Marie Guénard
LES CAPUCINS
(tome premier)
OU LE SECRET DU CABINET NOIR
1802
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Table des matières
LES CAPUCINS OU LE SECRET DU CABINET NOIR.
« Convenez-en, ma sœur, les mœurs sont parvenues à un degré de dépravation qui n’existait pas il y a cinquante ans. — Oh ! je crois, ma sœur, qu’elles ont toujours été les mêmes ; et je me souviens des aventures que mon vieux grand-père nous racontait, il y a déjà bien longtemps ; car c’était la première année de mon mariage. Vous étiez encore trop jeune pour qu’il vous fît ces gaillards récits. Comme il les répétait souvent, je les ai retenus mot pour mot ; et si vous voulez vous en égayer un instant, je vous les raconterai. Mais n’allez pas, ma sœur, vous scandaliser ; vous tenez un peu aux vieux préjugés : mais je vous préviens que je ne vous dirai que les faits les plus certains. Ce n’est pas ma faute si nos bons aïeux ne valaient pas mieux que nous.
Il y avait à Blaye un directeur des fermes qui eût eu une fortune honnête, si le ciel ne l’eût pas accablé de ses bénédictions en le rendant père de quinze enfants… — Ah ! bon Dieu, quinze enfants ! — Oui, ma sœur, tout autant ; et vous conviendrez qu’il n’y avoir guère d’espoir qu’une aussi nombreuse famille pût s’établir très avantageusement. La fille aînée, comme il arrive toujours dans les petites villes de province, passa sa jeunesse à bercer, promener ses petits frères ; et on n’avait pas sevré le dernier, qu’elle était déjà vieille et usée par les tracas du ménage. Ainsi, elle prit le parti, ne pouvant espérer de trouver des amants, de se faire dévote ; ce qui dans ce temps, était un état comme un autre. Elle avait pour confesseur le visiteur des capucins, homme qui jouissait d’une grande réputation de sainteté, qu’il méritait ou non, je n’en sais rien, mon grand-père ne m’en a rien dit. Mais ce qui est à présumer… — Ah ! ma chère amie, ne présumons que le bien. — Soit ; comme vous voudrez. Il était si vieux que, ce qu’il y a de certain, c’est que, s’il avait fait quelque fredaine, on ne s’en souvenait plus ; et puis les capucins, tant qu’ils n’étaient point en dignité, couraient d’un bout de la France l’autre. Ainsi, on pouvait très bien ne pas savoir à Blaye ce qu’il avait fait, il y avait cinquante ans, à Paris, à Rouen, à Avignon ou à Lille. — Mais enfin, ma chère sœur, il pouvait avoir eu d’excellentes mœurs. Pourquoi un capucin n’en aurait-il pas ? — Ma sœur, parce qu’il était capucin ; et quand vous saurez les anecdotes secrètes de ses confrères, vous conviendrez qu’il est permis d’en douter. Mais revenons à nos montures.
Le révérend père Ambroise avait pour mademoiselle Durolet (car c’était le nom du directeur des fermes ; et il est d’usage que les enfants portent le nom du mari de leur mère) une grande considération, et cherchait à reconnaître les soins que sa pénitente avait pour lui, en se chargeant de l’établissement d’un de ses frères. Il fut donc résolu que François Durolet serait reçu novice dans l’ordre de son patron. C’était un jeune homme de beaucoup d’esprit, qui avait fait d’excellentes études, d’une figure superbe, et ayant enfin toutes les qualités requises pour demander orgueilleusement l’aumône. On le fit partir pour Paris, où il devait entrer au noviciat. Mademoiselle Durolet lui recommanda de se pénétrer de la sublimité d’un état où, par excès d’humilité, on se condamnait à la dernière abjection. Mais lui disait-elle, vous en serez dédommagé dans le ciel, mon cher frère, où vous serez près du trône de Saint-François. Durolet embrassa sa sœur, son père, sa mère et partit gaiement avec quelques louis dans sa poche. Mais avant de quitter Blaye, il promit à une de ses petites sœurs, qui pouvait avoir trois ou quatre ans, et qui était jolie comme un ange, de ne pas l’oublier. Oui, ma petite Adélaïde, lui disait-il, je ferai ta fortune, ou je ne pourrai. Il lui tint parole ; mais dire comment, c’est ce que nous verrons par la suite. Laissons-la quelques années, sous l’aile maternelle, et suivons notre novice.
Il avait une lettre de recommandation du père Ambroise pour le père gardien de la maison de Paris. Il fut reçu à bras ouverts, et ne tarda pas à prendre l’habit. Il eut quelque regret à ses cheveux ; mais on l’assura qu’il en serait amplement dédommagé par sa barbe. D’aller pieds nus ne lui plaisait pas beaucoup. Il vit que l’on obtenait facilement des dispenses ; et il se flattait d’en avoir une. La robe était un peu rude, surtout sans linge ; on lui apprit aussi que l’on portait des chemises, pourvu que personne ne s’en aperçût ; que les dévotes même qui les donnaient n’en savaient rien, parce qu’on ne les recevait que pour les remettre, disait-on, à de pauvres officiers qui en manquaient. Bientôt Durolet inspira confiance et amitié aux gros bonnets. Son caractère jovial les amusait ; et on ne tarda pas à l’initier dans les secrets de l’ordre. Nous ne serions pas assez imbéciles, lui disaient-ils, pour passer notre vie sous un si burlesque équipage que celui dont nous a affublés le béni Saint-François, si nous savions n’en pas tirer parti. Grâces à notre droit de mendicité, nous ne sommes tenus à aucune austérité ; car nous sommes censés ne manger que ce qu’on nous donne. Ainsi, on n’est point scandalisé de voir le frère rapporter des dindons, des poulardes, des jambons : mais ne croyez pas, mon enfant, que nous tenions ces excellents mets de la charité des fidèles. Il y a longtemps qu’elle s’est tellement refroidie, que nous serions réduits à ne manger que du pain et à boire de l’eau, si nous nous attendions aux quêtes ; mais nous avons trouvé différents moyens d’y suppléer. Le plus honnête de tous, il faut en convenir, c’est la manufacture de draps pareils à ceux que nous portons ; il suffirait pour nous faire exister, si on peut donner ce nom à une vie sans aucune jouissance des sens. Un autre, c’est l’immensité des messes qu’on nous donne à dire, parce que nous ne les faisons payer que dix sous, tandis que les autres prêtres en prennent quinze ; mais nous les donnons à cinq dans la province, ce qui fait une somme assez considérable que nous avons en tout bien tout honneur ; car ce n’est pas sur notre conscience si ceux que nous payons ne les disent pas. Mais, cela ne nous donnerait encore que la soupe, le bouilli et une mauvaise entrée ; et qu’est-ce que cela pour des gens qui se donnent autant de mal que nous ? Il a donc fallu recourir, pour nous procurer les biens que Dieu réserve à ses élus, à la banque ; et rien ne nous est aussi facile, puisqu’il n’est aucun pays sur la terre où nous ne pénétrions ; mais c’est avec une telle prudence que le gouvernement ne s’en doute pas. Ainsi vous voyez, mon cher fils, que vous n’aurez pas grande peine à remplir le vœu de pauvreté. Avant peu, avec l’esprit et l’instruction que vous avez, vous serez dans les dignités ; et alors plus d’obéissance. Quant à celui qui tient le plus au cœur à votre âge, vous ferez comme moi ; vous vous en tirerez comme vous pourrez…
Cette confidence combla de joie notre jeune capucin, qui s’était bien promis, en venant à Paris, de ne s’engager dans la capucinière qu’autant qu’il serait assuré d’y être heureux. C’était toujours un moyen de quitter la maison paternelle où il s’ennuyait fort ; et il aurait trouvé, étant à Paris, celui de se tirer d’affaire. Mais il lui parut bien plus commode de boire, manger, dormir, et de n’avoir aucuns soins.
Il fit donc ses vœux très gaîment, y mettant pour restriction mentale : Ainsi que le gardien. Une fois profès, on n’eut plus pour lui aucune réserve, et il fut admis aux plus petits comités. Il eut, comme les autres, le surtout gris et la veste écarlate galonnée d’or, la perruque en bourse ; et comme il n’avait point encore de barbe, il n’était pas obligé, comme ses confrères, à en mettre une postiche, afin de pouvoir l’ôter quand on allait en partie fine.
Un soir, après vêpres, il sortit avec le père gardien ; ils trouvèrent deux jolies personnes qui les conduisirent, sans grand mystère, dans un petit appartement, rue Saint-Honoré, près Saint-Roch, dont elles avaient la clef. Le père Jérôme fut étonné de le trouver tenu avec beaucoup plus de propreté qu’il ne l’avait jamais vu jusqu’alors. Au lieu des gravures dignes de l’Arétin, les images des bienheureux ; sur des tables où il avait feuilleté autrefois des livres plus que gais, se trouvaient la Bible, les Sermons du Père Bourdaloue et l’Année Chrétienne. — Et que diable ! je me croirais chez une dévote, dit le gardien, si je ne savais pas, à n’en pouvoir douter, qui vous êtes. — Nous avons pris ce parti, reprit Rosalie, pour nous mettre à l’abri de toutes recherches ; et d’ailleurs, nous nous croyons assez jolies pour n’avoir pas besoin d’objets capables d’allumer l’imagination. — Tu as raison, dit le bon père en lui appliquant un baiser fort tendre. Durolet crut qu’il était de la politesse d’en faire autant à sa compagne, qui la valait bien. — Ah ça ! petite, il faut nous avoir une collation digne de tes convives, car mon neveu est aussi bon vivant que moi ; et disant cela, il jette un louis sur la table, et Nicette (c’était le nom de celle qu’il paraissait que sa révérence cédait au jeune profès) alla chez le traiteur voisin, et fit apporter une poularde, des maquereaux, des petits pois, des fraises, des puits d’amour, du vin de Champagne et des liqueurs. Le goûter fut fort gai ; et Durolet vit bientôt que la partie serait complète.
On était dans les premiers jours du mois de mai ; l’appartement peu éclairé et des jalousies le rendaient plus sombre. Les bons pères avaient bu très amplement du Champagne et de l’huile de Vénus ; deux lits jumeaux, d’une propreté extrême, et qui paraissaient excellents, invitaient au repos. Le père Jérôme dit à Rosalie de fermer les rideaux ; et les voilà, en moins de rien, déshabillés par les mains des grâces, qui les invitèrent à prendre place auprès d’elles. Ils veillèrent plus par politesse pour elles que par désir, environ un quart d’heure ; et entraînés par les fumées du vin, ils s’endormirent profondément. À peine étaient-ils ensevelis dans les bras de Morphée, que nos donzelles se glissent doucement hors du lit, s’habillent à petit bruit, et s’en vont. Sur les neuf heures du soir, comme ils l’ont su depuis (car ils n’avaient pas compté les heures dans le meilleur lit possible, dont les draps frais et parfumés rafraichissaient la peau de nos bons pères), mademoiselle Burlet, respectable dévote, qui était la véritable maîtresse du logis, entre dans sa chambre, et va donner dans la table qui était au milieu, la renverse et entend le bruit des bouteilles et des verres qui tombent et se cassent, ainsi que les assiettes et les plats. — Qu’est-ce que cela, mon doux Jésus ! Comment ! ma sœur est sortie sans ôter notre couvert ! Pourquoi donc alors n’est-elle pas venue au sermon avec moi ? — Elle marche avec précaution, va à une petite armoire qui était au coin de sa cheminée, en tire un briquet et allume sa bougie. Quelle fut sa surprise de trouver sur le plancher les débris de la collation, qui ne ressemblaient en rien au reste de leur dîner, mais surtout cinq ou six bouteilles vides. Que vois-je ? Qui a pu boire ce vin ? Voilà encore quatre chaises autour de cette table. Comment ! ma sœur m’a fait un semblable mystère ! Ah ! je ne suis pas surprise qu’elle m’ait engagée à aller passer la soirée chez madame Aleaume, parce qu’elle irait chez notre vieille tante qui demeure à la porte Saint-Antoine, où elle sait que je ne pouvais l’accompagner à cause de ma sciatique. Je ne rentrerai, m’a-t-elle dit, que sur les dix heures du soir ; mais qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce qu’elle voudrait se marier ? Boire entre quatre six bouteilles de vin ! manger une poularde ! (car en voici les restes), des maquereaux, qui coûtent encore un écu ! et puis d’autres choses dans ces plats qui sont cassés. C’est inconcevable ! elle a perdu l’esprit. Ah ! qu’elle ne croie pas que je souffre une pareille inconduite. Moi, sa sœur aînée, obligée, devant Dieu et les hommes, de répondre d’elle. – On sait que la gente dévote prétend être chargée des fautes de tout ce qui les entoure et s’occupe peu des siennes. – En disant cela, elle écumait d’une sainte colère ; et son seul œil (car la pauvre fille en avait perdu un par la petite vérole) était étincelant. Si sa sœur était rentrée à cet instant, elle aurait bien pu lui arracher les deux yeux, qu’elle avait eu le bonheur de conserver ; mais elle médite une autre vengeance. Rien n’est si amer que le fiel des dévots.
Elle regarde à sa pendule, voit qu’il n’est que neuf heures et demie ; elle pense que sa sœur ne va pas tarder à rentrer. Ah bien ! dit-elle, je vais me hâter de me coucher, je fermerai la porte aux verrous, et elle ira passer la nuit avec les femmes qui sont venues si joyeusement boire notre vin et faire bonne chère à mes dépens, sans avoir daigné me faire la politesse de m’engager ; et sans réfléchir au scandale que cette belle résolution va causer, elle se déshabille promptement, fléchit un moment le genou devant son oratoire, pousse les verrous, souffle sa bougie et va droit à son lit. Elle veut ouvrir la couverture, mais le gardien la remonte sur ses épaules : ce mouvement lui paraît extraordinaire : elle croit que les draps sont trop fortement bordés et veut les tirer à deux mains : mais quelle est sa surprise de sentir une figure humaine dans son lit. — Bon ! ma sœur était rentrée et est couchée ; apparemment que je me suis trompée de lit. Allons, puisqu’elle est ici, qu’elle dort, laissons-la ; demain, je lui demanderai l’explication de ce beau goûter. Et en disant ces mots elle va en tâtonnant chercher l’autre lit. Mais à peine a-t-elle posé la main pour l’ouvrir, que le jeune Durolet qui avait moins célébré Bacchus que son confrère, et qui se ressouvenait confusément des charmes de Nicette, qu’il se reprochait de n’avoir pas mieux fêtés, se saisit du bras de la dévote qui fait un cri. — Quoi ! ma Nicette, que veut dire cet effroi ? viens, réparons des moments perdus. — Ciel ! qu’est-ce que j’entends, s’écrie mademoiselle Burlet ; qui vous a mis là ! homme ou diable ? — Mais c’est toi que je pense, petite friponne. — Moi, ah ! vous osez dire. Ma sœur, ma sœur, mais réveillez-vous donc, ma sœur. — Mais, non Nicette ; laisse-la dormir. Mon oncle dort aussi, chacun s’arrange comme il peut ; mais pense que moi je n’ai que vingt-quatre ans, et que mon oncle en a cinquante. Viens, chère amie, profite des moments de plaisir que ma jeunesse peut t’offrir. En disant cela il attirait la dévote doucement à lui. Celle-ci ne cessait de crier à tue-tête : Ma sœur, ma sœur ; et on peut dire que c’était son bon ange qui lui donnait la force de crier, car elle se sentait si émue de crainte, de plaisir, qu’elle aurait volontiers gardé le silence. Mais repoussons toutes mauvaises pensées. Elle criait toujours plus fort : Ma sœur, ma sœur ! elle cria tant et si bien, que le père gardien enfin se réveille. Que diable fais-tu donc à Nicette, dit-il avec une voix de tonnerre, pour qu’elle appelle sa sœur ! Jésus Maria, dit en tremblant mademoiselle Burlet, ils sont deux, peut-être trois ; je suis perdue. — Mais, non, tu ne l’es pas ma petite, puisque je te tiens dans mes bras. Tu as donc fait un mauvais rêve ? — Ah ! ça, taisez-vous, continuait le père gardien, car je veux dormir. Eh ! mais, où es-tu donc Rosalie ? Par un hasard assez singulier, Rosalie était aussi le nom de la dévote. Rosalie ! s’écria cette digne fille. Quoi ! suppôt de l’enfer, ma sœur est couchée avec vous ! — Et pourquoi ne le serait-elle pas ? Mais elle est folle, celle-là ; il me semble quand on vient chez vous, douce prêtresse de la déesse de Cythère, que ce n’est pas pour dire son chapelet. — Ah ! Ciel ! qu’entends-je ? est-il possible ! Rosalie couchée avec un homme ! — Mais tu perds l’esprit, mon enfant, reprenait Durolet en faisant de nouveaux efforts pour attirer notre sainte sur son lit… Ah ! laisse ta sœur avec mon oncle ; je te le répète, tu n’auras pas la plus mauvaise part. — Mais enfin, anges de ténèbres, aurez-vous bientôt fini vos horribles tentations ? Ah ! sainte Brigitte, venez à mon secours. — Va, nous n’en avons point besoin, l’amour nous suffit. — Ah ! ciel ! quel nom profane prononcez-vous là ? Puisqu’on ne peut dormir, dit le père Jérôme, avec tout ce bavardage, allons, Rosalie, réveille-toi, et causons aussi. Mais où est-elle donc fourrée ? j’ai beau tâter, je ne la trouve pas. Le lit n’est cependant pas si grand. C’est peut-être elle que lutine mon neveu ; et étendant le bras hors du lit, il saisit la prude par le seul petit jupon qu’elle avait encore. Allons donc, Rosalie, finis tes folies, et viens reprendre ta place, — Mais, non, mon cher oncle, un petit moment ; chacun la sienne, ce n’est pas trop. Vous avez eu le choix ; vous avez eu Rosalie, et moi Nicette, et je la garde. — Mais malheureux que vous êtes, disait en sanglotant la pauvre fille, je ne m’appelle point Nicette. Il n’est que trop vrai que ma sœur se nomme Rosalie ; mais moi, je suis Marianne-Geneviève Burlet, fille d’un épicier-droguiste de la rue des Lombards, qui est mort marguillier de sa paroisse. Nous sommes venues loger ici ma sœur et moi, parce que monsieur l’abbé Leblanc a quitté Saint-Méry, où il était prêtre habitué, pour être vicaire de Saint-Roch ; et comme c’était notre confesseur !… — Allons, finis ton bavardage, et dis-moi si tu vas venir te coucher car tout cela m’ennuie. — Allons, Nicette, finis, car mon oncle est violent, et je serais fâché… — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que faut-il faire ? Si j’appelle, on trouvera ma sœur couchée avec un homme, moi, en petite camisole de nuit, sans chandelle avec ces misérables. Que diront mes voisines ? Pendant ce soliloque, le jeune capucin l’attirait toujours. — Eh ! mais, mon Dieu ! laissez-moi donc. — Allons, faisons la paix, Nicette tu te venges de ce que je me suis endormi dès que j’ai été couché. Va, je suis à présent très éveillé, je te jure, viens. — Et non, non, je ne viendrai point. – Pendant ce débat, mademoiselle Rosalie Burlet revint avant dix heures, comme elle l’avait dit à sa sœur ; et mettant la clef dans la serrure, elle est étonnée, de ne pouvoir ouvrir, d’autant qu’elle entendait parler dans la chambre. — Ma sœur ! ma sœur ! ouvrez-moi donc. — Est-ce toi, Rosalie ?… Eh ! mon Dieu, oui ; c’est moi. — Ah ! voilà l’énigme, dit le moine. La coquine aura profité de mon sommeil pour aller à quelque rendez-vous. Je m’en vais lui ouvrir. Il se jette en bas du lit, tandis que Durolet tenait toujours par les mains l’obstinée dévote. Mais qu’on se figure l’étonnement de l’autre sœur, en voyant à la lumière de sa petite lanterne de papier, un homme, et un homme en chemise, venir lui ouvrir la porte. — Ah ! Jésus-Maria ! que vois-je ? au secours ! au secours ! au voleur ! et aussitôt toute la maison d’accourir. — Le gardien, tout enhardi qu’il était à ces aventures, sentit que celle-ci pouvait avoir des inconvénients, d’autant qu’il entendait qu’on allait chercher le commissaire. Il aurait bien voulu se sauver ; mais bientôt toutes les commères l’entourent ; et Rosalie Burlet qu’il vit bien n’être pas la très complaisante Rosalie, lui demanda ce qu’il faisait, et de quel droit il se trouvait chez elle. Mais lui, se retournant, ne put s’empêcher de rire, voyant Marianne et non Nicette que Durolet n’avait point lâchée. Les lumières que chaque voisine tenait, éclairant l’effroyable laideur de celle que Durolet avait si fortement pressée de venir partager ses transports, celui-ci frémit du tour que le diable avait pensé lui jouer. — Pardon, pardon, mademoiselle, je vois trop que je me suis trompé. — Ah ! ah ! dit la dévote, qui se trouvait en force, vous êtes des voleurs, des coquins, des misérables qui m’avez volée, et qui m’eussiez fait bien pis, peut-être, sans l’arrivée de ma sœur. — Oh ! pour volée je vous assure que non. Mais, parbleu ; l’aventure est unique. Nous sommes venus faire ici un souper, coucher avec deux filles charmantes ; et en vérité ce n’est ni vous, ni votre sœur. — Mais voyez les impertinents, reprit Rosalie Burlet qui, malgré la dévotion n’était pas sans prétention. — Cependant les moines voulaient toujours s’en aller, et cherchaient leurs habits sans pouvoir les trouver. Le gardien-avait vingt-cinq louis dans sa poche, une montre, une tabatière d’or ; tout avait disparu. — Ah ! ça, dit-il, qui de nous est volé, c’est bien certainement nous ; car nous ne sommes pas venus en chemises, et c’est tout ce qui nous reste. — Oui, à présent, dites que c’est nous qui les avons prises. — Si ce n’est pas vous, ce sont vos associés. — Ah ! bon Dieu, est-il possible de traiter de la sorte des filles comme nous ! et la querelle allait toujours s’échauffant, quand le commissaire Duverger entra ! — Qu’est-ce que tout ce bruit ? Eh ! mais ce sont mesdemoiselles Burlet ? dont j’ai infiniment connu le père, — Eh ! monsieur, voyez ce qui nous arrive ; et elles lui racontèrent leur douloureuse aventure. — Durolet à l’arrivée du commissaire, se tapit dans ses draps. Le gardien fièrement en chemise dans le milieu de la chambre, ressemblait au père Jean par son audace. « Monsieur le commissaire, nous sommes deux nouveaux débarqués ; nous avons rencontré deux filles très jolies, qui nous ont engagés de venir chez elles ; nous les avons très imprudemment suivies ; comme nous avions passé trois nuits dans la diligence, nous étions fatigués, nous nous sommes couchés, et pendant notre sommeil ces coquines nous ont tout enlevé ; et il se trouve que mesdemoiselles Burlet seront rentrées chez elle, à ce qu’elles disent. — Et ce qui est très certain, s’écria tout le troupeau femelle. — Cela peut être ; mais nous n’en sommes pas moins dévalisés. — Vos noms ! dit le commissaire. — Paulet, Jacques-Martin, marchands de bois à Rouen. — Vos papiers ? — Allez les demander, dit Jérôme, à celles qui ont pris nos habits. — Je commence à démêler le mystère, dit le magistrat : vous êtes, mesdemoiselles, nouvellement emménagées ici ? — Il y a quinze jours. — Les princesses qui y demeuraient avant vous auront gardé une clef… — Voilà le fin mot, dit la propriétaire. — Mademoiselle, pardon de l’embarras que nous vous avons causé ; mais nous en sommes bien punis puisque nous avons perdu nos habits, notre argent et nos bijoux. Mais, monsieur le commissaire, dites que l’on fasse avancer un fiacre, et nous laisserons dormir ces demoiselles. — Le commissaire voyant que personne ne portait d’autres plaintes, y consentit, et ils se rendirent en chemises dans un petit appartement qu’ils avaient cul-de-sac du Coq, où ils reprirent leurs habits de capucin et rentrèrent au couvent. Cette aventure dégoûta pour la vie le père Durolet de ces hasardeuses entreprises, et il déclara avec tout le respect qu’il devait à sa révérence, qu’il ne voulait plus courir pareille chance ; et que d’ailleurs il lui paraissait peu flatteur d’obtenir les bonnes grâces de femmes qui n’avaient nulle idée du sentiment. — Un capucin sentimental ! lui répondit le père Jérôme en riant, cela sera très plaisant ; mais pense donc, mon ami, que notre habit effarouche la volupté. — N’avons-nous pas la faculté d’en changer ? — Bon pour quelques heures : mais jamais assez fréquemment pour filer une intrigue. Voilà ce qui m’a déterminé à m’en tenir à ces charitables personnes, avec qui un seul mot suffit. D’ailleurs, tout endurci que je suis dans le péché, je tiens à la réputation de l’ordre, or souvent une femme par indiscrétion vous trahit : au lieu que qui ne sait rien, ne dit rien. Cependant, je l’avouerai, je ne voudrais pas souvent répéter des soirées aussi chères. Mais je n’y serai pas repris : en mettant peu d’argent dans mes poches, et en ne me laissant pas entraîner aux douceurs du sommeil, je défie bien qu’elles me coûtent plus que je ne voudrais. Au reste je ne vous contrains pas, nous n’en serons pas moins bons amis. Suivez votre instinct, je suivrai le mien, et le père Séraphin sera très aise que je l’admette à mes parties. La seule chose que je vous demande, c’est de me rendre compte de tout ce vous ferez. — Mon révérend père, je sais trop à quoi m’oblige le vœu d’obéissance pour y manquer. – Le père Jérôme ajouta : — Je pense bien à faire une fin, et dans quelques années, si je trouve une fille honnête, bien élevée et d’une figure faite pour rappeler à un vieillard de doux souvenirs, je m’occuperai de lui faire un sort : mais je ne suis pas encore assez vieux, ni assez riche ; je vous le répète, mon enfant, quelque carrière que vous couriez, songez à ne pas compromettre votre ordre. Ce ne sont pas les péchés que nous punissons, mais ceux qui causent du scandale ; et vous n’ignorez pas que nous condamnons à rien moins qu’à la perte de la liberté pour toute la vie. — Je le sais, révérence, mais je n’en suis pas moins persuadé que l’on peut avec discrétion se rendre maître d’un jeune cœur qui a pour le moins autant d’intérêt à violer son intrigue ; et plus notre habit porte au ridicule, plus les femmes doivent être engagées au silence. – D’après cette opinion, voilà notre jeune capucin qui cherche fortune. Il avait remarqué sur la terrasse des Tuileries une jeune personne avec sa mère qui y venait tous les jours. C’était une grande blonde, aux yeux mourants, d’une taille charmante, et qui avait dans toute sa personne un certain air demi Agnès, qui lui plaisait fort. Les premiers jours il passait et repassait devant le banc où madame Moreau et sa fille étaient assises, et il s’apercevait que ce manège fixait l’attention de la petite personne. Un jour il la regarde et elle rougit, ce qui prouve souvent moins de modestie que de trouble dans les sens ; car si une jeune fille n’imagine rien dans les regards d’un homme, que la simple action de voir, sa pudeur n’en peut être alarmée. Le père Durolet qui commençait à s’y connaître, imagine donc que cette rougeur lui était favorable ; et pour laisser à sa belle tout le temps d’y penser, au moment où elle s’attendait à le voir repasser, il tira de sa poche son passe-partout et rentra par la petite porte qui donne du jardin du couvent sur la terrasse. Mais avant de la fermer, il lança à la belle un regard plus significatif, et à ce coup la petite devint pourpre.
