’on ne le voyait plus. Il rejeta d’abord la rareté de ses visites sur ses grandes occupations. — Je sais que vous allez très souvent chez votre sœur, cela est tout simple, mais même chez ma belle-mère, et je crois que ma femme est plus aimable qu’elle. — Elle n’est que trop aimable. — Qu’est-ce à dire trop aimable ? est-ce qu’on peut l’être trop ? — Oui, mon ami, trop aimable, ne me forcez pas d’en dire davantage. — Dites, dites, mon ami, expliquez-vous. — Non : c’est impossible : de deux choses l’une, ou vous ne me croiriez pas, ou vous ne vous conduiriez pas avec toute la prudence nécessaire dans cette circonstance. — Je vous croirais, car je vous ai toujours cru ; et je ne connais personne depuis le départ du père Jérôme en qui j’aie plus de confiance et qui la mérite davantage. Quant à manquer de prudence, je me conduirai entièrement par vos avis. — Alors... Non, je ne puis vous dire ce qui me donne de l’éloignement pour votre femme, c’est impossible ; et en disant cela il se levait pour s’en aller. — Vous ne vous en irez pas, reprenait Fontaine, que vous ne m’ayez dit ce qui en est. Je veux le savoir. — Vous le voulez absolument ? — Oui, je vous en conjure. — Vous en serez fâché. — Ne le craignez pas ; tout ce qui viendra d’un ami aussi cher ne peut m’offenser. — Cela vous chagrinera. — Je vous dis que non, que je me connais bien, il n’y a rien que mon ami puisse m’apprendre qui soit capable de m’affliger, il m’aime trop pour cela. — C’est parce que je vous aime comme un frère que je n’ai pu supporter d’être témoin de votre déshonneur. — De mon déshonneur ! et qui donc me déshonore, je voudrais bien le savoir ? — Votre femme, mon ami. — Ma femme ! ah ! cela n’est pas possible. — Rien n’est plus vrai. — Et comment le savez-vous ? — Parce que je l’ai vu. — Où donc ? avec qui ? — Dans sa chambre avec Dolman. — Ah ! bon dieu, bon dieu, quelle horreur ! Mais, vous vous êtes sûrement trompé ? — Est-ce que je ne vous l’avais pas dit que vous ne me croiriez pas ! — Comment croire que ma femme, mon ami Dolman ?… — Non, j’en ai menti ; d’après cela je suis un malhonnête homme qui calomnie la vertu : ainsi, vous ne devez pas continuer à me recevoir chez vous, et moi je ne puis venir chez celui qui a une pareille opinion de moi. Ainsi, monsieur, je vous préviens que nous nous sommes vus pour la dernière fois ; et en disant ces mots il veut partir. Fontaine le retient encore, et le supplie de ne pas prendre à la lettre les premières expressions que la douleur d’une pareille découverte lui a fait proférer, mais qu’il va tâcher de se calmer pour entendre les détails de cette cruelle aventure.
— Dès que je fus arrivé d’Italie, dit le capucin, j’ai trouvé madame Fontaine infiniment différente que je ne l’avais vue jusqu’à l’instant de mon départ. Le luxe de votre maison, l’élégance de sa toilette, l’air évaporé qu’elle avait pris, au lieu de cette douce modestie qui est la première grâce d’une femme ; le ton tranchant de Dolman qui paraissait plus maître que vous dans la maison, les préférences que votre femme lui donnait sur vous ; tout cela me désespérait et ne me faisait que trop présumer votre malheur. Mais, cependant, j’ai voulu croire pendant longtemps que je m’abusais. Je ne pouvais me persuader que Joséphine élevée par une mère aussi pieuse fût capable d’oublier tout ce qu’elle devait à un mari aussi respectable et aussi aimable que vous. Je lui ai fait quelques reproches de l’inconséquence de sa conduite, elle ne m’a répondu que par un sourire agaçant ; et voyant que je l’avais pénétrée, elle a osé chercher à m’engager au secret en m’entraînant dans les mêmes désordres. Vous pensez bien, mon ami, avec quelle force j’ai repoussé cette tentation ; et alors j’ai évité de me trouver seule avec elle, et je ne suis plus venu chez vous que lorsque j’étais sûr de vous y rencontrer. Cependant, un jour que je croyais que ma sœur était chez elle et que j’avais à lui parler, j’entre ; et ne trouvant personne pour m’annoncer, j’ouvre la porte du salon, celle de son cabinet était entrebâillée, et j’allais y pénétrer lorsque j’aperçois Dolman… Mais je ne puis vous en dire davantage. — Dites, dites : — Eh bien ! Dolman et elle, vous devez me comprendre, étaient tellement abandonnés à leur passion, qu’ils ne m’entendirent pas, et je ressortis pénétré d’indignation et de douleur. — Ah ! l’infâme, s’écria Fontaine, il faut qu’elle périsse de ma main. — Non, non, mon ami, ne vous rendez pas coupable pour punir le crime d’un autre, et appelez pour vous venger la force supérieure qui vous rendra justice. Mais il faut avant vous convaincre par vos yeux ; et rien n’est si facile. J’ai remarqué que derrière le cabinet qui paraît être le temple qu’ils ont consacré à leurs désordres, il se trouve une autre pièce qui est éclairée par un œil de bœuf : il ne s’agit que d’épier le moment où Dolman viendra, de vous cacher dans cette chambre ; et montant sans bruit sur une chaise, vous pourrez tout voir sans être vu. Quand vous serez sûr de votre opprobre, vous attendrez encore sans rien dire un autre moment, et je ne doute pas que dans l’ardeur qui les possède, ils ne soient très répétés. Vous aurez eu soin de prévenir madame Moreau, monsieur et madame Fontaine, chez qui vous avez signé votre contrat de mariage ; vous les introduirez dans cette même chambre, et dès qu’ils auront bien vu aussi que vous êtes… vous irez chez le lieutenant-général de Police, vous solliciterez une lettre-de-cachet pour votre perfide, et la ferez renfermer à Sainte-Pélagie ; et comme il sera certain qu’elle est adultère, vous conserverez la dot et ne serez tenu qu’à lui faire une très petite pension alimentaire : et quant à Dolman, comme vous ne l’impliquerez point dans l’affaire, il sera trop heureux de vous laisser ses fonds pour n’être point compromis. — Cela me paraît bien vu, mais comme je ne serais pas le maître de dissimuler ma colère, je vais être censé en tournée, ce qui les laissera plus libres. — Très bien vu, dit aussi Durolet. Ce que c’est que les gens d’esprit ! Et ils se quittèrent les meilleurs amis du monde.
Fontaine alla se loger dans un hôtel garni, à l’autre extrémité de Paris, et venait passer la journée dans un café rue de l’Échelle. Durolet lui donna un homme sûr, qui connaissait Dolman et qui ne quittait pas la porte de Joséphine. Dolman dont le mariage avançait était toujours moins empressé avec sa maîtresse, et fut deux jours sans venir chez elle. Enfin le troisième, il s’y rendit ; et le mari averti vint prendre son poste, qu’il ne quitta point sans la certitude qu’il était tout ce qu’on pouvait être. — Votre homme, ma sœur, était d’un beau sang-froid : a-t-on besoin d’autorité pour se venger d’une injure ? — Cela est vrai, ma sœur ; mais, il avait remarqué que Dolman avait laissé son épée sur un fauteuil à côté du sopha, et Fontaine n’aimait pas qu’une pointe incivile s’approchât trop près de son cœur. Ainsi, il trouva ce que lui avait conseillé son ami beaucoup plus prudent. Il rentre à son hôtel, et écrit aux personnes convenues de vouloir bien rester chez elles les jours suivants, parce que, suivant toute apparence, il en avait le plus extrême besoin. Assez étonnés de ce billet, ils prirent, cependant, le parti d’attendre ce que Fontaine leur voulait. Quatre jours se passèrent, et Dolman ne paraissait point. Joséphine, comme si le ciel eut voulu hâter sa punition, lui écrit le plus tendre billet, auquel il ne croit pas pouvoir refuser un moment qui sera peut-être le dernier, car on doit signer le contrat de mariage le soir même. Il vient trouver celle qui, bientôt n’aura plus rien de commun avec lui. Elle s’abandonne aux reproches, aux larmes, sur une conduite dont elle ne devine pas la cause. Il la rassure, et soit par la force de l’habitude, soit parce qu’elle faisait encore beaucoup d’impression sur lui, quoiqu’il fut décidé à renoncer entièrement à elle lorsqu’il serait marié, il ne put résister à ses charmes et la conduisit sur le fatal sopha. Le temps que ces différends avaient laissé passer avant d’en venir au raccommodement, avait donné au mari celui de rassembler ses témoins. Ils étaient tous dans la pièce d’où l’on pouvait voir sans être vu ; et quoiqu’ils se prêtassent à regret à ce vil espionnage, ils ne purent résister à la fantaisie du mari, espérant d’ailleurs qu’il se trompait, que leur entremise pourrait au contraire être utile pour raccommoder le ménage. Mais ils eurent tous la conviction que l’injure était complète ; et Fontaine profitant de la surprise qu’ils en avaient, les mena sur-le-champ chez monsieur Hérault, sollicita la lettre-de-cachet à l’appui de leur déposition, et l’obtint aussitôt ; car tout le monde sait que les ministres avaient de ces lettres toutes signées du roi, où il n’y avait plus que les noms à remplir.
Cependant, Dolman qui devait se rendre chez les parents de sa future sur les neuf heures du soir, quitte sa maîtresse malgré les instances qu’elle lui fait pour passer avec elle le reste de la soirée ; et à peine est-il sorti, qu’un exempt que Fontaine conduisait lui-même, entre chez cette femme parjure et lui signifie l’ordre de le suivre à Sainte-Pélagie. Son mari l’accable de reproches. Elle n’a pas la force de répondre ; et frappée comme d’un coup de foudre de cet affreux malheur, elle tombe à ses genoux et implore sa pitié. Mais il est inflexible, et prie l’exempt de le débarrasser de son odieuse présence. Elle veut écrire à sa mère ; on lui dit que c’est elle et monsieur et madame Fontaine qui ont déposé contre elle. Elle n’ose parler de Dolman, mais elle se flatte qu’elle trouvera le moyen de lui faire savoir son malheur : elle ne doute pas qu’il ne la délivre. À peine obtint-elle d’emporter ce qui lui était d’absolue nécessité. Elle monte dans un fiacre, avec l’exempt et deux archers, et est conduite dans cette maison de pénitence, dont l’aspect seul la fait évanouir. On la porte sur un mauvais lit, où sans autres précautions on lui jette de l’eau au visage ; et quand elle est revenue on l’enferme dans sa chambre, en lui disant que le lendemain elle verrait madame la supérieure. Qu’on se figure la nuit qu’elle passa dans cette affreuse position ; cependant l’espérance que Dolman la ferait sortir, portait quelque calme dans son âme. Madame Moreau désespérée du malheur de sa fille, et plus encore du crime qui en était cause, écrivit à Durolet de venir la voir, car Fontaine à qui il avait demandé le secret le lui avait gardé, et n’avait appris à personne par quel moyen il était parvenu à se rendre certain de son déshonneur. Les gens qui ont peu d’esprit ne sont pas fâchés quelquefois de se donner les airs d’une pénétration dont ils ne seraient pas capables. Le béni-père arriva chez cette mère désolée, comme ne sachant rien de ce qui s’était passé. — Ah ! mon ami, que je suis malheureuse ! et elle lui raconta en pleurant cette triste aventure. Durolet la consola du sujet de sa joie (car il en ressentait une barbare,) d’avoir fait punir Joséphine par son époux, des torts qu’elle avait avec lui. Mais madame Moreau qui lui accordait la plus grande estime était bien loin de l’imaginer : il lui parla le langage de la religion, et lui prouva que la rigueur de Fontaine ne pouvait qu’être avantageuse à sa femme ; que quelques années de pénitence lui feraient faire de saintes réflexions, et que, si elle se conduisait bien, il pourrait alors la reprendre. Madame Moreau, qui le regardait comme un ange, se laissa persuader, et finit par bénir le ciel qui avait permis que sa fille fût punie dans cette vie passagère pour éviter d’être brûlée éternellement. Quant à Fontaine, comme il n’avait rien à rendre à sa femme, et qu’il la haïssait depuis qu’il savait qu’elle l’avait trompé, il était parfaitement tranquille.
