Nancy-Marie Vuille
(sous le pseudonyme d’André Gladès)
RÉSISTANCE
1898
édité par la bibliothèque numérique romande
Table des matières
Ce fut au cours d’une de ces orageuses explications de famille, dont la fréquence aurait dû endurcir son cœur, que Christine prit la résolution de quitter la maison paternelle.
Droite, le buste rejeté en arrière dans un léger raidissement d’orgueil, les bras croisés, sa blanche figure douloureusement contractée, mais les yeux secs, elle laissait sans répondre, presque hébétée, le torrent des accusations rouler sur elle. Tous les détails de cette scène devaient rester gravés dans sa mémoire. On l’avait appelée dans la salle à manger, où, à travers les stores de toile écrue, le gros soleil de trois heures dardait une chaleur accablante. La jeune fille se sentait comme une criminelle en présence de ses juges. En effet, devant elle, sur la table recouverte d’un tapis de laine brune, gisaient ses lettres, ses trois chères lettres d’amour, relues et baisées tant de fois, qu’on lui avait volées, oui, volées pendant son absence, dans la poche d’une de ses robes ; et, séparée d’elle par toute la largeur de cette table, sa mère, les froissant d’une main irritée, lui adressait de véhéments reproches, tandis que son père, le docteur Nièle, grave et soucieux, affalé dans un fauteuil à la droite de sa femme, approuvait par un silence chagrin. De l’autre côté de Mme Nièle, la « tante Mélanie », une vieille fille médisante, parente éloignée de la famille, complétait le jury. C’était elle qui avait provoqué cette scène en conseillant à ses amis de mieux veiller sur leur fille aînée ; maintenant, elle baissait la tête d’un air contrit, partagée entre le remords de sa vilaine action et la joie de se trouver mêlée à un secret de cette nature.
Tout d’abord, malgré la répugnance qu’elle éprouvait à s’expliquer devant ce témoin antipathique, Christine, étranglée de sanglots et les yeux noyés, avait tenté de se défendre. Elle convenait de ses torts, elle avait manqué de confiance, elle rougissait de sa dissimulation, mais elle était aussi moins coupable qu’on ne se l’imaginait : quand ses parents connaîtraient mieux Lionel, ils oublieraient leurs préventions et comprendraient qu’elle eût cédé à la séduction de son amour respectueux.
— Respectueux !
Mme Nièle l’interrompit d’un sec éclat de rire.
— Le beau respect ! Pousser une jeune fille de bonne famille à tromper ses parents, comme tu l’as fait !… et à l’hypocrisie, et à une correspondance clandestine !… et la compromettre publiquement en lui donnant des rendez-vous !… Aujourd’hui, à quatre heures, dans le petit bois !… Et tu y serais allée, malheureuse, tu y serais allée !…
Christine, navrée, courbait la tête. Sa volonté, sans doute, avait dit non, mais qui sait si son cœur, à la dernière minute, ne l’aurait peut-être pas entraînée ? Comment faire sentir cette contradiction à sa mère ? Âmes dissemblables, elles se heurtaient en toutes choses, et la jeune fille souffrait, comme d’une douleur physique, de devoir exposer le moindre de ses sentiments. Son amour était un jardin enchanté, tout fleuri de ses secrètes pensées, que, frémissant de chagrin et de honte, elle livrait maintenant aux regards.
— Tu es une fille dénaturée !
Brusquement, elle releva la tête, fixant sur ses parents le regard de ses grands yeux clairs, dédaigneux de tante Mélanie. Mais sous la sévérité de leurs visages, elle discerna soudain une telle angoisse que sa résistance se fondit.
— Pourquoi, maman ?… J’ai dix-huit ans. On peut songer à m’épouser.
— T’épouser ?… Une ignorante et une écervelée comme toi ! Je plaindrais l’homme assez fou pour y songer !
C’était par de telles réponses, où perçait une obstination à la traiter toujours en petite fille, que sa mère humiliait sans cesse Christine et excitait en elle un esprit de révolte. Cependant, elle réussit à se dominer et à répondre d’une voix posée :
— J’ai dix-huit ans. Tu n’as jamais l’air de t’en souvenir !… On a déjà vu des jeunes filles se marier à mon âge.
— Oui, des jeunes filles raisonnables ! Mais toi ! Tu viens de donner la mesure de ce qu’on peut attendre de toi !
Un frisson de hautaine impatience plissa le front de Christine ; mais elle s’était promis de conserver son sang-froid, et elle reprit avec un héroïque effort pour ne pas pleurer :
— Qu’importe ? Puisqu’il m’aime ainsi !
Mme Nièle haussa les épaules.
Cette grande femme sèche et blonde, au verbe autoritaire, avait aussi sur l’amour ses idées particulières. Toute sa jeunesse d’orpheline pauvre s’était passée à l’étranger, à instruire des enfants nobles. Elle en gardait une amertume désenchantée, une conception pessimiste de la vie, comme un dédain sourdement rancunier des joies qu’elle n’avait pas eues. Son mariage tardif avec le docteur Nièle, non plus que la naissance de ses quatre filles, n’avaient pu amollir sa raide disposition. Elle aimait tous les siens, sans doute, mais d’une rigide affection, restant pour ses enfants, à force d’habitude, l’institutrice avant la mère. Le devoir inflexible et strict, la loi maussade : voilà l’autel où elle sacrifiait et qu’elle eût cru profaner en y suspendant les fleurs gracieuses de l’indulgence.
Elle ne se rendait évidemment pas compte du mal que faisaient ses paroles en tombant sur un cœur déjà si troublé. À ses yeux, la grave imprudence de sa fille n’admettait pas de circonstances atténuantes. Comment une enfant que ses parents croyaient avoir gardée si pure, si candide, l’imagination vierge de toute souillure, avait-elle pu descendre à une dissimulation aussi noire ? Existait-il en elle une source latente de mal que la bonne éducation n’avait pu parvenir à étouffer, et qui jaillissait à son heure, avec une violence comprimée ? Elle ne comprenait pas davantage l’impérieux besoin d’être aimée qui devait laisser sans défense cette jeune fille, systématiquement privée de tendresse, devant le premier homme qui lui parlerait d’amour, fût-il moins séduisant que Lionel de Reuille. À la seule pensée que ce jeune homme, dont une enquête prudente lui avait révélé les antécédents déplorables, abusait ainsi de l’ingénuité de Christine, Mme Nièle sentit, sous le coup d’une indignation renouvelée, un flot de sang brûler ses joues.
— Eh bien, s’il t’aime, il t’oubliera, dit-elle enfin d’une voix tranchante. Jamais je ne consentirai à un tel mariage.
— Pourquoi ?
— Parce que… J’ai mes raisons.
— Si tu veux que je m’y rende, explique-les moi, supplia la jeune fille.
Elle ajouta timidement :
— J’estime avoir le droit de te les demander.
— Il y a des choses qui ne sont pas de ton âge et que je ne puis t’expliquer. Si étais une bonne fille, tu te rangerais, sans contester, à l’opinion de tes parents… La leçon est aussi pour moi : je regrette de t’avoir conduite en soirée à l’établissement thermal et permis de rencontrer des étrangers. M. de Reuille n’est pas un parti pour toi ; d’ailleurs, il n’a jamais songé à t’épouser. Es-tu simple ?… T’en a-t-il parlé, voyons…
— Oui, murmura Christine, confuse.
— Dans ce cas, son devoir aurait été de s’adresser à tes parents. Pourquoi n’est-il pas venu ?
Elle se tordit nerveusement les mains. Devait-elle avouer que c’était elle qui l’avait empêché de faire aucune démarche, dans la conviction qu’il serait mal reçu ? Ou aurait-elle la lâcheté de laisser peser une accusation sur l’aimé ? Déjà elle ouvrait la bouche pour le justifier quand sa mère la prévint, en s’écriant, presque triomphante :
— Tu vois bien ! Il t’a trompée. C’est là ta punition. Il y a deux espèces de femmes dans ce monde : celles qu’on respecte et celles qu’on ne respecte pas. On n’épouse que les premières. Il t’a prouvé qu’il ne te respecte pas.
Christine ouvrit de grands yeux effarés : le sens de cette distinction lui échappait. Elle était d’une candeur extrême. Dans le désir de lui cacher les laids dessous de la vie, on la laissait, les yeux bandés, au bord d’un abîme qu’il aurait peut-être mieux valu lui éclairer. La défense soudaine, péremptoire, qu’on lui fit un jour de songer davantage à Lionel de Reuille, après avoir plutôt encouragé sa préférence, l’avait profondément blessée dans son sens inné de la justice.
« Puisque ma mère refuse de motiver sa conduite, s’était-elle dit, c’est qu’elle ne le peut pas. »
Son amour encore vague se fortifia de cette opposition.
Cependant le docteur, qui semblait avoir hâte d’en finir, se décida à sortir de son mutisme.
— Fanny, ma chère amie, dit-il d’une voix lasse, ne devrions-nous pas considérer cette triste affaire comme terminée et tourner une page blanche ?… Je suis sûr que Christine regrette de nous avoir causé ce chagrin, et qu’elle sera plus prudente à l’avenir. En attendant, je me charge d’écrire à ce jeune homme.
Mais Christine, résolue à vider son cœur, fit un geste de dénégation.
— Et que lui écriras-tu ? demanda-t-elle.
Il la regarda, surpris.
— Ce que je pense de sa conduite, et qu’il ait à cesser de te poursuivre.
— C’est impossible, balbutia-t-elle, devenue tout à coup livide sous ses cheveux blonds. Je l’aime. Il n’y a que lui qui m’aime… J’en mourrais !… Nous nous marierons quand vous voudrez ; il viendra vous demander ma main.
— J’en serais bien fâchée, riposta Mme Nièle vivement, car il perdrait sa peine.
— Pourquoi ? demanda de nouveau Christine.
— Je le l’ai déjà dit. Nous n’avons pas de comptes à te rendre.
Elle se tourna vers son père.
Celui-ci, ennuyé et perplexe, évitait de regarder sa fille, dont les yeux d’angoisse l’apitoyaient. Il comprenait vaguement qu’elle traversait une crise, et que le rigorisme de sa femme faisait fausse route. Mais son pouvoir de discernement s’arrêtait là. Pourtant, il hésitait à répondre. Fallait-il lui apprendre que ce Lionel qu’elle aimait tant, – plus peut-être avec son imagination qu’avec son cœur, – était un être corrompu, dépravé… ? lui révéler les désordres de sa vie intime et son ascendance tarée, l’existence de ce triste aïeul ravagé par l’alcoolisme, de cette mère, chez qui le mal héréditaire avait tourné en dévotion hébétée, seuls directeurs de sa jeunesse ?… Lui-même n’avait été déçu que dans un rêve ambitieux qui flattait sa vanité de père. Mais elle ? Se pouvait-il que son âme enfantine eût été touchée… qu’elle eût souffert… ? Se pouvait-il qu’elle eût le droit de savoir… ?
Comme il cherchait ses paroles, il surprit un regard de sa femme, qui dicta, malgré lui, sa réponse.
— Ta mère a raison, se hâta-t-il d’affirmer. Pourquoi n’as-tu pas confiance en nous ? Tu me fais beaucoup de peine, ma fille.
Alors elle se mit à pleurer doucement.
« Ce n’est qu’une enfant, après tout », pensa la mère ; et, délivrée du malaise qui l’oppressait, elle laissa sa vague appréhension se détendre en aigreur, reprenant, après la grave question, cent autres accusations coutumières, souvent injustes, dont la redite exaspérait Christine. Ces nouvelles réprimandes intempestives eurent pour effet de sécher les larmes dans ses yeux et de mûrir son projet de révolte. Puisqu’on la méconnaissait ainsi, elle s’en irait.
Une expression de douleur accablée se peignit bientôt sur ses traits mobiles. Hélas ! qui la regretterait ? Pas sa mère, qui lui reprochait en ce moment d’être pour elle une croix et un fardeau ; ni son père, qui n’avait pas eu la pitié d’intervenir en sa faveur ; tante Mélanie, tout au plus, qui perdrait une belle occasion de faire du mal. La rougeur de l’indignation monta aussi aux joues de Christine, tandis qu’elle se remémorait ses griefs. Elle ne se rappelait jamais avoir reçu l’expression d’aucune tendresse ; elle ne connaissait que le froid baiser échangé avec ses parents en quelques occasions solennelles ; on ne l’avait jamais appelée d’aucun de ces doux noms que sait trouver l’amour des mères ; on n’avait jamais encouragé ses timidités d’enfant, ni favorisé l’éclosion de son âme de jeune fille. La seule approbation qu’elle connût, c’était de n’être pas blâmée ; on exigeait d’elle la raison d’une femme quand il s’agissait d’étudier, de surveiller ses sœurs, d’aider au ménage, de renoncer à un plaisir ; et la soumission d’une enfant, alors que son propre intérêt était en jeu. On faisait peser sur elle une tyrannie puérile qui s’étendait aux plus infimes détails. Et, de fait, elle n’avait jamais pu choisir une robe : on ouvrait ses lettres, épluchait ses lectures, poussant le scrupule jusqu’à fermer d’une épingle les pages qu’elle devait omettre ; on limitait ses amitiés ; on réglait ses occupations, heure par heure ; on l’astreignait à des besognes inutiles et ennuyeuses. Espérait-on ainsi retenir dans une enfance tardive cette grande, belle et intelligente fille de dix-huit ans, qui rejetait enfin, révoltée, le joug étroit et lourd dont on lui meurtrissait les épaules ?
Maintenant, toujours très calme en apparence, toujours pâle, elle écoutait, les yeux mi-clos. Tante Mélanie, pour ne pas perdre son temps, faisait osciller la navette entre ses doigts agiles, et M. Nièle suivait d’un regard somnolent le serpentin blanc qui glissait des genoux engainés de noir de la vieille fille, sur le parquet fauve. Peut-être songeait-il à l’établissement thermal où on l’attendait à cinq heures et à la grand’place, inondée de soleil, qu’il lui faudrait traverser pour s’y rendre ? Peut-être voulut-il abréger le supplice de sa fille ? Toujours est-il qu’il interrompit brusquement, comme au sortir d’un rêve, les récriminations de sa femme.
— Ma chère Fanny, dit-il avec un geste d’impatience, si tu veux, nous abandonnerons ce sujet. Christine, je n’en doute pas, se repent et fera son profit de tes observations. Tu peux monter dans ta chambre, mon enfant.
— Christine, cria sa mère au moment où la jeune fille, sans un regard, disparaissait dans le couloir, emporte des serviettes à raccommoder. Elles sont à la lingerie.
Elle obéit machinalement et rentra dans sa petite chambre avec une pile de linge qu’elle déposa sur le lit. Elle attendit, le front pressé contre le carreau de la fenêtre ; la porte d’en bas grinça sur ses gonds bruyants, puis elle vit son père, les yeux abrités et la canne à la main, traverser la place blanche de lumière et s’enfoncer dans l’ombre d’une ruelle ; alors elle saisit son chapeau, sortit, elle aussi, de la maison, et se mit à courir sur la route de campagne. Quatre heures venaient de sonner ; l’air brûlait d’une chaleur de fournaise. Les grandes Alpes, d’un blanc cruel, se détachaient avec une pureté admirable sur le fond bleu voilé, tandis que, leur faisant face, le Jura, au pied duquel s’étageait la ville de Belle-Aigue, reposait le regard par la fraîcheur de ses forêts.
À cette heure et par ce soleil, Christine ne rencontra personne ; seul, un paysan, assoupi sur sa charrette, que traînait un cheval somnolent, ouvrit, pour contempler cette demoiselle qui fuyait en robe rose et sans gants sur la route, un œil alangui, qu’il referma avec apathie, trouvant sans doute le jour trop chaud pour s’étonner. Maintenant, elle coupait court à travers champs et disparaissait dans la verdure d’un petit bois, d’où s’échappait la rivière chantonnante.
Elle s’arrêta soudain, devenue pâle, une main au tronc d’un noisetier sauvage.
Le site était délicieux. Des deux côtés de la rivière, de hautes graminées balançaient leurs têtes légères et vides, une mousse épaisse, soyeuse comme un velours, tapissait jusqu’aux interstices des troncs. Et, des branches entrelacées des hêtres et des chênes, entre lesquels sourdaient de jeunes sapins fuselés, tombait une lumière dorée, épanchée comme au travers d’une coupole d’émeraude, sur les petits remous cristallins. Un jeune homme, d’une extrême beauté, dormait les yeux mi-ouverts, son long corps souple affalé dans les herbes, l’or d’un rayon barrant en biais ses cheveux roux.
Le bruit léger des branches qu’on frôle ayant forcé son attention, il se détourna à moitié, soulevé sur son coude, d’un geste lent et d’une grâce inimitable :
— Eh ! petite Christine, c’est vous ?
Il se dressa, fit quelques pas au-devant d’elle. Sa belle figure efféminée rayonnait d’un facile triomphe.
— Oui, c’est moi, balbutia la pauvre Christine qui, éclatant en sanglots passionnés, se jeta dans ses bras ouverts.
Ce fut une détente, après la dure contrainte qu’elle s’était imposée ; ses larmes jaillissaient comme d’une source intarissable, lavant à flots l’amertume de sa peine. Elle se laissait aller à cette sensation infiniment douce et nouvelle de pleurer dans des bras amis, se dédommageant, en cette unique fois, des larmes de toute sa vie qui avaient coulé solitaires et séché sous sa propre main.
— On vous a tourmentée ? demanda-t-il, après un moment.
Elle fit signe que oui sans cesser de pleurer.
— À cause de moi ?
Nouvelle affirmation muette.
Alors, l’enlaçant toujours, il la fit asseoir sur un tronc à moitié ruiné, que soutenaient les bras noueux d’un lierre ; de jeunes arbres, éployant leurs branches, l’ombrageaient d’un dais chatoyant richement brodé de soleil ; de tremblantes corolles parfumées étoilaient l’herbe sous ses pieds. Lionel, à genoux, puisa de l’eau dans ses mains arrondies en forme de conque pour qu’elle pût rafraîchir ses yeux. Cela la fit sourire à travers ses larmes ; et, ayant épuisé la coupe improvisée, elle saisit, d’un geste confiant, les mains humides de son ami pour les appuyer sur son front.
— Racontez-moi, maintenant, dit-il.
Docile, elle fit d’une voix oppressée, mais qui ne faiblit point, le récit qu’il lui demandait. Lionel de Reuille, glissé dans l’herbe à côté d’elle, le coude sur l’ourlet de sa jupe rose, l’écoutait avec un secret battement de cœur. Jamais elle ne lui avait paru plus désirable qu’assise sur son tronc rustique, entourée de la grâce des plantes et de la suave chanson de l’eau. Elle avait des cheveux blonds très épais et très pâles, d’une pâleur presque argentée, qu’elle tordait, bardait d’épingles sans coquetterie, et que sa course folle venait de faire descendre en désordre sur sa nuque ; sa robe mal coupée, d’une façon enfantine, ne parvenait pas à enlaidir sa taille ni à déformer ses bras graciles. Sous son front bas se carrait la pensée, énergique et têtue, et la volonté qui, bonne ou mauvaise, une fois lancée, va droit au but ; mais, par un contraste frappant, la bouche d’une nervosité extrême que contractait la moindre émotion, les yeux, qui se troublaient de promptes larmes, la peau trop fine, que rougissait chacune des vibrations de l’âme, étaient d’une sensitive pliante, délicate et aimante, toujours capable de fondre de tendresse l’inflexibilité de sa première nature. Ainsi, tandis qu’elle parlait, un observateur plus attentif que Lionel aurait pu remarquer le conflit, très curieux, où se débattaient ses deux natures : l’une, animant ses yeux d’une sombre résolution ; l’autre, faisant déjà trembler sa voix, avec des sons qui ressemblaient à des sanglots.
— Vous savez tout, dit la jeune fille en concluant. La question se pose, à présent, très nette : on m’a défendu de songer à vous ; et moi, je ne veux pas vous perdre. Vous en souffririez tant, n’est-il pas vrai ?… et puis, je n’ai que vous…
— Alors, que faut-il que je fasse, Christine ?
— Emmenez-moi, répondit-elle, toute pâle, mais résolue. Emmenez-moi en Irlande, chez votre mère. Elle doit être bonne. Elle m’aimera, et j’ai tant besoin d’être aimée !
— Mais, petite Christine, murmura-t-il, étonné et un peu inquiet de cette victoire inespérée, tandis qu’un sourire cruel se jouait sur ses lèvres imberbes, sans doute, ma mère est une dame très douce, très bonne, qui vous trouvera charmante… Ce sont vos parents qui ne seront pas contents…
— Ils ne m’aiment pas, répondit-elle sur un ton d’exaltation douloureuse, que leur importe ? Peut-être seront-ils enchantés d’être débarrassés de moi ?…
Ils se turent, et restèrent tous les deux, pensifs, à regarder couler l’eau lente sur les cailloux blancs de son lit. Un oiseau, perché sur une branche voisine, lançait à gorge déployée une seule note moqueuse et stridente. Le doux visage de Christine s’attendrissait de plus en plus, et sur les traits de son ami persistait ce petit sourire aigu dont le sens échappait à son inexpérience.
— Voici, dit-il, tout à coup, ce qu’il faut faire.
Sa voix nette, sans hésitation, contredisait la spontanéité de son plan.
— J’avais annoncé mon intention de quitter l’établissement incessamment. Je partirai ce soir. Soyez prête, vous, dans votre chambre et écoutez bien. Un peu après onze heures, vous entendrez le cri de la chouette dans le bouquet de saules que l’on voit de chez vous ; vous descendrez alors, doucement, doucement, et vous viendrez me rejoindre sur la route. J’aurai une voiture, nous gagnerons la prochaine station, car il ne faut pas songer à quitter ensemble Belle-Aigue. De là à la frontière suisse, il n’y a qu’un saut… Cela vous plaît-il ainsi ?…
Christine, éperdue d’angoisse, ne répondit pas. Si ignorante qu’elle fût et bien que, depuis quelques heures, elle vécût dans une sorte de rêve, poussée par une force inconsciente qui l’empêchait de juger ses actions, elle sentait pourtant que sa vie entière se jouait là sur un seul mot.
— Vous hésitez ? demanda Lionel. Vous ne m’aimez donc pas ?
Une ombre de fausse tristesse voila son front ; Christine se décida aussitôt.
— Non, non, s’écria-t-elle passionnément. Avant tout, je ne veux pas que vous doutiez de moi ! Il n’y a que vous qui m’ayez jamais aimée… Je suis à vous, je vous appartiens ! Emmenez-moi…
Pauvre petite fille tendre, crédule, exaltée, dont l’âme n’était que flammes blanches, qu’il eût été aussi facile d’enthousiasmer pour le bien que pour le mal, et qui tendait ses mains suppliantes vers le seul amour qu’elle connût, prête à donner sa vie en échange, joyeusement, sur un seul mot du bien aimé !…
Son intention ne fut pas comprise… Brutalement, Lionel la saisit dans ses bras, cherchant ses lèvres. Elle se dégagea avec un cri d’effroi :
— Oh ! non, non ! s’écria-t-elle, dans une révolte d’épouvante.
— Pourquoi donc pas ? fit-il, étonné. Puisque nous devons partir ensemble.
Elle s’était écartée de lui, rouge de honte, et arrangeait fébrilement sa robe froissée dans sa hâte de s’enfuir et de se retrouver seule. Il y eut un moment de gêne pénible, comme si tout fût remis en question.
— Vous viendrez ce soir ? demanda-t-il d’un air perplexe en lui tendant son épingle de chapeau.
Elle fit un geste vague d’affirmation et se sauva à travers bois. Le cri de l’oiseau moqueur résonnait haut à ses oreilles.
Christine passa le reste de l’après-midi dans une torpeur de lassitude. Le grand soleil lui avait donné la migraine : elle se reposa, étendue sur son petit lit de fer, entouré de percale blanche. Personne ne s’inquiéta d’elle : ne l’ayant vue ni sortir ni rentrer, on crut sans doute qu’elle boudait.
Le papier de tenture exerçait une sorte de fascination sur ses regards somnolents. C’était le même dessin naïf qu’elle contemplait depuis l’enfance, le même sujet, en quatre parties, qui faisait, de gauche à droite, le tour de la chambre. Sur un fond de verdure vive, des médaillons de ciel bleu s’espaçaient à intervalles réguliers. Dans le premier, on voyait, au bord d’un puits, un berger en culottes courtes et jarretières de ruban clair, aux pieds d’une bergère dédaigneuse ; dans le second, la belle semblait s’adoucir ; dans le troisième, ils parlaient ensemble, les bras enlacés ; mais, dans le quatrième, la jeune fille revenait seule s’asseoir sur la margelle du puits et pleurait, la tête dans son tablier rose…
« Je voudrais bien savoir pourquoi elle pleure ? » s’était souvent demandé Christine, dont cette légende avait beaucoup excité l’imagination de petite fille.