Le père Durolet, rentré dans sa cellule, réfléchit qu’il pouvait y avoir pour lui un extrême danger à déclarer son goût pour cette jeune personne qui rougissait si imprudemment ; mais comme elle lui plaisait beaucoup, il imagina de concilier la réserve nécessaire à son état et à ses plaisirs. Le lendemain, il vint s’asseoir sur le banc où la mère et la fille s’arrêtaient toujours ; et peu de moments après, il aperçut madame et mademoiselle Moreau, qui parurent d’abord hésiter si elles prendraient leurs places accoutumées. Mais cependant, après l’avoir salué avec la plus grande modestie, elles s’asseyèrent. Comme il ne regardait pas du tout, ou feignait de ne point regarder la jeune fille, elle ne rougit pas. Pour cette fois, toutes ses attentions se tournèrent vers la mère, qui avait tiré de son sac, que l’on n’appelait pas alors un ridicule, un bas qu’elle tricotait, et dont elle ne tarda pas à laisser tomber une aiguille. Le jeune Durolet la ramassa avec empressement. — Je vous remercie, mon père. Puis tirant une petite boîte d’écaille : — En usez-vous ? — Oui, madame : et voilà la connaissance faite. — Vous n’êtes pas de Paris ? — Non, madame. — De quel pays ? — De Blaye. — Ah ! mon Dieu ! j’y ai été, il y a longtemps. Avez-vous connu mademoiselle Dupuis, qui a épousé M. Durolet ! — C’est ma mère, madame. — Ah ! mon Dieu ? Comment ? Un fils déjà profès ? — Oh ! madame, ma sœur Durolet est bien plus âgée que moi. — Comme cela me vieillit ! Il est vrai que mademoiselle Dupuis était prête à se marier, que je n’étais encore qu’un enfant. — Il paraît en effet, madame, que vous êtes bien plus jeune que ma mère.
On sait que les femmes ne craignent rien tant que de paraître avoir vécu. Semblables aux fleurs, elles n’ont d’autre saison que le printemps ; et elles tâchent d’en prolonger la durée bien avant dans l’automne. Ainsi, rien ne peut plaire autant à une femme que de l’assurer qu’elle est encore loin de la vieillesse. Madame Moreau fut très contente du compliment séraphique ; et la voilà à parler de toutes les femmes de Blaye, et Dieu sait le bien qu’elle en disait ! Notre rusé capucin ne répondait qu’avec la plus grande réserve ; et ses discours étaient ceux qu’inspire la charité chrétienne. La douceur de ses paroles, la modestie de ses manières, jointes à l’ancienne connaissance avec madame Durolet, lui mérita toute l’amitié de madame Moreau, qui l’engage à venir le lendemain lui demander à dîner. Le père s’excusa sur ce que c’était jour de retraite au couvent, et la partie fut remise au surlendemain. Durolet avait ses raisons pour retarder de quelques instants le bonheur qu’il se faisait de passer une journée avec l’objet de ses plus chers désirs. Il avait déjà machiné dans sa tête le plan qu’il voulait suivre ; et il lui fallait le temps de tout arranger. Il conte au gardien sa charmante découverte, et lui dit qu’il espère bien, avant huit jours, être maître de cette douce colombe, sans qu’elle se doute que ce soit lui ; mais qu’il aurait besoin d’un second. — Prends Séraphin. — Volontiers ; savoir s’il y consentira, reprit Durolet. — Séraphin ne met d’autres conditions que de partager le butin. — Partager ! c’est trop, lui dit Durolet ; mais je promets un rendez-vous sur huit, et c’est en agir bien noblement. On chicana un peu sur le plus ou le moins ; mais enfin les articles furent signés, et Durolet écrivit à madame Moreau qu’il était désespéré de ne pouvoir se rendre chez elle à l’heure convenue, mais que son frère venait d’arriver, et qu’il ne pouvait le quitter. Les deux capucins vont dans le cul-de-sac du Coq. Séraphin quitte le froc, et prenant un habit de voyage fort décent, monte en fiacre avec son prétendu frère, et arrive chez madame Moreau. Durolet le présente à ces dames. La petite personne avait été si piquée du peu d’attention que le béni père avait eue pour elle, dans leur dernière rencontre (et au fait, il lui avait à peine adressé la parole), qu’elle le reçut très froidement. Il n’eut pas l’air de s’en apercevoir. Midi venait de sonner, on se met à table — À table, à midi ? — Oui, ma sœur. On croyait autrefois que le dîner devait partager la journée ; mais bientôt, si cela continue, on ne dînera plus qu’à sept ou huit heures du soir, et je ne crois pas que l’estomac s’en trouve mieux ; mais enfin c’est l’usage, et alors c’est bien : celui de ce temps était de dîner à midi. Rien d’aussi propre d’aussi recherché que le repas offert, disait madame Moreau, par l’amitié. Celle qu’elle avait pour le jeune profès était très vive ; et il y répondait avec une onction et un respect qui charmaient et désespéraient la veuve. Le frère offre ses hommages à la jeune fille qui, selon toute apparence, dans le premier moment, pour chercher à donner de la jalousie au révérend, y répondait avec infiniment de bienveillance. La mère toute occupée du frère aîné, causait avec lui de tout ce qui l’intéressait. C’était une manière de bel esprit, elle lui parle de sa bibliothèque ; et sans penser que sa fille reste seule avec M. Durolet, elle amène le moine dans un petit cabinet charmant, qui était à côté de sa chambre à coucher. Séraphin profite de cette absence, déclare à Joséphine la vive impression qu’elle a faite sur lui, l’assure que ses vues n’ont rien qu’elle ne puisse écouter avec honneur ; mais qu’il faudrait qu’elle lui accordât un moment d’entretien, où il pût lui développer ses plans. Il lui demande la permission de lui écrire. — Impossible, dit-elle ; mais pour vous parler, je le puis le matin à huit heures, qui est celle où je vais chez ma maîtresse de dessin : je puis me rencontrer avec vous aux Tuileries. — On pourrait nous voir et le dire à votre mère : venez plutôt dans le cul-de-sac du Coq ; vous demanderez l’appartement de M. Dubuisson, chez qui je loge, c’est le frère de ma mère ; il sort toujours de chez lui à sept heures, ainsi, vous ne le rencontrerez sûrement pas. Ah ! promettez-le-moi, charmante Joséphine, ou vous me réduirez au désespoir : pensez que les moments sont chers, votre mère peut rentrer, et que je ne retrouve jamais l’heureuse occasion qui se présente ; car si vous n’acceptez pas ce que je vous proposerai demain, et dont j’attends le bonheur de ma vie, je partirai dès ce soir même pour Blaye, et même je vous préviens que je vais prendre dès ce moment congé de madame Moreau. Joséphine hésitait, non qu’elle ne fût très curieuse, de savoir ce que M. Durolet avait à lui apprendre ; mais un reste de pudeur, et surtout la crainte de sa mère, qui la traiterait avec une sévérité extrême, la retenait. Le plaisir de se venger du père Durolet, qui avait transporté à madame Moreau le sentiment que ses yeux avaient paru lui assurer la première fois qu’elle l’avait vu aux Tuileries, la pressait fort de consentir. Enfin, entendant sa mère qui revenait, elle dit oui, j’irai, et si bas qu’à peine Séraphin l’entendit : il saisit sa main, la baisa avec transport, et allant s’asseoir à l’autre bout de la chambre, prit un livre qu’il paraissait lire avec la plus grande attention, tandis que Joséphine semblait n’avoir pas levé les yeux de dessus sa broderie. — Pardon, monsieur, de vous avoir laissé avec cette petite sotte ; mais j’étais bien aise d’avoir l’avis de M. votre frère sur le choix de mes livres : je parie qu’elle ne vous pas dit un mot. — Ah ! mon dieu, maman, comment voulez-vous que je fasse ; quand je parle, je suis une jeune personne sans retenue, sans modestie ; quand je me tais, je suis une bête, je ne sais quel parti prendre ; d’ailleurs, monsieur était bien le maître de parler, je lui aurais répondu ; mais il s’est mis à lire, ça aurait été impoli de l’interrompre. — Allons, taisez-vous, vous ne savez ce que vous dites. — Je suis bien fâché, madame, dit Séraphin, de ne pouvoir rester plus longtemps ; mais je repars demain, et j’ai beaucoup de devoirs à remplir. Je prendrai vos ordres pour Blaye. Elle le chargea de mille amitiés pour sa mère, et de lui dire le plaisir qu’elle aurait à la revoir. Quant à vous, mon père, vous ne partez point, ainsi j’espère que vous regarderez cette maison comme la vôtre. Le père Durolet l’assura avec quel empressement il profiterait de ses bontés. Joséphine ne dort pas de la nuit, et dès sept heures du matin elle se lève, ce qui surprend fort sa mère, qui était toujours obligée de la réveiller pour qu’elle se rendît chez sa maîtresse de dessin, où sa servante la conduisait et allait la reprendre. Mais la petite personne avoir remarqué qu’il y avait une porte qui donnait dans une autre rue ; et comme Goton la laissait à celle par où elle arrivait et s’en allait aussitôt, elle traverse d’un pied léger le passage qui donnait sur le quai, prend le Louvre et arrive cul-de-sac du Coq, où elle demande M. Dubuisson. On lui dit de monter au troisième ; elle trouve la clef à la porte, elle l’ouvre, et entend dans une pièce voisine quelqu’un qui l’appelle ; elle reconnaît la voix de Séraphin, et pénètre dans un cabinet fort noir, dont la porte se referme aussitôt sur elle. Bien que c’était Séraphin qui l’eût appelée, il n’y était pas, mais son prétendu frère, qui, sans lui donner le temps de se remettre de l’agitation où elle était, la prend dans ses bras, la porte sur une chaise longue et l’affilie aussitôt à l’ordre de Saint-François, malgré la molle résistance qu’elle lui opposait. Elle veut paraître fâchée, il mérite cinq ou six fois de suite sa colère ; enfin, quand il crut qu’elle n’aurait plus la force de le quereller, il l’assure de la pureté de ses intentions. Elle qui n’y voit pas assez pour distinguer les traits, et qui est toujours persuadée que c’est Durolet et non le père Durolet, écoute avec satisfaction les promesses qu’il lui fait de l’épouser, lui demande seulement pourquoi elle ne peut le voir. — C’est impossible, lui dit-il, parce que mon oncle a la goutte, et cette pièce est la seule où personne ne vient jamais : il veut me marier à sa belle-fille, et s’il savait que je vous aime, il en avertirait madame Moreau. Il est vieux, podagre, il mourra bientôt, alors je serai riche, libre de mes actions, et vous demandant à votre mère, tout ira le mieux possible. La pauvre enfant le crut, il n’était pas temps de reculer, et elle avait promis de venir d’un jour l’un savoir des nouvelles de l’oncle. Elle lui demanda s’il viendrait chez sa mère. — Non, mes transports me trahiraient elle me croit parti pour Blaye ; mais surtout ne parlez pas à mon frère de mon bonheur et de mes projets, il n’a nulle idée de l’amour. — Mais il saura bien vous n’êtes pas parti. — Je lui dirai que je me suis ennuyé chez madame Moreau, et que je veux, pour éviter d’y retourner, être censé absent. – Joséphine approuva tout ce que lui dit son amant, se hâta de se rendre chez sa maîtresse, qui lui dit qu’elle arrivait bien tard. Elle en rejeta la faute sur Goton, et après avoir assez mal dessiné, car sa main était un peu tremblante des émotions qu’elle avait éprouvées, elle revint chez sa mère, qui la gronda à tort et à travers pour le seul plaisir de lui faire sentir son autorité ; mais elle le supportait en pensant qu’elle verrait Durolet dans deux jours. Notre béni père vint le soir faire une visite à madame Moreau, et vit avec un plaisir extrême les effets que le rendez-vous du matin avait produits. Les couleurs de sa belle étaient moins vives, ses yeux un peu battus avaient moins d’éclat ; mais une douce langueur les rendait plus touchants, et l’ajustement modeste qu’elle était obligée de porter pour plaire à sa mère, ne voilait plus aux regards de son heureux amant des charmes qui auraient été dignes d’un roi. Son imagination les lui retraçait, et la certitude que dans moins de deux fois vingt-quatre heures il jouira de la même félicité, lui faisait supporter la contrainte qu’il s’était imposée. Cependant la pauvre innocente qui croyait aux promesses de celui qu’elle imaginait être libre de les tenir, lui faisant regarder le père Durolet comme son beau-frère, elle le traita avec plus d’amitié qu’elle n’avait fait la veille. Madame Moreau qui le trouvait chaque jour plus aimable, n’était pas jalouse de sa fille, parce que ne désirant avoir avec son ami qu’une union mystique, elle ne craignait pas que Joséphine pût lui disputer les attraits de l’esprit, croyant qu’elle en avait un fort borné, et ne comptait pour rien les charmes dont la nature avait doué cette pauvre infortunée, puisque les sens ne devaient point entrer dans l’union qu’elle se flattait d’avoir avec lui. Durolet répondait à son jargon platonique, de manière à l’enchanter : ainsi rien ne troublait la paix de cette famille.
Une seule chose inquiétait le disciple de Saint-François ; c’était le huitième rendez-vous, il y avait mis ce terme, parce qu’il croyait qu’il était plus que suffisant pour éteindre la passion que cet objet lui avait inspirée ; mais il vit au contraire qu’il s’y attachait de jour en jour. Enfin, il n’en avait plus que deux à jouir seul de ce bien suprême, lorsqu’une obédience du général le délivra de son rival en l’envoyant à Madrid. Séraphin fit l’impossible pour avancer un jour qui devait le combler du bonheur ; mais le père Durolet fut inflexible et prétendit qu’on ne pouvait rien exiger de lui avant le huitième moment que l’amour lui donnait. Que ce n’était pas sa faute si Séraphin partait deux jours avant ; mais que c’était partie remise à son retour. Il fallait en passer par-là... Avec quelle volupté il vit arriver le huitième jour qui devait être pour lui si cruel. Il lui sembla que ce n’était que de cet instant qu’il était vraiment possesseur de sa Joséphine qui le comblait tour à tour de témoignages d’amour comme son amant, et de marques d’amitié comme son beau-frère. Tout allait le mieux du monde, jusqu’au moment où la pauvre petite éprouva des malaises qui l’inquiétèrent. Elle en parla à son ami qui ne put lui dissimuler qu’elle serait bientôt mère ; alors elle éclata en reproches, et dit qu’elle voulait absolument en instruire son frère. — Il le saura, j’en jure par ce qu’il y a de plus sacré ; mais ne lui en parlez pas, je vous en supplie, il est si rigide, ses mœurs sont si pures, qu’il ne serait peut-être pas libre de ne pas vous faire envisager la grandeur de notre faute d’une manière terrible. Peut-être, comme je vous l’ai dit, irait-il jusqu’à en parler à votre mère, au lieu que je l’instruirai de nos engagements, des suites qu’ils ont eues, sans vous nommer. — Eh bien, dit-elle je veux voir votre oncle. — À quoi vous exposeriez-vous, et moi aussi ! pourquoi provoquer la colère d’un moribond qui n’a que quelques heures à vivre, et qu’il emploiera peut-être à me déshériter. — Que je suis malheureuse, s’écriait la pauvre dupe, on aurait pu lui dire bien plus imprudente. Mais à quoi bon les tardives jérémiades : le mal était fait, si c’est un mal que de donner la vie à son semblable. — Ah ! ma sœur, si je ne savais pas combien votre conduite est irréprochable, je croirais que vous avez eu pour directeur un père Jérôme ou un père Durolet. Ce n’est pas un mal, dites-vous, de braver les lois divines et humaines, de troubler l’ordre de la société, qui veut et avec juste raison que l’on se marie. — Mon Dieu ! chère sœur, épargnez-vous un sermon inutile ; je ne suis plus dans l’âge de faire un enfant… — Enfin la pauvrette demande ce qu’elle peut espérer. — Tout de mon honneur, de ma loyauté, et je ferai sans restriction ce que je puis faire. Je vous en donne ma parole — Mais si ma mère s’aperçoit ? — Eh bien, pour lui répondre avec assurance, je vais vous donner une promesse de mariage dans les meilleures formes, que j’ai tenu prête en cas d’événement. Attendez-moi ici un moment. En effet, Durolet avait fait faire par un autre fripon de ses amis une promesse de mariage au nom d’Henri-Pierre Durolet fils, demeurant à Blaye, de présent à Paris, cul-de-sac-du Coq, chez monsieur Dubuisson, son oncle maternel ; il le lui remit. Malgré le charme qui retenait Joséphine auprès de son amant, elle était si empressée de lire cette pièce qui lui paraissait le seul moyen d’échapper à la colère de sa mère, qu’elle le quitta plutôt qu’à l’ordinaire, et elle n’était pas dans la rue qu’elle lut avec la plus grande attention cet écrit important qui lui parut valoir tous les contrats de mariage. Elle la cache dans son sein et se rend chez sa maîtresse de dessin qui était chaque jour plus frappée de son changement. — Mais vous êtes sûrement malade mademoiselle Moreau ! — Moi ! mademoiselle, pas du tout, je me porte, très bien. — Mais vous êtes d’une pâleur extrême, et votre physionomie porte une empreinte de tristesse qui m’afflige ? — Vous êtes bien bonne, mademoiselle, mais vous savez que ma mère me rend si malheureuse ! — Ah ! je le sais, mais enfin, vous êtes riche, il faut penser à vous marier. Joséphine soupira. — Aimeriez-vous quelqu’un ? — Tenez, mademoiselle Précieux (c’était le nom de la maîtresse de dessin, et on peut, dire que son nom ne donnait pas une idée juste de son talent, car ses tableaux n’étaient rien moins que précieux ; mais on ne pouvait lui reprocher d’autre défaut, c’était ce qu’il y avait de meilleur sur la terre), vous me dites là des choses qui me chagrinent encore : je sais que ma mère ne veut pas que je me marie, ainsi il faut bien que je m’y résigne. — Mais, chère demoiselle ; vous avez le bien de votre père qui est au moins de quatre-vingt à cent mille livres ; avec cela il me semble que vous pourriez trouver un parti avantageux. Ah ! je veux absolument vous tirer de l’esclavage où vous êtes… — Je vous rends grâce, je ne refuse pas vos bons offices, mais attendez encore quelque temps.