Cependant la pauvre malheureuse intéressa une tourière qui lui procura de l’encre et du papier pour écrire à Dolman. Ce billet lui fut remis au moment qu’il pensait à lui écrire pour lui apprendre qu’il se mariait. Il n’était pas sans inquiétude de l’effet que cette nouvelle pouvait avoir. Il craignait les éclats de la douleur d’une amante abandonnée, et que, par quelque scène publique, elle n’ébruitât cette intrigue qu’il avait soigneusement cachée aux parents de la jeune personne qu’il allait épouser. Le billet de Joséphine, loin donc de l’attendrir, lui fit plaisir, parce qu’il lui apprenait qu’il n’avait plus rien à craindre de sa passion pour lui. — Ah ! ma sœur, c’est d’un bien mauvais cœur — J’en conviens, mais tels sont la plupart des hommes : ils ne prennent d’intérêt aux femmes assez simples pour les croire, qu’autant qu’elles leur sont agréables ; ont-ils envie de rompre avec elles, tout ce qui sert leur projet leur est bon. D’ailleurs, les hommes ont en général un si profond mépris pour une maîtresse entretenue, qu’il leur en coûte peu de l’abandonner dans sa disgrâce, bien sûr qu’au même prix ils en trouveront autant qu’ils voudront. Il prit donc froidement la plume et lui écrivit ce billet :
Billet de Dolman à Joséphine.
« Je suis très touché, madame, du malheur qui vous accable, mais il m’est impossible de pouvoir vous être utile, étant surchargé d’affaires dans ce moment-ci, car je ne puis cacher plus longtemps une chose que vous apprendrez par la voix publique, je me marie dans trois jours, avec mademoiselle de M***, fille d’un receveur général. Je me flatte que l’amitié que vous aviez pour moi vous empêchera de vous porter à aucune démarche qui, sans alléger votre situation, pourrait me causer quelque chagrin avec ma femme ; et pour éviter tout ce qui nuirait à la paix que je désire, je vous prie, madame, de ne pas m’écrire davantage. Celle-ci sera la dernière que vous recevrez de moi, ce qui ne m’empêche pas de vous conserver les sentiments d’attachement avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
DOLMAN
Joséphine attendait avec une impatience extrême le retour de son commissionnaire ; mais quelle fut sa douleur en lisant son arrêt écrit de la main du seul homme sur lequel elle comptait ! car elle ne s’était pas dissimulée que c’était à Durolet qu’elle devait tous ses malheurs, et n’attendait aucun secours. Trop faible pour résister à tant d’infortunes, elle tomba dangereusement malade sans avoir aucune consolation de personne. Laissons-la lutter contre la douleur et les remords, et revenons encore, dans une société qui, après avoir joui de tous les plaisirs, n’avait bientôt plus à éprouver que des revers.
Dolman après avoir fait partir sa lettre, réfléchit quelle devait être sa conduite avec Fontaine : il craignit d’avoir été compromis dans l’affaire de Joséphine, et qu’elle ne lui fit manquer un établissement où il trouvait tous les avantages réunis. Il se détermina, pour en être instruit, à se rendre aux Capucins, et demanda le père Durolet qui parut assez étonné de sa visite. — Il fut un temps, mon père, où nous courions la même chance ; j’avais profité de votre éloignement pour vous souffler une maîtresse charmante : vous l’en avez punie. — Moi, monsieur ? — Ne dissimulez pas avec moi, je connais trop l’ami Fontaine pour croire qu’à lui tout seul il se fût avisé de sa mésaventure ; mais je ne vous en veux point, et comme je sais, depuis deux jours, que c’est à vous que je dois le mariage que je vais faire, je ne puis avoir pour vous que de la reconnaissance, vous qui m’avez donné une femme vertueuse et riche, et m’avez débarrassé d’une qui me plaisait encore, mais que je devais nécessairement sacrifier aux devoirs de mon nouvel état : tout autre que vous l’eût reprise pour la consoler, mais vous avez traité la chose plus tragiquement. — En vérité,… monsieur,… je ne sais... — Eh bien ! à la bonne heure, vous n’êtes pour rien dans tout ceci ; mais au moins, vous pourrez me servir de médiateur entre Fontaine et moi, et me dire franchement s’il m’a nommé, ou non, au lieutenant de police. — Si c’est cela que vous désirez savoir je vous dirai qu’il n’est point question de vous. — Croyez-vous qu’il me garde le secret, et que je puis être certain que la famille de mademoiselle M*** ne saura pas que c’est moi qui suis cause du malheur de cette belle femme ? — Je crois que cela dépendra de la manière dont vous vous conduirez avec Fontaine, qui, comme vous savez est le plus grand ladre qu’il y ait : si vous ne le chagrinez pas pour les fonds que vous lui avez confiés, et que vous pouvez lui laisser sans risque, il paraît disposé à ne point vous compromettre ; mais, je crois bien que si vous exigiez un remboursement qui le gênerait beaucoup, il aurait de la peine à se taire. — À cela ne tienne, je cesserai d’être son associé, parce que je ne veux point avoir avec lui de rapports si directs ; mais je lui laisserai les deux cent cinquante mille livres qu’il a présentement dans les mains, à titre de constitution dont il me payera l’intérêt : quant à ce que j’avais été assez heureux d’offrir à sa femme, je voudrais qu’elle en jouît pour adoucir sa captivité, qui, j’espère, ne sera pas très longue. — Soyez sans inquiétude, il ne lui manque rien, et je pense bien, comme vous, que la première humeur passée, il la reprendra. – Dolman prit pour certain tout ce que Durolet lui dit du sort de cette femme coupable, mais encore plus infortunée, afin que rien ne troublât la joie que lui causait son mariage. Durolet rendit à son ami Fontaine la conversation de Dolmans excepté ce qui avait rapport au capucin ; et l’époux très satisfait de la conduite généreuse de celui qui l’avait déshonoré, fut fort aise d’apprendre son mariage, et promit de ne rien dire qui pût troubler l’union qu’il allait former. Ainsi tous ceux qui auraient dû plaindre le sort de la pauvre Joséphine semblaient jouir de ses maux, et ne cherchaient en rien à les adoucir.
Madame Dutailli était la seule qui tentait tous les moyens de la voir, mais les ordres étaient si précis qu’il lui fut impossible d’y parvenir ; elle lui écrivit, n’en eut point de réponse. Inquiète de son amie, elle en parle à son frère qui lui dit que l’exemple de Joséphine devait lui servir de leçon, et que toute femme qui oubliait ses devoirs méritait d’être abandonnée à son malheureux sort. Elle trouva encore, s’il est possible, plus de dureté dans la mère et le mari. Ainsi, elle ne put porter aucune consolation à son ancienne compagne, celle à qui elle devait des jours si agréables, d’autant qu’elle n’avait encore aucune idée des chagrins qui pouvaient en être la suite. Pour elle, elle supportait assez tranquillement sa position ; son mari la comblait de marques d’amitié et d’estime, ils avaient une aisance honnête et vivaient honorablement. Enfin, Adélaïde en comparant son sort à celui de sa malheureuse amie, s’estimait très heureuse, lorsqu’un hasard pensa détruire pour jamais le bonheur de ce couple dont la bizarre existence était un secret pour toutes les personnes de leur société.
Dutailli avait acheté avec la dot de sa femme une charge de greffier au parlement. Un jour qu’il déjeunait avec ses confrères, un d’eux se mit à la fenêtre et vit passer un de ses amis qu’il engagea à monter. On parla de différentes choses, et la conversation tomba, comme il arrive toujours entre hommes, sur les ruses des femmes. M. Dutailli qui n’avait pas toujours été comme nous l’avons dit, privé des plus doux biens de la vie, était celui qui s’égayait le plus aux dépens des pauvres maris qu’il avait admis aux honneurs de la confraternité. L’ami du greffier dit que toutes ses histoires galantes ne valaient pas celle qu’on lui avait conté la veille. La voici :
— Une jeune personne qui avait fait un enfant dont elle ne voulut ou ne put nommer le père, parce que selon toute apparence elle n’en était pas sûre, fut amenée à Paris, par son frère qui par parenthèse est capucin. Il la confia à une fort jolie femme avec qui peut-être le bon père était bien ; mais il n’y a pas de certitude, du moins mon historien n’a pas pu me l’assurer. Le frère est appelé à Rome : pendant ce temps, le procureur général de l’ordre se prend d’une belle passion pour la sœur de son confrère, et la loge dans un charmant appartement, rue de l’Arbre-Sec, et pendant trois ans passe avec elle la vie la plus délicieuse. Tout-à-coup le frère revient, et l’amant est mandé à Rome. Voilà la pauvre petite bien effrayée : elle revient chez sa bonne amie. Le frère ne sait rien, ou feint de ne rien savoir : mais comme il avait rapporté soixante mille livres de son voyage, il les donne en dot à sa sœur, et la marie. Mais ce qui est inconcevable, c’est qu’elle a l’audace de revenir avec son époux demeurer dans la même maison où elle avait été connue pour la maîtresse du capucin. Cependant, l’honnête mari n’a pas le moindre doute ; il adore sa femme et ils vivent comme deux tourtereaux. On me l’a nommé, il s’appelle Dubois, ou la Forêt, ou Dutailli ; je ne sais pas trop lequel. Notre homme s’arrêta et le mari d’Adélaïde qui n’avait laissé échapper aucune circonstance de cette histoire, ne crut pas devoir attendre les commentaires, et sortit aussitôt, tant pour échapper au ridicule que pour donner un libre cours à la colère dont il se sentait transporté. Il arrive chez lui ; et trouvant sa Pénélope seule et rêvant aux chagrins de son amie, il lui fait les plus vifs reproches de l’avoir trompé, et lui rapporte mot à mot ce qu’il venait d’apprendre. Adélaïde qui avait beaucoup d’esprit, et la répartie gasconne, lui dit sans s’émouvoir : — Je ne crois pas, monsieur, mériter plus que vous le reproche de vous en avoir imposé. Vous avez cru épouser une vierge, moi je vous croyais en état de me faire perdre cet avantage si je l’avais conservé. Nous nous sommes trompés tous deux, et on peut dire : à bon chat, bon rat. Dutailli qui ne s’attendait pas à cette saillie ne put s’empêcher de rire. Dès que l’on rit, adieu, le courroux. — Je suis forcé de convenir que vous avez raison. Oublions ce que je viens de vous dire, et continuons de vivre comme nous l’avons fait jusqu’à présent, en frère et sœur. Je vous en assure les sentiments jusqu’à la fin de mes jours : — Et moi, monsieur, de me conduire avec tant de réserve que vous ne vous repentirez pas de m’avoir sauvé l’honneur en m’épousant. Et depuis ce jour, ils n’eurent pas la plus légère altercation.