Que de fois ses larmes brûlantes, ses larmes d’enfant, plus poignantes qu’aucunes autres, puisqu’elles coulent sans espoir, n’avaient-elles pas tenu compagnie au chagrin figé de la bergère !
« Il me semble que je la comprends maintenant ! » soupira la jeune fille, envahie d’une infinie tristesse, comme au seuil de l’irrévocable.
À mesure que l’après-midi déclinait, son angoisse devint plus intolérable. La réflexion lui montrait toute la gravité de l’acte qu’elle allait commettre. Elle avait honte, elle avait peur. Un mot de bonté l’aurait sauvée : son cœur ne demandait encore qu’à se réfugier dans la pure affection familiale contre un amour dont elle pressentait, avec un croissant effroi, l’erreur coupable, la fragilité, les périls.
« S’ils m’aimaient seulement un peu ! » sanglotait-elle.
Car le mirage de tendresse, suscité par Lionel, l’attirait invinciblement. Elle voulait aimer, elle voulait être aimée ; et, dans sa simplicité, ne distinguait pas les sources de l’amour. Ce fut ainsi que son imagination, en qui elle avait toujours eu trop de confiance, lui suggéra la singulière idée d’une suprême épreuve. Elle descendrait dîner, quoiqu’elle n’éprouvât aucun besoin de manger, elle épierait sur les visages le moindre signe de sympathie, et, si elle s’était trompée, s’ils l’aimaient vraiment, elle leur avouerait tout, les supplierait de la sauver d’elle-même ; elle s’expliquerait à eux, ce dont elle n’avait jamais eu le courage ; violant toutes ses pudeurs, elle leur ouvrirait son cœur, qu’ils ignoraient. Alors, ils oublieraient tous le mauvais passé, une nouvelle vie commencerait pour tous, où elle s’efforcerait d’être plus soumise et plus patiente, eux, plus indulgents.
Ce fut dans cette disposition qu’elle s’assit à table, entre tante Mélanie, qu’on retint à dîner, et Marthe, sa sœur favorite. Pendant tout le repas, Christine attendit avec angoisse ce mot, cette prévenance, ce regard même, cet unique regard qui aurait été son salut. Mais les visages, autour de la table ronde, exprimaient tous la même quiétude indifférente, et l’on causait sans entrain des menus incidents de la journée. Christine était en disgrâce : personne ne lui adressait la parole. Ses sœurs puînées, Élise et Berthe, âgées de quinze et de treize ans, coulaient sur elle, à la dérobée, des regards curieux, un peu sournois. Désespérant d’attirer l’attention sur sa peine, la jeune fille suivait la conversation, dans l’espoir d’y découvrir la parole généreuse qui ferait vibrer quelque corde en elle, la mettrait en communication sympathique avec son entourage.
Hélas, c’étaient toujours les mêmes propos si souvent entendus, le même parti pris, les mêmes préjugés de petite ville qui reparaissaient au fond de tout ce qu’on disait ! Mlle Mélanie, sotte et banale, énonçait toujours de la même manière tranchante des jugements mesquins, et le docteur, quoique intelligent, critiquait par principe tout ce qui, dans tous les domaines, portait une étiquette un peu différente de la sienne. Ainsi, ce soir-là, il y eut, à propos d’un nouveau procédé chirurgical, une discussion dépréciatrice, que Christine écouta avec un réel chagrin. Elle s’intéressait à la médecine et son plus vif désir aurait été de seconder son père ; aussi s’affligeait-elle de cet entêtement. Son active imagination, en rébellion constante, brûlait au contraire d’essayer toutes les voies, toujours prête à se lancer par delà les limites qu’on prétendait lui imposer.
Au dessert, on servit une tarte aux cerises que Mme Nièle découpa sous les yeux gourmands des petites filles. Christine refusa d’y toucher : le cœur trop serré, elle n’avait encore rien mangé.
— Comme tu voudras, lui dit sa mère. Tes sœurs se partageront ta part.
— J’ai assez de la mienne, maman, dit promptement Marthe, aux doux yeux de pervenche.
Et sa grande sœur sentit une menotte lui caresser le genou sous la table.
« Elle est la seule qui soit bonne, pensa la jeune fille, pourquoi faut-il qu’elle soit trop petite ?… »
Le dîner terminé, on alla respirer la fraîcheur au jardin. Ce que Christine attendait n’était pas venu. Elle suivit cependant sa famille, et, tandis que ses sœurs versaient sur les plates-bandes l’eau de leurs petits arrosoirs, elle s’assit sur un banc, à côté de son père. Sa mère et Mlle Mélanie occupaient en face d’eux des fauteuils d’osier. Le soir rêveur allumait ses étoiles et la petite rivière chantonnait derrière son rideau de saules, avec une douce voix apaisante. Mais le cœur de Christine restait tumultueux : elle en voulait maintenant aux siens de ne pas deviner ses tortures. Le docteur fumait paisiblement, les yeux tournés vers le Jura où verdissait encore une bande de ciel vespéral ; il jouissait de son repos après une journée de fatigue. Mme Nièle expliquait quelque question de greffe à Mlle Mélanie qui l’écoutait, placidement souriante, son éternel ouvrage aux doigts. Les lèvres de la jeune fille se plissèrent d’ironie. Fallait-il que ses parents eussent attaché peu d’importance à son aventure, pour rester si calmes, si indifférents, pour que rien ne se communiquât à eux de l’angoisse qui la tenaillait ? La scène de l’après-midi, qui pouvait décider de sa vie entière, avait glissé sur eux sans laisser plus de traces qu’une des habituelles gronderies il propos d’une robe déchirée ou d’un devoir de ménage négligé.
« Est-ce que cela ne se lit pas sur mon visage ? Est-ce qu’ils ne devraient pas comprendre, deviner ? Est-ce qu’ils ne sentent pas que je suis désespérée ?… Et c’est moi qu’on accuse toujours d’être insouciante et de manquer de cœur !… Comment peuvent-ils ?… Comment peuvent-ils ?… »
« Demain, ils ne seront pas si tranquilles ! » se disait-elle encore avec presque une joie méchante.
Puis, malgré la chaleur, ses mains se glaçaient et son sang battait avec force à ses tempes. Il fallait empêcher, empêcher à tout prix que cela arrivât. Oh, qui l’empêcherait à onze heures de se rendre dans le bosquet de saules ?
— Voulez-vous jeter un coup d’œil sur mes abricotiers, avant qu’il fasse nuit, Mélanie ? demanda Mme Nièle.
La vieille fille serra promptement sa navette dans son ridicule, et le docteur, d’un mouvement machinal, se leva aussi, précédant les deux femmes. Christine, avec une grande palpitation, se mit à marcher à côté de lui. À défaut de compréhension pour sa nature, c’était son père qui lui témoignait le plus d’indulgence, se défendant, avec mollesse, d’une partialité que désapprouvait sa femme pour la plus jolie et la plus féminine de leurs filles.
C’était à lui que Christine voulait ouvrir son cœur.
— Oh ! Christine ! s’écria tout à coup Mme Nièle, d’une voix suffoquée.
Chacun s’arrêta net.
— Dans quel état tu as mis ta robe ! Une robe fraîche de ce matin !…
La jeune fille, très mortifiée, baissa les yeux sur sa jupe rose, où des brindilles s’attachaient encore à des traînées vertes.
— Tu crois donc que le blanchissage ne coûte rien ? poursuivit Mme Nièle. À ton âge, être si peu soigneuse !
Les enfants s’étaient rapprochées, écoutant.
— Elle est propre, ta robe ! s’écria Élise d’un ton de supériorité dédaigneuse. Comment fais-tu donc ? Moi, je porte la mienne depuis huit jours et elle n’a pas une tache !
La servante, qui arrivait avec une boîte de cigares, jeta un regard en passant et eut un petit sourire de pitié.
Alors, Christine, la tête haute, se dirigea vers la maison et monta s’enfermer dans sa chambre. La mesure était comble : ce trivial incident, qui, en temps ordinaire, l’aurait à peine froissée, décida de son sort.
Elle resta longtemps accoudée à la fenêtre, immobile et pensive : elle vit les lumières s’allumer dans la ville, les étoiles poindre au ciel par milliers, les prés pâlir sous la clarté nocturne, et les Alpes s’assombrir, passant du violet mort au bleu de nuit. À neuf heures, des pas très légers grimpèrent l’escalier, une main chercha le bouton de la porte. D’un bond elle fut debout, courut ouvrir. Ce n’était que la petite Marthe, qui, à moitié déshabillée, se suspendit à elle, câline et consolante.
— Bonsoir, Tine, je voulais t’embrasser.
— Adieu, chérie, adieu, sanglota la jeune fille.
Elle la saisit dans ses bras, la baisant sur les joues, dans les cheveux, dans le cou.
— Ne pleure pas, Tine, dit l’enfant en passant ses doigts frais sur les yeux de sa sœur. C’est demain jeudi. Nous ferons une belle promenade.
« Si jamais je suis heureuse plus tard, se dit Christine en la déposant à terre, et qu’elle souffre ici ce que j’ai souffert, je reviendrai la chercher. Pauvre mignonne ! puisque tu m’aimes, j’ai peur que tu me ressembles ! »
Les bruits de la maison peu à peu s’éteignaient. Christine, toujours aux aguets, entendit ses parents fermer leur porte à l’étage inférieur, et bientôt la bonne, qui occupait une chambre mansardée à l’autre extrémité du couloir où se trouvait la sienne, fit crier l’escalier de bois sous ses pieds lourds. C’était fini, personne ne viendrait plus. Christine, alors, changea de robe, mit un chapeau, noua une voilette, choisit ses gants. Puis elle s’approcha de la table et prit dans une cassette une pièce de vingt francs. C’était tout son argent de poche ; elle hésitait à le mettre dans son porte-monnaie ; Lionel prendrait soin d’elle ; elle n’en aurait pas besoin. Une idée, qui la fit sourire, l’inspira tout à coup. Elle écrivit sur une feuille blanche, au-dessous de la pièce d’or : « Pour acheter une poupée qui parle à la petite Marthe. » Ainsi l’enfant verrait son souhait réalisé, qu’elle caressait depuis si longtemps…
Ensuite, la jeune fille inspecta ses effets. Qu’emporterait-elle ? Elle ne possédait ni sac ni valise, n’ayant jamais passé une nuit hors de chez elle. De nouveau, elle se dit que Lionel pourvoirait à tout. D’ailleurs, elle préférait sortir de la maison les mains vides, rien de ce qu’elle appelait sien ne lui appartenant en propre. Ce qui lui coûta le plus, ce fut d’écrire à ses parents : elle sentait qu’elle le leur devait, et cependant sa conviction de n’être pas comprise, quoi qu’elle dît, lui rendait la tâche très difficile. Enfin, elle parvint à tracer ces quelques mots, dont rien, sauf l’écriture tremblée, n’attestait sa grande émotion :
« Pardonnez-moi. J’ai lutté tant que j’ai pu, mais je perds la tête de chagrin, ici où personne ne m’aime. Lionel m’aime tant, lui, que je ne puis m’empêcher d’aller le rejoindre. Quand je serai partie, vous serez peut-être aussi plus heureux. »
Elle mit sa lettre sous enveloppe et la posa bien en évidence, avec les vingt francs, sur la table. Cela fait, elle regarda sa montre ; elle marquait dix heures dix minutes. Pour occuper l’attente qui lui devenait cruelle, elle fit l’inspection minutieuse de sa chambre, rangeant dans tous les coins et passant ses tiroirs en revue. Qui hériterait de sa chère petite chambre, confidente de ses joies et de ses peines ? Élise ou Berthe ? Elle avait le sentiment d’être si peu aimée qu’elle ne douta pas un instant que sa place ne fût aussitôt remplie et qu’elle s’ingéniait, sans amertume, à laisser toute chose dans l’ordre qu’elle supposait devoir plaire à celle qui lui succéderait.
Quelques bibelots peu nombreux, car Mme Nièle n’approuvait pas les « nids à poussière », ornaient les murs. Christine s’arrêta longuement devant une photographie de grand format dans un cadre d’argent ciselé. C’était l’image d’une jeune femme, belle et gracieuse, en toilette de cour, dont le lourd manteau, en glissant, découvrait une épaule nue. Elle relut la dédicace : « À Christine, avec le souvenir affectueux de sa marraine. »
Sa marraine, la princesse étrangère ! Elle demeura un instant subjuguée, presque souriante, reprise au charme de l’image qui avait exercé un si merveilleux prestige sur son imagination enfantine. Son cœur allait à cette marraine d’une autre race, d’un autre monde, qui fut la dernière élève de sa mère, et qu’elle aimait sans l’avoir jamais vue. Combien elle avait souhaité la connaître, et que ce rêve lui semblait irréalisable désormais ?
Elle dépendit la photographie, la contempla avec attendrissement. Pas une fois elle ne se dit que cette image, vieille de seize ans, ne devait plus donner une idée exacte de ce qu’était actuellement sa marraine. Après des efforts infructueux pour sortir du cadre ce portrait qu’elle aurait voulu emporter, elle le remit en place en soupirant.
Onze heures sonnant à la cathédrale la firent tressaillir tout à coup. Pâle, elle éteignit sa lampe, revint se mettre à la fenêtre. La petite ville dormait, baignée dans le silence nocturne ; ses deux géants, la cathédrale et l’établissement thermal, dressaient leurs masses enténébrées ; l’un, de sa grande cour nue, trouant l’ombre d’un carré plus clair. Nul autre bruit que celui de la fontaine qui s’égouttait avec une plainte de cristal dans un antique bassin de pierre. La maison des Nièle, par son jardin en pente, communiquait directement avec la campagne, la vaste campagne grasse, cultivée, féconde, déroulée au pied du Jura. Derrière les Alpes, la lune épanouie commençait son ascension sereine. Tout ce paysage, d’une grandiose et sereine beauté, Christine en imprégnait ses regard et son cœur. Comment avait-elle pu se trouver, là si malheureuse ? Tous ses griefs s’évanouirent.
Un souffle de brise caressa les aigrettes des arbres, les herbes s’inclinèrent aux champs, les saules frémirent au bord de l’eau ; il lui sembla voir une lumière briller et disparaître derrière le rideau des feuilles. C’était de là que devait partir le signal, et ce seul point l’hypnotisa bientôt, la remplissant d’une terreur folle.
Lentes, inexprimablement lentes, les minutes mesurèrent un infini d’angoisse ; l’heure était passée ; elle se prit à douter que le signal se fît jamais entendre. Un éclair de joie irraisonnée la traversa. La combinaison avait échoué ; elle restait libre ! Libre de rattacher à la onzième heure la chaîne dont elle croyait brisé le dernier anneau ! Un instant elle sentit, heureuse, éperdue, se refermer sur elle les portes de la famille qu’elle avait brûlé d’ouvrir toutes grandes à sa fuite ! Un balbutiement de gratitude inconscient fit trembler ses lèvres. Mais elle revit soudain le mirage de tendresse, l’énigmatique douceur des yeux de Lionel ; son âme fidèle cria de douleur à la pensée d’une trahison.
— Mon Dieu, mon Dieu ! murmura-t-elle avec passion, s’il tarde encore, c’est que vous ne voulez pas ; votre volonté est que je reste ici : je suis votre servante soumise, mon Dieu !
Déjà elle pliait les genoux, quand le cri de la chouette, répété deux fois, monta du bord de la rivière, ululant dans l’air sonore.
Christine s’arracha de la fenêtre, et, deux minutes après, elle courait, frappée d’épouvante, à travers les prés blanchis de clarté lunaire.
Après huit jours passés à Genève pour improviser un trousseau à Christine, Lionel lui proposa, la chaleur étant encore vive, de finir l’été à la montagne. Elle acquiesça, et leur choix, dans un pays qu’ils connaissaient à peine, se fixa au hasard d’un guide des étrangers, sur Villars, dans les Alpes vaudoises. Ils convinrent aussi de descendre à l’hôtel. La première intention de M. de Reuille avait été de louer un chalet meublé, où ils se seraient trouvés plus tranquilles ; mais Christine, qui depuis huit jours vivait dans la peur d’un réveil conscient, préférait à la solitude où l’on est obligé de penser, la société anonyme, sans cesse renouvelée, des tables d’hôtes.
Ils arrivèrent à Villars de nuit, par une brume profonde, qui s’épaissit au fur et à mesure de la montée et se résolut en une pluie fine, continue, assez froide, à une demi-heure environ de l’hôtel. Serrés l’un contre l’autre au fond de leur voiture et un peu grelottants, Christine et Lionel voyaient les cimes, glorieuses au départ, se confondre graduellement avec les nuages. Bientôt le paysage s’évanouit à leurs yeux, leurs deux petits chevaux robustes, conduits par un cocher invisible, les traînaient sur une route qu’ils ne distinguaient plus, entre deux murs fantastiques de brouillard. Fatigués, ils se taisaient l’un et l’autre. Puis à une question que posa la jeune femme sur l’heure de l’arrivée, Lionel ne répondit que par un vocable indistinct, et elle s’aperçut qu’il s’endormait.
Déçue et soulagée à la fois, elle s’abandonna alors à ses impressions. La semaine qui venait de s’écouler rejetait dans un tel éloignement toute son existence antérieure, qu’elle éprouvait, à tout instant, le besoin de s’assurer de son identité. Était-ce bien elle, Christine Nièle, la fille d’un paisible docteur de campagne, d’une mère rigide et impeccable, qui errait maintenant, chassée par l’inquiétude, d’un hôtel à un autre, avec un étranger ? Non, ce n’était pas elle ; ce n’était plus la petite fille de jadis, timorée, tourmentée, dépendante, que l’on grondait à tout propos. C’était un être nouveau, qui frémissait et tremblait à des sensations inconnues et combien différentes de ce qu’elle avait rêvé ! Elle s’en était allée, enfant passionnée et très pure, vers ce qu’elle croyait être une tendresse meilleure, et on lui révélait à la place tout un monde ignoré auquel elle restait presque hostile.
— Je vous aime, lui avait dit Lionel.
Docilement, elle accepta l’explication. Mais un effroi, mêlé de honte, la paralysait encore avec lui : elle ne se sentait redevenir elle-même que seule ou en présence d’un tiers. C’est ainsi qu’à Genève, elle n’avait pas permis qu’on les servît à part, s’obstinant à vouloir les repas dans la salle à manger commune, où les regards la mettaient au supplice, et à se soustraire au tête-à-tête dans leur chambre par des promenades continuelles à travers la ville, une sorte de mouvement perpétuel qui l’empêchait aussi de penser.
Un dur cahot de la voiture fit vaciller la tête pesante de Lionel, qui retomba sur l’épaule de Christine. Il ne se réveilla point et elle le regarda, un peu troublée, à la lueur de la lanterne qui éclairait d’un faible rayon son visage. Il était très beau et très pâle ; ses cheveux roux, dans l’ombre, semblaient noirs.
« Comme il doit être accablé pour dormir ainsi ! » pensa la jeune femme.
Elle se rappela qu’elle l’avait trouvé étrange pendant toute la journée du voyage : alourdi, l’esprit absent, les yeux vagues. Serait-il malade ? Une contraction lui serra la gorge, car elle devait l’aimer infiniment, puisqu’ils étaient unis, croyait-elle, par un lien sacré, plus fort que tout, que rien, hors la mort, ne pourrait dénouer. Quel pouvoir mystérieux, insondable, que celui qui faisait ainsi une seule âme, un seul corps, de deux êtres encore presque inconnus l’un à l’autre, qui se cherchaient, s’étudiaient, s’observaient, avec une crainte sourde de découvrir quelque chose qui déplaise ! Déjà, la maison paternelle, avec ce qu’elle y laissait de son cœur et de ses souvenirs, reculait dans un passé fermé sur lequel tout retour lui était désormais impossible. Cependant, ce soir-là, elle songea avec amertume à l’indifférence de ses parents. Tandis que Lionel, non sans quelque inquiétude, parcourait, dès le lendemain de leur fuite, les journaux du pays et se prémunissait d’avance contre les dangers d’une poursuite probable, Christine secouait tristement la tête.
— Vous ne les connaissez pas ! Ils ne feront rien pour me retrouver. Je suis morte pour eux.
C’était comme si un don de seconde vue lui eût révélé le deuil glacial qui pesait, en effet, sur la maison de Belle-Aigue, à jamais désolée par sa faute, le silence fait autour de son nom, sa chambre fermée, tout souvenir d’elle effacé du foyer familial, mais sans qu’elle pût deviner toutefois ce qui se cachait de douleur sous ce froid stoïcisme.
D’instinct, elle se tournait vers l’avenir.
— Pensons plutôt à votre mère, disait-elle à M. de Reuille. M’aimera-t-elle ?
Elle regrettait encore de devoir retarder jusqu’à l’automne le moment de la connaître ; Lionel lui ayant expliqué que sa mère accompagnait son grand-père aux bains de mer, et qu’il valait mieux attendre leur retour à la maison pour s’y présenter.
Des lumières falotes, dans la densité du brouillard, annonçaient l’approche d’un village. La voiture monta vers ce qui devait être un large et haut bâtiment, à en juger par les rangées de petits points brillants qui marquaient les fenêtres.
Lionel dormait toujours. Christine le releva légèrement.
— Nous arrivons.
Il ne bougea point. Il fallut l’arrêt complet du véhicule devant le perron, le bruit des voix, la lumière plus vive de la lampe électrique, pour l’arracher à sa torpeur. Il finit par descendre d’un pied lourd, ahuri, en se frottant les yeux, et il oublia Christine à qui le cocher vint en aide.
Le maître d’hôtel, tête nue, les salua sur le seuil.
Ils traversèrent le vestibule et la salle à manger, où l’hôtesse, une accorte Suissesse, leur souhaita la bienvenue et s’informa de leur voyage ; elle offrit une tasse de thé à Christine, qui accepta, plutôt heureuse d’un délai, pendant que Lionel faisait monter les malles. Elle l’entendit commander dans leur chambre de l’eau de seltz et du brandy. Puis il revint la chercher. Le maître d’hôtel, souriant et s’excusant, leur présenta le livre des étrangers.
— C’est juste, fit Lionel.
Il écrivit de sa large écriture incertaine : « M. et Mme L. de Reuille, Irlande. »
Christine, qui avait regardé par-dessus son épaule, lui adressa un sourire reconnaissant.
— Il vaut mieux, lui dit-il en montant, que nous passions pour mariés. C’est une maison fort convenable, où l’on ne nous garderait pas sans cela.
La courte joie de Christine s’éteignit : une rougeur humiliée couvrit son front et ses joues. Il lui sembla que l’hôtesse, d’en bas, l’avait suivie d’un regard soupçonneux : l’irrégularité de sa position éclatait-elle à tous les yeux ? Cela se voyait donc, qu’elle n’était pas mariée ?… Elle rougissait chaque fois qu’on l’appelait madame, et encore plus quand on paraissait hésiter sur la manière de lui parler.
Lionel, d’une main maladroite, élargit encore la blessure qu’il venait de faire.
— Écoute, Christine, lui dit-il, lorsque le domestique eut apporté sa boisson favorite, il faut nous tracer un plan de conduite. Nous resterons ici cet été : on nous parlera et on voudra savoir qui nous sommes. Eh bien, nous sommes en voyage de noces, et, si tu le veux, ajouta-t-il en hésitant, nous allons rejoindre ma famille en Irlande. Voilà notre état civil.
Il se mit à rire, d’un rire nerveux qui sonna faux.
— Je préférerais ne causer avec personne, Lionel, murmura-t-elle… Cela me gêne… et m’humilie…
Elle ajouta ces derniers mots très bas.
Il haussa les épaules.
— Nous ne pouvons pas vivre comme des sauvages. Cela nous ferait remarquer. Personne ne se doutera de rien, si tu t’observes… D’ailleurs, c’est toi qui as voulu venir à l’hôtel.
Elle baissa la tête, car, que répliquer à cet argument ? Il avait raison, mille fois raison : elle préférait encore l’hôtel… Mais alors ?… Elle ne savait ce qu’elle désirait… et l’angoisse qui l’oppressait dès qu’ils se trouvaient seuls la reprit, plus poignante que jamais. Elle eût voulu se cacher pour pleurer, fuir, bien loin, mais où ?… Elle n’avait point de refuge, plus de famille, elle n’avait plus que lui… et, ensemble, ils étaient perdus dans le vaste monde, isolés au milieu des foules, différents de tous ceux dont ils approchaient, des ménages unis dont le bonheur rayonne, des êtres qui s’aiment sans mensonge et sont fiers de s’aimer…
Pour cacher son trouble, elle se leva et alla fureter dans sa malle.
