Charles Gos

VOYAGEURS ILLUSTRES
EN SUISSE

1937

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Table des matières

 

QUELQUES MOTS DE PRÉFACE. 4

KLOPSTOCK  1724-1803. 7

WIELAND  1733-1813. 12

GOETHE  1749-1832. 16

MADAME DE STAËL  1766-1817. 23

« POETAS MINORES »  ALLEMANDS. 28

MATTHISSON  1761-1831. 29

ANNETTE VON DROSTE-HÜLSHOFF  1797-1848. 32

WORDSWORTH  1770-1850. 35

STENDHAL  1783-1842. 40

HEINRICH VON KLEIST  1777-1811. 46

CHATEAUBRIAND  1768-1848. 51

LAMARTINE  1790-1869. 59

SHELLEY  1792-1822. 63

BYRON  1788-1824. 68

VICTOR HUGO  1802-1885. 75

FENIMORE COOPER  1789-1851. 83

BALZAC  1799-1850. 88

ALEXANDRE DUMAS PÈRE  1803-1870. 95

RUSKIN  1819-1900. 100

GEORGE SAND  1804-1876. 106

MICHELET  1798-1874. 112

DICKENS  1812-1870. 117

RICHARD WAGNER  1813-1883. 121

THÉOPHILE GAUTIER  1811-1872. 127

TOLSTOÏ  1828-1910. 132

NIETZSCHE  1844-1900. 137

BIBLIOGRAPHIE. 143

GÉNÉRALITÉS. 143

AUTEURS. 143

Ce livre numérique. 149

 

QUELQUES MOTS DE PRÉFACE

Voyageurs illustres en Suisse : tel est le titre de ce livre.

Je me permets de le recommander à la lecture attentive de ceux qui connaissent déjà la Suisse et de ceux aussi qui, ne la connaissant pas encore par vision directe, l’aiment cependant pour en avoir souvent entendu parler.

La beauté naturelle de la Suisse est une de ces vérités qui sont devenues banales. Il ne faut pas se plaindre, mais plutôt se réjouir de cette banalité, car seule la vérité devenue banale, c’est-à-dire généralement admise et soustraite à toute possibilité de contradiction, est à certains égards semblable à un axiome.

Ce que l’on sait moins et qu’on n’a peut-être pas encore compris dans toute sa valeur est le fait que la beauté des paysages a constitué dans le passé et constitue, aujourd’hui plus que jamais, entre les Suisses un puissant lien d’ordre spirituel. Les Suisses sont très différents les uns des autres ; ils le sont à cause de leurs langues, l’allemand, le français, l’italien et le ladin ou romanche ; ils le sont à cause de leurs confessions, le protestantisme et le catholicisme, les autres confessions n’ayant pas la même importance ; ils le sont aussi à cause de leurs mœurs d’une variété innombrable. Leur unité profonde réside dans une conception commune de l’État fondée sur l’idée de la démocratie, c’est-à-dire de la souveraineté populaire ou, si l’on voulait s’exprimer autrement, sur l’idée que le peuple se gouverne effectivement lui-même.

Si diverse qu’elle soit, la Suisse est belle dans toutes ses régions et ses parties. Elle est un microcosme ; il lui manque les spectacles grandioses qu’offre la mer, mais elle possède tous les autres. Ses lacs, ses rivières, ses montagnes, ses vallées, ses collines, ses chutes d’eaux, ses plaines parlent à l’esprit, donnent le vol à l’imagination et dégagent parfois un charme qui peut aller jusqu’à la fascination. Ne serait-ce pas surprenant si ceux qui habitent un tel territoire, restreint quant à sa surface mais placé à un des grands carrefours de l’Europe, ne communiaient pas entre eux par cette fraternité de l’âme et du cœur que crée entre les hommes une nature d’une beauté incomparable se trouvant constamment à la portée des yeux ?

La liberté et l’indépendance du pays suisse sont comme gravées dans les accidents de son sol. Le Saint-Gothard a été appelé à juste raison la montagne sacrée des Helvètes. Supposez, par un jeu de la fantaisie, que le territoire helvétique fût tout entier plat et supprimez ainsi nos Alpes et notre Jura ; vous verrez et sentirez immédiatement qu’une telle Helvétie imaginaire n’aurait jamais pu être une communauté politique indépendante.

La lecture de ce livre – dû à l’écrivain genevois, M. Charles Gos[1] […] –, la lecture de ce livre doit montrer que la Suisse a toujours eu le privilège d’attirer sur elle la sympathie des plus illustres voyageurs.

Personne ne l’a peut-être saluée avec plus d’amour que Victor Hugo dans la Légende des siècles. « L’Helvétie est sacrée et la Suisse est vivante. » En écrivant ce vers, le grand lyrique était vraiment l’écho sonore du monde. Lamartine, Michelet et après eux beaucoup d’autres ont donné d’autres expressions à la même pensée.

Et que dire de Goethe et de Wagner, de Ruskin et de Tolstoï ? Wagner fait savoir de Lugano qu’elle était devenue pour lui quelque chose de « divin » et il annonce que le Pilate et le Righi « étaient des éléments essentiels de sa raison d’être ». Il n’est pas possible, me semble-t-il, de pousser plus loin l’intimité du génie et du paysage…

Je m’arrête. Ceux qui voudront lire ces pages, […] en éprouveront un vif plaisir et se sentiront sans doute encouragés à faire le voyage de Suisse.

Berne, 24 mai 1937.

Guiseppe MOTTA

Président de la

Confédération Suisse

KLOPSTOCK

1724-1803

FIER de son pays et heureux de le montrer aux poètes allemands, le vieux Bodmer, critique et poète zurichois (« une couveuse de talents » dira de lui Goethe), invite le jeune Klopstock, l’auteur déjà fameux de la Messiade, dont il venait d’achever les premiers chants, à venir s’installer chez lui, à Zurich. Klopstock accepte avec enthousiasme et se réjouit de voir « la libre Helvétie ». Le 19 juillet 1750, accompagné de deux Suisses qui regagnaient Zurich, il arrive à Schaffhouse. Cette terrasse de Schaffhouse, en bordure des chutes du Rhin, joue un rôle étonnant dans l’histoire littéraire : de Montaigne à Ruskin, c’est une procession de tous les grands écrivains, une cohue de voyageurs illustres. Mais à un siècle de distance, quelles destinées différentes s’y jouent ! En 1853, Ruskin enfant y pressent, dans une sorte de divination, l’irrésistible domination des Alpes sur sa vie, tandis que Klopstock n’y éprouvera qu’une impression poétique fugitive, un mouvement lyrique qui n’engagera pas son avenir. Il se contente d’écrire : « Quelle grande pensée du Créateur que cette chute d’eau !… Sois salué, fleuve, qui, en mugissant s’évapore entre des collines ! Sois salué, Toi qui conduis ce fleuve, sois adoré trois fois, ô Créateur, dans toute ta splendeur !… Je te salue, pays respectable que j’aurai l’honneur de visiter… Ici je voudrais passer ma vie, ici mourir, tant cet endroit est beau… » Les Suisses, ses compagnons de route, eux, ont les yeux dirigés vers les sommets lointains, et Klopstock de s’écrier : « Ils étaient aussi ravis que des marins lorsqu’ils découvrent la terre… C’était, il est vrai, un incomparable spectacle. Les Alpes étincelaient au loin comme des nuages d’argent… Je les verrai bientôt de plus près, ces montagnes célestes, et leurs honnêtes habitants dans leurs bienheureuses vallées, je vous salue de loin, mes chers amis, bientôt je vous embrasserai à l’ombre de ces sommets, si près du ciel ! »

Quelques jours plus tard, par la belle campagne thurgovienne aux vergers généreux, Klopstock parvenait à Zurich. À peine dans la maison de Bodmer, il court à la fenêtre : « Comme c’est merveilleux ici ! Dans quel paradis habite mon Bodmer ! Ce lac, ces montagnes, la ville la plus charmante, tout cela baigné dans une vapeur si douce et bleue. Ici on peut rêver ! Ici on peut être poète ! Ici on peut se rassasier de beauté et de la joie de vivre. Vous ne savez pas combien je suis heureux ! » Bodmer partage cette joie des premiers jours, laquelle, malheureusement, ne dure pas longtemps. L’allégresse de Klopstock devant les paysages zurichois cède vite aux sollicitations des salons. La jeunesse dorée de Zurich s’arrache le poète venu d’outre-Rhin, et celui-ci, heureux de ses succès littéraires et mondains, se livre avec un plaisir non dissimulé à cette vie nouvelle. À la compagnie solitaire et studieuse de son vieil hôte, il préféra bientôt celle plus attrayante de ses nouveaux amis.

Un beau matin, Klopstock en frac rouge, entouré d’un essaim de jeunes gens et de ravissantes jeunes filles, s’embarque sur le lac de Zurich à bord d’un bateau plat. L’onde silencieuse s’anime bientôt de chants et de rires. Et au pied d’un vieux château où la bande joyeuse a touché terre, Klopstock, sous une tonnelle embaumée de chèvrefeuille, déclame quelques vers de la Messiade. On l’applaudit avec frénésie. Puis on remonte à bord pour débarquer de nouveau sous les ombrages de la presqu’île d’Au. Une fête champêtre est sur-le-champ organisée. On chante, on boit, on mange, on s’amuse, les heures s’envolent trop rapides. « Ne sommes-nous pas dans la vallée de Tempé, aux Champs-Élysées ? » interroge, lyrique, Klopstock. Quelques jours après, le poète, dégageant le côté bucolique de cette charmante « promenade sur le lac de Zurich », composait son Ode restée fameuse :

 

Ô Mère Nature, partout se répand ta beauté riche et grandiose… mais plus beau que toi est l’être qui sait repenser la grande pensée de la création.

Des rives du lac étincelant couvertes de vignobles, si tu t’enfuyais déjà vers le lac, viens, ô Joie, viens dans les rayons rougissants, sur les ailes du vent du soir.

Viens et apprends à mon chant à être gaiement jeune comme toi et pareil aux transports de joie de l’adolescence.

Loin, derrière nous, nous avions laissé Uto, au pied duquel Zurich, dans une petite vallée, nourrit de libres habitants ; déjà avait fui devant nous plus d’une colline parée de vignes.

Maintenant les cimes argentées des Alpes lointaines se sont découvertes, et le cœur des jeunes gens bat plus sensible ; déjà ils se confient plus éloquemment à leurs belles compagnes…

Maintenant, l’île d’Au nous reçoit dans les bras frais et humides du bois qui la couronne. Là, tu vins tout entière, ô Joie, tu vins sur nous à pleine mesure.

 

*   *   *

 

Dans une lettre de Klopstock on trouve ces lignes complémentaires : « Le lac est incomparablement doux, son eau vert clair ; sur ses deux rives de grands vignobles s’étendent et partout des maisons de campagne ou de plaisance. Là où le lac fait un coude, on voit la longue chaîne des Alpes qui rejoint le ciel : je n’ai jamais joui d’une aussi belle vue. » Au retour de cette promenade sur l’eau, l’accueil de Bodmer fut plutôt froid. Klopstock n’était décidément pas le séraphique poète que le vieux critique avait imaginé. Le pur artiste de la Messiade s’adonnait de plus en plus aux plaisirs mondains. Il dînait souvent en ville, s’absentait des nuits entières, préférait la compagnie des jeunes filles à celle des gens sérieux et lorsqu’on dirigeait la longue-vue vers les Alpes, il la rabattait vers les fenêtres des voisins. « Il a l’air de s’ennuyer avec moi, écrivait le pauvre Bodmer consterné, tandis qu’avec la jeunesse, il est tout « badin ». Il a un bon cœur, si seulement il n’était pas si étourdi, c’est-à-dire pas si dissipé et frivole… Lorsque je lui dis que nous nous étions attendus à voir dans le poète de la Messiade un jeune homme sérieux, vertueux et sacré, il m’a demandé si nous croyions qu’il ne mangeait que des sauterelles ou du miel sauvage ? »

Bref, les choses allant de mal en pis, une séparation devenait inévitable. Klopstock, en septembre, abandonnait son « père » Bodmer pour aller s’installer chez son ami Hartmann Rahn, et en février 1751, il quittait définitivement Zurich pour Copenhague où le roi de Danemark lui offrait une pension. Quelques années plus tard, Rahn épousait la sœur de Klopstock, dont la fille devint la femme de Fichte et l’amie fidèle de Charlotte de Lengefeld, épouse de Schiller.

La Suisse doit-elle beaucoup à Klopstock ? Non, certes. Mais par contre, dans quelle mesure a-t-elle influencé le poète ? Il est incontestable que son changement d’attitude intellectuelle date de son séjour à Zurich. Le spectacle des chutes du Rhin, le lac, les campagnes et les montagnes ont éveillé en lui une certaine sensibilité, qui l’a sauvé de sa conception conventionnelle des spectacles de la nature.

WIELAND

1733-1813

LE « Voltaire de l’Allemagne » comptait dix-huit printemps quand, en octobre 1752, il remplace auprès du vieux Bodmer l’ingrat et volage Klopstock. Bodmer s’était enthousiasmé pour Arminius, le poème en cinq chants de Wieland, comme il s’était naguère enthousiasmé pour la Messiade. Mais, supériorité éclatante, le rival de Klopstock ne buvait que de l’eau, comme Bodmer, comme lui, ne supportait pas le tabac et enfin, il déclarait ne pas aimer le monde. Que de vertus pour gagner le cœur du grave poète zurichois ! Malheureusement, l’idylle dura ce que durent les serments éternels, c’est-à-dire pas longtemps. Et trois ans après les premières effusions, Bodmer, désespéré, écrivait : « J’ai perdu tout espoir en Wieland – constatation affreuse ! – il ne peut se passer du sourire des dames ! » À quoi Wieland lui-même semble répondre quand il note avec fatuité : « Je suis en effet le Grand Turc parmi elles, je leur accorde quelques bonnes paroles et les contrains par la supériorité naturelle de mon génie à m’aimer bon gré mal gré. »

À Zurich, Wieland n’a rien vu, rien observé, rien admiré – que le sourire des Zurichoises, en quoi il avait raison sans doute, mais il s’était fait aux bonnes manières. Dans le courant de l’année 1759, il quittait Zurich, après avoir été précepteur dans la famille du conseiller von Grebel, pour se fixer à Berne ; là, il occupera un poste semblable dans la famille de Sinner. La société bernoise lui fait grand accueil et goûte dans son commerce les délicats plaisirs de l’esprit. Mais il finit par s’ennuyer à Berne, comme il s’était ennuyé à Zurich. « La manière de vivre ici ne me convient pas. J’aime la nature simple et ici elle me paraît étouffée de falbalas et de colifichets. » La paresse et trop de loisirs ont vite raison de ce caractère enclin à l’indolence. Et c’est dans cette prédisposition à « la maladie du siècle » que Wieland rencontre Julie de Bondeli, la grande admiratrice de Rousseau. Cette jeune précieuse était la princesse élue d’une cour de beaux esprits, et autour d’elle fermentaient des théories sur la littérature, la philosophie, l’éducation, le théâtre et les mœurs. À première vue, Wieland la détesta. « C’est une fille effroyable que cette Mademoiselle de Bondeli, écrit-il, elle me parla d’un trait de Platon, de Pline, de Cicéron, de Leibniz, d’Aristote, de Locke, de Pfaff, des triangles rectangles équilatéraux, et que sais-je encore, elle parle de tout ! » Wieland, toutefois, devait apprendre à ses dépens que le cœur a ses raisons… Quelques semaines après cette violente diatribe, il se liait avec Julie de Bondeli, d’une amitié profonde ; puis il en devenait follement amoureux, et bientôt les jeunes gens étaient fiancés. Un an plus tard, – ô mystérieuse versatilité de sentiments qui semblent enchaîner l’éternité ! – Wieland quittait Berne définitivement en l’absence de Julie, sans la revoir. Il regagnait sa petite ville natale de Biberach, en Souabe, où il venait d’être nommé sénateur.

À Berne, comme à Zurich, on jugea sévèrement le jeune poète allemand, tant à cause de son caractère frivole que pour la frivolité de ses œuvres. « Je déteste son caractère, s’il en a un, écrit-on à Bodmer, c’est un Protée ; il a l’air de vouloir jouer tous les rôles pour terminer sa vie à Bedlam (l’asile des aliénés de Londres) ». Et Bodmer lui-même, une fois de plus meurtri dans ses affections littéraires, ne craint pas de déclarer avec amertume que « la muse de Wieland est devenue une fille publique » ! Seul Salomon Gessner, l’auteur des charmantes Idylles, lui demeura fidèle. Son fils épousa une des filles de Wieland, lequel, marié bourgeoisement à Biberach, était devenu le père heureux d’une très nombreuse famille.

Salomon Gessner a exprimé en une formule lapidaire l’attitude de Wieland devant la nature : « Wieland est un homme qui, de toute sa vie, n’a rien vu que son encrier et sa bibliothèque. » Sur les délicieux environs de Zurich, Wieland a gardé le silence, il le gardera également devant l’admirable campagne bernoise et son majestueux décor de fond alpestre. Dans son Theages, toutefois, on reconnaît le paysage de Weiningen, souvenirs de journées passées chez Meyer de Knonau, son ami : « La contrée offre un tableau charmant ; elle s’appuie contre une paroi de rochers et est entourée de collines boisées, on y respire l’antiquité solennelle et respectable ! » Sur cette constatation terriblement banale qui rappelle la vision embryonnaire d’un chroniqueur du moyen âge, Wieland se souvient de son influence irrésistible sur le beau sexe et il ajoute, apostrophant une jeune muse locale :

 

Dans quelles contrées erres-tu à l’aube ? Quelles ombres ? quelles verdures t’abritent ?

Quelle fleur, par sa beauté simple et pure, attire tes regards sereins, comme si elle voulait embellir ton sein ?

Où entends-tu dans le silence le chant de l’alouette ?…

Comme tu dois être heureuse de te promener dans ces bosquets solitaires !

Tes sentiments répondent, comme une nymphe des rochers, aux voix de la nature…

Aucun chagrin, aucune passion ne ternit le ciel pur de ton âme…

Ignorée comme l’églantine embaumée dans les buissons, sans désirs, tu fleuris !…

 

Ce sont là tous les accents lyriques de Wieland devant les Alpes bernoises et la sauvage nature suisse. Or, qu’on n’oublie pas que cette pauvreté d’inspiration se place, dans l’histoire littéraire, trente ans environ après la publication du fameux poème d’Albert de Haller Die Alpen et à la veille de l’avènement de la Nouvelle Héloïse et de la brûlante déclaration d’amour du romantisme européen à la montagne !

En 1801, le Conseil législatif bernois avait hésité à donner la bourgeoisie helvétique à l’ami de la Suisse, le poète et philosophe Christoph-Martin Wieland. Finalement il s’abstint. C’était peut-être plus sage.

GOETHE

1749-1832

LA Suisse et l’Italie se partagent l’honneur d’avoir été les terres de prédilection de Goethe : l’Italie pour son antiquité, sa poésie et ses dieux, la Suisse pour ses paysages et son histoire. Trois fois Goethe vint en Suisse, et trois fois, comme un aimant, le Saint-Gothard, « le roi des montagnes », attire à lui son itinéraire. Au moment de l’adolescence de Goethe, Albert de Haller venait de célébrer les Alpes et les montagnards, et Voltaire et Rousseau arrachaient les hauteurs aux ténèbres hostiles dans lesquelles elles baignaient depuis le moyen âge, pour les inonder de lumière. La sensibilité de l’époque entre dans un climat nouveau ; des intérêts inédits s’éveillent, et dans le préromantisme en fermentation, le sentiment de la nature et de la nature alpestre fait la conquête impérieuse de l’homme. « Si le sort m’avait fait vivre dans un pays grandiose, s’exclamera Goethe quand il verra la Suisse, j’y trouverais chaque matin quelque aliment de grandeur. »

Le 7 juin 1775, le jeune Goethe, auteur déjà célèbre de Werther, pénètre en Suisse par Schaffhouse. Son contact initial avec le sol helvétique est intéressant. C’est la nature puissante et lyrique d’un petit pays et un génie qui se mesurent. Et Goethe, devant les chutes du Rhin, trouve un thème digne de son esprit : « Si l’on voulait imaginer les sources de l’océan, il faudrait se les représenter ainsi. » Pensée transcendante ! Jugement définitif ! Et d’emblée Goethe aime la Suisse. Ce premier voyage est un peu son initiation alpine, car, en Suisse, ce que Goethe recherche par-dessus tout, désire et admire, ce sont les Alpes. Chaque étape prend ici le caractère d’une révélation. D’abord les Cantons primitifs. Il y parvient de Zurich par le pays montagneux. À la nuit tombante, il est au sommet du col du Hacken. Les murailles voisines du Petit-Mythen, l’arête rocheuse du col cloisonnée de bandes neigeuses, et dans la pénombre, sur le versant de Schwytz, la masse sombre des forêts, tant de silence et de sauvagerie, composent le décor qui convient au génie du jeune Goethe alpinisant. Puis il monte au Rigi. C’est une journée brumale. Au fond des brouillards brassés par le vent, il entrevoit les lieux sauvages héroïsés par Guillaume Tell ; il s’en rapproche, fait un croquis de la chapelle dédicatoire, et le voici au pied du Saint-Gothard. Mais ces « montagnes sublimes » vues de loin, de près, l’épouvantent. Toute la crainte des siècles précédents qui reparaît. Goethe cependant est mordu au cœur par ces paysages tumultueux ; sous leur apparent chaos, il en pressent la splendeur : il part, mais reviendra.

Le Jura, dans la littérature romantique, joue un rôle modeste. Cette longue chaîne aux sommets paisibles et aux ondulations sylvestres, n’a rien du grandiose alpestre. Sa poésie est plus intime, ses séductions sont plus discrètes. Humblement, elle prête ses marches au promeneur curieux de voir les glaciers resplendir dans le lointain. Son effacement ne semble être là que pour mieux faire valoir la gloire des Alpes. Goethe, néanmoins, – qui découvre le Jura et le parcourt lors de son second voyage en Suisse en 1779 – lui consacre des pages admirables : il y verse même des « larmes délicieuses », comme il en versera de brûlantes sur les bords du Léman, en voyant, de Vevey, bleuir Meillerie. Il était arrivé à Bâle en octobre, en compagnie du duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar et du comte de Wedel. Après ses journées jurassiennes, Goethe, muni d’un guide en vingt pages du pasteur Wyttenbach, de Berne, Instruction abrégée à l’usage de ceux qui feront un voyage à travers une partie des merveilleuses contrées alpestres de la vallée de Lauterbrunnen, de Grindelwald et qui reviendront à Berne par Meiringen, visite l’Oberland bernois. Thoune, Interlaken, Lauterbrunnen, lieux alors à peine connus et qu’il est un des premiers à voir. La cascade du Staubbach l’enchante, comme elle enchantera Wordsworth et Byron, et il lui consacre une poésie, « Le chant de l’esprit des eaux ». Puis il poursuit son chemin vers les régions plus solitaires d’Obersteinberg, terrasse de pâturages au fond de la vallée et déjà sur les hauteurs. En face du poète, le versant du Rottal de la Jungfrau échafaudait sa splendide géométrie, le petit lac d’Oberhorn brillait et les glaciers du Breithorn, dépouillés de leurs neiges estivales, suspendaient leurs lourdes murailles verdâtres. Par Grindelwald et la Grande Scheidegg, Goethe rentre à Berne. Dix jours plus tard, il gravissait la Dôle, sommité la plus élevée du Jura entre Lausanne et Genève. Une vision d’apothéose se découvre à ses yeux émerveillés. Par-delà la nappe bleue du Léman, c’était le prodigieux déroulement des Alpes :

 

Ces hautes Alpes sont comme une sainte armée de vierges, que, sous nos yeux, en des régions inaccessibles, l’Esprit du ciel se réserve dans une éternelle pureté… La chaîne des glaciers étincelants rappelait toujours les yeux et l’âme. Du sein des neiges, que de rochers noirs, de dents, de tours, et de murailles s’élèvent diversement rangés, et forment de sauvages, énormes, impénétrables portiques !… Nous atteignîmes au coucher du soleil les ruines du fort de Saint-Cergue. Plus près de la vallée, nos yeux ne cessaient pas encore de se diriger vers les glaciers. Ceux de l’Oberland semblaient s’évanouir dans une légère vapeur de flamme ; les plus proches se présentaient encore à nous vivement colorés en quelques parties ; peu à peu ils devinrent blancs, verts, grisâtres : objet presque funèbre.

 

Cette description est d’autant plus étonnante que l’alpinisme n’était pas encore né, et que personne à cette époque, Saussure et Ramond exceptés, ne se souciait d’admirer la haute montagne. À Genève, Goethe va présenter ses devoirs à Horace-Bénédict de Saussure, l’illustre savant genevois, le futur vainqueur du Mont-Blanc, et il lui demande conseil sur les possibilités de poursuivre son voyage à travers les montagnes. Saussure, obligeant, le renseigne, et Goethe part pour la Savoie ; il rentre en Suisse, à Martigny, par les cols de Balme et de la Forclaz, le 6 novembre :

 

Nous sommes arrivés de nuit dans un pays qui depuis longtemps excite notre curiosité. Nous n’avons encore vu, à la lueur du crépuscule, que les sommets des montagnes qui ferment la vallée des deux côtés. Blottis dans notre auberge, nous regardons par la fenêtre passer les nuages, et nous éprouvons autant de joie et de bien-être à nous sentir sous un toit que des enfants qui se bâtissent auprès d’un poêle une cabane avec des chaises, des tables et des tapis, et, sous cet abri, se persuadent qu’il neige dehors, pour exciter par ces imaginations dans leurs petites âmes un délicieux frissonnement. Telles sont nos dispositions durant cette nuit d’automne, dans un pays étranger, inconnu.

 

Goethe remonte la vallée du Rhône « merveilleusement belle… À chaque instant le paysage se replie et change. » Il noircit son carnet de route ; les notes s’accumulent, rapides, pittoresques, colorées. Dans le crépuscule du soir, à Louèche-les-Bains, il observe le jeu des nuages frôlant les murailles à pic de la Gemmi qu’ils enveloppent « d’une silencieuse et impénétrable obscurité ». Ainsi avant Turner et Ruskin, la mouvante beauté des nues à la montagne et leurs fantasmagories ont trouvé leur poète. Saussure avait déconseillé le franchissement du col de la Furka, mais Goethe, audacieux, s’y hasarde tout de même et réussit à passer malgré la tourmente qui se lève. C’était le 12 novembre, un ciel menaçant, des rafales de vent d’est, une neige épaisse partout. Ainsi dans l’hiver 1779, sans raquettes et sans skis, Goethe, précurseur de l’alpinisme hivernal, son bâton à la main, traverse courageusement ces plateaux à 2500 mètres d’altitude :

 

… Nous montâmes à gauche, et nous nous enfonçâmes dans la neige profonde. Un de nos guides dut marcher devant nous, et nous frayer d’un pas intrépide le chemin où nous le suivions. Il y avait de quoi s’étonner, lorsqu’on reportait un moment son attention de la route sur soi-même et sur la caravane. Dans la contrée la plus solitaire du globe, dans un immense désert de montagnes, couvert d’une neige uniforme, où l’on ne connaît, en avant et en arrière, à trois lieues de distance, aucune âme vivante ; où l’on a de part et d’autre les vastes abîmes de montagnes entrelacées, voir des hommes à la file, l’un posant le pied dans les traces de l’autre ; et rien qui frappe les yeux dans cette vaste plaine à surface polie, excepté le sillon qu’on a tracé. Les profondeurs d’où l’on arrive s’étendent à perte de vue dans la brume grisâtre. Les nuages passent par intervalles sur le soleil pâle ; la neige tombe à larges flocons dans la profondeur, et répand sur l’ensemble un crêpe incessamment mobile. Je suis persuadé qu’un homme qui, dans ce trajet, laisserait son imagination prendre sur lui quelque empire, devrait, sans danger apparent, mourir d’angoisse et de peur…

Après trois heures et demie de marche, nous atteignîmes la croupe de la Furka, auprès de la croix où se trouve la limite d’Uri et du Valais. À cette place encore, le double sommet qui a fait donner à la montagne son nom fut invisible pour nous. Nous espérions trouver une descente plus commode, mais nos guides nous annoncèrent une neige plus profonde encore, et, en effet, nous la trouvâmes bientôt. Nous allions toujours à la file : celui qui marchait le premier et qui ouvrait la voie, enfonçait souvent jusqu’au-dessus de la ceinture… Un lammergeier passa sur nos têtes avec une incroyable vitesse : c’est le seul être vivant que nous ayons rencontré dans ces solitudes. Nous vîmes briller au soleil, dans le lointain, les montagnes de la vallée d’Urseren. Nos guides voulaient entrer dans un chalet de pierre abandonné, rempli de neige, et prendre quelque nourriture ; mais nous les entraînâmes, afin de ne pas nous arrêter dans l’air froid. Nous pressâmes le pas et, après avoir marché trois heures et demie depuis la croix, nous vîmes les toits épars de Réalp.