— Il y a bien longtemps, ma sœur, que vous ne m’avez parlé du père Jérôme : est-ce qu’il a vérifié le proverbe, quand le diable fut vieux, il se fit hermite ; ou bien le pistolet de son rival l’aurait-il converti ? — Vous ne le pensez pas, ma sœur ; ce n’est pas un homme comme Jérôme qui change de mœurs : quand la passion du vin se joint à une autre, elle abrutit et ôte à l’âme tout ressort ; il est impossible qu’elle ait l’énergie nécessaire pour renoncer au vice. Il suivit donc ses premiers penchants, et ne tarda pas en arrivant à Rome de former de nouvelles liaisons. Mais il regrettait Adélaïde, et s’il n’eut pas craint son frère, il eut repris le chemin de Paris. Rien ne pouvait le fixer, et il passa de belles en belles, s’entend de celles qui pouvaient se laisser toucher par un vieux capucin. Il fit un soir connaissance d’une petite brune très éveillée, qui l’engagea à venir la voir. Il ne se le fit pas dire, deux fois ; et ne voyant chez elle ni madone ni agnus dei, il se douta qu’elle était de la race maudite, autrefois privilégiée : mais que lui importait : elle était jolie et avait sut-tout beaucoup d’esprit. Elle l’assura que c’était la première fois de sa vie qu’elle avait hasardé semblable démarche, mais que son père la rendait si malheureuse, qu’elle avait pris le parti de quitter la maison paternelle, croyant pouvoir subsister de son travail ; que depuis deux jours elle manquait absolument de pain, et qu’elle avait pensé qu’en s’adressant à un homme qui paraissait aussi respectable que lui, il aurait pitié de sa position, et qu’il ne la traiterait pas avec le mépris qu’on avait pour celles qui manquaient aux premières lois de la nature qui fait de la résistance du sexe le plus faible, la gloire et le plaisir du vainqueur.
Que cette histoire fût vraie ou fausse, elle intéressa le père Jérôme, pas assez généreux pour offrir des secours à l’innocence que l’excès de la misère conduit aux désordres ; mais aussi pas assez insensible pour user, sans aucune délicatesse, des droits que l’infortune lui donnait sur cette enfant. « Vous avez raison, lui dit-il, de penser qu’en vous confiant à moi vous n’aurez pas lieu de vous en repentir, je me chargerai de votre existence, et tant que je vivrai vous n’aurez nul besoin de recourir à ce triste moyen pour subvenir à ce qui vous sera nécessaire. » Il lui donna vingt écus romains pour prendre, dès le lendemain, un logement propre et modeste, et lui promit de venir la voir. La petite personne enchantée d’échapper à la misère, bénit Abraham de lui avoir fait rencontrer ce charitable chrétien, et témoigna très positivement au père Jérôme, sa reconnaissance. Deux ou trois mois se passèrent, et le père de Sara la cherchait partout ; c’était un juif portugais, le plus vindicatif des hommes : il jurait que s’il retrouvait sa fille il la poignarderait. Un jour il croit l’apercevoir rentrant chez elle, tenant sous son bras un petit panier qui contenait la collation que le béni-père devait venir partager avec cette douce colombe : il reste aux environs de la maison, et peu de moments après il voit entrer le père Jérôme ; il s’informe aux voisins, et apprend qu’effectivement il y a quelques mois qu’une jeune fille a loué cette maison, qu’elle y vit très retirée, et qu’on y voit jamais venir qu’un vieux capucin qui paraît l’aimer tendrement. Cette explication donne à ce père dénaturé l’idée la plus cruelle ; mais avant de l’exécuter, il veut encore s’assurer que c’est sa fille. Il rode plusieurs jours aux environs ; enfin, il la voit reconduire le moine, avec les plus grandes marques de la plus tendre affection : alors il se déguise, et va droit au saint Office, où il dénonce le père Jérôme, assistant du général des capucins (il était parvenu facilement à savoir qu’il était l’amant de sa fille), comme ayant les plus grandes intimités avec Sara Capellos, juive de nation, et professant sa religion ; il indiqua la demeure de sa malheureuse fille, et l’heure où le révérend père se rendait chez elle, et signa d’un nom supposé sa déposition.
Le grand inquisiteur qui avait eu à se plaindre du général des capucins, fut charmé de trouver cette occasion de l’humilier dans la personne de son assistant, et donna ordre aux alguazils de faire tous leurs efforts pour surprendre les coupables, et les livrer à la rigueur du tribunal. Le père Jérôme qui s’attachait, de plus en plus, à la jeune Israélite, ne passait pas un jour sans venir chez elle : il s’y rendit, comme de coutume : et à peine deux draps blancs et fins recevaient sa révérence et l’objet de ses affections, que l’on entend frapper rudement à la porte, et ordonner d’ouvrir au nom du saint Office. Jérôme effrayé, pour la seconde fois de sa vie, eut encore plus de peur de ces terribles paroles que du pistolet que lui avait présenté son confrère : il ne sait quel parti prendre ; et pendant qu’il hésite, la porte est enfoncée, et le pauvre capucin pris in flagranti delicto. Chargé de chaînes ainsi que sa complice, on les conduit tous deux dans les cachots de l’inquisition, où leur procès fut bientôt instruit et jugé ; tous deux furent condamnés à être brûlés vifs : mais comme une jolie femme échappe toujours aux plus grands périls, un inquisiteur qui ne put voir sans pitié griller tant de charmes, lui fit conseiller de demander à abjurer la religion juive. Elle qui craignait beaucoup moins l’eau que le feu, ne manqua pas de se servir de cet expédient aux risques d’en marquer encore sa reconnaissance à celui qui le lui fournissait. On la fit sortir de prison, on la mit dans un couvent, pour y être instruite et baptisée, au grand regret de son père qui avait bien espéré qu’elle n’échapperait pas au piège qu’il lui avait tendu ; il se pendit de désespoir après avoir écrit à sa fille que c’était lui qui l’avait livrée à l’inquisition. En vain Sara demanda à celui qui s’était chargé de sa conversion, la grâce du père Jérôme, elle ne put l’obtenir, et il fut brûlé vif, comme son arrêt le portait. Thomassini qui avait écrit à Durolet la fin tragique du père Jérôme, ajoutait qu’ayant été voir passer la procession, le malheureux Jérôme l’avait reconnu, et s’écria : « Ah ! signor Thomassini, c’est vous qui êtes cause de ma mort ; sans ce coquin de Durolet je serais encore à Paris, où j’aurais pu coucher avec des juives, des mahométanes, des païennes même, sans qu’on m’eût brûlé pour cela ; mais qu’il prenne garde à lui, car il ne finira pas mieux que moi. » Il en eût dit davantage, ajoutait Thomassini, si le maître des cérémonies ne l’avait forcé d’avancer ; et moi qui ne vois jamais ces exécutions illégales qu’avec horreur, je me suis retiré chez moi, où je vous écris pour vous apprendre la fin déplorable de votre confrère, qui a reçu la punition de ses déportements, il faut l’avouer, d’une manière bien cruelle.
Cette lettre fit quelqu’impression sur Durolet : il vit qu’il y avait un terme marqué, et que quarante et cinquante années de prospérité n’étaient pas un garant certain que la fin de la carrière ne serait pas terrible. Il se rappelait avec quel bonheur ils avaient échappé à la première aventure où il s’était trouvé avec ce malheureux. Ce n’était pas du feu dont nous étions menacés, mais de perdre toute considération, et peut-être de nous trouver condamnés par le chapitre à une prison pire que la mort. Qui aurait dit que quinze ans après il serait pris au même lac sans pouvoir y échapper ? Il ne s’avouait pas que c’était lui qui en était la cause en l’ayant forcé de partir pour l’Italie, mais il en sentait intérieurement quelque peine ; et les paroles de cet homme au moment de monter sur le bûcher retentissaient malgré lui dans le fond de son cœur : Qu’il prenne garde à lui, il ne finira pas mieux que moi. Il est vrai qu’il avait entièrement renoncé à toute intrigue, et l’ambition occupait seule son cœur. — L’ambition, ma sœur, un capucin ! — Et qui ne sait que leur orgueil avait passé en proverbe ? Sixte-Quint, de simple cordelier n’était-il pas devenu pape ? Pourquoi un autre enfant de Saint-François n’aurait-il pas aspiré aux dignités ecclésiastiques ?
Durolet avait tant de moyens, sa réputation était si bien établie, qu’il pouvait prétendre à tout ; et cependant un ver rongeur commençait à le troubler, lorsqu’il arriva aux capucins un fait dont je puis vous assurer l’authenticité : j’ai connu le héros de l’aventure. Celle-ci, ma sœur, ne fera que vous confirmer dans vos bons sentiments, comme elle commença d’amollir le cœur pervers de notre indévot capucin.
Le neveu d’Achmet III, empereur de Constantinople, étant à la chasse, emporté par la passion qu’il avait pour cet exercice, s’écarta de sa suite, et se trouva seul avec un esclave chrétien qu’il aimait beaucoup, et qui avait eu le courage de lui parler de sa religion, comme infiniment supérieure à celle de Mahomet, dont il lui faisait remarquer les absurdités. Le jeune prince l’écoutait avec intérêt, et déplorait souvent avec lui l’impossibilité où il était d’embrasser le christianisme. Mais comment échapper à la surveillance d’une cour entièrement dévouée aux volontés de son oncle ? D’ailleurs, il ne pouvait se dissimuler qu’en changeant de religion il fallait renoncer aux grandeurs, et que le faste ottoman, auquel il était accoutumé dès l’enfance, lui rendrait bien dures les privations que la perte de sa fortune lui ferait éprouver, s’il était assez heureux de parvenir dans un royaume catholique. Son esclave, que son zèle pour le salut de son maître rendait ingénieux à trouver des motifs déterminants, l’assurait que s’il arrivait en France il serait certain de trouver à la cour de Louis XV la plus noble hospitalité ; et cependant Selim (c’était le nom de ce prince) hésitait toujours, et sa tendresse pour ses parents était un obstacle encore plus insurmontable que ceux de la crainte de la médiocrité. Il avait même fini par imposer silence à son esclave, et celui-ci n’osait plus lui en parler. Un événement, que vous regarderez, ma sœur, comme un coup du ciel, lui en offrit l’occasion.