Lionel, qui se versait une seconde rasade tout en l’observant d’un œil distrait, poursuivait, avec effort, un problème intérieur. Christine se révélait tout autre qu’il en avait auguré. À en juger par l’empressement avec lequel elle s’était donnée, il ne se serait certes pas attendu à la trouver si froide, si indifférente, ni si candide. Mais sa fraîche jeunesse, sa grâce la lui rendaient encore très désirable, et, ayant vidé son verre, il s’avança vers elle d’un pas vacillant.
— Christine !…
Elle se retourna, eut un instinctif mouvement d’effroi à le sentir si près d’elle, avec sa face pâle, ses yeux allumés, ses mains qui tremblaient en la touchant.
— Qu’avez-vous donc, Lionel ? Êtes-vous malade ?
Elle reprit aussitôt, craignant de l’avoir fâché, car elle ne pouvait s’accoutumer si vite au tutoiement qu’il exigeait.
— Es-tu souffrant ? demanda-t-elle, avec une tendresse inquiète où se noyaient pour le moment toutes ses pudeurs. Toute la journée tu m’as troublée… et hier aussi…
Il sourit, embarrassé.
— C’est la chaleur, dit-il, un verre de cela, et il indiquait le carafon sur le plateau, fera disparaître mon malaise.
Le siphon ne contenait plus qu’un fond d’eau de seltz ; tranquillement, il remplit avec le brandy.
Christine le regardait, étonnée.
— Ne seraient-ce pas plutôt toutes ces boissons glacées qui vous font mal ? reprit-elle, après un silence. Il me semble que vous en abusez. C’est dangereux, par les chaleurs.
— Au contraire, assura-t-il, cela me remonte.
Le lendemain, ils déjeunèrent à table d’hôte. On les dévisagea avec cette curiosité impertinente qui, dans les hôtels-pensions, détaille du haut en bas les nouveaux venus, et décide, à première vue, à quelle coterie on les croit dignes d’appartenir. Ils se tirèrent à leur honneur de l’examen. La hauteur britannique de Lionel, son aristocratique beauté, l’air de tranquille dédain avec lequel il toisa ses voisins, les jugeant de prime abord inférieurs, lui valurent le respect de chacun, tandis que Christine charma par sa grâce timide. On les classa sous la rubrique « voyage de noces ». Le jour suivant, on leur parla à table ; le troisième soir, on invita la jeune femme à prendre un rôle dans des tableaux vivants. Elle refusa, mais la glace était rompue, et alors commença pour elle une vie bien pénible. Sa grande jeunesse et sa douceur lui gagnaient facilement les cœurs ; elle connut, pour la première fois, le bonheur de se sentir sympathique. Mais la gêne de sa situation fausse et le mensonge qu’elle s’imposait étouffaient toutes ses joies dans leur fleur. Que pensaient d’elle ces hommes qui la trouvaient jolie, ces mères qui l’enveloppaient d’une protection caressante, ces jeunes filles qui eussent voulu l’attirer dans leurs jeux ? Soupçonnaient-ils la vérité ? Une conversation que l’on interrompait à son approche, un regard qui lui semblait étrange, une question toute naturelle peut-être, mais qu’elle interprétait dans un sens équivoque, un salut plus froid certain jour que la veille, la faisaient tour à tour rougir et pâlir, couper court à une causerie amicale, ou se troubler, frissonner de tous ses membres et s’en aller comme on s’enfuit. Le sentiment de sa duplicité lui devint bientôt plus pénible que celui de sa faute même : elle eut bientôt la conviction que personne ne conservait plus de doute sur la nature de ses relations avec M. de Reuille, et qu’elle dissimulait en vain. En tout cas, son altitude embarrassée eut pour conséquence d’affermir les soupçons dont son imagination fit peut-être d’abord tous les frais. Un jour, Lionel la vit rentrer du jardin les larmes aux yeux, parce qu’une voix, sortant d’une charmille, avait prononcé ces paroles :
— Je ne crois pas qu’ils soient mariés !…
Et brusquement, à la vue de Christine, les interlocutrices s’étaient tues, l’air gêné.
Lionel, au lieu de la consoler, la gronda.
— Si l’on a des doutes sur nous, dit-il, c’est votre faute. Quoi que vous fassiez, vous avez toujours l’air de vous cacher ; partout où l’on vous voit, vous semblez demander pardon d’être là…
— Mais que puis-je faire ? s’écria-t-elle. Il faut toujours mentir : cela me fait mal. Je ne puis pas causer cinq minutes avec qui que ce soit sans que survienne un mot qui me mette mal à l’aise.
— Quels sots scrupules, ma pauvre amie ! Puisque je vous fais passer pour ma femme, qui oserait croire que vous ne l’êtes pas ? Et puis, que vous importe l’opinion de ces gens ?
— Ce sont d’honnêtes gens, Lionel.
Elle avait souvent remarqué qu’il ne supportait aucune contradiction.
— Vous croyez ? dit-il, avec un impertinent sourire… Vous êtes naïve… Allez, nous ne sommes peut-être pas les seuls ici dans notre cas !…
— J’espère que vous vous trompez… pour les autres…
Tout de suite, Lionel s’irrita :
— Vous vous plaignez ? dit-il, le front plissé.
Elle détourna la tête en réprimant un soupir, et il ajouta brutalement :
— Et de quoi ?… Nous sommes ici, parce que tu l’as voulu.
Elle arrêta ses larmes, sans plus répondre, et fixa sur lui, pendant un instant, le regard déjà méprisant de ses clairs yeux gris.
Car elle souffrait par lui… Si elle ne reconnaissait pas encore sa défaite, luttant avec passion contre la certitude de s’être trompée, si elle évitait de mesurer les suites tragiques de son erreur, elle s’avouait, du moins, que le caractère de Lionel lui échappait, et que dans l’intimité il était un tout autre homme qu’elle l’avait jugé. Chaque jour lui apportait de nouvelles déceptions. Elle ne fut pas longtemps à s’apercevoir que, sous son extérieur séduisant, il cachait un fond d’incorrigible grossièreté. Arrogant, brouillon, paresseux, dépendant et despotique à la fois, se plaignant ou s’emportant tour à tour, il n’avait pas même, pour couvrir ses défauts, le vernis d’une culture apparente. Il était déplorablement mal élevé. Il parlait le français et l’anglais à peu près comme un domestique, jurait à tout propos, se révélait d’une ignorance stupéfiante et ne s’intéressait à rien, sauf peut-être à ses vêtements dont il changeait jusqu’à six fois par jour. Sa manière de tuer les journées déroutait aussi les idées de Christine, accoutumée à l’activité d’abeille et aux heures matinales de la province. M. de Rouille se levait généralement pour le déjeuner de midi, fumait quelques cigares et, après une partie de billard, où il était assez habile, il remontait chez lui, se faisait apporter un grog, puis dormait jusqu’à l’heure du dîner. Il se couchait alors assez tard, et obligeait Christine à des veilles prolongées. Elle essaya souvent de secouer son apathie.
— Si vous saviez comme il fait bon dehors, le matin ! Ce n’est qu’une habitude à prendre. Voulez-vous venir vous promener avec moi ?
Il fallait l’entendre grogner, et se plaindre qu’elle ne le laissât jamais se reposer tranquille !
Ses excentricités firent bientôt l’objet des plaisanteries de tout l’hôtel. De malicieuses jeunes filles, ayant remarqué avec quelle complaisance il s’admirait, le surnommèrent « le beau Narcisse » ; on ne le désigna bientôt plus que sous ce nom. Christine en rougissait pour lui, ainsi que des sourires que provoquaient ses nombreuses fautes de langage ou les énormes bêtises qu’il disait.
— Comment se fait-il que votre père, étant Français, ait épousé une Irlandaise ? lui demanda-t-elle un jour.
Il sourit, un peu méchamment.
— Les Français aiment les femmes riches… Mais ma mère n’aimait pas les Français, et aussitôt après son veuvage, elle m’emmena dans sa famille… J’avais quatre ans.
— De sorte que ce sont votre mère et votre grand’père qui vous ont élevé ?
— Vous voulez dire que j’ai vécu auprès d’eux. Ni l’un ni l’autre ne s’occupaient de moi… Cela regardait le précepteur…
— Ah !… Et quelle sorte d’homme était votre précepteur ?
— Lequel ? J’en ai bien eu douze. Mon grand’père n’épargnait rien pour m’entourer de savants ; mais si vous croyez que je m’inquiétais d’eux, ou eux de moi ! C’étaient de beaux messieurs qui chassaient, fumaient, buvaient le vin de grand-papa, et vaquaient à leurs propres affaires… Enfin, je ne les voyais jamais… J’avais plus d’agrément avec les domestiques… Ainsi, c’est la cuisinière qui m’a appris le français.
— Et le cocher l’anglais ! faillit dire Christine.
Elle se retint et reprit avec une insistance timide :
— Aussi ne le savez-vous pas très bien. Si vous voulez, je vous corrigerai, quand vous ferez des fautes.
— À quoi bon ? Je ne compte pas gagner ma vie en donnant des leçons. Un gentleman n’a pas besoin d’en savoir si long ! Une chose dont je suis certain, c’est que les amoureux se tutoient en français. Pourquoi ne veux-tu pas, chérie ?
Si elle tentait de lire à haute voix, pendant qu’il se couchait l’après-midi, sa respiration égale et douce, au bout de quelques minutes, l’avertissait qu’il dormait. De découragement, elle laissait tomber le livre.
Ils s’installaient quelquefois en plein air, dans un champ, sur le bord de la route. Lionel, étendu sur le dos, les bras croisés derrière sa tête, se chauffait comme un grand lézard au soleil. Son corps, dans l’alanguissement de sa pose, prenait une grâce indescriptible. La jeune femme, les yeux gonflés, profitait de son sommeil pour l’observer avec minutie. Elle examinait sa peau blanche, au grain ferme et serré ; elle y cherchait en vain, marquant le front ou la tempe, une ride, un pli, si ténu fût-il, indicateur de la pensée : il avait la peau lisse comme la peau d’un enfant. Son front, parfait de forme, conservait le poli d’un marbre vierge, sous sa couronne de cheveux d’ambre. Elle regardait aussi ses mains pâles de femme où courait un réseau de veines bleuâtres, et, plus elle se convainquait de son irréprochable beauté, plus elle s’indignait contre elle-même. C’était donc cela qui l’avait séduite en lui ? Elle ne connaissait de lui que cet extérieur, et cela lui avait suffi pour se donner ?… Mais comment pressentir qu’un front aussi noble pût être l’enveloppe d’un cerveau aussi vide, une forme aussi belle habiller une âme aussi vulgaire ?…
Tel qu’elle le voyait là cependant, couché dans l’herbe, à ses pieds, il était son amant, son mari futur, le compagnon de toute sa vie, le père peut-être de ses enfants, son appui, son guide moral, son maître, qu’elle avait choisi librement, « le beau Narcisse ! »
Des gens passaient sur cette route, la plus fréquentée, car l’indolence de Lionel ne le laissait guère s’éloigner des hôtels, et des regards toisaient le couple, étonnés ou narquois. On saluait Christine qui répondait gravement. Si l’on chuchotait, se retournait, elle pleurait, ses doigts comprimant ses paupières, toujours lourdes de larmes secrètes. Lionel ne voyait rien, n’entendait rien. Un jour, des enfants qui jouaient, le frôlèrent en courant ; l’un d’eux trébucha sur les pieds du dormeur et s’excusa, rieur et rougissant, sans qu’il bougeât de son épais sommeil.
« Mais qu’est-il donc ? se demandait-elle parfois. N’est-il que bête, ou mal élevé ?… Est-il malade ? »
Un mystère, qu’elle avait presque l’effroi d’éclaircir, enveloppait son amant à ses yeux. Maintenant, il lui donnait des ordres et se faisait servir par elle comme par une personne à gages, la rudoyait, et se montrait stupidement jaloux. Elle supportait tout cela. Mais ce qu’elle comprenait de moins en moins, et ce qui l’inquiétait davantage, c’étaient ses yeux brillants le soir, ses gestes tremblants, sa nervosité de fièvre. Si vraiment il souffrait, de quelle nature était sa maladie ?
Dans l’hôtel, où la tyrannie de Lionel commençait aussi à provoquer l’attention, on ne se gênait pas pour dire que la jolie Mme de Reuille, mariée ou non, semblait fort malheureuse.
Si quelques personnes, suspectant son honorabilité, s’éloignaient d’elle par prudence, d’autres, en revanche, cherchèrent à se rapprocher. On la devinait triste, tourmentée, avec un douloureux secret qui endeuillait sa fraîche jeunesse, et les meilleurs la plaignaient. C’est ainsi qu’une certaine Mme Ardène, Parisienne grave et distinguée, au visage de bonté sous des cheveux gris, se prit de pitié pour elle et chercha à l’attirer dans son cercle. Elle eut souvent à la défendre contre les médisants. La jeune femme espéra une sympathique amie, et la joie craintive avec laquelle elle répondit à ses avances toucha Mme Ardène, qui s’ingénia délicatement à lui donner des preuves de son amitié. Dans ce but, dans celui aussi de la mieux connaître, elle l’invita un jour à faire une course au Chamossaire, avec elle et ses deux enfants.
Christine, malgré la réserve qu’elle s’imposait, n’eut pas le courage de refuser. Elle avait soif de grand air et d’exercice : depuis tantôt trois semaines, M. de Reuille ne lui avait pas accordé la plus courte promenade. Marcher le fatiguait ; par la chaleur il avait des nausées. Chaque matin, le cœur serré, la jeune femme assistait à des départs joyeux d’excursionnistes, sans espérer jamais se joindre à eux. Puis, le soir, elle les voyait rentrer, las et triomphants, avec des bottes de fleurs alpestres, liées à l’extrémité de leurs longs bâtons, et son cœur se serrait de nouveau. Mme Ardène ne se doutait pas que sa proposition dût exciter un tel plaisir.
Partie à six heures du matin, pendant le sommeil de Lionel, Christine laissait déborder sa joie à mesure qu’ils avançaient dans la haute montagne, redevenait vive, rieuse, communicative, semant ses ennuis à tous les lacets du chemin. Elle marchait si allègrement, que Lucie et Henri Ardène, âgés l’une de dix-huit, l’autre de quinze ans, avaient peine à suivre son pas. Un rose léger s’étendait sur ses joues, ses yeux brillaient, dégagés de ce cerne de mélancolie dont s’était alarmé le cœur maternel de Mme Ardène. Cependant, le contraste entre cette gaieté brusquement épanouie et l’abattement de la veille, présentait quelque chose d’anormal qui ne pouvait manquer de frapper un esprit perspicace. Mme Ardène se demandait maintenant si elle n’avait pas été trop prompte à admettre dans l’intimité de sa fille cette troublante étrangère. Ces réflexions lui gâtèrent quelque peu le début de la promenade. Mais Christine était si candide, si gentiment reconnaissante, qu’elle oublia ses préventions.
Ils lunchèrent sur l’herbe drue, étoilée de gentianes et de grêles petites fleurs blanches, au sommet du Chamossaire, avec le précipice béant sous leurs pieds. Un brouillard bleuissait la vallée, tandis que le ciel resplendissait au-dessus de leurs têtes d’un azur admirable. Le repas fut gai, plein de rires. Un vent vif éparpillait sans cesse les cheveux des jeunes filles ; Lucie finit par retirer ses épingles et laisser tomber sa natte.
— Faites comme moi, dit-elle à Christine ; on n’y tient pas.
Celle-ci limita : ce furent aussitôt des exclamations.
— Votre mari doit être fier de vos cheveux, dit Mme Ardène.
Christine rougit et ne répondit pas. Une ombre passa sur sa gaieté.
On convint, pour terminer l’excursion, d’une visite aux lacs. Elle se recoiffa, avant de partir.
Entre ces hauts sommets des Alpes et au pied du Chamossaire s’ouvre un étroit vallon, au fond duquel sommeillent trois lacs. Le plus grand reflète le ciel, d’un bleu de saphir sombre : des vols d’innombrables libellules agitent sur sa surface une palpitation d’ailes argentées ; le second doit aux herbes de son lit et aux roseaux qui s’érigent sur ses bords sa couleur d’émeraude brouillée ; le troisième, aux rives semées de grosses pierres, est noir, comme les roches qui y versent leur ombre. Une seule maison, rustique auberge, se dresse au bord du lac bleu, où un bateau à l’ancre attend les promeneurs. Une atmosphère de lourde désolation pèse sur cette région : le contraste est peut-être trop brusque entre la vue large et libre que l’on a du Chamossaire et ce val trop profond, creusé en entonnoir entre des parois de roc, où se brisent les rayons du soleil. Du moins, telle fut l’impression qui s’en dégagea pour Christine. Tandis que les jeunes Ardène, qui n’avaient aucune raison de mélancolie, faisaient détacher le bateau et traversaient le lac au milieu d’un vol épeuré de libellules, leur mère et Christine, un peu lasses, s’assirent pour les attendre, dans une galerie de bois découpé. Pour répondre à un salut que lui envoya de loin sa fille, Mme Ardène agita son ombrelle en souriant.
— Elle s’amuse, dit-elle en se tournant vers Christine. C’est tout naturel à son âge : dix-huit ans.
— Mais moi aussi, j’ai dix-huit ans ; dix-huit ans et cinq mois ! s’écria Christine ingénument.
Elle se tut aussitôt et rougit.
Mme Ardène ne put se défendre de l’interroger.
— Je m’en doutais. Vous avez l’air si jeune ! Et cependant, quelle différence entre vous et Lucie ! Comment votre mère a-t-elle eu le courage de vous laisser partir ?…
Christine, la tête baissée, regardait la coque éclatante du bateau s’épanouir à l’autre extrémité du lac.
— Vous n’avez peut-être plus de mère ? demanda doucement Mme Ardène.
Pâle, la jeune femme releva la tête et sa compagne vit des larmes dans ses yeux.
— Oh ! si, répondit-elle d’un ton plaintif. J’ai aussi un père et des sœurs, mais…
Un court sanglot coupa sa voix.
« Elle a dû se marier contre leur gré…, si elle est mariée ! Pauvre petite ! » pensa Mme Ardène.
Par délicatesse, et par crainte d’en apprendre plus long qu’il ne lui aurait été opportun de savoir, elle s’abstint de la questionner davantage. Quoiqu’elle réprouvât, comme mère, la rébellion supposée de Christine, elle ne pouvait se défendre, étant bonne, d’un vif sentiment de compassion. Mais elle n’en continua pas moins à garder un silence prudent, à côté de la jeune femme, qui, les paupières baissées et le sein palpitant, n’attendait qu’un encouragement amical à laisser jaillir son secret. Mme Ardène n’eut pas le courage de le lui donner. Des confidences auraient pu l’embarrasser en lui créant des obligations. Elle eut peur de se laisser entraîner trop avant, malgré elle, dans l’œuvre de pitié et que le monde dût l’en blâmer.
Déçue et résignée, Christine, s’accoudait sur la galerie ouverte du pavillon. Le lac miroitait sous ses yeux, et la brise lui apportait l’écho du rire sonore des jeunes Ardène, que la barque ramenait, Henri au gouvernail, fendant l’azur de sa proue vermillonnée. Elle soupira. L’avenir surtout l’effrayait, ce long avenir que lui promettaient sa jeunesse, sa santé, et pour lequel elle se sentait sans force.
Puis, le bateau ayant abordé, le frère et la sœur sautèrent à terre et coururent rejoindre leur mère. Un incident vint encore aggraver les soupçons de Mme Ardène. En partant, Lucie et Henri voulurent s’inscrire sur le livre des visiteurs qu’ils passèrent ensuite à Christine. Elle ne mit qu’un seul nom « Christine ».
— Votre nom de famille aussi, madame, dit le jeune garçon.
— Non, répondit-elle, en secouant la tête… Christine tout court… J’aime mieux ainsi.
Au retour, Mme Ardène, sous un prétexte, retint sa fille auprès d’elle, tandis que Christine et Henri rivalisaient de vitesse le long des talus gazonnés.
Quand ils rentrèrent à Villars, une belle lumière dorée emplissait le fond du ciel, et les silhouettes des montagnes pâlissaient, ennuagées de gaze rousse. Christine remercia Mme Ardène avec effusion : cette dernière la suivit d’un énigmatique regard, comme, légère et gracieuse, elle montait on courant l’escalier.
— Vois donc, Lionel, dit-elle en entrant dans la chambre, je t’apporte des fleurs.
C’étaient des lis martagons et de gros chardons-argentés, entremêlés de gentianes, de hautes marguerites jaunes, d’herbes fauves, fuselées et tremblantes.
M. de Reuille, allongé sur le canapé, selon son habitude, dormait les yeux ouverts.
— Ah ! dit-il d’une langue pâteuse, ah !…
Il eut un ricanement bête, puis répéta, « ah ! » comme s’il cherchait à se souvenir, tout en essayant de se mettre debout.
— Où donc as-tu été ? bégaya-t-il.
Ses yeux brillaient, stupides et fous. Christine recula instinctivement, en répondant :
— Mais, tu le sais bien. Au Chamossaire, avec les Ardène… Je te l’ai dit hier.
Lui, sans l’écouter, avançait sur elle.
— Tu profites de mon sommeil pour aller courir… aller courir la montagne… la montagne avec le fils Ardène… Tu es…
Il se rapprochait toujours, s’accrochant à la table et l’enveloppant déjà de son haleine épaisse.
Elle attendait, livide, sans comprendre. Puis soudain elle jeta un grand cri, cri d’angoisse, de douleur et de honte :
— Ah ! Lionel… tu es ivre… ivre… ivre !…
Elle reculait, les mains étendues, le visage décomposé ; il s’élança pour la saisir ; alors, elle le poussa si violemment qu’il s’abattit, lourde chair inerte, sur le plancher.
Ce ne fut qu’aux derniers jours de septembre, quand Villars, à peu près désert, s’immergea dans une mer de brouillards sans fin, que M. de Reuille fit l’effort de secouer son apathie et de décider le départ. Il n’emmena point Christine en Irlande, mais à Paris, son séjour préféré depuis sa majorité. Ce changement de programme n’alla pas sans une certaine résistance de la part de la jeune femme ; mais chaque fois qu’elle le pressait de tenir sa promesse, il lui avait répondu qu’il ne serait pas prudent de se présenter chez son aïeul sans l’avertir et qu’il fallait d’abord en écrire à sa mère. L’été se passa et il n’écrivit point. C’était trop exiger de lui ! À quoi bon se torturer l’esprit et peiner sur de longues pages, – car sa lettre ne pouvait qu’être longue, – quand il était tellement plus simple d’envoyer le capitaine Brown, un sien ami, en éclaireur, Brown sonderait les dispositions de la famille à leur égard et la préparerait à leur visite. Brown arrangerait tout ; Brown irait à Belfast en automne ; et, avant de partir, il installerait les jeunes gens à Paris. C’était un précieux ami que Brown ! Lionel ne parlait de lui qu’avec toutes sortes d’éloges : le capitaine devait tenir la principale place dans sa vie ; il devait être son cerveau et sa volonté, la tête qui animait ce corps paresseux. Christine appréhendait et souhaitait le moment de le rencontrer, tout en se demandant avec anxiété comment elle s’entendrait avec lui.
Lionel, de son côté, se préoccupait de l’impression que ferait sa maîtresse sur son ami.
— Je suis curieux de savoir comment vous plairez au capitaine, disait-il. Vous n’avez pas le genre de beauté qu’il aime, c’est certain !
— Cela n’a aucune importance, répondait-elle doucement.
Ils arrivèrent à Paris par une brumeuse soirée ; Christine fut la première à sauter sur le quai. Une rapide inspection des quelques personnes qui s’y trouvaient la convainquit bientôt que le capitaine n’était pas là pour les recevoir.
— Il n’est pas venu ! dit-elle en tournant vers Lionel son visage désappointé.
— Il sera parti en voyage, répondit le jeune homme avec flegme. Il n’en fait jamais d’autres. Oui, Brown est comme cela. Il se déplace avec une facilité surprenante. On ne sait jamais où il sera demain…
— Mais nous, où irons-nous ? s’écria-t-elle, prête à pleurer. Vous ne savez pas même dans quelle rue est l’appartement qu’il a choisi ?
Lionel parut réfléchir un moment.
— Je demanderai à Johnie, fit-il triomphalement, Johnie saura où je demeure.
Il héla un fiacre, fit monter Christine, jeta une adresse au cocher.
Ce Johnie était un bookmaker que les deux amis honoraient de leur confiance, Lionel ayant une préférence marquée pour les basses compagnies. Mais Christine ne fut renseignée que plus tard ; au moment même, elle n’eut pas le courage de demander, et se laissa emmener, lasse, brisée, indifférente à tout.