 

On ne saurait assez admirer la sobriété de cette peinture, cette exactitude de touches, ce grand paysage de grisaille et de neige, l’évocation de la caravane qui chemine lentement à la file indienne, le pointillé des pas, et l’apparition fugitive de l’aigle. À travers la vision du poète pointe l’alpiniste, celui qui sait voir et traduire ce qu’il sent. Goethe possédait les qualités physiques et morales du grimpeur. Il a fait la première ascension hivernale du Harz. Il était de taille à ravir le Mont-Blanc à Saussure.

 

De Réalp, Goethe ne pouvait pas ne pas pousser jusqu’au Saint-Gothard :

 

À la vérité, le Gothard n’est pas la plus haute montagne de la Suisse et, en Savoie, le Mont-Blanc est de beaucoup le plus élevé : cependant le Gothard n’en est pas moins le roi des montagnes, parce que les plus grandes chaînes y viennent se grouper et s’appuyer… Non loin de la maison, se trouvent ici deux petits lacs, dont l’un verse, à travers les ravins et les vallons, le Tessin en Italie, et l’autre, pareillement, la Reuss dans le lac des Quatre-Cantons. À peu de distance, le Rhin prend sa source, et court à l’orient ; et si l’on ajoute le Rhône, qui jaillit au pied de la Furka et court à l’occident le long du Valais, on se trouve ici dans un lieu central d’où les montagnes et les fleuves courent aux quatre points cardinaux.

 

La signification humanitaire de ce puissant massif aux roches grises, l’image symbolique qu’il dégage, était faite pour séduire Goethe. Et de là-haut il voyait l’Italie !

L’auteur de Faust remontera une troisième et dernière fois au Saint-Gothard en 1797. Le savant passe ici le poète, la science prend le pas sur le rêve. Le projet d’un Guillaume Tell naquit entre une analyse de minéralogie et des déductions sur les causes de la couleur glauque des rives d’Uri. « Je conçus l’idée d’un Guillaume Tell. J’avais besoin de cette diversion… Je trouvai sur le Gothard de beaux minéraux… » Mais à elle seule l’idée de l’immortelle tragédie suisse justifie ce troisième voyage. On sait la suite : la transfusion intellectuelle du cerveau de Goethe à celui de Schiller offre un phénomène psychologique et sensible infiniment curieux. Le 17 mars 1804, à Weimar, une salle enthousiaste acclamait la première de Guillaume Tell de Schiller et saluait en même temps que la figure morale du héros helvétique la majesté des Alpes.

MADAME DE STAËL

1766-1817

DE ce cortège solennel de voyageurs illustres en Suisse, de ce chœur ému qui, des rives des lacs bleus, s’élève vers les cimes blanches pour en célébrer la beauté, voici enfin deux voix qui sonnent peut-être un peu faux, c’est Mme de Staël et Chateaubriand entonnant un duo pour maudire la montagne.

Germaine Necker, Genevoise par son père, Vaudoise par sa mère, mais née à Paris, n’a pas toujours eu un faible très prononcé pour la patrie de ses parents, surtout dans la première partie de sa vie. En 1785, à dix-neuf ans, elle consigne dans son Journal : « C’était à Coppet que mon père était le plus heureux. On respire en ce lieu l’indépendance ; toutes les idées ambitieuses paraissent si petites auprès de ces monts qui touchent aux cieux. Les hommes qui vous environnent sont heureux ; un rempart formidable vous sépare de la France. » Cette note donne le ton général du sentiment de Mme de Staël pour la montagne : un regard distrait pour une chose qui paraît ennuyeuse, épisodique, mais dont elle pourra à la rigueur tirer une comparaison ou une démonstration littéraire. Mme de Staël a toujours préféré la France à la Suisse, le monde à la nature, les conversations aux rêveries, la politique aux champs, le théâtre et les lettres à la montagne. Un essaim d’idées, un enchevêtrement de discussions passionnées, voilà le climat de cet esprit si parfaitement organisé, point fait, certes, pour la contemplation poétique. « Ce pays-ci (la Suisse) ne me plaît pas du tout. » C’est le leitmotiv de ses séjours à Coppet, thème auquel elle donne ce développement : « J’ai toute la Suisse dans une magnifique horreur. Ces hautes montagnes me font l’effet des grilles d’un couvent qui nous sépareraient du reste du monde. On vit ici dans une paix infernale. On frémit, on se meurt dans ce néant. » On s’accorde, il est vrai, à considérer ces paroles comme une boutade. Et la dame au turban donna maintes fois par la suite des preuves certaines de son attachement à la Suisse. Il est néanmoins piquant d’opposer ici à tous ces romantiques en extase devant les Alpes un esprit qui, lui, ne l’est pas, et regarde délibérément ailleurs.

On sait quelle société brillante entourait à Coppet l’ardente et spirituelle châtelaine : dîners, soirées, comédies, réunions, divertissements, ces plaisirs se succédaient à un rythme étourdissant et retenaient, charmés, un monde d’hôtes célèbres en séjour ou de passage. Mais combien dans ce cénacle se souciaient de regarder des fenêtres du château l’admirable spectacle du lac et des montagnes qui s’offrait divinement ? Tous ces grands esprits tournaient le dos à la nature et prolongeaient dans les allées ombreuses du parc aux splendides frondaisons, ou autour de la pièce d’eau, les discussions commencées au salon. On comprend, à la rigueur, qu’une telle fièvre intellectuelle et mondaine étendît devant la nature son écran.

À deux reprises néanmoins, Mme de Staël, cédant aux instances de ses amis, les accompagne aux glacières de Chamonix. La première fois, elle admire, du moins elle est surprise et ne résiste pas au choc de l’étonnement qui s’abat sur elle. Mais la seconde fois, elle s’assied au bord du sentier, à côté de Mme Récamier, harassée comme elle, et refuse net de continuer. Une montagne fragmentaire paraît çà et là dans Corinne comme dans Delphine. Tel ce passage : Delphine traverse « les montagnes qui séparent la France de la Suisse : elles étaient presque en entier couvertes de frimas ; des sapins noirs interrompaient de distance en distance l’éclatante blancheur de la neige, et les torrents grossis se faisaient entendre dans le fond des précipices. » Cette image est caractéristique de la vision imprécise et générale qu’a de la nature Mme de Staël. Elle voyage en Suisse, et à Schaffhouse se penche sur les chutes du Rhin. Nulle émotion dans sa contemplation, mais des considérations morales :

 

Je regardais, dit Delphine, ces flots qui tombent depuis tant de milliers d’années, sans interruption et sans repos. De tous les spectacles qui peuvent frapper l’imagination, il n’en est point qui réveille dans l’âme autant de pensées ; il semble qu’on entende le bruit des générations qui se précipitent dans l’abîme éternel du temps ; on croit voir l’image de la rapidité, de la continuité des siècles, dans les grands mouvements de cette nature, toujours agissante et toujours impassible, renouvelant tout, et ne préservant rien de la destruction.

 

Puis elle traverse la Gruyère, elle voit Vevey et la cascade de Pisse-vache, mais aux souvenirs poétiques de ces lieux classiques, elle préférera, d’un point de vue humain et social, l’observation des crétins dans le Valais.

Ces impressions superficielles, abruptes, cet étonnement devant des phénomènes extraordinaires ou aux contrastes violents (glaciers, sommets, cascades, chutes du Rhin, etc.) cède alors au pittoresque d’une scène située dans un site alpestre moins âpre, et à plus forte raison quand ce site servira de décor à des manifestations populaires. Sa narration s’anime, des couleurs inattendues surgissent, des détails composent le tableau, le ton s’exalte et touche à l’enthousiasme. On saisit ces éléments dans le récit de la fameuse fête des bergers, à Unterseen, près d’Interlaken (août 1805) :

 

... Pour aller à la fête, il fallait s’embarquer sur l’un de ces lacs dans lesquels la beauté de la nature se réfléchit, et qui semblent placés au pied des Alpes pour en multiplier les ravissants aspects. Un temps orageux nous dérobait la vue distincte des montagnes ; mais, confondues avec les nuages, elles n’en étaient que plus redoutables.

La tempête grossissait, et, bien qu’un sentiment de terreur s’emparât de mon âme, j’aimais cette foudre du ciel qui confond l’orgueil de l’homme. Nous nous reposâmes un moment dans une espèce de grotte avant de nous hasarder à traverser la partie du lac de Thun qui est entourée de rochers inabordables… Nous aperçûmes alors dans le lointain cette montagne qui porte le nom de Vierge (Jungfrau), parce qu’aucun voyageur n’a jamais pu gravir jusqu’à son sommet : elle est moins haute que le Mont-Blanc, et cependant elle inspire plus de respect, parce qu’on la sait inaccessible.

On a beaucoup parlé d’un air joué par les cors des Alpes et dont les Suisses recevaient une impression si vive qu’ils quittaient leurs régiments quand ils l’entendaient, pour retourner dans leur patrie. On conçoit l’effet que peut produire cet air quand l’écho des montagnes le répète ; mais il est fait pour retentir dans l’éloignement ; de près, il ne cause pas une sensation très agréable… Le jour de la fête, le temps était doux mais nébuleux ; il fallait que la nature répondît à l’attendrissement de tous les cœurs. L’enceinte choisie pour les jeux est entourée de collines parsemées d’arbres, et des montagnes à perte de vue sont derrière ces collines… Jamais un aspect plus riant ne put annoncer une fête ; mais quand les regards s’élevaient, des rochers suspendus semblaient, comme le destin, menacer les humains au milieu de leurs plaisirs. Cependant, s’il est une joie de l’âme assez pure pour ne pas provoquer le sort, c’était celle-là…

 

Et gagnée à son tour par le bonheur rayonnant de ces simples montagnards qui célébraient naïvement de grands souvenirs de leur histoire, Mme de Staël pleure d’enthousiasme. Ah ! ces larmes de la châtelaine de Coppet dans ce beau décor romantique du lac de Thoune et de la Jungfrau ! Spectacle émouvant, certes inattendu, mais n’étaient-ce pas là des larmes intellectuelles, si l’on peut dire, dénouement sentimental d’une abstraction et non d’une méditation poétique ?

Il faut, pour être juste, reconnaître que Mme de Staël, malgré ses dépaysements nombreux, malgré son cosmopolitisme, a toujours aimé la Suisse dans la seconde partie de sa vie. En 1812, elle fuit à travers l’Europe et au moment de passer la frontière helvétique, elle note : « Cette Suisse encore si calme et toujours si belle, ces habitants qui savent être libres par leurs vertus, lors même qu’ils ont perdu l’indépendance politique, tout ce pays me retenait ; il me semblait qu’il me disait de ne pas le quitter. » Et elle ajoute : « C’est ainsi que je fus obligée de quitter en fugitive deux patries, la Suisse et la France. » Peu de temps avant sa mort, à Paris, elle évoquait Coppet et son ciel paisible. Et déjà gravement malade, elle eut cette pensée : « Mes premiers pas, quand j’en ferai, seront vers la Suisse ! » Elle ne devait y revenir que morte.

« POETAS MINORES »

ALLEMANDS

VERS 1750, Lessing qui présentait un livre suisse au public allemand, crut nécessaire d’expliquer le mot « glacier ». Or, un demi-siècle plus tard environ, Schiller ne craindra pas, lui, de faire usage de termes empruntés au dialecte suisse-allemand, sans rien expliquer du tout. Comment dès lors comprendre cette différence de vues, sinon par l’évolution psychologique et sensible qui s’est faite d’une époque à l’autre ? C’est que l’Allemagne entre temps a découvert les libertés helvétiques, et si le romantisme français est venu à la Suisse sous la poussée irrésistible de l’épanouissement du sentiment de la nature, le romantisme allemand y arrive par idéalisme politique. L’élite intellectuelle allemande est intriguée par l’Helvétie, « terre de liberté », et désire connaître ce pays étonnant. « Actuellement, remarque Schiller, il est d’autant plus question de la liberté suisse qu’elle a disparu de ce monde. » Et l’Allemand, sitôt qu’il verra la Suisse, l’aimera autant pour ses paysages que pour son indépendance. Deux poètes romantiques allemands notamment, Friedrich von Matthisson et Annette von Droste-Hülshoff, bien qu’appartenant à des générations différentes et de valeurs diverses, ont chanté avec amour les beautés naturelles de la Suisse, le premier, plus spécialement le lac Léman et la Suisse occidentale, la seconde le lac de Constance et la Suisse orientale.

MATTHISSON

1761-1831

Sensible et élégiaque, Matthisson, l’hôte du bailli bernois de Nyon, Charles-Victor de Bonstetten, en 1788, s’amourache du lac Léman. Pendant les deux années qu’il passera dans la petite cité vaudoise, le lac sera son confident et son inspirateur, site d’élection qu’une muse jamais lasse ornera, au gré des saisons, des jours et des heures, d’une guirlande de petits poèmes. De Genève à Villeneuve, avec quelques escapades sur la côte savoyarde, où l’eau se fait plus sombre au pied des châtaigniers, chaque lieu, chaque village, chaque point de vue a son ode, véritable Itinéraire poétique :

 

Sur tes rives, ô beau lac, mes chants viennent s’égarer, au temps où tes contours pressés par les déserts n’avaient pas encore été parcourus par les pas de l’homme. J’imagine la solitude où maintenant, aussi loin que retentissent les cris joyeux de la liberté, le superflu vide sa corne dorée à l’humble foyer comme au palais de marbre des cités.

Beau lac, où depuis le jour que sur tes bords je vis pour la première fois l’image colossale du Mont-Blanc se réfléchir dans tes flots, une joie doucement philosophique ne cessera de couronner de lierre mon front dégagé de soucis…

 

Deux amitiés précieuses, outre la poésie, rattachèrent toujours Matthisson à la Suisse : Bonstetten, avec qui il parcourra la campagne nyonnaise tout en discourant philosophie, esthétique et littérature et en lisant dans le silence des bois ombreux de Prangins Oberon, de Wieland, et Jean-Gaudence de Salis-Seewis, d’abord enseigne au régiment des Gardes, à Versailles, puis capitaine dans celui de Salis-Samaden. Ce soldat compte parmi les poètes suisses du XVIIIe siècle. Matthisson et Salis, rapprochés par de mêmes sentiments poétiques, ont chanté presque à l’unisson, et avec une sensibilité pareille la nature et ses plus touchantes harmonies. C’est en évoquant ces amis que Matthisson dira :

 

Ici, je bénis gaiement le destin de l’Helvétie ; ici, où les fruits mûrissants des campagnes ne trompent point l’espoir du travailleur, où la récolte n’est pas dévorée par l’avide publicain ; ici, mon cœur partage le bonheur d’un peuple libre, fondé sur les droits de l’homme et de la raison…

Loin des bruits du monde, là le bonheur le plus pur m’apparaîtrait dégagé des nuages qui le voilent toujours à mes yeux. Où l’amitié, l’amour, la sagesse vivent en pieuse union, c’est là qu’est le ciel.

 

En véritable troubadour, Matthisson a erré dans toute la Suisse, égrenant ses chants plaintifs : Zurich, Schaffhouse, l’île Saint-Pierre, Lugano, le Saint-Gothard le virent tour à tour passer et l’inspirèrent ; le berger des Alpes et le chasseur de chamois, thèmes inévitables, ont aussi leurs odes. Mais quand le poète songe à la mort, c’est instinctivement vers le lac Léman que sa pensée se tourne :

 

Sur ce promontoire battu par la vague écumante, où reposant sur un tapis de mousse ma pensée suivait avec tant de charme les pas silencieux de la nature, c’est là qu’à l’ombre des chênes s’élèverait mon tombeau.

Point d’image de marbre, point de pierre menteuse de hauts faits devant qui la vérité se détourne en rougissant, n’y viendrait déshonorer les restes du poète endormi que jamais l’éclat de la grandeur ne put éblouir.

La rose seule exhalerait ses parfums sur la tendre mousse qui préserverait ma poussière…

ANNETTE VON DROSTE-HÜLSHOFF

1797-1848

LE château d’Eppishausen, en Thurgovie, dresse au sommet d’une colline sa grande masse claire striée de nombreuses fenêtres à meneaux, son seul ornement. Un chemin vicinal bordé de vieux tilleuls et de hêtres conduit au village d’Erlen. La vigne vierge fait à la chapelle du château une parure flamboyante sitôt que s’annonce l’automne. Et dans les étangs tapissés de nénuphars, derrière le manoir, le soleil allume de chatoyants reflets. C’est dans cette retraite où le moyen âge semble poursuivre ses rêves, qu’arrivait un jour de l’automne 1835, la poétesse allemande Annette von Droste-Hülshoff ; elle venait rendre visite à sa sœur, la baronne von Lasberg, châtelaine de ces solitudes idéalement romantiques.

Joseph de Lasberg, germaniste et historien, réunissait à Eppishausen toute une société choisie de savants européens. L’aimable poétesse, âme tendre et mélancolique, l’élégie personnifiée, débarque avec ses songes dans ce cénacle austère, et, si d’emblée, elle est captivée par la beauté du site, elle l’est infiniment moins par les hôtes sévères de cet enchantement. On l’imagine volontiers au milieu de tant de gens graves, passionnés de linguistique médiévale, et qui accablent d’un silencieux mépris la poésie moderne et son exquise représentante. Les sentiments d’Annette von Droste-Hülshoff éclatent dans une lettre à un ami : « À part les dames von Turn, il n’y a pas de femmes dans cette maison, mais uniquement des hommes, et tous du même acabit, c’est-à-dire des moyenâgeux qui ne demandent qu’à fouiller dans les manuscrits jaunis de mon beau-frère, tous gens très savants, très estimés, voire très célèbres, mais sombres comme la mort amère, moisis, rouillés, endurcis, prosaïques comme une brosse, et méprisant tout art et littérature modernes. Il me semble parfois que je me promène au milieu de cosses de haricots secs et que je n’entende rien d’autre qu’un clapotis et cliquètement mortel autour de moi. Et ces drôles de discoureurs sont incapables d’arriver au bout de leurs discussions. On passe parfois quatre heures à table à les entendre battre sans interruption de la paille vide… »

Comme dérivatif à ces heures mortelles, la jeune fille aura recours à la poésie et de ses évasions quotidiennes vers les nobles sites d’Eppishausen et des alentours, elle rapportera des fleurs et des poèmes. Avec un sentiment profond et sincère, elle peindra sobrement le spectacle dont elle jouit de sa chambre prenant vue sur la vallée de l’Aach, le village d’Erlen aux grands toits dans les feuillages, le clocher, les vignobles et les champs, les fuites des lointains vaporeux. Un jour, du faîte d’une éminence, elle aperçoit au nord une immense nappe étincelante, étendue au ras des terres : c’était le lac de Constance, et au sud, une silhouette haussée à l’horizon : le Sæntis et les montagnes d’Appenzell. Son cœur aussitôt s’enflamme, et à l’eau, comme aux sommets, elle dédiera des chants pleins de grâce :

 

Sur les douces collines, qu’on dirait fatiguées, s’étend, tel un voile de soie, la brume. J’entends une lente mélodie s’élever du rivage, comme si un cheval passait, portant un cavalier endormi. La lumière s’est éteinte dans la cabane du pêcheur et le grillon ne chante plus dans la tour du château. Seules, les ondes en frissonnant murmurent des contes de jadis… Ô Fée des eaux, combien de souvenirs berces-tu dans tes bras ? Ô regarde-moi ! Quand je ne serai plus, quand le chardon couvrira ma tombe, alors peut-être mon image lointaine s’éveillera dans tes rêves. (Le lac de Constance – première et dernière strophes.)

 

Du cycle des saisons au Sæntis, cette brève invocation :

 

Sæntis, vieillard grave et puissant, orné de boucles blanches, prisonnier des rochers sauvages engloutis sous les tempêtes de neige, et frissonnant dans ta cuirasse de glace, oh ! comme tu trembles, oh ! comme tu souffres !

Sentinelle immobile ! rends la liberté à ton prisonnier enfermé dans tes sombres cavernes, rends la liberté à l’étranger de la Lombardie qui veut nous apporter le doux printemps, la douce saison… (Sæntis – dernière strophe.)

 

Le thème de l’hospice du Grand-Saint-Bernard et les frimas du col, qui, dans la montagne romanesque des littératures française et anglaise de ce temps, tient une place considérable, devait aussi trouver en Annette von Droste-Hülshoff une interprète attendrie. C’était fatal ! Elle en fit un consciencieux et larmoyant roman en vers. Mais mieux que ces paysages de haute montagne, qu’elle n’a du reste jamais vus et dont elle ne saisit pas la puissance, ses variations nuancées sur les thèmes de la plaine traduiront ses penchants pour la campagne suisse.

WORDSWORTH

1770-1850

DÈS avant le XIXe siècle, au moment où la procession des pèlerins romantiques, chargés de lyres, se met en branle vers les Alpes, la poésie des montagnes aura exprimé par William Wordsworth, les qualités les plus pures de ses rêves, aura dit l’essentiel de son message.

À Cambridge, Wordsworth découvre Rousseau et Ramond, et son enthousiasme pour les paysages alpestres naît, par divination. En 1790, à vingt ans, il part pour la Suisse avec un ami, et commence à Genève son voyage d’exploration. Du Léman aux chutes du Rhin, à Schaffhouse, il parcourt de long en large les cantons helvétiques, en apprécie les aspects si divers, et la montagne l’enchante. Tout le frappe, tout le séduit, ses étonnements admiratifs se succèdent à un rythme accéléré, mais il voit trop de choses et le déplore. Aux hommes, il préfère le paysage dont chaque détail le captive. Une fringale de beauté s’empare de lui, « un besoin, un sentiment, une passion ». Et cette passion touche à l’acte de foi. On surprend, dans une lettre à sa sœur Dorothy, la trace de cette émotion religieuse : « Parmi les paysages les plus majestueux des Alpes, je ne pensais jamais à l’homme, ou à un seul être créé ; toute mon âme se tournait vers Celui qui avait fait la majesté terrible qui était devant moi… »

Dix ans après son retour en Angleterre, Wordsworth, transposant ses impressions de Suisse sur le plan de la poésie lyrique (Prélude, chant VI), va doter la littérature anglaise et en même temps la littérature alpestre d’un de leurs plus splendides poèmes. Sans doute, des réminiscences d’Albert de Haller et de Rousseau sont-elles visibles dans le ton sentimental de certaines de ces pages, mais cette austère interprétation de la montagne s’élève dans le Prélude jusqu’au mysticisme. Penché sur son passé, le poète écoute monter la rumeur de ses souvenirs alpestres, il évoque ses impressions dans leur fraîcheur initiale, les hausse jusqu’à la prière : « C’est avec un cœur battant que l’étranger peut contempler au fond d’une verte retraite, la première de ces profondes vallées, la première que je voyais… » Au sommet du col du Simplon, il se trompe de chemin. Parvenu dans le royaume des pierriers, solitude impressionnante sous un grand ciel de grisaille, une sorte d’angoisse l’étreint, mais à regret il retrouve bientôt le sentier et commence à descendre… « Nous avions traversé les Alpes alors que nos espoirs nous dirigeaient vers les nuages. » À cette mélancolie qui le poigne, comme une grâce trop tôt ravie, s’enchaîne cette image exaltante ; elle monte, fermente, progresse, tel le thème musical qui, arrivé à son apogée, se noie bientôt dans l’épanouissement de la symphonie :

 

Le torrent et le chemin se tenaient compagnie dans ce défilé sombre, et ce fut avec eux que nous voyageâmes plusieurs heures d’un pas lent. L’incommensurable hauteur des forêts toujours en train de périr et qui ne périssent jamais, le fracas stationnaire des cascades et, à chaque détour de l’étroite déchirure, les vents qui luttent contre les vents, désorientés et perdus, les torrents qui se jettent des hauteurs claires du ciel bleu, les rocs qui grondent près de notre oreille, les noires parois suintantes qui parlent au bord du chemin comme si une voix était en elles, la vue étourdissante et la perspective vertigineuse du fleuve furieux, les nuages déchaînés et les échappées du ciel, le tumulte et la paix, l’ombre et la lumière, toutes ces choses sont comme les opérations d’une pensée unique, les traits d’un même visage, les fleurs d’un seul arbre, les caractères de la grande Apocalypse, les types et les symboles de l’Éternité, du début, de la fin, du milieu de l’Univers éternel.

 

En 1820, accompagné de sa femme et de sa sœur, Wordsworth regagne le continent. Ces deux saintes femmes vénèrent leur grand homme de poète, et une fois en Suisse, le trio va se livrer tout au long du voyage au petit jeu innocent des comparaisons, souvent très drôles, entre les montagnes de Suisse et d’Ecosse. Par déférence pour ses compagnes, Wordsworth consentira à trouver les Alpes infiniment moins belles que les collines britanniques. Après avoir comparé le Niesen à la Pyramide de Glencoe, la caravane arrive à Grindelwald au moment où une formidable avalanche s’effondre au Wetterhorn. Pantois, nos touristes ne trouvent nulle image du Westmorland à opposer à cette majesté terrifiante… Puis les sites connus s’égrènent : Brienz, Meiringen, le Reichenbach. Un vieillard écroulé et chevelu, un crétin peut-être, regarde passer les Anglais, et Wordsworth le contemple très ému ; son aspect physique devait peut-être lui rappeler les bardes d’Ossian ou probablement un des siens dans les Lyrical Ballads. Dans la paisible et riante Suisse centrale, Dorothy s’indigne parce que nulle part, elle ne peut acheter un bouchon de liège. Dernière étape, le Tessin, et cette longue excursion en zigzag s’achève à Genève, par Lausanne.

 

De ces journées, Wordsworth écrira plus tard une série de trente-huit petits poèmes, la plupart sur les Alpes, d’un style harmonieux et rapide, mais l’élan magnifique du Prélude n’y est plus. Le poète sacrifie ici au pittoresque et à un certain conformisme conventionnel son enthousiasme profond et le sens du symbole qu’il demandait jadis à la montagne. La cascade du Staubbach, dans la vallée de Lauterbrunnen, lui inspire cette strophe :

 

Qui le fait résonner, qui l’inspire ou le compose, – pour quel étrange service, ce concert qui frappe nos oreilles, – tout près des demeures des hommes, – au milieu de champs habitués aux paroles humaines ? – Ce n’est pas le murmure des Sirènes, pour calmer les vents – qui chassent un navire vers quelque côte dangereuse. – Ce sont des mélodies plus passionnantes ; des Fées qui se répondent – pour psalmodier un enchantement d’amour, des notes aiguës et sauvages – qui ne se fondent jamais, avec un art plus musical : – Hélas ! que ce soit des lèvres de l’abjecte Misère – ou de la Fainéantise qui mendie en haillons, – que ces échos s’échappent pour enchaîner la libre Imagination, – et hanter de regret et d’une pitié vaine – cette fière, cette étincelante cascade, née du ciel ! (Poème XII.)