S’étant donc, comme je vous l’ai dit, égaré, il parcourait des bruyères arides et hérissées de pointes de rochers, poursuivant avec acharnement un chevreuil qu’il suivait à la trace de son sang qu’une blessure peu profonde lui faisait répandre. L’animal timide, mais qui n’a point encore perdu sa légèreté naturelle, s’élance de l’autre côté du ravin à l’instant où Selim l’ayant à portée, allait finir son sort. L’impétueux chasseur ne calcule pas la profondeur de l’abîme qui se présente sous ses pas, et force son cheval à le franchir. Malgré la force et l’adresse si connues des chevaux barbes, celui-ci ne peut atteindre l’autre bord du ravin, ses pieds de devant le touchent seulement ; mais n’ayant pu prendre assez d’élan, il roule avec son malheureux maître au fond de l’abîme, au moment où son esclave, qui avait bien calculé le danger, s’apprêtait à le suivre : mais lorsqu’il vit le prince tomber sous son cheval, qui semblait se soulever pour ne pas terminer les jours de celui dont il connaissait si bien la voix et la main, l’esclave, dis-je, effrayé de cet horrible événement, et apercevant que le prince est baigné dans son sang, met pied à terre, et, attachant son cheval à un tronc d’arbre, descend avec le plus grande difficulté jusqu’à l’endroit où Selim, sans connaissance, paraissait avoir cessé d’exister. Son premier soin fut de débarrasser ses pieds des étriers et d’empêcher que son cheval ne le blessât encore plus grièvement en se relevant ; il y réussit, grâce à l’attachement que ce bon et fier animal avait pour son maître : il semblait même le regarder tristement en voyant son visage décoloré et souillé du sang qui ruisselait d’une large blessure qu’il s’était faite contre la pointe d’un rocher sur lequel il était tombé. Quand Azor, cet esclave fidèle, se fut assuré que la monture de son maître ne pourrait s’éloigner, il prit le prince dans ses bras, et, soulevant sa tête qui retombait sur son sein, il lui prodiguait tous les témoignages d’attachement et de douleur. Ce qui le mettait au désespoir, c’est qu’il n’y avait dans ce lieu désert aucune espérance de secours, et que la nature n’y offrait aucune plante salutaire, ni même d’eau pour laver sa plaie. Il se détermina cependant, en invoquant le Dieu des chrétiens, à panser cette blessure qu’il ne put envisager sans frémir en voyant que le cervelet était à découvert.
Il parvient toutefois à étancher le sang, et se couchant par terre il prit cet infortuné jeune homme dans ses bras. Épiant avec la plus tendre sollicitude le premier instant où la connaissance lui reviendrait, et n’attendant rien des secours humains, il continue d’adresser au ciel les plus ferventes prières pour la vie de son maître qu’il ne pouvait voir enveloppé des ombres de la mort sans envisager qu’elle le privait pour jamais de la vue de Dieu. Enfin, ses vœux sont exaucés, et Selim entr’ouvre les yeux ; mais frappé de l’éclat du jour qu’il ne pouvait soutenir il les referme soudain, et serrant seulement la main d’Azor, il lui fit connaître qu’il était sensible à ses soins. Ce fidèle esclave assuré par ce mouvement que son maître avait repris connaissance, lui adressa ces mots. — Ô ! mon prince, dans quelle douloureuse situation un seul instant vous a plongé ; il n’y a qu’un moment que vous pouviez vous flatter qu’une longue prospérité était promise, et la gloire du sang ottoman qui coule dans vos veines semblait vous assurer de passer vos jours dans les délices ; et cependant, vous voilà seul avec un esclave dans un désert où il ne peut, malgré son zèle, vous procurer aucun soulagement. À quoi sert donc une gloire passagère ! Vous allez périr victime de votre intrépidité ; et ce moment va décider de l’importante question que vous m’avez depuis quelque temps défendu de traiter. Mon maître, mon cher prince, au nom de l’affection que j’ai pour vous depuis votre enfance, ayez recours au dieu des chrétiens ; promettez-lui, s’il vous rend à la vie d’embrasser son culte et de fuir une terre où son nom est blasphémé ; et je suis assuré qu’il vous guérira et vous procurera le moyen de vous instruire de sa sainte loi. Selim qui sentait bien qu’il n’avait plus qu’un souffle de vie, et qui souvent avait été frappé des sublimes vérités dont son esclave avait tâché de faire passer l’amour dans son cœur, fut sensiblement touché de ce discours, et réunissant le peu de force qui lui restait, dit d’une voix faible, mais du fond de son âme : — Veuille le Dieu des chrétiens me rendre la vie, et je promets de recevoir le baptême. À peine avait-il prononcé ces mots, que le nuage qui couvrait ses yeux se dissipa. Les douleurs intolérables que lui causait sa blessure cessèrent, son sang reprit son cours, et rendit à ses membres déjà glacés par le froid de la mort leur élasticité. — Je me sens bien mieux, dit-il à Azor, et je ne doute plus de la puissance de celui qui a trouvé sa gloire dans ses humiliations. Oui, je jure d’être chrétien : puissé-je retomber dans le triste état dont j’échappe à peine, si je manque à ce vœu que je prononce du plus sincère de mon cœur ! Azor transporté de joie de voir son maître rendu à la vie, et plus encore de la certitude qu’il l’arrachera à l’erreur, mouille ses mains de ses larmes ; et le prince se sentant la force de remonter à cheval, regagne, sans éprouver le moindre accident, le gros de la chasse qui, très inquiet de lui, le cherchait depuis plusieurs heures. À ses habits teints de sang, à la pâleur qui couvrait encore son visage, sa suite ne douta point de l’accident qui lui était arrivé ; mais on était loin, le voyant revenir se tenant parfaitement à cheval, de croire qu’il eut été si grave. Il ne voulut point en instruire ; et retournant au palais de son père, il fit venir ses chirurgiens qui ayant levé l’appareil ne pouvaient concevoir comment une blessure qui avait été si profonde (car ils en jugeaient aux traces qui restaient) eût pu en si peu de temps être prête à se refermer. Ils voyaient dans cet événement tant d’impossibilité de pouvoir l’attribuer à des causes naturelles, qu’ils furent forcés de dire que ce ne pouvait être que l’effet d’un secours céleste qu’ils attribuèrent à Mahomet ; et le Muphti en ayant été instruit ordonna des prières en l’honneur du saint prophète, que l’on regardait comme l’auteur de ce miracle.
Le père de Sélim qui l’aimait tendrement ne cessait de louer le ciel, et recommanda cependant à son fils de ne plus s’exposer aussi témérairement. Sélim le lui promit, et peu de jours suffirent pour le rétablir entièrement.
Cette plaie qui devait finir sa carrière à l’âge de seize ans, se trouva cicatrisée en si peu de temps qu’il parut à la Porte au bout d’une semaine, où il reçut de sa hautesse toutes les félicitations que méritait un événement aussi extraordinaire. Bientôt Sélim avant recouvré sa santé et ses forces, oublia sa promesse, et commença à se persuader qu’il n’y avait eu rien que de naturel dans cet événement, ou qu’il ne devait sa guérison qu’à la protection de Mahomet. Il renonça à son projet, et évitait avec soin de donner occasion à Azor de lui rappeler le vœu qu’il avait fait.
Cependant, au moment où il se croyait le plus assuré de sa guérison ; et que sa plaie parfaitement cicatrisée ne lui laissait plus aucun souvenir, elle se rouvrit avec les symptômes les plus effrayants, et les médecins déclarèrent qu’il n’y avait nulle espérance de guérison. Le père de Sélim au désespoir faisait inutilement brûler des parfums dans la mosquée. Ses prières n’étaient point entendues de celui qui tient en sa main la vie et la mort. Azor, pour qui seul l’état de son maître n’est point un mystère, se hasarde de s’approcher de son lit. Celui-ci tourne des yeux mourants, et lui dit de manière à n’être point entendu de ceux qui étaient auprès de lui : — Tu vois, Azor, avec quelle cruauté le dieu des chrétiens me punit d’avoir, manqué à ma promesse. — Ah ! seigneur, il ne tiendrait qu’à vous d’éprouver encore les effets de sa bonté. Renouvelez du fond du cœur ce vœu qui déjà vous a rappelé des portes du trépas, et je suis assuré que vous serez guéri. — Il n’est plus temps ; mon cher Azor ; je sens que je me meurs. — Croyez, reprit l’esclave, qu’il saurait bien par sa puissance veut rappeler même de la nuit du tombeau. Lui est-il donc plus difficile de rendre la vie que de la donner ! – Selim pressé par la tendre affection d’Azor, lui dit d’implorer pour lui son dieu qui sera le sien s’il lui rend l’existence ; et celui-ci s’éloigne pour trouver un lieu solitaire où il puisse adresser au médiateur des hommes ses ardentes supplications pour la guérison de son maître... Elles ne furent point rejetées, et Selim recouvra encore la vie et la santé. Instruit par l’expérience qu’il avait faite, il ne s’occupa plus que de mettre à exécution son projet. Azor en chercha tous les moyens ; et enfin un soir il sortit avec cet ami fidèle (car il lui avait donné la liberté du palais de son père,) emportant quelques diamants de peu de valeur, n’ayant point voulu ajouter à la douleur que ce père aurait de sa perte ; celle de ses richesses. Je ne vous rapporterai point les peines incroyables qu’ils eurent pour échapper aux recherches des Janissaires que l’on envoya dans tous les environs de Constantinople pour le découvrir. Enfin après mille traverses qui semblaient ajouter à l’ardeur du prince pour embrasser le christianisme, ils arrivèrent à Smyrne où Azor qui connaissait un R. P. Jésuite qu’il avait vu à Marseille avant sa captivité, s’empressa de lui présenter son prosélyte. — Puisse mon fils, lui dit le disciple d’Ignace, puisse le seigneur bénir une si sainte entreprise faite pour ajouter à l’éclat de ta puissance céleste.
À ce pieux début Azor ne douta pas qu’il allait trouver toute protection dans les bénits-pères, et s’apprêtait déjà à leur demander de se charger de l’instruction du catéchumène, lorsque le Jésuite reprit : — Il nous serait sûrement bien doux de coopérer à une action aussi glorieuse pour notre sainte religion, et si utile pour le prince ottoman ; mais vous n’ignorez pas que l’homme tant qu’il vit sur la terre, est obligé de se conformer aux lois politiques établies entre les sociétés civilisées. Selim n’est point un simple particulier, il est proche parent du grand seigneur, qui est déjà, d’après ce que vous me dites, irrité de sa fuite, le fait chercher et ne tardera pas même à le réclamer auprès des puissances qui lui donneraient asile. Que voulez-vous que puisse faire contre un souverain si redoutable des pauvres religieux tels que nous ? Ah ! mon cher Azor, quelle douleur ce serait pour moi et mes confrères, si un ordre de la Porte venait l’arracher de nos bras, au moment où nous serions prêts à l’admettre dans le sein de l’église. Adressez-vous à quelqu’autre maison religieuse, car pour nous, je vous le dis à regret, c’est impossible. Il fut aisé à l’affranchi de démêler la cause de ce refus : l’intérêt en était le motif. Les Jésuites faisaient un commerce très utile dans les Échelles, et craignaient de se brouiller avec Achmet en baptisant son parent. Désespéré d’avoir aussi mal réussi dans sa première tentative, il se rendit aux Capucins qui l’accueillirent, très cordialement ; mais trouvant aussi, des dangers à faire faire à Selim abjuration dans les propres états de sa hautesse, ils proposèrent à Azor de s’embarquer pour la France avec un de leur pères qui les accompagnerait à Paris et les ferait recevoir dans leur maison qui avait des hommes très savants, versés surtout dans les langues orientales. — Voilà encore ma sœur ce que je n’aurais pas cru. — Rien cependant, ma sœur, n’était plus vrai ; et le père Louis de Poix, que j’ai connu, et dont je vous parlerai bientôt, possédait l’hébreu comme sa propre langue.