Car, malgré la méfiance qu’il lui inspirait, elle était fort désappointée de la défection du capitaine Brown. Elle comptait sur ses bons offices, ses conseils, son influence, son appui, au besoin, auprès de Lionel : elle comptait surtout sur lui pour rompre leur pénible solitude à deux, et les rattacher, en quelque sorte, à l’existence des autres.
Depuis le jour où elle l’avait trouvé ivre, Christine ressentait pour Lionel une croissante répulsion, malgré que la scène de Villars eût plutôt amené une détente dans leurs rapports. En effet, elle s’était abandonnée à un si violent désespoir, à de telles crises de larmes, menaçant de le quitter ou de mourir plutôt que de continuer la vie commune, que, ébranlé par sa véhémence, il lui avait promis que cela ne se renouvellerait pas, et il l’avait priée de lui pardonner, tout en lui jurant qu’il ne s’agissait d’ailleurs que d’un simple accident. Dans le besoin de se rassurer, elle accepta ses explications confuses sur la chaleur, la bêtise d’un garçon, une carafe qu’il avait prise pour une autre, et reçut, avec un sourire confiant, l’expression de son repentir. Elle préférait ne pas douter de lui ; mais, quoique ce facile pardon eût rendu quelque sérénité à leur vie, elle eut honte de s’y être prêtée, lorsqu’elle en comprit mieux tout l’avilissement. Et pourtant, qu’aurait-elle pu faire ? Elle dépendait de lui entièrement, lui devait son abri, sa nourriture, ses vêtements, et cette espèce de protection morale qui la retenait de rouler à des abîmes dont elle commençait à soupçonner l’horreur. Elle n’osait pas l’irriter outre mesure, car, s’il la renvoyait, où aller ?...
Après un assez long trajet dans des rues dont elle n’eut pas non plus la curiosité de s’informer, le fiacre s’arrêta devant une maison d’apparence faubourienne. Lionel descendit seul, et revint quelques minutes après, avec une nouvelle adresse qu’il donna au cocher.
— Je le savais bien, dit-il à Christine, en reprenant sa place à côté d’elle. Brown est parti pour l’Amérique, mais il avait laissé notre adresse à Johnie. Brown pense à tout.
Et il se rencogna dans son angle, tandis que la jeune femme regardait, par-dessus la vitre baissée, Paris dans sa tenue de nuit. Des rues, des maisons, des arbres, des lumières défilèrent à ses yeux attentifs ; bientôt une fraîcheur, montant à travers la portière, lui fit comprendre qu’ils longeaient la Seine. Elle se pencha pour mieux voir : le fleuve lui apparut un instant, tout noir, avec les coulées d’or tremblantes des réverbères ; puis la voiture quitta les quais brusquement. Où allaient-ils ? Elle ne le savait pas non plus. Tous les quartiers lui étaient également inconnus et indifférents. Ils descendirent enfin devant une maison de l’avenue Kléber, près du Trocadéro. Lionel entra chez le concierge réclamer les clefs. Une femme d’un certain âge, propre, d’une tenue correcte, qui attendait, assise dans la loge, se leva alors et les salua. C’était une bonne engagée par le capitaine. Elle toisa Christine, parut surprise de la trouver si jeune et si timide, puis, recomposant son visage, s’effaça pour la laisser passer.
L’appartement au premier, quoique d’une banalité de garni élégant, plut à la jeune femme ; rien ne manquait à son confort, et, par la fenêtre ouverte du salon, elle embrassa d’un regard, à gauche, l’avenue gaie et spacieuse ; à droite, une bande en écharpe de la place, remplie, dans le fond, par la masse du Trocadéro.
— Cette situation vous plaît ? demanda Lionel.
— Beaucoup, répondit-elle.
Et elle éclata en pleurs passionnés.
Souvent autrefois, lorsque grondée, humiliée, rebutée, elle se réfugiait dans sa chambre pour pleurer, elle avait fait un rêve, un vrai rêve de jeune fille, où l’avenir la dédommageait des tristesses du présent. Combien de fois ne s’était-elle pas imaginé cette scène :
Par une soirée d’automne – elle préférait l’automne, – après la course en voiture à travers des rues inconnues, elle entrait dans l’appartement neuf, aménagé pour elle, au bras d’un inconnu. L’inconnu, dont la personnalité restait dans l’ombre, mais qui était grand, fort, loyal et bon, c’était le mari qui l’aimerait un jour ; et cela se passait n’importe où, dans quelque grande ville, à Paris peut-être, car d’instinct, elle détestait la province, ses étroitesses ; elle avait la surprise du nid neuf, la joie reconnaissante du chez-elle…
Plus tard, son inconnu avait pris corps : elle avait aimé Lionel. Et, la vision changeant de nouveau, elle rêvait d’un pays étranger où tout se parait de mystère. Son imagination, plus que ses souvenirs, lui avait dépeint un manoir très ancien, très vaste, très noble, isolé au milieu de prairies. Les jours gris, le vent soufflait, chargé d’une âpre senteur saline ; les jours calmes, on entendait vibrer au loin la chanson des flots ; au couchant, par les pures soirées, on découvrait la ligne confuse où le ciel rejoint l’Océan. Elle voyait sous les arbres du parc, vieux chênes aux troncs géants, passer une blonde châtelaine qui portait sa fidèle ressemblance, et elle souriait un peu d’orgueil… Puis, à d’autres heures, tout cela s’effaçait devant la joie émue de l’arrivée, par un soir doux, voilé de fins brouillards. L’aïeul se tenait au coin de l’âtre, avec sa barbe blanche et sa tremblante main, levée en signe de bienvenue ; la mère s’avançait au-devant des époux, tendre, accueillante… Mais ce tableau-là s’estompait à peine, fuyait, se brouillait, indécis, dans des teintes vagues de fantasmagories… déjà, elle se laissait emmener par Lionel, heureuse de se retrouver seule avec lui…
… C’était bien une soirée d’automne, un brouillard mince rampait, insidieux, se coulait le long des maisons, mouillait le trottoir, embuait les becs de gaz, dont la flamme luisait, toute pâle, nomme derrière autant d’écrans ternes ; c’était une de ces soirées déjà fraîches, où il aurait fait bon allumer une pétillante flambée, tirer les rideaux sur la chambre close, et se sentir égoïstement à l’abri du froid, du bruit, de la fatigue, de la pluie fine qui commençait à tomber… C’était bien Lionel… Et pourtant…
La moitié de l’hiver se passa, monotone, à attendre le capitaine Brown qui ne vint pas. Les jeunes gens vécurent très retirés, sans amis. Quelquefois Lionel emmenait Christine au Bois, l’après-midi, ou le soir, au théâtre. Mais c’était pour son plaisir à lui. Christine détestait la promenade autour des lacs, dans une voiture de louage, où il la forçait à exhiber des toilettes tapageuses, bien heureuse encore s’il ne lui prenait pas fantaisie de conduire lui-même. Alors, en bon Anglais insoucieux du danger, il choisissait des chevaux fougueux qu’il s’amusait à exciter, lancer à un trot effréné, arrêter net, pour les faire bondir de nouveau, cabrés et écumants : d’où, voitures accrochées, passants bousculés, procès-verbaux ; la foule s’assemblait autour d’eux, et Christine, en butte à tous les regards, assise sur le haut siège à côté de Lionel qui se querellait avec les agents, mourait de honte d’entendre les commentaires. Au théâtre, il n’aimait que les pièces grossières, et quand, secoué d’un rire bruyant, il se retournait en applaudissant vers Christine, elle se demandait comment il avait osé l’amener là. En réalité, bien que la douceur, la grâce, la dignité de la jeune femme exerçassent sur lui un certain empire, bien qu’il jouît de sa beauté fine, et subît quelquefois, inconsciemment, l’ascendant de son caractère, il la traitait comme les filles vulgaires qui, sans doute, l’avaient précédée, et s’imaginait lui faire une grande faveur en la gardant.
Pendant ses matinées, dont la paresse de Lionel lui laissait le libre emploi, Christine restait le plus souvent assise à la fenêtre, plongée en de mornes rêveries. Elle n’avait rien à faire ; leur ménage, où ils ne recevaient personne, était peu compliqué, et la bonne, très entendue, aidée par une femme de journée, suffisait à l’ouvrage. Profondément découragée, la jeune femme se désintéressait de tout : les lectures l’ennuyaient, elle était trop absorbée en elle-même pour trouver du plaisir à suivre les aventures de héros fictifs ; les romans tristes accroissaient sa mélancolie ; les romans heureux l’irritaient comme des choses absurdes. Elle n’ouvrait jamais son piano, le bruit incommodant Lionel ; elle ne connaissait personne, n’écrivait à personne… Jamais jeune vie ne fut plus isolée, plus dépourvue de toute joie. Seule, toujours seule avec un passé sans soleil derrière elle, où elle ne puisait aucune force ; devant elle, un avenir de malheur…
Elle revenait aussi sans cesse sur les désirs de son enfance qui s’envolaient tous de la maison, et elle en trouvait la réalisation ironique. Elle était hors du nid, libérée ; mais le pauvre oiseau imprudent ayant mal pris son essor était retombé, les ailes brisées, et regardait d’en bas, souillé de boue, le bel espace libre et bleu où il ne pourrait plus s’élancer. Quoique son malheur fût son œuvre, Christine éprouvait plus de regrets que de remords. Elle se lamentait sur sa vie gâchée, autant au moins qu’elle se repentait de sa faute ; quand elle se rappelait les circonstances qui l’y avaient poussée, une douloureuse rancune l’animait contre ses parents, son cœur orgueilleux s’absolvait presque…
Mais, aussitôt après, sa tendre nature reprenait le dessus, et, navrée, elle s’accusait d’ingratitude, recherchait, dans ce passé, tous les bons souvenirs, s’étonnant qu’ils n’eussent pas pesé davantage, car l’éloignement les parait d’une douceur délicieuse.
Elle subissait aussi de constants échecs auprès de Lionel.
Dans son désir d’accepter la vie qu’elle s’était faite et d’en tirer le meilleur parti possible, elle n’avait reculé devant aucun effort pour arracher Lionel à sa dégradation. Tâche ardue, où il aurait fallu une autre force, une autre habileté que la sienne, et à laquelle elle succomba bientôt, s’avouant impuissante. D’ailleurs, elle s’y prit très mal. Elle était trop inexpérimentée pour comprendre l’enchaînement fatal des circonstances qui vouait cet homme à son vice : l’hérédité, l’absence complète de sens moral, les influences multiples de l’ambiance et de l’éducation, et l’atrophie de son intelligence qui lui ôtait la volonté même de la lutte. Elle essaya des supplications, des raisonnements, des larmes, des menaces. Un jour, elle lui arracha des mains une bouteille de liqueur et en vida le contenu par la fenêtre. Il se précipita sur elle avec une imprécation, et l’agrippa aux épaules si brutalement, qu’elle poussa un cri de douleur. Il la lâcha alors, et elle retomba sur le divan, toute sanglotante, si brisée, si désespérée, qu’elle réussit enfin à éveiller une corde sensible dans celle âme inerte. Honteux, il s’approcha d’elle, lui mit une main sur les cheveux, et lui dit, avec une tristesse non feinte :
— Ne pleure pas… Je suis une brute… Mais c’est inutile, Christine ; ce n’est pas ma faute. Je ne puis pas faire autrement…
— Pas votre faute ? s’écria-t-elle. Oh ! Lionel !…
— Cela vous paraît absurde, mais c’est ainsi pourtant, répliqua-t-il en s’asseyant à côté d’elle d’un air contrit. Je voudrais vous expliquer cela… c’est confus dans ma tête… enfin, vous comprendrez peut-être… et ne serez pas trop sévère…
— Sévère ! Je n’ai le droit de l’être pour personne !…
Il continua sans relever l’interruption, et en détachant ses phrases par saccades.
— Quand c’est dans la famille, voyez-vous, on n’y échappe pas… c’est fatal… Je ne sais presque rien de mon père, sinon qu’il est mort à vingt-huit ans d’une chute de cheval, au sortir d’un déjeuner de chasse où il s’était abominablement grisé… Ma mère a regretté, tous les jours de sa vie, de l’avoir épousé… Pourtant, dans sa famille à elle, c’est encore pis !… Mon arrière-grand-père en est mort… J’ai un oncle dans une maison de santé… Et mon grand-père, le père de ma mère, oh ! celui-là !… Mais il est fort, lui, il supporte… l’alcool le conserve, dirait-on… il est taillé pour vivre cent ans… cela ne lui monte pas à la tête comme à moi, bien que souvent… Il ne s’occupait jamais de moi, de rien, de personne, et ma mère passait toutes ses journées dans son oratoire, à dire des prières… Alors, vous comprenez, je m’ennuyais et je restais avec les domestiques : c’était plus gai. D’ailleurs j’ai toujours fait tout ce que j’ai voulu… de sorte que j’ai pris des habitudes… dont je ne puis plus m’affranchir… car je suis un malade, Christine, un malade incurable…
— Oh ! ne dites pas cela ! s’écria-t-elle. Cher Lionel, c’est impossible ! Ne guérit-on pas de presque toutes les maladies ?… Il y a un remède contre celle-là : la volonté…
Et, dans un grand élan de compassion, où elle vainquit toutes ses répugnances, toutes ses rancunes, elle se laissa glisser à genoux à côté de lui, l’entoura de ses bras :
— Ce serait trop affreux !… C’est impossible ! Je vous guérirai, moi, ayez confiance ! Est-ce qu’un fait ce qu’on ne veut pas ?… Je serai votre volonté : je vous sauverai, malgré vous…
Elle se redressa un peu, lui noua les bras autour des épaules :
— J’ai manqué de patience… pardonnez-moi ! Je ne comprenais pas que vous étiez malade et qu’il faut vous soigner ! Je serai plus indulgente et meilleure… Mais vous n’avez pas le droit de vous abandonner ainsi ; vous n’êtes plus libre : songez à vos responsabilités, oh ! songez-y !…
Elle s’exaltait, elle pleurait, elle resserrait sa souple étreinte, comme pour le protéger, le garder. La femme naissait en elle à l’heure de la pitié : courageuse, consolante et tendre…
Peine inutile ! Les beaux traits détendus, de Lionel n’exprimaient déjà plus d’autre émotion que celle d’un léger ennui. Il voulait bien être plaint, non exhorté. L’idée qu’on pouvait penser à le régénérer l’épouvantait. Quand la jeune femme, toute frémissante, releva vers lui ses yeux humides et confiants, elle eut le sentiment subit de la vanité de ses efforts.
— Vous êtes une bonne fille, Christine, lui dit-il pourtant, je ne voudrais pas vous rendre malheureuse, mais…
Son regard erra au plafond, puis sur le tapis, mesura les parois de la chambre, et il conclut, désespérant sans doute de trouver l’inspiration qu’il cherchait :
— Il faut attendre Brown ; il arrangera tout !
Alors, découragée, elle n’éprouva plus que la honte de s’être abaissée à le prier ainsi.
Un jour enfin, comme Christine commençait à douter de la réalité de l’existence de Brown, il apparut. Ce fut un matin de bonne heure. Elle se trouva en présence d’un gros homme blond, à la face apoplectique, vêtu d’un costume de voyage excentrique, qui demanda à voir M. de Reuille.
Tout de suite, la jeune femme le devina, l’invita à entrer au salon.
— Il dort, répondit-elle, en introduisant son hôte.
— Ah ! fit Brown.
Ils se contemplèrent un instant, tous les deux en silence, étonnés et déçus.
Elle le regardait : planté sur ses fortes jambes courtes, l’œil clignotant, sa calvitie luisant à travers ses cheveux rougeâtres, collés au crâne, ses larges mains formant des bourrelets de chair au ras des manches de son affreux veston, d’une surprenante vulgarité d’allures ; et il la détaillait aussi sans gêne, de la tête aux pieds, droite dans son peignoir bleu du matin, ses nattes déroulées dans le dos, si bien qu’elle ne savait plus si elle devait s’indigner ou rire de cette inspection.
— Oh ! dit-il enfin… je suppose… je suppose que c’est vous !
— Dois-je prévenir M. de Reuille ? demanda-t-elle.
— Merci, c’est inutile. Il ne se dérangerait pas !
Toutefois, il ne s’en allait pas et restait à examiner la chambre et le mobilier, de l’air tranquille de quelqu’un qui prend possession. La jeune femme se souvint tout à coup qu’il venait probablement de loin et n’avait peut-être pas déjeuné.
— Puis-je vous faire préparer à déjeuner ? proposa-t-elle. Vous avez sans doute voyagé toute la nuit.
— Merci, madame, répondit-il, j’accepte volontiers… Mais pas de thé, s’il vous plaît. Un grog, si vous avez du whisky.
Elle sortit, donna des ordres, et le capitaine s’attablait bientôt comme chez lui, dévorait son bifteck, ses trois œufs, consommait la provision de pain et de fromage, vidait aux trois quarts le carafon de whisky, puis se levait, tout souriant, plus rouge que jamais et partait en disant qu’il reviendrait à deux heures.
Et dès lors, il fut le parasite de la maison.
Si Christine avait attendu quelque réconfort de la présence du capitaine, son illusion fut de courte durée. Tout d’abord, elle s’appliqua de son mieux à vivre en bonne harmonie avec lui, mais il lui déplut chaque jour davantage. Elle ne tarda pas à se convaincre qu’il exerçait la pire des influences et cherchait à annuler le très faible ascendant qu’elle avait pris sur Lionel. Ce fut une lutte de quelques semaines d’où elle se retira bientôt, découragée. Les deux hommes passaient leurs journées à boire ensemble, mais les effets de l’ivresse étaient chez eux très différents. Tandis que Lionel devenait sombre, nerveux, irritable, prêt à s’élancer, furieux, sans savoir contre qui ni pourquoi, le capitaine restait de sang-froid, le flamboiement progressif de sa face donnant seul la mesure de l’alcool absorbé : il s’égayait d’une gaieté cynique et mauvaise, crachait en riant sur tout le genre humain, criait haut son mépris des femmes. Pourtant Christine n’eut pas précisément à se plaindre d’hostilités ouvertes. Pour lui, elle n’était qu’un incident dans la vie de son ami, et, du moment où elle ne se mêla plus de rien, il trouva commode de l’ignorer, d’autant plus que, le cœur soulevé de dégoût, elle s’enfuyait à son approche, ne lui adressait jamais la parole.
Chaque jour en commun avec ces deux êtres la marquait d’une tare plus profonde ; elle s’effrayait, avec quel désespoir ! d’être entraînée si bas qu’il ne lui serait bientôt plus possible de se relever.
Dans le naufrage de toutes ses espérances, elle n’en avait conservé qu’une seule, à laquelle elle se rattachait encore de toute sa force, avec la crainte grandissante de la voir sombrer à son tour : celle d’un mariage qui, scellant son malheur par l’irrévocable, rendrait un peu d’honorabilité à sa vie. Car elle ne pouvait prendre son parti de sa déchéance sociale. En effet, son âme, son cœur, sa fière nature étaient restés les mêmes ; elle se sentait aussi digne de sympathie que jamais, davantage peut-être depuis qu’elle expiait si douloureusement la faute dont le poids ne retombait que sur sa propre tête, et elle se révoltait, dans son ignorance du monde, contre l’injustice ou l’indifférence générales. Il surgissait sans cesse de menus incidents qui blessaient sa sensibilité exacerbée et la plongeaient dans de profonds abattements. Ainsi, elle rencontra un jour, dans la rue, Mme Ardène, qui détourna la tête, en feignant de ne pas la voir. Christine qui s’avançait, sans méfiance, recula, comme frappée au cœur. Cette conduite cruelle et sage d’une personne qu’on disait bonne lui montra ce qu’elle pouvait espérer des autres. Sa domestique même la condamnait. C’était une femme d’une condition un peu supérieure à celle des servantes ordinaires, qui travaillait pour arrondir la dot de sa fille et lui faciliter un bon mariage. L’appât du salaire élevé la retenait seul dans ce ménage irrégulier : active, probe, entendue, n’ouvrant la bouche que pour son service, elle exécutait les ordres avec fidélité et donnait scrupuleusement aux maîtres qu’elle méprisait l’équivalent de leur argent. Elle pouvait passer des heures à soigner Christine souffrante, sans desserrer les lèvres. Celle-ci, désireuse de se la concilier, lui offrit d’inviter sa fille le dimanche. Mais la bonne remercia froidement et ne profita jamais de la permission. Christine comprit qu’elle ne voulait pas amener son enfant dans leur maison.
Chacune de ces humiliations lui semblait impossible à supporter, et pourtant, elle ne pouvait que courber la tête, dévorer ses larmes en silence.
Un autre jour, elle était sortie seule et remontait à pied l’avenue des Champs-Élysées. Un tiède soleil de fin d’hiver enveloppait les allées d’or pâle. Les troncs nus des marronniers dessinaient de hautes colonnades. Des bandes d’enfants parés, joyeux, exubérants, aux clairs minois avides de plaisir, faisaient courir leurs cerceaux de bois, voler leurs balles, tourner leurs cordes, siffler leurs toupies dans les jambes des promeneurs, tandis que les graves bébés, raides dans leurs atours, garnissaient les bancs de pâtés de sable. Christine s’arrêta un instant pour les contempler. Le reflet d’une pensée heureuse transparut sur son pauvre visage émacié. Elle sourit. Mais au même instant elle vit venir, dans une voiture de remise, Lionel et le capitaine, en compagnie d’une jeune fille brune, une jeune fille du monde, évidemment, et d’un vieux monsieur inconnu qui semblait la chaperonner.
Abasourdie, elle s’avança de quelques pas. Une palpitation l’étouffait. Qu’allait-il arriver ! Ce fut tout simple. La voiture passa, la frôlant presque, sans que les deux hommes eussent l’air de la reconnaître ; seule, la jeune étrangère, vaguement étonnée, dévisagea cette femme pâle qui fixait sur eux des yeux hagards, et restait comme changée en pierre, au bord du trottoir…
Quelqu’un la poussa ; elle tressaillit et se remit en marche, d’un mouvement machinal. Elle ne sut pas combien de temps elle marcha pour regagner sa demeure, ni pourquoi elle se retrouva plus tard, assise à sa place accoutumée, auprès de la fenêtre du salon, que les rayons mourants du soleil emplissaient d’ardents reflets roses. Elle avait la sensation d’un poids qui lui serait tombé sur le front, et qui, en la meurtrissant, l’étourdissait un peu, car elle ne parvenait pas à coordonner ses pensées…
Être désavouée par eux !… Elle éclatait de temps en temps d’un petit rire énervé…
Lorsque les deux amis rentrèrent, Christine, sans s’inquiéter du capitaine, alla à Lionel, l’interrogea d’une voix vibrante :
— Avec qui étiez-vous quand je vous ai rencontré ?
Il répondit, trop surpris par la question directe pour essayer des faux-fuyants :
— Avec miss Arabella Grant et son père… Des amis de ma famille qui sont ici pour quelques jours… Ma mère désire…
Son regard, chercha celui de Brown, et l’ayant trouvé encourageant, il reprit :
— Ma mère désire que je sois poli avec eux.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas reconnue ?
Il eut l’air étonné, et pourtant le tact ou la pitié de mentir :
— Mais… je ne vous ai pas vue !…
Au milieu de la nuit, Christine s’éveilla, ayant soif. Tout d’abord, malgré sa faiblesse et l’endolorissement de son corps, elle fut quelques secondes sans réaliser son état. Mais, dans la chambre aux rideaux clos, une veilleuse éclairait d’un reflet incertain le petit berceau blanc à côté de son lit et le fauteuil vide de la garde. Alors, elle se souvint…
Elle revécut la terrible journée : non, la belle journée claire, chaude, lumineuse, de mai en fleur, qui attirait tout Paris en gaieté dans la rue, pendant qu’elle accouchait dans d’affreuses tortures physiques et morales, brisée à la pensée de son abandon. Dès les premières douleurs, Lionel avait fui et il n’était rentré que le soir, assez tard pour être sûr que toute émotion lui serait épargnée. Un médecin de quartier et une sage-femme l’avaient assistée, tandis que son impassible bonne remplissait, les lèvres pincées, les missions dont on la chargeait. Tout le temps que s’accomplit le travail, alors que le docteur et la femme, penchés sur elle, lui disaient ces paroles d’encouragement que doit leur profession, Christine, étouffant ses cris contre ses dents serrées, n’avait pas cessé de se demander :
« Si je souffre trop, qui aura pitié de moi ? Si je meurs, qui me pleurera ? Si je vis, qui s’en réjouira ? Ceux qui auraient dû être là, savent-ils que je vais être mère ? Se doutent-ils, à cette heure, du danger que je cours ?… »
Puis, dans une dernière convulsion de tout son être, la vie nouvelle avait jailli de sa vie meurtrie et l’enfant était né : un garçon beau et fort, que la sage-femme apporta triomphante, et que la mère reçut en éclatant en pleurs.