Durolet était au désespoir de savoir sa maîtresse grosse, et voyait bien qu’il fallait prendre le parti d’y renoncer ou courir les dangers d’une aventure scandaleuse. Joséphine pouvait être conseillée par quelqu’un, venir avec des témoins le surprendre dans le cabinet, faire valoir la fausse promesse de mariage : il aurait eu beau la nier, comme n’étant de son écriture, on ne l’en trouverait pas moins en flagrant délit avec une jeune fille, et lorsqu’on viendrait à savoir qu’il est capucin, il y irait pour lui de la corde et du feu ; et si son ordre avait le crédit, par celui des révérends pères jésuites, de le tirer des pattes de la justice, il n’en faudrait pas moins être incarcéré dans un cachot pour le reste de ses jours, au pain et à l’eau. Il prit donc le parti d’en prévenir le gardien ; il fut convenu que la première fois que son imprudente maîtresse viendrait le trouver, il lui dirait qu’il avait réfléchi au danger qu’elle courait, et qu’il voulait le faire cesser, qu’il allait partir pour Blaye, et qu’il obtiendrait de ses parents de venir demander Joséphine en mariage à l’ancienne amie de sa mère. — Ah ! mon cher Durolet, lui dit-elle en se jetant à son col, que je t’en aurais d’obligation, d’autant que j’ai appris par mademoiselle Précieux que tes parents ne pourraient qu’être flattés de mon alliance, car je suis riche ; mon père, dit-elle, m’a laissé cent mille francs : ainsi, mon bon ami, je ferai ta fortune.
Ce fut à cet instant que Durolet regretta les vœux qui l’attachaient au cloître. Sans cette maudite robe j’aurais une belle femme avec une dot considérable ; je pourrais avoir un état honorable : l’innocente créature qu’elle porte dans son sein aurait mon nom, et au lieu de ce tableau, qui ne peut manquer de me faire éprouver des regrets, il faut que je renonce aux doux plaisirs dont je jouis avec Joséphine, que je la livre à la colère de sa mère, que j’abandonne mon enfant, et que je reste toute ma vie capucin indigne. Au moins tâchons d’adoucir autant qu’il me sera possible la position de cette pauvre petite ; et quant à l’être infortuné à qui j’ai si imprudemment donné la vie, il sera élevé, comme ceux de nos pères, aux dépens de la maison. Allons, dissipons les noires pensées que me donnerait cette désagréable situation. Le père Jérôme donna congé de son logement, et il en chercha un autre dans un quartier aussi sûr. Cependant, avant de se séparer de sa jolie maîtresse, il tâcha de réunir, en quelques heures, assez de jouissances afin d’éprouver moins de regrets pendant quelques jours qui lui paraissaient nécessaires pour trouver une autre conquête.
Joséphine lui fit promettre de lui écrire sitôt qu’il serait arrivé à Blaye, et rien ne lui coûtait de l’en assurer, pourvu qu’il n’en fit rien. Il la revit le soir chez sa mère, et ne put se défendre d’une certaine émotion ; mais se rappelant l’honneur de l’ordre et les dangers qu’il aurait courus en prolongeant cette intrigue, il bannit l’amour de son cœur et n’y laissa plus de place qu’à la pitié pour les malheurs dont il était cause, et qu’il voulait au moins adoucir.
Quinze jours se passèrent, point de nouvelles de Durolet. La pauvre petite va dans le cul-de-sac du Coq, s’informe de M. Dubuisson. — Il est parti, et l’appartement est à louer. Elle revient chez mademoiselle Précieux qui la trouve encore plus triste ; elle la presse, et enfin la pauvre enfant lui raconte le sujet de ses chagrins, lui montre la promesse de mariage de Durolet, et lui demande ce qu’elle doit faire. — Tout apprendre à votre mère. — Vous dites que le frère de votre amant vient tous les jours chez vous, qu’il est l’ami le plus intime de madame Moreau. Il arrangera promptement votre affaire ; on écrira à Blaye : le jeune Durolet reviendra vous épouser. Il achètera avec votre dot une belle charge, et vous aurez une existence très agréable. Allons, mademoiselle Moreau, du courage, tout ira bien. — Oh ! ma bonne amie, comment dire cela à maman : elle me tuera et mon enfant. — Non, elle ne vous tuera pas, je m’en charge : dites-lui que je lui demande à dîner pour dimanche ; elle ne manquera pas d’engager le père Durolet. On vous enverra à vêpres, et pendant ce temps je lui conterai votre malheureuse aventure, et tout le feu de la première colère sera passé quand vous reviendrez. Ainsi fut dit, ainsi fut fait.
Comme le cœur de Joséphine battait pendant le dîner ! quels douloureux regards elle lançait sur mademoiselle Précieux ! Durolet qui ne se doutait de rien, ne concevait point d’où venaient les gestes d’intelligence qu’il apercevait entre elle et celle qui fut sa maîtresse, et qui était en outre la mère de son enfant. À peine était-on au dessert, que madame Moreau dit à sa fille avec le ton agréable dont elle lui parlait toujours : eh bien, est-ce que vous n’entendez pas ? le dernier coup du sermon est sonné, faut-il toujours vous faire dire la même chose. Goton, êtes-vous prête ? — Madame, répond la servante, la bouche pleine j’achève de dîner. — Vous dînerez tantôt : vous ne trouveriez plus de place. — Joséphine s’était levée pour prendre son mantelet, ses gants, soit paroissien et son éventail ; elle fit une profonde révérence et sortit. Elle avait l’air si inquiète, si troublée, que Durolet, quelque fortifié qu’il fut par le père gardien, ne put s’empêcher de soupirer en pensant aux maux qu’il lui faisait souffrir ; mais se rappelant avec quelle facilité elle avait donné dans le piège, il trouva qu’il y avait autant de sa faute que de la sienne, et reprit la gaîté que la bonne chère sans excès inspire toujours. Mais mademoiselle Précieux donna bientôt un tour plus grave à la conversation, en parlant à madame Moreau de l’établissement de sa fille. — Ah ! quelle idée ! marier une petite sotte comme elle ; mais elle serait incapable de tenir sa maison : elle est sans esprit, sans instruction ; jamais elle n’a voulu s’appliquer, et il n’est pas possible de la marier avant cinq ou six ans. — C’est très bien, madame, mais il y a des circonstances. — Mademoiselle, des circonstances, y pensez-vous : ma fille, savez-vous que je l’étranglerais si elle avait seulement la plus petite particularité avec un homme.
Durolet qui vit bien où l’on en voulait venir, aurait voulu être à cent pieds sous terre, surtout lorsque mademoiselle Précieux répondit : étranglez donc, madame ; car non seulement elle a eu de petites particularités avec un homme, mais même de très grandes, si bien qu’elle est grosse de six mois. — Madame Moreau, immobile de fureur, la laisse achever sans l’interrompre. — Comment, mademoiselle, vous avez l’audace… ma fille… Ah ! grand Dieu… et vous dites cette horreur devant le révérend père ? — Je le fais bien exprès, madame, parce qu’il peut seul vous aider à réparer le tort que son frère a fait à votre honneur. — Mon frère, dit le père Durolet avec la plus extrême surprise, vous dites que mademoiselle Moreau est grosse de six mois ; voilà un an que mon frère est à Blaye, il n’a vu mademoiselle Moreau qu’un jour à dîner chez madame sa mère. Pendant ce temps madame Moreau se promenait à grands pas dans sa chambre, se frappait le front à grands coups de poings, les yeux lui sortaient de la tête, les veines de son col étaient grosses comme les doigts ; elle était pâle et tremblante, et tout annonçait le dernier degré du désespoir, qui croissait à mesure que Durolet rejetait l’accusation contre son frère. Enfin, elle vint se remettre à table, les coudes posés dessus et les poings appuyés contre sa lèvre inférieure ; et lançant les regards les plus terribles contre mademoiselle Précieux ; elle lui dit : eh bien, il ne suffit pas d’avancer un fait, il faut le prouver ; comment, en quel temps la malheureuse s’est-elle laissée séduire, et où sont les preuves que le frère du révérend père soit le séducteur. Alors mademoiselle Précieux raconta tout ce qui s’était passé entre le faux Durolet et mademoiselle Moreau. À chaque article l’audacieux capucin levait les épaules et répondait par un sourire de pitié. Quand mademoiselle Précieux eut achevé son récit, elle tire de son portefeuille la promesse de mariage : niez aussi cette pièce signée de votre frère. — Ah ! pour le coup, si vous n’avez que cet écrit contre lui, il ne peut avoir aucune force, et pour le détruire, je n’ai qu’à opposer vingt lettres, toutes écrites et signées d’Henri, pour prouver qu’elle n’est pas de lui ; ce n’est nullement son écriture. Madame Moreau confronta, puis rejetant avec indignation cet instrument de la honte de sa fille, elle adressa ces mots terribles à la pauvre mademoiselle Précieux, qui ne remplissait dans tout cela que le rôle d’une amie. — Vous voyez, mademoiselle, quelle est l’imbécile que vous protégez, et comment elle a été la dupe de je ne sais quel aventurier. Mais puisque vous l’aimez, tenez, garantissez-la de ma fureur et moi-même, d’un crime, car je sens que si je la voyais dans ce moment-ci comme je vous l’ai dit, je pourrais bien, dans le premier mouvement, l’étrangler, j’en serais fâchée après ; mais elle n’en serait pas moins morte et son enfant damné : allez donc sur-le-champ à Saint-Roch, empêchez-la de revenir ici, prenez-la en pension chez vous, jusqu’au temps où elle pourra ensevelir sa honte.
— Je suis désespéré, dit le capucin, du ton le plus pénétré, madame, qu’on se soit servi du nom de mon frère pour vous faire un aussi sanglant affront ; et je vous demande si c’est un garçon dont votre fille accouche, de l’élever moi-même dans notre couvent, et si c’est une fille, de payer sa pension chez mademoiselle Précieux jusqu’à ce que, par son talent, elle puisse gagner sa vie. Mademoiselle Moreau a cru me donner un neveu, et je l’adopte pour tel — Ah ! faites-en tout ce que vous voudrez, pourvu que je ne le voie jamais ; et pour la mère, signifiez-lui qu’aussitôt rétablie, je la campe dans un couvent, où je ne lui pardonne que le jour où elle prononcera ses vœux.
Mademoiselle Précieux court à toutes jambes, dans la crainte que Joséphine ne revienne chez sa mère. Elle la trouva encore à Saint-Roch dans la plus vive émotion, elle lui dit qu’elle a bien des choses à lui raconter et qu’il faut mieux qu’elle vienne d’abord chez elle. Joséphine la questionne sur tout ce qui s’est passé. La bonne mademoiselle Précieux lui répond que les objets dont elle a à l’entretenir ne demandent pas à être traités dans un lieu public ; que, dès qu’elles seront arrivées dans sa maison, elle lui contera tout dans le plus grand détail ; et elle a l’air si calme que mademoiselle Moreau ne se doutait pas qu’elle eût des nouvelles aussi désastreuses à lui apprendre.
À peine entrées, mademoiselle Précieux ferme la porte ; et serrant son élève dans ses bras, elle l’engage à mettre du courage dans un malheur irréparable. La pauvre petite ne doute plus alors que sa mère est inflexible. Elle s’y attendait ; mais quand elle apprend que la promesse de mariage n’est point écrite de la main de Durolet, et qu’il y a un an qu’il est à Blaye, sa douleur ne peut se concevoir. Elle était bien sûre que c’était lui qui l’avait engagée à venir au cul-de-sac du Coq ; elle avoir reconnu sa voix le premier jour lorsqu’il l’avait appelée pour entrer dans le cabinet. Il est vrai que depuis, il lui avait toujours parlé bas. Mais si ce n’était pas lui, qui pouvait-ce être ? Il avait donc eu la bassesse de la livrer à un autre ; et l’enfant qu’elle portait ne pourrait donc jamais connaître son père. Ces pensées la déchiraient. — Mais enfin, que vais-je devenir ? — Vous resterez avec moi, mon enfant, jusqu’après vos couches ; votre mère paiera votre pension et les frais nécessaires. Quant à votre enfant, n’en soyez pas inquiète ; l’honnête père Durolet, pour réparer, autant qu’il est en lui, le tort de son frère quoiqu’il ait assuré à votre mère qu’il n’en avait point, se chargera du nouveau-né, et l’adopte pour son neveu. Ainsi, il ne faut plus penser qu’à vous tranquilliser et oublier un scélérat qui s’est joué de votre innocence. La pauvre petite pleura beaucoup. Mais il n’appartient qu’aux âmes énergiques d’avoir des douleurs inconsolables, et celle de mademoiselle Moreau n’était nullement de cette trempe, ou du moins, rien ne l’avait encore développée. Elle prit donc son mal en patience et resta assez tranquille, renfermée chez son amie, les trois derniers mois de sa grossesse. Enfin, son terme arriva et elle mit au monde un garçon, que mademoiselle Précieux tint sur les fonds de baptême, avec un fils d’une de ses amies, nommée Fontaine. Il se faisait nommer chevalier, et avait un brevet de sous-lieutenant de milice qui lui donnait le droit de porter un plumet et une épée, ce que les bourgeois de ce temps-là ne se permettaient pas. Il faisait sa cour à mademoiselle Précieux qui, malgré ses médiocres talents, était fort à son aise ; et comptait réparer avec elle tout ce qu’il avait perdu au jeu et mangé avec ses maîtresses. Les femmes sages, en général, ne haïssent pas les hommes qui ont une certaine réputation de galanterie ; elles pensent qu’ils leur tiendront lieu d’expérience. Ainsi, l’honnête demoiselle Précieux n’éloignait pas absolument les propositions que madame Fontaine lui faisait pour son fils quoiqu’il eût bien dix ans de moins qu’elle. Sa bienveillance à son égard le mettait dans une assez grande intimité dans la maison ; et pour n’être pas privée du plaisir de le voir, elle l’instruisit des malheurs de sa jeune amie, auxquels il parut ne prendre que l’intérêt de l’amitié. Mais le chevalier n’était pas homme à voir d’aussi beaux yeux que ceux de la petite Moreau sans concevoir le dessein de se les rendre favorables. Il la consolait donc de concert avec sa future ; et la délaissée se laissait consoler. Il fut le parrain du petit capucin, et se chargea de le remettre à son prétendu oncle qui l’envoya en nourrice. Mademoiselle Précieux n’avait rien négligé pour fléchir la colère de madame Moreau, mais rien ne put la faire changer de résolution ; et elle chargea cette amie de notifier ses intentions à sa fille, dès qu’elle le pourrait sans danger pour son état.
Cette commission coûtait infiniment au cœur sensible de la pauvre mademoiselle Précieux. Elle en parla à son jeune ami, qui trouva que la mère de mademoiselle Moreau était bien dure pour elle. — C’est d’autant plus malheureux, disait sa protectrice, que cette jeune personne a plus de quatre à cinq mille livres de rente de son père, sans ce qu’elle a droit d’attendre de la succession de madame Moreau. Cette fortune paraissait considérable à Fontaine qui, étant ruiné, conçoit à l’instant l’idée de trahir la tendresse que mademoiselle Précieux avait pour lui, et de mettre madame Moreau dans la nécessité de lui donner sa fille en mariage en l’enlevant de chez celle qui avait donné si heureusement asile à cette petite folle, et qui l’honorait lui-même de bontés si peu méritées. Il avait bien cru démêler qu’il ne déplaisait pas à mademoiselle Moreau ; et il ne douta pas que, lorsqu’elle saurait les intentions de sa mère, il ne lui fut très facile de l’engager à le suivre.
Il détermine donc mademoiselle Précieux à l’instruire du sort qui l’attendait. Ce fut d’abord des pleurs, des évanouissements, des supplications à sa bonne amie de la garder chez elle ; mais Mademoiselle Précieux, quelque désir qu’elle en eût (car il était impossible d’être meilleure), ne pouvait rien lui promettre. D’ailleurs, une lettre de cachet, dans ce temps-là, s’obtenait si facilement, qu’elle aurait fait de force ce qu’elle n’aurait pas voulu faire de bonne grâce. Elle l’engagea donc à se retirer dans un couvent, comme sa mère le voulait, et de retarder, le plus longtemps qu’il lui serait possible, l’instant de prononcer ses vœux. Peut-être dans l’intervalle, il pourrait y avoir des changements ; peut-être que le père de son enfant, touché de remords, viendrait remplir sa promesse, quoique signée d’un autre nom que le sien, et reconnaîtrait son fils. Toutes ces raisons ne faisaient que peu d’impression sur cette jeune tête qui ne supportait pas l’idée des verrous et des grilles, et dont le cœur très alerte volait au-devant des plaisirs dont elle avait déjà goûté les délices… D’ailleurs, une lettre que Fontaine lui remit sans que son amie sen aperçût, acheva de la déterminer à tout tenter plutôt que de se laisser conduire dans un cloître. Mon grand-père en avait eu une copie ; et je crois que je l’ai encore dans quelques papiers que j’ai gardés par curiosité. Oui, la voici.
Lettre de M. Fontaine à Mademoiselle Moreau.
Le 17 avril 17...
Non, charmante Joséphine, non, vous n’êtes point faite pour le cloître ; non, il ne faut pas ensevelir un chef-d’œuvre de la nature dans ces tristes maisons où l’on fait vœu d’ignorer ses lois. Croyez-vous que tous les hommes ressemblent à ce monstre qui a eu la barbarie de vous abandonner ? Je connais un cœur épris de l’éclat de vos charmes… un cœur où vous régnez du moment où il vous a vu ; et ce cœur est le mien… Je vous jure, foi de chevalier (l’impudent ! il était fils d’un valet-de-chambre, tapissier du roi), de vous consacrer mon existence. Dites un mot, et je vous soustrairai à la cruauté de votre mère et à la faiblesse de son amie. Ne vous inquiétez de rien ; je n’ai besoin que de votre consentement, et je pourvoirai à tout. Adieu, âme de ma vie ne refusez pas le plus passionné et le plus respectueux de vos serviteurs. »
« FONTAINE. »
Oh ! pour celui-là, dit-elle, après avoir lu cette lettre, il ne me trompe pas ; c’est bien son écriture : j’en ai vu vingt fois, lorsqu’il écrivait à mademoiselle Précieux. Mais quelle différence des lettres qu’il lui adressait à celle-ci ! Oui, il m’aime ; et je sens que je l’aime aussi. Ne négligeons pas ce qu’il m’offre : nous nous marierons ; j’ai mon bien, et nous serons heureux en dépit de ma mère, qui ne me veut faire religieuse que pour hériter de moi, et puis se remarier. Un petit moment, ma chère maman ; je suis plus jeune, plus jolie que vous ne l’avez jamais été ; et le mariage est bien plus mon fait que le vôtre. Elle prend sa plume, et répond ce qui suit : (car mon grand-père avait aussi transcrit le billet avec son excellente orthographe).
Billet de Mademoiselle Moreau à M. Fontaine.
MONSIEUR LE CHEVALIER,
« J’accepte avec gran plésir, la bonté que vout avez de me tiré des grifes de ma mère. Arengé tou com il vous pléra. Le plus taux sera le mieux. Tou à vou, avec respect, monsieur le chevalier,
« Joséphine MOREAU »
Et dès le lendemain au déjeuner, la petite Moreau, malgré son extrême simplicité, glisse fort adroitement son charmant billet dans la main de Fontaine, qui s’occupe, dès le même jour, des préparatifs, mais l’argent, dit Renard, est le nerf de la guerre ainsi que des amours ; et Fontaine n’avait pas deux louis donc il put disposer, et il en devait plus de mille. À qui s’adressera-t-il ? À la bonne mademoiselle Précieux. Il en avait bien quelques remords ; mais comme en se rendant justice, il trouvait qu’elle ne pouvait trop acheter le bonheur de ne pas l’épouser, il pense que cent louis ne sont pas trop pour sa rançon. Il arrive chez elle, l’air extrêmement triste. — Qu’avez-vous, mon ami ? — Rien, mademoiselle — Rien ? Ah ! je vois que vous êtes très affecté. Vous est-il arrivé quelque malheur ? — Non, ce n’est pas à moi ; mais j’éprouve combien l’on est coupable de ne pas se priver des superfluités inutiles pour le plaisir d’obliger un ami dans l’infortune... Vous m’avez entendu parler du vicomte de Vergeac ? — Oui ; eh bien, que lui est-il arrivé ? — Il a répondu pour un de ses amis, d’une somme de cent louis ; et ce dernier a eu l’indignité de passer dans le pays étranger, et de ne point acquitter un billet d’honneur que le vicomte avait signé pour lui ; et il vient d’être arrêté et conduit à l’Abbaye, d’où il m’a écrit pour le tirer d’embarras. Je me vois dans impossibilité de répondre à une marque aussi touchante de confiance. Ah ! que je m’en veux de mon ancienne prodigalité ! Si c’est, mon cher chevalier, le seul sujet qui vous afflige, rien n’est si aisé de vous l’ôter. En disant cela, elle ouvre son secrétaire, en tire deux rouleaux de cinquante louis et les lui donne. Fontaine ne veut point, les recevoir, elle insiste ; elle se fâche. — Cet argent vous appartient, mon cher, je comptais vous le donner le jour de notre mariage : ainsi, vous en pouvez disposer. Fontaine vante la générosité de sa tendre amie, s’excuse de ne pas rester plus longtemps ; mais peut-on mettre trop d’empressement pour rendre la liberté à un ami ?... — Je cours, je vole, et je reviens avec lui pour vous marquer l’un et l’autre notre reconnaissance. — Non ; non, ne lui en parlez pas… Mais déjà Fontaine est bien loin. Comme il a le cœur bon et honnête ! disait en elle-même mademoiselle Précieux. Je serai parfaitement heureuse avec lui ; et quand Joséphine aura pris le parti de se retirer dans un couvent, j’épouserai Fontaine : mais je ne veux pas affliger ma petite amie par le spectacle de notre bonheur.