 

Trelawney, l’ami de Byron, se trouvait à Lausanne, au même hôtel que les Wordsworth, avant-dernière étape du voyage. Il devine au teint hâlé des voyageurs, qu’il ne connaît pas, du moins pas encore, aux gerçures de leurs lèvres et à ces nez en coups de soleil, qu’il a affaire à des gens qui viennent de haut et de loin. Très vite, dans la conversation, son impression est confirmée. Et voici Wordsworth qui, soudain, devançant ici Ruskin et tous les sectaires intransigeants des sociétés de protection de la nature, part en guerre contre l’imbécilité des hommes lesquels n’ont pas craint de tailler des routes à flanc de coteau des Alpes, routes symétriques sillonnées de voitures chargées de voyageurs-fossiles, ramenant ainsi toute chose à un niveau-mort, sans caractère. « L’amant de la nature, poursuit Wordsworth en élevant la voix, comme si un champagne l’excitait, alors qu’il n’avait devant lui qu’un paisible café au lait, l’amant de la nature ne peut désormais plus trouver nulle part un seul coin tranquille pour contempler ses beautés… ! » On reste songeur quand on se souvient que ces plaintes élégiaques s’élevaient en l’an de grâce 1820. Que de transformations depuis ont humanisé les Alpes !

STENDHAL

1783-1842

ÊTRE lu en 1900 ! C’est en 1835 que Stendhal émet cette hypothèse sur la durée du succès de son œuvre. En 1937, ce vœu modeste est plus que comblé, et le cap de 2035 assurément sera brillamment doublé. Stendhal, qui s’est défendu d’aimer la nature (« La description du physique m’ennuie[2]. »), n’a cependant toujours pas raisonné ainsi. Des pensées éparses dans ses livres révèlent, en effet, un amour enthousiaste des paysages, des paysages de montagne surtout, sentiment qu’on aime à surprendre chez le psychologue subtil de la Chartreuse de Parme. Quand il arrive à Genève, venant d’Annecy, il trouve la route « sublime de beauté », et il est heureux de revoir « le beau lac, si vaste, si magnifiquement entouré ».

C’est dans des conditions tout à fait exceptionnelles que Stendhal vient en Suisse pour la première fois. La campagne d’Italie s’ouvrait. On était au début de mai 1800. Bonaparte venait de passer le col du Grand-Saint-Bernard, et l’armée de réserve, sous les ordres de Berthier, allait le franchir à son tour. Stendhal alors attaché au ministère de la Guerre n’a que dix-sept ans. Il se morfond à Paris, rêve d’amour et de gloire, quand son cousin Pierre Daru, inspecteur aux Revues, et déjà en Italie avec Bonaparte, lui mande de le rejoindre. Du coup, sa destinée va changer. Il arrive à Genève « fou de joie », et le premier geste du futur sous-lieutenant de dragons qui allait affronter les Alpes et la guerre, est un pèlerinage à la maison natale de Rousseau. Puis il prend livraison du cheval qu’il doit amener à Daru, monte en selle et part. Bien qu’en civil, il porte un grand sabre et des éperons et, cavalier novice, il débute par des déboires. À peine hors des portes de Genève, son cheval s’emballe, se jette vers le lac, gambade dans les saulaies, bourre et cabriole. Cette fantasia individuelle est interrompue par l’heureuse intervention d’une ordonnance ; c’est alors que Stendhal fait la connaissance du capitaine Burelviller, qui va le prendre sous sa protection jusqu’à Milan.

Sur la longue route en bordure du lac, les deux hommes chevauchent botte à botte. Stendhal est transporté d’allégresse, et pendant que son camarade lui parle de la vie des camps, il ne se lasse pas d’admirer les sites qu’ils traversent. « À Rolle, ce me semble, arrivé de bonne heure, ivre de l’idée d’aller passer à Vevey, prenant peut-être Rolle pour Vevey, j’entendis tout à coup sonner en grande volée la cloche majestueuse d’une église située dans la colline, à un quart de lieue au-dessus de Rolle ou de Nyon ; j’y montai. Je voyais ce beau lac s’étendre sous mes yeux, le son de la cloche était une ravissante musique qui accompagnait mes idées, en leur donnant une physionomie sublime. Là a été mon approche la plus voisine du bonheur parfait. Pour un tel moment, il vaut la peine d’avoir vécu. »

À l’étape de Villeneuve, le capitaine Burelviller qui, la veille, entre Genève et Lausanne, avait initié son protégé aux premiers principes de l’équitation, lui enseigne maintenant l’escrime au sabre. À Martigny, ils quittent le Rhône. Dominant la route, la tour romaine de la Bâtiaz voit passer ces interminables colonnes militaires et, détachés de la troupe, ces deux cavaliers solitaires, suivis de leur ordonnance. Le souvenir que garde de Martigny Stendhal se cristallise en la personne du général Marmont, le jeune et beau favori du Premier Consul, âgé de vingt-six ans. Et brusquement l’armée s’enfonce dans la sauvagerie de la montagne. Le torrent, encaissé entre des rives abruptes, écrasait avec fracas une eau jaunâtre contre des blocs énormes. D’épaisses forêts couvraient les pentes. Sous un ciel gris, la neige encapait les hauteurs. Et Stendhal scrute cet horizon surélevé avec un étonnement curieux, mais sans appréhension. Pourtant il n’est pas très robuste : « La nature m’a donné les nerfs délicats et la peau sensible d’une femme. Je ne pouvais pas, quelques mois après, tenir mon sabre deux heures sans avoir la main pleine d’ampoules. Au Saint-Bernard, j’étais pour le physique comme une jeune fille de quatorze ans ; j’avais dix-sept ans et trois mois… J’arrivai donc au Saint-Bernard poule mouillée complète. » Mais cette « poule mouillée complète » fait preuve d’un cran admirable, bravant la fatigue et les intempéries. Les petits villages se succèdent, grouillant de soldats : Orsières, Liddes, Bourg-St-Pierre…

 

À une certaine hauteur, le froid devint piquant, une brume pénétrante nous environne, la neige couvrait la route depuis longtemps. Cette route, petit sentier entre deux murs, à pierres sèches, était remplie de huit ou dix pouces de neige fondante et, au-dessous, des cailloux roulants.

De temps en temps, un cheval mort faisait cabrer le mien, bientôt, ce qui fut bien pis, il ne se cabra plus du tout. Au fond c’était une rosse.

À chaque instant tout devenait pire. Je trouvai le danger pour la première fois, ce danger n’était pas grand, il faut l’avouer, mais pour une jeune fille de quatorze ans qui n’avait pas été mouillée par la pluie dix fois en sa vie !…

Je n’aurai pas honte de me rendre justice, je fus constamment gai. Si je rêvais, c’était aux phrases par lesquelles J.-J. Rousseau pourrait décrire ces monts sourcilleux couverts de neige et s’élevant jusqu’aux nues avec leurs pointes sans cesse obscurcies par de gros nuages qui courent rapidement…

J’étais transpercé d’humidité, sans cesse nous étions gênés et même arrêtés par des groupes de quinze ou vingt soldats qui montaient.

… Enfin, après une quantité de zig-zags, dans un fond entre deux rochers pointus et énormes, j’aperçus à gauche, une maison basse, presque couverte par un nuage qui passait.

C’était l’hospice ! on nous y donna, comme à toute l’armée, un demi-verre de vin qui me parut glacé comme une décoction rouge.

Il me semble que nous entrâmes, ou bien les récits de l’intérieur de l’Hospice qu’on me fit produisirent-ils une image qui, depuis trente-six ans, a pris la place de la réalité.

 

Cette décoction rouge est la seule réminiscence, ou presque, que garde Stendhal de l’hospice du Grand-Saint-Bernard. Au moins, a-t-il le tact de ne pas évoquer les chiens, dont les dévouements, sans doute infiniment louables, et les barils d’eau-de-vie, encombrent toute une littérature larmoyante. Puis la descente commence :

 

Je vois fort bien l’ennui de tenir mon cheval par la bride ; le sentier était formé de rochers immobiles.

Le diable c’est que les quatre pieds de mon cheval se réunissaient dans la ligne droite formée par la réunion des deux rochers, et alors la rosse faisait mine de tomber, à droite il n’y avait pas grand mal, mais à gauche ! Que dirait M. Daru, si je lui perdais son cheval ? Et d’ailleurs tous mes effets étaient dans l’énorme porte-manteau et peut-être la plus grande partie de mon argent.

Le capitaine jurait contre son domestique qui lui blessait son second cheval, il donnait des coups de canne à la tête de son propre cheval, c’était un homme fort violent, et enfin il ne s’occupait pas de moi le moins du monde.

Pour comble de misère un canon vient à passer, il fallut faire sauter nos chevaux à droite de la route…

Je me souviens fort bien de cette longue descente circulaire autour d’un diable de lac glacé.

Enfin vers Étroubles, la nature commença à devenir moins austère.

Ce fut pour moi une sensation délicieuse.

Je dis au capitaine Burelviller : – Le Saint-Bernard, ce n’est que ça ?

 

Il y a encore l’épisode du fort de Bard ouvrant le feu sur la colonne, à quoi Stendhal riposte par un geste de crânerie. Et les lacets du chemin se délient. La neige disparaît graduellement. Les monts s’élargissent. La pente s’adoucit. Voici Aoste, puis Ivrée, et enfin Milan. À Ivrée, les muscles encore raidis et la peau tannée par la neige et l’air vif, Stendhal assiste à un opéra de Cimarosa. Son bonheur touche à l’extase : « À l’instant mes deux grandes actions : avoir passé le Saint-Bernard, avoir été au feu, disparurent. Tout cela me sembla grossier et bas. J’éprouvais quelque chose comme mon enthousiasme de l’église au-dessus de Rolle, mais bien plus pur et bien plus vif. » Trois mois plus tard, cet éphèbe charmant troquait ses vêtements contre l’uniforme et était nommé sous-lieutenant au 6e dragons.

Sur les dalles de granit de la voie romaine du col où, des premières légions impériales à la Grande guerre, cinquante siècles d’histoire militaire passèrent, on aime à entendre sonner les fers du cheval de Stendhal adolescent. Dans ce silence de la montagne, frémissant jadis du tumulte des Barbares et de la cadence des reîtres du Saint-Empire romain-germanique, là où Bonaparte adressait aux Consuls de la République son ordre du jour fameux : « Nous luttons contre la glace, la neige, les tourmentes et les avalanches. Le Saint-Bernard, étonné de voir tant de monde le franchir si brusquement, nous oppose quelques obstacles. Je suis ici au milieu du Valais, au pied des grandes Alpes », une voix claire s’élève, jeune, surprise, un peu cruelle pour ce passé écrasant qu’elle ignore froidement : Le Saint-Bernard, ce n’est que ça ? Innocence sublime ! Mais comme elle nous change dans sa concision présomptueuse, presque choquante, des déclamations romantiques ! Ce sourire éclos dans ces solitudes sévères, peut-on ne pas l’aimer ?

HEINRICH VON KLEIST

1777-1811

LONGTEMPS avant son séjour en Suisse (1800), Kleist, nature inquiète – comment concilier son idéal de culture littéraire et de science ? – avait songé à se fixer dans la Suisse française pour travailler en paix. Dans ce tragique conflit, on voit la nature, à laquelle le poète demandera de loin en loin un apaisement, venir à lui avec sa douceur vivifiante. Il l’accueille comme un bienfait, et dans cette âme douloureuse la poésie des paysages élèvera un cantique d’actions de grâce :

 

Grande, silencieuse et solennelle Nature, – Cathédrale de la Divinité, – toi qui as pour voûte le ciel, – pour piliers les Alpes, – pour luminaires les étoiles, – pour enfants de chœur les saisons faisant monter des parfums, hors de l’encensoir des fleurs, vers les autels des champs où Dieu officie et distribue les félicités à la communion, parmi la musique sacrée que répandent les fleuves et les orages, cependant que les âmes ravies égrènent leurs joies au chapelet du souvenir, – c’est ainsi que l’on joue avec toi ?

 

Kleist arrive à Paris en juillet 1800. Mais la grande ville le choque, plus même, le « dégoûte » par son caractère factice « d’anti-nature ». En octobre, il écrit : « Je veux devenir, au sens le plus exact du mot, un paysan – pour employer un terme qui sonne un peu mieux, un cultivateur… Mon plan est de passer l’hiver encore dans cette triste ville, puis de partir pour la Suisse au printemps, et d’y chercher un coin de terre... » Mais il n’a pas le courage d’attendre le terme qu’il s’est fixé, et dès le début de décembre, il quittait Paris. Le 16, Kleist arrive en Suisse, par Bâle… la Suisse, sa « nouvelle patrie » ! C’est toutefois dans un sentiment de crainte que le poète l’aborde, cette « nouvelle patrie ». Alors dévastée par les guerres civiles nées de la Révolution française, la Suisse était devenue le champ de bataille de l’Europe et son sol retentissait du choc des combats, les Alliés contre la France du Directoire. Le soir même de son arrivée, Kleist qui, dans son innocence, semble avoir presque tout ignoré du drame immense qui se jouait dans ce pays dont il s’était fait une image si parfaitement idyllique, écrivait : « Ô Dieu, si je ne trouvais pas, si là aussi je ne trouvais pas ce que je cherche et qui m’est pourtant plus nécessaire que la vie ! » Et à cette inquiétude viennent s’ajouter les impressions oppressantes de l’arrivée : « Il faisait une nuit sombre… Partout tombait une pluie silencieuse. Je cherchais des étoiles dans les nuages et roulais toutes sortes de pensées. Car auprès de moi, comme au loin, tout était si sombre. J’avais l’impression d’entrer dans une vie nouvelle. »

De Bâle, Kleist se rend à Berne où il s’habitue vite à son nouveau ciel et à sa nouvelle existence dont les exigences sont moins tyranniques que celles de Paris, et son désir « de cultiver un champ de ses propres mains » se précise. Il parcourt la campagne bernoise, visite des domaines à vendre, cause avec le paysan et s’initie dans les livres à l’agriculture. Thoune, la ravissante petite cité au seuil de l’Oberland bernois, le retient. Son lac aux ondoiements glauques, ses rives boisées, le pittoresque des montagnes qui l’entourent et, à l’arrière-plan, les Alpes neigeuses, tout ce décor, le charme, l’enivre ; le sort en est jeté : il se fixera ici. Il se sent « très joyeux », car il « a recouvré son ancienne joie au travail ». De fait, ce n’était pas une ferme qu’il avait achetée, ni un champ, et ses bras ne conduisaient pas encore la charrue ni ne maniaient la houe. Mais séduit dans son âme de poète par une petite île de l’Aar, à Thoune même, avec de grands arbres ployés, le bruissement de la rivière contre les bords, la terrasse de sa maison tournée vers le lac dans son décor vaporeux où la lumière balançait son allégresse, Kleist, tout à la joie de sa thébaïde, s’abîme dans des silences intérieurs. Et voici que de la houle poétique qui sourd naît l’inspiration créatrice. Kleist écrit, compose, travaille. Il a renoncé à ses projets agricoles. L’idée « de cultiver un champ de ses propres mains » l’a définitivement abandonné. Cette petite île, nommée « Delosea », dont il n’est que le locataire du reste, lui convient à merveille, « la maisonnette est bien aménagée », et il a pour voisins une famille de pêcheurs, braves Bernois avec lesquels il vit dans les meilleurs termes. Toute une existence idyllique s’ordonne et pris par une fièvre de travail, il écrit : « J’ai maintenant une peur étrange de mourir avant d’avoir achevé mon travail… Je sors rarement de l’île, je ne vois personne, je ne lis aucun livre, aucun journal, bref, je n’ai besoin de rien que de moi-même… » Dans ces grands projets qui s’élaborent, il est intéressant de constater que le poète n’écrit pas ce qu’il vit, ne dépeint pas ce qu’il voit, n’introduit pas dans ses pages des éléments empruntés aux paysages avec lesquels il est en contact journalier, mais que ces paysages n’agissent ici que comme excitateurs d’une sensibilité qui a trouvé son climat propice. Fait significatif : l’action du drame auquel il travaille, la Famille Ghonorez, se déroule en Espagne. C’est de cette époque également que date, du moins dans sa conception, son unique comédie, la Cruche cassée, inspirée par une estampe de Debucourt qu’il avait vue chez un ami à Berne. En mai 1802, dans une lettre à sa sœur Ulrike, on trouve ce ravissant croquis :

 

Je vis maintenant dans une île de l’Aar, à la sortie de ce fleuve du lac de Thoune. J’habite complètement seul une maisonnette à la pointe de l’île, sa situation agréable me convenait et je l’ai louée pour six mois. À part une famille de pêcheurs qui vit à l’autre extrémité, il n’y a personne d’autre dans l’île ; j’ai déjà une fois accompagné les pêcheurs, à minuit, lorsqu’ils retirent et vident les filets. Le père a deux filles, il m’en a cédé une qui s’occupe de mon ménage, elle porte un délicieux prénom : Mädeli. À l’aurore, nous nous levons ; elle plante des fleurs dans mon jardin, me fait la cuisine, nous mangeons ensemble, puis je travaille et prépare mon retour vers vous. Le dimanche, Mädeli revêt son beau costume suisse, un cadeau que je lui ai fait, nous montons en bateau, elle va à l’église à Thoune, moi, je gravis le Schreckhorn (!) et après les offices, nous rentrons ensemble. Je ne sais rien d’autre de tout ce qui se passe dans le monde entier…

 

Kleist, qui avait quitté Berne dans l’automne 1802, y revient l’année suivante. Les bords du lac de Thoune l’attirent de nouveau. De vastes projets littéraires l’assaillent et il éprouve le besoin de se replonger dans cette pure sérénité. C’est qu’il a l’espoir d’y retrouver non pas des thèmes d’inspiration, mais bien, comme par le passé, l’atmosphère indispensable à son travail. Mais cette fois-ci, sa tentative échoue. Il repart pour l’Italie. Trois mois plus tard (octobre), il revient en Suisse, par Genève, ville qu’il ne fait que traverser, et d’où il adresse à sa sœur Ulrike une lettre où éclate son désespoir devant son impuissance à réaliser l’œuvre d’art qu’il porte en lui : « C’est l’enfer qui m’a donné mes demi-talents ; le ciel donne à l’homme un talent entier ou absolument aucun… Je ne puis te dire combien ma douleur est grande. Je désirerais de tout cœur me rendre en des lieux où nul être ne va jamais… » Et tournant le dos à Thoune, à l’Aar, à son île silencieuse et au lac, il part pour Paris.

CHATEAUBRIAND

1768-1848

DANS l’automne 1802, Chateaubriand, près de Montpellier, saluait la mer de la magnifique formule en usage entre le roi très-chrétien et la Confédération suisse : « Ma fidèle alliée et ma grande amie. » À cette époque, il n’avait pas encore vu la Suisse, à plusieurs reprises son lieu de refuge au cours orageux de sa destinée. Deux faits, avant qu’il la vît, devaient en une certaine manière le rapprocher de ce pays. En mai 1800, Chateaubriand, après huit ans d’exil en Angleterre, rentrait en France sous un nom d’emprunt et un passeport délivré « au citoyen La Sagne, habitant de Neuchâtel… J’étais Suisse ! » s’écrie-t-il avec soulagement et, installé à Paris, il se remet au Génie du Christianisme. Pendant deux ans, il y vivra à peu près tranquille à l’abri de sa fausse personnalité, et lorsqu’en 1822, ambassadeur de France en Angleterre, il s’embarque à Douvres pour se rendre à Vérone, le grand homme se souviendra avec sympathie de l’obscur « M. La Sagne, le Neuchâtelois ». Est-ce par hasard ? ou au contraire, à dessein, que Chateaubriand, ministre des Affaires étrangères destitué (1824), se retire à Neuchâtel ? Mais il y oubliera son ancien état de ressortissant de l’Helvétie ainsi que sa pseudo-commune d’origine, le village de La Sagne, à quelques kilomètres de sa retraite, dont le nom l’avait sauvé des geôles consulaires et peut-être de la guillotine. Au début de 1804, le citoyen La Sagne a terminé son rôle et Chateaubriand reparaît. C’est alors que Bonaparte le nomme ministre plénipotentiaire près la République du Valais. « Il n’y avait point de place vacante ; il en créa une et, la choisissant conforme à mon instinct de solitude et d’indépendance, il me plaça dans les Alpes ; il me donna une république catholique, avec un monde de torrents : le Rhône et nos soldats se croiseraient à mes pieds, l’un descendant vers la France, les autres remontant vers l’Italie, le Simplon ouvrant devant moi son audacieux chemin… j’étais aise de m’enfuir aux montagnes. » Profondément émue de l’honneur qu’on lui fait, la Ville de Sion adresse aussitôt au nouveau ministre une lettre touchante, qui ne laisse pas de l’impressionner. Cependant, un mois plus tard, à la veille de rejoindre son poste, transporté d’horreur par l’exécution du duc d’Enghien, il envoie incontinent sa démission au ministre des Affaires étrangères. Ainsi finit, avant d’avoir commencé, « l’ambassade alpestre » de Chateaubriand. Toutefois il ne l’oubliera pas ; il en parlera souvent avec regret. Au commencement de la Restauration, Chateaubriand, écarté de la politique par Talleyrand, déclare : « Malgré ce que j’avais fait pour la monarchie légitime et les services que Louis XVIII confessait avoir reçus de moi, j’avais été mis si fort à l’écart que je songeai à me retirer en Suisse. Peut-être eussé-je bien fait : dans ces solitudes que Napoléon m’avait destinées comme à son ambassadeur aux montagnes, n’aurais-je pas été plus heureux qu’au château des Tuileries ? »

L’année suivante (1805), Chateaubriand vient en Suisse pour la première fois. De Genève, qu’il ne fait que traverser pour se rendre à Chamonix, il va voir Madame de Staël à Coppet. « Elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes dans un exil dont j’aurais été ravi… qu’était-ce que ce malheur d’avoir de la gloire, des loisirs, de la paix dans une riche retraite à la vue des Alpes ? » Cette indication est précieuse. Elle permet presque de situer la naissance de l’aversion célèbre de Chateaubriand pour les Alpes entre la visite à Coppet et l’arrivée à Chamonix le surlendemain. Les Alpes, il les avait déjà vues deux ans auparavant, au Mont-Cenis, et il en parlait avec plaisir. Sur la route de Chamonix, sans doute a-t-il lu ou relu la lettre sur le Valais de la Nouvelle Héloïse, et devant ces paysages alpestres découverts avant lui par Rousseau, son animosité contre celui-ci s’est brusquement réveillée, agressive[3]. D’où ce réquisitoire violent, d’une éloquence brillante, contre les Alpes. Dans toute la littérature romantique alpestre, il n’existe pas de pages plus passionnées que cette fameuse diatribe. De Chamonix, Chateaubriand rentre en Suisse par la Tête-Noire. On relève cet amusant témoignage de Mme de Chateaubriand, dans ses Cahiers : « Nous couchâmes à Martigny, d’où nous fûmes dîner à Bex. Nous fîmes un repas dont il faut toujours se rappeler, nous conseillons à tous les voyageurs cette excellente auberge qui, dit-on, n’a pas dégénéré. L’auberge de cette petite ville est la meilleure de la Suisse. » Il est dommage que cette maison ne porte pas l’enseigne « Au déjeuner de Chateaubriand », digne pendant de celle de Bourg-Saint-Pierre, déjà dans les neiges du Grand-Saint-Bernard : « Au déjeuner de Napoléon ».

La Suisse, terre de refuge et de retraite ! Au cours de plusieurs circonstances, Chateaubriand en fera l’expérience. Neuchâtel (1824), où il habite « une cabane au bord du lac » et fréquente le pauvre Fauche-Borel de préférence au comte de Pourtalès, Lausanne, Genève (1831) et Lucerne-Genève (1832). À Genève, il travaille, se promène, voit quelques Genevois, fait des vers, joute avec un pasteur de l’église réformée qui veut le convertir à sa foi, pense à Voltaire et à Mme Récamier. « Du lieu où je vous écris, j’aperçois la maison de campagne qu’habita lord Byron et les toits du château de madame de Staël. Où est le barde de Childe Harold ? où est l’auteur de Corinne ? Ma trop longue vie ressemble à ces voies romaines bordées de monuments funèbres. » Mais son grand séjour en Suisse, c’est 1832.

Exilé volontaire après la Révolution libérale de 1830, Chateaubriand, le 11 août 1832, se présente à Bâle à la frontière suisse. Bâle le retient deux jours dans ses murs ; il y admire « les danses de la mort » de Holbein, la cathédrale et les anciens cloîtres, puis il part pour Lucerne. Le lac lui plaît ; il remarque cependant qu’en supprimant le Rigi et le Pilate, on reproduirait un lac italien. Une impression d’étouffement, une âpre amertume, un ennui désabusé donne à ses journées lucernoises une grandeur élégiaque.

 

Alpes, abaissez vos cimes, je ne suis plus digne de vous : jeune, je serais solitaire ; vieux, je ne suis qu’isolé. Je la peindrais bien encore, la nature ; mais pour qui ? qui se soucierait de mes tableaux ? quels bras, autres que ceux du temps, presseraient en récompense mon génie au front dépouillé ? qui répéterait mes chants ? à quelle muse en inspirerais-je ? Sous la voûte de mes années, comme sous celle des monts neigeux qui m’environnent, aucun rayon de soleil ne viendra me réchauffer. Quelle pitié de traîner à travers ces monts, des pas fatigués que personne ne voudrait suivre ! Quel malheur de ne me trouver libre d’errer de nouveau qu’à la fin de ma vie !

 

Puis il accomplit le pèlerinage de la Suisse primitive, dont les lieux sacrés composent comme le chemin de croix des libertés helvétiques. Sur le lac, au large du Grütli, la tempête éclate, les embruns inondent les feuillets qu’il noircit. Il aborde à Altdorf. Dans la nuit, l’orage se prolonge, « les éclairs s’entortillent aux rochers ». Et il note cette réflexion ambiguë : « Ces montagnes, cet orage, cette nuit, sont des trésors perdus pour moi. » En dépit de son aversion du pittoresque alpestre, Chateaubriand, sur le chemin du Saint-Gothard, ne cessera de découvrir des scènes qui forcent son admiration ; il les décrit en images concises et en tire de frappants symboles. Au-dessus d’Hospenthal, les dernières rampes du Saint-Gothard se redressent, terriblement arides, et à leur vue, Chateaubriand ressent l’impression de grandeur tragique que Victor Hugo, sept ans plus tard, éprouvera au Rigi : « Ces masses roulées, enflées, brisées, festonnées à leur cime par quelques guirlandes de neige, ressemblent aux vagues fixes et écumeuses d’un océan de pierre… » Le voici qui atteint le haut de l’ultime pente. Un replat. Un autre horizon, des nuages qui voguent vers d’autres cieux. « Sur le plateau du Saint-Gothard, désert dans le ciel, finit un monde et commence un autre monde. » Goethe, là aussi, avait ressenti la grandeur morale de ce massif puissant, réservoir des eaux européennes. Et Chateaubriand ajoute : « Un montagnard se peut donner le plaisir de supprimer un fleuve, de fertiliser ou de stériliser un pays ; voilà de quoi rabattre l’orgueil de la puissance. » Plus heureux que Goethe, il poursuit son chemin par le versant oriental des Alpes. La nuit le surprend sur la route. Une poésie profonde anime ces heures nocturnes tessinoises : « Dans le ciel, les étoiles se levaient parmi les coupoles et les aiguilles des montagnes » ; puis la lune paraît, « blanche colombe échappée de son nid de rocher : à sa lumière affaiblie et rendue plus mystérieuse, l’astre échancré me révéla le Lac Majeur. »

Lugano, déjà sous un ciel méridional et avec son air italien, inspirera au grand romantique des impressions exquises. Un petit bateau l’emmène, il rêve :

 

… Sur la vague d’azur, au souffle de la brise parfumée de l’ambre des pins, vinrent à passer les barques d’une confrérie qui jetait des bouquets dans le lac, au son des hautbois et des cors. Des hirondelles se jouaient autour de ma voile. Parmi ces voyageuses, ne reconnaîtrai-je pas celles que je rencontrai un soir en errant sur l’ancienne voie de Tibur et de la maison d’Horace ?… Mourir ici ? finir ici ? – n’est-ce pas ce que je veux, ce que je cherche ? Je n’en sais rien.