— Ne vous désolez donc pas, madame, lui avait dit le médecin.
Mais Christine, perdant toute contrainte, avait pressé sur son cœur, avec des sanglots, ce fils premier-né dont elle aurait dû être si fière. Pour cet enfant, condamné sans doute à l’hérédité de son triste père, partageant dès sa première heure l’abandon de sa mère, quel avenir espérer ? Qui le protégerait ? Qui l’arracherait à ce mal dont la menace planait sur son berceau ? Qui ferait de lui un homme fort et loyal, digne de porter le front haut dans la vie, l’égal de tous ?
— Oh ! c’est injuste ! injuste ! Quelle est sa faute, à lui ? criait presque Christine à travers ses pleurs.
Les deux témoins de son désespoir, sincèrement émus cette fois, la calmèrent et la réconfortèrent de leur mieux. Ils la quittèrent enfin le soir, après que la nuit tombée eut empli la chambre d’une ombre reposante et qu’elle se fut doucement assoupie. Mais, au milieu de la nuit elle se réveilla, ayant soif.
Elle appela.
Point de réponse. Elle était de nouveau seule. La garde installée à son chevet par la sage-femme avait profité du manque de surveillance pour aller dormir au salon sur un meilleur sofa. Par la porte entre-bâillée de la chambre voisine, filtrait un rai vif et jaune de gaz ; Lionel devait être là. La jeune femme l’appela :
— Lionel, Lionel, j’ai soif.
Pas de réponse ; aucun mouvement, aucun bruit.
Christine s’indigna. Il s’était sans doute endormi un buvant et reposait, la tête dans ses deux bras sur la table, comme elle l’avait surpris maintes fois.
« Mon pauvre petit, pardonne-moi ! Quel père ! pensa-t-elle en se tournant vers le berceau. Il ne l’a même pas regardé ! »
Elle resta longtemps ainsi, immobile, les yeux ouverts, perdue en une rêverie si vague que le fil s’en rompait à chaque instant dans sa tête. Puis ses idées redevinrent lucides.
« Non, je ne dois pas mourir, se dit-elle. J’ai le devoir de vivre. Il faudra que je sois à la fois sa mère et son père, son soutien, son protecteur, son guide ; il faudra peut-être un jour que je travaille pour gagner sa vie et la mienne… il faudra que je l’aime mille fois plus, pour compenser les tendresses qui lui manqueront par ma faute ; il faudra que je fasse son âme assez grande pour qu’il ne souffre pas de l’irrégularité de sa naissance et que je relève la tête pour qu’il ne soit pas humilié en moi… Puisque je l’ai mis au monde, je dois pouvoir l’y protéger… Pour lui, il importe que je vive… »
Un bruit léger dans la chambre où dormait Lionel la fit tressaillir, pleine d’espoir.
« Il va venir, pensa-t-elle. Oh ! que j’ai soif ! »
— Lionel !
Mais rien ne vint. La boiserie seule avait craqué. Christine, fiévreuse, s’agitait dans son lit.
Comment osaient-ils l’abandonner ainsi ?… cet ivrogne qu’aucune plainte ne pouvait arracher à son sommeil de brute, et cette misérable femme qui ne lui donnait pas même les soins pour lesquels elle recevait de l’argent…
« J’ai la gorge en feu ! je meurs de soif ! Quel supplice !… Et voici l’enfant qui s’éveille. Oh ! mon Dieu ! Il va donc souffrir comme moi… qui viendra ?… »
— Lionel ! Lionel ! Ah ! si l’on m’avait laissé un peu d’eau, une sonnette !…
Bientôt, un doux vagissement se mêla à ses plaintes. Éperdue, elle appela plus fort, cria, désespérée… Puis sa voix s’affaiblit, comme un râle, et la respiration bruyante de Lionel triompha seule dans la nuit…
Par les belles journées du printemps, Christine se promena quelquefois dans les jardins du Trocadéro. Elle s’asseyait généralement sur un banc à l’écart et y passait des heures entières, les yeux perdus dans les détails de l’horizon, enveloppés d’une vapeur bleu pâle. Elle aimait ces jardins pour leur tranquillité et pour le vaste panorama qu’ils lui découvraient de cet autre Paris, au delà de la Seine, qu’elle ignorait encore, et où elle s’amusait parfois, avec un plaisir enfantin, à deviner les monuments et les places. Puis, sa pensée, un instant divertie, revenait à ses préoccupations coutumières, approfondissait, s’ingéniait…
Maintenant qu’elle était mère, elle s’éveillait de plus en plus au sentiment nouveau de ses responsabilités. Jusque-là, elle s’était plutôt abandonnée à une sorte de léthargie douloureuse, attachant peu d’importance à la direction, pénible de toute manière, que prendrait sa vie. Mais voici qu’elle était responsable, et, sans réaliser clairement les obligations que lui imposait ce mot, elle en sentait peser la terreur sur elle, en même temps qu’un orgueil irraisonné lui faisait redresser le front. Elle voyait un but, elle avait un devoir… À la vérité, son but était lointain, si lointain qu’elle pouvait douter de l’atteindre jamais ; son devoir écrasant, trop lourd pour sa faiblesse et son inexpérience. Mais n’avait-elle pas toujours souhaité plier sous un fardeau disproportionné plutôt que de marcher dans la vie, le regard errant, les mains vides ? Son ignorance même lui valait un précieux auxiliaire : la confiance.
La question qui lui paraissait pour le moment la plus urgente, était celle de son mariage. Aussitôt après ses relevailles, elle l’avait abordée de front avec Lionel, exigeant au nom de leur enfant, l’exécution d’une promesse à laquelle, ne se fût-il agi que d’elle seule, elle aurait renoncé de guerre lasse. M. de Reuille, selon son habitude, essaya de se dérober, mais devant l’insistance de la jeune femme, il devint plus affirmatif dans ses refus. Christine, qu’une année d’épreuves avait fini par rendre perspicace, n’eut pas de peine à comprendre que Brown était l’âme de cette résistance et qu’elle n’avait de pire ennemi que le meilleur ami de M. de Reuille. En effet, tant qu’elle lui parut se borner au rôle d’une maîtresse insignifiante et jolie, le capitaine lui témoigna une demi-bienveillance dédaigneuse qui allait même jusqu’à la protéger contre les emportements grossiers de Lionel. Il lui savait plutôt gré de n’être point encombrante et de n’exercer aucune influence. Pas plus que son ami, il ne regardait bien loin dans l’avenir, et cette jeune femme n’était pas la première qui fût entrée en tiers dans leur intimité. L’heure venue que sonnerait sa fantaisie ou le caprice de Lionel, elle disparaîtrait comme les autres : point n’était besoin de se préoccuper. C’est avec le même optimisme souriant qu’il écartait l’hypothèse d’un mariage pour lequel il aurait fallu un effort dont il sentait M. de Reuille incapable. Et le capitaine était là pour empêcher qu’on l’y poussât. Le réveil de l’énergie de Christine le stimula soudain d’une ardeur défensive ; du moment qu’elle exigeait, elle pouvait très bien imposer sa volonté à l’esprit mou de Lionel, et, une fois mariée, le soustraire à toute autre domination que la sienne. Tremblant de voir crouler en une minute sous ces frêles mains de femme tout l’échafaudage de sa vie de parasite et se fermer la bourse profonde où il puisait sans scrupule, Brown prit les devants dans la lutte. Le danger l’aiguillonnant, elle fut brève, à armes discourtoises, toute de vilains pièges et d’embûches contre lesquels la loyauté de Christine la laissait dépourvue. Ce fut elle qui se découragea de nouveau la première, écœurée de tant de bassesse et de sentir cet homme désormais acharné à la perdre. La réhabilitation par le mariage lui semblait maintenant impossible à atteindre, elle ne la désirait même plus. À force de tourner toujours dans le même cercle, ses pensées avaient fini par l’élargir, s’en échappaient.
« Et quand même, se disait-elle alors, quand même, en accomplissant des prodiges d’habileté, je serais enfin mariée, en quoi ma situation – celle de mon enfant – en deviendraient-elles meilleures ? N’en serais-je pas moins la compagne d’un être dégradé ? Condamnée à subir la société d’un capitaine Brown ? Mon fils en aurait-il un meilleur père ? Serais-je moins souillée, à mes propres yeux ?… »
Elle se comparait à ces gens qui, sur le point de rouler dans un précipice, se retiennent à une racine branlante, les yeux fermés pour ne pas constater la fragilité de leur appui, et refusent de la lâcher pour saisir la corde de salut qu’on leur jette. Elle se disait qu’elle aussi glissait à un abîme et que ses mains n’étreindraient bientôt plus que le vide ; mais elle ne voyait nulle part de secours ou d’espoir.
Pourtant, dans la nuit de ses pires abattements, brillaient parfois des éclairs de délivrance. Elle rêvait de s’affranchir par le travail. La contagion de l’activité de Paris la gagnait. Des récits de son père hantaient son imagination : souvenirs de la vie d’étudiant qu’il se plaisait à évoquer, les soirs de causerie amicale avec ses quatre filles, et où passaient, pêle-mêle, comme dans un défilé de fantasmagorie, sa chambre du « boul’ Miche », le jardin du Luxembourg, le musée de Cluny, la « crémerie du coin », la jeune marchande de fleurs, à qui les étudiants achetaient de préférence leurs bouquets de deux sous, parce qu’elle était jolie et poitrinaire, la boutique du père Salomon où se traitaient de bien étranges marchés, l’École avec ses hauts bâtiments gris, coupés de rues tranquilles, que peuplaient des silhouettes furtives de professeurs de jadis et d’anciens camarades. De toutes ces choses qu’elle n’avait jamais vues Christine conservait comme la fraîche mémoire, et elle se reprochait souvent son apathie qui la retenait de les aller visiter. Puis, un matin, par un de ces ciels si bleus qu’ils inspirent la joie de vivre aux cœurs les plus découragés, la jeune femme eut envie de sortir, et, ne sachant où diriger sa promenade, elle prit le chemin de l’École de médecine.
Elle marchait, alerte et heureuse. Elle retrouvait son élasticité d’autrefois. Il lui semblait être devenue une tout autre personne. L’air qu’elle respirait lui était plus léger. Elle s’intéressait aux gens et aux choses qu’elle voyait.
Les rues qui avoisinent l’École la frappèrent par leur silence et leur recueillement. Elle y erra, distraite, curieuse, lisant les noms à l’angle des maisons, s’attardant devant les boutiques où l’on vend des livres et des instruments de médecine, parcourant les programmes des cours affichés dans des cadres noirs, derrière des grillages. Elle sut ainsi que le docteur Jean Sylvestre allait donner le sien au grand amphithéâtre. Ce nom ne lui était point étranger. Mieux que par la célébrité qui s’y attachait, elle se le rappelait pour l’avoir entendu mentionner par son père, dont l’éminent professeur avait été contemporain d’études, presque un ami : – « Un bon travailleur, qui ira loin » disait de lui le docteur Nièle. – Il était allé loin, en effet, dans la voie de la réputation et des honneurs ! À quelle distance restait derrière lui son ancien camarade, le docteur de province !… Christine réprima un soupir. Quelle espèce d’homme pouvait être ce Jean Sylvestre ?… Elle était anxieuse de le voir : il lui semblait, dans ce Paris où elle ne connaissait personne, qu’il existait un lien d’âme, si ténu fût-il, d’elle à lui…
Quoiqu’un peu intimidée, elle entra se renseigner auprès du concierge.
— Le cours est-il libre ? demanda-t-elle.
— Sans doute. Ouvert à ceux qui veulent se chauffer en hiver, ou dormir en été, bougonna le concierge en toisant de la tête aux pieds cette provinciale.
Elle n’avait l’air ni d’une étudiante, ni d’une personne qui vient pour se chauffer.
Un flot d’hommes cependant, bizarre mélange d’âge et de races, se déversait bruyant et animé dans la cour. Isolés ou par groupes, ils se promenaient, riant, discutant, s’excitant avec de grands gestes. Quelques femmes descendirent derrière eux, auxquelles ils n’accordèrent qu’une attention dédaigneuse. Elles circulaient, dignes et paisible en s’entretenant aussi entre elles. Christine reconnut les étudiantes : ces filles pauvres et studieuses qui commençaient alors à fréquenter les facultés et dont son père ne parlait que la lèvre retroussée de mépris. Elle les trouva mieux qu’on ne les lui avait décrites : leur air d’intelligence de sereine gravité, l’impressionna davantage que la simplicité ou le laisser-aller de leur mise.
Mais les jeunes hommes, en passant, d’un regard étonné ou narquois, dévisageaient la jeune femme, évidemment d’une autre caste, qui se tenait debout près de la porte, les joues en feu, n’osant ni avancer ni reculer, en proie à un malaise évident. Le concierge, qui la devina peut-être, lui montra du doigt l’escalier.
— C’est là. Si vous voulez y assister, dit-il, le cours va commencer.
Elle monta, un léger voile devant les yeux, s’assit au dernier banc de l’amphithéâtre, seule femme, et prête à défaillir en la présence de tous ces hommes qui se retournaient pour l’examiner. Cependant, elle fit bonne contenance et se composa une attitude très calme. L’arrivée de deux étudiantes la rassura un peu. Puis, le professeur, salué de quelques applaudissements, entra d’un pas vif et prit aussitôt la parole, rapide, concis, la phrase claire. Christine rougit encore plus fort : Il lui semblait que, remontant d’un regard circulaire les gradins, les yeux de Jean Sylvestre s’étaient arrêtés sur elle. Illusion sans doute. Le maître se baissait de nouveau sur ses notes. C’était un homme aux cheveux blanchissants, aux beaux traits fatigués, avec un front développé de penseur. Elle se dit que son père était mieux conservé, mais qu’il n’avait pas cette sveltesse nerveuse, ni cette netteté un peu brusque des attitudes et des gestes, ni cette vivacité du regard qui faisaient du grand docteur une de ces figures rares, qu’une fois vues, on ne peut oublier… Elle admirait aussi la parole de cet homme, son assurance, sa facilité d’élocution, la profonde résonnance de sa voix, sa manière d’attaquer son sujet sans se perdre en d’infinis préambules. Et, tout en suivant le cours qui traitait d’une question assez ardue de médecine légale, elle songeait qu’elle eût été heureuse de s’instruire sous un tel maître, d’être vraiment la camarade de ces hommes, de ces femmes qui donnaient un but à leur activité et devaient leur indépendance au travail, si sa faute, son irréparable erreur, ne lui eût fermé désormais toutes les routes. Des regrets l’envahirent, plus poignants que jamais. Les ardentes aspirations que suscitaient autrefois en elle les récits de son père se réalisaient… Ce qu’elle n’avait jamais osé espérer arrivait… N’aurait-il pas mieux valu pour eux tous qu’elle se trouvât là du consentement de ses parents, envoyée par eux, libres heureuse, marchant enfin dans la voie que son intelligence avait choisie et que lui facilitait leur bonté ?… Elle pensa à son avenir brisé, gâché, voué à un malheur certain, à l’avortement de ses facultés et de ses forces, à sa vie enchaînée à une vie indigne, à son esclavage mille fois plus écrasant que celui auquel elle avait cru se soustraire et son cœur se gonfla d’amertume…
Elle épia les derniers mots sur les lèvres du professeur pour sortir avant la fin du cours et éviter de se trouver de nouveau mêlée à la foule des étudiants. Le concierge, au passage, lui offrit un programme, qu’elle accepta, sans savoir pourquoi. Oppressée par l’épaisse atmosphère de la salle et par les idées qui battaient dans sa tête, elle voulut aller se reposer un peu dans la fraîcheur du jardin de Cluny. À cette heure matinale, il n’était fréquenté que par quelques femmes du peuple et leurs enfants. Elle put donc s’y isoler à son aise. Un douloureux ressentiment l’animait encore contre ses parents, mais à approfondir ses griefs, elle leur découvrait des racines de plus en plus complexes, si bien que, comme toujours, une douceur résignée finit par noyer ses rancunes…
Des étudiants, en passant pour la seconde fois avec ostentation devant elle, la forcèrent à quitter la place. Elle prit un fiacre à la sortie du jardin. Pour rentrer du boulevard Saint-Michel chez elle, elle traversa des quartiers nouveaux, et suivit avec intérêt le mouvement de la rue, affairée et bruyante. Il lui semblait découvrir une ville différente, où les gens avaient l’air d’être sortis pour vaquer à leurs occupations plutôt que dans un but oiseux. Elle éprouva un subtil sentiment de regret, en atteignant le pont d’Iéna, à voir se dresser devant elle, par-delà le velours des pelouses, la masse rose du Trocadéro et les bleues découpures de ses portes. Pendant le reste de la journée, elle vécut dans un état de rêve, cherchant la solitude pour se recueillir. Sa participation d’une heure à la vie des autres avait rouvert un champ à son imagination romanesque, en faisant miroiter à ses yeux une issue nouvelle à sa situation. Mais des difficultés d’ordre pratique l’arrêtaient…
Elle restait les deux bras croisés au bord du berceau où dormait son bébé, blanc et blond, et réfléchissait, le front barré. L’éclat du jour, adouci à travers des stores à ramages d’un rouge éteint, épandait dans la chambre une tiède lumière atténuée, couleur de chair. La maison était en paix. La rumeur de la rue ne montait qu’assourdie. Christine reprenait peu à peu, dans ce calme, la lucide possession d’elle-même. Rien ne lui semblait plus tout à fait impossible. Pourtant son bon sens lui disait que, dans sa position irrégulière, elle ne pouvait pas compter sur son brevet supérieur pour donner des leçons. En outre, le métier d’institutrice lui déplaisait. Elle enviait les jeunes filles graves qu’elle avait rencontrées le matin. Puisque celles-là étaient entrées dans la voie, c’est qu’on pouvait y marcher après elles… Mais pour Christine, où trouver un appui moral et pécuniaire ? Ses parents ?... Son orgueil se cabra. Et d’ailleurs ?… Elle n’avait point d’amis.
Elle se pencha sur l’enfant endormi, qui s’appelait François, comme son grand-père, et glissa un doigt dans le petit poing fermé.
— Qui s’intéresse à nous, mon chéri ? soupira-t-elle, personne, personne…
Elle avait les yeux pleins de larmes en regardant dans son terne passé, quand, soudain, elle jeta presque un cri de joie :
« Oh ! comment ai-je pu oublier ma marraine ? Commentai-je pu l’oublier si longtemps ?… »
Elle se couvrit le visage de ses mains.
« Si elle sait, – elle doit savoir, – que pense-t-elle de moi ?… »
Elle rougit, rougit jusqu’au col, un flot pourpre monta à son front ; elle se vit dans la grande glace, et détourna la tête, éperdue, ne sachant où fuir cette honte qui refluait de son cœur à sa face.
« Il ne faut pas que ma marraine pense mal de moi. Il faut qu’elle me pardonne. C’est elle qui me sauvera ! »
Et, mue par une de ces impulsions subites, irrésistibles, auxquelles elle obéissait sans réfléchir, elle courut s’asseoir à sa table, prit la plume pour écrire à sa marraine, la princesse étrangère.
Elle lui fit le récit loyal de sa fuite de la maison avec Lionel, sans rien cacher, sans chercher à s’excuser sur le compte de son ignorance. Ce fut une confession entière, où les confidences jaillirent avec bonheur, avec passion, dévoilant le secret de sa vie torturée. De temps à autre, elle s’arrêtait un peu, fixait les yeux sur le mur où elle croyait voir accrochée une photographie, puis se remettait rapidement à écrire.
« Je n’existe plus pour ma famille ; c’est à vous que je m’adresse, marraine, parce qu’en vous est mon dernier espoir. Je ne vous connais pas, je ne vous ai jamais vue, mais je vous aime depuis si longtemps, et il me semble que vous m’aimez un peu ! Vous m’écriviez de si affectueuses lettres, vous exprimiez si souvent le désir de me rencontrer un jour, vous m’envoyiez de si jolies poupées, que je me suis habituée à vous considérer comme une de ces marraines des contes de fée, très bonnes et toutes puissantes. Et si je devais perdre ma foi en vous, mon Dieu ! que me resterait-il ?…
« Je vis avec un homme que je méprise, que je hais. Je ne suis pas sa femme et ne désire plus l’être. Lui-même est las de moi. Cet ami qui est son âme damnée n’attend qu’une occasion propice pour me faire jeter à la porte. Sans la paresse de M. de Reuille, qui répugne à prendre un parti, je n’aurais déjà plus d’abri. Ce n’est pas cela qui m’effraye. Au contraire, je veux quitter cet homme ; je ne veux plus être logée, nourrie, vêtue par lui ; je veux travailler, gagner ma vie et celle de mon enfant ; je veux qu’on me rende une estime, dont, au fond, je suis restée digne. Je ne manquerai ni de courage, ni de volonté, ni de patience. Mais réprouvée, sans amis, sans ressources, je suis à jamais perdue…
« Vous m’alléguerez que ce qui m’est arrivé est ma faute. Je ne conteste point ; mais peut-on commettre des fautes irréparables à dix-huit ans ? Tout peut-il donc être fini, quand on n’a connu de la vie que les peines et qu’on sent encore tant de force en soi ?… Il n’y aurait ni pitié, ni justice, ni Dieu ! Je n’ai fait de tort qu’à moi-même. Je me suis laissée prendre à un piège de tendresse. J’ai cru qu’il m’aimait, je croyais l’adorer…
« Et si vous me repoussez, que deviendrai-je ? J’ose vous supplier, vous implorer. Aidez-moi, venez à mon secours, donnez-moi un conseil, car vraiment je ne suis plus moi-même. Voilà trop longtemps que j’erre dans la nuit la plus noire et que j’ai peur de regarder autour de moi… »
Christine calcula le temps exact qu’il lui faudrait pour recevoir une réponse, attendit patiemment une semaine, deux semaines ; à la troisième, désespéra…
Elle n’entrevit désormais plus de salut que dans la mort.
L’idée de la mort la hanta.
Elle parcourait tous les jours les journaux, lisait les faits divers et cherchait les suicides. Lorsqu’elle apprenait qu’un cadavre avait été amené à la Morgue, elle se disait, en frissonnant :
« J’irai le voir ! Il faut que je sache comment on est, quand on vous porte là ! »
Pourtant elle n’allait pas ; car il lui semblait qu’aller là, ce serait s’engager avec la mort, et elle différait la lugubre visite, par peur de l’inexorable créancière. Puis, ayant lu, un matin, qu’on avait trouvé dans la Seine les corps d’une jeune femme inconnue et d’un petit enfant, le rapprochement qu’elle fit entre cette malheureuse, âgée, de vingt ans, et elle-même, attisa à ce point son morbide désir qu’elle vainquit ses dernières répugnances. Après le déjeuner, elle prit un fiacre et se fit conduire à Notre-Dame, n’osant pas donner l’autre adresse.
Il y avait de l’orage dans l’air : Paris, depuis trois jours, haletait sous un ciel bas et gris où stagnaient de livides nuages. Les chevaux tiraient aux brancards, la tête lourde, le mors baveux, l’échine indifférente, et les piétons traînaient dans la poussière leurs pas accablés, clignant des yeux dans le faux jour blanc. Au bas des quais s’échelonnaient, de distance en distance, des corps d’hommes affalés sur la berge brûlante, monceaux de loques décolorées, où tranchait parfois l’incandescence d’un visage tourné en haut. Christine se laissait emporter, sans regards ; jamais elle n’avait subi, à un tel degré, cette oppression et cette attente angoissée de la pluie.
Elle erra quelques instants dans la nef recueillie de Notre-Dame, et en ressortit bientôt, trop nerveuse pour s’intéresser à ce qu’elle voyait. Pour gagner du temps, avant d’entrer à la Morgue, elle contempla la Seine qui en battait d’un flot jaune le mur arrondi.
« La vilaine eau pour mourir ! pensa-t-elle, se peut-il qu’il y ait des êtres assez malheureux ?… »
Hypnotisée, elle se penchait toujours davantage sur le fleuve trouble et limoneux, où se reflétait le ciel lugubre. Un sergent de ville, en passant tout près d’elle, l’effraya. Elle crut lui voir des yeux soupçonneux, et elle se hâta d’entrer dans le bâtiment.