Il est temps de vous dire, ma chère sœur, quel était le vicomte de Vergeac. C’était le cousin germain de Fontaine, pas plus noble que lui, chevalier d’industrie comme lui, qui n’était pas plus en prison que vous et moi, mais qu’il avait associé à son projet d’enlèvement. Il va donc le trouver, et l’amène aux pieds de sa libératrice, qui ne veut pas entendre parler de son bienfait. L’honnête Vergeac, assure que, dès qu’il sera arrivé dans son pays, où il a de belles terres, il se procurera facilement la somme si généreusement prêtée, et qu’il n’a point voulu demander à ses parents pour éviter les sermons qu’ils lui auraient fait, et qu’il la renverra à mademoiselle Précieux, sans que rien puisse altérer sa reconnaissance. Mademoiselle Précieux dit qu’on ne lui en doit point ; que l’argent est au chevalier : grand débat de générosité, qui se termine par une invitation de venir dîner le lendemain ; ce que le vicomte accepte, avec beaucoup de dignité.
Son cher ami, le chevalier Fontaine, donne un billet à la petite Moreau, où il lui disait de paraître céder aux volontés de sa mère, et de prendre le parti de se retirer dans un couvent jusqu’à sa majorité ; que monsieur le vicomte de Vergeac parlerait de Long-Champs, dont sa tante était abbesse ; que l’on proposerait d’y aller le jour même, pour faire connaissance avec elle ; et que ce serait dans cette petite course, que l’on exécuterait l’enlèvement. — Ah ! je serai enlevée ! Quel plaisir !… Il faut convenir que monsieur le chevalier est bien bon. Elle trouvait que l’heure du dîner, n’arrivait jamais. Enfin, midi sonne. Fontaine et son digne compagnon parurent. Mademoiselle Précieux jouissait du plaisir de se trouver avec tous ceux qu’elle avait obligés ; et elle était bien loin de soupçonner, qu’ils n’étaient que des serpents quelle avait réchauffés dans son sein.
Le vicomte ne se lassait point de féliciter son ami d’être destiné à passer sa vie avec cette âme céleste. Fontaine enchérissait sur ces éloges et ne concevait pas comment il avait mérité un semblable bonheur ; il se flattait au moins de s’en rendre digne par son attachement constant pour la plus aimable femme. La bonne Précieux, recevait ses compliments et ses assurances de tendresse avec une satisfaction infinie, en s’applaudissant de son choix. Elle était encore, malgré ses trente-cinq ans, d’une figure très agréable. Un embonpoint modéré, lui avait conservé de l’éclat ; sa taille était bien prise ; et elle ne manquait, ni d’esprit ni de grâces : de plus rien n’était comparable à l’excellence de son cœur, et sa réputation était intacte ; enfin, on pouvait dire qu’elle n’avait jamais fait d’autre faute que de se laisser attendrir par les fausse protestations de ce franc étourdi ; mais, comme il le disait lui-même, elle était trop heureuse d’échapper au malheur de lui appartenir, moyennant l’argent qu’elle était loin d’imaginer lui avoir prêté pour enlever sa maîtresse. — Hélas ! dit Fontaine du ton le plus pénétré, pourquoi faut-il que la félicité dont j’espère que nous jouirons bientôt soit troublée par le regret de nous séparer de l’aimable Joséphine ! — Il le faut bien, dit en soupirant mademoiselle Moreau. — Quoi ! mademoiselle, vous ne restez pas à Paris ? reprit le vicomte, qui semblait n’être instruit de rien, — Je ne sais si c’est à Paris ou ailleurs que je me retirerai ; mais ma mère veut que j’aille au couvent… — Au couvert, mademoiselle ! Dieu ! quel dommage ! — Il le faut bien, monsieur. Si c’est un parti irrévocable, je pourrais vous en indiquer un, où vous seriez parfaitement heureuse (autant qu’on peut l’être privé de sa liberté) ; c’est Long-Champs, dont ma tante est abbesse… — Si nous y allions ce soir ; car aussi bien, je vois, ma bonne amie, que je retarde votre mariage avec M. Fontaine… (Petit serpent ! si peu de prudence pour la bonne conduite, tant de ruse pour faire une perfidie !)
— Ah ! ma sœur, c’est inconcevable !
— Pas tant que vous le croiriez, ma sœur. Aussi, quand je vois les hommes se reposer, pour leur honneur, sur la sottise de leurs femmes, je suis bien assurée qu’ils courent plus de risques qu’avec une femme d’esprit. Ces Agnès-là sont au premier intrigant qui se donne la peine de les endoctriner ; et comme elles ont la tête aussi vide que le cœur, toutes les ruses, pour tromper un mari, y germent promptement ; et d’ailleurs, on peut dire avec Destouches :
L’ignorante ignore son devoir.
Mais, je ne sais plus où nous en étions. — Que Joséphine prétendait entrer promptement au couvent, pour ne pas retarder le mariage de son amie. — Mademoiselle Précieux lui proteste que ce ne devait pas être un motif pour avancer ce sacrifice ; mais, qu’elle croyait que, pour son propre intérêt, elle ferait bien de s’y déterminer, parce que ce serait un moyen prouver à sa mère son obéissance, ce qui donnerait à ses amis plus de facilités pour solliciter sa grâce. — Puisque monsieur le vicomte a une parente à Long-Champ, qui d’ailleurs est fort près d’ici, ce qui ne me privera pas du bonheur de voir ma chère protectrice, ajoute le petit démon en embrassant mademoiselle Précieux, je veux prendre tout de suite le seul parti qui me reste dans mon malheur. Vous êtes bien sûr, s’adressant à Vergeac, qu’on me recevra ? — Il suffit de vous voir ; vous n’avez besoin d’autre recommandation que votre charmante figure. Mais j’ajouterai, sans vanité, que mon crédit auprès de ma bonne tante est très puissant ; car elle m’aime à la folie ; et en lui disant ce que je dois à votre estimable amie, elle se trouvera heureuse de lui marquer sa reconnaissance, en ayant tous les soins possibles de son élève. — Allons ; il faut se déterminer ; et comme je ne serais pas sûre, ma bonne amie, d’avoir toujours le même courage, je vais emporter tout de suite tout ce qui m’est nécessaire pour ne plus revenir, car qui me dira, si je rentre dans cette maison, que j’aie la force d’en sortir ; et elle tira de sa poche un mouchoir pour cacher des larmes qu’elle ne versait pas. On se met tout de suite à faire des paquets ; on envoie chercher un fiacre et l’on part. Fontaine dit un mot à l’oreille de Joséphine, pendant que mademoiselle Précieux prenait son mantelet et ses gants.
On monte en voiture, il fallait traverser le bois de Boulogne pour se rendre à Long-Champs. Quand on fut à la croix de Mortemar, la petite Moreau, d’après ce que lui avait dit son nouvel amant, feignit de se trouver mal. — Peut-être le mouvement de la voiture vous incommode, dit Fontaine, nous pourrions descendre. — Monsieur le vicomte avait un laquais à qui il donna l’ordre d’aller avec la voiture jusqu’à l’abbaye, et proposa à ces dames de prendre sous le bois un sentier qu’il connaissait et qui était plus agréable et plus court que la grande route. Elles acceptèrent, on marcha assez longtemps ; et lorsqu’on fut au plus fourré du taillis, Fontaine et Vergeac prennent chacun par un bras la petite Moreau ; et comme s’ils n’avaient voulu faire qu’une plaisanterie : Allons, allons donc un peu, une jeune personne, vous ne savez donc pas courir ; et les voilà partis comme un trait. — Mademoiselle Précieux hâte son petit pas pour les suivre : il faisait chaud, elle était un petit peu rondelette ; et comme elle ne regardait cette course que comme un jeu, elle ne se fatiguait pas à courir après eux, bien persuadée qu’ils s’arrêteraient quand la petite serait essoufflée, et qu’elle les trouverait assis au bout du sentier. Elle marche donc toujours devant elle, mais inutilement elle espère les joindre ; trois allées se présentent : laquelle ont-ils pris ? elle appelle Joséphine, monsieur Fontaine, personne ne répond. Elle commence, non à avoir des soupçons, ils ne peuvent entrer dans sa belle âme, mais de l’inquiétude. Elle s’arrête, elle prend une route, y fait quelques pas, revient au carrefour, en prend une autre, cherche sous le bois s’ils ne se sont pas cachés pour l’inquiéter ; enfin, excédée de fatigue, elle prend le parti de s’asseoir, espérant qu’ils viendront la chercher. Mais la nuit arrive sans qu’elle ait entendu parler d’eux ; elle se lève tout en tremblant, elle se remet en marche, essaye de rejoindre comme elle pourra la grande route. Mais il lui est impossible ; elle tombe excédée de fatigue et de chagrin au pied d’un arbre, commençant à voir qu’elle avait été jouée par trois mauvaises têtes, dont le cœur n’était pas meilleur. Elle attend le jour avec la plus vive impatience, et l’attend sans pouvoir fermer l’œil, craignant tout ce qui pouvait arriver à une femme encore fort agréable, seule, la nuit dans un bois. Mais le ciel qui devait sa protection à ses vertus ne permit pas qu’elle fut inquiétée.
Heureusement que l’on était aux plus grands jours de l’année, et que dès trois heures du matin les gardes étaient sur pied. La fraîcheur de l’aurore avait assoupi un instant mademoiselle Précieux, quand elle en entendit un qui disait à son camarade : Hai ! Laramée, viens donc : une femme, et par ma foi fort appétissante, qui est là. Je ne sais si elle est morte, évanouie ou endormie. — Laramée accourt…
Mademoiselle Précieux ouvre les yeux, et reconnaissant que ce sont des gardes, leur demande leur bon secours pour aller jusqu’à l’abbaye de Long-Champ, et qu’elle récompensera leur service. — Madame, avec grand plaisir. Léveillé lui offre son bras et la surprend beaucoup quand il lui dit, qu’elle n’est nullement dans le chemin qui mène à l’abbaye, et qu’il faut traverser tout le bois pour se retrouver à la croix de Mortemar ; car ils étaient tout près de Madrid. — J’aurai bien de la peine à faire cette course. Eh bien ! madame, venez vous reposer chez nous, et Laramée ira vous chercher une voiture à la porte Maillot. Elle accepta ce que Léveillé lui offrait, d’autant qu’elle mourrait de faim. Elle entre dans sa maison, et mettant un écu de six livres sur la table, elle demande des œufs frais que la femme du garde s’empresse à lui servir : pendant ce temps Laramée lui amène une voiture. Mademoiselle Précieux y monte et se fait conduire à l’abbaye.
Son premier soin est de s’informer à la tourière si on n’a pas vu hier une jeune personne avec le neveu de madame l’abbesse et un autre homme. Il est venu beaucoup de monde, répond la bonne sœur ; mais nous n’avons pas vu le neveu de madame. Chaque mot ajoute à l’inquiétude de mademoiselle Précieux. Enfin, elle ne trouve d’autre manière de s’éclaircir que de voir l’abbesse elle-même, et demande si elle pourra avoir cet honneur. — Les primes vont finir, dit la fourrière, si vous voulez aller au grand parloir, on avertira madame, qui s’y rendra en sortant du chœur. — Mademoiselle Précieux entre dans un fort beau salon tendu de damas cramoisi, qui était partagé en deux par une grille très écartée. Des meubles commodes et qui avaient une sorte de magnificence, ne donnaient aucune idée de l’abnégation religieuse. Il y avait quelques tableaux de nos grands maîtres qui occupèrent le loisir de notre artiste, autant que la foule d’idées qui se succédaient en elle pouvait lui permettre de les examiner. Une heure s’écoule pendant laquelle elle eut tout le temps de repasser dans sa tête la conduite inexplicable de ses prétendus amis. Enfin les portes s’ouvrent, et madame s’avance suivie de ses deux assistantes, d’un pas grave et modeste, toisant mademoiselle Précieux des pieds à la tête, elle voit à la manière dont elle est vêtue que ce n’est qu’une bourgeoise ; observation essentielle pour savoir l’espèce de salut qu’elle devait faire. Une simple inclination de tête parut suffisante tandis que la bonne mademoiselle Précieux lui faisait des révérences jusqu’à terre, et cherchait comment elle devait s’exprimer en parlant à son orgueilleuse sainteté.
L’abbesse s’assoit dans son grand fauteuil, les assistantes se placent sur un tabouret où elle pose le bout de ses pieds, et attend en silence que mademoiselle Précieux s’explique. Toutefois comme celle-ci restait debout, elle lui fait signe de s’asseoir. — Non, madame, dit enfin cette bonne fille toute déconcertée de la morgue de l’abbesse, cela n’est pas nécessaire. Je viens seulement demander à madame s’il y a longtemps qu’elle a vu monsieur le vicomte de Vergeac son neveu. — Monsieur le vicomte de Vergeac mon neveu, je n’ai point de neveu de ce nom. Monsieur le marquis de Belsunce, fils de ma sœur, le comte et le chevalier de Talaru, de ma maison, sont les seuls que j’ai vus. Je ne sais qui a l’impertinence en portant un nom en ac, de prétendre m’appartenir. — Pardon madame, dit mademoiselle Précieux en se remettant un peu, car l’effet d’un orgueil extrême est de rendre à ceux qui en sont froissés le sentiment de leur propre dignité ; j’ignorais que de porter un nom en ac fût une exclusion à l’honneur de votre alliance. Cependant je crois que personne n’aurait rougi d’être parent des Solignac et de tant d’autres que je pourrais citer. — L’abbesse un peu interdite (rien n’est aussi embarrassé que la stupide hauteur quand on se met à son unisson) ! cherche quelque temps sa réponse. Je ne dis pas… Mais c’est… Enfin je n’ai point de neveu qu’on appelle Vergeac. — J’en suis désolée, madame, car je vois que j’ai été le jouet d’un intrigant qui, sous prétexte qu’il était votre parent, m’avait engagé à vous présenter une jeune personne fort bien élevée et en état d’apporter à votre abbaye une riche dot. — Qu’importe mademoiselle ! reprit fort affectueusement l’abbesse, que monsieur le vicomte de Vergeac soie ou non mon parent : il est possible que ce soit une alliance éloignée que je ne connaisse pas, et cela n’empêche pas que je ne reçoive avec plaisir la jeune personne dont vous me parlez. A-t-elle de la voix ? est-elle d’une jolie figure ? — Charmante, madame. — Et ses parents lui donnent une grosse dot ? — Au moins dix mille livres. — Amenez-là moi, le plutôt possible. — Hélas ! madame, je le désire fort ; mais je n’en puis répondre. — Et pourquoi seriez-vous fâchée d’un moment d’humeur ? il faut pardonner quelque chose aux gens en place, ils ont tant des choses dans la tête. — Je ne me suis point aperçue, madame, que vous eussiez d’humeur, je ne crois pas que vous puissiez vous y livrer, et encore moins vous en avoir donné sujet ; mais je prévois que le projet de la mère de la jeune personne que je comptais vous présenter sera absolument dérangé, car il me paraît à présent certain que ce monsieur de Vergeac et son ami le chevalier Fontaine l’ont enlevée. — Et qui peut vous donner cette fâcheuse idée ? — Le récit de mes motifs, madame, serait trop long. — Non, non ; racontez-moi mademoiselle, je pourrai peut-être vous aider de mon crédit à la cour pour la faire retrouver et si on y parvient ce ne serait pas une raison pour que l’on ne la reçût pas ici ; nos saintes maisons sont faites, non seulement pour conserver l’innocence, mais aussi pour servir d’asile au repentir. — Mademoiselle Précieux vit que les dix mille livres de dot tenaient fort au cœur de madame.
Elle lui demanda cependant la permission de la quitter pour se rendre à Paris, où elle aurait des renseignements certains sur cette désagréable aventure.
— L’abbesse lui réitéra l’offre de sa protection et tout le désir qu’elle aurait de rendre service à une honnête famille, en empêchant leur fille de se perdre entièrement dans le monde. Mademoiselle Précieux la remercia et se rendit à Paris, où elle se flattait encore de retrouver sa pupille. Mais sa cuisinière l’assura qu’elle n’avait vu personne, et qu’elle aurait été de la plus vive inquiétude si elle n’avait pas su sa maîtresse si bien accompagnée. — Oh ! oui, très bien, bien, reprit-elle en soupirant ; mais je vous défends, Catherine, de dire rien à ; personne. — Eh ! mademoiselle ; comment pourrais-je dire, puisque je ne savais rien ? — Eh bien ! ne dites pas même ce que vous ne savez pas. Donnez-moi de l’encre, du papier et une plume. — Les voilà. Mademoiselle Précieux écrit un billet. Allez le porter aux capucins de la rue St. Honoré, au père François Durolet, et dites-lui qu’il ne perde pas un instant pour venir. — Votre billet le dit ? Oui, mais répétez-le-lui encore – Quand Catherine fur sortie, mademoiselle Précieux ne put se défendre de répandre quelques larmes, en pensant à l’horrible trahison de Fontaine, qui avait abusé de sa sensibilité et lui avait arraché cent louis pour un prétendu neveu de l’abbesse de Long-Champs, qui sûrement lui avaient servi au complot qu’il avait formé pour enlever cette petite imbécile, qui se donne à ce qu’il paraît au premier venu. Mais comme elle avait beaucoup de bon sens et qu’elle s’était accoutumée de fort bonne heure à modérer ses passions, elle réfléchit qu’elle était encore trop heureuse d’échapper au malheur d’être la femme d’un jeune fou : mais elle n’en était pas moins embarrassée comment elle s’en tirerait avec la très violente madame Moreau, et voilà pourquoi elle avait écrit au père Durolet de la venir trouver, afin de le charger d’apprendre cette triste nouvelle à cette mère qui, si elle descendait dans le fond de son cœur, aurait bien pu voir qu’elle était la première cause des désordres de sa fille. En l’ayant toujours rebutée, elle avait éloigné d’elle toute confiance : il n’est point de plus mauvaise méthode, lorsqu’un enfant a reçu peu d’esprit de la nature, que de lui reprocher sans cesse ; c’est le moyen le plus sûr de le rendre stupide, et si c’est une fille, et qu’elle soit jolie, on la jette nécessairement dans les bras du premier intrigant qui l’enivre du poison des louanges... Habituée à être maltraitée, elle regarde celui qui lui dit qu’elle est belle et aimable, comme un Dieu. C’était ce qui avait perdu la pauvre petite Moreau : si sa mère l’eut traitée avec plus d’indulgence, elle ne se serait pas jetée dans les désordres qui ont fini par la rendre très-malheureuse.
Le père Durolet fort surpris du message de mademoiselle Précieux hésitait de se rendre à son invitation. Il craignait que ce ne fût la petite personne qui voulut lui parler de son frère, et comme il l’aimait encore (car, il faut en convenir, l’éclat de ses charmes faisait oublier son apparente bêtise), il craignait de se trahir dans un tête-à-tête. Ne trouvant cependant aucun prétexte plausible pour se dispenser d’aller chez une personne aussi intéressante que mademoiselle Précieux, il dit à Catherine qu’il allait la suivre, et en effet il arriva presqu’en même temps qu’elle chez sa maîtresse. Il fut frappé en entrant de l’air de tristesse de cette digne fille : la mauvaise nuit qu’elle avait passée, et les inquiétudes qu’elle avait depuis près de vingt-quatre heures, l’avaient aussi changée que la plus longue maladie. — Qu’avez-vous donc, mademoiselle, vous paraissez bien souffrante ? — Ma santé serait bonne, mon père, si je n’avais pas la plus extrême douleur. Et elle lui raconta tout ce qui s’était passé, et finit en le suppliant d’en instruire madame Moreau. — Vous avez sa confiance, son amitié, elle ne peut qu’être reconnaissante des soins que vous avez pour son petit-fils, quoiqu’elle ne veuille pas en convenir : elle vous écoutera avec plus de modération que moi. Je ne me sens pas le courage de m’exposer aux premiers mouvements de sa colère ; mon cœur est pur, et je sens que je ne supporterais pas les reproches peu mérités, qu’elle me ferait peut-être ; j’ai besoin de me distraire des idées chagrinantes que cette malheureuse aventure m’a données pour mon propre compte : ainsi je vais partir dans l’instant pour me rendre dans ma famille, qui me presse depuis longtemps de l’aller voir, bien décidée à ne plus me mêler des affaires qui ne me regardent pas. — Mais d’après cette résolution, que je trouve très sage, je devrais aussi refuser d’apprendre à madame Moreau l’enlèvement de sa fille qui me regarde encore moins. — C’est bien différent, mon père, votre état vous oblige à être le consolateur des affligés, et on ne peut jamais trouver mauvais que vous vous employiez comme médiateur dans les familles : vous ferez ce que vous voudrez mais ce qu’il y a de certain, c’est que je ne reverrai point madame Moreau, et qu’alors elle n’apprendra l’évasion de la petite personne que lorsqu’il n’y aura plus de moyens de réparer la faute qu’elle a faite, au lieu qu’en s’entendant avec madame Fontaine, qui est la meilleure femme du monde, un mariage peut encore tout raccommoder, d’autant que Fontaine sait bien ce qui en est, et que la fortune de mademoiselle Moreau le fera passer sur l’irrégularité de sa conduite ; mais il faut profiter de la première chaleur de sa passion pour l’obliger à l’épouser, car sans cela il pourrait bien en arriver comme de l’autre, que selon toute apparence son peu d’instruction a rebuté. — Durolet convint que tout ce que disait mademoiselle Précieux était raisonnable, et il lui promit de se charger de cette désagréable commission ; il ne pouvoir guère, en conscience, s’en dispenser, car enfin c’étaient bien ses séductions qui l’avaient égarée ; mais il avait un motif moins louable et plus digne d’une âme aussi dépravée que la sienne. La belle fugitive lui tenait encore au cœur, et la jalousie réveillant sa passion pour elle, il avait un grand intérêt à la faire retrouver. Déjà le diable lui disait à l’oreille : après tant de courses, elle ne rougira plus, et une fois mariée je lui ferai connaître le père de son poupon, et sûrement elle trouvera fort doux de renouveler avec moi les séances du cabinet noir de mon prétendu oncle, sans inquiétudes des suites de maladresse : du reste je n’aurai pas celle de lui écrire, ainsi il n’y aura jamais de preuves : de plus, la mystique intimité qui existe entre sa mère et moi, rendra simples les visites que je rendrai à la fille, et il serait bien étonnait qu’elles ne m’offrissent pas des occasions favorables ; au reste, point de rendez-vous, la plus sévère retenue en public et je la forcerai bien, par la mienne, de ne pas mettre le pied chez elle, si elle fait la moindre extravagance. Oui, mais elle aime ce Fontaine. Bah ! ces femmes-là n’aiment que le plaisir, et quelque bornée qu’elle soit elle saura bien que deux valent mieux qu’un. Allons trouver la dévote, et tâchons de lui faire avaler cette pilule : elle va faire une laide grimace ; mais enfin à chose faite, conseil pris : elle aura beau crier, tempêter, sa fille n’en est pas moins enlevée, et il n’y a plus qu’à la marier.