 

Las, il reprend le chemin du Gothard, revoit ce qu’il a vu, a l’air de regretter le Tessin. Et comme si, de l’opposition de ces douces images et de la vision sévère des Alpes, naissait une fois de plus son dédain (voulu ?) pour ces sites, ses désenchantements amoncelés à l’horizon de sa pensée roulent comme un orage menaçant qui soudain éclate. Et pour vitupérer les Alpes, il retrouvera sa fougue passionnée de jadis, son animosité du voyage au Mont-Blanc, les mêmes arguments, les mêmes idées. Il conclut :

 

En voilà trop à propos de montagnes ; je les aime comme grandes solitudes ; je les aime comme cadre, bordure et lointain d’un beau tableau ; je les aime comme rempart et asile de la liberté ; je les aime comme ajoutant quelque chose de l’infini aux passions de l’âme : équitablement et raisonnablement, voilà tout le bien qu’on peut en dire… J’ai beau me battre les flancs pour arriver à l’exaltation alpine des écrivains de montagne, j’y perds ma peine.

 

Il repasse quelques jours à Lucerne, se rend à Zurich, où rien ne lui plaît, traverse Winterthour, rejoint à Constance Mme Récamier, dîne à Arenenberg chez la reine Hortense, avec le prince Louis, et achève son exil à Genève. Fin septembre, il retourne à Coppet avec Mme Récamier. Mais Coppet est désert et silencieux. Pendant que Mme Récamier va s’incliner sur le tombeau de son amie, Chateaubriand l’attend. Il s’assied, le dos tourné à la France et songe, les yeux attachés tantôt sur la cime du Mont-Blanc tantôt sur le lac : « Les nuages d’or couvraient l’horizon derrière la ligne sombre du Jura ; on eût dit d’une gloire qui s’élevait au-dessus d’un long cercueil… Dans ce moment, madame Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. » Après un automne à Genève, Chateaubriand regagnait Paris.

 

*   *   *

 

Il serait faux de prétendre que le merveilleux poète de la mer n’a pas aimé la montagne. Car il a aimé certaines montagnes, celles de l’Amérique du Nord, celles d’Italie, de Grèce et de Judée. Mais les Alpes !… Son aversion pour elles est-elle sincère ? À voir le mal qu’il se donne pour se persuader de leur laideur, la dialectique savante dont il use pour faire la démonstration de son sentiment, son ingéniosité à vouloir prouver l’horreur qu’elles lui inspirent, on peut sérieusement en douter. Mais ce mépris, n’est-il pas une attitude ? Une pose un peu théâtrale, soutenue pendant toute une vie, n’apparaît-elle pas derrière cet anathème ? Sinon, comment expliquer l’apparition fugitive, comme échappée à la censure sévère de sa raison, d’évocations alpestres, ravissantes et pures, çà et là dans ses œuvres ? Et le sens caché de « ces trésors perdus » en montant au Saint-Gothard ? Ne sera-ce pas Eudore, le héros des Martyrs, qui révélera le sentiment véritable de Chateaubriand pour la haute montagne ? « J’aperçus de loin la cime blanche des Alpes ; je gravis bientôt leurs vastes flancs. Tout ce qui vient de la nature dans ces montagnes me parut grand et indestructible. » Ainsi, par lui, aura-t-il éprouvé au moins une fois ce que Michelet dénommait si bien, appliqué aux Alpes, « les libertés de l’âme ».

LAMARTINE

1790-1869

DÈS sa plus tendre enfance, Lamartine aima les Alpes. Elles faisaient partie de son horizon natal. Des hauteurs de Milly, il les voyait apparaître aux confins terrestres, sertissant le ciel d’une bordure blanche brisée, si lointaines, si pures, immatérielles, comme idéalisées, caractère qu’elles conserveront immuablement dans toute son œuvre. Du haut des crêtes du Méconnais, c’était soudain, là-bas, dans le crépuscule de violettes, « le dôme blanc et rose du Mont-Blanc, cathédrale sublime au toit de neige qui semble rougir et se fondre dans l’éther ». Cette vision appartenait à sa vie quotidienne. C’est ainsi qu’enfant, il se familiarisa avec les Alpes, qu’il croyait voir « depuis Nice jusqu’à Bâle ». Elles le fascinaient. Les neiges éternelles et les sombres arêtes furent donc le décor lointain de son existence. Monde mystérieux tout rayonnant d’une poésie surnaturelle. Sans doute, est-ce pour ces raisons que Lamartine s’est, en quelque sorte, créé des hauteurs une vision strictement personnelle, une interprétation sentimentale.

Les séjours de Lamartine en Suisse sont assez nombreux, mais généralement courts. Il débute par le Léman (1812) dont le souvenir ne le quittera jamais. Trente ans plus tard il écrira :

 

Pour moi, cygne d’hiver égaré sur tes plages

Qui retourne affronter son ciel chargé d’orages,

Puissé-je quelquefois dans ton cristal mouillé

Retremper, ô Léman, mon plumage souillé ;

Puissé-je, comme hier, couché sur le pré sombre

Où les grands châtaigniers d’Évian penchent leur ombre,

Regarder sur ton sein la voile du pêcheur,

Triangle lumineux, découper sa blancheur,

Écouter, attendri, les gazouillements vagues

Que viennent à mes pieds balbutier tes vagues,

Et voir ta blanche écume, en brodant tes contours,

Monter, briller et fondre, ainsi que font nos jours.

 

Toujours en 1812, il parcourt la route du Simplon et écrit à Virieu : « Quel pays, mon ami ! quelle vallée ! quelles montagnes ! quels horizons ! quelles délicieuses collines ! » Du Simplon, il gagne le lac Majeur qui l’enchante. Pour éviter la conscription impérialiste, il se réfugie en Suisse (1815) et séjourne quelque temps au château de Vincy sur Rolle. C’est là qu’un jour, adolescent timide, désireux de voir la châtelaine de Coppet, il s’embusque au bord de la route de Lausanne et entrevoit, dans une sorte d’apothéose de lumière et de poussière, Mme de Staël et Mme Récamier, passer dans leur calèche[4]. Après de nombreux séjours en Savoie (dès 1816), Lamartine qui, en 1830, préparait Jocelyn, songe à quitter la France en raison des émeutes de Paris et à mettre sa famille à l’abri de la tourmente en l’installant sur les rives du Léman dans les environs de Genève.

En 1841, le grand homme fait un voyage en Suisse avec Huber-Saladin et des amis. La traversée du lac, de Genève à Villeneuve, le transporte d’aise. L’eau, l’eau des lacs, l’eau des torrents, l’eau des cascades, toutes les eaux des montagnes (« le chœur des nymphes, filles des colosses difformes », de Taine) demeure un de ses éléments poétiques de prédilection. Lors de son séjour à Nernier en 1815, il avait déjà noté : « Les jours de tempête, les vagues en se brisant jetaient leur écume jusque sur ma fenêtre. Je n’ai jamais tant étudié les murmures, les plaintes, les colères, les tortures, le gémissement et les ondulations des eaux que pendant ces jours et ces nuits que j’ai passés tout seul, dans la société monotone d’un lac. J’aurais fait le poème des eaux sans en omettre la moindre note ».

En Valais, Lamartine ira rêver à St-Maurice, l’antique Agaune des Romains ; il visite un ami à Lavey-les-Bains ; puis, on le retrouve, toujours en compagnie de Huber-Saladin, dans l’Oberland bernois. Le romantisme délicieux de ce pays l’enthousiasme. Thoune, Interlaken, la Jungfrau… L’auteur de Graziella avait déjà vu et admiré de près les glaciers à Chamonix : ceux des Alpes bernoises lui font une impression plus éthérée. Et la Jungfrau, vers qui montèrent les hommages d’un Goethe, d’un Byron, d’un Musset, d’un Dumas, d’un Hugo et de tant d’autres poètes ou artistes, entend vibrer pour elle la lyre lamartinienne :

 

Notre barque s’endort, ô Thoune ! sur ta mer,

Dont l’écume à la main ne laisse rien d’amer ;

De tes flots, bleu miroir, ces Alpes sont la dune.

Il est nuit : sur ta lame on voit nager la lune ;

Elle fait ruisseler sur son sentier changeant

Les mailles de cristal de son filet d’argent.

D’un côté de l’esquif notre ombre étend sa tache,

Et de l’autre les monts, leurs neiges, leurs glaçons,

Plongent dans le sillage avec leurs blancs frissons.

Diamant colossal enchâssé d’émeraudes,

Et le front rayonnant d’auréoles plus chaudes,

La rêveuse Yung-Frau, de son vert piédestal,

Déploie au vent des nuits sa robe de cristal.

À ce divin tableau, la rame lente oublie

De frapper sur le bord la vague recueillie.

 

Par Berne, Fribourg, Lausanne et la Savoie, le poète rentre à Mâcon.

Il est certain que chacun des voyages de Lamartine en Suisse a inspiré au poète des impressions aussitôt transcrites en vers. Mais il oubliait souvent d’identifier par un nom le site des Alpes qu’il évoquait, « rideau d’une terre trop splendide pour les hommes ». D’où la difficulté de localiser dans cette vision poétique un paysage déterminé.

Deux faits assez curieux et totalement disparates, l’un d’ordre esthétique, l’autre politique, rattachent encore Lamartine à la Suisse. Le Mont-Blanc, ajouté aux Harmonies en 1849, a été inspiré à Lamartine par un dessin de Calame, le grand peintre suisse de montagne du XIXe siècle. En 1848, enfin, Lamartine, alors ministre des Affaires étrangères, joua un rôle important dans la Révolution de Neuchâtel ; grâce à lui une intervention militaire de la Prusse fut évitée. Le poète devenu ministre se souvenait de ces Cantons helvétiques où il avait laissé un peu de son cœur ; d’un geste, il y ramenait la paix, et son regard dirigé vers les cimes évoquait tout un passé, monté de sa lointaine enfance :

 

Salut, brillants sommets, champs de neige et de glace !

SHELLEY

1792-1822

LES Alpes suisses, Shelley les voit pour la première fois dans des conditions sentimentales propices à susciter en lui la splendeur d’un spectacle inattendu. Le 19 août 1814, il arrivait aux Verrières, venant de Paris, et descendait sur Neuchâtel par le Val-de-Travers. Le panorama, soudainement, se découvre : « Quel enchantement, s’écrie Shelley, je vois ces majestueuses Alpes ! Elles semblent comme un second monde rayonnant sur l’autre, elles sont plutôt des rêves que la réalité, tant elles sont pures et célestement blanches ! »… Devant le poète, du Mont-Blanc au Tödi, l’énorme bas-relief s’allongeait contre un horizon bleu héraldique. L’intention de Shelley était de passer six mois dans la Suisse primitive afin d’y respirer l’atmosphère de Guillaume Tell. De Neuchâtel à Brunnen, le voyage le ravit et il ne peut se rassasier « de contempler les divins objets qui l’entourent ». À peine arrivé, il se met au travail et commence un roman Les Assassins (demeuré à l’état d’ébauche). Il est aisé de reconnaître dans cette fiction à travers les montagnes du Liban celles d’Uri. Le jour où l’on songera à publier les plus beaux portraits des petits Cantons, que l’on n’oublie pas les pages de Shelley sur la vallée de Bethzatanai. Mais le poète, contraint par les circonstances, rentre en Angleterre, impressionné par « l’immensité des montagnes à pic avec leurs pyramides étoilées de neige ».

Il neigeait à gros flocons sur le Jura, le 13 mai 1816, quand la voiture qui ramenait Shelley en Suisse, passait la frontière aux Rousses, près St-Cergue. Le déclin du jour et les rafales bouchaient l’horizon. L’enchantement qui avait accueilli le poète deux années auparavant faisait place à un crépuscule hargneux. Tard, dans la nuit, Shelley arrivait harassé à Genève. Mais le lendemain, l’enchantement renaissait. C’était l’aube radieuse d’un long séjour de quatre mois à Genève, dans l’atmosphère lumineuse du lac, sur l’eau ou sur ses rives, en compagnie de Byron et de délicieuses amies. Ensemble, les deux poètes allaient découvrir en même temps que la splendeur des Alpes le charme plus paisible et doux du Léman, coupe lumineuse dans son décor aérien de verdure et de montagnes.

Le 22 juin, Shelley et Byron, à bord d’une petite péniche, appareillaient pour le pays de La Nouvelle Héloïse ; un batelier les accompagnait. Penchés sur leurs rames, et cadençant leurs mouvements, ils glissaient, enveloppés de l’ondoiement de chaleur azuré qui palpitait au ras de l’eau. Shelley serrait dans une de ses poches un exemplaire de l’ardent roman de Rousseau. À Nernier, ils passèrent la nuit. Cette première journée les avait ravis. Dans les draps rêches d’un lit d’auberge, ils s’endormirent heureux, les muscles las. Le lendemain, le temps avait changé. Entre des brumes et de légères ondées, des embellies paraient d’or les rives qui s’éveillaient. De nobles frondaisons descendaient les pentes jusqu’aux flots. Le bateau bordait les côtes, glissait sans bruit. Shelley, brusquement saisi par ce spectacle nouveau, ému aux larmes, écrivit alors cette Ode à la Beauté intellectuelle, d’une sublime envolée lyrique : il traduira le paysage immatériel où il flotte, comme dans un rêve, non pas en descriptions, mais en une idéalisation spirituelle, d’un trait si pur, que l’écho du paysage semble se fondre dans cette incantation ailée :… « Comme les nuances et les harmonies du soir, comme des nuées largement épandues dans la lumière des étoiles, comme le souvenir d’une musique enfuie, comme tout ce qui, pour sa grâce, peut être cher, et plus cher encore pour son mystère… La lumière seule, comme une bruine chassée sur les montagnes, ou la musique envoyée par le vent de la nuit à travers les cordes de quelque instrument silencieux, ou le clair de lune sur un ruisseau à minuit, donne grâce et vérité au rêve inquiet de la vie. » Un violent orage éclatait comme les marins improvisés débarquaient à Evain.

Sur le lac tourmenté, le bateau, le matin suivant, reprit sa marche hasardeuse. On avait dressé la voile au mât auxiliaire et, vent debout, la liquette, terriblement secouée, filait à la crête des lames écumeuses. La tempête bientôt se déchaîna mettant en péril l’esquif à moitié plein d’eau. La situation devenait tragique. Atterré, le batelier perdait la tête. Shelley, fataliste, s’assit à la proue, les bras croisés, attendant la mort avec une angélique sérénité. Tandis que Byron qui, lui, tenait à la vie, souquait sur les avirons comme un galérien. Ses efforts désespérés conjurèrent le sort et la barque, bientôt, abordait à Saint-Gingolph, accueillie avec transports par les pêcheurs qui suivaient, impuissants, les péripéties du drame. Le même soir, les poètes remis de leurs émotions allaient à Bouveret en voiture, pour se changer les idées, et Shelley, la nuit, dévora La Nouvelle Héloïse. Dans les heures claires de la matinée, sur le lac rasséréné, le bateau traversa sur Chillon. La noble ordonnance de cet admirable tableau découvrait ses lignes limpides ; les Dents du Midi, « ce Parthénon des Alpes[5] », d’autres cimes lointaines montaient dans le ciel tendre, tout un décor nouveau se dévoilait avec grâce. On fit escale à Chillon pour visiter le vieux château. Shelley songeait avec terreur aux sombres jours de l’époque féodale, et Byron méditait. Le surlendemain, il écrivait Le Prisonnier de Chillon.

Puis ce fut Clarens. Ils foulèrent avec une sorte de respect pieux ce sol exalté par Rousseau. Shelley eut une petite déception : les ombres passionnées de Julie et Saint-Preux n’erraient plus dans ces sites consacrés. Le paysage, malgré sa poésie et sa séduction infinie, n’était plus qu’un simple paysage ; « l’esprit du temps passé avait déserté les lieux qu’il avait chéris jadis ». Byron, par contre, traduira en strophes palpitantes dans le chant III de Childe Harold ses impressions de Clarens, lyrisme qui semble unir harmonieusement le sentiment des deux poètes :

 

Clarens, doux Clarens, lieu de naissance du profond amour, ton atmosphère est la jeune haleine de la pensée passionnée…

Clarens, ce sont des pieds divins qui foulent tes sentiers ; l’amour immortel ici monte sur un trône dont les marches sont les montagnes…

Ce n’est pas le hasard qui fit choisir ce lieu à Rousseau pour le peupler d’affection, car il y trouva le cadre dont la Passion devait doter les créatures purifiées de l’esprit…

 

Le soir suivant, Ouchy voyait arriver l’embarcation et son chargement de poètes. La pluie s’était remise à tomber. Ce qui n’empêcha pas, le lendemain, Byron et Shelley de monter à Lausanne pour visiter la villa de Gibbon. Byron y cueillit respectueusement de l’acacia, mais Shelley s’en abstint. Un arc-en-ciel, dans la soirée, posa soudain son arche lumineuse sur le lac assombri, et encadra les montagnes de Savoie. Shelley contemplait, muet, cette féerie ; les vagues déferlaient sur la grève et venaient mourir à ses pieds. Le 20 juin, les poètes, par un temps passable, appareillaient pour Genève qu’ils atteignirent dans la soirée.

Environ un mois après cette croisière, Shelley, alors à Chamonix, écrivait son admirable ode au Mont-Blanc. Les hauteurs alpestres faisaient irruption dans la vie intérieure du poète. Les montagnes du Léman avaient été en quelque sorte le prélude à cette révélation. De retour à Genève, où sa maison de Montalègre touchait à Diodati, celle de Byron, il occupa ses loisirs à rêver au bord de l’eau, à écrire des vers, à lire, à errer dans les champs, à discuter avec Byron. Le 29 août, il repassait la frontière, aux Rousses. Derrière lui, le lac et les Alpes disparaissaient lentement. Il ne devait pas revoir la Suisse.

BYRON

1788-1824

BYRON, quand il arrive en Suisse (juin 1816), voit les Alpes pour la première fois. Il s’installe à Genève, à la villa Diodati, en même temps que Shelley, et va partager ses loisirs entre le lac et les Alpes. Il n’a que vingt-huit ans et sa jeunesse impétueuse s’enflamme pour ce spectacle surprenant. Dans Childe Harold, comme dans le Prisonnier de Chillon, on relève certains traits, les uns pleins d’une rêverie méditative, les autres fulgurants, qui permettent de mesurer la puissance de ses réactions émotives : « Je ne vis pas en moi, mais je deviens une partie de ce qui m’entoure ; et pour moi, les hautes montagnes sont un sentiment. » Au cours de la tempête lors du fameux périple du Léman, avec Shelley, et le lendemain, durant la traversée sur Chillon, alors qu’au-dessus des flots encore assombris par l’orage de la veille, les vents haletaient autour des cimes lointaines, le poète, comme s’il voulait défier ces sommets « où tout ce qui effraie et grandit l’âme se trouve réuni », le poète pousse ce cri d’orgueil : « deux, montagnes, fleuves, vents, lacs, j’ai une âme capable de vous comprendre ! » C’était là une dangereuse gageure, mais Byron allait bientôt prouver qu’il était, en effet, capable de la tenir.

L’excursion à Chamonix, faite peu de temps après celle de Shelley, n’avait, toutefois, pas été concluante. Byron avait regardé avec étonnement les glaciers, mais sans sentir s’établir entre la montagne et lui les affinités qu’il en attendait, le frémissement annonciateur de la houle passionnée que la vision de la Jungfrau allait bientôt soulever dans son âme. La traversée d’une partie de la Suisse, de Genève à Interlaken, par le pays d’En-Haut, ce lent voyage en « charaban », ou à cheval, ou à pied, qui, des bords du Léman l’amène aux neiges éblouissantes de la Jungfrau, prend ici le caractère d’une initiation à la beauté alpestre. C’est un peu le prélude à la symphonie de Manfred. Par le col de Jaman, le poète pénètre dans les régions montagneuses. Du haut de cette crête gazonnée, l’infini s’ouvre sur un horizon de cimes, préalpes vertes d’abord, alpages et forêts ; puis de hardies architectures rocheuses occupant le ciel, et, c’est enfin, à l’arrière-plan, la pâle apparition des glaciers, terre promise et mystérieuse où Manfred attend sa destinée… Byron allait y parvenir par une gradation harmonieuse d’effets et de contrastes dont la succession le jette dans le ravissement.

Le 17 septembre 1816, environ trois semaines après le départ de Shelley, Byron quittait Genève pour son tour de Suisse. En voiture, il traverse Lausanne, Vevey, puis Clarens et s’arrête à Chillon qu’il désirait revoir. La vue splendide ne cesse de l’enchanter. Au-dessus de Clarens, la montagne commençait. Malgré son infirmité, Byron gravit allègrement le roide sentier du col, et il part à l’assaut de la Dent de Jaman. Seul, son ami Hobhouse parvient au sommet. Mais Byron, par les obstacles qu’il a vaincus et ses faiblesses qu’il a surmontées, est enivré de plaisir. D’emblée la montagne l’a conquis avant qu’il en fasse, lui, la conquête lyrique. Il pressent en elle un adversaire à sa taille et il l’aime. Des troupeaux carillonnaient éparpillés sur les pentes. Et quand il entend s’élever, mélancolique et grave, le ranz des vaches, il note : « Ici, la vie pastorale était pure et sans influences étrangères, solitaire, sauvage, patriarcale, d’un effet que je ne peux décrire… Le vert sombre des pâturages, les chalets et les vaches, à cette altitude, semblent un rêve, c’est trop brillant et trop sauvage pour être vrai. » Par la vallée de la Sarine, Château-d’Œx, Gstaad et le Simmental (« nature âpre et fière »), Byron arrive à Spiez où il s’embarque pour Thoune. Le soir du 19, il consigne dans son calepin ces mots, confidence révélatrice : « Ces derniers jours ont repeuplé mon âme de naturel. » De Thoune, il gagne Interlaken, portique ouvert sur la magnificence des hautes montagnes. Là, commençait la dernière phase de son initiation. D’emblée, le caractère du paysage change. La vallée devient austère. D’épaisses forêts silencieuses recouvrent les pentes semées d’énormes blocs moussus. La voix du torrent balance sa litanie. Et bientôt, au-dessus des immenses murailles qui resserrent leur étau sur la vallée, apparaissent les glaciers bleutés. Nul paysage dans les Alpes n’est plus romantique que celui-là. Et Byron de noter : « Suite de sites au-dessus de toute description, de toute imagination. » Il couche à Lauterbrunnen. Rien ne pouvait mieux porter au paroxysme sa sensibilité que le terrifiant orage qui éclate dans la soirée et le surprend au dehors. La puissance des éléments déchaînés, le coup de dague des éclairs, les roulements formidables du tonnerre répercutés de paroi en paroi, une pluie diluvienne et, dans une accalmie subite, une gloire de soleil jouant dans la cascade du Staubbach, cet enchaînement rapide de motifs prodigieux exalte le poète qui écrit dans son journal : « Effet merveilleux, indescriptible, tout est parfait et beau. » Cette fameuse cascade du Staubbach qui joue un rôle en vue dans la littérature alpestre lui avait suggéré cette image : « Le torrent se replie sur le rocher comme la queue flottant au vent d’un cheval blanc ; on pourrait concevoir ainsi celle du cheval pâle que monte la Mort dans l’Apocalypse. » Ainsi le cadre du drame philosophique qu’il projetait dévoilait lentement, les uns après les autres, ses différents éléments à ses yeux étonnés. Manfred allait surgir de ce contact d’une âme ardente avec la montagne.

L’étape du 23 septembre est la plus décisive dans la gestation de Manfred. Byron est à la Wengernalp. Isolé dans un silence fastueux qu’ébranlent « les avalanches presque toutes les cinq minutes… comme si Dieu du haut du ciel, bombardait le Diable à coups de boules de neige », il s’abîme dans la contemplation de la Jungfrau « aux glaciers brillants comme la vérité… Les nuages s’élevaient en volutes sur les parois verticales, comme l’écume de l’Océan de l’Enfer durant les marées d’équinoxe ; c’était blanc, sulfureux et d’une profondeur infinie en apparence… une mer de nuages en ébullition qui se brisait contre les rocs. » Le poète fasciné touche ici au faîte de ses impressions. C’est au sommet de cette crête qui, dans un décor incomparable, domine Wengernalp, que vont se fixer les moments les plus pathétiques du poème. Passé cette heure, on sent que l’exaltation est tombée. La genèse de la formation idéale de Manfred est terminée. Le poète, rassasié par tant d’éléments de lyrisme, enregistrera désormais le pittoresque du voyage, mais n’ajoutera plus rien ni au thème, ni au cadre du drame ; l’harmonie est rompue qui troublait les âmes et les entraînait dans les avenues spacieuses du rêve. Cette conjecture semble trouver sa confirmation dans une réflexion mélancolique datée de Thoune trois jours plus tard : « Quitté les montagnes, mon journal va devenir aussi insignifiant que mon voyage ! »

Manfred, drame amer et beau. C’est Byron lui-même, ses puissances spirituelles, ses élans poétiques, ses désolations. Longue plainte ardente et désespérée jetée au vent des cimes. Elle s’élève, retombe, remonte, puis se tait, emportée par les brumes dans leur vol rapide.

Malgré son lyrisme parfois fantastique, Manfred contient quelques-unes des plus admirables évocations que la montagne ait inspirées à l’homme : Manfred, après un dialogue sur la destinée avec les Esprits, se retrouve dans la solitude d’un sommet en face de la Jungfrau. C’est l’aube. Les silhouettes des pics émergent lentement des ténèbres et se découpent sur l’horizon limpide et froid. Sortant d’une grave méditation, le héros contemple le spectacle solennel, et s’écrie :

 

Ô Terre, ô ma Mère ! et toi, lumière du jour naissant ! et vous, Montagnes, pourquoi y a-t-il en vous tant de beauté ?… Et vous, rochers sur quoi je me trouve… À mes pieds, je vois le torrent sinueux… les sombres pins qui le bordent, vus dans cette profondeur semblent des arbustes… Ah ! quelle beauté ! Comme tout est beau dans ce monde visible ! Comme il est glorieux en lui-même et dans sa vie mystérieuse… (On entend au loin la flûte d’un berger) : Quelle est cette mélodie ? C’est la douce musique du chalumeau des montagnes, car ici la vie patriarcale n’est pas une fable pastorale, dans l’air de la liberté la flûte mêle ses sons au tintement des clochettes du troupeau bondissant et mon âme voudrait boire ces harmonies… Mais voici que les brouillards s’élèvent des glaciers, la houle blanche des nuées passe au-dessus de moi comme l’écume d’une mer démontée… un vertige me saisit[6]

 

Et cette pure image de la cime de la Jungfrau baignant dans le clair de lune :

 

Large, ronde, éclatante, la lune se lève sur ces neiges immaculées qu’aucun mortel ne foula jamais ; nous glissons, légères, dans l’air nocturne (disent les Fées de la montagne). Nous errons sur cette mer sauvage, sur cette houle glacée pareille à un brillant Océan ; nous effleurons ce rude ressac semblable à des flots écumeux soulevés par la tempête et que le froid aurait subitement glacés, image d’un tourbillon liquide brusquement immobilisé et réduit au silence. Et cette cime hardie et fantastique, sculptée dans la tourmente géologique, havre où les nuages aiment à faire relâche, elle nous est consacrée.

 

On pourrait, d’autre part, rapprocher de la veine poétique de Manfred cette strophe de Childe Harold :

 

Au-dessus de moi, s’élèvent les Alpes, ces Palais de la Nature, dont les murailles immenses portent les cimes neigeuses dans les nuages. Là, sous les voûtes de glace, d’une inaltérable Sublimité, réside l’Éternité. L’avalanche, cette foudre de neige, y prend naissance et s’abat. Tout ce qui agrandit et frappe en même temps l’âme, est réuni sur ces sommets, comme si la Terre voulait montrer qu’elle peut s’approcher du Ciel et dominer l’homme orgueilleux.