Elle n’avait jamais vu de morts. On avait éloigné d’elle, par système, toute impression susceptible d’ébranler ses nerfs. Aussi s’avançait-elle, affreusement pâle, les jambes molles, le cœur serré, les oreilles bourdonnantes, s’arrêtant par instant les yeux fermés, dans la crainte de les rouvrir sur quelque chose d’horrible. Puis, par une brusque tension de sa volonté, elle fixa ses regards. La mort ne lui parut point effrayante, et, comme soulagée d’un grand poids, elle avança encore, s’approcha de tout près.
La jeune femme qui l’intéressait était exposée sur une des tables, son enfant dans un petit fauteuil à côté d’elle. Christine ne vit d’abord que lui. Il était assis et semblait dormir, la tête inclinée sur l’épaule ; les très longs cils traçaient une ombre sur la joue, les petites mains rouges, un peu gonflées, s’ouvraient comme pour recevoir un jouet, un des petits pieds était encore chaussé de cuir blanc, l’autre nu, se violaçait déjà, tristement ; une étroite bande de toile, avec le numéro matricule, passait en travers de la chaise, le soutenant à peu près de la manière dont on attache les enfants sur les chevaux de bois. Les larmes de Christine ruisselèrent sans qu’elle y prît garde. Elle regarda la mère. Les journaux disaient : « d’une grande beauté ». Elle en recherchait les traces sur le visage légèrement boursouflé de la morte, s’étonnant de ne les y point trouver. Les cheveux humides restaient plaqués aux tempes, d’une couleur sombre, les traits, dans leur rigidité, lui parurent durs et menaçants. Christine se représentait les jeunes mortes très belles, comme sommeillant en leurs blancs vêtements, les mains paisiblement jointes, avec une profusion de fleurs épandues sur le lit, les pieuses lumières, les pieux parfums, le prêtre prostré en prières, tout l’apparat dont l’Église catholique entoure les siens. La suicidée, étendue sur la table d’exposition de la Morgue, dans son suaire nu, marqué d’un numéro d’ordre, remontant jusqu’au col, lui inspira d’abord une vive répulsion.
« L’affreuse mort ! l’affreux abandon ! Comme elle a dû souffrir, comme elle a dû souffrir pour en arriver là !… »
Mais sa première impression se nuançait déjà. Appuyée sur la main courante, elle s’oubliait à déchiffrer l’énigme de ce mince visage défiant. Ce qu’elle avait pris pour de la dureté se transforma bientôt à ses yeux en une auguste sérénité.
« Quelle paix ! finit-elle par se dire. Qu’importe sur quel lit ? qu’importe dans quels accessoires ?… La chose reste la même, au fond… On est en paix ! »
Pendant quelques minutes, tout s’effaça autour d’elle, s’immergea dans cette sensation de paix profonde. Une lumière lui semblait maintenant rayonner du front de l’étrangère, dont le visage resplendit, d’une beauté vraiment imposante. Fascinée, Christine se courbait toujours plus en avant. Un mirage de repos infini l’attirait invinciblement, achevait de la conquérir… Elle eut l’impression que le froid la gagnait… Puis une poussée la rendit tout à coup au sentiment du milieu dans lequel elle se trouvait : elle tressaillit, se vit le centre d’un groupe de loqueteux, de femmes du peuple qui la dévisageaient, presque hostiles… Elle se troubla et sortit, avec la même hâte qu’elle était entrée…
Elle prit un autre fiacre pour rentrer chez elle. La tempête s’amassait sur la ville. Un vent chaud balayait les poussières, les enlevait en tourbillons furieux qu’il secouait en délire à la face des passants. Sous la course échevelée des nuages, apparaissaient des coins de bleu blanchi, qui retardaient encore la promesse de pluie. Christine, tout en subissant dans chacun de ses nerfs l’impression de l’orage, tandis que son fiacre lent la traînait le long des quais, s’abîmait dans de morbides réflexions.
« Comme elle a dû souffrir, comme elle a dû souffrir ! Jeune, belle, et tuer son enfant ! »
Soudain un cri intérieur d’épouvante : « Je ne veux pas ! » jaillit de son imagination hantée avant même qu’elle eût le temps de réaliser la succession d’images qui tournoyaient en elle.
« Je ne veux pas ! »
Et, dans l’effroi de ce qu’elle avait osé penser, un vertige la saisit, un frisson la secoua tout entière, ses mains se crispèrent convulsées sur le drap sale de la voiture…
En ce moment, par un caprice bizarre, la robe grise du ciel se déchira du côté de Meudon, un rayon brilla dans l’ouverture, tombant droit sur la Seine qui étincela aussitôt, tandis que les collines s’éclairaient d’un nimbe d’argent. Christine releva vivement la tête, mais les nuages se refermèrent avant qu’elle eût atteint sa maison.
Elle croisa, en rentrant, le capitaine Brown, qui, touchant du doigt son chapeau, eut un mauvais sourire au coin des lèvres. Elle eut peur sans savoir de quoi. Cet homme devait chercher à lui nuire.
Un quart d’heure plus tard, la concierge, clouée de stupeur sur le seuil de la loge, la vit repasser en courant, son enfant dans les bras, et se lancer dans la rue, comme une folle.
— Où peut-elle donc filer de ce pas, la dame du premier ? se demanda la grosse femme lorsqu’elle eut retrouvé l’usage de ses sens. Bien sûr, il y a quelque chose !…
Dis, monsieur Plumeau, as-tu remarqué qu’elle a comme une marque rouge au front ? Je ne serais pas étonnée si son ivrogne de mari… où d’amant…
Le concierge s’avança pour voir, mais Christine, ayant hésité une seconde sur la route à suivre montait déjà les degrés du Trocadéro.
Elle traversa le pont d’Iéna, erra au hasard dans le Champ de Mars, puis dirigea ses pas, d’instinct, le long des quais. Un homme, pauvrement vêtu, s’approcha d’elle, lui demanda l’aumône. Sans le regarder, d’un geste machinal, elle lui tendit une pièce de cinq francs.
— Oh, oh ! fit-il, en palpant l’aubaine inespérée entre ses doigts.
Et, tout à coup, une pensée subite jaillissant en lui, il se mit à la suivre, attentif à ne pas être vu.
Elle allait toujours, sans s’inquiéter de rien. Quelques passants remarquèrent, avec étonnement, l’air hagard de cette jeune femme, aux traits décomposés, qui, courant plutôt qu’elle ne marchait, serrait un enfant contre sa poitrine, en murmurant, comme en souffrance, des mots incohérents. Mais nul ne prit la peine de l’arrêter dans sa course affolée, ou de s’enquérir de son mal. Peut-être, quelque bourgeois, ce soir-là, un des ceux qui ont une vie rangée et donnent volontiers aux pauvres, dit-il, en s’asseyant à la table de famille et en souriant à sa femme et à ses filles.
— Ouf, qu’il fait chaud !… Le temps est l’orage… À propos, tout à l’heure, j’ai rencontré sur le Pont-Neuf une jeune femme qui portait un enfant et qui avait l’air d’une folle… Je ne serais point surpris qu’elle méditât quelque sinistre projet…
Il aurait deviné juste. Christine attendait seulement que la nuit s’épaissît sur Paris. Éperdue de honte, cinglée par le suprême outrage, les oreilles encore bourdonnantes de l’insulte, elle courait à la mort, unique refuge qui lui restât, à la mort, dans le fleuve bienfaisant, qui laverait son humiliation. Le lendemain la verrait étendue sur ce lit de la Morgue, où elle était venue, dans la journée, saluer sa pâle sœur suicidée. Le cadavre inconnu tiendrait peut-être un peu de temps encore compagnie au sien, jusqu’au jour où, qui sait ? après de vaines recherches, on les descendrait toutes deux dans la fosse anonyme.
Mais elle ne voulait pas emmener son enfant.
Elle n’avait rien sur elle qui pût prouver son identité, nul ne la reconnaîtrait jamais, pensait-elle ; Lionel ne ferait aucune démarche, et sa famille ne saurait jamais jusqu’où le désespoir avait pu la pousser. Pourtant, avant de s’enfuir, elle avait tracé sur une carte le nom et l’adresse de son père et glissé ce papier dans les vêtements de son fils.
C’était un bel enfant, grand et fort pour ses quatre mois : arraché tout endormi à son berceau, il continuait son paisible sommeil et pesait aux bras de sa mère. Brisée de fatigue, elle s’assit un instant sur un des hémicycles du Pont-Neuf.
Le vent déchaîné secouait la Seine. Pour préserver son fils, elle se courba, lui fit un rempart de ses épaules et de ses bras.
« Pauvre petit, se dit-elle, en le contemplant dans son gracieux repos, pauvre petit ! Puisse-t-on avoir pitié de toi ! Quand ta mère ne sera plus là, on pourra te pardonner ta naissance. Il faut, pour que ta vie soit meilleure, que ta mère disparaisse la première. Ta mère, pauvre petit, qui t’aurait si tendrement aimé !… Ne lui reproche jamais de t’avoir abandonné. Ah ! puisses-tu comprendre que la pitié des hommes n’étant pas assez large pour toi et pour elle, elle a cru agir pour le mieux. Et, si elle a eu tort, si, malgré tout, elle n’avait pas le droit de priver ton enfance de caresses et de baisers, pardonne-lui, ne sois pas un juge trop sévère ; dis-toi qu’elle ne savait pas mieux ! »
Un violent coup de tonnerre la fit tressaillir toute. L’orage grondait toujours sans pluie. Au jour blafard avait succédé la nuit, précoce pour le mois d’août, que sillonnaient en tous sens des éclairs d’un bleu insoutenable ; il semblait qu’une main cruelle et puissante prît plaisir à exciter la furie des nuages, à les lacérer, à les renverser, à les sabrer en tronçons monstrueux, à les lancer à l’assaut les uns des autres, échevelés dans la mêlée, s’entrechoquant avec un sourd fracas, puis à les retenir gonflés et palpitants, sans qu’aucune goutte de pluie ne coulât. Aucun reflet d’en haut n’illuminait la Seine dont le souffle montait en fraîcheur jusqu’au banc où était échouée Christine. Elle regarda dans la nappe frémissante où les lumières du gaz tombaient, en droites et rougeoyantes stalactites, dans un abîme de noir sans fond. Elle se redressa avec un geste d’effroi. C’était l’Île grave qui, de sa pointe plantée d’un bouquet d’arbres, écartait l’eau du fleuve, aux bras noirs éployés autour d’elle. Encore quelques instants et il enserrerait ainsi le jeune corps de Christine, le roulerait dans son lit séculaire. Elle se détourna. Sur le ciel tourmenté se profilaient les toits bizarres du vieux Paris, avec les tours de Notre-Dame qui cachaient à sa vue, mais non à sa mémoire, la sinistre maison, battue aussi de cette eau meurtrière.
Elle se leva, se remit à marcher, à fuir, toujours au hasard. L’homme qui la suivait, et qui s’était assis de l’autre côté du pont pour attendre, se leva après elle avec un soupir résigné. Et leur course reprit à travers des rues tortueuses, sur des quais balayés par le vent. Christine, la première, protégeant son enfant de sa mante, l’homme gardant sa distance, attentif à s’effacer dès qu’il se croyait remarqué.
Maintenant que la nuit s’insinuait partout d’un noir d’encre, et que l’heure qu’elle s’était fixée l’invitait, Christine fuyait devant l’horreur de la mort même, implorait un dernier sursis.
Les fenêtres s’allumaient une à une dans l’ombre des maisons : partout rayonnaient des regards étoilés et sereins qui veillaient sur son agonie. Et pas une de ces clartés qui s’épandît sur elle ! pas un de ces foyers qui lui offrît un refuge devant la mort ! Alors une indignation la souleva contre la ville qui devint tout à coup personnelle et vivante, et elle la rendit responsable.
Que tant d’êtres vivent ensemble, s’entassent dans ses hautes maisons, se coudoient dans ses rues, s’agenouillent dans ses églises, vibrent de ses émotions, palpitent des mêmes douleurs, et que pas un ne tende à l’autre une main fraternelle !… Je suis folle !… On crée des hôpitaux, on assiste les mères, on soigne les vieillards, on recueille les enfants, on nourrit ceux qui ont faim, on ramasse ceux qui tombent dans la rue… N’y a-t-il donc que les misères du corps ? Qu’une âme, qu’une pauvre âme humaine agonise, on passe et on lui dit : De quoi vous plaignez-vous ? Vous avez à manger et à boire. — Mais l’autre, ma sœur, celle qui est morte, n’a manqué non plus d’aucune chose matérielle et cependant, elle s’est tuée, si jeune ! elle a emmené son enfant !
« Si jeune ! si jeune ! sanglotait-elle, prête à crier son désespoir et à supplier ceux qui passaient. Oh Dieu ! protégez-moi ! Faites un miracle, mon Dieu ! »
Et elle savait que quand il serait trop tard, alors qu’on aurait retiré du fleuve son corps inerte et ruisselant, on aurait enfin pitié d’elle. Pitié tardive ! Pitié stérile !
Un moment, sur la place Saint-Michel, l’homme la vit entrer dans un bureau d’omnibus et ressortir avec un numéro. Il eut un geste violent de contrariété, mais il se rassura, lorsque, jetant le morceau de carton, elle revint dans l’île par le pont Saint-Michel.
Comme ils arrivaient, lui à sa suite, sur la place du Parvis-Notre-Dame, la pluie éclata tout à coup, crevant les nuages. Ce fut aussitôt un déluge. En un clin d’œil, les rues furent balayées, les fiacres enlevés, les omnibus envahis, les piétons réfugiés sous des portes. Christine se trouva seule à marcher sur la place, au milieu des jets bondissants. L’homme avait relevé le col de son veston et enfoncé son vieux chapeau sur son front. Soudain, il précipita le pas ; la jeune femme venait de descendre au bord du fleuve. Elle parut avoir encore un instant d’hésitation peureuse ; le bébé réveillé commençait à pleurer ; il la vit le serrer passionnément contre elle, le couvrir de baisers, et, lorsqu’elle l’eut calmé, le déposer à l’abri au pied du mur. Alors, elle s’avança tout près, fixa ses yeux sur l’eau où clapotait la pluie et s’y lança de haut, les bras levés, avec un faible cri. L’homme, collé au mur, qui étouffait sa respiration pour ne pas l’effrayer, se détacha d’un bond.
— Enfin, murmura-t-il, je n’aurai pas volé ma récompense !
— À moi ! Ohé ! À moi ! Une femme qui se noie ! clama-t-il en plongeant.
Il y eut une vive rumeur sur le quai, sur le pont : on se pressait, on s’appelait, puis des falots glissèrent au ras de l’eau, tandis que des curieux, sortis on ne sait d’où, se groupaient déjà sur la berge. Un rassemblement grossissait autour de l’enfant qu’une femme avait relevé, et qui criait piteusement. Tout cela dura à peine quelques minutes ; puis des sergents de ville accoururent, ouvrirent les groupes.
Mais la curiosité était si forte que les gens se reformèrent aussitôt en haie, le cou tendu, les yeux avides, sur le passage du sauveteur qui ramenait, triomphant, un corps inanimé dans ses bras. Deux hommes attendaient sur le quai avec un brancard : on l’y coucha. Puis les sergents, écartant de nouveau la foule, escortèrent le convoi à travers la place jusqu’à l’hôpital voisin, dont les portes, un instant ouvertes pour le recevoir, se refermèrent immédiatement sur lui. Puis on ne vit plus rien, n’entendit plus rien, ne sut plus rien. Et la foule, déçue, se retira lentement sous la pluie.
Une nuit, Christine fit un songe qui se changea bientôt en un cauchemar d’épouvante.
Elle rêvait qu’elle était malade, à la maison, grelottant la fièvre dans son petit lit blanc, qu’elle appelait, et que son père, plus tendre, plus ému qu’elle ne l’avait jamais connu, à sa voix, se penchait sur elle, lui présentant un breuvage frais. Restaurée, apaisée, avec la moiteur d’un baiser sur son front, elle glissait dans un mol assoupissement, dont elle se réveillait de nouveau, en proie à une terreur sans nom. Elle était seule ; il faisait nuit ; une faible lueur éclairait à peine une immense salle inconnue, où une trentaine de lits étroits, drapés de blanc, pareils au sien, s’alignaient le long des parois. Christine se souleva à demi sur son coude, dans un étonnement croissant. Où était-elle ? Les murs étaient blanchis à la chaux ; les fenêtres hautes et nues ; une odeur particulière flottait dans l’air ; au milieu, elle vit une longue table, à l’angle de laquelle une femme en cornette de linge examinait un liquide contenu dans une fiole. Machinalement, Christine s’accrocha d’une main à la poignée de bois qui pendait au-dessus de son lit, se dressa tout à fait. Sur toutes les couchettes s’allongeaient des couvertures blanches, bossuées en formes bizarres ; à côté d’elle, une figure de fièvre, aux yeux dilatés et noirs, se détacha lentement de l’oreiller, tournée vers elle. C’était l’hôpital.
Elle se souvint, sentit une eau froide ruisseler sur ses membres, poussa un cri déchirant, et retomba évanouie dans les bras de la sœur qui accourait.
Elle eut une fièvre cérébrale qui mit sa vie en danger. Pourtant, sa jeunesse et sa force triomphèrent. Un matin, elle s’éveilla comme d’un grand sommeil accablé, encore lasse et bien faible, mais avec toute sa connaissance. Deux hommes, au pied de son lit, causaient à voix basse. L’un, le plus grand, lui était inconnu ; l’autre…
— Père, appela-t-elle d’une voix douce, légère comme un souffle.
Le docteur Nièle se retourna vivement, poussa une exclamation, la saisit dans ses bras.
Elle se suspendit à son cou en pleurant.
Ce fut une réconciliation passionnée, sans paroles, sans aveux ; tout ce qu’ils auraient pu se dire leur semblait au-dessous de ce qu’ils éprouvaient. Ils restèrent donc, silencieux, enlacés, Christine blottie sur le cœur de son père, sanglotant sa plainte d’enfant malade et repentie ; lui, les lèvres sur ses cheveux blonds, bouleversé jusqu’au fond de l’être de sentir combien fort et spécial était le lien qui le rattachait, malgré tout, à sa fille première-née.
Il se souvint à temps qu’elle était encore très malade et s’efforça de la calmer.
— Il faut te reposer, lui dit-il avec tendresse. Je ne te quitterai point.
Après avoir disposé les oreillers, il lui donna encore à boire, en lui tenant le verre. Elle demanda à voix très basse :
— Comment m’as-tu trouvée ?
— Tu avais laissé mon nom et mon adresse… rappelle-toi… On m’a écrit… Le docteur Sylvestre qui te soigne est un de mes anciens camarades…
Elle frissonna :
— Tu sais alors ?
— Oui, je sais, dit-il, en frémissant aussi.
Ses mains tremblaient en lui reprenant le verre, tellement qu’un peu d’eau jaillit sur la couverture.
— Ne te tourmente pas, ma chère fille. Il faut dormir.
— Et mon enfant ?
— Il va bien… Il est chez une bonne femme de la campagne. Je me suis occupé de lui.
Elle eut un pâle sourire heureux, ferma les yeux et s’assoupit, sa fine main amaigrie glissée dans celle de son père.
Il la regarda dormir, assis au chevet du lit, conservant la même position pendant plusieurs heures, pour ne pas l’éveiller. Autour de lui, la salle avait sa physionomie coutumière. Les infirmières allaient et venaient entre les lits, la sœur préparait des bandages et lui jetait, de temps à autre, un bon regard compatissant : de grands yeux cernés de malades restaient fixés sur lui, curieux ou indifférents. Des stores de toile claire tamisaient la lourde chaleur : dehors, le ciel devait être très bleu, le soleil très brillant ; dans la haute salle, c’était une harmonie de blancs assourdie, un peu terne. Une jeune et jolie infirmière, rose sous le papillon blanc de sa coiffe, entra avec une immense botte de fleurs des champs qu’elle mit tremper dans une cruche, au milieu de la table. Elle eut, en reculant pour juger de l’effet, un sourire coquet de satisfaction. Tendres bleuets, herbes rousses, blanches marguerites au cœur d’or s’épanouissaient au-dessus de la cruche verte en une gerbe folle. Plus d’une morne prunelle s’aviva ; de la jeune fille et des fleurs se dégageait un charme subtil d’été, de brise légère, de blondes avoines, de grands prés libres, une séduction de saine jeunesse. Le docteur Nièle, lui-même, se sentit le cœur moins pesant.
La salle était d’une propreté extrême ; mais la nudité du lieu semblait pauvre ; tout y sentait la charité. Le cou et les bras minces de Christine, comme ceux des autres malades, sortaient d’une chemise de toile bise ; au-dessus de son lit, drapé de gros calicot, une planche supportait les objets d’un usage habituel ; au pied, piquée dans l’étoffe, une pancarte donnait toutes les indications relatives au n° 28, Christine Nièle. La seule exception qu’on eût faite en sa faveur, c’était de disposer, autour de son lit, qui occupait un des coins de la salle, un paravent mobile. L’orgueil provincial du docteur souffrait, plus qu’il ne voulait se l’avouer, de cette promiscuité. Il rougissait d’en écrire à sa femme. Déjà, par la faute de leur fille, leur amour-propre avait été rudement châtié. Avec quelle joie, Belle-Aigue, la maligne petite ville, ne s’occuperait-elle pas de ces nouveaux détails ! Heureusement qu’elle n’en saurait rien ! Puis il eut honte de s’arrêter à des préoccupations d’un ordre si mesquin. Alors que tant d’autres, plus graves, sollicitaient son attention.
L’année qui venait de s’écouler avait été une année d’épreuves pour les Nièle : hautains, cachant leur peine aux yeux du monde, ils n’en saignaient pas moins d’une blessure vive et profonde où chaque petit événement de leur vie enfonçait un nouvel aiguillon. Le père ne pouvait se rappeler sans colère avec quelle rapidité la nouvelle de l’enlèvement de sa fille avait fait le tour de la ville et qu’il en avait été, en rentrant de ses courses, à dix heures du matin, le dernier informé. Pendant quelques semaines, tout Belle-Aigue « ne parla que de ça ». Or, dans les petites villes, on peut se demander ce qui est le plus difficile à supporter de la sympathie de ses voisins ou de leur hostilité ? Les époux, qui occupaient un rang élevé parmi leurs concitoyens, et se glorifiaient, à bon droit, d’une ascendance irréprochable, s’étaient jusque-là retranchés dans leur honorabilité de famille, un peu comme dans une forteresse, où le mal n’aurait su par où pénétrer. Ils avaient des envieux. Leur malheur, quoique plaint, ne fut pas sans exciter une discrète satisfaction. Ils le comprirent à la nuance même de la pitié dont on les enveloppa, un peu ironique, curieuse, légèrement malveillante, pleine de ménagements maladroits, de scrupules expressifs. Raidis contre le coup, ils n’avaient pourtant rien changé à leur vie extérieure : le nom de Christine ne passait jamais leurs lèvres, et Mme Nièle ne ferma pas une seule fois sa porte aux visiteuses qui l’assaillirent. Mais la paix d’intimité était détruite. Les trois jeunes sœurs continuaient leurs études, leurs récréations, leurs promenades : leur mère ne leur supprima ni une heure de leçon, ni une réprimande ; seulement, elles la virent circuler dans la maison, le front plus soucieux, le sourire plus rare, la bouche amincie et amère ; elles sentirent s’épaissir autour de leur jeunesse une atmosphère d’insidieuse tristesse qui, peu à peu, les imprégna. Elles s’habituèrent à parler bas, à modérer leurs gestes, à étouffer leurs rires. Élise, d’une enfance déjà trop réservée, passait à une morose adolescence : ses seize ans n’avaient point d’éclat ; la petite Marthe s’alanguissait avec des airs d’oiseau malade. Le docteur Nièle, cependant, faisait le matin ses visites, travaillait l’après-midi dans son cabinet, fréquentait son cercle le soir, et se promenait dans la campagne, les jours de congé, avec ses enfants : mais il n’avait plus rien à leur conter pendant les veillées d’hiver, au coin du feu. Après le dîner, quand les trois petites étaient couchées, un tête-à-tête silencieux commençait entre le mari et la femme, où leur chagrin restait en tiers fidèle.
Tout d’abord, après le départ de Christine, la première indignation passée, leur pensée avait été celle-ci :
« Lorsqu’elle reviendra, brisée, humiliée, repentante, implorer notre aide et notre pardon, nous ne les lui refuserons pas ! »
Car ils avaient un trop haut sentiment de leur devoir pour fermer la porte du bercail sur la brebis égarée. Seulement, il fallait qu’elle sentît tout le prix de leur magnanimité.
Puis, les mois s’étant écoulés, les laissant sans nouvelles, leur intolérable angoisse, un soir, avait fini par éclater.