Fortifié par ces vertueuses réflexions, il se rend chez madame Moreau qui est fort étonnée et charmée de le voir. — Dieu ! de si bonne heure ! (car ordinairement il n’arrivait chez elle que sur les six heures pour faire son quadrille) Eh ! mon Dieu, mon révérend père, qui me procure la satisfaction de vous voir deux heures plus tôt qu’à l’ordinaire ? — Ma respectable amie, ma vive amitié. Je voudrais bien que vous me permissiez de traiter avec vous un sujet sur lequel vous m’imposez silence depuis longtemps. — La dévote devint rouge, son sein palpita ; et croyant que son chaste ami avait de mauvaises pensées, elle lui dit d’un ton de voix altéré : Épargnez-moi, de grâce, trop cher séducteur, et ne troublez pas la paix de ma conscience, en me laissant apercevoir que l’union des âmes ne suffit pas à votre bonheur… — Le père Durolet, qui n’avait nulle envie de commettre un inceste avec madame Moreau, dont les charmes flétris n’avaient rien qui pût le tenter, mais qui pourtant ne voulait pas blesser sa vanité en ne répondant pas à de telles avances, se précipite à ses genoux. — Que faites-vous, mon père ? — Non, laissez-moi vous protester que mon respect égale mon amour, que je suis trop heureux d’avoir rencontré un cœur comme le vôtre, qui réponde à la sensibilité du mien sans me faire manquer aux devoirs sacrés de mon état… Non, ne craignez jamais que je me prive des biens que je possède dans une union digne des anges, par les terrestres désirs d’une passion charnelle ; non, dit-il en se relevant ( et voyant que la dévote était pénétrée de ses hautes vertus), ce n’est pas de moi que je veux vous parler, mais d’une infortunée qui languit sous le poids de votre juste ressentiment. — Ah ! ne m’en parlez pas, ne m’en parlez pas ; c’est me tuer que de prononcer son nom : qu’elle aille au couvent, qu’elle y prononce ses vœux, et je la reverrai ; mais avant, je veux ignorer qu’elle existe. — Enfin, madame, si elle n’a pas de vocation. — Et vous, mon père, en aviez-vous, lorsque vos cruels parents vous ont forcé de prendre un état si peu fait pour votre âme sensible et délicate ; vous dont l’esprit, les agréments vous eussent fait briller dans le monde… — Et c’est, madame, parce que je sens le malheur d’être engagé dans un état qui ne nous convient pas, que je vous supplie de n’y pas condamner votre fille unique. — Mais n’en remplissez-vous pas les devoirs avec la plus grande exactitude ? N’êtes-vous pas l’édification de tout le quartier ? Et qui sait, mieux que moi, les nobles victoires que vous remportez sur le démon de la chair… — Ah ! madame, quelle différence d’un homme qui a appris de bonne heure, comme moi, à vaincre ses passions, et une jeune fille séduite, qui a goûté des charmes de la volupté !… Il n’y a pour elle, je vous jure, que l’état du mariage qui puisse la préserver de la damnation éternelle ; et j’ose vous le dire avec l’autorité que me donne mon ministère, vous répondez de son âme devant Dieu, si vous ne la mariez pas ; et comme je craindrais de partager, avec vous, la punition qui vous serait réservée si, par ma condescendance, je vous laissais suivre, sur cela, vos idées, je vous déclare que je me priverai du bonheur extrême de vous voir, le seul que je goûte en ce monde, jusqu’à ce que vous ayez consenti à marier votre fille. — Ah ! mon père ! quelle menace ! Mais, la marier, c’est bientôt dit. Qui en voudra ? Vous voyez que celui qui l’a séduite l’a abandonnée. Et qui pourrai, en effet, vouloir passer sa vie avec une femme aussi stupide ? — Si ce n’est que trouver quelqu’un qui veuille d’elle qui vous inquiète, je puis vous assurer qu’elle a fait une conquête, et que l’homme dont je vous parle s’estimera heureux, et très heureux de l’épouser. — Et qui est ce benêt ? — C’est un fort joli garçon, que vous avez vu chez mademoiselle Précieux, le chevalier Fontaine… — Bon ! c’est mademoiselle Précieux avec qui il se marie. — Elle m’a chargé de vous dire de sa part qu’elle avait réfléchi qu’il était trop jeune pour elle, et qu’il conviendrait bien mieux à sa pupille, pour qui elle s’était aperçue qu’il avait beaucoup d’inclination, quoiqu’il sût bien son accident, car c’est lui qui a été parrain de mon petit neveu manqué. — Vous m’étonnez beaucoup. Enfin, s’il est bien vrai qu’ils s’aiment, et d’après les raisons que vous m’avez dites, et surtout pour vous prouver ma docilité pour vos ordres, j’y consentirai. Il faut que je sois bien sûre qu’il a réellement le dessein de l’épouser. — On n’en peut pas douter, si cela n’est déjà fait. — Comment ? — Rien de plus certain, car il l’a enlevée hier… — Que dites-vous là ! ma fille enlevée !… Ah ! la malheureuse ! elle a juré de me faire mourir de chagrin… Et où est-elle ? — Je n’en sais rien, mais nous le saurons bientôt, tranquillisez-vous ; laissez-moi le soin de cette affaire. — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! ma fille enlevée ! Et comment mademoiselle Précieux a-t-elle pu se prêter ?... Oh ! qu’elle ne pense pas s’en tirer de cette manière-là, je vais la dénoncer à la police. — Non, madame, vous n’en ferez rien. — Et pourquoi ? — Parce que je ne veux pas, ou je romps avec vous. Allez-vous faire un éclat, tandis que tout peut se passer à l’amiable. Le chevalier Fontaine n’a d’autre but que de vous contraindre à consentir à leur mariage. Dès qu’il apprendra que vous ne vous y opposez pas, il sera facile de savoir ce qu’ils sont devenus. Donnez-moi votre parole d’honneur de demeurer tranquille, et je me charge de tout. Je vais, de ce pas, chez madame Fontaine ; elle saura bien où est son fils. — Oh ! la malheureuse ! s’écriait madame Moreau, que ne l’ai-je étranglée, comme je le voulais ?... — Encore de la colère, de la fureur ! SI vous saviez mon amie, comme cela vous défigure, vraiment vous ne sortiriez pas de votre aimable caractère. — Mais voyez donc cette jeune barbe, reprit la dévote en passant la main sous le menton du père, il me morigine. Eh bien l’homme de Dieu, je m’abandonne à vous ; faites tout ce que vous voudrez… — Ah ! si je faisais tout ce que je voudrais… Mais, non ; loin de nous tout désir terrestre. Ne pensons qu’à sauver cette pauvre petite ; je ne me reposerai point que je ne la ramène bien mariée avec Fontaine. — Et pendant tout ce temps, je ne vous verrai donc point ? J’espère que cela sera très court. — Je suis bien sûr qu’ils sont dans Paris, peut-être chez la mère… Mais, en tout cas, la police les découvrira bientôt.
Mais il est temps de vous dire, ma sœur, ce que faisaient nos trois aventuriers. Le laquais de Vergeac avait le mot. Il donna ordre au cocher, non d’aller au couvent, mais de rejoindre une chaise de poste qui était dans le bois ; on y mit les paquets de mademoiselle Moreau, et on le renvoya. Un moment après, elle arriva avec Fontaine et Vergeac, monta avec eux en chaise, et partit pour le Havre, où ils avaient dessein de s’embarquer.
Joséphine, au comble de la joie, ne savait quelles caresses faire à Fontaine et à Vergeac pour l’avoir délivrée de la frayeur que lui inspirait le cloître. On ne s’arrêta pas que l’on ne fut à Rouen. Fontaine dit à la petite personne ; j’aime la décence ; ainsi, il est nécessaire que vous portiez mon nom : cela évite toutes les questions. Y consentez-vous ? — Tout comme vous voudrez ; ce sera comme si j’étais votre femme. — Tout de même. — Mais vous m’épouserez tout de bon. — Bien certainement. — Vous l’entendez, monsieur le vicomte ? — J’en réponds corps pour corps. — Ah bien ! c’est bon ; s’il me quitte, comme l’autre ce sera vous qui m’épouserez… — Ah ! j’y souscris de tout mon cœur. — On m’appellera donc madame ? — Sûrement. — Et si ma mère le sait ? — Eh bien ! ma petite, elle sera bien obligée de consentir à notre mariage ; sinon, nous attendrons que vous soyez majeure. — Attendre ! Mais ce sera bien long, car je n’ai encore que quinze ans et demi. — Quand je dis attendre ; c’est pour la cérémonie ; car j’espère bien ce soir vous prouver que je ne saurais sans mourir attendre si longtemps… — Tout cela est charmant pour vous, mais pour moi, dit Vergeac, qui ne suis que témoin, ce n’est pas si gai. — Ah ! tu trouveras à passer ton temps agréablement à Rouen. — Je t’avoue que j’y compte. Mais ce n’est pas tout, il faut pourvoir au plus pressé : c’est de nous procurer les moyens d’avoir les fonds nécessaires pour soutenir notre rang… J’ai déjà une idée excellente. — Tu me la communiqueras ? — Ah ! bien certainement.
Tout en causant, on arrive à la plus belle auberge de Rouen. Vergeac laisse nos amants ensemble. Monsieur et madame avaient été conduits, par la servante, dans une chambre où il y avait un grand lit. Ils se font servir à souper ; puis Fontaine dit à cette fille de venir le lendemain à midi. Quand elle est sortie, Joséphine dit : Mais il n’y a qu’un lit ; il nous en faut deux. — Ma petite femme… — Mais oui. — Bon ! allez-vous faire l’enfant ? Ne suis-je pas le parrain de celui que vous avez fait ; et y a-t-il quelque différence de cette chambre au petit cabinet noir ?… Allons, ma petite, point de cérémonie, et ne perdons pas des instants précieux… En disant cela, il éteint les lumières, la prend dans ses bras, et l’emporte avec lui, sur le lit nuptial. J’ai entendu dire à une femme qui avait beaucoup d’esprit, en parlant d’une fort bête et au moins aussi coquine : « Ce n’est point sa faute ; elle ne peut pas trouver le mot à dire, il faut bien qu’elle laisse… » On pouvait assurer la même chose de Joséphine. Tout s’arrangea le mieux du monde ; et le lendemain matin, elle aurait soutenu à l’univers entier qu’elle était madame Fontaine, autant qu’on pouvait l’être. Pendant que l’heureux couple s’enivrait d’amour, Vergeac s’occupait à leur assurer, pour la fortune, beaucoup d’argent en attendant la dot qui, selon eux, ne pouvait pas les fuir. Il va trouver un maître fripon de ses amis, qui avait échappé vingt fois les galères, et lui communique son plan en l’assurant qu’il sera de part dans les bénéfices. L’avide coquin le trouve excellent, et se hâte de le mettre à exécution. Il va chez le plus fameux cartier de la ville, et lui demande, pour les îles, une pacotille de cartes, telle qu’elle devait absorber, non seulement celles qu’il pouvait avoir, mais même toutes celles qui étaient dans Rouen. Il donne cinquante louis d’arrhes, et des lettres de change pour la valeur. Le cartier va chez tous ses confrères, et fait la fourniture convenue. Notre Juif les fait transporter chez lui : on passe la nuit à arranger les cartes que l’on renveloppe à mesure ; mais avec une telle précaution qu’il aurait été impossible aux plus fins de s’en apercevoir ; et, dès le matin, le rusé voleur retourne chez le marchand, et lui dit qu’il est au désespoir, mais qu’il vient d’apprendre que le vaisseau qui devait se charger de la pacotille est parti du Havre ; qu’ainsi, il le supplie de reprendre ses cartes ; qu’il perdra ses arrhes, et ne redemande au cartier que ses lettres de change. Le marchand y consent, reprend sa marchandise, rend à ses confrères ce qu’il avait pris chez eux, et à M. Abraham ses lettres de change.
» Quand Vergeac eut ainsi dressé ses batteries, il revint à l’auberge, au moment où monsieur et madame Fontaine réparaient, par un ample déjeuner, les fatigues de la nuit… — Ah ! te voilà, vicomte ? Où diable as-tu passé la nuit ? Quelle est l’heureuse mortelle que tu as honorée de ton choix ? — La plus capricieuse de toutes celles qu’on ne peut saisir que par surprise ; mais, grâces à mon adresse, je crois l’avoir fixée au moins pour le temps de notre séjour en cette ville ; mais, moins jaloux que toi, je prétends te faire partager, ses faveurs… — Non, je te rends grâces, je ne pourrais rien trouver d’aussi intéressant que mon aimable compagne ; et le tirant à part pour ménager la modestie de la jeune mariée : — Elle est charmante, en vérité, bien préférable à ces beautés novices… J’ignore quel a été son premier maître ; mais c’est vraiment un homme de mérite. Ce que je ne comprends pas, c’est comment il a pu abandonner une aussi bonne écolière…
Puis, plus bas encore : — Il n’est telles que les Françaises sans esprit pour… — Laisse là tes fariboles, interrompt Vergeac et revenons à ce que je te disais. — Non ! je m’en tiens au moins pour six mois à Joséphine. Quand même nous serions mariés avant ce temps… — Et qui te prie de la quitter ?… Ma beauté à moi, ne fait aucun tort aux amours ; et elle seule les rend durables. — Je n’entends rien à ton galimatias. — Eh bien ! pour te parler sans emblème, j’ai passé la nuit entière à arranger toutes les cartes de la ville : m’entends-tu, à présent ! Prends des gens, un grand équipage, je te ferai présenter à l’intendance, cher l’archevêque, chez le premier président ; et je te jure que le diable sera bien fin, si nous n’avons pas tout l’argent qu’ils voudront bien jouer avec nous. — Sublime, s’écria Fontaine. Ah ! mon ami, que de biens réunis ! Allons, déjeune avec nous, et voguons à pleines voiles. — On fit apporter du Champagne ; on but à la santé de la belle, et on ne se sépara que pour faire chacun sa toilette. Fontaine présida à celle de la petite, qui était comblée de se voir mise avec la plus grande élégance. Le Juif prêta des diamants, des bijoux ; et rien n’était si brillant que la nouvelle mariée. Fontaine et Vergeac n’étaient pas moins magnifiques. En fallait-il plus pour en imposer ? Une vieille joueuse, femme de qualité, mais qui avait des obligations à Abraham, se chargea de présenter l’aimable couple et leur cousin dans les meilleures maisons de la ville, où ils furent reçus avec la plus grande distinction. On les engagea à souper, pour le lendemain chez l’intendant, qui avait été frappé de la fraîcheur et de la régularité des traits de Joséphine, et madame l’intendante de l’air de magnificence de Fontaine et de son cousin ; et comme elle aimait passionnément le jeu, elle pensa qu’ils seraient des acteurs d’autant meilleurs que, riches et ayant l’air passablement étourdis, il y avait lieu de croire que la fortune ne serait pas pour eux… C’est une réflexion que je me permets de faire ici.
Tout gros joueur est matériellement un fripon ; car, s’il est assez homme d’honneur pour ne pas employer des ruses semblables à celles que nos filous avaient osé tenter, ni même aucune autre, ils n’en sont pas moins alertes à profiter de tous les avantages que des causes étrangères au jeu peuvent leur offrir, et même ils ont bien de la peine à ne pas les faire naître. Avec quelle joie barbare ils voient un malheureux qui est détourné de l’attention que le jeu exige par les charmes d’une jolie femme ! et ne seront-ils pas les premiers à l’engager de se trouver, le lendemain à la revanche, bien sûrs qu’elle leur sera tout aussi favorable !
Mais, il en faut convenir à la honte de l’humanité, les hommes, en général, craignent plus le mépris public que le remords. — Ah ! ma sœur, pouvez-vous avoir cette idée ! — Ma sœur, c’est une triste expérience qui me la donne. Voyez avec quelle facilité les hommes se livrent aux vices les plus infâmes, contre lesquels les lois sont sans force ! Voyez-les frémir à la seule pensée que l’on peut les croire capables de faire des actions qui les livreraient à la justice ! Voilà pourquoi tant d’ingrats, de parjures, tant d’hommes qui se jouent de la perte des victimes qu’ils immolent à leurs désirs, tant qui dilapident, sans pudeur, les deniers de l’état, parce qu’ils savent que, pour ces crimes, on n’est point pendu, tandis que, dans le dernier excès de la misère, ils ne se permettaient pas de dérober ce qui serait strictement nécessaire à leur conservation, parce que les archers sont là.
Mais comment me laissai-je entraîner à ces graves réflexions ! Ai-je donc oublié que je n’ai d’autre projet que de vous égayer, et de prouver que nos grands-pères ne valaient pas mieux que nous ! Voyons donc nos petits bourgeois tranchants du grand seigneur dont ils avaient étudié le personnage, comme Poinsinet dans les antichambres de Versailles. Fêtés, caressés, par tout ce qui se trouvait à l’intendance, on les avait attendus pour commencer la partie. Déjà le fatal tapis vert était étendu ; déjà ils pouvaient regarder comme à eux le monceau d’or qui s’offrait à leurs regards : on assure même que monsieur l’intendant se leva en pied lorsqu’on les annonça, et voulut qu’ils se plaçassent à ses côtés. Joséphine ouvrait des grands yeux, et Fontaine ne laissait pas d’être embarrassé de quelques gaucheries qui lui échappaient. Mais elle était si jolie, elle avait cet air niais que dans la grande jeunesse on prend pour l’air naïf, sa parure était si éblouissante et en même temps de si bon goût, qu’on n’avait pas la pensée qu’elle fût fille d’un entrepreneur de bâtiments. Fontaine passait pour un américain très riche, et il avait dit que sa femme était une fille de grande qualité, parente du vicomte de Vergeac. Il était convenu que la petite personne ne jouerait point parce qu’elle ne savait pas compter jusqu’à dix. Ainsi elle refusa l’honneur que lui fit la maîtresse de la maison de faire sa partie. L’intendant qui avait ses vues, en fut fort aise, et vint se mettre à côté d’elle ; car il ne jouait point. Il donna bientôt à la conversation un tour de galanterie qui plut fort à la belle, ce qu’elle comprenait le plus facilement, c’étaient les louanges qu’on lui adressait : et quoiqu’amoureuse de Fontaine, elle n’en avait pas moins de plaisir à s’entendre dire qu’elle était jolie. L’intendant profita de cette disposition, et lui demanda la permission de lui faire sa cour. Un, vous êtes bien le maître, monsieur, lui parut un peu extraordinaire. Mais elle était simple, sortait du couvent ; car Fontaine lui avait dit que les filles de qualité y restaient jusqu’à leur mariage, et lui avait bien recommande de dire qu’elle avait été élevée à Belle-Chasse. Ainsi, il n’en désira pis moins la possession de cette jolie personne.
— À quelle heure pourrai-je vous trouver ? — Ah ! mon Dieu, dites-moi celle où vous pourrez venir, et j’y serai. — Diable, disait-il en lui-même, il me semble qu’elle en a autant d’envie que moi ; et voyant qu’il ne pouvait pas craindre d’offenser, il explique qu’il voudrait être sûr de la trouver seule. — Ah ! dame, je ne sais pas si mon mari sortira ou non. Cependant il court le matin les marchands pour m’apporter tout plein de jolies choses : mais qu’est-ce que cela ferait s’il y était ! – L’intendant ne voulut point pousser plus loin ses questions, et vit seulement qu’il lui serait facile de savoir par un grison quand Fontaine serait absent.
Si l’intendant se félicitait de l’espoir d’une bonne fortune, sa femme avait fort à se plaindre de la sienne. Fontaine et Vergeac jouaient d’un bonheur inouï. Cependant, ils n’employaient pas toute l’étendue de leurs ressources qui auraient pu donner des soupçons ; d’ailleurs, ils jouaient d’une manière si noble, si désintéressée, qu’il eût été impossible d’avoir mauvaise opinion d’eux. On vint annoncer que madame l’intendante était servie, Vergeac lui donna la main, et elle le fit mettre à côté d’elle. Il vit bien qu’elle cherchait sa revanche à un jeu où il aurait moins davantage, et en galant homme il eut l’air de fuir des propositions qui n’étaient qu’une réponse honnête aux avances que l’on lui faisait ; et l’on n’était pas encore sorti de table que l’heure du berger était indiquée pour le lendemain à midi : il sentit bien qu’il fallait se résoudre à lui restituer l’argent qu’elle avait perdu, qui paraissait l’affliger. Il lui fait entendre que sa bourse était à son service, et qu’elle le lui rendrait quand elle voudrait. Elle balbutia un refus ; mais il ne lui porta pas moins le lendemain les deux cents louis qu’il lui avait escroqués la veille, et qui n’étaient pas la dixième partie de son gain. L’aimable intendante fut très sensible à ce généreux procédé, et en témoigna sa reconnaissance de la manière la plus positive. Il fut convenu qu’ils seraient de moitié, pouvait-il faire moins pour une aussi charmante femme, qui faisait les honneurs de l’intendance avec tant de grâces. Mais tandis que Vergeac était si parfaitement heureux avec elle, son respectable époux l’était un peu moins chez la petite Joséphine, non que l’on put l’accuser de la disgrâce de monseigneur, mais elle n’en fut pas moins complète.