 

Byron quittait la Suisse par le Simplon en octobre 1816. Il ne devait jamais y revenir. Oublia-t-il vraiment les Alpes ? Elles ne reparaissent sans doute plus dans son œuvre, mais peu de temps avant sa mort, n’écrivait-il pas : « Ô Montagnes, source de vie et de suavité ! »

VICTOR HUGO

1802-1885

L’ATTITUDE de la littérature alpestre jusqu’au milieu du XIXe siècle rappelle celle des primitifs italiens devant la montagne. L’une et l’autre sont soumises à des réactions semblables nées de spectacles nouveaux. L’artiste, désorienté d’abord, hésite, il voit sans comprendre, puis, il se ressaisit et pousse, indécis, son œuvre. La montagne du primitif sera simple et biscornue avec suavité, celle du romantique tourmentée et grandiose, retentissante d’effets déclamatoires. Mais cette gaucherie commune est excusable. Ces hommes ne savaient pas, ils étaient des découvreurs, et c’est là que réside le sens émouvant de leurs images : ils innovaient, obéissant à l’éveil de leur sensibilité sous l’influence des hauteurs. À mille ans d’intervalle environ, ils révélaient à l’humanité la splendeur des cimes.

Victor Hugo, parmi ces précurseurs, joue un rôle à part. De tous ses contemporains, il est celui qui a le mieux compris ce que la nature alpestre contient d’éléments disparates et puissants ; de leur opposition aux contrastes disproportionnés peut naître une sorte d’harmonie violente. Son génie impétueux et son lyrisme habile à faire jaillir l’antithèse, sa fougue épique prompte à dégager le symbole et à ramener les images à une simplification, sa vision mythique enfin ont trouvé dans les Alpes un thème magnifique. Entre 1825 et 1883, dates extrêmes de ses contacts avec la Suisse, Hugo vint flâner et séjourner à plusieurs reprises dans cette « terre sereine assise près du ciel », dont il aimait l’histoire et les mœurs autant que les paysages. Son œuvre monumentale contient de très nombreuses allusions aux Alpes. Mais en dehors de cette utilisation fragmentaire des hauteurs appliquée à la critique comme au roman, à la poésie comme à l’histoire, il a consacré à la Suisse des pages admirables, notamment dans son livre : En Voyage.

1839. Victor Hugo prolonge son pèlerinage au Rhin par la traversée de l’Helvétie. C’est la fin de l’été. À Zurich, le poète monte en cabriolet et part pour Lucerne. Il voit trois lacs dans la journée : Zurich, « magnifique » ; Zoug, « un des plus beaux de Suisse » ; Quatre-Cantons, « une merveille ». Le lac de Zurich a la forme d’un croissant, Zoug d’une pantoufle et celui des Quatre-Cantons d’une patte d’aigle brisée ; le premier le remplit de joie, le second le gratifie d’une excellente anguille et le dernier le sustente d’admirables truites saumonées. Si l’on ajoute à cette bonne chère les truites de la Sarine, dont Hugo se délecta à Rossinières (1883), on voit que le poète appréciait autant la poésie des lacs de Suisse que leurs produits. Truites Victor Hugo ! Ah ! le beau titre que la gastronomie suisse devrait s’annexer... Sur les chemins de Zoug, la carriole file au trot allègre d’un petit cheval. Derrière les vergers que l’automne rend somptueux, Hugo remarque l’échelonnement des différentes chaînes de montagnes : « On croit voir les quatre premières marches de l’ancien escalier des Titans. » Les villages défilent, avec leurs fontaines, leurs maisons peintes, leurs vieilles pierres. « Dans tous les lieux où la nature est très ornée, la maison et le costume de l’homme s’en ressentent ; la maison se farde, le costume se colore. C’est une loi charmante. Nos guinguettes de la Cunette et nos paysans-banlieue vêtus de guenilles seraient des monstres ici. » En revanche, les maisons qui bordent la route d’Arth à Lucerne le déçoivent : elles sont médiocres. « Il paraît que les belles devantures de bois passent de mode ici ; le plâtre parisien tend à envahir les façades. C’est fâcheux. Il faudrait avertir la Suisse que Paris lui-même a honte de son plâtre aujourd’hui. » Le cabriolet s’arrête devant la chapelle de Küssnacht, au lieu même « où s’est accompli le sublime guet-apens » et le poète, les bras croisés, évoque « l’ombre gigantesque de Guillaume Tell ». « Abrupt, sauvage, empreint de merveilleux », le Pilate va fasciner Hugo. On lui raconte les sombres légendes qui enveloppent ce pic, et il résume ses impressions par cette boutade : « Depuis cent ans, tout terrible qu’il est, le mont Pilate s’est couvert de pâturages. Ainsi ce n’est pas seulement une montagne formidable, c’est une énorme mamelle qui nourrit quatre mille vaches. Cela fait un orchestre de quatre mille clochettes que j’écoute en ce moment. Voici l’histoire de ces vaches des Alpes. Une vache coûte quatre cents francs, s’afferme de soixante-dix à quatre-vingts francs par an, broute six ans dans les montagnes, fait six veaux ; puis, maigre, épuisée, exténuée, quand elle a donné toute sa substance dans son lait, le vacher la cède au boucher ; elle passe le Saint-Gothard, redescend les Alpes par le versant méridional, et devient bœuf dans une marmite suspecte des auberges d’Italie. »

La journée que Victor Hugo va passer au sommet du Rigi est capitale dans ce voyage. Seul d’abord, il fait son tour d’horizon. Il a devant lui le développement des montagnes de la Suisse primitive, et plus bas, à une profondeur immense, le lac des Quatre-Cantons :

 

Au-dessus du Pilate, au fond de l’horizon, resplendissaient vingt cimes de neige ; l’ombre et la verdure recouvraient les muscles puissants des collines, le soleil faisait saillir l’ostéologie colossale des Alpes ; les granits ridés se plissaient dans les lointains comme des fronts soucieux ; les rayons pleuvant des nuées donnaient un aspect ravissant à ces belles vallées que remplissent à de certaines heures les bruits effrayants de la montagne ; deux ou trois barques microscopiques couraient sur le lac, traînant après elles un grand sillage ouvert comme une queue d’argent ; je voyais les toits des villages avec leurs fumées qui montent et les rochers avec leurs cascades pareilles à des fumées qui tombent.

C’était un ensemble prodigieux de choses harmonieuses et magnifiques pleines de la grandeur de Dieu. Je me suis retourné, me demandant à quel être supérieur et choisi la nature servait ce merveilleux festin de montagnes, de nuages et de soleil, et cherchant un témoin sublime à ce sublime paysage.

Il y avait un témoin en effet, un seul ; car du reste l’esplanade était sauvage, abrupte et déserte. Je n’oublierai cela de ma vie. Dans une anfractuosité de rocher, assis les jambes pendantes sur une grosse pierre, un idiot, un goîtreux, à corps grêle et à face énorme, riait d’un air stupide, le visage en plein soleil, et regardait au hasard devant lui. Ô abîme ! les Alpes étaient le spectacle, le spectateur était un crétin.

Je me suis perdu dans cette effrayante antithèse : l’homme opposé à la nature ; la nature dans son attitude la plus superbe, l’homme dans sa posture la plus misérable. Quel peut être le sens de ce mystérieux contraste ? À quoi bon cette ironie dans une solitude ? Dois-je croire que le paysage était destiné à lui crétin, et l’ironie à moi passant ?

… Sur des sommets comme le Rigi-Kulm, il faut regarder, mais il ne faut plus peindre. Est-ce beau ou est-ce horrible ? Je ne sais vraiment. C’est horrible et c’est beau tout à la fois. Ce ne sont plus des paysages, ce sont des aspects monstrueux. L’horizon est invraisemblable, la perspective est impossible ; c’est un chaos d’exagérations absurdes et d’amoindrissements effrayants… De l’est au nord, je voyais courir toutes les Alpes calcaires depuis le Sentis jusqu’à la Yung-Frau ; au midi surgissaient pêle-mêle, d’une façon terrible, les grandes Alpes granitiques. J’étais seul, je rêvais, – qui n’eût rêvé ? –… C’est une heure grave et pleine de méditations que celle où l’on a sous les yeux la Suisse, ce nœud puissant d’hommes forts et de hautes montagnes inextricablement noué au milieu de l’Europe, qui a ébréché la cognée de l’Autriche et rompu la formidable épée de Charles le Téméraire. La Providence a fait les montagnes, Guillaume Tell a fait les hommes.

 

Pour prolonger ses rêves, le poète s’assied sur le gazon, sort son calepin et dessine les Mythen qui lui font vis-à-vis. Peu à peu, le sommet se peuple, et bientôt une foule bigarrée et nombreuse, à pied, à cheval, à âne, à mulet, en chaise à porteurs, envahit la terrasse. Hugo tourne alors le dos à cette humanité encombrante et s’isole dans ses pensées :

 

En ce moment l’abîme devenait magnifique. Le soleil se couchait derrière la crête dentelée du Pilate. Il n’éclairait plus que les sommets extrêmes de toutes les montagnes, et ses rayons horizontaux se posaient sur ces monstrueuses pyramides comme des architraves d’or. Toutes les grandes vallées des Alpes se remplissaient de brumes ; c’était l’heure où les aigles et les gypaètes reviennent à leurs nids.

L’immense cône de ténèbres que projette le Rigi, nettement coupé par ses bords et sans pénombre visible à cause de la distance, gravissait lentement, sapin à sapin, roche à roche, le flanc escarpé du Rossberg. La montagne de l’ombre dévorait la montagne du soleil… Au fond du gouffre, Art flottait dans une lueur crépusculaire qu’étoilaient çà et là des fenêtres allumées. Des nuages de cuivre rouge s’y changeaient en étain.

 

Le soleil disparaît. Les touristes désertent le sommet. Hugo est de nouveau seul, assailli par le vent du soir qui s’est levé et commence ses longues plaintes, et avant de rentrer, lui aussi, à l’auberge, chassé par le froid, il regarde une dernière fois dans l’indécise lumière le prestigieux panorama « des vagues de granit qu’on appelle les Alpes ».

 

Ces montagnes sont des vagues, en effet, mais des vagues géantes. Elles ont toutes les formes de la mer ; il y a des houles vertes et sombres qui sont les croupes couvertes de sapins, des lames blondes et terreuses qui sont les pentes de granit dorées par les lichens, et, sur les plus hautes ondulations, la neige se déchire et tombe déchiquetée dans des ravins noirs, comme fait l’écume. On croirait voir un océan monstrueux figé au milieu d’une tempête par le souffle de Jéhovah. Un rêve épouvantable c’est la pensée de ce que deviendraient l’horizon et l’esprit de l’homme si ces énormes ondes se remettaient tout à coup en mouvement.

 

Par Berne, Lausanne et Genève, le poète achève sa traversée de la Suisse. À Genève qui, pourtant, a su s’attacher tant de cœurs romantiques, Hugo décoche ce coup de patte :

 

Genève a beaucoup perdu et croit, hélas ! avoir beaucoup gagné. La rue des Dômes a été démolie. La vieille rangée de maisons vermoulues, qui faisait à la ville une façade si pittoresque sur le lac, a disparu. Elle est remplacée par un quai blanc, orné d’une ribambelle de grandes casernes blanches que ces bons Genevois prennent pour des palais. Genève, depuis quinze ans, a été raclée, ratissée, nivelée, tordue et sarclée de telle sorte qu’à l’exception de la butte Saint-Pierre, et des ponts sur le Rhône il n’y reste plus une vieille maison. Maintenant Genève est une platitude entourée de bosses. Mais ils auront beau faire ; ils auront beau embellir leur ville, comme ils ne pourront jamais gratter le Salève, recrépir le Mont-Blanc et badigeonner le Léman, je suis tranquille... Genève n’est pas moins une ville admirablement située où il y a beaucoup de jolies femmes, quelques hautes intelligences et force de marmots ravissants.

 

Par opposition aux contrastes violents de la méditation au sommet du Rigi, ce fragment du « Régiment du baron Madruce » (Légende des Siècles), fleuri de beaux symboles :

… La Suisse…

C’est la grande montagne et la grande patrie ;

C’est la terre sereine assise près du ciel.

C’est elle qui, gardant pour les pâtres le miel,

Fit connaître aux rois l’abeille par les piqûres.

C’est elle qui, parmi les nations obscures,

La première, alluma sa lampe dans la nuit ;

Le cri de délivrance est fait avec son bruit ;

Le mot Liberté semble une voix naturelle

De ses prés sous l’azur, de ses lacs sous la grêle,

Et tout dans ses monts, l’air, la terre, l’eau, le feu,

Le dit avec l’accent dont le prononce Dieu !

Non, rien n’est mort ici. Tout grandit et s’en vante ;

L’Helvétie est sacrée, et la Suisse est vivante.

Ces monts sont des héros et des religieux.

Cette nappe de neige, aux plis prodigieux,

D’où jaillit, lorsqu’en mai la tiède brise ondoie

Toute une floraison folle d’air et de joie,

Et d’où sortent des lacs et des flots murmurants,

N’est le linceul de rien, excepté des tyrans.

Gloire aux monts ! leur front brille et la nuit se dissipe ;

C’est plus que le matin qui luit, c’est un principe.

Ces mystérieux jours blanchissant les hauteurs

Qu’on prend pour des rayons sont des libérateurs ;

Toujours aux fiers sommets ces aubes sont données :

Aux Alpes Stauffacher, Pélage aux Pyrénées.

La Suisse, dans l’histoire aura le dernier mot,

Puisqu’elle est deux fois grande, étant pauvre et là-haut.

Gloire au chaste pays que le Léman arrose !

À l’ombre de Melchtal, à l’ombre du Mont-Rose.

FENIMORE COOPER

1789-1851

LE père du Dernier des Mohicans se promène en Suisse (1828), le Manuel à l’usage des Voyageurs d’Ebel à la main. Rien de plus amusant que de lui emboîter le pas. Volubilité et imagination en moins, c’est le type du touriste à l’Alexandre Dumas. N’oublions pas qu’il est Américain, ancien officier de marine, âme candide, nature un peu fruste ; ses étonnements sont délicieux, ses admirations ingénues, et ses réactions s’élèvent parfois à un lyrisme sentimental enfantin. Venant d’un pays très neuf, il ne se soucie pas autrement d’histoire, à moins qu’elle n’ajoute à la couleur locale ; aucun souvenir littéraire ne l’obsède. Et dans tous les lieux où il passe, cet Américain flegmatique se révèle un homme d’affaires impénitent : importations commerciales, agriculture, fromages, mise en valeur des terres, utilité et inutilité du service étranger. Il ne se fâche jamais que lorsqu’on le prend pour un Anglais, ce qui lui arrive logiquement dans chaque auberge ; il entre alors dans des colères bleues. Töpffer en aurait fait à coup sûr un de ses héros.

En juillet 1828, Cooper franchit la frontière aux Verrières. De Neuchâtel, le même jour, il admire avec curiosité les Alpes, le Mont-Blanc surtout (la Jungfrau, probablement !) et, lyrique, il regrette de ne pas avoir d’ailes pour s’y envoler. Berne devient son port d’attache ; il y loue l’ancienne villa de Louis-Bonaparte, la « Lorraine », ce dont il est très fier. Et si à Berne, les montagnes l’intéressent, les ours le passionnent. De ses pérégrinations nombreuses, détachons l’essentiel.

À Aarberg, Cooper se grise de propos républicains au sujet du canton de Berne, et à Thoune, son passé militaire réveillé par la milice qui défile, il rejoint en tête de colonne le capitaine amusé et parade, aligné, son alpenstock sur l’épaule. Le lac de Thoune lui plaît beaucoup, il écoute vibrer son cœur d’ancien marin : « Des promontoires, des caps, des pointes, des baies, des églises, des châteaux et des villages animent ses rives, et tout cela est enfermé dans un cadre de granit digne d’entourer un océan. » Là-dessus un coucher de soleil sur les glaciers l’enivre et il conclut lyriquement qu’on croirait voir les esprits des Alpes alignés devant vous. Suivant l’itinéraire classique, il remonte la vallée de Lauterbrunnen. « Un endroit que la Toute-Puissance n’a pas encore contraint à être ordonné et utile ; un chaos d’aspect sauvage et glacial. » Mais devant la cascade du Staubbach qui avait inspiré à Goethe une charmante poésie, fluide comme de la vapeur d’eau, il se contentera de remarquer qu’elle n’est « qu’un mince filet d’écume qui tombe d’une hauteur immense ». Chacun réagit selon ses moyens ! Deux choses le frappent à la Scheidegg : le nombre de mendiants et la profondeur de la vallée. Quant au glacier de Grindelwald (Mer de glace), – et ici le marin reparaît dans sa dignité blessée – il conteste qu’on puisse le comparer à une mer gelée, il faut certes ne jamais avoir vu l’Océan pour avancer une telle stupidité.

Puis Cooper rentre à Berne, et en repart presque aussitôt pour Schaffhouse. Zurich ne lui plaît pas outre mesure, il trouve cette ville beaucoup moins aristocratique que Berne, et pourquoi n’y a-t-il pas d’îles dans ce lac ? Il voit Zoug, il voit Lowerz, il monte à l’inévitable Rigi, il voit Lucerne, il voit… que ne voit-il pas ? Il arrive complètement épuisé de fatigue à Sempach, où, oubliant Winkelried, il s’offre un goûter sensationnel. Puis il regagne Berne trouvant la vie très belle.

Nouveau départ pour Thoune et Interlaken. En contemplant la Blümlisalp « qui étincelle comme une gloire », réflexion qui semblerait de voir s’épanouir en digressions selon le cœur de Ruskin ou de Michelet sur la mission divine des Alpes, son sentiment s’engage sur une autre voie, voie militaire, et l’Américain constate brusquement qu’il est impossible de fortifier la Suisse suivant les principes de la guerre moderne. Dans le canton d’Unterwald, les coiffures des femmes le choquent (on se demande pourquoi ?) et il y a décidément trop d’Anglais dans ces parages. Il fuit… Entendez-vous sonner les cloches de Küssnacht ? Quelles voix mélodieuses et mélancoliques ! Notre pèlerin devenu sentimental les écoute en silence. Puis il s’embarque à Brunnen. Au milieu du lac assombri, la tempête éclate ; le bateau est obligé de rebrousser chemin et de regagner le port en vitesse, Cooper en profite pour évoquer l’histoire de Tell, ce qui galvanise son âme devenue grave. De là, il retourne à Zurich où il a des démêlés avec un garçon d’auberge qui a un terrible accent suisse-allemand et, bien entendu, ne comprend rien à l’anglais de son hôte corsé d’un violent accent yankee. Malgré cette incompréhension absolue réciproque, ils ont une discussion passionnée sur les qualités d’un fromage dénommé le Schabzieger. Fenimore Cooper ne parlait que l’anglais, ce qui, dans les hôtelleries et cabarets, le gênait considérablement. Aussi, pour remédier dans certains cas à son impuissance à traduire ses envies culinaires, il aura recours à un ingénieux stratagème ; par exemple, désire-t-il un poulet, des œufs, à la coque, sur le plat, ou une omelette, il commence par pousser un allègre « cocorico ! », onomatopée d’une incontestable valeur internationale, après quoi on se débrouille pour le reste.

Mais le voici dans les Grisons : il quitte les bains de Ragaz heureux d’avoir été guéri d’un accès de fièvre et, à Coire, c’est l’importation du coton italien qui l’intrigue. Comment dans cette contrée ne pas voir les sources du Rhin ? Il constate que « la beauté de ces lieux est rehaussée de beaucoup par l’accompagnement constant que lui fait le fond de tableau suisse ». D’autres particularités montagneuses le frappent. À Oberalp, par exemple, il découvre que lorsqu’on monte, on a toujours une éminence au-dessus de soi. Puis, c’est la Reuss se débattant dans des gorges effrayantes : « Le fracas infernal, au premier abord, détruisait presque la possibilité d’analyser les différentes parties de cette union de l’effroyable et du sublime. » Du sommet du col de la Furka, il est surpris de ne voir que des montagnes partout, et il écarquille les yeux pour tâcher de distinguer à la cime de la Jungfrau (!) le drapeau fédéral que viennent d’y planter d’audacieux chasseurs de chamois ; il ne voit, naturellement, rien, et il commence une descente « dangereuse » sur Gletsch. « Le glacier du Rhône est à la fois beau et sublime ; sublime par son immensité et sa splendeur, beau dans la pureté de ses éléments, et dans ses formations délicates. » Déserte, la vallée de Gletsch qui fait suite au glacier « semblait créée pour le sanctuaire de l’éternel repos ». Mais ce sanctuaire est tout à coup troublé par l’invasion d’une troupe d’Anglais et Cooper décampe, furieux. Il rentre à Berne.

Deux jours de repos à la « Lorraine » et, voyageur enragé, l’écrivain repart. Par Morat et Lausanne, il arrive à Genève. En cours de route, la rencontre d’un touriste arborant la Légion d’honneur déclanche des réflexions philosophiques sur les décorations : il les désapprouve solennellement. Mais son bateau arrive trop tard à Genève, les portes de la ville sont fermées, ce qui vexe horriblement notre voyageur. Il va tramer sa colère pendant tout son séjour dans la cité de Calvin : le Léman est loin d’être le plus beau lac de Suisse, malgré l’opinion de Voltaire ; le canton est minuscule ; le Mont-Blanc ne fait aucun effet, et le principal profit de la République genevoise est la contrebande des bijoux. À Chillon, il est sur le point de visiter le château, lorsque, voyant un vapeur chargé de monde, il renonce à sa visite et vole à Villeneuve pour devancer le bateau et trouver encore une chambre à l’hôtel. Il sort de Suisse par le Simplon, d’assez méchante humeur, et ne se retourne pas pour voir encore les montagnes dont il a visiblement assez.

Quatre ans plus tard, Fenimore Cooper reviendra en Suisse. Il loue une maison à Vevey et y passe un mois. Entre ses deux séjours, il a appris le français, ce qui est après tout dommage pour les aubergistes surpris de ne plus entendre retentir son « cocorico » affamé.

BALZAC

1799-1850

LE rôle joué par les paysages de Suisse dans le cycle de la Comédie humaine est mince, mince aussi la place qu’y occupe la montagne. Mais au pied des Alpes helvétiques, Balzac a rencontré l’amour.

En septembre 1832, il fait son premier voyage en Suisse, à Genève, avec la marquise de Castries. Ils venaient d’Aix et allaient en Italie. Ils visitent la ville, s’accoudent sur les ponts du Rhône pour suivre la fuite des flots bleus et en surprendre le froissement soyeux et soupirent au bord du lac, devant les hautes silhouettes du Mont-Blanc. Mais tout ce prélude sentimental, dans ce magnifique décor qui abrita tant d’amours romantiques, échoue lamentablement. Mme de Castries, tout en acceptant volontiers la compagnie de l’écrivain, ne l’aimait pas. Et le jour où le couple se rend en pèlerinage à la villa Diodati, encore toute rayonnante du lyrisme dont l’avaient chargée les rêveries de Byron et de Shelley, Balzac réalise son échec et il écrit cette confession douloureuse : « J’ai pleuré sur le chemin de Diodati ! » Pauvre cher Honoré ! Mais la même année s’amorçait sa liaison avec la comtesse Hanska, le grand amour de sa vie.

Neuchâtel, septembre 1833. Ce n’est pas pour le lac ni pour la vue des Alpes que, de Paris comme du fond de la Russie, convergent vers la pittoresque cité à la silhouette médiévale, ces deux êtres qui ne se sont jamais vus, mais se cherchent et déjà se désirent. Un rendez-vous secret a été arrangé. Et Balzac, héros conscient de son rôle, corse l’aventure en arrivant sous un faux nom à Neuchâtel. Mme Hanska venait de recevoir ce mot où l’anxiété perce : « Je redouterais de vous voir, parce que je ne réaliserais rien de vos prévisions. » De son côté, la belle Polonaise s’acheminait vers la Suisse avec le cœur battant qu’on devine. Quelle destinée allait donc dévoiler ses mystères ? Quel dénouement, allégresse ou désolation, le sort réservait-il ?… Une première rencontre, inattendue, a lieu banalement dans la rue. On imagine de part et d’autre un peu de gêne, un peu de timidité, et probablement de la déception aussi, Balzac n’évoquant en rien l’image de l’homme fatal. Le même soir, il adressait à Mme Hanska ce billet : « J’irai à la Promenade du Faubourg de 1 h. à 4. J’y resterai tout ce temps-là à voir le lac que je ne connais pas. Je puis rester ici tout le temps que vous y serez. Écrivez-moi un petit mot pour me dire si je puis vous écrire en toute sécurité, ici, poste-restante, car j’ai peur de vous causer le moindre déplaisir. » Le lendemain, au bout du quai désert, Mme Hanska, assise sur un banc, – qui existe toujours – voyait venir à elle Balzac. Il s’incline sur sa main tendue, prend place à côté de L’Étrangère, ils causent… L’été finissant poétisait le paysage. C’était devant eux le lac délicieusement limpide, moiré de reflets bleuâtres. En face, les rives fribourgeoises baignaient dans de pâles vapeurs, et à l’arrière-plan les Alpes étageaient leur aérienne architecture, gigantesque frise lumineuse. L’heure et le paysage complices favorisent le rapprochement des cœurs, et le rendez-vous s’achève en idylle.

Une excursion à l’île St-Pierre, au lac de Bienne, scelle, le jour suivant, les effusions échangées sur le banc du Crêt. Rare privilège ! Les plus beaux lieux de Suisse semblent consacrés à accueillir les émotions et les rêves de tant d’âmes élues. Dans la retraite bucolique où Jean-Jacques herborisant, couché dans les prairies, adorait les fleurs, Balzac et Mme Hanska échangèrent leur premier baiser. « À l’ombre d’un grand chêne s’est donné le furtif premier baiser de l’amour. » Quelque part, Amyot parle du « chesne d’Alexandre ». Que les admirateurs des paysages helvétiques en quête de romantisme, et ils sont encore nombreux, Dieu merci ! ceux qui en réclament autre chose que du sport ou du tourisme, n’oublient pas d’ajouter à leur inventaire sentimental le chêne d’amour de Balzac. Le 1er octobre, Balzac, le cœur léger, repartait pour la France. Il voit disparaître avec mélancolie Neuchâtel, son lac et ses paysages où la révélation de son destin lui était apparue, et il compose ces vers badins :

 

Rive chérie

Où sont nées mes amours,

Sois ma patrie !

Là mon amie

Des cieux la fleur

S’est attendrie

De mon malheur…

 

Une boucle de cheveux, adressée de Neuchâtel, l’atteignait bientôt à Paris.

Trois mois s’écoulent et Balzac retrouve Mme Hanska à Genève. C’était l’hiver. Une lumière éclatante animait le paysage silencieux. Les montagnes élevaient leurs blancheurs désertes dans une atmosphère de cristal. Du bleu sombre du lac à la cime immatérielle du Mont-Blanc, tout n’était que neige estompée d’ombres ténues. C’est à ce moment que Balzac, le moins sportif des hommes, va introduire le ski dans la littérature française d’imagination par son roman Séraphîta. Livre curieux, ambigu. Dès les premières pages, un tableau de paysage hivernal en Norvège surgit, et « deux créatures – étaient-ce deux flèches ? – de longues planches attachées à leurs pieds… s’élancent, volent, d’étage en étage… avec l’effrayante dextérité de somnambules au bord d’un toit… avec la rapidité du cheval arabe, cet oiseau du désert… » Balzac, apologiste imprévu du ski ! Séraphîta, qui, dans l’œuvre de Balzac, se range dans les études philosophiques, a été écrit pour la comtesse Hanska. La lettre liminaire qui figure sous forme de dédicace est révélatrice : « Madame, écrit Balzac, voici l’œuvre que vous m’avez demandée, etc… » Tout est là, ainsi que dans les dates qui fixent la rédaction du livre : « Genève et Paris, Décembre 1833… Novembre 1835. » La Polonaise, cœur ardent, a donc demandé à son ami d’écrire pour elle cette œuvre de mysticité profonde pour réagir contre certaines scènes réalistes d’ouvrages précédents qui paraissent avoir blessé la délicatesse de ses sentiments. « Ne m’avez-vous pas ordonné cette lutte ? note Balzac… le dessin de cette figure par vous rêvée ? » On ne saurait être plus précis. Quant à la description des skis, Balzac s’était peut-être documenté dans Regnard ou Buffon. On peut donc logiquement admettre que les Alpes vues de Neuchâtel, et les neiges de Genève, collaborent au décor de Séraphîta et à ses skis métaphysiques. À part le début montagnard et sportif, le reste du roman se perd dans les nébulosités swedenborgiennes.