« Pas un mot ! pas un signe de repentir, pas un remords depuis huit mois ! Ah ! cette enfant est perverse, insensible ! »
M. Nièle secoua tristement la tête :
— Elle n’ose peut-être pas, répondit-il.
Et ils se turent de nouveau ; leurs pensées devenant trop amères pour qu’ils eussent le courage de se les communiquer. Le père gardait la mémoire du visage bouleversé de sa fille, de l’agonie empreinte dans le regard de Christine, le dernier jour. Et soudain, il laissait échapper ce cri :
— Nous n’aurions pas dû !… nous n’aurions pas dû la laisser partir ! Tout aurait pu se réparer encore ! Qu’est-elle devenue ? Où est-elle maintenant ? Vit-elle même encore ? Dans quels abîmes la malheureuse n’a-t-elle peut-être pas roulé ?… Si elle s’est perdue, n’en portons-nous point la responsabilité ? Ce que nous aurions dû faire, ah ! je le vois si clairement aujourd’hui ! La suivre, la ramener, la sauver malgré elle !…
Ils se désespéraient ensemble, sans que leur désespoir, pourtant, pût vaincre leur orgueil, leur orgueil tenace qui les empêchait toujours de tenter aucune démarche.
Puis une lettre inouïe, imprévue, tomba au milieu de leurs perplexités, allumant, comme au contact de la foudre, l’inertie de leurs consciences et de leurs volontés.
Elle était signée du docteur Jean Sylvestre. Le grand docteur de Paris commençait, avec délicatesse, par rappeler à son modeste confrère le souvenir d’une camaraderie ancienne pour justifier de son intervention ; puis il l’avertissait de la tentative de suicide de Christine et qu’elle était malade à l’hôpital, dans son service.
M. Nièle lisait et relisait cette lettre, dont les caractères dansaient sous ses yeux, tandis que sa femme, par-dessus son épaule, pleurait à larmes rares et lourdes.
— Que vas-tu faire ? lui demanda-t-elle en le voyant se lever, nerveux, vibrant.
— Ce que j’aurais dû faire il y a un an. Partir pour Paris, la ramener. Sa place est ici, au milieu de nous…
Aussitôt arrivé à Paris, il se fit conduire chez son confrère et ancien camarade, défaillant presque à la pensée de la honte de cette visite. Son anxiété fut de courte durée ; il reçut un accueil sympathique, amical, qui mit un baume sur sa blessure. Jean Sylvestre avait un grand charme de bonté intelligente : la séduction de son sourire, surtout, était irrésistible. Après avoir écouté sans commentaires le récit de son hôte, il lui proposa de l’emmener auprès de la jeune femme.
Ce fut sous l’humiliation d’y sentir un membre de sa famille, que le docteur Nièle gravit, à côté du maître, l’escalier de l’hôpital où il avait autrefois pratiqué comme interne. On lui montra sa fille délirante, les cheveux coupés, blême, amaigrie, méconnaissable. Et, dans son affreuse angoisse, ce fut pour lui presque un soulagement de la retrouver inconsciente, pour n’avoir pas à lui parler.
La malheureuse ! la malheureuse ! C’était son enfant à lui, qui gisait sur ce lit de misère !…
Cependant, Jean Sylvestre, diagnostiquant l’état de la malade, le père dut se pencher aussi pour voir une ecchymose sur sa joue maigre.
— Quelque coup, sans doute, dit le maître en se relevant.
Un éclair rouge passa devant les yeux du docteur Nièle ; il chancela, tandis que ses poings se crispaient, ses ongles pénétraient dans la chair de ses mains, furieuses de ne pouvoir assouvir brutalement leur haine sur le brutal séducteur de sa fille. Puis une autre pensée, encore plus épouvantable, sillonna son esprit. Était-ce bien lui ?… Qu’en savait-il, au fond ?…
Il songea à cette année obscure, qui ouvrait comme un grand gouffre d’inconnu entre elle et son passé, et, frissonnant, pour étouffer ces honteuses questions, il se pencha de nouveau, baisant Christine au front.
Mais ces questions le hantaient sans cesse.
Combien de fois, durant ces jours d’angoisse, avec la mort dont l’ombre avançait sur le lit, combien de fois n’avait-il pas surveillé ses assoupissements fiévreux, ses réveils de délire, écouté, le cœur plein de honte, les paroles qui s’échappaient de sa bouche inconsciente ? Elle avait peur, elle fuyait devant une poursuite odieuse, repoussait des mains invisibles, se débattait dans une eau profonde, ou bien elle implorait, les bras tendus, soulevée hors du lit par une force de fièvre, et ses appels étaient toujours les mêmes, à la pitié, à la miséricorde, à une bonté qui sauve.
Et maintenant qu’il la contemplait, dormant, si paisible, son premier bon sommeil, il remarquait combien son visage pâli était resté pur ; ses cheveux courts lui donnaient un doux air d’enfant ; sur son lit d’hôpital, au milieu de toutes ces figures de misère ou de vice, elle ressortait, comme un beau lis très blanc, tombé là par mégarde. Il pouvait la ramener sans crainte dans son honnête maison, aucun souffle d’impureté émanant d’elle n’en corromprait l’atmosphère. Pourtant, devant les difficultés pratiques de ce retour, mille préoccupations l’assaillaient.
La convalescence s’annonçait bien ; la jeune femme, lentement, reprenait ses forces. Elle semblait surtout très heureuse, sans pensée, engourdie par une molle joie de vivre. Son père s’inquiétait déjà de l’absence de nuages sur son front, étonné, froissé même qu’elle n’eût pas davantage la conscience de son malheur.
— Laissez-lui donc le temps de se remettre, répondait Jean Sylvestre. Son esprit, comme son corps, a subi une terrible secousse. Cherchez à la distraire, éloignez le passé. Oubliez-vous qu’elle a voulu mourir ?
C’était précisément ce que ne pouvait oublier le docteur Nièle. Ce séjour prolongé à l’hôpital, où tout lui rappelait ce tragique souvenir, lui pesait, et il avait hâte d’emmener Christine achever sa guérison ailleurs.
Ce fut elle qui refusa de partir. Une attraction confuse la retenait à l’hôpital, devant le spectacle des misères qu’elle souhaitait un jour de soulager. Elle observait, s’intéressait. Et dans les groupes d’élèves qui accompagnaient les docteurs, elle distinguait les étudiantes : ses yeux scrutateurs cherchaient à lire la pensée sous leur front. Puis elle avait encore une autre raison qu’elle avoua.
— Je suis bien soignée ici, disait-elle. Je ne dois en sortir que tout à fait guérie.
Comme son père insistait et que le docteur Sylvestre la remerciait, en riant, de l’honneur qu’elle lui faisait de ne pas vouloir quitter son service, elle s’expliqua avec quelque hésitation :
— Je sens que je dois rester ici jusqu’au bout, comme les autres. Abandonnée, désespérée, mourante, c’est la maison des pauvres qui m’a recueillie, l’hôtel-dieu qui m’a hébergée. Pourrais-je renier aujourd’hui l’hospitalité que j’ai reçue en un jour de malheur ?…
Ce fut ainsi que, persistant dans cette conduite qui parut capricieuse à son père, mais qu’approuva tacitement Jean Sylvestre, elle se priva des adoucissements qu’il aurait été facile d’accorder à sa convalescence, refusant de se servir d’autre linge que de celui de l’hôpital, ou du couvert d’argent que Mme Sylvestre lui avait envoyé, n’acceptant les friandises et les fleurs que pour les partager avec ses compagnes. Elle y gagna l’affection de ces pauvres femmes, déjà prêtes à la jalouser.
La veille de son départ, on la laissa s’asseoir en plein air, pendant une des heures fraîches de la matinée. La vue du ciel bleu sur sa tête et d’un peu d’eau jaillissante au milieu d’un carré de verdure lui inspira une douce joie. M. Nièle vint la rejoindre, ils causèrent peu, mais affectueusement. Il lui donna des nouvelles de sa mère et de ses sœurs qu’elle écouta avec un plaisir ému, s’enhardissant même à lui faire quelques questions. Puis elle glissa à un silence rêveur, et un pli se creusa sur son front. À son tour, il eut voulu l’interroger, mais il hésitait et finit par la laisser à ce qu’il croyait être les méditations d’une conscience troublée.
Il l’embrassa, en lui disant d’un ton amical :
— C’est donc entendu… je viendrai demain te chercher. Je te garderai quelques jours à mon hôtel, et le plus tôt possible nous rentrerons à la maison.
— Et mon enfant ? demanda-t-elle, brusquement résolue.
— Il est très bien, je t’assure.
— Je ne puis pas partir sans lui.
— C’est pourtant impossible ! Il m’en coûte de te chagriner. Mais pense à tes sœurs… qui ne savent rien !… D’ailleurs, ce ne sera que pour un peu de temps…
Il ajouta, avec un visible effort :
— Si tu veux, avant de partir, nous irons le voir ensemble.
Elle eut un sourire d’infinie gratitude et, s’inclinant sur la main de son père, la baisa.
Plus tard, dans ses heures les plus noires, lorsque, succombant au découragement, Christine nourrissait sa tristesse des souvenirs de son passé, il en fut toujours un pour amollir ses douloureuses rancunes, ramener sa tendresse, présenter à son cœur ulcéré une chère vision de paix et de pardon, et finir par rayonner seul au-dessus des autres mauvais, noyant leurs ombres de douceur : le souvenir de la journée qu’elle passa à Saint-Germain entre son père et son enfant.
Pendant tout le trajet en chemin de fer, elle fut distraite. Dès l’arrivée, avec un regard indifférent pour le château et la terrasse que lui montrait son père, elle s’écria :
— Plus tard ! Allons le voir !
Ils pénétrèrent dans la forêt par un sentier que les feuilles de l’automne précédent recouvraient d’un humide tapis brun. De tous côtés, à travers les colonnades des chênes et des hêtres et la dentelure des rameaux, garnis de claires aigrettes, s’infiltrait un demi-jour doré, dans lequel ils avançaient comme baignés, n’apercevant plus du ciel que de fuyants espaces bleus. Des ailes d’oiseaux froissaient les branches et des chants s’élançaient sous le dôme.
Christine, ravie, écoutait.
— Quel bonheur d’entendre des oiseaux !… de revoir des bois ! Est-ce-encore loin ?
— Non. La maison est au prochain carrefour. C’est chez un garde de la forêt.
— Alors, je vais lui cueillir des fleurs.
Et elle partait en avant, sa mince taille sans cesse ployée et redressée, gracile entre la sveltesse des troncs, tandis que son père, d’un air soucieux, la suivait dans le sentier.
Jusqu’à quel point était-elle consciente ? Une telle légèreté dans un pareil moment !… Son âme avait-elle dans le mal des racines si profondes ?…
Ni inconsciente, ni perverse ! Elle s’abandonnait à la simple joie de vivre.
La maison leur apparut soudain à la lisière du bois : une rustique construction aux murs crépis de blanc, envahis par des plantes grimpantes, que précédait une sorte de cour à claire-voie, où une poule picorait entre les pavés. Devant, derrière, tout autour : la forêt. Une femme, un enfant dans les bras, deux autres pendus à sa jupe, s’avança sur le seuil. Christine reconnut le sien, et courut avec une exclamation de joie.
Elle eut un moment de parfait oubli à presser son fils contre son cœur, à s’extasier, à le couvrir de baisers, à lui prodiguer des tendresses, à interroger la femme, lente paysanne, qu’effarait son exubérance. M. Nièle, resté à l’écart, attendait, souriant et gêné. Cette explosion de bonheur maternel le touchait ; il comprenait qu’elle dût souffrir de la séparation. Lui-même, cependant, tombait en proie à de nouvelles perplexités. L’ayant retrouvée, ayant pardonné, il avait caressé le rêve de la ramener, domptée par l’épreuve, à la vie d’autrefois. Cette chimère s’évanouissait. La maternité de Christine lui donnait des droits ; sa faute même l’émancipait. Depuis qu’elle avait goûté à l’arbre du bien et du mal, elle n’était plus, si jeune fût-elle, une enfant que soumet son ignorance, mais une créature responsable, avec qui, quoique son père, il devait traiter d’égal à égale. Ce changement dans leurs rapports, auquel rien ne l’avait préparé, lui causait un indéfinissable malaise.
Justement la jeune femme s’approchait de lui, son fils dans les bras.
— Embrasse-le, murmura-t-elle d’une voix timide. Il s’appelle François, comme toi…
Lentement, comme à regret, il s’inclina, baisa le front qu’on lui offrait, tandis qu’un flot d’amertume l’envahissait, l’étouffait près de sa fille, devant ce premier petit-fils qui aurait dû être son orgueil et sa joie…
Puis ses yeux rencontrèrent ceux de Christine, si sérieuse et si triste, qu’un véritable désespoir s’empara de lui.
Elle aussi aurait dû être son orgueil et sa joie, toute jeune et jolie, si touchante dans sa grâce encore fragile de convalescente, et rien ne pouvait effacer sa souillure !… À quelle existence de douleur sa faute ne la condamnait-elle pas ?…
Il eut une immense pitié d’elle. Son cœur se fondit de mansuétude. Il fut prêt à lui tendre les bras, à l’éteindre passionnément, elle et son innocent enfant, à leur faire un rempart de sa tendresse protectrice, à leur crier : « Ne craignez rien, je suis là ! » Et dans son impuissance à éloigner l’expiation, il aurait accusé le jugement des hommes d’être injuste, la loi inique, la vie impitoyable !…
Cependant, le maître de la maison venait de rentrer, saluait et disait à sa femme :
— Monsieur et madame resteront bien à déjeuner ?
— Volontiers, répondit Christine.
Mais le docteur Nièle, un peu gourmé, protestait, s’excusait, parlait d’emmener sa fille à l’hôtel.
— C’est offert de bon cœur, interrompit la femme. Bien sûr que nous sommes des gens simples et que ce ne sera pas chez nous comme au restaurant… Nous avons des œufs tout frais, du bon lait… Et madame pourrait rester davantage avec le petit…
Tout en parlant, elle couvrait déjà la table d’une nappe de toile bise, à carreaux rouges, plaçait les assiettes, les verres, tandis que Christine, avec un joli regard implorant à son père, s’asseyait, débarrassée de son chapeau, son bébé sur les genoux.
Une demi-heure plus tard, un déjeuner d’œufs frais, de beurre doré, de jambon frit, était servi auprès de la fenêtre ouverte, et Christine ornait triomphalement la table de son bouquet d’herbes des bois.
Après le repas, comme les deux hommes restaient en bas à causer, elle suivit son hôtesse dans la chambre à coucher, pour voir où son fils dormait.
— Vous avez l’air si jeune, on ne croirait pas que vous êtes sa mère, lui dit la femme du garde avec bonhomie. Vous avez été malade ?
— Très malade. J’ai failli mourir.
— Il n’y avait pas de danger, si c’est le docteur Sylvestre qui vous soignait ! C’est un si bon docteur, et j’ai bien vu qu’il s’intéresse à vous !
— Comment le connaissez-vous ? demanda Christine.
— Mon mari a été plusieurs années à son service. Moi, j’étais lingère et je travaillais dans la maison. Ce n’est pas la première fois qu’il nous envoie des pensionnaires. Il nous a tout spécialement recommandé votre petit garçon. Il vous aura dit que vous pouvez être tout à fait tranquille, n’est-ce pas, madame ?
— Je n’aurais pas mieux choisi moi-même. Oui, j’ai toute confiance dans le docteur Sylvestre.
— Il est si bon !
— C’est vrai, dit pensivement Christine.
Cette dernière preuve de dévouement la touchait, plus que toutes les autres. Elle se rappelait aussi ses paroles d’adieu, le long regard énigmatique dont il l’avait enveloppée en lui disant :
— Quand vous serez de retour à Paris, venez me voir.
Il lui semblait si peu probable qu’elle dût y revenir jamais !
Comme elle redescendait l’escalier de bois, elle vit son père debout devant la porte, qui tendait la main au garde. Alors, elle comprit qu’il était temps de partir, et, le cœur gros, mais refoulant son émotion, elle embrassa son fils.
— Soignez-le bien, dit-elle à la brave femme d’une voix tremblante. C’est parce que j’ai été très malade que j’ai dû le quitter. Mais ce ne sera plus pour bien longtemps.
Confiante, elle répétait les paroles de son père. Elle sortit de la maison, un peu lasse, marchant en s’appuyant sur lui.
Brusquement, ils débouchèrent de la forêt sur la terrasse.
— Si tu veux, proposa M. Nièle, après avoir consulté sa montre, nous pourrions nous promener un moment ?…
— Je veux bien, répondit-elle.
Ils firent encore quelques pas, puis s’arrêtèrent pour contempler le large panorama. Le ciel, soyeux et pâle, se fondait dans la ligne de l’horizon : au-dessous d’eux, un vent vif entr’ouvrait les épaisses verdures, où des toits de villas éclosaient rouges ou gris, comme d’énormes fleurs à demi voilées. Dans un champ qu’encerclait la Seine, des vaches paissaient au bord des taillis, toutes petites dans l’éloignement, et la rivière, onduleuse et souple, d’un bleu d’ardoise aux vertes profondeurs, serpentait sous l’ombre des arbres, marbrée par endroits de larges plaques noires.
Christine regardait, les yeux pleins de larmes. Elle pâlissait.
— Qu’as-tu ? lui demanda son père.
— Rien.
Mais ses yeux, malgré elle, s’emplissaient de nouvelles larmes.
— Tu dois être lasse, reprit-il après un silence. Il faut te reposer.
Elle se laissa conduire ; et ils s’assirent dans le parc, sur un banc à l’abri du vent. Autour d’eux des pelouses coupées d’arbres, vieux et hauts, entretenaient un jour d’émeraude comme dans la forêt : aucun promeneur ne passait. Christine sentit que l’heure était propice, attendrie et bonne telle qu’elle ne la retrouverait peut-être jamais et, mue par cet irrépressible besoin d’expansion qui avait fait son malheur et sa faute, elle fit spontanément ses confidences à son père.
Elle s’efforça d’abord d’être juste et calme, de n’invoquer que ses désillusions, ses remords et son abandon, l’absolue incompatibilité de caractères qui lui rendait désormais la vie en commun avec Lionel de Reuille impossible ; mais ses souvenirs criaient encore de trop près, et elle finit par se livrer toute, par avouer toutes les provocations qu’elle avait subies, par laisser jaillir sa haine et son dégoût dans un récit qui, peu à peu, se passionna, devint âpre, douloureux, déchirant.
Le docteur Nièle, atterré, l’écoutait, le front dans ses mains.
Elle parlait en femme abreuvée de tourments et d’outrages, résolue à quitter un mari indigne ; et, donnant son martyre comme excuse, elle suppliait son père de l’aider à briser un lien qui n’avait jamais existé : un lien que, pour son salut, il importait, au contraire, de nouer à tout prix !…
Le surlendemain, ils rentraient à Belle-Aigue. Ce fut de nuit, par une pluie torrentielle ; la petite gare était déserte.
Avant de monter dans l’omnibus, pendant que son père faisait charger les bagages, la jeune femme embrassa d’un rapide coup d’œil l’horizon autour d’elle, vit la masse noire du Jura qui fermait le ciel comme d’une porte géante, devina les Alpes, du côté opposé, à travers la pluie qui noyait leurs sommets, et, au bas de la rampe, à une distance de quelques minutes, la ville formant une tache opaque aux contours indécis, piquée de rares lumières. Au lieu d’éprouver de la joie, elle eut le cœur serré. Son impression de tristesse écrasante s’accrut à chaque tour de roue qui la rapprochait de la maison. Son père ne lui parlait plus, retombé à de mornes préoccupations.
Ce retour au foyer dont elle s’était enfuie fut, ainsi qu’elle le prévoyait, douloureux, ému, embarrassé, plus affectueux peut-être qu’elle n’aurait osé l’espérer. Sa mère la pressa longuement dans ses bras ; mais, raidie contre l’attendrissement, elle ne proféra pas une parole. Ce fut elle qui la conduisit dans sa petite chambre sous les toits, où rien n’avait été changé. Le lendemain matin, ses sœurs, qui la veille étaient couchées, vinrent l’embrasser ; les deux aînées ne firent aucune remarque, et la petite Marthe se suspendit à son cou avec une joie touchante. Puis la vie rentra, tant bien que mal, dans l’ornière.
Malgré la bonne volonté de tous, une gêne réciproque se trahissait pourtant dans les moindres rapports. Les silences mêmes étaient déconcertants, à l’égal des plus banales questions. Bientôt Christine crut remarquer qu’on évitait de la laisser seule avec ses sœurs. Car, dès qu’elle essayait de se rapprocher de l’une ou de l’autre, leur mère survenait, l’air inquiet, et se mêlait à leur conversation, ou la bonne, qu’on avait changée, accourait, de la part de sa maîtresse, convier les jeunes filles à quelque tâche. On évita sévèrement toute allusion au passé : reprise par ce sentiment de froid qui avait engourdi son enfance, Christine ne retrouva pas auprès de sa mère le bel élan de confiance qui, en cette inoubliable journée de Saint-Germain, l’avait poussée à s’ouvrir à son père. Peut-être Mme Nièle, qui aurait été en droit de s’attendre à un épanchement analogue fut-elle froissée ? En tout cas, elle mettait un soin si jaloux à ne rien laisser paraître de ses sentiments qu’on était excusable de ne pas les deviner.
Elle traitait maintenant sa fille aînée avec une bienveillance dolente, lui marquant même une sorte de déférence qui excluait l’intimité : Christine, sous le toit paternel, semblait une étrangère à qui on aurait voulu plutôt du bien.
« On dirait que tout le monde a peur de moi à présent, pensait la jeune femme. »
Et elle faisait son possible pour regagner l’affection de chacun. Mais, lorsque son père, l’ayant installée, fut reparti pour un voyage dont il ne lui dit pas le but et qui se prolongea davantage qu’elle ne l’eût supposé, elle se sentit de nouveau très seule et très misérable.
Ses angoisses devant l’avenir, un instant éloignées par sa maladie et l’émotion de son retour, ne tardèrent pas à la reprendre. Plus que jamais, elle se demanda : « Que vais-je faire ? ». Car elle comprenait que sa situation présente ne pouvait se prolonger beaucoup et l’incertitude où la laissaient ses parents lui devenait intolérable. Elle était aussi sans nouvelles de son enfant.
La nuit, ses rêves allaient à lui et le ramenaient. Que ne l’avait-elle dans ses bras, à bercer, à caresser, à aimer ? Elle éprouvait le besoin du berceau à côté de son lit ; ses réveils, quand, machinalement, elle étendait la main dans le vide, étaient pleins d’effroi. Des terreurs la hantaient, de ces terreurs folles des mères. Elle s’imaginait son fils mort, malade, et désespérait de ne pouvoir courir le soigner.
Surtout, elle étouffait de devoir garder cette peine pour elle seule, de n’oser jamais parler de lui, de se réfugier dans sa chambre pour broder une robe qu’elle lui destinait, de cacher, comme une honte, la maternité dont elle était si fière, quand il lui semblait que d’entendre seulement prononcer le nom de l’enfant suffirait à rompre le charme et à les réunir.
Un jour, elle essaya de parler de lui à sa mère ; mais aux premiers mots, Mme Nièle, rouge, le front baissé sur son ouvrage, prit un air si malheureux que Christine, tristement, s’interrompit.
Le lendemain matin cependant, la jeune femme ayant demandé à reprendre sa part de la besogne commune, elles se retrouvèrent de nouveau seules ensemble, à raccommoder du linge dans la salle à manger, et Mme Nièle dit, après un très long silence.
— Ton… ton fils te ressemble-t-il ?
— Il a mes yeux, répondit Christine.
Et ce fut tout. L’effort était trop évident pour que la question lui fît plaisir. Au lieu d’en être heureuse, elle n’en sentit que plus de mélancolie.
« Comme nous nous comprenons peu, se dit-elle. Il me semble que mon fils et moi, nous nous aimerons tant ! »
Elle arrêtait son aiguille dans la toile et songeait à la sollicitude passionnée dont avaient déjà été entourés les quatre mois de vie du petit François, à l’amour qu’elle lui donnerait encore, qui le suivrait, adolescent, qui se transformerait avec lui, plus grand, plus noble, plus compréhensif et plus tendrement indulgent à mesure que les années, développeraient chez lui la faculté de souffrir. Et elle ne put s’empêcher d’évoquer la comparaison avec sa propre enfance, si peu heureuse qu’au plus profond de son malheur elle n’avait pas désiré en revivre un seul jour.