Fontaine qui avait très bien vu que l’intendant avait l’air fort entreprenant, se promit bien de ne pas jouer le rôle d’un sot ; et dès que Joséphine passait pour sa femme de ne point être cité à Rouen pour être un époux complaisant. Dès le soir, il avait dit à sa maîtresse qu’il trouvait très mauvais qu’elle eût l’air d’écouter fleurette avec tant de plaisir ; et pensant bien qu’on ne s’en tiendrait pas là, il sortit comme il avait coutume, mais ne s’éloigna pas. L’intendant averti, accourt chez sa nouvelle conquête. Celle-ci le reçoit très bien, et on commençait les doux propos, quand on entend la voix du prétendu mari qui rentrait et paraissait en colère. — Ah ! mon Dieu, monsieur, c’est monsieur Fontaine qui revient. S’il vous trouvait ici ! il m’a déjà bien grondée parce que je vous avais parlé tout le souper. — Eh ! madame, que faire ? n’y a-t-il pas d’escalier dérobé à votre appartement, — Eh ! mon dieu non, il va entrer, je suis perdue ; tenez, cachez-vous là dedans. C’étaient de ces grands paniers à clairevoie donc sa marchande de modes s’était servie pour lui apporter des chiffons. Le pauvre intendant a toute les peines du monde à se blottir dedans ; elle jette dessus un grand peignoir, et se remet le mieux qu’elle put de la frayeur que lui causait le retour de Fontaine qu’elle savait très jaloux. Elle va au-devant de lui, se jette à son col, mais lui la repousse si rudement qu’elle pense tomber à la renverse sur le panier où Fontaine avait très bien vu en entrant que l’intendant s’était caché : mais comme il ne voulait point que la vengeance fût éclatante, il la retient assez vite pour que le funeste panier ne fût pas brisé par sa chute. — Pardon, lui dit-il en la voyait pleurer, d’un mouvement de violence ; mais j’avoue que je n’en ai pas été le maître, en pensant que l’intendant est peut-être caché dans cette chambre, car on m’a assuré qu’il était arrivé ici dès qu’il m’en avait vu sortir. — Caché ! dit la petite personne toute tremblante, voyez plutôt… Elle ouvre les armoires, le force à regarder jusque sous le lit ; enfin, partout excepté dans le panier. — Tant mieux, dit-il ; qu’on se soit trompé ; mais vous n’en êtes pas moins très coupable. Votre air de complaisance avec lui hier, l’affectation de ne causer qu’avec lui, ont donné lieu à ces bruits qui ne conviennent nullement. Tâchez de vous conduire différemment, ou je jure (en lui serrant le bras de manière à la faire crier) que vous vous en trouveriez fort mal. Je ne prétends, pas être sitôt sur le grand catalogue ; et s’il vous arrive de faire jamais de semblables sottises, je ne m’embarrasse pas de votre grand nom... — Mon nom, reprit Joséphine, n’est pas plus grand qu’un autre. — Je suis riche, continue Fontaine, j’ai une belle existence dans le monde ; et je ne vous en ferais pas moins malgré vos seize quartiers … — Seize quartiers ! qu’est-ce ? disait-elle en restant la bouche béante. — Voulez-vous m’écouter, ajouta-t-il avec fureur ? Je vous le répète, je vous ferais renfermer, pour le reste de votre vie dans un couvent ; et si je vous trouvais seule avec un homme, je commencerais par lui arracher le cœur… puis nous nous expliquerions après. — Joséphine mourant de peur, se jette aux genoux de son furibond de mari, ou qui passait pour tel, le supplie de lui pardonner, lui jure qu’elle n’a pas eu d’autre intention que d’être polie avec ce monsieur ; qu’il est vrai qu’il lui avait bien dit des douceurs ; mais qu’elle n’aimait que lui. — Vous faites bien, lui dit-il en la relevant ; car vous passeriez de rudes moments (et on peut dire que celui-là n’était pas très agréable.) Il convient bien à un magistrat, un homme de cinquante ans passés, fait pour donner l’exemple, de répandre les désordres, de venir troubler un ménage ; qu’il ne s’y joue pas ; car je ne me ferais pas plus d’affaire de tuer un intendant que de boire un verre d’eau… Mais que vous disait-il hier ? je veux, j’exige que vous me le disiez. C’est à ce seul prix que je vous pardonne la simplicité que vous avez eue à l’écouter. — Mon cher ami, il ne me disait rien… — Mort de ma vie ! un mensonge quand vous venez de me dire le contraire !... Je ne me possède pas. — En disant ces mots, il marchait à grand pas dans la chambre, se heurtait rudement contre le panier, et dérangeait, avec la basque de son habit, le peignoir, que le pauvre intendant retirait doucement en passant les doigts au travers de l’osier. — Voulez-vous parler ? en s’approchant de sa femme avec un geste menaçant. — Alors la pauvre petite lui raconta en sanglotant tout ce que l’intendant lui avait dit, et lui jura qu’elle n’en avait rien cru, et qu’elle aimerait mieux mourir que de lui être infidèle. — Je suis content de votre franchise, et surtout de votre soumission ; mais vous voyez, mon enfant combien vous êtes entourée de pièges, et que vous êtes bien heureuse d’avoir un époux vigilant qui vous en garantisse. Allons, faisons la paix. — Joséphine qui n’était pas très contente d’avoir été si maltraitée voulut bouder ; mais Fontaine fit tant par ses caresses quelle se prêta enfin de bonne grâce au raccommodement, qui fut complet à la grande satisfaction de monseigneur l’intendant, qui se fermait les yeux, se bouchait les oreilles, mais n’en souffrait pas moins tous les tourments imaginables dans la situation cruelle où il se trouvait.
Quand Fontaine se crut assez vengé, il voulut bien donner à son rival la possibilité de sortir. — Allons, petite, dit-il à Joséphine, laisse-moi te quitter. — Elle ne demandait pas mieux, et il le pensait bien. — Il faut que je te récompense du petit chagrin que je t’ai causé, en allant te chercher ce collier de diamants dont je t’avais parlé ce matin, et qui doit être monté. Mais fais-moi un plaisir ; promets-moi, si l’intendant vient, de lui fermer ta porte… Me le promets-tu, mon ange ? — Ah ! je vous le promets, il n’entrera pas dit-elle en souriant… — Je t’en crois, et suis fort aise d’avoir eu cette explication : je suis un peu vif, mais bon diable. — Il lui donna un baiser au front, remit son épée et la laissa.
À peine était-il sorti qu’elle va au panier dont l’intendant soulevait déjà le couvercle ; mais il était si engourdi (car le maudit panier avait à peine quatre pieds de long,) qu’il eut toutes les peines du monde à s’en tirer. Mais ce n’était pas le plus grand embarras ; il fallait le faire sortir sans que les gens le vissent. Il avait bien quelque regret d’abandonner ses projets ; mais il vit bien qu’il n’obtiendrait rien tant la petite avait été effrayée, et lui-même n’était pas sans inquiétude. — Il me vient une idée, lui dit-il, envoyez chercher madame Legrand, marchande à la toilette, pour qu’elle vous vende des capes, comme nos dames en portent pour aller à l’église. Je vais entrer dans ce cabinet, où j’eusse été mieux que là, en montrant le panier. — Monsieur Fontaine aurait pu y entrer. – Madame Legrand apporta ce que l’on avait demandé. Joséphine était grande, l’intendant fort petit ; ainsi la cape qu’elle choisit pour elle lui allait à merveille ; elle lui prêta un jupon, un battant l’œil ; et sous cet ajustement burlesque, personne n’aurait reconnu ce magistrat. Mais Fontaine, qui se doutait bien qu’il prendrait quelque déguisement pour sortir de chez lui, voulut encore se donner le malin plaisir de le faire enrager. Il l’attendait au coin de la rue ; la cape ne le déroba point à ses yeux ; et venant droit à lui, il lui demanda où était l’intendance. — Je ne le sais pas, reprit l’autre en adoucissant sa voix. — Je croyais que vous ne l’ignoriez pas ; et lui laissa passer son chemin, non sans une grande joie pour l’intendant d’avoir encore une fois échappé à la fureur d’un mari si jaloux. En rentrant, il alla chez sa femme, qui lui fit de tendres reproches de ne l’avoir pas vu de la matinée et lui demanda s’il viendrait souper chez le premier président, avec les nouveaux arrivés ? — Non, lui dit son mari, qui n’était pas encore bien revenu de l’effroi que Fontaine lui avait causé ; j’ai des dépêches pour Versailles, cela me sera impossible. — Alors, monsieur, je n’irai pas non plus. — Je serais bien fâché de vous contraindre. On jouera : vous aimez le jeu ; et je le déteste. Il faut être libre. Ce n’est pas après dix, ans de mariage que l’on doit se gêner. Je vous souhaite meilleure chance qu’hier ; car on dit que vous avez beaucoup perdu. — Fort peu, je vous jure. — Tant mieux ; car ce qui m’a toujours fort dégoûté du jeu, c’est que le gain fait peu de plaisir, et que la perte gêne souvent beaucoup. — Enfin, monsieur, chacun a sa passion. Vous, vous aimez les femmes... — Madame, dites que je vous aime. Et ils se séparèrent les meilleurs amis du monde.
La soirée fut toute aussi brillante que la veille ; on fut tout étonné de ne pas voir l’intendant ; on se disait à l’oreille que le mari avait coupé court à cette intrigue, qu’il était jaloux comme un tigre. Joséphine avait en effet une si belle peur de Fontaine qu’elle répondait à peine à ce qu’on lui disait, bâillait et finissait par s’endormir. Pour Vergeac, il affichait sans pudeur l’intendante qui feignait de ne pas s’en apercevoir, parce qu’étant de moitié avec lui, elle voyait qu’elle gagnait beaucoup plus de quatre cents louis. La partie finie, elle le força de reprendre les deux cents louis qu’il lui avait si généreusement prêté le matin, et on se donna rendez-vous pour le lendemain à l’archevêché. De compte fait, ces deux soirées valaient plus de cent mille francs à nos escrocs, qui comptaient au moins décupler cette somme avant de quitter Rouen.
Madame l’intendante vint prendre la petite Moreau, qu’elle était loin de croire si peu de chose en comparaison d’elle, et l’amène, avec les deux chevaliers de fraîche date, chez le cardinal de **, qui était alors archevêque de cette ville. C’était un prélat distingué par son mérite plus encore que par sa haute naissance. Obligé par l’éclat de la pourpre à se prêter aux usages du monde qu’il appréciait, il gardait souvent le rôle d’observateur au milieu de la foule qui l’obsédait. Il avait entendu parler des nouveaux venus avec enthousiasme ; mais il avait contracté l’habitude de ne juger que d’après ce qu’il avait examiné avec soin, et il se promettait bien de ne pas être dupe des dehors, avec ces hommes qui tombaient en quelque sorte des nues. On les annonça : son éminence les reçut avec cet air ouvert et plein de bonté qui lui conciliait tous les cœurs, mais en même temps, il les fixa assez pour voir que son regard les embarrassait ; eux qui jusque-là n’avaient pas encore eu l’idée qu’ils eussent eu à rougir du rôle indigne qu’ils jouaient : tant la vertu en impose au vice. Les joueurs font peu d’attention à ce qui les entoure, et dès qu’ils sont réunis ; leur premier soin est de commencer le combat.
Madame l’intendante, toujours entre ses deux associés, se hâte de se placer auprès de la table, où s’assirent tous ceux qui avaient été si maltraités depuis deux jours. Espérant bien que le sort changerait, ils s’étaient cependant munis de fonds bien plus considérables. Le cardinal ne se prêtait qu’avec la plus grande répugnance à laisser faire d’aussi grosses parties ; mais sa belle-sœur, ses neveux aimaient le jeu, et il ne voulait pas les contrarier. Pour lui, il ne se permettait pas de risquer un louis, ne se regardant que comme l’économe du bien des pauvres. La petite Moreau s’excusa aussi de jouer, ce qui d’abord donna au cardinal bonne opinion d’elle. Il vint s’asseoir sur un canapé où elle était, et lui demanda si elle s’amusait à Rouen ? — Ah ! mon dieu, monsieur comme ça ; monsieur Fontaine est si jaloux que je n’ose pas dire deux. — Cette manière de s’exprimer ne parut pas à son éminence répondre au faste qui brillait dans toute sa personne. — Madame, reprit le cardinal, cette jalousie prouve sa tendresse pour vous. — Belle tendresse : qu’est-ce qui sait s’il ne me querellera pas ce soir parce que vous m’aurez dit deux mots ? — Mon caractère, mon âge, me mettent à l’abri de tous soupçons. — Il s’embarrasse bien de l’âge, du caractère : et monseigneur l’intendant qui a cinquante ans, qui est un robin, est-ce qu’il n’a pas pensé me tuer et lui aussi, parce que nous avions parlé d’amitié le jour que nous avons soupé chez lui ? Et tenez, le voilà qui nous regarde. Mon Dieu ! monseigneur, allez-vous-en. — Je serais bien fâché, madame, de vous compromettre. — Tenez, je vous le dis, monsieur l’archevêque, je crois que nous ne ferons pas de vieux os ensemble. Tous ces beaux diamants, toutes ces belles robes, tout cela m’a amusé le premier jour, mais tout cela ne vaut pas la liberté.
Fontaine qui était de la plus grande inquiétude, non pas que le prélat en contât à sa maîtresse : celui-là était au-dessus de tout soupçons mais qui craignait sa pénétration et la gaucherie de Joséphine, lui faisait des signes continuels. — Tenez, tenez, monsieur l’archevêque, voyez comme il nous regarde ; si ses yeux étaient des pistolets ils nous tueraient. – Le cardinal ne pouvait revenir de ce qu’il entendait, et quoique sa charité fût extrême, ce ton lui parut si extraordinaire qu’il ne put s’empêcher de prendre la plus mauvaise idée de cette jeune personne qu’il croyait, ainsi que tout le monde, la femme du surveillant Fontaine : mais pour ne pas presser son jugement il voulut encore lui faire quelques questions. — On m’a dit, madame, que vous aviez été élevée au couvent ? — Oui, monsieur. — Oserais-je vous demander dans quelle abbaye ? — Osez, monsieur, ce n’est pas un secret, car M. Fontaine m’a dit de le dire à tout le monde : c’est à Belle-Chasse. — Y avez-vous connu madame de la Rocheaimon. — Ah ! je vous jure que je n’y ai connu personne. — Pas même l’abbesse ? — Si le bon Dieu ne la connaît pas mieux que moi elle est fort à plaindre, — Vous m’étonnez, car elle se faisait un plaisir de faire venir chez elle les pensionnaires. — Tenez, monsieur l’archevêque, demandez tout cela à Fontaine, il vous le dira, car il le sait bien mieux que moi. — Vous avez sûrement des talents : vous êtes musicienne ? — Ah ! pas du tout, je commençais un peu à dessiner, et mademoiselle Précieux… Allons, ne voilà-t-il pas que vous me faites dire une bêtise avec toutes vos questions : n’allez pas convenir que je vous ai dit cela, car se serait encore un sujet de dispute. — Qu’y a-t-il donc de si mal à apprendre à dessiner ? c’est un art utile et agréable. — Oh ! oui, mais c’est que M. Fontaine me gronderait pour avoir parlé de mademoiselle Précieux, qui était ma maîtresse de dessin ; ce n’est pas que ce ne fut une bien bonne demoiselle : je voudrais bien… elle fit un gros soupir. — Qu’est-ce que vous voudriez ? — Ah ! je le sais bien.
Fontaine, qui bouillait d’impatience donna son jeu à Vergeac et se leva pour venir rompre un entretien qui le désolait ; et s’approchant du cardinal : — Votre éminence ne joue donc jamais ? — Monsieur ni d’une manière ni de l’autre ; combien de gens qui jouent des rôles qui ne leur conviennent guère. — Je ne sais, monseigneur, ce que votre éminence veut dire. — Rien, monsieur, mais convenez-en, il doit être bien désagréable pour l’auteur d’une comédie quand un acteur ne sait pas son rôle. Comme il change l’intention de celui qui l’a composée, oh ! ce doit être pour lui un grand supplice. Je me rappelle d’avoir été dans ma jeunesse à une pièce nouvelle, qui tomba à la troisième représentation par la faute d’une actrice ; elle savait si peu son rôle ; elle avait un ton si mauvais, que, malgré que l’ouvrage fut neuf, l’actrice très jolie, il fut impossible de la soutenir ; et c’est, M. Fontaine, ce qui arrive à beaucoup de gens qui veulent mettre les rêves de leur imagination au théâtre ; mais les acteurs leur manquent, et adieu la pièce : en disant cela, M. le cardinal lui tourna le dos. – Fontaine avait autant d’usage et de tact que celle à qui il faisait porter son nom en avait peu ; il entendit parfaitement ce que voulait dire l’archevêque, et sentit que Joséphine l’avait trahi par quelque bêtise. — Qu’avez-vous donc dit au cardinal ? — Moi, rien du tout, n’allez-vous pas croire aussi qu’il me faisait l’amour ? — Il est bien question de cela ; mais je vous l’ai déjà dit, vous avez un ton si trivial. — Mon ton est comme il est, vous m’avez bien entendu avant de m’enlever, et si ce n’était que pour me faire enrager comme vous faites, ce n’était pas la peine ; et elle se mit à pleurer. — Une scène ! voulez-vous bien finir ! — Et pourquoi me chagrinez-vous ? vous êtes pire que ma mère.
Fontaine qui vit bien qu’il ne ferait que donner plus d’éclat à cette désagréable aventure, vint se remettre au jeu où il gagnait des sommes énormes. Cependant tout ce qui n’était pas dévoré par la passion du gain, avait les yeux tournés sur la petite Moreau qui fondait en larmes. On plaignait une femme si jeune et si jolie, et qui paraissait si malheureuse. Quant au cardinal, il savait parfaitement à quoi s’en tenir ; et si par égard pour l’intendante, qui lui avait présenté si mauvaise compagnie, il ne les démasqua pas pour l’instant, il ne s’en promit pas moins de leur faire défendre sa porte pour tout autre jour et de prévenir sa belle-sœur de ne point paraître en public avec cette petite personne, qu’il crut même encore pire qu’elle n’était en effet.
Cependant, on jouait un jeu d’enfer ; la belle-sœur et les neveux du cardinal avaient perdu plus de trois mille louis ; la femme du procureur-général tout ce qu’elle avait d’argent, et quinze cents louis sur sa parole. Monsieur Dolman, un des plus riches banquiers de la ville, épuisait son portefeuille des meilleures traites sur Paris et Bordeaux, et ne comptait plus, tant sa perte était énorme ; enfin nos fripons avaient gagné plus de six cents mille francs dont il est vrai que madame l’intendante en avoir cent pour sa part. L’archevêque s’était approché plusieurs fois de cette terrible partie, et avait cru remarquer une si grande uniformité dans le bonheur de ces fripons qu’il n’avait pu croire qu’il fut naturel ; mais il ne pensait pas devoir en avertir sa famille, espérant que cette perte énorme leur servirait de leçon. Le souper fut triste, les joueurs n’étaient pas de bonne humeur. Fontaine repassait chaque mot de l’apologue du prélat. Sa prétendue femme boudait ; il n’y avait que Vergeac et l’intendante, qui étaient rayonnants de gloire. Pour la femme du procureur-général, elle était si désespérée qu’elle ne se mit pas à table, et resta dans le salon, plongée dans le plus mortel chagrin. Le cardinal qui ne soupait point, s’approcha d’elle, et lui dit qu’il croyait que son malheur n’était pas irréparable. Je l’espère bien, lui dit-elle, et j’espère prendre demain ma revanche. — Ce n’est pas ainsi que je l’entends, madame, car je crois que vous ne feriez qu’aggraver votre perte. — Quoi ! monseigneur, vous penseriez !… — J’ai beaucoup de raisons pour croire que ce sont des fripons. La femme qui est avec eux me paraît extrêmement suspecte ; mais gardez-moi le secret, et demain nous en saurons davantage.
On aurait bien voulu reprendre la partie après souper, mais le cardinal s’y opposa, à la grande satisfaction de Fontaine, qui, dès qu’il fut rentré, fit faire tous les préparatifs pour son départ. Vergeac refusa de l’accompagner, et traita ses craintes de chimères. Il se croyait à l’abri de tous dangers par la protection de l’intendante qui l’adorait. On partagea les bénéfices et on mit de côté la part d’Abraham. Vergeac en fut chargé et de lui rendre ses diamants et ses bijoux, au grand regret de la petite Moreau, qui ne comprenait rien à ce que tout cela signifiait. Fontaine paya tout ce qu’il devait, envoya chercher des chevaux de poste et partit pour le Havre à la pointe du jour. Le hasard ou plutôt la providence qui ne permet pas toujours aux fripons de prospérer, fit casser une roue de la chaise de Fontaine, dans l’avenue d’un château d’assez belle apparence, à quinze lieues de Rouen. On alla demander du secours pour la petite personne que la chute de la voiture avait fait se frapper le front assez rudement. Le maître du logis vint lui-même, et voyant une jeune dame de la plus agréable figure, lui offrit de venir se reposer chez lui pendant qu’on raccommoderait leur chaise. Fontaine accepta, et bientôt on fut en pays de connaissance. C’était monsieur Moreau qui avait bâti cette maison, et le comte de Vernon à qui elle appartenait avait vu sa fille plusieurs fois à Paris. Notre chevalier d’industrie ne crut pas devoir nier que c’était elle, et dit seulement qu’ils étaient mariés. Le comte les engagea à passer quelques jours chez lui et les combla d’amitiés. Joséphine se trouvait fort à son aise chez ce galant homme qui était veuf depuis plusieurs années et n’avait chez lui que sa sœur, beaucoup plus âgée que lui, qui n’avait jamais sorti du château de Vernon, et qui n’avait pas beaucoup plus de connaissance du monde que Joséphine. Le comte chassait avec Fontaine qui ne recevant aucune nouvelle de Rouen, s’imagina que l’affaire avait mieux tourné qu’il ne l’avait craint, et songeait avec ses fonds à acheter une terre dans le voisinage de Vernon, y vivre tranquillement et libre avec la petite Moreau, tant qu’il ne serait pas contraint d’en faire sa femme, ce dont il ne se souciait point.