Quelques années plus tard, Balzac se souviendra de son séjour à Genève et il écrira :

 

Genève, c’est une ardeur de rêve, c’est le rêve où il y a la vie offerte pour un regard pur… Oh ! mon Dieu, j’aurais péri avec délices pour te baiser la main ! Et quelle soirée ! Quelle jeunesse ! Je ne sais pas comment tu n’as pas gardé cette soie inondée, comme moi j’ai gardé l’étoffe qui a balayé les moutons, à une certaine place du plancher, que je verrais en mourant… Genève : c’est notre midi, c’est la moisson dorée[7] !

 

À Genève, l’auteur d’Eugénie Grandet a donc repris goût à la vie, et après une visite très sentimentale à la villa Diodati, il s’écrie :

 

Quand je veux me donner une magnifique fête, je ferme les yeux, je m’absorbe dans le souvenir des bêtises que je vous disais en tournant autour du lac et je me reporte à cette bonne journée de Diodati, qui a effacé les mille chagrins qu’un an auparavant j’y avais éprouvés… Genève est pour moi comme un souvenir d’enfance ; là j’ai ri sans me dire : demain. Je me souviendrai toujours d’avoir essayé de danser un galop dans le salon de Diodati, dans le salon où se grisait Byron. Et la campagne de la Belotte ! Il ne faut pas que je pense trop à cela !… L’azur du ciel que nous avons admiré sur les Alpes revient. Diodati, cette image d’une vie heureuse, reparaît comme une étoile, un moment obscurcie, et je me remets à rire comme vous savez que je ris.

 

Balzac revoit la Suisse en juin 1836. Il arrivait de Turin par le Simplon, et descend la vallée du Rhône ; il passe par Vevey et Lausanne, visite le château de Coppet, et au débotté, retourne à la villa Diodati. Une jeune personne déguisée en homme l’accompagne dans ce voyage, Caroline Marbouty. Bien entendu, il ne parle pas d’elle dans ses lettres à Mme Hanska.

 

En revoyant ce lac, en me retrouvant dans les lieux où j’ai su conquérir une amitié qui m’est si douce, j’ai été enveloppé d’une atmosphère délicieuse qui a jeté du baume sur les plaies saignantes.

 

En 1845, Balzac est de nouveau à Genève, et Mme Hanska aussi. Il n’y passe que deux jours, et de ces deux jours, on ne sait qu’une chose : il fait réparer sa montre chez Liodet, Place des Bergues.

 

La Suisse apparaîtra une fois encore dans l’œuvre de Balzac ; elle servira de décor à son roman Albert Savarus. L’intrigue rappelle vaguement sa situation et celle de Mme Hanska qui devient ici Mlle de Watteville, et le cadre ne serait autre que celui du lac de Neuchâtel sous la topographie usurpée du lac des Quatre-Cantons, on cherche en vain pourquoi ? Brunnen, Lucerne, Gersau situent la contrée :

 

Les paysages qui de Lucerne à Flüelen environnent les eaux présentent toutes les combinaisons que l’imagination la plus exigeante peut demander aux montagnes et aux rivières, aux lacs et aux rochers, aux ruisseaux et à la verdure, aux arbres et aux torrents…

 

Un détail presque autobiographique semble être ici la clef de ce cadre énigmatique et un peu vague, qui permet de reconnaître Neuchâtel :

 

Rodolphe découvrit une maison de petits bourgeois… On lui offrit une chambre ayant vue sur le lac, sur les montagnes, et d’où se découvrait la magnifique vue d’un de ces prodigieux détours qui recommandent le lac des Quatre-Cantons à l’admiration des touristes. Cette maison se trouvait séparée par un carrefour et par un petit port de la maison neuve où Rodolphe avait entrevu le visage de sa belle inconnue.

 

Un épisode du roman se passe également à Genève :

 

La première promenade de Rodolphe eut naturellement pour objet la villa Diodati, cette résidence de lord Byron à laquelle la mort récente de ce grand poète donnait encore plus d’attrait ; la mort est le sacre du génie. Le chemin qui, des Eaux-Vives, côtoie le lac de Genève, est, comme toutes les routes de Suisse, assez étroit mais en certains endroits, par la disposition du terrain montagneux, à peine reste-t-il assez d’espace pour que deux voitures s’y croisent.

 

C’était là, dans ce chemin étroit, que Balzac avait pleuré à côté de la marquise de Castries, mais c’était là aussi la voie qu’il remontait triomphalement trois mois après le premier baiser de l’amour sous le chêne de l’île Saint-Pierre. Dès lors pouvait-il l’oublier ?

ALEXANDRE DUMAS PÈRE

1803-1870

SAC au dos, canne à la main, marcheur infatigable, abattant les étapes avec un entrain endiablé, expansif, bonhomme, jovial, d’une bruyante cordialité, aimant la bonne chère, mangeant comme quatre, liant conversation avec ses voisins d’auberge ou de chaise, apostrophant le paysan au bord du sentier, souriant à la bergère ou au crétin goîtreux, distribuant des poignées de sous à la marmaille et interrogeant le guide, le chasseur de chamois ou autre héros local, Alexandre Dumas, un peu Tartarin avant la lettre, salue joyeusement de son chapeau qu’il agite les cimes blanches des Alpes, s’assied, s’éponge, accole sa gourde, sort son calepin et écrit. Ses Impressions de voyage devaient naître de cette longue déambulation helvétique. Il ne faut donc pas demander au père des Trois Mousquetaires des considérations trop austères sur la montagne. Chez lui, nulle interprétation philosophique du paysage, mais un gros bon sens, les Alpes ramenées au ton du roman-feuilleton, la blague mêlée à la légende, l’histoire à la science, les larmes à l’humour. Dans un décor habilement brossé, il brode des variations. Si les éléments lui manquent, il les invente ; si le dénouement se dérobe, il le force ; si l’anecdote n’existe pas, il la crée, et, en fin de compte, il s’en tire toujours par une pirouette. Dans ce fatras d’impressions, dans ce fouillis de digressions, souvent oiseuses, dans ces récits intarissables, dans ce kaléidoscope de vues, soudain naissent des croquis admirables, des dessins aux traits incisifs, des visions se lèvent épurées de tout accessoire. Et c’est souvent en grand peintre que Dumas évoquera avec sensibilité tel site des altitudes.

Projetons sur l’écran ce film amusant : Le 9 juin 1832, Alexandre Dumas, alors à Paris, lit avec surprise dans une feuille légitimiste, qu’il avait été pris les armes à la main à l’affaire du cloître Saint-Méry, jugé militairement et fusillé sur-le-champ. Le 21 juillet, souffrant, mais aussi pour mettre une certaine distance et une frontière entre la police politique et lui, il montait en voiture et se dirigeait vers la Suisse.

Il débute par Genève (« après Naples, une des villes les plus heureusement situées du monde »), fait le tour du lac, va rendre ses devoirs aux mânes de Mme de Staël, à Coppet, visite à Lausanne la prison, s’apitoie sur Bonivard à Chillon. Puis il part pour le Valais. À Bex, il mange des truites et un beefsteak d’ours à Martigny (« un ours qui avait dévoré la moitié du chasseur qui l’avait tué », s’il vous plaît !) ; entre ces deux localités, il a observé une minute de silence au bord du champ des martyrs de la Légion Thébaine à St-Maurice et admiré la cascade de Pissevache, immortalisée par Rousseau. De Martigny, où il a couché dans le lit qu’occupait, en 1829, l’impératrice Marie-Louise, il se rend à Chamonix. Il en revient pour monter au Grand Saint-Bernard. L’ombre de Napoléon le croise à Bourg-St-Pierre et il a une macabre aventure à l’hospice : au crépuscule, croyant entrer au cabaret, il pénètre dans une masure, devine des silhouettes humaines, très silencieuses, frotte une allumette : c’était la morgue ! Le Pays de Vaud le voit reparaître, en calèche cette fois-ci… Lausanne, Moudon, Payerne, Avenches et ses antiquités romaines. De Vaud il passe dans le canton de Fribourg ; le champ de bataille de Morat et la défaite de Charles le Téméraire le confondent ; il voit Fribourg et arrive à Berne. La capitale bernoise l’enchante, les promenades, son marché caquetant, les ours, auxquels il fait une généreuse distribution de gâteaux.

Gavés, les ours voient à regret partir leur bienfaiteur pour l’Oberland. Surpris par la tempête sur le romantique lac de Thoune, Dumas risque d’y faire naufrage. Interlaken avec sa foule bigarrée le voit monter allègrement vers Lauterbrunnen où la cascade du Staubbach (« un palmier qui plie, une jeune fille qui se cambre, un serpent qui se déroule, une queue de cheval ») le fait trépigner d’admiration. Puis, calmé, il gravit les pentes de Wengernalp (« J’allais donc reprendre ma vie de montagnard, pèlerinage de chasseur, d’artiste et de poète, ma carabine sur l’épaule, mon bâton ferré à la main ») ; le cor des Alpes et les avalanches l’émeuvent. Il descend sur Grindelwald, escalade le Faulhorn, s’émerveille aux splendeurs du soleil levant, se fait siffler par des marmottes, ce qui le vexe, chasse son déjeuner et finit par mettre la main dessus : une perdrix des neiges. Dans la nuit, il participe au sauvetage d’une caravane de touristes (« dix Américains, un Allemand et un Anglais, le tout dans le plus mauvais état possible »), égarée durant un orage. Un torrent débordé l’inonde à Rosenlaui, il arrive trempé à Meiringen et se sèche à Interlaken. De là il atteint la Gemmi ; chaviré de vertige, il s’évanouit en descendant sur Louèche-les-Bains où il se restaure d’un aileron de poule cuite dans l’eau thermale. Le lendemain : Brigue, puis le glacier du Rhône. Il mange de la marmotte à Obergestelen et y fait des ronds de jambe devant une séduisante Parisienne. Il foule, avec surprise, de la neige rouge au sommet de la Furka et manque de deux jours Chateaubriand à Andermatt. Le pont du Diable l’ahurit et l’atmosphère héroïque des Cantons primitifs (Guillaume Tell, etc.) transporte son âme chevaleresque. La gastronomie, toutefois, ne perdant pas ses droits, il pêche, de nuit, à coups de carabine, un lavaret magnifique et en confectionne une matelote de sa façon. Lesté à point, il arrive guilleret à Lucerne où M. de Chateaubriand le reçoit. Les deux grands hommes déjeunent ensemble, font un pèlerinage au monument du Lion de Lucerne (Helvetiorum Fidei ac Virtuti), puis s’en vont jeter du pain aux poules d’eau dans la rade. De Chateaubriand, Dumas passe au Rigi où la vue des Alpes et le ranz des vaches le rendent sentimental. Le lendemain, il sert de témoin dans un duel au pistolet à la petite île de Küssnacht, l’un des duellistes s’écroule, la cervelle brûlée à bout portant. Le lac de Zurich le séduit, et, dans les montagnes de Glaris, il prend glorieusement part à une chasse aux chamois ; il se collète avec un vieux bouc, l’abat et le dévore sur place. (« Un de ces déjeuners mémorables dont on se souvient toutes les fois qu’on a faim, et qui fut pour moi le pendant de celui du chasseur d’abeilles, de Bas-de-Cuir, lorsque, dans un coin de la prairie, ils mangèrent la fameuse bosse de bison que vous savez. ») À Reichenau, dans les Grisons, il va voir la maison d’école où le jeune professeur Louis-Philippe d’Orléans, duc de Chartres et roi de France, enseigna le français. Il s’assied à la table, à Arenenberg, de l’ex-reine Hortense, devenue duchesse de Saint-Leu. De ce royal ermitage, par Olten et Soleure, il arrive à Bienne, fait un pèlerinage à l’île Saint-Pierre, refuge de Rousseau après sa retraite à Métiers. Il passe la nuit à Neuchâtel, mais là où Balzac rencontra Mme Hanska, il ne rencontre, lui, que des conspirateurs, l’esprit révolutionnaire soufflant sur la Principauté, aussi se hâte-t-il de gagner Grandson, au bout du lac ; des souvenirs guerriers des XIVe et XVe siècles l’y attendaient. Saturé d’histoire, il reprend la route, retraverse le Valais et sort de Suisse, « tout pensif et attristé ». La courbature d’admiration dont devait souffrir Théophile Gautier trente-huit ans plus tard, dans ces mêmes parages, devient ici une véritable indigestion.

RUSKIN

1819-1900

À QUATORZE ans, Ruskin fait son premier voyage en Suisse (1833). Il arrive à Schaffhouse au printemps. Dans la pure lumière vespérale, les Alpes, étagées au-dessus des ondulations souples des collines, occupaient les lointains mauves. Ruskin n’oubliera jamais les puissances émotives amassées en lui ce soir-là. Au déclin de ses jours, il notera : « La vision des Alpes ne me fut pas seulement la révélation de la beauté de la terre, mais aussi le commencement de son enseignement. Je redescendis ce soir-là de la terrasse de Schaffhouse avec ma destinée fixée. » Ailleurs, il reprendra une variante à ce thème, cette vie marquée pour toujours, ce sentiment déterminé dans son caractère définitif : « Les Alpes avaient la couronne de beauté de leur neige et de leur humanité : et je ne souhaitais ni aux montagnes, ni à moi, la vue d’autres trônes célestes que leurs rochers, d’autres esprits divins que leurs nuages. »

De 1833 à 1888, Ruskin reprendra plus de trente fois le chemin de la Suisse. Des semaines durant, des mois même, il habitera cette terre de prédilection, visitera ses cités et ses villages, arpentera ses chemins de campagne, flânera dans ses vallées, scrutant les conformations géologiques des régions qu’il traverse, relevant leurs particularités architecturales ou décoratives, s’intéressant aussi bien à la géologie et à la botanique qu’aux us et coutumes des habitants, se passionnant pour tout. Remettre nos pas dans les pas de Ruskin en Suisse serait une gageure. On ne saurait en quelques lignes évoquer tant de sites parcourus. En Suisse, c’est bien simple, il a tout vu, tout aimé, ou presque, tout chanté avec une ferveur de barde ossianique. La Suisse, comme par hasard, se trouve toujours sur son chemin sitôt qu’il voyage, la Suisse et Chamonix. Genève (« Dieu merci, je suis ici, c’est le paradis des villes ! »), Genève devient son port d’attache ; il y aimait le lac, le Rhône, la vue du Mont-Blanc et le voisinage de Chamonix, son paysage alpestre d’élection, sans oublier son culte pour le célèbre naturaliste genevois Horace-Benedict de Saussure, le vainqueur du Mont-Blanc, qu’il appelle avec une pointe de tendresse the dear old Saussure. Ruskin, petit garçon, avait deux livres préférés : Italy, de Rogers, dans l’édition illustrée par Turner et les Voyages dans les Alpes, de Saussure. Turner et Saussure qui contribuèrent à créer l’idéal de Ruskin, ont, en une certaine mesure, préparé le coup de foudre de Schaffhouse. En 1842, pendant ou après des séjours consécutifs à Genève et à Chamonix, Ruskin conçoit le plan de son ouvrage monumental, Modem Painters, aux thèses audacieuses sur l’architecture alpine, pages ruisselantes de belles idées, de propositions subtiles, où les paysages intellectuels se superposent aux paysages terrestres, se mêlent à d’harmonieuses évocations alpestres. « Les montagnes semblent avoir été bâties pour la race humaine ; elles en sont l’école et les cathédrales ; pleines des trésors des manuscrits enluminés pour le clerc, riches de simples leçons pour l’artisan, silencieuses dans leurs pâles cloîtres pour le penseur, grandioses de foi pour le croyant. » Telle est la conception ruskinienne de la montagne.

Ruskin voit le Cervin, pour la première fois, en 1844. Il arrivait de Chamonix et la majesté des formes pleines du Mont-Blanc dominait son esprit. Aussi l’étrange apparition, ces arêtes passionnées, élancées, figées en plein élan, heurte de front son sentiment du relief alpin. Il part déçu, désorienté plutôt, et a soin de mettre entre cette visite et la suivante un intervalle de cinq années. Admirable prudence ! L’oubli, dans cette longue durée, n’a pas agi. Au contraire. Ruskin s’est contrôlé, il a pu faire des comparaisons, sa raison a travaillé et le désir de revoir le Cervin répond non pas à une simple fantaisie d’imagination, mais a un besoin d’esthétique. En 1845, il avait découvert à Venise la daguerréotypie, ce fut une révélation, et il revenait enthousiasmé à Lausanne. Aussi quelques années plus tard, à Zermatt (1849) sera-t-il le premier à photographier, ou, pour être exact, à daguerréotyper le Cervin. C’est alors qu’il s’enflamme pour ce pic magnifique (« le plus noble rocher du monde… un lion au repos »). Il en est fasciné. Le Cervin rayonne avec force au cœur du penseur. The Stones of Venice, commencé peu après, contient des pages saisissantes dédiées à la gloire de la fameuse cime et exprime l’aveu éclatant de la conversion de l’écrivain. À cette « grande masse de pierre plus sublime que tout autre monument élevé par les hommes », Ruskin dédiera une sorte d’hymne qui a la sérénité de ces énormes nuages immobiles dans la gloire dorée des soirs d’été :

 

Monument inaltéré, sculpté en des temps révolus, monument aux éternelles parois lesquelles conservent encore les formes qui y furent gravées dès le commencement et hausse comme un temple égyptien son front gracieux, doucement coloré par les soleils d’innombrables âges… Ces soleils qui s’élevèrent et déclinèrent sur lui continuellement, projettent encore la même ligne d’ombre de l’Orient à l’Occident, et, d’un siècle à l’autre, baisent le même revêtement pourpré des colonnes d’argile, durant que les déserts vont affluant et refluant à ses pieds…

 

En marge des Alpes, Ruskin ne dédaignait pas d’admirer les autres aspects des paysages helvétiques. En 1854, par exemple, il songe à publier un album de gravures des villes suisses. C’était reprendre suivant une formule nouvelle peut-être, les albums romantiques à la manière des imagiers de la fin du XVIIIe siècle. Au cours d’une profonde crise religieuse et philosophique (1859), il éprouve une fois de plus le besoin irrésistible, pressant, de se rapprocher des montagnes pour y chercher un apaisement à ses tourments, « une illumination ». Après une retraite à Chamonix, il rejoint ses parents à Vevey.

 

Nous étions tous du même avis sur Vevey. Mon père se sentait chez lui, d’un point de vue professionnel, dans les vignobles ; d’un point de vue sentimental, dans les Bosquets de Julie ; ma mère aimait les vergers de pommiers et les prairies de narcisses autant que moi ; pour moi, il y avait la Dent du Midi avec ses neiges éternelles dans le lointain, les Rochers de Naye, très accessibles pour grimper, Chillon, pour l’histoire et la poésie, et le lac, dans toute sa largeur, de Lausanne à Meillerie, pour donner des effets à la Turner avec le brouillard du matin et les couchers de soleil, et les clairs de lune, comme si la lune n’était qu’un immense glacier radieux d’or gelé.

 

Bien qu’adorateur des Alpes au sens littéralement religieux, Ruskin n’a pas été un alpiniste. Confié jeune encore, par ses parents à un guide de valeur : J. M. Couttet, de Chamonix, qui fut en quelque sorte son mentor, l’intransigeant apôtre de la beauté de la montagne a toujours préféré l’excursion à l’ascension ; sans doute, a-t-il franchi la plupart des cols et des glaciers et gravi deux ou trois sommets secondaires (Buet, Faulhorn, Rigi, Riffelhorn), mais encore une fois, Ruskin ne fut pas un grimpeur. Par contre il reste le premier Anglais qui admira les Alpes l’hiver. Par un paradoxe amusant, il avait été nommé membre de l’Alpine Club pour les mérites du T. IV des Modem Painters. Cependant, ce membre malgré lui du plus fameux d’entre les clubs alpins, détestait l’alpinisme. Sa véhémente diatribe à l’adresse de ceux qui n’approchent pas les Alpes avec tout le respect voulu, ainsi les alpinistes « qui transforment les cathédrales de la terre en mâts de cocagne » est demeurée classique. Whymper venait de vaincre l’Aiguille Verte (1865) et Ruskin en trépignait de rage. Environ quinze jours plus tard, la tragédie du Cervin, pour laquelle Michelet n’avait marqué que de l’indifférence, provoqua chez Ruskin une crise d’indignation et de mépris. L’esthéticien condamnait les escalades au nom de la morale outragée et souffrait dans ses sentiments les plus sacrés de voir la grande nature alpestre, selon lui, profanée. On peut imaginer avec angoisse la violence qu’affecteraient ses réactions devant l’alpinisme moderne qui, à grand renfort de pitons et à coups de marteaux, ne craint pas de forcer comme par effraction, toutes les faces de toutes « les cathédrales de la terre » !

Si Saussure fut l’initiateur de Ruskin dans la découverte des Alpes, Turner, qui aima la Suisse et en illustra les sites classiques, devint très vite son guide spirituel et son maître ; la vision du grand peintre anglais correspondait assez exactement à celle de Ruskin, habile à manier, lui aussi, le crayon ou l’aquarelle. D’autre part, par bien des points, Ruskin s’apparente à Michelet. Mais un Michelet autrement expressif ! « Les Alpes-initiation » de l’historien français, formule un peu vague, deviennent pour l’écrivain anglais une véritable mission divine ; Ruskin va amplifier dans tous les sens le rôle de cette mission, il l’étendra à tous les domaines, les montagnes sont l’œuvre de Dieu. C’est cette thèse qui animera et enrichira son œuvre entière sitôt qu’elle touche à l’esthétique, à la morale, à la poésie, à la géographie humaine. Avec une fougue mystique d’apôtre, il établira une sorte de philosophie de la montagne. En 1881, au seuil du drame, au moment où, comme Nietzsche, il va sombrer dans la folie, cet homme qui n’avait vécu que pour les Alpes et leur beauté pure, leur gloire et leur métaphysique, qui en avait fait sa foi et la raison même de sa vie spirituelle et intellectuelle, se souviendra d’elles. Et dans le pathétique tumultueux de cette âme aux abois, se lèvera cette lumineuse et dernière pensée : « Les seuls jours du passé que je puis considérer comme ayant été bien et sagement dépensés se sont écoulés en vue du Mont-Blanc, du Mont-Rose et de la Jungfrau. »

Ruskin qui, en 1869, occupait à Oxford, la chaire d’esthétique dont il fut le premier titulaire, traitait en 1874 le thème suivant jamais encore abordé dans aucune université anglaise ou étrangère : Alpes et Jura ! Quelle Université, où, et dans quel pays, s’inspirant de ce bel exemple ruskinien inscrira à son programme ce thème magnifique : Les Alpes, leurs valeurs historiques, spirituelles et intellectuelles ?

GEORGE SAND

1804-1876

CE qui frappe dans le romantisme français et les Alpes, c’est la disproportion entre la vision de l’écrivain et le sens de la réalité.

La littérature a faussé la sensibilité en peuplant de souvenirs et de rêves, souvent exaltés, l’atmosphère des paysages de montagne. S’il veut établir un jeu de symboles entre l’âme et le jaillissement des cimes dans l’espace, ou des rapports entre les sentiments et les rochers et les neiges, l’artiste perd aussitôt de vue la beauté naturelle des sites et jette à profusion dans son texte des images souvent grandiloquentes, belles souvent, mais d’une optique déformée. « Le touriste-Sand… cette Corinne qui porte un nom d’homme et qui fume des cigarettes » (Töpffer) n’échappe pas à cette critique.

George Sand semble avoir traversé la Suisse en allant dans le Tyrol par Venise (1834). Dix ans auparavant, elle avait vu les Pyrénées et son enthousiasme des hauteurs touchait à l’ivresse : « Je ne vais plus rêver et parler toute ma vie que montagnes, grottes, torrents et précipices. » On surprend un écho lointain de ce premier amour dans cette évocation passionnée :

 

… Mes amis, mes maîtres, mes frères, salut ! Et toi, ô grande Suisse ! ô vous, belles montagnes, ondes éloquentes, aigles sauvages, chamois des Alpes, lacs de cristal, neiges argentées, sombres sapins, sentiers perdus, rochers terribles ! ce ne peut être un mal que d’aller me jeter à genoux, seul et pleurant, au milieu de vous. La vertu ni la république ne peuvent défendre à un pauvre artiste chagrin et fatigué d’aller prendre dans son cerveau le calque de vos lignes sublimes et le prisme de vos riches couleurs. Vous lui permettrez bien, ô échos de la solitude, de vous raconter ses peines ; herbe fine et semée de fleurs, vous lui fournirez bien un lit et une table ; ruisseaux limpides, vous ne retournerez pas en arrière quand il s’approchera de vous ; et toi, botanique, ô sainte botanique ! ô mes campanules bleues qui fleurissez tranquillement sous la foudre des cataractes !… ô mes heures de solitude, les seules de ma vie que je me rappelle avec délices !

(Lettre à Evrard, 18 avril 1835.)

 

L’exagération romantique dont se gausse notre temps n’est pas un défaut. Elle révèle au contraire une sensibilité profonde et nuancée, une admirable sincérité. Mais avant tout est-ce une exagération ? N’aurions-nous pas, nous aussi, suivant les mêmes données, réagi exactement comme les romantiques ? En 1836, c’est le voyage de Sand à Chamonix en compagnie de Liszt, de la comtesse d’Agoult et du major Pictet. La caravane gagne la Suisse par la Tête-Noire, le col de la Forclaz et Martigny, et arrive à Fribourg. Là, dans la pénombre de l’austère cathédrale de St-Nicolas, Liszt, entouré de ses amis recueillis, improvise à l’orgue une fugue éblouissante dans laquelle il résume « à sa manière les idées, les sentiments, les impressions, réveillés par les incidents du voyage ». Et dans ces impressions les images souveraines des montagnes que Sand ne devait pas oublier.

Elle les oubliera même si peu, qu’elle contribuera à les diffuser en rééditant, et préfaçant en 1840, Obermann, l’ouvrage remarquable de Senancour, le plus grand poète de la montagne que compte la littérature française. L’action de ce roman se passe entre St-Maurice et le Val d’Illiez, mais surtout dans les escarpements des Dents du Midi. Obermann enthousiasme George Sand. Cet ouvrage, où pour la première fois un grand écrivain prenait comme thème les Alpes opposées à l’infini de l’âme et dégageait de cette analyse puissante une poésie subtile et douloureuse, la frappe profondément. Elle révèle ce livre entre autres à Mathew Arnold, lequel deviendra le disciple fervent de Senancour.