Azor très reconnaissant des propositions des révérends, détermina facilement son compagnon, jadis son maître, à partir par le premier vaisseau pour se rendre à Marseille ; la traversée fut heureuse, et pendant l’ennui de la quarantaine, Selim s’occupa à se perfectionner dans la langue française, qu’il commençait à parler. Azor revit avec une joie extrême son pays ; mais le chagrin de ne retrouver personne de sa famille qui avait péri dans la peste dont cette ville avait été désolée, joint aux fatigues et aux inquiétudes qu’il avait éprouvées dans ce voyage lui causa une fièvre violente dont il mourut le troisième jour. Sélim le pleura comme un père ; mais, le père François de Smyrne s’empressa de le consoler, et pour le distraire de sa douleur partit avec lui pour Paris, où ils arrivèrent peu de jours après que le père Durolet avait reçu la lettre de Thomassini.
Ce fut un objet d’une grande curiosité pour les badauds de Paris, qu’un prince Turc qui venait se faire baptiser. Les capucins sentirent tout l’honneur qu’une pareille conversion allait faire à leur maison ; ils chargèrent le père Louis de Poix de son instruction : c’était un homme vraiment estimable, et qui joignait à une profonde érudition une solide piété.
Le père Durolet fut frappé des circonstances de cette histoire ; il avait depuis longtemps laissé obscurcir dans son âme les vérités de la religion. Il ne pouvait dire de lui comme un auteur sacré : l’insensé a dit dans son cœur qu’il n’y a point de Dieu ; car c’était moins conviction de l’esprit contre cette sublime vérité, que désir d’anéantit, s’il le pouvait, la crainte d’un juge sévère : mais l’âge modérant les passions, il commençait à penser qu’il serait peut-être encore temps de fléchir sa justice ; mais ce n’était encore que des mouvements incertains, et les soins qu’il se donnait pour Sélim avaient plus de rapport au temps qu’à l’éternité ; et laissant au père Louis de Poix le soif de son âme, il s’occupa de lui procurer une existence, sinon brillante, au moins agréable. Ayant bien examiné les preuves de cette histoire, presqu’incroyable, et sachant par les papiers publics que la tête de Sélim était à prix, que même un assassin lui avait donné un coup de poignard dans le cloître, et dont la pointe avait percé ses habits et serait parvenue jusqu’à son cœur s’il n’avait pas eu l’habitude de porter sur sa poitrine le livre qui contenait les vérités de la religion qu’il voulait embrasser, et que l’on racontait à Constantinople l’événement de sa blessure de la même manière que Sélim leur avoir rapporté, il ne vit aucun inconvénient d’en faire instruire la reine dont la haute piété ne pouvait refuser sa protection à ce prince qui avait tout sacrifié au désir du baptême. Il alla trouver monsieur de Saint Florentin, qui se chargea d’en parler à sa majesté qui promit d’être sa marraine avec monsieur le duc de Bourgogne dont on le nomma écuyer, avec une pension et des concessions considérables de terrains vagues, en Normandie, qui devaient lui donner, lorsqu’ils seraient cultivés, un gros revenu. Madame de Boulogne et monsieur de Moras représentaient la reine et monsieur le duc de Bourgogne ; le procureur général fut invité à prononcer le discours ; rien ne fut plus pompeux que cette cérémonie, et l’ancien amant de Joséphine y déploya toutes les ressources de cette éloquence persuasive qu’il avait reçue de la nature. Tous les assistants fondirent en larmes, et Durolet ne put lui-même se défendre de l’émotion qu’il avait cherché à inspirer : son âme disposée aux impressions profondes, allait bientôt en ressentir une si déchirante qu’elle triompherait de l’insensibilité de son cœur.
Nous avons laissé la pauvre Joséphine, privée de sa liberté, accablée de l’abandon d’un de ses amants, persuadée que ses malheurs étaient l’ouvrage de l’autre, n’ayant aucune consolation, et accablée par une fièvre brûlante qui lui laissait à peine la liberté de réfléchir aux moyens d’adoucir son sort. Voyez cette femme qui malgré l’éducation sévère qu’elle avait reçue, n’avait jamais connu ces privations compagnes de la misère, et qui depuis dix ans jouissait de toutes les recherches du luxe et de la volupté, qui avait semblé lui créer une âme nouvelle pour en savourer les délices, maintenant dans une triste cellule où pour tout ornement il n’y a sur des murs, noircis par le temps et la fumée de la lampe, que des passages de l’écriture, non de ceux qui portent la consolation dans l’âme, mais ceux qui inspirent la terreur, un crucifix, une tête de mort, pour meuble, un mauvais lit sur lequel il n’y a qu’un matelas de bourre, des draps de toile jaune, une mauvaise couverture, une chaise de paille et une table ; de doubles grilles ôtant le peu de jour que donnait à cette triste demeure une croisée étroite, en rendait encore l’aspect plus effrayant : tel était le logement où l’on n’avait pas dissimulé à la triste Joséphine qu’elle passerait le reste de ses jours. La sœur qui avait eu quelque pitié pour elle ne reparaissait pas ; il lui était impossible de l’aller trouver, car ayant essayé de descendre de son lit elle s’était évanouie sur le plancher. Celle qui servait le corridor où elle logeait, la trouva sans connaissance sur le carreau glacé de sa prison, elle ne put se défendre d’être attendrie de ses souffrances, elle la remit sur son lit, chercha à la réchauffer, et alla avertir la supérieure du danger où elle était.
Cette femme dont toute la dévotion consistait à remplir ses fonctions de geôlière avec toute la sévérité possible, ne fit pas grande attention à ce que lui racontait la bonne sœur, et dit seulement : — Si elle est malade qu’on la porte à l’infirmerie. Sœur Ursule ne perd pas un instant pour l’y faire conduire ; là, au moins, elle a un lit un peu plus supportable, ses draps sont un peu moins durs, et elle n’est pas exposée à périr seule sans secours, sa jeunesse, sa beauté, et la douceur de son caractère intéressent à son sort ; mais malgré tous les soins qu’on lui donne, on ne peut s’opposer aux progrès du mal : sa fièvre devient chaque jour plus violente, un délire continuel lui retrace sans cesse les objets de ses regrets, son fils, son fils surtout se présente incessamment à son imagination frappée, elle l’appelle à grands cris, elle nomme son père, elle lui reproche sa barbarie, elle accuse Dolman de son insensibilité : quant à son mari elle n’en parle qu’avec le mépris qu’il lui inspire. L’aumônier de la maison vint lui offrir les consolations de la religion, elle le repousse avec fureur ; on prend pour impiété ce qui n’est chez elle que l’effet d’un esprit aliéné, et alors elle n’est plus regardée qu’avec horreur : à peine s’occupe-t-on de lui conserver la vie. Cependant la force de son tempérament la rappelle des portes de la mort, elle semble se réveiller d’un songe terrible, ou plutôt elle croit qu’il subsiste encore ; cette salle remplie d’un grand nombre de lits, ces femmes vêtues de noir qui les servent, le linge grossier qui la couvre, tout ne lui paraît qu’une illusion pénible ; mais quand elle eut recouvert l’usage de sa raison, elle ne vit que trop que ces tristes objets étaient réels ; apercevant Ursule, qu’elle croit reconnaître, elle l’appelle et lui demande qui l’a réduite dans ce cruel état. — Hélas ! mon enfant, des ordres supérieurs que votre mari a obtenus contre vous, voilà plus de soixante jours que vous êtes à l’infirmerie, où vous avez été à toute extrémité ; mais, ce qui a bien scandalisé toute la maison, c’est que vous avez accablé d’injures monsieur l’aumônier, quand il vous a parlé de Dieu. — Hélas ! on a bien tort de m’en vouloir, car je ne me souviens pas seulement de l’avoir vu. — C’est toujours ce que je disais, que vous étiez dans le délire ; mais on a pas voulu le croire. — Dites-moi, ma chère amie, reprit Joséphine, personne ne s’est-il informé de moi depuis que je suis ici ? — Personne. — On ne m’a point écrit ? — Je n’en sais rien ; mais ici toutes les lettres sont portées à la supérieure, et aucune dame pensionnaire n’en reçoit. — Ainsi, il faut mourir sans avoir la consolation de voir aucun de ceux qui nous ont été chers, sans pouvoir leur faire ses tristes adieux ? — Tel est l’ordre établi dans cette maison de pénitence. — Que mon sort est cruel, et si toutes les femmes qui sont coupables des mêmes fautes étaient punies d’une manière aussi terrible, que je les plaindrais. — Mon enfant, il faut offrir vos souffrances à Dieu en expiation de vos péchés ; et elles deviendront légères.
Dès que sa convalescence fut décidée on la reconduisit dans sa chambre, où l’humidité et le froid (car on était à la fin de novembre) lui causèrent un rhume qui se fixa sur sa poitrine ; mais comme elle pouvait aller et venir, on n’y fit aucune attention.
Mademoiselle Précieux avait passé dans son pays presque tout le temps qui s’était écoulé depuis le départ de Fontaine. Enfin, ayant perdu ses parents, elle se détermina à retourner à Patis, et alla à son arrivée chez madame Moreau qui avait depuis peu renoué une correspondance assez suivie avec elle et l’avait instruite de tous les événements qui s’étaient passés. Elle la trouva encore fort affligée de celui qui avait fait prendre contre sa fille un parti si sévère. Quoique mademoiselle Précieux dut en vouloir à Joséphine, elle ne put s’empêcher d’en être touchée, et implora pour elle l’indulgence de sa mère. Mais elle lui dit que cela ne dépendait point d’elle, et que Fontaine ne voulait pas en entendre parler. Elle demanda si on pouvait la voir. Madame Moreau dit que les ordres les plus précis le défendaient, et qu’elle-même n’en obtiendrait pas la permission. Cependant, cette âme angélique, pour qui le pardon des injures était aussi facile qu’il l’est peu à presque tous les hommes, ne douta pas que le sort de cette infortunée ne fut affreux, et résolut à quelque prix que ce fût de lui porter quelque consolation. Elle employa donc des amis qu’elle avait auprès de M. l’archevêque, pour avoir une permission illimitée pour Sainte-Pélagie. Elle fut longtemps sans pouvoir l’obtenir ; enfin, lorsqu’elle l’eut elle n’eut rien de plus pressé que d’en faire usage. Elle demanda à entrer, on fut surpris qu’elle en eût le droit ; mais la permission était en si bonne forme que l’on ne put la refuser. Elle dit à la portière qu’elle voulait voir madame Fontaine. — Je crois, dit-elle que vous la trouverez dans la salle du travail. Elle s’y fait conduire ; elle la distingua bientôt entre ses compagnes. Malgré l’état de souffrance et de maigreur où elle était, l’extrême négligence de sa toilette, c’était encore cette Joséphine si belle que rien ne pouvait la rendre méconnaissable. Joséphine en l’apercevant fit un cri et se couvrit le visage de ses mains.