Pendant que tout cela se passait en Normandie, le père Durolet avait été à la police pour tâcher de découvrir les traces de Fontaine. Le quatrième jour on lui dit qu’il était à Rouen. Il en fit part à monsieur et madame Fontaine et à madame Moreau qui lui donna son consentement et sa procuration pour le contrat. Monsieur Fontaine le père partit avec Durolet, bien déterminé à obliger son fils à réparer l’honneur de la petite personne dont il ignorait la première aventure. Ils arrivèrent à Rouen le surlendemain que les jeunes gens en étaient partis.
Quelle fût la douleur du père Fontaine d’apprendre que son fils est impliqué dans une très mauvaise affaire, que sa disparition seule avoir empêché qu’il ne fut arrêté ! Le cardinal avait instruit le ministère public de ce qu’il avait observé. Dès le matin même où Fontaine était parti on avait arrêté Vergeac et le Juif, au moment qu’ils partageaient les sommes qu’ils avaient escroquées la veille, et dont Fontaine avait emporté sa part. Le Juif était déjà entre les mains de la justice qui lui demandait compte de ses vieux péchés ; il avait tout avoué dans l’espérance de se sauver. Vergeac niait avec effronterie, l’intendante se désolait, et du malheur de son amant, et du chagrin d’être obligée de restituer l’argent qu’elle croyait avoir si légitimement gagné. On cherchait partout Fontaine, et dans la crainte qu’on ne le trouvât, le père qui se ressouvenait que le cardinal avait des bontés pour un de ses oncles qui avait été valet-de-chambre du grand-duc de***, alla trouver son éminence, voulant se jeter à ses pieds. Le cardinal qui le reconnut le traita avec sa bonté ordinaire, et lui promît qu’il ferait assoupir l’affaire, mais qu’il fallait absolument faire partir son fils pour les îles, ainsi que son cousin. J’en suis fâché, ajouta-t-il, pour sa femme qui est fort jolie, quoique peu formée. — Ils ne sont pas mariés, monseigneur. — Tant mieux, je m’en étais douté ; mais vous avouerez que c’est une grande insolence de me présenter une fille. — Je conviens, monseigneur, de toute l’énormité de ses fautes ; cependant la jeune personne appartient à de très honnêtes gens. Il l’avait enlevée et j’étais venu ici pour les marier. Je n’abuserai point de la confiance de la mère qui ne me pardonnerait pas d’avoir uni sa fille à un aussi mauvais sujet : mais encore faudrait-il les trouver. — On les croit, m’a-t-on dit, ajouta le cardinal, chez le comte de Vernon ; mais nous en saurons bientôt davantage.
Durolet n’était pas moins chagrin de tout ce qu’il entendait ; il craignait d’avoir perdu sa maîtresse, et voyait beaucoup de difficulté à remplir sa promesse de la marier à Fontaine, car le père ne l’aurait pas voulu, quand des ordres supérieurs ne s’y seraient pas opposé. Il ne savait quel parti prendre, lorsqu’il fit rencontre sur la place d’un de ses camarades de collège, qui se nommait Fontaine ; c’était le plus borné des hommes, excepté pour son commerce qu’il faisait très bien. Il lui vint aussitôt à l’esprit d’en faire le véritable mari de mademoiselle Moreau si on pouvoir la rejoindre. — Eh ! bonjour, mon cher ami, comment te portes-tu ? — Bien, révérence, et toi. — Pas mal. — Es-tu ici pour longtemps ? — J’attends la diligence pour me rendre à Paris. — Eh bien, nous partirons ensemble. — À quelle heure ? — À midi précis. — Je te rejoins au Grand-Cerf à onze heures, va nous faire préparer à déjeuner. — Le bon Fontaine, enchanté de faire route avec son ami, retourne à l’auberge pour l’attendre. Durolet va chez le père de l’autre Fontaine, et lui dit de ne pas perdre une minute pour retrouver la petite Moreau, et de la ramener chez lui ; qu’il espère l’en débarrasser bientôt, et lui explique en peu de mots son projet. M. Fontaine le père l’approuve, et voulant réparer autant qu’il lui est possible l’étourderie de son fils, promet de tout employer pour la rendre à sa mère.
Durolet retourne à l’auberge, voit que ce Fontaine-ci ne sait rien des aventures de l’autre, parce qu’il ne s’occupait que d’objets mercantiles, et se propose de ne le pas quitter qu’il ne lui ait fait dire oui. Fontaine avait une petite maison à Passy, qui lui servait de dépôt pour les marchandises prohibées qu’il vendait en secret. Il propose à son ami Durolet d’y venir passer quelques jours. C’était entrer dans ses vues ; ainsi, il accepta.
M. Fontaine le père eut enfin la certitude que son fils était à Vernon ; il s’y rendit, muni de la lettre de cachet que le cardinal avait fait obtenir pour l’envoyer à Sainte-Lucie avec son cher cousin qui était toujours dans les prisons. Ce que l’intendant avait obtenu, c’est qu’il ne serait pas mis en jugement ; celui du Juif était déjà prononcé : il avait été condamné aux galères perpétuelles. On avait supprimé de la procédure tout ce qui chargeait les Fontaine, par considération pour leur père, qui était un très honnête homme. En arrivant à Vernon, il fit demander son fils au tournebride. On juge la surprise du jeune homme en le voyant ; mais elle redoubla, lorsqu’il le sut parfaitement instruit de tout ce qui s’était passé à Rouen. Je ne vous rappellerai pas tout ce que ce digne père dit à son fripon de fils ; mais s’il ne parvint pas à l’instant à le faire rougir de sa conduite, il l’effraya au moins par les suites qu’elle pourrait avoir, en lui apprenant que Vergeac était en prison, et le juif condamné aux galères. D’abord, il avait voulu nier ; mais les aveux de ses complices ne lui laissaient aucun espoir de se mettre à l’abri du soupçon. Il ne vit donc plus d’autre ressource que d’implorer les bontés de son père, pour le tirer de ce mauvais pas. — Vous mériteriez, dit ce père irrité, que je vous abandonnasse ; mais je me dois à moi-même, à votre malheureuse mère, à vos sœurs, de vous sauver. Je n’aurais pu cependant y parvenir sans les bontés du cardinal ; mais il n’a daigné me les accorder qu’à la condition que vous partiriez sur-le-champ pour les îles ; et voici la lettre de cachet qui vous exile, et votre cousin ne sera libre que du moment où je répondrai que vous êtes déterminé à vous embarquer avec lui. — Hélas ! mon père, je vois bien que je n’ai pas d’autre parti à prendre ; mais vous n’ignorez pas que… — Oui, je sais tous vos déportements ; mais ne croyez pas que je consente à voir associée à votre sort la fille d’une femme aussi respectable que Madame Moreau, (car malgré l’amour platonique de la mère de Joséphine pour son capucin, elle passait dans tout le quartier Saint-Honoré pour un modèle de vertu.) — Quoi ! mon père, il me faudra abandonner cette pauvre petite !… — C’est décidé, mon fils ; voyez à vous rendre dans les prisons de Rouen, ou à partir pour le Havre, avec un cavalier de maréchaussée sans uniforme, qui ne vous quittera, vous et Vergeac, que lorsque vous serez à bord.
Quoique Fontaine n’eut pas d’amour pour Joséphine, elle lui plaisait beaucoup ; et il ne renonçait pas sans peine aux projets qu’il avait faits. D’ailleurs, quelle humiliation pour lui, vis-à-vis du comte de Vernon ! comment lui dire qu’il n’est pas marié ? c’est perdre de réputation cette jeune personne. — Je ne suis pas fâché de vous voir ces craintes elles prouvent que vous n’êtes pas parvenu au dernier degré de corruption, et que je puis avoir encore l’espoir que quelques années vous rendront digne de mon ancienne tendresse. Mais, soyez tranquille, tout est prévu. M. de Vernon ne saura rien. Vous allez me présenter à lui comme votre père ; et en effet malheureusement pour moi, je pense que je le suis. Je lui dirai que j’ai obtenu pour vous un grade supérieur en Amérique ; qu’il faut que vous partiez sur-le-champ, et que je viens chercher ma bru. Il est même inutile d’en dire davantage à cet enfant qu’on m’a dit être fort bornée. — Cela est vrai ; mais belle comme les amours. — Et c’est là son malheur. Enfin, on se flatte de la marier, tout de suite à un homme qui porte le même nom que vous ; et alors on ne pourra démêler le fond de cette intrigue, qui s’oubliera. Puis-je compter sur votre obéissance ? — Oui, mon père. — Eh bien ! allons ! vous pouvez m’annoncer au château. — Ah ! mon père, il me reste encore une prière à vous faire : c’est de vouloir bien remettre à mademoiselle Précieux cent louis que je lui avais empruntés, sous un prétexte, et dans le vrai pour enlever Joséphine… — Est-il possible d’être scélérat à ce point ! Abuser de l’amitié qu’on vous témoignait, de la bonté qu’elle avait de vouloir bien vous donner sa main et fortune ! ah ! c’est indigne… — Comptez-vous pour rien, mon père, de vous en faire l’aveu pour pouvoir les lui rendre ? — Tu as raison : beaucoup de jeunes gens seraient capables de cette escroquerie, et peu de chercher les moyens de s’en acquitter. D’après ce retour aux sentiments honnêtes, vous n’aurez sûrement pas de peine à me remettre tout ce qui vous reste de l’argent que vous avez gagné au jeu. — Il est dans ma cassette, et je comptais bien vous prier de vous en charger ; mais ce qui me désole, c’est qu’il y manque trente mille livres, que j’ai jeté par les fenêtres. — Je rendrai la somme complète ; malgré la gêne cruelle que cela me fait souffrir : heureux si l’argent que va me coûter cette escapade pouvait vous rendre l’estime des honnêtes-gens ! Mais, hélas ! c’est un bien que la plus grande fortune ne pourrait racheter. Cependant, ne vous laissez pas abattre pas le poids de la honte. Il peut vous être encore facile de réparer vos torts par une conduite irréprochable. — Ah ! mon père, dit Fontaine en se jetant à ses genoux, je passerai ma vie à mériter le pardon des erreurs de ma jeunesse ; et si je l’obtiens, je m’estimerai encore trop heureux, — Son père le releva, le serra contre son cœur, et lui dit : Ne perdons point de temps ; menez-moi chez le comte.
Fontaine père et fils traversent le parc, arrivent au château, et trouvent Joséphine dans la salle du billard, où M. de Vernon lui donnait une leçon… de ce jeu. Je me hâte d’ajouter, car vous aviez déjà, ma sœur, l’oreille attentive pour savoir de quelle nature était la leçon. — J’avoue que votre Joséphine était douée d’une si grande douceur de caractère que je croyais que c’était encore une affaire terminée avec le comte ; et alors on pourrait dire avec un poète :
Et de trois,
Quand nous serons à dix nous ferons une croix.
— Bon ! ma sœur, je vois que je pourrai, sans trop effaroucher votre vertu, finir mon récit, et que vous commencez à saisir le caractère de mes personnages. Mais, pour cette fois cependant, tout se passait en tout bien tout honneur ; car le comte était un homme des meilleures mœurs, et qui n’imaginait pas seulement qu’on pût violer l’hospitalité en cherchant à séduire la femme de celui qu’on a reçu chez soi. Ainsi Joséphine n’avait pas même la gloire de combattre, faute d’être attaquée ; et, entre nous soit dit, ma sœur (personne ne nous entend,) combien de femmes ne doivent leur gloire qu’à cela seul ! — Ah ! ma sœur, quelle idée de notre sexe ! Je voudrais bien en avoir une meilleure ; l’essentiel est de n’en pas convenir avec l’autre… Enfin, Joséphine était très innocemment avec l’honnête Vernon. Elle fut enchantée de voir le père de son mari, qu’elle connaissait. Il l’embrassa comme si elle eût été réellement sa bru, et il ne put s’empêcher de la trouver infiniment embellie ; car il y avait près d’un an qu’il ne l’avait vu. — Je viens, M. le comte, dit Fontaine le père, je viens vous faire mille remerciements des bontés que vous ayez eues pour mes enfants. Mon fils m’avait écrit ses projets ; mais il est impossible qu’il les exécute pour cet instant : il est trop jeune pour songer à quitter le service. Je viens de lui obtenir une commission de capitaine dans les colonies ; il faut qu’il parte sur-le-champ pour le Havre. — Et moi aussi, dit Joséphine. — Non, ma fille. — Et pourquoi pas ? — Parce qu’il n’est pas d’usage que les femmes suivent leur maris aussi loin. Vous reviendrez à Paris avec moi ; et j’aurai grand soin de vous. — Joséphine se mit à pleurer, mais comme un enfant à qui l’on ôte sa poupée. On dîna ; et Fontaine le père étant monté avec son fils, dans son appartement, se fit rendre tout l’argent gagné à Rouen, lui donna vingt-cinq louis ; et passant par un escalier qui rendait dans les jardins, il le remit au cavalier de maréchaussée qui l’attendait avec un cheval, l’engagea à profiter de cette disgrâce pour se mieux conduire, l’embrassa, et revint joindre la société. — Eh ! où donc est mon mari ? — Il est parti, ma chère amie, j’ai cru nécessaire d’éviter les adieux… — Ah ! mon dieu ! mon dieu ! il est parti !... et elle se remit à pleurer. M. et mademoiselle de Vernon firent tous leurs efforts pour la consoler. Mais M. Fontaine, qui était pressé de finir cette scène, qui coûtait à sa bonne foi, dit que ses affaires ne lui permettaient pas de faire un plus long séjour en Normandie ; il fallait absolument qu’il se remît en route dès le soir… La femme de chambre de mademoiselle de Vernon fit les malles de la petite personne, et l’on monta en voiture.
Dès que M. Fontaine se vit seul avec elle, il lui parla en ces termes : — Mon rôle est fini, mademoiselle, il était très opposé à mon caractère ; mais il fallait bien m’y prêter pour sauver votre réputation. Je sais très bien que vous n’êtes pas mariée, — Eh ! qu’est-ce que cela fait ? Votre fils m’a dit qu’il m’épouserait. — Il ne vous épousera pas ; il est parti pour ne point revenir. — Là, c’est une belle chose que vous avez faite. Il va donc faire comme l’autre ? Au moins, il ne m’a pas fait un enfant, comme le premier… Mais c’est bien vilain toujours. — M. Fontaine, qui ne savait pas la première histoire, fut un peu moins touché de celle-ci. On passe aux femmes une première erreur, parce qu’il est possible qu’elles s’en tiennent là ; mais deux… il n’y a pas de raison pour qu’elle s’arrêtent en si beau chemin… Il voulut cependant savoir l’histoire de cette petite fille qui, avant seize ans, était déjà à son second amant. Elle la lui raconta, et celle de l’intendant, et la jalousie de Fontaine, qui lui rendait son départ moins douloureux… Le père fut très aise que son fils ne l’eût point épousée ; et cette pensée adoucit pour lui le chagrin de la bassesse où Vergeac l’avait entraîné. Il sermonna la petite qui ne l’écoutait guère, et qui n’avait d’autre crainte que d’être mise dans un couvent, ou rendue à sa mère — Nous ne ferons ni l’un ni l’autre, mademoiselle ; et grâce à l’amitié du père Durolet, j’espère que cette affaire finira mieux que vous ne l’avez mérité : mais du moins apprenez à taire des désordres dont vous devez rougir.
Je vais vous emmener chez moi, où ma femme, qui ne sait pas que vous avez eu un enfant d’un autre que son fils, se prêtera à tout ce que je lui demanderai ; mais je vous donne ma parole d’honneur que si vous dites un mot de votre conduite passée tant avec votre premier amant qu’avec mon fils, je vous livre à tour le ressentiment de votre mère, qui vous fera enfermer pour le reste de vos jours… — Ah ! monsieur, je vous assure que je n’en dirai mot. Mais qu’est-ce qui arrivera ? m’épousera-t-on enfin ? — Oui, vous serez mariée ; et songez à justifier mes soins en vous conduisant bien avec celui à qui vous serez unie. Elle le promit. Fontaine n’en crut pas grand chose mais ce n’était pas lui qui se mêlait du mariage.
Il s’arrêta un instant à Rouen pour voir le cardinal, et lui remettre ce qu’il avait d’argent de reste de celui que son fils avait gagné. Il y avait trente mille francs de moins que Fontaine avait dépensés, comme je vous l’ai dit. Il fit à son éminence son billet, disant qu’aussitôt arrivé à Paris, il vendrait sa maison pour acquitter cette somme. Le cardinal le déchira, en lui disant que ce serait sa famille qui supporterait cette perte, et qu’elle lui servirait de leçon. Fontaine ne crut pas devoir insister, et partit en renouvelant les protestations de son profond respect, et ses excuses à son éminence, qui l’assura de sa protection même pour son fils, s’il se conduisait bien. On fit partir Vergeac pour le Havre. Les belles dames de Rouen furent un peu honteuses de s’être laissées prendre au clinquant de ces aventuriers ; les joueurs se trouvèrent très heureux de retrouver leur argent. Il n’y eut que l’intendante, qui perdant tout à la fois son or et son amant, avait bien de la peine à s’en consoler. Mais un capitaine de dragons, qui vint à Rouen passer son semestre, lui fit bientôt oublier cette aventure dont on ne parla plus dans la ville.
M. Fontaine conduisit la petite Moreau chez sa femme, à qui il avait écrit tout ce qui s’était passé. Cette pauvre mère était désolée du départ de son fils, qu’elle idolâtrait ; ainsi la présence de l’objet de sa tendresse ne pouvait lui être indifférent. Elle reçut donc très bien la délaissée ; et celle-ci, qui n’était pas accoutumée à être caressée par les femmes, si on en excepte mademoiselle Précieux, qu’elle avait si lâchement trahie, fut très sensible à son accueil. Elle avait une si grande inquiétude de la menace que M. Fontaine lui avait faite, qu’elle mit beaucoup de circonspection avec la mère de son amant, et attendait avec la plus grande impatience cet époux que le père Durolet devoir lui procurer. M. Fontaine avertit celui-ci de son arrivée ; et il reçut en réponse à sa lettre la prière de venir avec madame Fontaine et Joséphine, se promener à Passy. L’heure était indiquée ; et M. Fontaine se doutant bien, que le benêt s’y trouverait, s’y rendit avec ces dames.
Durolet s’était entièrement emparé de l’esprit de son camarade, qui l’avait toujours aimé. Il lui avait parlé de l’avantage d’avoir une femme douce et jolie ; qu’il serait bien plus heureux qu’en menant la vie de garçon ; et c’était dans ces bonnes dispositions, que le hasard fait exprès, qu’il lui fit rencontrer M. et madame Fontaine et la jolie mademoiselle. Moreau. Ah ! mon Dieu ! que je suis enchanté, madame de vous rencontrer, dit le capucin à madame Fontaine qu’il avait vu chez madame Moreau, où elle allait quelquefois. Voulez-vous bien que je vous présente mon ami, mon camarade ?... Celui-ci offrit à ses dames une collation ; et l’imagination échauffée du bonheur conjugal, dont son saint ami lui faisait tous les jours une peinture si touchante, il devint éperdument amoureux de mademoiselle Moreau et de sa dot, dont Durolet, trouva le moyen de l’instruire dès qu’il vit qu’elle lui plaisait. — Voilà mon ami, lui dit-il en le tirant à l’écart ; et cent mille livres qu’on lui donne en mariage ne gâteraient rien à votre commerce. — Sûrement, répondit Fontaine ; mais comment espérer qu’on me la donne ? — Oh ! je m’en fais fort, si vous la trouvez à votre gré. — Il faudrait être difficile pour n’en pas être enchanté, — Eh bien, je vous dirai que je suis ami intime de la mère ; et si vous voulez, demain nous en ferons la demande. — Ah ! je serai le plus heureux des hommes si je l’obtiens. — Il vint reprendre sa place auprès de sa Dulcinée, à qui il dit mille douceurs. La petite répondait avec beaucoup de froideur à Fontaine ; car il ne lui plaisait guère, et elle aurait bien voulu dire un mot en particulier au capucin, pour qui elle avait beaucoup d’amitié, et dont la présence lui rappelait son premier amant, qu’elle croyait toujours son frère. Après le goûter, on se promena dans le bois ; puis chacun reprit le chemin de son logis.
Dès que la petite Moreau fut seule avec M. Fontaine le père, elle lui demanda si c’était le mari qu’il lui destinait. — Oui, lui répondit-il. — Ah ! il est bien laid : quelle différence avec votre fils ! — La figure fait peu de chose ; on le dit fort doux. — C’est bien quelque chose ; mais comme il est maigre, efflanqué ! Comme il traîne ses mots les uns après les autres ! Je suis bête, j’en conviens ; mais j’aime les gens d’esprit. Si ma mère ne m’avait pas laissée avec Goton, je saurais mieux parler, je ne dirais pas des choses que j’ai bien vu qui faisaient rire les belles dames de Rouen. Mais enfin, je suis jeune ; je pourrai me former. Votre fils me le disait ; et avec celui-ci, il faudra que je reste une imbécile toute la vie. — Voulez-vous que je vous parle avec l’intérêt que votre beauté et votre inexpérience m’inspirent ? je crois que vous ne devez pas être fâchée, dans la position où vous êtes, de rencontrer un homme qui n’ait pas l’esprit transcendant. Il vous sera plus aisé de lui cacher certaines choses qu’il est essentiel qu’un mari ignore ; et si vous voulez m’en croire, vous prendrez celui-là plutôt qu’un autre : d’ailleurs, il faut ou vous marier ou vous faire religieuse. — Oh ! j’aime bien mieux me marier ; mais vous ne pouvez pas m’empêcher de dire que j’aimerais mieux être la femme de votre fils, quoiqu’il me maltraitât quand il était dans ses accès de jalousie ; mais il m’en dédommageait si bien !… — Il faut l’oublier, mon enfant, vous en avez bien oublié un autre. Votre mari effacera dans votre cœur, un mauvais sujet… — Non, monsieur, je sens qu’il n’y aurait que mon premier amant qui me consolât du second : mais j’épouserai ce monsieur, puisqu’il n’y a que ce moyen pour ne pas aller au couvent.