Plusieurs des romans de George Sand se sont annexé la montagne, mais un seul, les Alpes de Suisse, c’est Valvèdre. L’histoire se déroule en 1830. Le héros, Francis, arrive à Genève : ville étagée sur une colline, maisons austères, grands murs, jardins étroits et charmilles. Et brusquement Francis part pour le Mont-Rose. George Sand explique aussitôt la fantaisie de sa topographie : « Ce n’est pas un voyage, c’est une histoire d’amour. » Dès lors, puisqu’il s’agit d’amour, tout est possible, et cet enchaînement des tours de la cathédrale de Genève aux cimes du Mont-Rose se justifie aisément. En route, Francis séjourne dans un village que Sand appelle St-Pierre, quelque part dans le Valais :

 

Je vois encore les paysages grandioses qui se déroulaient sous les yeux, de toutes les faces de la galerie extérieure placée au couronnement de ce beau chalet… Un énorme banc de rocher préservait le hameau du vent d’Est et des avalanches. Ce rempart naturel formait comme le piédestal d’une montagne toute nue, mais verte comme une émeraude et couverte de troupeaux. Du bas de la maison partait une prairie en fleurs qui s’abaissait rapidement vers le lit d’un torrent plein de bruit et de colère dans lequel se déversaient de fières et folles cascatelles tombant des rochers qui nous faisaient face. Ces rochers au sommet desquels commençaient les glaciers d’abord resserrés en étroites coulisses et peu à peu disposés en vastes arènes éblouissantes étaient les premières assises de la masse effrayante du Mont-Rose dont les neiges éternelles se dessinaient en carmin orangé dans le ciel, quand la vallée nageait dans le bleu du soir. C’était un spectacle sublime…

 

Dans ce beau chalet, « espèce d’auberge pour touristes », Francis rencontre M. et Mme de Valvèdre. Valvèdre, alpiniste, géologue, météorologue, physicien, etc., pense, lui aussi, à escalader le Mont-Rose, cime encore inviolée[8]. Il a une charmante femme qu’il délaisse pour courir la montagne, deux belles-sœurs et trois enfants. Francis, comme il sied, tombe amoureux de Mme de Valvèdre pendant que Valvèdre, dont l’ascension au Mont-Rose tourne à la catastrophe, lance des fusées d’appel. Une caravane de secours arrive à temps pour le sauver d’une mort horrible. Et quand il rentre, Francis, le héros malheureux, va se promener en Suisse pour se calmer :

 

Je passai une dizaine de jours à me fatiguer les jambes et à m’exalter le cerveau. Je traversai les Alpes Pennines et je remontai les Alpes du Valais vers le Simplon. Du haut de ces régions grandioses, ma vue plongeait tour à tour sur la Suisse et l’Italie. C’est un des plus vastes et des plus fiers tableaux que j’aie jamais vus. Je voulus aller aussi loin que possible sur les croupes du Sempione italien, voir de près ses étranges et horribles cascades ferrugineuses qui à côté de fleuves de lait écumeux semblent rayer les neiges de fleuves de sang. Je bravais le froid, le péril et le sentiment de la détresse morale qui s’empare d’une jeune âme dans ces affreuses solitudes… En descendant de la montagne, j’oubliai tout, pour admirer le portique grandiose que je franchissais. Au bout d’une demi-heure de marche, j’avais laissé au-dessous de moi les glaciers et les cimes formidables ; j’entrais dans la vallée du Rhône que je dominais encore d’une hauteur vertigineuse et qui s’ouvrait sous mes pieds comme un abîme de verdure traversé de mille serpents d’or et de pourpre… Une brume rosée qui s’évanouissait rapidement me faisait paraître encore plus lointaines les dentelures neigeuses de l’horizon et les profondeurs magiques de l’amphithéâtre. À chaque pas je voyais surgir de ces profondeurs des crêtes abruptes couronnées de roches pittoresques ou de verdures dorées par le soleil levant et entre les cimes qui s’abaissaient graduellement, il y avait d’autres abîmes de prairies et de forêts.

 

Différents épisodes ajoutent au romanesque du livre, mais au fur et à mesure que le ton passionnel monte, les descriptions diminuent d’intérêt. Toutefois, en descendant le versant occidental des Alpes, Francis constate que « devant ces bassins alpestres, le peintre et le poète sont comme des gens ivres à qui l’on offrirait l’empire du monde ».

Il suffit de ces quelques citations pour montrer que si George Sand n’a pas été un descripteur de haute montagne – qu’on songe à l’époque à laquelle elle voyait les cimes, et qui donc s’en préoccupait en France à ce moment-là ? – elle a été le peintre sensible de la montagne dans ses différents caractères. On lui a reproché parfois d’avoir bâillé d’ennui à Chamonix, ce qui n’est pas exact. Dans sa Lettre à Charles Didier, elle insiste sur le spectacle étonnant des Aiguilles et du Mont-Blanc. Quant à sa fameuse réplique à Liszt, au Montanvert, en 1836 : « — Pourquoi ne pas avouer que vous trouvez cela beau ? — Parce que je n’aime pas la mort »…, il ne faut pas perdre de vue que c’est là une citation séparée de son contexte, que Sand ensuite n’est pas l’auteur de ce récit, et qu’il s’agit enfin d’un « conte fantastique » farci de boutades et de réflexions philosophiques et émaillé de fleurs de rhétorique. Quand plus tard elle évoquera dans une lettre à Liszt ses souvenirs de Chamonix, elle dira : « Les Neiges sublimes du Mont-Blanc… » Alors comment concilier sa soi-disant indifférence de naguère avec cette nostalgie émerveillée ?

La transposition d’une impression de montagne sur le plan musical se révèle à plusieurs reprises chez les romantiques. Non pas la transcription d’une émotion en sonorités, mais la recherche d’une œuvre de musique correspondant à l’émotion éprouvée. Pour George Sand, c’est l’Engadine qu’elle verra apparaître à travers certaines mélodies beethoveniennes : « … Plus exquise et plus vaste que les plus beaux paysages en peinture, la symphonie pastorale de Beethoven n’ouvre-t-elle pas à l’imagination des perspectives enchantées, toute une vallée de l’Engadine… où l’esprit et le corps se raniment, et, s’identifiant avec la nature, retombent dans un repos délicieux. »

Pour avoir tant aimé la montagne enfin, l’auteur d’Indiana eut le privilège d’être nommée membre d’honneur du Club Alpin Français, dès sa fondation, en même temps qu’Alexandre Dumas père, Gustave Doré, Stephen Liégeard et Jules Claretie.

MICHELET

1798-1874

ABANDONNANT l’histoire pour l’histoire naturelle, s’échappant du passé, des guerres et de la Révolution pour s’immerger dans la radieuse nature et sa vie profonde, Michelet compose son livre La Montagne et termine ainsi le quatrième chant de son « poème de la nature ». Dans ces pages qui tentent d’exprimer par synthèses tous les caractères de la montagne : scientifique, esthétique, intellectuel, et d’en dégager une forte leçon de moralité (« La montagne est une initiation… Sainte lumière, sois ma médecine ! »), la Suisse, comme il sied, joue un rôle de premier plan.

D’un sentiment entièrement différent des autres romantiques, Michelet verra les Alpes non comme un paysage inspirateur de poésie, mais suivant une conception idéale et philosophique, symbole de vie, de lutte et de mort. Chaque trait distinctif des régions alpestres deviendra une donnée démonstrative, la montagne un vaste laboratoire, on pourrait dire, idéologique. Entre deux exposés, l’historien, improvisé naturaliste, introduira une belle image descriptive, un tableau plein de grâce. Étudions donc ici le procédé, par coupes successives en quelque sorte, suivant lequel Michelet a vu les montagnes suisses[9]. L’eau d’abord.

Le thème de l’eau. « La Suisse a, dit-on, mille lacs. Nulle autre contrée du monde n’a ces superbes miroirs dans un tel degré de beauté. Tout pays qu’on voit après paraît sombre et, dirai-je, aveugle. Les lacs sont les yeux de la Suisse dont l’azur lui double le ciel. » Le lac a sa mission, son devoir à remplir, mais il a aussi sa grâce. « Entre les belles choses du monde deux sont accomplies, sans pair. Au lac de Genève, le beau, la noble et grande harmonie. Le sublime au lac de Lucerne. » Il y a aussi « le tragique petit lac d’Uri… qui a tout le caractère d’un dangereux taureau sauvage, brutal et capricieux ». Et, réminiscences historiques, les vents qui ne cessent de s’y heurter semblent y prolonger l’écho des guerres de l’indépendance helvétique. À l’arrière-plan, le patriarche des montagnes, le vénérable Saint-Gothard étale sa grandeur débonnaire. « Grand château d’eau… il fait de son énormité la conciliation des Alpes… Il garde peu, donne tout. » Les torrents, les cascades, les ruisseaux et les fleuves, frères des grands lacs, chacun met dans le paysage son charme et sa poésie humanitaire.

Le thème des fleurs. La montagne n’est pas que rudesse et séjour de désolation ; sitôt franchi le seuil des rocs et des glaciers, elle a aussi ses zones de paix et « ses rêves de fleurs ». Durant ses séjours en Suisse, Michelet, s’il a peu levé le regard vers les cimes, l’a beaucoup baissé sur les fleurs. À Bex, notamment, en 1867, il s’est donné aux fleurs des prairies avec un amour touchant. Au-dessus des prés parfumés, la Dent du Midi haussait « son sublime et noir granit », le Rhône austère roulait ses flots bleu grisaille, et Michelet, tout heureux, se laissait enivrer par « cette haute nature si grande, si indulgente, qui se révèle volontiers à ceux qui l’aiment beaucoup ». L’amour chez les fleurs lui suggère de nobles symboles. Mais il y a aussi les fleurs héroïques des hauteurs, fleurs des neiges, naïves, courageuses, seules habitantes de ces lieux dévastés, ravinés ; elles offrent leur douceur résignée aux rigueurs du sort.

Le thème des arbres. « L’arbre gémit, soupire, pleure d’une voix humaine. » Les arbres, ce sont les sauveurs, les vrais gardiens de la montagne. « Ils montent à l’assaut. Vent glacé, rocher nu. Ils montent. Ils étendent, ils attachent, comme ils peuvent, leurs maigres racines et tiennent à peine au sol. C’est en se pressant, en serrant leurs rangs, leurs légions, qu’ils se soutiennent entre eux et soutiennent aussi la montagne. » Et voici la forêt apaisante et profonde. « Spectacle magnifique, pour peu que dans la brume, le soleil introduise un oblique rayon. On dirait que la forêt fume. Et réellement, elle respire. » En plusieurs lieux de l’Engadine, Michelet a promené son idéal et son amour des choses. Mais c’est surtout à Pontresina qu’il s’est arrêté pour écouter vivre cet arbre des grandes altitudes, unique et merveilleux, dialoguer avec lui, l’admirer, le solitaire des derniers pâturages et des moraines, le seul qui pousse au bord du glacier et vit de sa lumière et de sa froidure : l’arolle !

 

L’hiver fend la pierre. Et l’arbre n’en tient compte. Il s’exaspère et rage, sans pouvoir effleurer cette forte et profonde vie. Les vents vont à l’assaut ; la furie des tourmentes lance, entasse la masse des neiges, ensevelit tout, non l’arolle. Il a le don royal de ne porter nul poids. On le revoit bientôt dégagé de ses neiges, les perçant, les jetant de ses bras vigoureux. Il reparaît paisible, toujours élève au ciel ses lustres magnifiques, dont chacun est orné d’un altier panache de feuilles… Nu, comme un bon lutteur, empoignant le roc nu de ses fortes racines, il attend l’avalanche, indomptable et superbe, dressant ses bras vainqueurs, et dans ces lieux de mort, protestant, témoignant de l’éternelle vie… Lumière ! vie éthérée ! sublime nourriture !… Ayant les siècles à lui, il ne se hâte pas. Il fait peu, il fait bien. Lentement, il travaille son admirable bois, l’amène à la perfection. Pour qu’il ait sa croissance, il ne faut que mille ans.

 

Le thème des pierres, des neiges et des glaciers ou thème de la mort de la montagne. « Rien que pierres. Grand silence… Chaos lumineux. » Sitôt que Michelet se détache des fleurs ou des arbres et regarde vers les hauteurs, on se rend vite compte que là, ses réactions sentimentales perdent de leur subtil frémissement. Déclamatoire et souvent d’une grandiloquente rhétorique, il n’a pas saisi, malgré quelques pages admirables, la magnificence mélancolique ou prestigieuse des hauts domaines de silence et de solitude. Il ne les condamne pas exactement, il ne les comprend pas. Le glacier, par exemple, le fera dès l’abord reculer d’horreur. En quoi il rejoint par là l’esprit du XVIIe ou de certains préromantiques. Son premier glacier est celui de Grindelwald. Par la croisée ouverte, il voit soudain « un je ne sais quoi d’énorme, éclatant, en mouvement », qui vient droit à lui. « Impression formidable dont l’effet, dit-il, ne serait pas plus grand si un astre tout à coup touchait la terre elle-même et la foudroyait de lumière. » Puis à l’examiner, il remarque que cette chose monstrueuse n’est pas si près pourtant et qu’elle ne bouge pas, en réalité. « Tout cela, miré au soleil, avait une dureté sauvage, un grand effet d’indifférence superbe pour nous autres d’en bas, le dirai-je ? un air d’insolence… Je me sentais méprisé et provoqué par ces énormités sauvages. Je leur dis assez brusquement : Ne faites pas tant les fiers ! Vous durez un peu plus que nous. Mais, montagne, mais, glacier, qu’est-ce que vos 10,000 pieds près des hauteurs de l’esprit ? » Puis il frappe d’anathème les écrivains qui, comme Rousseau ou Byron, ont introduit la littérature dans le cadre montagnard. La science alpine lui paraît suspecte et l’alpinisme lui fait horreur. Il ne faut en rien « profaner les Alpes… Il faut respecter ces lieux… Et maintenant, comme en voyage, derrière l’Alpe on voit se dresser encore une Alpe supérieure, je vois au delà de mon livre un autre qui commence ici : Régénération de l’espèce humaine ». C’est sur cette exhortation reprise de Rousseau et que railla Chateaubriand que Michelet achève son ouvrage. Vingt siècles d’histoire humaine l’avaient abattu, le pèlerinage alpestre lui restituait la vie de l’âme.

DICKENS

1812-1870

DICKENS devant la montagne, c’est quelque chose d’assez inattendu.

Très anglais dans son caractère comme dans son œuvre, Charles Dickens va affronter les Alpes, peut-être à son insu, au début tout au moins. L’auteur de Pickwick était déjà porté par les ailes de la renommée lorsqu’il va être mis en face des hautes montagnes ; il les contemplera longtemps, silencieusement, les aimera peut-être, sans trop les comprendre, constatera qu’il est très ému et un peu terrifié[10], et, par acquit de conscience, les introduira dans quelques-unes de ses œuvres.

Le retour d’un voyage en Italie (1844) amène l’écrivain au Simplon. C’était l’automne ; il venait de Milan et allait à Strasbourg. La neige recouvrait les hauteurs. Emmitouflé dans des couvertures, enfoncé dans un coin de sa voiture, Dickens grogne un peu tout en regardant ce paysage blanc qu’il trouve original. Avec ça il fait froid, et pour comble, il faut se colleter avec un aubergiste, indigne de ce nom, pour obtenir un piètre déjeuner. Alors, c’est ça la montagne ?… Goethe, Wordsworth, Byron, Shelley et tant de Français excités !… Il y va tout de même de ses impressions et il croit devoir noter : « Nous étions au sommet de la montagne ; devant nous une croix de bois grossière indiquait le point le plus élevé. Lorsque la lumière du soleil levant frappa d’un coup l’étendue neigeuse et la teignit d’un rouge violent, la solitude grandiose du paysage atteignit son point culminant. » Mais bientôt commence la descente vers le Rhône « et les villages suisses apparurent tassés au pied des monts géants, comme des jouets ». Dès Villeneuve, il longe les rives du Léman, s’extasie devant le château de Chillon et Lausanne lui plaît.

Dickens, en 1845, franchit de nouveau les Alpes, cette fois-ci par le Saint-Gothard. Ce massif puissant l’enthousiasme. Au col, il contemple, ravi, de larges névés rutilants de lumière. Il regagne la plaine par la vallée de la Reuss et devient lyrique : « Le pont du Diable : terrifiant ! Toute la descente entre Andermatt et Altdorf, la ville de Guillaume Tell, est ce qu’il y a de plus sublime de tout ce qu’on peut imaginer de paysages en Suisse. Mon Dieu ! quelle merveille que ce pays-là ! »

L’année suivante, Dickens a l’idée de se fixer en Suisse pour deux raisons : 1° y travailler en paix, et 2°, intention louable, faire des économies. Il quitte l’Angleterre en mai pour Lausanne où il s’installe avec toute sa famille (« des tonnes de bagages, des tonnes de domestiques et des tonnes d’enfants ! »), dans une villa à Rosemont. Tennyson vient le voir ; il écrit Dombey and Son, où il n’y a pas trace d’impressions alpestres. Mais pris soudain d’une émotion admirative, il se déverse dans le sein de son éditeur et il lui écrit qu’il a sous les yeux « de prodigieuses montagnes, le Simplon, le Saint-Gothard, le Mont-Blanc, et toutes les merveilles des Alpes entassées là en une sorte de terrifiante grandeur ». Puis, laissant sa plume, il prend son bâton ferré et part pour le Saint-Bernard. Ce col célèbre qui, de l’Empire romain au romantisme, a joué un rôle prépondérant dans l’histoire alpine, impressionne défavorablement Dickens. Les bons frères de l’hospice ne lui disent rien qui vaille, à part l’un d’eux qui lisait Pickwick. « Des pics et des pointes de glace et de neige éternelle qui bornent la vue de tous côtés, limitent le monde, un lac qui ne réfléchit rien, pas une forme humaine en vue ; tout est cerné de glace et de frimas… » Décidément, ce jour-là, Dickens était mal luné ! Il ne pouvait tout de même pas prétendre à rencontrer sur ce plateau désolé de 2500 mètres des palmeraies, des dattiers ou des tubéreuses ! Il continue, lugubre : « Un grand creux au sommet d’une chaîne de terribles montagnes, bordé de rocs brisés, avec des nuages fantastiques qui se promènent constamment au-dessus… C’est le lieu le plus caractéristique et personnel que j’aie jamais vu, même dans cet extraordinaire pays. »

Le même automne, il rentre en Angleterre, mais quelques années plus tard, il revient en Suisse (1853) avec Wilkie Collins et Augustus Egg. Il remonte la vallée du Rhône, s’étonne de l’âpre destinée des montagnards, il use une paire de souliers en traversant le Simplon, il en est surpris, contrarié même. Et dans la dernière auberge suisse où il passe la nuit, cinquante chats (c’est peut-être beaucoup !) dégringolés du toit devant sa porte mènent une sarabande effrénée, ce qui l’empêche de fermer l’œil. C’est son dernier voyage au « merveilleux pays ».

Si Dickens n’a pas eu des réactions très profondes devant la montagne, il est curieux de constater que c’est dans une œuvre d’imagination qu’il va jeter en vrac, et avec exagération, ses souvenirs du Saint-Bernard, du Saint-Gothard et du Simplon. En 1848, en effet, il avait publié, en collaboration avec Wilkie Collins, un roman invraisemblable : No Thoroughfare, histoire à dormir debout, dont le dénouement pathétique se passe dans les neiges du Simplon. C’est une nuit de neige ; des avalanches bondissent ; la tempête éclate ; de l’hospice, deux religieux et des chiens sortent, équipés pour porter secours à des voyageurs en détresse, « les terribles voix de la montagne » hurlent en démence, et quelque part une femme va mourir… « Les chiens, avec un aboiement joyeux, profond, généreux, s’enfuirent en bondissant... Chacun tenait dans sa gueule le coin de la robe d’une femme et la tirait. Elle caressait leur tête et avançait dans la neige d’une allure normale… Chers guides ! Chers amis du voyageur ! laissez-moi aller avec vous !… L’état de la lune montrait qu’il était urgent de ne pas perdre une minute, et, comme les chiens semblaient très inquiets, les deux hommes se décidèrent rapidement. Ils échangèrent la corde pour une plus longue. Ils attachèrent Marguerite en second… et ils partirent pour les refuges… L’horrible route était toute blanche et gelée. »

Ce roman met une note imprévue dans le chapelet d’impressions des grands écrivains à la montagne. Il illustre de manière amusante le sentiment de Dickens pour le décor alpin, auquel, par ailleurs, il n’ajoute absolument rien. Dans cette époque lourde de lyrisme, ce mélodrame amuse. Et Dickens, dans son admiration naïve pour le « terrifiant » paysage des hauteurs, a jugé sage de ne pas trop penser.

RICHARD WAGNER

1813-1883

LE romantisme dans la traduction de la nature alpestre offre toutes les tendances. Depuis l’expression directe du paysage tel qu’il se présente, c’est-à-dire la description pure, jusqu’à son interprétation philosophique ou même religieuse. La musique, par Schumann, Liszt et Wagner notamment, entre dans la lice romantique alpestre. Le thème montagnard ressuscité dans le domaine sonore, triomphe avec Richard Wagner par la tragédie musicale. Wagner, avec son âme ardente et son imagination sans cesse en effervescence, s’est épris d’emblée de la montagne suisse.

Le jour qu’il voit les Alpes pour la première fois (1849), il entend retentir sur-le-champ l’irrésistible et mystérieux appel de ces hautes terres bénies, son sort sera désormais lié à elles, et « il évitera tout ce qui pourra l’empêcher de s’établir là ». Wagner a beaucoup écrit sur la Suisse et sur le pittoresque de ses régions, mais n’aurait-il rien écrit du tout qu’il serait aisé de reconnaître dans plus d’un de ses opéras ses impressions des montagnes helvétiques : forêts, vallées, prairies, lacs, sommets, roches, neiges et glaciers. Dans son exaltation, dans sa ferveur, il a pétri tous ces éléments, amalgamé toute cette richesse lyrique qui éclate, s’épanouit, ruisselle en flots d’harmonies. Il attribue du reste lui-même une très grande valeur inspiratrice et créatrice à ces impressions. « La fraîcheur naturelle de certains motifs du Rheingold, note-t-il, me transporte sans fatigue au delà de tous les efforts de mon travail, comme si je me trouvais dans l’air pur de la haute montagne. » Pour Wagner, le retour à la nature, et l’on pourrait dire ici, le retour à la nature alpestre, est l’unique salut.

Si Wagner et Nietzsche purent différer d’avis sur le sens de la tragédie et sa destinée, un trait commun les rapproche : leur amour de la nature suisse. Et en cela ils furent des marcheurs, des errants passionnés. Wagner accomplit « son premier voyage d’exploration » en Suisse alors qu’il venait de s’arracher « à la brume puante de Paris ». Il parcourt à pied le Toggenbourg et n’arrête sa course que lorsque le lac de Constance vient mourir à ses pieds. Son excursion l’enthousiasme, mais il exige plus de solitude. C’est aussi le désir de Rancé au seuil du renoncement suprême, et l’abbé de Comminges qui connaît dans les montagnes des sites « si affreux et si éloignés de tout commerce » se garde bien de les révéler au futur réformateur de la Trappe. Richard Wagner, pour fuir les hommes et le monde, cherche une retraite en Valais, « un endroit le plus sauvage possible » ; il ne l’y trouve pas (il avait sans doute bien mal cherché !) et regagne l’Oberland bernois. Puis, repris par le goût de la vie, il rentre finalement à Zurich.

Le 28 août 1850, jour de la première de Lohengrin, à Weimar, il se réfugie au Rigi où le spectre du Brocken lui apparaît. De ce phénomène météorologique il ne tire nul présage, par contre, ce qui est mieux, le Rigi lui suggère le motif principal du chant de la flûte du berger (dernier acte de Tristan), mélodie jouée là-haut par le cor des Alpes, sur les gazons où glissent les brumes. Ces Préalpes déjà sauvages touchent les puissances d’âme de Wagner et dans une lettre à Ritter on trouve cette confidence : « Venez ici, au fin fond des Alpes, personne ne m’en fera sortir : j’y suis très bien ! » Entre toutes les montagnes de Suisse, Wagner préfère le Rigi et le Pilate. « Tu sais, mande-t-il à Liszt, combien j’aime le lac des Quatre-Cantons : le Rigi et le Pilate sont devenus maintenant une des nécessités absolues de ma vie. Je m’y trouve dans une profonde solitude. » Et à Mathilde Wesendonk : « Je me réjouis énormément de revoir Lucerne et je me promets une résurrection complète, une immense jouissance de mes escalades hebdomadaires au Rigi et au Pilate. » En 1866, il conduit au Pilate Cosima de Bülow, sa future femme, et c’est encore vers le Pilate qu’il se tourne, brisé par l’orchestration du Crépuscule des dieux ; il passe un certain temps dans une auberge rustique sur les flancs de sa montagne aimée. Il traverse pour la première fois un névé au Sæntis et son ami Ritter a le vertige. Une autre fois, en franchissant le Surenenpass, son compagnon tombe dans un torrent, ce qui l’obligera « d’exécuter une promenade très solitaire en plein-air, le corps nu ». Pour récupérer ses forces chancelantes, après la composition de la Walkyrie, le génial compositeur, une fois de plus, demande à la montagne son apaisante influence. Wagner part pour l’Oberland bernois. De Grindelwald, il gravit le Faulhorn. De cette cime, belvédère merveilleux, il s’abîme dans une contemplation « sublime et redoutable » de la chaîne prestigieuse des hautes montagnes bernoises. Entre lui et les glaciers rutilants, sur cette éminence verte sertie par les neiges du fond, Byron, comme lui, cinquante ans auparavant, avait subi le même sortilège et redescendait dans la vallée l’âme troublée ; là, Manfred devait naître de cette rêverie, et peut-être ici s’élaboraient encore dans une obscure clarté de genèse les premiers accords de Parsifal. Puis, par la vallée du Hasli, Wagner arrive à l’hospice du Grimsel. « Sur la cime du Siedelhorn, écrit-il, je jouis de la vue admirable que présentent les colosses de l’Oberland, quand on peut les contempler du sommet de l’un d’eux. Je fus ébloui par l’aspect subit des Alpes italiennes avec le Mont-Blanc et le Mont-Rose. »

La nostalgie de la haute montagne le poursuit. Wagner reprend son alpenstock. Le voici au Glærnisch, puis au col du Julier. C’est en 1853 ; il descend dans l’Engadine : « En pénétrant dans le massif de la Bernina, dont la beauté surpasse même celle du Mont-Blanc, nous avions compté qu’une jouissance extraordinaire nous récompenserait de nos peines. Malheureusement elle fut gâtée, pour mon compagnon, par les trop grandes fatigues qu’entraîna notre marche à travers cet admirable glacier. » Quant à Wagner, il est bouleversé par « l’auguste sainteté de ces solitudes et du silence » et il éprouve le sentiment « de la quiétude presque engourdissante que les choses inanimées répandent sur la vie bouillonnante du corps ». L’étrange beauté des glaciers le possède, il veut se rapprocher de ces hauteurs sublimes, en dévoiler le mystère. Sur la Mer de Glace, à Chamonix, l’envie folle le prend de partir pour le col du Géant et pendant son séjour à Genève en 1866, il monte et remonte à son cher « vieux Salève ». De cette crête dénudée, merveilleux îlot qui flotte dans l’éther azuré entre les neiges éblouissantes du Mont-Blanc en plein ciel et la nappe bleuissante du Léman doucement allongée là-bas, sous des vapeurs chatoyantes, Wagner rêve… Sa musique sans doute exaltera ses rêveries devant les Alpes, mais il est tout de même dommage qu’on n’ait pas publié ses lettres sur « la formation des Alpes ».

Mais Wagner rêvera aussi ailleurs que sur des arêtes alpestres. Il voit le Tessin, l’aime, et Lugano devient pour lui quelque chose de « divin ». Ce n’est pas par hasard que les rives admirables du lac des Quatre-Cantons (Lucerne, puis Tribschen) devinrent sa retraite de prédilection. « Le Rigi et le Pilate (il y insiste) sont des éléments essentiels de ma raison d’être ! » Brunnen demeurera son « vieux lieu préféré », et Seelisberg « la découverte la plus charmante faite en Suisse ». Quant à Zurich et sa verdoyante campagne, où Wagner fit de nombreux et longs séjours, il en parle avec une ferveur communicative ; de nombreux thèmes frémissants y naquirent, ainsi qu’à Lucerne et Tribschen : l’Enchantement du Vendredi-Saint, la Walkyrie, les Murmures de la forêt dans Siegfried, le Chant du cygne dans Parsifal, Tristan et Iseult, l’idylle de Tribschen (Siegfried-Idyll), qu’il jouera à Noël, à Tribschen[11], devant Cosima, Nietzsche et Hans Richter.