Mademoiselle Précieux alla à elle, et lui dit : — Pourquoi cet effroi, ma pauvre amie ? Je viens pour alléger vos peines si je le puis. — Dieu ! serait-il possible ? Quoi ! mademoiselle, vous avec qui j’ai eu des torts si graves vous viendriez pour me consoler, tandis que l’univers m’abandonne ! — C’est pour cela, madame, que je n’ai pu me résoudre à vous laisser dans cette affreuse situation sans venir vous dire toute la part que j’y prends, sans chercher de concert avec vous le moyens de la rendre plus supportable. — Ah ! il n’est plus temps, trop généreuse amie, le coup mortel est porté. Voilà deux mois que je crache le sang sans qu’on ait daigné s’en apercevoir. Une fièvre lente me consume et tout à la fois me soutient. Je suis bien sûre que je n’ai pas huit jours à vivre. Cependant, je regarde comme une des plus grandes faveurs du ciel le bonheur de vous voir, que j’avais si peu mérité. Enfin, je ne descendrai pas dans la tombe sans avoir revu un être compatissant à mes douleurs, sans avoir déposé dans son sein les larmes que je répands depuis de si longs jours, et qui dans l’affreux isolement où je suis condamnée, retombent sur mon cœur et le brûlent. – Mademoiselle Précieux vivement émue du malheur d’une femme dont l’enfance l’avait intéressée, ne put s’empêcher de remarquer l’extrême changement que les années avaient fait en elle. Ses manières étaient nobles et aisées ; elle s’exprimait dans les meilleurs termes, et l’énergie du sentiment se peignait dans ses paroles. Est-il possible, se disait-elle en elle-même, que cette infortunée qui était susceptible d’acquérir tant de qualités soit tombée dans d’aussi mauvaises mains ! Si un honnête homme l’avait aimée… Mais… Elle suspendit le cours de ses réflexions pour lui demander ce qu’elle pourrait faire pour elle. — Rien, ma digne amie, que de me plaindre et d’écouter le récit de mes douleurs ; mais obtenez un parloir intérieur où l’on puisse faire du feu afin d’être libre, car c’est là ce qui est terrible dans cette affreuse maison, il faut que je meure de froid dans ma triste cellule ; que je sois ici avec des êtres indifférents qui m’observent avec une barbare curiosité. – Mademoiselle Précieux fit ce qu’elle désirait ; et comme elle s’était attiré une grande considération par l’énoncé de sa permission, on lui accorda tout ce qu’elle demandait. Joséphine raconta à celle qui lui avait tenu lieu de mère, et qu’elle avait payé de tant d’ingratitude, tout ce qui lui était arrivé depuis l’instant où elle l’avait quittée jusqu’au jour où elle s’était vue si indignement traitée par son époux ; elle ajouta : — Je n’ai qu’une grâce à vous demander, c’est de laisser ignorer à tout le monde que vous m’ayez vue. Je veux leur donner, ajouta-t-elle en souriant, tout le plaisir de la surprise en apprenant ma mort. — Pouvez-vous croire, mon amie, qu’ils puissent la regarder comme un bonheur ? — Ah ! je n’en suis que trop certaine : n’ont-ils pas eu le projet de terminer mes jours en m’enfermant dans cette odieuse maison ? N’y avait-il pas d’autres couvents où ils pussent s’assurer de moi, sans me condamner au genre de supplice que j’éprouve ? — Ils l’ignorent peut-être. — Non, mon amie, la réputation de ce lieu de pénitence est faite il y a longtemps ; mais, mon supplice finira bientôt. Vous, reverrai-je ? — Tous les jours, mon enfant. — Alors je ne me plains plus de mon destin, et j’accepte avec la plus vive reconnaissance cette marque de votre pitié, parce que je ne crois pas que j’en abuse longtemps. — Rejetez, ma chère amie, ces funestes présages. Pensez qu’à vingt-cinq ans il y a bien de la ressource ; je reviendrai demain, j’amènerai un médecin habile qui ne vous connaîtra pas. J’obtiendrai que vous ayez un appartement supportable, et je vous procurerai tous les adoucissements que votre état exige. Il ne faut que du repos, du régime et une excellente nourriture. — Pour mourir avec moins de douleur, interrompit-elle, mais je n’en mourrai pas moins. N’importe, j’accepte tout ce que vous voulez faire pour moi : vous mettre à portée de suivre les mouvements de votre cœur est le seul moyen qui me reste de vous prouver ma reconnaissance pour tout ce que je vous dois déjà ; mais j’ai encore une grâce à vous demander, c’est de vous informer de ce que devient mon fils. Mes inquiétudes pour lui sont extrêmes. Vous savez à présent à qui il doit le jour, et vous pouvez penser qu’après la cruauté qu’il a pour la mère je ne puis être tranquille sur le sort de l’enfant. – Elle lui promit de s’en informer avant que de venir.
Joséphine lui demanda aussi des nouvelles d’Adélaïde : si elle avait pu compter sur sa discrétion, elle aurait été fort aise de la voir. — Non, ajouta-t-elle, sa présence me rappellerait trop vivement celui qui a été cause de ma perte. Vous lui direz seulement lorsque je ne serai plus, que je lui conservais une sincère amitié, et que je me repens bien des mauvais conseils que je lui ai donnés ; mais que je me flatte que la manière douloureuse dont je péris lui servira d’une utile leçon et détruira l’effet que mes discours et surtout mes exemples avaient pu produire sur elle. — Elle se conduit fort bien à ce que l’on assure, dit mademoiselle Précieux. — C’est une consolation pour moi de penser que je ne l’ai point entraînée dans l’abîme d’où l’infortune seule m’a fait sortir. – L’heure força mademoiselle Précieux de quitter son amie, non sans verser des larmes qu’elle voulait en vain retenir en la laissant dans une aussi triste position ; elle vint le lendemain comme elle l’avait promis, avec un médecin, une garde, et un ordre du ministre pour que madame Fontaine fût transportée dans les appartements des dames pensionnaires, et qu’elle y fut servie par la femme Jaquelin, garde-malade. La supérieure n’avait pas un mot à dire. Mademoiselle Précieux paya un quartier d’avance ; elle avait fait apporter des meubles et du linge.
On lui fit avoir un logement propre et commode ; elle fit faire un bon feu, et étant allé trouver sa pauvre amie dans son cachot (car on pouvait donner ce nom à sa cellule), elle la trouva si fatiguée de la nuit qu’elle avait passée qu’elle n’avait pu quitter son misérable lit ; elle l’aida elle-même à s’habiller et la conduisit dans son nouveau logement où le médecin l’attendait. Il jugea dès l’instant que son état était désespéré, il ne le cacha pas à mademoiselle Précieux, et donna cependant de ces ordonnances qui ne peuvent faire ni bien ni mal, mais qui laissent au malade quelqu’espoir, et promit de la venir voir de temps en temps.
Lorsqu’il fut parti, Joséphine se jeta dans les bras de son amie et lui témoigna toute sa sensibilité dc la délicatesse de ses procédés et de ses bons soins. — Enfin, grâce à vous, ma digne amie, je ne mourrai point au désespoir. — Que parlez-vous de mourir ? parlons de vous rétablir. — Ce serait nous tromper, croyez-vous que je n’ai pas vu dans les yeux du médecin qu’il a la même opinion ; mais dites, ma tendre amie, avez-vous eu quelques nouvelles de mon fils ! — Il se porte à merveille ; j’ai passé à son collège en venant ici, il m’a demandé comment vous vous portiez ; il ne vous oublie pas, et l’instinct de la nature semble vous rendre chère à son jeune cœur, sans qu’il sache les liens qui l’unissent à vous : il vous croit en campagne, et s’ennuie que vous ne le fassiez pas venir. Le principal m’a dit que son oncle vient souvent s’informer de ses progrès et a le plus grand soin qu’il ne manque de rien. — Je puis donc être tranquille sur son sort ; mais j’avoue qu’il me sera bien douloureux de ne pas l’embrasser avant de quitter la vie ; c’est impossible qu’il ignore à jamais que je fus sa mère, qu’il ne sache point que je fus la victime de celui qui lui donne des soins dont il doit être reconnaissant ; l’idée qu’il aurait que celui qu’il nomme son oncle a causé ma mort l’empêcherait de l’aimer, et il n’a que lui au monde : cependant, quand je ne serai plus, je vous prie, mademoiselle, d’en parler à ma mère, elle n’a que des collatéraux éloignés, tâchez qu’elle prenne sur une succession qui ne peut être que fort bonne, de quoi assurer à cette innocente créature une existence indépendante.
Mademoiselle Précieux l’assura quelle ferait tout ce qui dépendrait d’elle pour l’y déterminer ; — Mais, ajouta-t-elle, soyez tranquille, je n’ai que des cousins éloignés qui sont riches ; ainsi je puis, sans leur faire aucun tort, instituer votre fils mon légataire universel, d’autant que je ne dois compte à personne de ma fortune qui ne vient que de mon travail. — Ah ! dit Joséphine, quel cœur que le vôtre ! est-il possible que je n’aie pas su l’apprécier dans un temps plus heureux : mais il semblait que ma mère par sa dureté avec moi avait anéanti toutes mes facultés : de là sont venus mes malheurs que je prie le ciel de lui pardonner.
La journée fut assez tranquille, et mademoiselle Précieux se sépara de Joséphine avec l’idée qu’il serait peut-être possible qu’elle la sauvât. Mais, le lendemain la garde lui dit que la nuit avait été terrible, et que si cette jeune dame avait des dispositions à faire, il faudrait la prévenir ; car si elle avait plusieurs crises semblables à celle qu’elle avait eue depuis l’instant où mademoiselle Précieux était sortie du couvent, il y avait tout à craindre qu’elle n’y succombât : d’autant que la malade s’était très fatiguée à écrire, malgré ce qu’elle avait pu lui dire.
Mademoiselle Précieux fut en effet frappée de son extrême changement. — Vous n’avez point été raisonnable, ma bonne amie, on dit que vous avez beaucoup écrit hier. — C’était absolument nécessaire, ne faut-il pas que je fasse mes adieux à ceux qui n’apprendront ma mort que par ces témoignages de mon existence ; c’est vous, mon amie, qui remettrez une partie de ces lettres, où je leur peins une âme qu’ils n’ont point connue ; mais à présent que j’ai rempli ces devoirs indispensables, il m’en reste d’autres envers Dieu ; je voudrais bien cependant n’en être pas réduite à l’aumônier de cette maison qui s’est conduit avec moi depuis ma convalescence, qui n’était réellement qu’une maladie plus dangereuse que celle dont je sortais, avec une dureté incroyable ; ne pourriez-vous pas obtenir que je pusse choisir un homme doux et éclairé, qui, loin de m’effrayer au moment de ce passage redoutable, m’inspirât la confiance nécessaire pour ce moment que je vois sans crainte comme la fin de mes souffrances pour cette vie, mais dont je ne suis pas sans alarmes pour l’autre ? — Mon amie, je crois pouvoir vous assurer que ce que vous avez éprouvé depuis que vous êtes ici est suffisant pour expier des fautes qui ont été l’ouvrage de ceux qui vous ont entourée : voilà ce que vous dira un homme éclairé ; et dès que vous le désirez je vous amènerai demain monsieur de S*** qui vous consolera et qui calmera vos frayeurs.