Durolet n’avait pu revoir sa maîtresse sans la plus vive émotion. Il l’avait trouvée singulièrement embellie, et l’air beaucoup moins gauche ; il ne désespérait pas d’en faire une femme très passable. D’ailleurs, quelle différence de vivre dans une société bourgeoise, ou dans celle où Fontaine l’avait lancée ; et puis, elle était si jolie !… Il faut en convenir, se disait-il à lui-même, c’est encore trop bon pour un capucin… Mais il fallait la marier, et assez promptement pour que Fontaine ne pût rien savoir des fredaines de sa prétendue. Il amena donc son confiant ami, dès le lendemain, à madame Moreau, qu’il en avait fait prévenir la veille par un billet que M. Fontaine avait remis à sa porte. Elle reçut très bien ce mari, qui se chargeait avec tant de bonhomie de cette vierge folle. Il demanda, s’il ne pouvait pas avoir l’honneur de la voir. La mère répondit qu’elle était sortie avec madame Fontaine. — Mais savez-vous, mon ami, reprit le bon père qui s’aperçut que Fontaine avait l’air tout chagrin, le moyen de voir cette belle personne tant que vous voudrez ? C’est de supplier madame de vous la donner promptement en mariage. — Ah ! que cela ne peut-il être demain !… — Demain, monsieur ! vous êtes bien pressé, dit madame Moreau en minaudant, et comme si elle ne l’eut pas été au moins autant que lui. — Voilà, madame, comme je suis, quand une fois je suis amoureux, je brûle d’être à même de le prouver au tendre objet qui m’enflamme ; et comme mademoiselle votre fille à ce que m’a assuré mon ami Durolet, est la vertu même, je ne pourrai lui témoigner mon ardeur que par les chastes tendresses conjugales, il faut bien que le notaire et le curé y passent, pour qu’enfin… Il suffit : vous m’entendez… Ainsi donc, il n’y a pas un moment à perdre pour que vous la donniez, en légitimes nœuds. Le reste me regarde. Dans moins d’un an, vous serez grand’mère.
Cette conclusion ne plut pas infiniment à notre dévote ; et ce mot de grand’mère sonnait désagréablement à son oreille délicate. — Eh bien, monsieur, puisque vous êtes si épris ; je m’en rapporte au révérend père ; c’est lui qui fixera le jour. — Nous sommes, reprit Durolet, aujourd’hui à samedi ; on peut se marier lundi. Je me charge de toutes les dispenses ; et pour éviter tout embarras de noces, qui entraînent des frais inutiles, afin qu’on n’en sût rien dans le voisinage, on pourrait passer le contrat chez M. Fontaine. — Chez moi ! dit d’un air étonné l’ami du capucin. — Non pas chez vous, chez l’autre… — Ah ? oui, oui ; c’est que nos noms se ressemblent : Fontaine et Fontaine... Mais, comme on dit, il y a bien des ânes à la foire qui s’appellent Martin : et il se remit à rire. Le capucin rit aussi ; et la prude ne put s’empêcher de tirer un peu les coins de la bouche. On convint que le notaire serait averti pour le soir même ; que le dimanche on publierait un seul banc ; et que, dès lundi, à six heures du matin, la petite Moreau serait réellement madame Fontaine.
Sa mère, qui n’avait pas vu son tendre ami depuis huit jours un seul instant (car il ne quittait pas Fontaine plus que son ombre), aurait bien voulu qu’il lui accordât un moment ; mais il trouva le moyen de lui dire, pendant que Fontaine inventoriait les meubles de la mère de sa future, et que surtout il était en extase devant un buffet d’argenterie qui, suivant l’usage de ce temps, était en parade dans la salle à manger, qu’il fallait attendre à lundi, après la cérémonie, pour se dédommager de cette cruelle absence dont son cœur, ajouta-t-il avec un tendre soupir, souffrait encore plus que celui de sa douce colombe ; mais que la moindre indiscrétion pourrait tout déranger, qu’ainsi ; il était résolu de ne pas perdre de vue Fontaine un seul instant, jusqu’à ce qu’il eût dit oui. La dévote ne put que remercier affectueusement son ami ; et ils se séparèrent.
Durolet emmena son ami dîner aux capucins. Il voulait raconter au gardien toute cette histoire. Ne fallait-il pas que le marié allât à confesse ? Et où pourrait-il trouver un directeur plus respectable que le père Jérôme ? Quand il le vit dans le couvent, il ne craignit point qu’il apprît là aucune particularité de la vie secrète de sa future. Il le laissa dans le jardin, et alla chez le gardien, à qui il raconta le succès de son voyage. — Je l’ai ramenée, disait-il au père Jérôme. Madame Moreau m’en a les plus grandes obligations, ainsi que du mariage ; mais je l’en dispense ; car je n’ai rien fait que pour moi. C’est un enfant ; elle me plaît ; je n’ai rien rencontré qui m’en dédommageât ; et je suis décidé à lui consacrer ma vie. Prenez-y garde, point d’indiscrétion ; tout se borne, reprit-il, à bien endoctriner le mari ; et c’est vous, père Jérôme, que j’en charge ; ce sera à vous qu’il s’adressera pour son billet de confession, je lui ai dit qu’il ne pouvait mieux choisir. — C’est bon, laissez-moi faire ; il ne tiendra pas à moi que vous n’ayez contentement. Le dîner fut gai, mais avec la plus grande décence ; et à six heures, l’impatient Fontaine se rendit, avec son fidèle ami, chez la mère de son sosie. Madame Moreau y était déjà avec son notaire. L’entrevue, entre la mère et la fille, avait été assez froide ; cependant Fontaine ne se douta pas qu’il y eût eu aucun sujet de mésintelligence entr’elles.
On ne fut pas difficile, de part et d’autre, pour les conventions. Ce qu’il y avait de plus clair dans toute cette affaire était le bien de Joséphine. Il consistait en une bonne maison et des contrats sur la ville, qu’on regardait alors comme de l’or en barre. Les temps ont un peu changé les idées sur cela et sur beaucoup d’autres choses ; mais enfin nous parlons de celui où trois mille livres de rente étaient mille écus de revenu. Fontaine obtint que la maison serait vendue pour en jeter les fonds dans son commerce, dont il enfla les gains et passa sous silence les pertes, de sorte que madame Moreau crut que sa fille épousait un homme beaucoup plus riche qu’il ne l’était en effet ; mais n’aurait-il eu que l’habit qu’il portait, elle se serait encore estimée heureuse qu’il la débarrassât de sa fille.
Tout ce que Fontaine put tirer de son étroite cervelle, pour prouver à mademoiselle Moreau l’excès de son amour, il le dit sans parvenir à toucher le cœur de l’insensible ; mais il ne mit son silence que sur le compte de sa modestie, et l’en aima davantage. Il retourna le soir à Passy, où il invita ces dames à venir le lendemain, qui était le dimanche, comme je vous l’ai dit. Fontaine était au comble du bonheur, il s’était fait beau comme un soleil ; il ne doutait pas qu’il ne charmât sa belle, quoiqu’elle ne lui en dit rien. On alla goûter à Madrid, où il pensa arriver une aventure faite pour tout découvrir, si on n’avait pas eu affaire à un homme si borné que Fontaine.
Vous vous rappelez, ma sœur, ce banquier de Rouen qui avait perdu tant d’argent contre l’autre Fontaine. Ses affaires l’avaient appelé à Paris : il était venu se promener au bois de Boulogne avec d’autres négociants et quelques femmes qui les honoraient de leurs bontés. Joséphine était d’une figure si remarquable, que quoiqu’elle fut mise très modestement, il la reconnut aussitôt, et comme elle se promenait un peu en avant avec madame Fontaine, pour se délivrer des importunités de son prétendu et de la vue de sa mère, qui lui reprochait par ses regards son inconduite, M. Dolman l’aborde. Ah ! bonjour, belle dame : qui vous aurait cru dans ce pays-ci ? Joséphine qui ne l’avait pas reconnu (car dans le brouhaha d’une aussi grande assemblée que celle qui était chez l’archevêque, et tourmentée par la jalousie de son prétendu mari, elle ne voyait rien), lui dit qu’elle n’avoir pas l’honneur de le connaître. — Pour moi, je vous connais très bien ; pas tant que je le voudrais, et qu’il ne tiendrait à vous cependant, car vous êtes ce que j’ai vu de plus joli. — Vous vous trompez, monsieur, reprit madame Fontaine, et vous devriez. — Je ne me trompe point, cette charmante personne est madame Fontaine. Comme il prononçait ces mots, Fontaine les rejoignit. — Pas encore, monsieur, mais demain comme je l’espère, car j’épouse mademoiselle à Saint-Roch à six heures du matin ; on a publié nos bans aujourd’hui.
— Le banquier était un homme d’esprit, il vit à la mine du futur ce qui en pouvait être : la seule conformité de nom l’étonnait ; mais ne voulant pas faire d’imprudence : vous vous nommez Fontaine, lui dit-il ? — Oui, monsieur, marchand d’étoffes des Indes, pour vous servir, dans la cour du manège. — Et vous épousez demain mademoiselle ? — Oui, monsieur ; ainsi vous disiez vrai en l’appelant madame Fontaine, puisque je vous assure qu’avant vingt-quatre heures elle le sera, qu’il n’y manquera rien. — Ah ! monsieur j’en suis bien persuadé. — Vous aviez donc entendu dire que je me mariais ? — Monsieur, il suffit de vous voir avec une aussi charmante personne pour deviner d’abord la vérité. — Eh bien ! monsieur, vous avez deviné juste, car le contrat est signé d’hier au soir. — Je vous en fais mon compliment, monsieur, et à mademoiselle ; mais apercevant M. Fontaine le père, il ne savait plus ce qu’il voyait. Il était bien sûr que Joséphine était cette jolie fille que le très adroit Fontaine faisait passer pour sa femme ; mais comment se trouvait-elle au moment d’épouser un Fontaine si différent du premier, et comment le père de l’autre était-il là. M. Fontaine le père vit dans l’instant ce qu’il y avait à redouter des explications ; et abordant M. Dolman d’un air de connaissance : — Je suis charmé de vous trouver ici, et j’aurais quelque chose à vous communiquer de très important. Il l’emmena à quelque distance, et lui raconta ce que la pitié pour mademoiselle Moreau lui faisait faire, et le pria de ne dire à personne qu’il l’avait vu à Rouen. Dolman lui en donna sa parole ; mais l’air du prétendu, les beaux yeux de Joséphine lui donnèrent quelques idées qu’il ne s’avouait pas intérieurement, mais qui l’engagèrent à demander au futur son amitié et la permission de le voir, de faire sa cour à madame, lors de son premier voyage. Un souris d’approbation fit voir à Dolman qu’elle n’en serait pas fâchée. Fontaine l’assura qu’il lui ferait grand plaisir, et que s’il avait besoin de quelque chose, tout son magasin serait à son service. Cela ne sera pas de refus, dit Dolman, d’autant que j’ai une correspondance très étendue, et nous pourrons être associés dans un charmant commerce. — Ce sera beaucoup d’honneur pour moi, monsieur. — Et de profit, ajouta le banquier. — L’un ne nuit pas à l’autre, reprit le futur. — Dolman salua ces dames et alla rejoindre la société, en riant aux éclats de la sottise du prétendu et du beau quiproquo qui avait pensé arriver.
Madame Moreau et Durolet en furent si effrayés qu’ils dirent qu’il fallait se retirer de bonne heure à cause de la cérémonie du lendemain. D’ailleurs, il restait encore des préparatifs à faire, et Fontaine n’avait pas son billet de confession. Durolet lui proposa de venir coucher aux capucins, qu’il aurait une conversation d’un quart d’heure avec le père gardien ; et que dès cinq heures du matin ils sortiraient du couvent pour se rendre à l’église, et que de là il ramènerait sa chaste moitié chez lui.
Fontaine qui était avare, était fort aise que l’on l’eut dispensé de toutes les dépenses qu’entraînait même parmi les bourgeois une noce d’apparat, et ne voyait que des raisons d’économie dans le mystère que l’on mettait dans ce bizarre mariage. Pendant le chemin de Passy aux capucins de la rue Saint-Honoré, Fontaine ouvrit son cœur à son tendre ami Durolet.
— Je ne vous cache point, lui dit-il, que cette confession me chagrine. Car on dit que pour avoir l’absolution il faut promettre de renoncer à ses habitudes, et j’avoue que je n’en ai nullement la volonté. Depuis quinze ans je fais la contrebande, je m’en trouve bien ; je n’ai nulle envie de quitter la partie la plus lucrative de mon commerce. — Cela ne me regarde pas, mon ami, et le père Jérôme vous dira ce qu’il en pense. Cependant, comme de se mentir à soi-même et à Dieu sont deux choses fort criminelles, je crois que vous pourriez vous borner à demander au père Jérôme, comme le font tous les gens bien nés qui se marient, qu’il vous donne un billet comme vous vous êtes présenté à son tribunal sans vous donner la peine de mentir pour avoir une absolution que les lois n’exigent point. Le moins qu’on peut se jouer avec les choses saintes est toujours le mieux. Bornez-vous, comme je vous l’ai dit, à un quart d’heure de conversation avec le père Jérôme qui vous fera une exhortation sur les devoirs du nouvel état que vous allez embrasser, et il vous donnera votre billet. — Ah ! mon ami, que vous me faites de plaisir. – Et Fontaine tout joyeux de n’être point forcé de renoncer à l’honnête état de fraudeur, arrive aux capucins où un très beau souper l’attendait dans la cellule du père Jérôme, qui, sous prétexte d’un gros rhume, n’avait pas mangé au réfectoire. Un moment avant de se mettre à table un jeune novice entra dans la première pièce où l’on n’avait pas mis la table, et vint s’informer de la santé de sa révérence. — Avec le jeûne et la patience, mon fils, répondit le gardien, il n’est point de maux qui ne se guérissent. Il ajouta qu’on ne vînt pas le troubler davantage parce qu’il avait des affaires importantes pour la maison à traiter avec le père Durolet et son ami. Le novice se retira avec le plus profond respect, et ferma la porte aux verrous.
On se mit à table, un jambon une dinde aux truffes et du vin de Champagne furent le julep que notre Séraphique s’était fait préparer. On ne parla que de la belle Joséphine, du bonheur d’avoir pour femme une fille si bien élevée dont la mère était un prototype de vertu et de piété. Fontaine ne se lassait pas de remercier son cher ami Durolet. — Qui aurait dit, lorsque j’étais en seconde à Bordeaux, que ce joli espiègle qui était en quatrième quoiqu’il n’eut que huit ans, et que moi qui en avais dix-neuf passés je ne regardais que comme un enfant, me servirait de père pour me donner une femme ? Ah ! une femme comme il n’y en a pas…
— Je suis sûr, dit le père Jérôme avec cet air dévot qu’il savait si bien prendre quand il voulait, et que sa figure qui, selon toute apparence, était destinée à être l’empreinte d’une belle âme, rendait respectable à ceux qui ne le connaissaient pas, que vous serez heureux avec Mlle Moreau. Mais, monsieur, pensez que la religion seule peut vous donner les conseils nécessaires pour faire un bon ménage.
Fontaine qui avait bu quelques verres de plus qu’il n’en fallait à sa pauvre tête et que le vin rendait plus facile à persuader, crut entendre la voix d’un apôtre, et fit signe à Durolet de se retirer et de le laisser avec le père gardien ; dès qu’il fut sorti il se jeta à ses pieds. — Oui, mon révérend père, je sens que la religion seule peut faire un bon mari ; et je vous supplie de m’entendre eu confession. Le père Jérôme qui, tout mauvais sujet qu’il était, n’aimait pas plus que son confrère à multiplier les profanations lorsqu’elles étaient inutiles à ses desseins, le releva et lui dit : il ne faut pas, mon frère ; prendre un sentiment passager de dévotion pour un mouvement réel de la grâce. Vous avez le cœur et l’esprit trop occupés dans ce moment pour donner une attention sérieuse à votre conscience ; ainsi nous remettrons après votre mariage le grand œuvre die votre conversion. Il me suffit que vous en ayez le désir, et vous allez recevait votre billet de confession. Mais vous me permettez de vous donner quelques instructions que mon âge, mon expérience dans le ministère peuvent vous rendre utiles. — Ah ! mon père, je le recevrai comme de Dieu même. – Alors le père Jérôme le faisant asseoir lui tint ce discours que Fontaine transcrivit dès le soir même pour s’en souvenir, et qu’il communiqua à mon grand-père. Le voici :
Exhortation du père Jérôme à Jean Fontaine,
lors de son mariage.
Vous allez, mon frère, épouser une fille douce, modeste, chaste comme sa mère ; gardez-vous bien de lui faire perdre ces précieuses qualités par l’emportement des désirs charnels : pensez qu’ils ne sont tolérés que pour procréer des enfants à l’église. Que la plus exacte pudeur préside à ces moments de plaisirs, je vous le répète seulement tolérés, gardez-vous, en les rendant trop fréquents d’en donner le goût à cette douce colombe ; et lorsque vous serez assuré que le ciel a béni votre union, éloignez-vous d’elle, et pratiquez dans le mariage les vertus du célibat. C’est ainsi que les saints en ont toujours usé. Du reste, soyez doux, complaisant pour elle ; ne lui refusez pas tout ce qui pourra lui faire plaisir dans la crainte qu’elle ne cherche à se procurer par des voies criminelles les moyens de fournir à sa dépense. Ne soyez point jaloux, point soupçonneux : mais éloignez d’elle les hommes dont les principes ne sont pas reconnus pour être fondés sur notre sainte loi. Entourez-la des amis de Dieu, de ses ministres ; avec eux vous n’aurez rien à craindre des dangers du siècle. Vous avez dans votre ami Durolet un homme dont la société ne peut être trop recommandée pour une jeune femme sans expérience ; ses mœurs sont aussi pures que les miennes, quoiqu’il ait vingt ans de moins. Qu’il soit son guide, son plus intime confident, et vous verrez prospérer et croître votre famille qui sera composée d’Élus, et parviendra avec vous à la gloire éternelle que je vous souhaite, etc.
Fontaine, la bouche ouverte, les mains jointes, assis sur le bord de sa chaise, avait écouté ce sermon avec une attention dont le père Jérôme ne pouvait s’empêcher de rire sous cape. Lorsqu’il fut fini, le gardien se mit à son bureau, écrivit le billet ; et pour ne pas manquer à l’institution des mendiants, fit souvenir Fontaine des besoins de la maison. Fontaine qui était encore tout occupé des belles choses que le béni père lui avait dites, fut réveillé par ce mot qui lui paraissait un ordre de donner… donna, puisqu’il le fallait, mais peu, car rien ne le chagrinait davantage. Le père reçut son aumône avec humilité, lui souhaita toute sorte de bonheur, et le conduisit lui-même à l’infirmerie où il devait passer la nuit. Le lendemain, dès cinq heures du matin, Durolet l’y vint trouver, se rendit avec lui à Saint-Roch, où peu de moments après mesdames Moreau et Fontaine amenèrent la pauvre petite qui fondait en larmes. M. Fontaine et trois amis servirent de témoins. Dès que la cérémonie fut finie on conduisit la jeune mariée chez son mari. Les dames prirent du chocolat et les laissèrent. En vain Fontaine voulut user de ses droits, il ne put rien obtenir ; mais se souvenant des saintes instructions du père Jérôme, il attendit que les voiles de la nuit rendissent sa chaste épouse moins farouche. Durolet et madame Moreau vinrent dîner ; Fontaine se plaignit de la rigueur de sa chère moitié, et pria son cher ami de lui représenter que c’était son devoir. Durolet s’en excusa. Madame Moreau gronda sa fille, qui aurait volontiers répondu, je suis bien malheureuse : parce que je l’ai voulu avec des hommes aimables, vous m’avez chassée de votre maison ; parce que je ne veux pas avec le plus maussade magot, vous vous mettez en colère : que faut-il donc que je fasse ! Mais elle était devenue plus prudente et elle se contenta de pleurer. Console-la donc, dit encore Fontaine à son ami, et tâche de lui faire entendre raison ; et Durolet consentit à avoir avec elle un moment d’entretien.
— Ma chère petite, lui dit-il assez bas pour n’être pas entendu, vous devez vous estimer heureuse d’être mariée, puisqu’aucun de vos amants ne pouvait vous épouser ; mais si vous vous conduisez bien, si vous consentez, à rendre heureux un mari avec qui il est essentiel que vous viviez en bonne intelligence, je vous donne ma parole de vous instruire sous peu de temps de choses qui vous feront grand plaisir. Oui autant de plaisir que vous en goûtiez dans ce cabinet noir. — Ô mon père ! c’est impossible ; car même avec Fontaine que j’aimais bien, je n’ai jamais été aussi heureuse. — Vous le serez autant si vous faites ce que j’exige.
— Quoi ! il faut que ? — Oui, sans cela vous ne saurez rien : — Eh bien ! je me résigne : vous me le direz demain.
— Demain, c’est un peu prompt, mais dans trois ou quatre jours. Surtout ne dites rien. — Ô ! soyez tranquille. M. Fontaine le père m’a appris ce que je ne savais pas, à me taire, et je vous assure que je suis à présent aussi discrète que je l’étais peu. — Tant mieux, vous vous, en trouverez bien, – Ils se rapprochèrent de madame Moreau. Sa fille lui promit d’être soumise aux volontés de son époux. — À la bonne heure, c’est le seul moyen de regagner mes bonnes grâces. Adieu, mon gendre, je laisse votre femme dans de bonnes dispositions : je vous souhaite à tous deux une heureuse nuit. Et elle revint chez elle avec l’ami de son cœur qui ne resta que fort peu de temps, parce qu’il y avait un salut où il ne pouvait, lui dit-il, se permettre de manquer ; mais dans le fait pour méditer à loisir sur le bonheur qu’il s’était préparé, et dont il se flattait de jouir sans trouble et sans danger.
FIN DU PREMIER VOLUME.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en octobre 2019.
– Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Pierre, Françoise.
– Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : [Élisabeth Guénard], Les Capucins, ou le Secret du cabinet noir, Histoire véritable par l’auteur des Forges mystérieuses, de Pauline de Ferrière, Nouvelle édition , considérablement augmentée, tome premier, Paris, Marchand, libraire, 1802. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, HP Noir et Blanc, a été prise par Jean-Louis G. avec un portrait de @Maikyo.
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