L’amour de Richard Wagner pour la montagne et la séduction passionnée que celle-ci exerça sur son inspiration créatrice, expliquent le rôle des hauteurs dans sa musique et certains de ses décors. Wagner redonnera à la montagne ce caractère d’austérité sacrée que lui conféraient l’antiquité et les légendes du moyen-âge. Ailleurs, dans ses remarques scéniques sur les Nibelungen, le musicien parle des murailles rocheuses, des brouillards qui s’y effilochent, des nuages errants, des cols, des gorges, etc. De tumultueuses tempêtes traversent son œuvre, l’exaltent, la brassent comme le vent des hauteurs dans des bouillonnements de brumes. Et ses héros et ses dieux se plaisent à vivre dans des sites montagneux idéalisés, ou mieux, synthétisés.

On sait maintenant comment les paysages de Suisse, plaine et montagne, ont collaboré au drame musical wagnérien. À Paris, Richard Wagner écrira : « Laissez-moi encore créer les œuvres que j’ai conçues dans cette Suisse sereine et merveilleuse en face des montagnes sublimes ; ces œuvres sont grandioses et nulle part ailleurs je n’aurais pu les concevoir. Laissez-moi les achever, alors j’aurai fini ma tâche et je serai délivré. »

THÉOPHILE GAUTIER

1811-1872

HUIT ans avant son excursion en Valais, Gautier, de la crête des Vosges, voit surgir à l’horizon « comme des nuages frappés de soleil, les cimes neigeuses des Alpes ». Cette vision lointaine n’était toutefois pas la première apparition des hauteurs dans la vie du poète. Les Sierras espagnoles l’avaient déjà séduit, séduction passionnée même d’où jaillit cette confidence : « J’aime d’un fol amour les monts fiers et sublimes ! » Ce coup de foudre exprime du reste admirablement l’attitude des romantiques à la montagne. De Goethe à Théophile Gautier, en passant par Shelley, on relève dans ce siècle, vibrant comme une harpe éolienne et frémissant d’une sensibilité nouvelle, l’émerveillement des hommes devant le paysage alpestre. Gautier, en qui vient mourir la grande tradition romantique, a exprimé sur un ton nouveau, description précise servie par un style net d’une admirable richesse d’expression, cette beauté et cette poésie. Le peintre qu’il fut se survit et s’exalte dans l’écrivain alpestre.

Dès 1850, Théophile Gautier entre en contact avec les Alpes suisses. Il leur demeurera toujours fidèle et son œuvre va s’enrichir de radieuses impressions. En réduisant à une vue cavalière ses pérégrinations montagnardes, on verra que, comme dans ces planches naïves des topographies de la renaissance qui montrent une région montagneuse, de la plaine aux sommets, sur une échelle verticale, Gautier, parti de la plaine – Genève –, gagnera les hauteurs par de charmants détours. Le poète va s’enthousiasmer pour le Léman, muser dans les vallées, rêver sur les hauts pâturages, et, en fin de compte, adorer dans leur froide solitude les cimes neigeuses, qui, jadis, l’avaient saisi, vues des crêtes d’Alsace.

Du lac Léman, cette miraculeuse aquarelle : « On se demande si c’est de l’eau, du ciel ou la brume azurée d’un songe que l’on a devant soi… Toute cette journée a passé comme un rêve, dans un bain de lumière tendre et bleue… Les montagnes prennent des nuances inimaginables, des gris argentés et perlés, des teintes de rose, d’hortensia, et de lilas, des bleus cendrés comme des plafonds de Paul Véronèse. » Entre cette féérique évocation de l’eau, prestigieuse orchestration de couleurs, et le pèlerinage au Mont-Blanc et au Cervin, on relève dans cette éclosion sensible du poète mis en contact avec la montagne un curieux élément de transition : la photographie. La photographie, en effet, commence, elle aussi, la conquête des cimes, et Gautier, grâce à ces documents inédits dans l’iconographie alpestre, va enfin pouvoir contempler de près « ce prodigieux spectacle qui restitue à la terre sa beauté d’astre défiguré par l’homme ». Les frères Bisson venaient, pour la première fois (1862), de photographier des sites de haute montagne – ascensions du Mont-Blanc et du Mont-Rose – et, grisé par cette vision étonnante, « absolument lunaire », Gautier consacre à ces régions qu’il aimait d’en bas, par instinct, sans les imaginer exactement, des pages curieuses dont l’inspiration oscille entre les effusions lyriques d’un Byron et la vision mythologique d’un Victor Hugo. C’était en quelque sorte son initiation à la haute montagne, celle des quatre mille mètres. Ces sentiments, le poète allait pouvoir quelques années plus tard (1868) les vérifier sur le plan de la réalité.

De Bex, en poussant une pointe dans le Val d’Illiez jusqu’à Champéry, le poète part pour Viège et Zermatt. Deux jours plus tard, il voyait brusquement au dernier contour de la vallée de St-Nicolas, le Cervin « s’élancer d’un seul jet vers le ciel ». Zermatt et le Cervin, c’est bien là le grand moment sensible de cet ultime pèlerinage de Théophile Gautier aux Alpes suisses. Le Cervin, ignoré hélas ! de tous les romantiques en raison de son éloignement et mis à la mode par Ruskin d’abord, puis par Whymper qui, en 1865, en avait réussi la première ascension marquée d’une ténébreuse tragédie, le Cervin va enflammer l’imagination de Gautier, comme il enflamma celle de ses prédécesseurs, artistes et savants[12].

Hissé sur un mulet, Gautier, le jour même de son arrivée à Zermatt, monte au Riffel, afin de pouvoir contempler dans sa splendeur « l’élancement désespéré du Cervin ». Le soir, au clair de lune, de la terrasse de l’hôtel, il admire, muet, « le plus magnifique spectacle qu’il soit donné à l’homme de voir… »

 

Le ciel, d’une sérénité glaciale, avait des teintes d’acier bleui, comme un ciel polaire, et sur le bord il était dentelé bizarrement par les silhouettes sombres des montagnes formant le cercle de l’horizon… L’immense bloc, d’un noir violet, dessinait ses arêtes hardies sur le vide, élevant sa pyramide solitaire… Auprès de lui, le long de son flanc le plus abrupt, montait lentement une énorme lune, ronde, à plein disque, d’un jaune blafard…

 

Et le matin suivant, à l’aube, de cette même terrasse, promontoire avancé au seuil de cet océan de cimes, comme le Combourg de Chateaubriand face à l’Océan, Gautier prolonge sa rêverie :

 

Du côté de l’orient une lueur d’or rougi colora une bande de petites nuées clapoteuses comme une mer agitée qui s’allongeait en écumant sur la crête d’une zone de montagnes lointaines. Quelques minutes après scintilla sous le flanc de l’étroit nuage comme un fourmillement d’écailles de feu, et un mince segment de disque apparut au-dessus du pic. Aussitôt s’alluma sur l’extrême pointe du Cervin une légère flamme rose, comme si un guetteur invisible eût voulu signaler la présence du soleil… Le soleil montait et la teinte divine descendait, illuminant la moitié du pic gigantesque ; mais déjà des nuances d’or se mêlaient à cette pourpre idéalement rosée. Alors toutes les cimes s’allumèrent comme des trépieds à l’entour d’un candélabre colossal et, selon les rites mystérieux de la nature, célébrèrent en chœur le lever de l’astre.

 

Ces images, évocatrices comme du Debussy, n’ont pas leur équivalent dans toute la littérature romantique.

L’alpinisme, thème également nouveau, comme le Cervin, retient l’attention de Gautier. Balzac avait introduit le ski dans la littérature française, Gautier sera le premier, lui, à y défendre avec intelligence la corde et le piolet. À Zermatt, il croise une caravane[13] qui redescend du Cervin. Cette rencontre le frappe. Il analyse sa surprise, il s’interroge, il groupe les différents éléments psychologiques de son impression, il les apprécie et conclut : « Le pic a sa fascination comme l’abîme… Quoi que la raison y puisse objecter, cette lutte de l’homme avec la montagne est poétique et noble. Ils (les alpinistes) sont la volonté protestant contre l’obstacle aveugle, et ils plantent sur l’inaccessible le drapeau de l’intelligence humaine. »

Quelques jours plus tard, Théophile Gautier quittait la Suisse, « souffrant, disait-il, d’une courbature d’admiration ».

TOLSTOÏ

1828-1910

TOLSTOÏ ne vint qu’une fois en Suisse (1857). C’était son premier voyage à l’étranger depuis sa récente démission de capitaine d’artillerie en second et il avait soif de liberté. Il débarque à Paris en janvier, y passe trois mois agréables avec Tourgueniev, puis il part pour Genève. Le 6 avril, il avait assisté à une exécution capitale à la Roquette, et environ un mois plus tard (« La guillotine pendant longtemps me poursuivit ; malgré moi je regardais de tous côtés. »), il s’installe pour de longues semaines sur les rives du Léman, à Clarens.

Mis en présence de ces classiques paysages helvétiques, Tolstoï éprouvera des réactions très différentes des romantiques français ou anglais. D’abord un mépris parfait pour tous les souvenirs intellectuels. À Clarens, il notera simplement que « dans ce même village a demeuré la Julie de Rousseau ». Nulle exaltation à cette évocation qui avait arraché des larmes à Goethe et fait pâlir d’une émotion sacrée tant d’autres grands écrivains. Ensuite, l’idée de dégager d’un paysage une leçon de morale, d’en donner une définition intellectuelle ou esthétique ne l’effleure même pas. Ses ambitions seront dénuées de toutes complications et il se contentera d’être heureux dans un beau pays : « Je n’essaierai pas de vous dépeindre la beauté de ce pays, surtout à présent, quand tout est en feuilles et en fleurs, je vous dirai seulement qu’à la lettre il est impossible de se détacher de ce lac et de ces rivages et que je passe la plus grande partie de mon temps à regarder et à admirer en me promenant ou bien en me mettant seulement à la fenêtre de ma chambre. »

De subtiles analyses de paysages composeront de ravissants croquis, une sensibilité très vive des couleurs, le don de voir l’essentiel, et de le faire voir. Un jour, au cours d’une promenade en bateau il écrit :

 

Le temps clair et bleu. Le Léman bleu vif avec des points blancs et noirs des voiles et des barques brillait presque de trois côtés à nos yeux. Près de Genève, dans le lointain du lac, l’air chaud tremblait et s’obscurcissait. Au côté opposé s’élevaient, droites, les vertes montagnes de la Savoie, avec des maisonnettes blanches à leur pied et une grande faille qui avait l’air d’une femme blanche en costume ancien. À gauche, au-dessus des vignes, très près d’elles dans les bosquets vert sombre des jardins fruitiers, Montreux se profilait nettement avec sa gracieuse église accrochée à la pente. On voyait Villeneuve au bord même, avec ses toits de fer brillant au soleil ; la profonde et mystérieuse vallée avec des montagnes entassées les unes sur les autres ; le blanc et froid Chillon, sur l’eau même et la petite île chantée qui se dresse joliment en face de Villeneuve. Le lac frissonne à peine. Le soleil frappe perpendiculairement sa surface bleue, et les voiles déployées semblent immobiles…

 

Sans aucun artifice, sans effet savant ou brillant, Tolstoï arrive avec une aisance naturelle à rendre sensible la fraîcheur agreste de ce tableau qu’il dépeint. Mais voici que dans sa rêverie heureuse éclot un sentiment nouveau. La beauté du paysage l’aveugle, le saisit avec soudain une force inattendue : « Aussitôt je voulais aimer, je sentais même en moi l’amour de moi-même ; je regrettais le passé ; j’espérais en l’avenir. J’étais heureux de vivre, je voulais vivre longtemps, longtemps, et l’idée de la mort se revêtait d’une horreur enfantine, poétique. Parfois même, assis seul dans le jardin ombreux, contemplant ces rives et ce lac j’éprouvais une sorte d’impression physique, comme si la beauté, à travers mes yeux, pénétrait dans mon âme. »

Pas de mise en scène dans ces descriptions ; la nature se livre dans toute sa tendresse et ses multiples attraits à qui l’aime et la voit avec une âme simple. Et Tolstoï, malgré la puissance de ses idées, la richesse de ses sentiments, ce caractère ardent immergé dans le paysage, ce chercheur mystique et tourmenté de toutes les angoisses humaines, conservera une âme enfantine. Lorsqu’il monte aux Avants « l’odeur du printemps » le frappe. Et autour de cette odeur, si l’on peut dire, viennent se grouper les éléments impondérables qui la composent et créent son atmosphère : couleurs, bruits, clarté. En quelques touches, Tolstoï suggère avec une étonnante acuité la vision des choses et rend sensible leur âme. Une sensualité heureuse anime son amour des sites. Dans le vallon vert pâle des Avants, la présence des narcisses l’enthousiasme.

Le jour du départ arrive. Il quitte Clarens à pied pour Fribourg ; un jeune ami d’une dizaine d’années, le petit Sacha, l’accompagne. Le 28 mai, les deux camarades gravissent, ravis comme deux écoliers en vacances, les pentes de Jaman et bientôt ils parviennent au col. Là, ils s’arrêtent et, tournés vers le lac, contemplent, silencieux, l’immensité baignée de lumière qui soudain s’offre à eux :

 

En bas on entendait rouler les courants, près de nous ruisselait l’eau des neiges et, au tournant du sentier, de nouveau nous avons aperçu au-dessous de nous le lac et la vallée à une profondeur effrayante. Là-bas, les monts de la Savoie étaient tout à fait bleus, le lac seulement plus sombre, les sommets éclairés par le soleil, nettement rose pâle. Il y avait davantage de montagnes neigeuses, elles paraissaient plus hautes et plus variées. On apercevait sur le lac les voiles et les barques comme des points à peine perceptibles. C’était beau, même extraordinairement beau. Mais ce n’était plus la nature qui était belle, c’était quelque autre chose… J’aime la nature quand de tous côtés elle m’entoure et ensuite se développe dans le lointain, mais quand je m’y trouve. J’aime quand de tous côtés m’entoure l’air chaud, qui se répand dans le lointain infini, quand cette même herbe grasse que j’ai écrasée en m’asseyant fait la verdure des champs infinis… Et ces petits espaces nus, froids, déserts, et quelque part, au loin, quelque chose de beau caché par le voile du lointain ! Mais ce quelque chose est si loin qu’il ne donne pas le plaisir principal de la nature. Je ne me sens pas partie du tout. Le lointain infini est beau, mais, je suis sans aucun lien avec lui.

 

En cours de route, Tolstoï modifie son itinéraire. Il renonce à la Gruyère pour Château-d’Œx, d’où il gagne Lucerne en diligence, par Zweisimmen et Thoune. Son projet était d’entreprendre un grand voyage dans le nord de la Suisse, de descendre le Rhin et de gagner l’Angleterre. Arrivé à Lucerne, il ne résiste pas au plaisir d’y passer quelques jours. Cette « délicieuse petite ville » lui suggère deux nouvelles curieuses, l’une Lucerne, l’autre le Journal du Prince Nekludov, avec, dans l’une comme dans l’autre, descriptions de décors suisses. Un jour, de son hôtel, à Lucerne, il écoute un musicien ambulant qui chante en s’accompagnant de la guitare ; son regard erre sur le lac sauvage ; la mélodie ensorcelante semble se fondre dans le paysage et l’émeut :

 

Toutes les impressions de la vie, tout à coup, prirent pour moi un sens et un charme particuliers. Dans mon âme, une fleur fraîche, parfumée, parut s’épanouir. Au lieu de la fatigue, de la distraction, de l’indifférence pour tout au monde que j’éprouvais un moment avant, je sentais tout à coup le besoin de l’amour, le plaisir de l’espoir, la joie irraisonnée de vivre. « Que vouloir ? que désirer ? » me dis-je involontairement. « Regarde, la beauté et la poésie t’environnent de toutes parts. Respire-les à pleine poitrine, jouis-en autant que tu le pourras. Que te faut-il encore ? Tout est à toi, tout est bien… »

 

Par Schaffhouse, Tolstoï quittait la Suisse peu après. Il n’y reviendra plus. Mais comment ne pas évoquer le vieillard à barbe blanche arpentant la route désolée de la plaine russe, un soir d’arrière-automne, et venant mourir presque seul dans une petite gare de campagne sans se souvenir de Tolstoï dans la force de l’âge, gravissant les pentes du col de Jaman et, ivre d’espérance, prenant possession de l’espace, du lac et des montagnes ?

NIETZSCHE

1844-1900

NIETZCHE a fait de la Suisse sa seconde patrie et sa terre d’élection. Bâle, les Alpes vaudoises, le Léman, l’Oberland bernois, Lucerne, Zurich, reçurent tour à tour le philosophe errant, sans cesse à la poursuite d’idées nouvelles et absorbé dans de lointaines visions. Mais aucune de ces régions ne sut retenir cette mystérieuse destinée. Il tombe gravement malade. Il se soigne en Engadine. Saint-Moritz d’abord apaise ses maux. Mais au fur et à mesure que ses forces renaissent et que son esprit retrouve ses assises, Nietzsche s’habitue au paysage, sa sensibilité s’use, il est repris par ses angoisses, il va repartir, reprendre ses perpétuels vagabondages. Quand le hasard lui fait découvrir (1881) « un coin paisible… Jamais encore, dit-il, je n’ai goûté autant de calme qu’ici ; les chemins, les forêts, les lacs, les prairies y semblent créés pour moi ; et les prix ne sont pas trop disproportionnés à mes moyens… Cet endroit s’appelle Sils-Maria ».

Sils-Maria ! C’est là, dans cette retraite engadinoise au nom si doux et harmonieux, que pendant sept années consécutives, Nietzsche reviendra passer des semaines ou même des mois, fidèle à ces solitudes alpestres. Au début, pour un franc par jour (les temps ont changé !), il loue une chambre dans un chalet, et l’auberge voisine lui fournit les repas. Épris de simplicité et menant une vie quasiment ascétique, Nietzsche, dans sa chambre rustique de Sils, écrira ses livres les plus fameux, entre autres Le Voyageur et son ombre (dont le titre primitif était « Suites de Saint-Moritz ») et Ainsi parlait Zarathoustra, ouvrages, notamment le dernier, dans lesquels la montagne tient une place considérable. « Celui qui sait respirer l’atmosphère qui remplit mon œuvre sait que c’est une atmosphère des hauteurs, que l’air y est vif. Il faut être créé pour cette atmosphère sinon l’on risque beaucoup de prendre froid. La glace est proche, la solitude énorme, mais voyez avec quelle tranquillité tout repose dans la lumière. » Nietzsche ne sent pas les Alpes en romantique. Avec lui, nulle rêverie sentimentale, nul désir confus, nulle vaine exaltation. Ses réactions seront nettes, précises, dures, presque toujours sur le plan de l’abstraction. Ici, un symbole, là, une comparaison, là encore un thème d’ordre moral ou esthétique. « Mon impatient amour déborde comme un torrent,… Mon âme bouillonne dans les vallées, quittant les montagnes silencieuses et les orages de la hauteur. » Dans cette âme, miroir éclatant, les Alpes se réfléchissent en valeurs intellectuelles. Mais il n’y a pas que des images transposées. Quand Nietzsche le veut, il dépeint la montagne en grand artiste. Des descriptions sobres, des évocations finement nuancées, une vision admirablement simplifiée. On croirait lire un poète de l’antiquité :

 

J’ai jeté un regard à mes pieds, en passant par-dessus la vague des collines, du côté de ce lac d’un vert laiteux, à travers les pins austères et les vieux sapins : autour de moi gisaient des roches aux formes variées et sur le sol multicolore croissaient des herbes et des fleurs. Un troupeau se mouvait tout près de moi, se développant et se ramassant tour à tour ; quelques vaches se dessinaient dans le lointain, en groupes pressés, se détachant dans la lumière du soir sur la forêt de pins : d’autres, plus près, paraissaient plus sombres. Tout cela était tranquille, dans la paix du crépuscule prochain. Le taureau du troupeau était descendu dans la blanche écume du torrent et il remontait lentement son cours impétueux, résistant et cédant tour à tour : ce devait être là pour lui une sorte de satisfaction farouche. Deux êtres humains à la peau brunie, d’origine bergamasque, étaient les bergers de ce troupeau : la jeune fille presque vêtue comme un garçon. À gauche des pans de rochers abrupts, au-dessus d’une large ceinture de forêt, à droite deux énormes cimes de glace, nageant bien au-dessus de moi, dans un voile de brume claire, – tout cela était grand, calme et lumineux. La beauté tout entière amenait un frisson, et c’était l’adoration muette du moment de sa révélation. Involontairement, comme s’il n’y avait là rien de plus naturel, on était tenté de placer des héros grecs dans ce monde de lumière pure aux contours aigus (de ce monde qui n’avait rien de l’inquiétude et du désir, de l’attente et des regrets) ; il fallait sentir comme Poussin et ses élèves : à la fois d’une façon héroïque et idyllique.

 

L’existence de Nietzsche à Sils-Maria n’était pas toujours celle d’un farouche solitaire. Il lui arrivait parfois de se départir de ses longues retraites pour se mêler aux touristes et de se choisir des amis. Plus d’un qui l’a rencontré là-haut, au cœur même de son allégresse, (« sereine est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin ! ») a pu résumer ses impressions par ces mots étonnants : « Il était si ingénu dans sa joie ! » Si ingénu dans sa joie ! Cette joie, c’était toute la montagne, depuis la fleur et l’insecte jusqu’aux sommets où tonnent les avalanches. « Rien que pour en être spectateurs nous monterions volontiers sur des montagnes plus hautes que celle-ci. Car nous sommes venus, avides de spectacle, nous voulions voir ce qui rend limpide des yeux troubles. » Cette ingénuité dans la joie, éclatante de lyrisme, explique et éclaire le génie de Nietzsche. Une lettre à son ami Peter Gast (14 août 1881) révèle cet état d’âme, on pourrait presque dire, cet état de grâce : « Enfin, le soleil d’août luit sur nous, l’année s’enfuit, tout devient plus silencieux et plus paisible sur les montagnes et dans les forêts. À mon horizon, des pensées se sont levées, telles que je n’en ai pas encore connues, – je n’en veux rien laisser deviner ; et je veux demeurer moi-même dans un repos que rien ne trouble. Il faudra bien que je vive encore quelques années ! Je suis parfois hanté par la sensation de vivre une vie très dangereuse, car je suis une de ces machines qui peuvent éclater. L’intensité de mes sentiments me fait frémir et rire : voici plusieurs fois déjà que je n’ai pu quitter la chambre parce que – raison ridicule – mes yeux étaient enflammés. Et pourquoi ? J’avais trop pleuré chaque fois la veille au cours de mes promenades ; et ce n’étaient pas des larmes sentimentales mais des larmes d’allégresse ; je chantais en même temps et disais des folies, tout empli d’une vision nouvelle, que j’avais avant les autres hommes… » Cette vision nouvelle dans le décor grandiose et sauvage d’une vallée de l’Engadine, allait enfanter Zarathoustra.

Il ne faut pas chercher dans la vie de Nietzsche à la montagne ni l’alpiniste, ni l’anecdote, ni le pittoresque. Nietzsche n’a jamais gravi de cimes, mais il a parcouru les montagnes en marcheur infatigable. Sous ses lourds brodequins les pierres des éboulis se sont tassées, il a foulé la neige des névés, longé la base des murailles et scruté l’abîme. Il n’est point nécessaire, du reste, d’escalader des pics ou de toucher un sommet pour se faire une idée de l’alpinisme ou du caractère de la haute montagne. De certains points à mi-hauteur, on peut suffisamment voir et apprécier. L’alpinisme est une dure école de volonté et de discipline. « Avez-vous du courage, ô mes frères ? Êtes-vous résolus ? Non pas du courage devant des témoins, mais du courage de solitaires, le courage des aigles dont aucun dieu n’est plus spectateur ? » L’homme, dans ces âpres solitudes verticales où règnent, souveraines, la pierre et la glace, n’a pour vaincre que son audace et son intelligence. « Celui-là a du cœur qui connaît la peur, mais qui contraint la peur ; celui qui voit l’abîme, mais avec fierté. Celui qui voit l’abîme, mais avec des yeux d’aigle, – celui qui saisit l’abîme avec des serres d’aigle : celui-là a du courage ! » Soyez durs ! dit Nietzsche, le moindre indice d’abandon signifierait un pas vers la mort : « Arrête et reviens en arrière, là il y a du verglas ! prends garde, prends garde que ton orgueil ne se casse les jambes ici ! » Ainsi le « vivre dangereusement » qui est la seule manière de vivre de l’homme dans les hauteurs devient, appliqué à l’existence quotidienne, la doctrine nietzschéenne. Et si Nietzsche a aimé la montagne avec cette passion ingénue et tragique, c’est qu’il a vu en elle l’image même de la vie. « Voisin du soleil, voisin de l’aigle, voisin de la neige ! » Magnifique symbole qui n’est du reste pas nouveau, il a servi de thème à presque tous les romantiques, mais Nietzsche, le premier, en a pris conscience avec une acuité exacte, en a dégagé le caractère avec force, et ce qui est mieux, a su le rendre compréhensible.

« Mes Muses, écrivait Nietzsche, demeurent dans l’Engadine ! » Ceci n’est pas une boutade. Un lien secret, profond, mystique presque, établissait entre les hauteurs et lui une continuité de pensées. Qu’on rouvre Zarathoustra : ses sentences, ses aphorismes, ses apostrophes, sont imprégnés de nature alpestre. « La philosophie telle que je l’ai vécue, telle que je l’ai entendue jusqu’à présent, c’est l’existence volontaire au milieu des glaces et des hautes montagnes. » Nietzsche s’est identifié à elles, et par lui, elles revivent en raccourci, débordantes de richesses spirituelles, comme une offrande… Quelque part, là-haut, un rocher est consacré au « solitaire de Sils-Maria[14] ».

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BIBLIOGRAPHIE

GÉNÉRALITÉS

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Sur Wordsworth : Trelawny, Recollections of the last days of Shelley and Byron. London, 1923.

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[1] Le chapitre sur les Voyageurs italiens rédigé par l’auteur tessinois, M. Giuseppe Zoppi, n’étant pas libre de droit, ne figure pas dans cette édition. (BNR.)

[2] Souvenirs d’égotisme.

[3] L’Essai historique sur les Révolutions (Londres, 1797) témoigne de l’action profonde de Rousseau sur Chateaubriand ; il s’efforça cependant de s’en affranchir rapidement. Le thème des Alpes reprend ici sur un autre ton ce dissentiment.

[4] D’un point de vue critique et historique, les dates du séjour de Lamartine à Viney et celui des femmes illustres ne coïncident pas. Mais la scène est si jolie…

[5] Cette image saisissante est de l’écrivain suisse Eugène Rambert.

[6] Schumann composa pour Manfred une émouvante musique de scène. Qui ne se souvient de ces Concerts Colonne d’avant-guerre où, de loin en loin, apparaissait Mounet-Sully ? De sa voix grave et prenante, l’illustre tragédien déclamait en récitatif ce monologue saisissant. Soutenue par les flots d’harmonie de l’orchestre, la voix magnifique faisait lentement surgir le héros romantique dans sa solitude des hauteurs. Et bientôt, à travers Schumann, derrière Mounet-Sully et Colonne, au-dessus de l’orchestre, c’était la magie du décor alpestre qui occupait la scène.

[7] L’étoffe en question est un molleton gris clair dans lequel a été relié le manuscrit de Séraphîta. Les plats sont doublés d’un satin noir écaillé qui provient d’un corsage de la comtesse Hanska.

[8] C’est évidemment là un portrait inspiré par Horace-Benedict de Saussure, le célèbre savant genevois, vainqueur du Mont-Blanc et auteur de ces remarquables Voyages dans les Alpes.

[9] Son premier voyage en Suisse a lieu en 1838.

[10] Cette épithète semble être celle qui exprime le mieux le sentiment de Dickens pour les Alpes ; elle revient à tout bout de champ dans ses impressions.

[11] Un orchestre symphonique sous la direction de Richter interpréta le matin même de Noël la Siegfried-Idyll pour Cosima.

[12] Th. Gautier est le premier écrivain français qui parle du Cervin.

[13] J. M. Elliot, qui devait périr au Schreckhorn l’année suivante.

[14] Mots par lesquels Nietzsche aimait à signer ses lettres de Sils.