En effet, elle revint de grand matin au couvent avec monsieur l’abbé de S*** qui joignait à la morale la plus pure, cette charité compatissante qui présente la divinité sous ses véritables traits, la bonté et la pitié pour les erreurs d’êtres faibles que les passions ont égarés, mais qu’il est toujours prêt à recevoir dans son sein paternel dès qu’ils reviennent à lui du fond du cœur. Il la trouva si mal, quoiqu’elle se fut levée pour le recevoir, qu’il crut ne pas devoir remettre plus tard que la matinée pour les dernières cérémonies. La piété, la résignation de la malade édifièrent les religieuses qui virent bien qu’elles s’étaient trompées en l’accusant d’athéisme. Depuis cet instant, ses forces diminuèrent si sensiblement qu’il parut certain qu’elle ne passerait pas la nuit. Mademoiselle Précieux écrivit pour qu’il lui fût permis de ne pas la quitter, ce qui lui fut accordé. Elle causa librement jusqu’à trois heures du matin. — Je suis heureuse, lui disait-elle, de quitter un monde qui ne pouvait plus m’offrir que de sujets de peine, mes yeux sont dessillés, je ne vois plus qu’avec horreur ce qui avait fait le sujet de mes plus douces jouissances, je suis déshonorée dans l’opinion publique, méprisable à mes propres yeux et je n’ai que vingt-cinq ans. Quelle longue carrière d’opprobre il aurait pu me rester à parcourir. C’est donc comme je le dis au père Durolet, un bien grand service qu’il m’a rendu en l’abrégeant par la rigueur dont il m’a fait traiter par mon mari ; je vous demande en grâce de lui remettre à lui-même ces derniers témoignages de mes sentiments et de l’assurer que je meurs sans le haïr ; vous enverrez celles de monsieur Fontaine et de Dolman : quant à celle de ma mère, je crois qu’elle sera bien aise de la recevoir de votre main. Tout mon regret est de ne pouvoir, ma chère amie, m’acquitter avec vous ; mais vous trouverez votre récompense dans votre propre cœur : je vous recommande mon fils, et je meurs sans inquiétude dès que vous voulez bien l’adopter. Une faiblesse qui lui prit ne lui permit pas d’en dire davantage, et elle expira, sans agonie, dans les bras de mademoiselle Précieux qui fut désolée de n’avoir pas pu lui porter à temps les secours de l’amitié, et ne s’occupa plus que de remplir ses dernières volontés.
Elle fit avertir le ministre de sa mort ; on mit les scellés, puis elle envoya les deux lettres de Fontaine et de Dolman. À l’un, elle faisait des excuses de sa mauvaise conduite, et souhaitait que dans un mariage mieux assorti il retrouvât beaucoup plus qu’il ne perdait, et l’assurait qu’elle mourrait sans aucun ressentiment de sa dureté envers elle… Pour Dolman, elle lui reprochait son insensibilité, et lui faisait un tableau touchant de l’affreux état où il l’avait réduite, et lui prédisait qu’un jour peut-être il connaîtrait le malheur et ne trouverait personne qui partageât ses peines, comme il avait fermé son cœur au récit de celles d’une femme qui n’avait aucun tort avec lui, qu’elle désirait qu’alors les chagrins qu’il éprouverait lui servissent, comme les siens, à le rappeler aux vérités de la religion. Celle à sa mère semblait n’être écrite que pour la supplier de ne point abandonner son fils : elle lui demandait pardon des chagrins qu’elle lui avait causés et se recommandait à ses prières. Mais la lettre qu’elle adressait à Durolet a paru à mon grand-père si touchante qu’il en prit un double, que j’ai soigneusement conservé : et la voici :
Lettre de madame Fontaine, au père Durolet.
Ce 7 septembre 17..
« C’est au moment que je vais cesser d’être, que je vous écris : je serai morte quand celle-ci vous sera remise ; je crois vous devoir cette marque d’attachement pour prix des maux que vous avez attirés sur ma tête. Rappelez-vous homme profondément scélérat, cette Joséphine si simple, si incapable de feindre, la première impulsion que vous fîtes sur son cœur, et que par un complot infernal, vous séduisîtes sous le nom d’un autre. Rappelez-vous cette promesse de mariage qui me rassurait sur les dangers de mon état. Ce fut au moment où j’appris que ce n’avait été qu’une ruse pour empêcher un éclat, que toutes mes idées se confondirent : je ne fus plus en état de juger ce qui était bien ou mal, et je m’abandonnai au délire de mon imagination qui vous cherchait dans tous les êtres que je rencontrais sans savoir que c’était vous que j’aimais ; rappelez-vous, lorsque je vous revis, après un mariage qui était encore une de vos criminelles intrigues, avec quelle tendre et sincère amitié j’écoutais vos perfides conseils : avec quel art vous fîtes servir le sentiments de la nature à vos coupables projets ; et rendez-moi la justice, si pendant les quatre ans que vous passâtes à Paris, j’eus une pensée qui ne fût pas pour vous. Avec quelle tendresse je reçus votre sœur ! et vous n’avez pas oublié la profonde douleur que j’éprouvai lors de votre départ : si vous avez douté de sa sincérité, pensez que c’est à mon heure suprême que je vous la rappelle, et que je ne dissimule point le tort que j’eus de croire que dans votre absence je pouvais recevoir des hommages d’un homme qui ne m’a que trop appris, par son dédain, qu’il ne méritait pas l’amitié que j’avais pour lui ; car, pour l’amour je n’en ai jamais eu que pour vous.
Mais vous aviez anéanti en moi tout principe, et, en me laissant imaginer qu’on pouvait sans crime tromper un mari, je croyais que je pourrais faire une infidélité passagère à un amant ; mais lorsque vous revîntes, mon cœur vola vers vous, vous le repoussâtes pour nourrir les projets de la plus atroce vengeance. Soyez donc satisfait, elle est remplie, et Joséphine expire victime de vos fureurs. Je ne serai plus comme je vous l’ai déjà dit au commencement de cette lettre, qu’une image insensible, quand vous la recevrez ; mais ce n’est pas sans un sentiment de reconnaissance pour vous que je quitte la vie : vous m’aviez créé une âme, vous m’aviez appris à penser, à exprimer mes idées ; c’est donc à vous que je dois de voir, sans trouble, ce moment si redouté de la brute insensible, et si désiré par l’âme du sage, comme le seul port contre les orages des passions. Oui, mon ami, je vais dormir paisiblement dans le sein de Dieu. Je l’ai offensé, mais il a permis que je fusse punie par celui que j’avais osé mettre à sa place. J’ai supporté avec courage et résignation les maux qui m’ont accablée ; il m’a donné des marques de ma réconciliation avec lui en m’envoyant dans ma prison un ange consolateur qui recevra le dernier souffle de ma vie. C’est elle, ami trop cher et trop cruel, qui vous remettra cette lettre. Elle vous recommande l’enfant qui n’osera jamais vous nommer son père, qui ne recevra plus les tendres caresses de sa malheureuse mère. Mon amie m’a dit que jusqu’à présent vous ne l’aviez pas abandonné : conservez-lui votre tendresse ; donnez-lui ces qualités si brillantes qui ne peuvent être effacées dans votre personne par le triste habit que vous portez. Mais surtout donnez-lui des vertus, vous dont l’éloquence sait les peindre en traits de feu, et les rendre aussi aimables que vous faisiez paraître le vice séduisant : et si le sort de la malheureuse Joséphine fait quelqu’impression sur vous, ne rejetez pas les mouvements qu’elle vous inspirera. Pensez que si vous y demeurez insensible vous n’avez plus à espérer de retour à l’ordre, et que vous finirez par vous perdre à jamais. Ô mon cher Durolet ! que ne puis je emporter au tombeau la certitude que mes souffrances vous seront utiles, que je serai le dernier de vos crimes !… Pardonnez la force de cette expression au désir que j’ai de vous les voir réparer, et que nous soyons réunis dans un nouvel ordre de choses pour pouvoir vous aimer sans remords et avec toute l’ardeur que mon cœur vous conservera jusqu’au dernier battement.
P. S. Je ne finirai point cette lettre sans vous prier de parler quelquefois de moi à ma chère Adélaïde. Je ne l’accuse point d’un abandon que je ne veux point attribuer à l’oubli, ni à l’indifférence, et qu’elle a cru devoir à sa réputation. Puisse mon exemple, dans le malheur, lui être aussi utile qu’il lui avait été pernicieux dans nos jours de plaisirs qui sont évanouis comme un songe ! »
Dès que mademoiselle Précieux eut laissé le corps de sa malheureuse amie aux soins des religieuses, elle se rendit au couvent des Capucins. Il faisait à peine jour. Elle fit demander le procureur-général, sans se nommer, mais dit seulement qu’elle avait quelque chose de très pressé à lui communiquer. C’était le lendemain du baptême de Sélim, qui avait pris le nom de Boulonenorange, composé de ceux de ses parrain et marraine. Malgré les éloges que Durolet avait reçus de son discours, il n’avait point éprouvé cette satisfaction que son amour-propre lui avait fait ressentir lorsqu’il voyait que chaque jour ajoutait à ses succès, et que l’on se portait en foule dans toutes les églises où il prêchait. Au contraire blessé de ses propres armes, il était accable du poids des preuves qu’il avait accumulées pour faire paraître dans toute sa sagesse une religion dont il avait depuis longtemps profané les plus augustes fonctions. Il sentait au fond de son cœur un frémissement que rien ne pouvait calmer : et incapable de se prêter à la société, il se déroba avant le repas que monsieur de Moras donnait à la maison, et sous prétexte qu’il se trouvait indisposé il se retira dans sa chambre où il ne voulut pas que personne l’accompagnât. – Là, se livrant aux plus sérieuses réflexions, et se rappelant la suite de sa vie depuis qu’il avait embrassé l’état monastique, il ne s’envisagea plus qu’avec horreur, et cherchant inutilement le sommeil pour écarter ses mortelles inquiétudes ; il ne put rencontrer le repos. Des songes terribles ajoutèrent aux tourments de ses premiers remords. Joséphine lui reprochait cette abominable hypocrisie dont il avait couvert ses projets de vengeances contre elle. Il se rappelait à quelle ignominie il l’avait livrée pour la punir des fautes dont il était cause ; et se réveillant le front couvert d’une sueur froide, il forma la résolution de commencer au moins par adoucir le sort de cette infortunée, en engageant son époux à changer le lieu de sa réclusion dans un couvent honnête où elle pourrait jouir de la consolation de voir sa mère et son amie. Il était cependant loin d’imaginer qu’elle fût accablée par la maladie. Fontaine seul en avait été instruit, mais comme il craignait qu’on ne lui demandât une augmentation de pension, il se contenta de répondre que malade ou en santé elle devait être soumise au régime de la maison. Mais Durolet connaissait l’intérieur de cette maison ; c’était ce qui l’avait déterminé à la nommer à Fontaine, et jusqu’à ce moment sa vengeance se repaissait des maux que Joséphine devait y souffrir. Mais à l’instant où, revenu à des sentiments biens différents il se trouvait plus coupable qu’elle, il n’était occupé qu’à la rendre à une situation, sinon heureuse, au moins plus douce ; lorsqu’on vint l’avertir qu’on le demandait. Il descend au parloir ; quel est son étonnement en voyant mademoiselle Précieux dont les yeux baignés de pleurs paraissaient se fixer sur lui avec indignation.
— Je ne crois pas vous revoir, lui dit-elle avec la plus extrême froideur ; mais forcée de remplir la promesse que j’ai faite de vous remettre à vous-même cette lettre, il faut bien que je vous interrompe. – Dès que Durolet eut reconnu l’écriture, il la prit avec un saisissement extrême. — C’est de madame Fontaine. Ah ! mademoiselle, comment se porte-t-elle ? — Vous le saurez, mon père. — Je crois que sa situation sera bientôt adoucie. — Elle est heureuse. — Quoi ! son mari s’est laissé toucher, vous ne pouviez m’apprendre une nouvelle qui me causât plus de joie. — Lisez, mon père, lisez, interrompit avec humeur mademoiselle Précieux qui ne voyait encore dans ses discours qu’une suite de sa profonde dissimulation. Il brise le cachet, mais à peine a-t-il lu quelques mots qu’il s’écrie : — Elle est morte, grand dieu ! et je suis son assassin. Ah ! mademoiselle je n’en veux pas savoir davantage, ces seules lignes dictent mon arrêt. Je suis un monstre indigne de voir la lumière ; mais croyez que je me punirai assez sévèrement pour que vous me rendiez votre estime. – Mademoiselle Précieux qui commençait à croire à sa sincérité l’engagea de lire en entier cette lettre qui pourrait peut-être lui donner quelque consolation : mais inutilement il voulut y porter ses yeux : ses regards troublés n’en pouvaient distinguer les caractères. Il pria l’amie de cette infortunée de lui rendre ce triste service. Elle le fit, et Durolet la tête appuyée dans ses mains, écouta cette douloureuse lecture sans proférer une parole. Mais lorsqu’elle eut fini. — Non, mademoiselle, je ne repousserai point l’effet terrible qu’une nouvelle aussi inattendue me fait éprouver. J’expierai mes crimes et je rejoindrai cette malheureuse Joséphine. Ce ne sera pas dans huit jours, ce ne sera pas même demain que j’exécuterai le projet que la miséricorde céleste m’inspire, ce sera dès aujourd’hui Daignez vous trouver sur les onze heures chez madame Moreau et je vous en instruirai l’une et l’autre ; puis reprenant la lettre il la posa sur son cœur et se retira dans un accablement qui fit repentir la bonne Mlle Précieux d’avoir mis si peu de ménagement dans l’exécution des dernières volontés de son amie...
De là elle passa chez madame Moreau, à qui elle apprit, avec précaution, la perte qu’elle avait faite. Elle y fut aussi sensible que le peuvent être ceux qui se sont fait une loi de remercier la providence des maux qu’elle envoie à ses élus ; mais cependant elle fut touchée des douleurs que sa fille avait souffertes et plus encore de sa parfaite réconciliation avec Dieu : quant à son petit-fils, elle assura mademoiselle Précieux, qu’elle s’en chargerait entièrement et qu’elle trouverait les moyens d’en faire son seul héritier. Elle fit raconter, dans le plus grand détail à mademoiselle Précieux, toutes les circonstances d’une mort si prématurée. Ceux qui sentent peu, cherchent à remuer leurs âmes par des peintures déchirantes ; elle ne cessait de la remercier d’avoir tenu lieu de mère à sa malheureuse fille, et mademoiselle Précieux ne voyant pas arriver le père Durolet, se disposait à se retirer lorsqu’il entra.
Sa contenance n’avait ni audace ni bassesse, la douleur se peignait dans ses regards ; mais le calme était sur son front. — Savez-vous mon ami, lui dit madame Moreau, en lui tendant la main. — Oui, madame, et cette lettre, que je vous demande de lire comme la première expiation que je dois souffrir, vous fera connaître le scélérat qui vous a ravi votre fille. – Madame Moreau étonnée du ton dont il prononça ces mots, et dont elle ne pénétrait pas le sens, prend la lettre de sa fille ; et frappée de terreur à chaque phrase, elle n’osait en croire ses yeux, et ne pouvait concevoir que l’homme qu’elle estimait le plus eut été capable de semblables horreurs. — J’admire, ma sœur, sa patience, de lire jusqu’à la fin ce douloureux écrit : je sais bien que moi, mère, je ne lui aurais pas donné le temps de faire pénitence, car je l’aurais étranglé de mes mains, elle qui voulait faire subir un semblable supplice à sa fille pour la première faute qu’elle aurait commise. — Vous oubliez, ma sœur, que madame Moreau avait dix ans de plus, et que sa piété était devenue vraiment solide. Elle resta quelques moments en silence, comme pour réfléchir à ce qu’elle pourrait dire à celui qui non content d’être le suborneur de sa fille était son meurtrier ; mais Durolet ne lui donna pas le temps de lui adresser ses reproches. — Voici, madame, en montrant la lettre que madame Moreau tenait encore, le récit fidèle de mes crimes, je viens en solliciter le pardon, et je conviens que c’est le plus grand effort que la religion pourra vous inspirer ; mais je serais indigne de l’obtenir si je ne me punissais pas de ces horribles forfaits. Je pars à l’instant pour la Trappe, où j’ajouterai encore s’il est possible aux rigueurs de cet ordre, je vous recommande le fils de cette infortunée : qu’il ne sache jamais qu’un monstre fut son père.
Madame Moreau aussi touchée du sincère repentir de Durolet, qu’elle avait été indignée en apprenant ses attentats, l’assura qu’elle lui pardonnait du fond du cœur, et qu’il pouvait être tranquille pour son fils, qu’elle lui donnerait les soins d’une mère : Durolet la salua avec le plus profond respect et sortit.
En effet, il avait, aussitôt qu’il quitta mademoiselle Précieux, assemblé le chapitre, remis sa dignité, rendu ses comptes qui étaient en si bon ordre que d’un coup d’œil ils furent reçus : il laissa en outre dans la caisse soixante mille livres qui lui appartenaient, tant des dons particuliers qui lui avaient été faits, que du prix de ses travaux littéraires ; mais comme une restitution dont il était chargé, et dans le vrai, pour rendre à la maison la dot de sa sœur qu’il avait fait payer de force au père Jérôme : puis il vint chez madame Moreau, d’où il partit en voiture pour Chartres ; et gagna enfin à pied l’abbaye de la Trappe, où il passa ses jours dans l’exercice constant de la plus austère pénitence.
Quant à Fontaine, il fut fort aise de n’avait plus de pension à payer pour une femme qui ne lui était bonne à rien, et se flatta qu’en prouvant qu’il ne l’avait fait enfermer qu’à cause de sa mauvaise conduite, il hériterait de la dot. Mais à la levée des scellés, on trouva un testament de Joséphine qui donnait ses quatre-vingt mille francs, ainsi que tout ce qui lui avait appartenu, à mademoiselle Précieux. Celle-ci qui n’en savait rien, vit bien que ce ne pouvait être qu’un fidéi-commis, et soutint les droits de son enfant adoptif. Fontaine plaida et perdit. Mademoiselle Précieux, d’après ce que lui avait dit son ami, se fit rendre aussi les diamants, les bijoux, que Joséphine tenait de la prodigalité de Dolman, et les lui renvoya. Il fit quelque difficulté pour les reprendre ; la lettre de cette malheureuse femme l’avait autant ému que peut l’être un homme puissamment riche ; mais enfin, il les garda, et en fit présent à une danseuse de l’Opéra, que malgré ses grands projets de fidélité conjugale il entretenait depuis quelque temps.
Fontaine désolé d’avoir vu échapper de ses mains une partie de sa fortune, chercha par un autre mariage, à la réparer ; il prit une femme plus âgée que lui, laide à faire plaisir, méchante, hautaine, qui ne lui fut pas plus fidèle que Joséphine, mais qui jouant l’honesta le fit enrager, le reste de ses jours.
Madame Dolman élevée dans l’opulence ne se refusait rien, ne prenait garde à rien, et ayant chez elle la cour et la ville, dissipa en peu d’années trois fois plus qu’elle n’avait apporté. Son mari cherchant à éloigner de son esprit le souvenir importun de sa dureté envers la pauvre Joséphine, donna aussi dans les excès, négligea ses affaires, fit des pertes énormes. Sa femme s’apercevant qu’il éprouvait des embarras, les rendit irréparables en demandant sa séparation de biens, exigea avec la plus extrême rigueur ses reprises ; et sans penser qu’elle avait au moins mangé sa part de cette grande fortune, reprit la sienne en entier et tous les avantages qu’elle avait eus par son contrat de mariage, et acheva ainsi la ruine totale de son mari qui n’ayant jamais été qu’un égoïste, ne trouva, comme le lui avait prédit madame Fontaine, aucun ami dans sa détresse, et fut obligé de se mettre commis chez un marchand pour subsister.
Adélaïde avait été au désespoir lorsqu’elle avait appris par mademoiselle Précieux la fin douloureuse de son amie : elle lui dit qu’elle avait fait l’impossible pour la voir et en savoir des nouvelles ; mais qu’elle n’avait pu y parvenir, n’osant faire des démarches que son mari aurait peut-être désavouées. Elle fut très sensible à son tendre souvenir, et à la retraite de son frère. Monsieur Dutailli avec qui elle continua de bien vivre quoique l’on prétendit qu’elle eut quelque part aux galanteries d’un prince du sang, mourut peu d’années après, et comme par le contrat de mariage ils s’étaient tout donné au dernier survivant, elle se trouva une veuve assez riche, elle s’ennuyait de sa longue continence et, peu de mois après, elle fit la folie d’épouser un aigrefin qui en moins d’un an mangea tout ce qu’elle avait, et eut avec elle de si mauvais procédés qu’elle en mourut de chagrin. Les deux Fontaine revinrent des Indes où il avaient réparé par une sage conduite leurs premiers déportements ; ils entrèrent dans la maison du roi où ils furent estimés de leurs camarades. Celui qui avait eu les bonnes grâces de Joséphine ne put s’empêcher de verser quelque larmes sur ses malheurs, et accusa son père et sa mère de s’y être prêtés, ce dont eux-mêmes avaient le plus sincère regret.
Madame Moreau et mademoiselle Précieux fidèles à ce qu’elles avaient promis au père et à la mère de cet enfant que l’on appelait Durolet, prirent de lui des soins infinis, lui donnèrent les meilleurs maîtres, qui profitant de ses heureuses dispositions en firent un sujet d’un grand mérite. Il est parvenu à des emplois importants, a épousé une femme charmante avec laquelle il vit parfaitement heureux, sans jamais avoir appris la fin cruelle des auteurs de ses jours dont il ignore les noms
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en novembre 2019.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : [Élisabeth Guénard], Les Capucins, ou le Secret du cabinet noir, Histoire véritable par l’auteur des Forges mystérieuses, de Pauline de Ferrière, Nouvelle édition , considérablement augmentée, tome second, Paris, Marchand, libraire, 1802. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Rue et arcade à Albi, a été prise par Laura Barr-Wells, le 10.05.2016.
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