Dans le jardin, sous la fenêtre, elle voyait sa chère sœur Marthe jouer seule, sans compagnes du même âge, avec une vieille poupée bien laide qu’elle mettait coucher dans les fleurs : les robes de percale rayée d’Élise et de Berthe apparaissaient au bord d’une charmille. Elles étaient ses sœurs toutes les trois, et aucune affinité réelle n’existait entre Christine et les deux aînées : leurs caractères, leurs goûts, leurs sensibilités étaient en constante dissonance. Si la jeune femme en avait souffert, en souffrait encore quelquefois, un sentiment de résignation adoucissait maintenant ses regrets, car cette année de lutte avait beaucoup mûri son jugement et affranchi son intelligence. En revanche, une vive affection la liait à Marthe ; mais l’enfant, trop jeune pour lui être une amie, passive et timorée, pliait déjà avec une grâce de sensitive. Christine eut l’intuition qu’on commettait dans l’éducation de sa sœur les mêmes fautes que dans la sienne, quoique toutefois les résultats dussent être différents. Marthe ne saurait jamais vouloir ; son cœur défaillerait devant la révolte ; elle contenterait son âme tendre par le sacrifice d’elle-même. C’était une petite fille trop sage, trop douce, trop silencieuse, déjà un peu triste à neuf ans.
Tandis que sa fille s’absorbait ainsi et rêvait, Mme Nièle, sans cesser de coudre, poursuivait aussi ses pensées. Christine était perdue pour les siens : en tout, elle leur échappait. Elle se montrait pourtant plus docile, plus traitable, plus déférente qu’elle ne l’avait jamais été, mais sa soumission ne portait que sur les choses extérieures : son âme s’était dégagée, et la mère se demandait, en tremblant, dans quelles régions dangereuses ou impures elle avait pris l’essor…
Il aurait été facile de l’interroger. Malheureusement, dans une causerie confidentielle avec sa fille, Mme Nièle aurait craint de laisser quelque chose de sa dignité. Mais trop préoccupée, elle laissait tomber l’aiguille à son tour et regardait Christine que le drap épandu en blancheur autour de ses genoux enveloppait d’un reflet adouci, presque mystique.
Il arrive souvent qu’après une violente secousse, l’organisme jeune renaît à la vie avec une sève renouvelée. Christine avait dépouillé dans la fatigue de ses couches et l’ébranlement de sa fièvre cérébrale tout ce qui lui restait de sa gracilité ; un sang plus fort circulait dans ses veines, colorait d’un rose transparent son visage aux contours délicats, de délicieuses boucles courtes foisonnaient bas sur son front et ombrageaient sa nuque mince et longue, d’une courbe charmante. Ses formes s’étaient aussi harmonieusement développées et elle n’avait plus cette ployante langueur dont la croissance charge les épaules des adolescents. Sa mère ne pouvait s’empêcher de la trouver belle et de s’en affliger davantage.
« Plût à Dieu qu’elle eût été laide ! soupirait-elle. Rien de tout cela ne serait arrivé. Car, à présent, quelles pensées corrompues n’abritait peut-être pas ce front en apparence si pur ?… quelles visions malsaines n’allumaient pas ces yeux, sous leurs longs cils d’enfant ? Qu’avait-elle vu ? qu’avait-elle appris ? qu’avait-elle fait ? Dans quelle fange l’avait-on traînée ? Que gardait-elle dans sa mémoire souillée ?… » Le beau corps, de radieuse jeunesse, n’en disait rien, et l’âme se dérobait…
Tout à coup tressaillante, la jeune femme se remettait à l’ouvrage, et Mme Nièle, comme prise en flagrant délit de flânerie, enfilait son aiguille, avec une hâte fébrile.
Et jamais rien dans leur conversation, toujours banale, ne trahissait les pensées que chacune nourrissait dans l’intimité de son cœur.
Christine accueillit le retour de son père avec joie, car la maison lui semblait plus hospitalière quand il s’y trouvait. Mais elle avait deviné que l’absence qu’il venait de faire la concernait ; rien qu’à la manière dont il l’embrassa, en la gardant un instant contre lui, elle comprit qu’il était satisfait, ses démarches ayant sans doute abouti. Elle remarqua aussi que sa mère souriait, les traits détendus, comme adoucis par un rayon de mystérieux espoir. Et sa joie se mêla d’une vague appréhension : son instinct l’avertissait ; elle différait trop des siens pour que la cause qui les réjouissait, puisqu’il s’agissait d’elle, ne lui apportât pas une sourde inquiétude. Aussi ne fit-elle aucune question. Son père lut son inquiétude dans ses yeux et lui sut gré de sa réserve, dont le vrai motif, s’il l’eût connu, l’aurait peiné.
— Veux-tu monter dans mon cabinet, après déjeuner ? lui dit-il. J’ai des nouvelles à te communiquer, de bonnes nouvelles… L’enfant va bien ; j’ai passé à Saint-Germain… Et j’ai à t’apprendre autre chose encore…
Reconnaissante de la bonne pensée qu’il avait eue d’aller voir son fils, Christine mourait d’envie d’obtenir des détails sur cette petite existence lointaine, qui occupait tant de place dans la sienne. Elle n’osa rien demander tant elle redoutait toujours de se montrer elle-même, et elle attendit, dans l’angoisse de cette autre chose qui semblait à son père mille fois plus importante que les premiers sourires du petit François.
En entrant dans le cabinet, derrière ses parents, au moment où le docteur se dirigeait vers un des fauteuils et où Mme Nièle allait s’asseoir dans l’embrasure de la fenêtre, les mains jointes sur les genoux et la tête tournée vers la campagne, Christine revit la scène qui avait provoqué son départ. C’était, à peu de chose près, le même décor sévère : dehors, le même ciel bleu, la même senteur de fleurs qui montait du jardin, et c’était aussi la même angoisse qui lui serrait le cœur, arrêtait les paroles dans sa gorge, faisait monter à ses yeux des larmes que pour rien au monde elle n’eût laissé couler.
M. Nièle la fit asseoir à côté de lui. Puis, après un silence, le coude appuyé sur son secrétaire et le front dans sa main, il commença, en évitant de la regarder, du même ton contraint dont il aurait débité un discours appris :
— En partant, je t’ai laissé ignorer le but de mon voyage. Dans l’état de santé où tu te trouvais encore, j’ai voulu t’épargner une agitation inutile.
Il s’arrêta, l’examina un instant et reprit :
— Tu as sans doute pensé que c’était pour toi que je me remettais en route ?
Elle fit, de la tête, un signe affirmatif.
— Tu ne t’es pas trompée. Je suis retourné à Paris, mon enfant. Je me suis rendu à ton ancien appartement : il était vide. M. de Reuille était parti sans laisser son adresse. J’ai supposé qu’il était rentré dans sa famille : je l’ai donc suivi en Irlande. Et, en effet, je l’ai rejoint au milieu des siens…
Il s’interrompit de nouveau : son récit lui coûtait à poursuivre. Mme Nièle, toute pâle, les mains dénouées, rivait son regard sur les Alpes lointaines. Ils souffraient évidemment beaucoup tous les deux. Christine attendit, les yeux perdus dans le vague. Le docteur reprit, avec un léger tremblement dans la voix :
— Tu m’épargneras le récit de discussions qu’il serait pénible pour nous tous de rappeler… J’ai vu le grand-père, j’ai vu la mère, j’ai vu M. de Reuille… L’essentiel, je l’ai obtenu, d’accord avec ses parents. M. de Reuille consent à réparer sa faute, c’est-à-dire à t’épouser, à légitimer votre enfant.
Mme Nièle, dans un geste de soulagement, passa son mouchoir sur son front. Christine était devenue affreusement pâle. En une seconde, elle revécut l’année écoulée, cette lente année d’égarement, de folie, de déception, de douleur, un éblouissement d’horreur lui montra, au bout de ce long calvaire, la scène qui l’avait chassée, son enfant dans les bras, vers le désespoir et la mort. Son aversion, son effroi, son dégoût lui montèrent à la gorge ; elle cria :
— Mais c’est impossible !…
Le père et la mère se regardèrent, frappés de la même stupeur. Cependant, debout, frémissante, elle répétait avec des gestes saccadés de terreur :
— Je vous dis que c’est impossible !… Ne l’avez-vous donc pas compris ?… Vous savez ce qu’était cet homme et vous me proposez de retourner à lui ?… Pourtant, je vous ai tout dit, tout raconté… C’est un ivrogne, un fou, un misérable ; il ne m’aime pas, il ne m’a jamais aimée, il est incapable de tout sentiment. J’ai honte et horreur de me souvenir de lui… Je ne veux plus même entendre prononcer son nom !…
Mme Nièle se leva dans un mouvement d’irritation ; le docteur la prévint et dit gravement :
— C’est le père de ton enfant, Christine.
Tandis que sa femme éclatant, s’écriait :
— Et c’est toi qui parles ainsi, toi, qui l’as aimé, toi, qui, l’an dernier…
— L’an dernier, je ne savais pas, je ne le connaissais pas !… C’est alors qu’il aurait fallu m’avertir… Eh bien, oui, l’an dernier, j’ai été folle, j’ai été coupable, je le sais bien, mon Dieu ! j’étais la plus ignorante des jeunes filles !… Enfin, ma faute, je l’ai expiée… Voulez-vous donc que je me condamne à toute une vie de torture ?
— Il y a des fautes dont les conséquences sont infinies : il n’est pas trop de toute une vie, comme tu le dis, pour les réparer.
Un éclair de colère passa dans les yeux de Christine, qui se tourna vers son père comme si elle n’espérait plus qu’en lui.
— Tu sais tout, toi, dit-elle, tu sais tout ! Tu sais qu’il m’a chassée. Tu sais qu’il m’a traitée comme la dernière des créatures. Tu sais qu’il m’a frappée : tu as vu toi-même les marques de ses coups… Il était fou, il était hideux, sa bouche écumait, ses yeux s’injectaient, il s’est rué sur moi comme une bête enragée… S’il n’eût été ivre, et si je n’avais fui, il m’aurait tuée…
— Oh, tais-toi, Christine, tais-toi, je t’en prie, sanglota Mme Nièle, on pourrait t’entendre !…
Mais elle, laissant passer l’interruption :
— Tu le sais, tu le sais, et tu veux que je retourne à lui !… Ne m’avez-vous donc sauvée que pour me rejeter dans un pire malheur ?… Je suis votre fille, pourtant, vous m’aimez… et vous voulez me rendre à cet homme ?…
— Nous voulons te rendre l’honneur, dit son père d’une voix forte.
Elle avait dans les yeux de grosses larmes qui ne tombèrent pas, comme si l’indignation les eût brûlées.
— Oh ! l’honneur ! s’écria-t-elle… l’honneur !… L’honneur d’être la femme d’un homme que l’on méprise ! l’honneur de se donner avec la rancune et la haine au cœur !…
Plus doucement, il répliqua :
— Non, Christine ! L’honneur serait de pardonner le mal que tu as souffert ; l’honneur de t’oublier toi-même pour ton fils, qui a le droit d’avoir un père et un nom.
Ces paroles de bonté la touchèrent. Elle sanglota longuement.
— Si je croyais que vous avez raison, reprit-elle, entre ses larmes, peut-être me sacrifierais-je pour François. Mais là encore, vous vous trompez. Mieux vaut mille fois qu’il n’ait pas de père que de tomber sous la tutelle d’un misérable…
De nouveau, Mme Nièle intervint :
— Christine, tu oublies toujours que cet homme-là, tu l’as choisi, tu l’as voulu…
La colère de la jeune femme était tombée ; elle répondit d’une voix lente et navrée :
— Non, je n’oublie rien. Mais vraiment, je crois que vous ne comprenez pas ! Quand je l’appelle misérable, c’est bien le mot qui lui convient : car il est autant à plaindre qu’à blâmer. Dans quelque temps, sa raison sombrera tout à fait : on le reléguera dans un de ces asiles où déjà sont morts plusieurs des siens, et où il s’éteindra peu à peu, à moins qu’un accès de fièvre ne l’emporte plus vite… Mais il peut traîner en liberté quelques années encore… Et vous prétendez que mon honneur exige que je retourne à lui, que l’honneur de mon fils, c’est d’assister à ses excès, qu’il faut, pour nous sauver, que nous soyons peut-être ses victimes ?… Car, comment savoir le moment précis où il faudra le séparer du reste des vivants ?…
Frappé par la justesse de ces raisonnements, le docteur arpentait la pièce d’un pas agité.
— N’exagères-tu pas un peu ? fit-il, en s’arrêtant brusquement devant elle… Dieu m’est témoin que je voudrais éloigner de toi cette épreuve. Mais la vie a ses cruautés : il faut apprendre à se soumettre. Elles ne sont souvent que la rançon légitime de nos fautes. Je ne vois pas pour toi d’autre issue. Réfléchis, puisque tu es maintenant en état de réfléchir : as-tu songé qu’en privant ton fils de l’honneur, tu le prives aussi d’une famille, d’une fortune ?
— De leur fortune, je ne veux rien, ni pour lui, ni pour moi. Et c’est précisément parce que je ne veux pas que cette abominable famille soit la sienne, que je refuse d’y entrer. Mon fils est à moi, rien qu’à moi, à moi seule. Moi seule ai des droits sur lui : je le garde !
À cette déclaration, faite d’une voix ferme, qui révélait une décision bien prise, Mme Nièle s’écria :
— Cœur corrompu ! Esprit faussé !
— Prends garde, dit le docteur d’un ton solennel, que ton enfant ne te reproche un jour ta coupable, ton impardonnable erreur !…
Christine ne répliqua pas. Elle restait muette, les mains nouées sur son genou, le front barré ; dans une attitude de tenace volonté. Le père et la mère échangèrent des regards perplexes. Ce fut elle qui rompit le pénible silence, en s’écriant tout à coup :
— Tu ne penses donc pas à tes sœurs, Christine, tu les oublies ?
Christine releva la tête :
— Je ne les gênerai en rien, dit-elle. Je disparaîtrai de leur vie, qui donc pensera encore à moi ?
— Que ta vie soit ce que tu la feras ! dit son père avec un geste large.
En ce moment, Mme Nièle se renversa sur sa chaise, en poussant un faible cri. Son mari et sa fille s’empressèrent aussitôt autour d’elle. Le docteur repoussa d’une main violente les deux battants de la fenêtre, tandis que Christine, de ses doigts tremblants, humectait les tempes de sa mère. Bientôt ranimée, celle-ci rouvrait les yeux, mais pour les détourner de Christine en la voyant penchée sur elle.
— Envoie-moi Élise, dit-elle en l’écartant… Élise…
Et, s’adressant à son mari :
— Ce n’est rien, je vais mieux.
Le soir, à la fin de cette triste journée, où plusieurs fois elle rencontra le regard irrité de son père, les yeux curieux de ses petites sœurs, Christine s’était assise à sa fenêtre ouverte, le front posé sur la barre d’appui, avec la même expression de désespoir fixe et muette. Son esprit inquiet repassait les événements douloureux. Ainsi, elle avait repoussé le pardon, désolé ceux qu’elle aurait dû bénir de leur générosité, fermé sur elle la porte de son dernier asile ; une seconde fois, elle allait le quitter dans les larmes ; une seconde fois, elle se trouvait abandonnée et seule. Quel destin cruel l’obligeait à faire souffrir ceux qu’elle aimait en souffrant elle-même ? Pourquoi n’avait-elle pas la docilité des jeunes filles qui les plie, sans résistance, aux conseils paternels et les soumet, passives, aux décisions qu’elles n’ont pas prises ? Quel instinct l’entraînait à faire sa vie au lieu de la subir ? Quelle force, qui déjà l’avait jetée hors du chemin battu, l’empêchait encore d’y rentrer ?
Un rose crépuscule, noyé d’ombres diaphanes, parcourait rapidement toutes les régions du ciel ; derrière le bouquet de saules, aux têtes échevelées, que coiffait le croissant mince et pâle, bondissait la chantante rivière, au bord de laquelle quinze mois auparavant, elle attendait Lionel. Il faisait une nuit de lune, pareille à celle-là, et Christine croyait revoir sa propre silhouette courir légère sur l’herbe soyeuse… Divin avait été le rêve, triste le réveil. Et pourtant…
Voudrait-elle que tout cela n’eût été qu’un rêve ?… que tout cela pût encore s’effacer ?…
Oui, sans doute, elle s’était trompée, elle était tombée, elle avait souffert ; et jamais plus elle ne pourrait être ce qu’elle aurait été sans sa chute et sans sa douleur. Mais elle serait autre chose ; en elle, sous l’aiguillon de l’épreuve, un être de vouloir avait surgi ; et voici qu’une force mystérieuse la poussait à vouloir jusqu’au bout. Sans qu’il se dessinât encore à ses yeux, elle apercevait devant elle un avenir difficile, de luttes et de travail, d’où elle sortirait ennoblie et régénérée. Ses souvenirs de l’hôpital, ceux de l’heure unique qu’elle avait passée à l’École de médecine se mêlaient confusément dans ses pensées, où flottaient aussi de sympathiques figures d’étudiants, au front intelligent, et celle de Jean Sylvestre, dont l’adieu prophétique la hantait. Oui, elle reviendrait, elle irait le voir, elle serait son élève. Comment ? Elle ne savait pas encore ; les moyens viennent avec la volonté. Il lui restait quelques bijoux : elle les vendrait ensuite, elle donnerait des leçons. Son ignorance de la vie pratique servait sa fermeté. « Il n’y a qu’à vouloir », se disait-elle. Et encore : « D’ailleurs, il faut ! »… Puis la crainte des difficultés écartée par ce mot magique, les résultats apparaissaient. « J’élèverai mon fils !… moi seule… Nous ne serons plus séparés… Ce ne sera pas une étrangère qui aura tous ses sourires… Il sera à moi, rien qu’à moi... Et je lui ferai une belle vie !… »
Elle en était là de ses réflexions, quand son père entra dans sa chambre.
— Tu réfléchis ? lui dit-il.
Elle répondit par un signe affirmatif.
— Et tu persistes ?
— Oui.
— Dans ce cas, que comptes-tu faire ?
Elle répondit :
— Partir.
— Où iras-tu ?
Alors, raidissant son courage, elle exposa son projet, qui s’affirmait à mesure qu’elle parlait. Son père l’écouta sans la contredire. Et pourtant, connaissant le mépris en lequel il tenait les femmes qui sortent de leur habituelle sphère, elle sentit qu’il la désapprouvait.
Elle tenta de plaider sa cause :
— Tu te rappelles que c’était une idée d’enfant… Tu ne voulais pas, je le sais bien… Mais aujourd’hui les circonstances ne sont plus les mêmes : il faut que je gagne ma vie et celle de mon fils, n’est-ce pas ?… Et vraiment, je n’aurais guère d’autre ressource.
M. Nièle parut réfléchir un instant.
Peut-être avait-il prévu ce nouveau coup ; peut-être aussi le trouvait-il moins dur, après les autres : Christine attendait anxieusement sa réponse.
— C’est bien, dit-il enfin. Tu t’es faite libre ; ce que je pourrais dire, tu ne l’écouterais pas. J’ai, il est vrai, des droits sur toi, mais puisque la tendresse de tes parents n’a aucune influence, je renonce à les exercer… Pour étudier, il te faut de l’argent. Y as-tu songé ?
— J’ai quelques bijoux, répondit-elle.
Il haussa les épaules et reprit :
— Je ne t’ai jamais dit que ta grand’mère, – ma mère, – a laissé par testament, à tes sœurs et à toi, une somme de trente mille francs. Chacune de vous devait toucher sa part en se mariant ou à sa majorité. Tu n’es pas majeure. Mais, dans les circonstances où tu te trouves, je crois préférable de mettre à ta disposition, dès maintenant, les sept mille cinq cents francs qui te reviennent, puisqu’ils te seront nécessaires.
C’était une chance inespérée, un signe du destin.
— Merci, s’écria Christine.
Presque aussitôt, des larmes montèrent à ses yeux, car la générosité de son père l’avait touchée. Elle répéta : Merci ! et parut attendre une bonne parole. Mais elle fut déçue.
M. Nièle avait rempli ce qu’il considérait comme un devoir ; en même temps, il avait coupé tous les liens qui l’unissaient encore à sa fille. Il ne s’appliquait plus qu’à cacher son émotion.
— C’est, je crois, tout ce qui restait à nous dire, conclut-il d’une voix neutre.
Alors, le cœur serré, elle raidit tous ses nerfs dans un dernier effort, et, la gorge pleine de sanglots, réussit à dire froidement :
— Oui… c’est tout.
Elle regarda s’éloigner son père, puis, dès qu’elle fut seule, éclata en pleurs. Nul obstacle, désormais, ne l’arrêtait plus dans sa route. Mais l’avenir, que tout à l’heure elle appelait, lui semblait chargé de menaces.
Son père, cependant, rouvrait la porte, détournait les yeux de ses larmes et posait une lettre sur la cheminée en disant seulement :
— J’avais oublié de te remettre ceci.
Christine s’était reconquise. Debout maintenant, d’anciens froissements réveillés en elle par cette affectation d’indifférence, elle regardait l’enveloppe, qu’elle déchira machinalement. Elle parcourut les lignes d’une large écriture étrangère, et soudain un flot de sang monta à ses joues, si vive fut son émotion de trouver un appui dans sa douleur, une affection dans sa solitude. Sa marraine lui écrivait sans lui faire aucun reproche : elle n’avait reçu sa lettre qu’au retour d’un long voyage, et elle s’empressait d’y répondre. Compatissante et bonne, elle se mettait à la disposition de cette filleule inconnue, lui promettait de l’aider, l’approuvait de son énergie et l’encourageait dans sa décision.
— Ô marraine ! murmura la jeune femme. Ô marraine !
Et, prise d’un grand besoin d’expansion, elle continua, comme si l’absente eût été là pour recevoir ses confidences :
— Ô marraine ! vous ne m’avez jamais vue, pas même le jour de mon baptême ; vous ne savez rien de moi, sinon que je suis malheureuse et que je vous ai invoquée comme mon dernier espoir ; vous ne connaissez que ma faute ; vous ne savez pas que je l’ai expiée et que j’ai failli mourir ; vous ne savez pas que je vaux mieux que mon erreur et que je veux la réparer. Ceux qui savent tout cela m’ont repoussée ; et, ce sont mon père et ma mère. On peut donc être du même sang et parler un autre langage, et ne se comprendre en rien ! C’est vous qui avez pitié !… Vous ne me proposez pas de retourner à cet homme : vous comprenez l’honneur comme moi. Vous me rendez le courage, la foi, la confiance ! Je serai digne de vous, marraine vénérée et chérie. Je referai ma vie honnête, utile, digne et pure. Et parce que je vous devrai la parole que j’attendais pour relever mon courage, c’est vous que j’adorerai toujours !…
Ce mercredi de janvier, – un des trois jours de consultation de Christine, – on avait déjeuné un peu plus tôt que de coutume, et, le simple repas achevé, la jeune femme était sortie avec son fils dans les jardins du Luxembourg. François avait emporté son énorme balle rouge marquée d’un coq d’or, qu’il envoyait à travers les grêles rameaux, rompant ainsi violemment les harmonieuses teintes de l’hiver. De temps en temps, il se retournait pour regarder sa mère qui lui souriait. Avec ses tendres yeux gris, où brillait une ardeur de gaieté enfantine, l’effilement de ses traits, la souplesse de son corps, ses cheveux blond pâle, coupés court, qui mettaient une bande d’or au ras de son béret de marin, il ressemblait beaucoup à Christine. Elle aussi était restée blonde, conservant un très grand air de jeunesse, dû peut-être à la sveltesse de ses formes, qu’atténuait parfois l’expression de son regard, d’une maturité singulière.
En ce moment, elle trouvait tant de charme à sa promenade qu’elle l’eût volontiers prolongée encore. Mais l’heure pressait ; en arrivant devant la pièce d’eau, tout agitée de scintillements vifs dans le clair évasement des terrasses, elle dit d’un ton de regret :
— Allons, François, il faut rentrer.
L’enfant accourait lui prendre la main quand un passant, qui se hâtait en sens inverse, la reconnut soudain et s’arrêta devant elle. Ils échangèrent une exclamation de surprise.
— Monsieur Sorrin ! Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici.
— Moi, non plus ! fit-il presque joyeusement.
— Oh moi ! je promène mon petit garçon. Mais vous, docteur, c’est différent ?
— Je traverse quelquefois le Luxembourg pour me rendre à mes affaires.
Pourtant, comme si cette raison ne lui paraissait pas péremptoire, ou qu’il éprouvât le besoin de mieux justifier sa présence, il s’empressa d’ajouter :
— C’est un détour… Mais j’aime à marcher un peu… Surtout quand le temps est si beau.
Elle ne répondit pas. Il eut une seconde d’hésitation ; puis, voyant qu’elle continuait son chemin, il fit quelques pas à côté d’elle. C’était un homme de trente-deux à trente-cinq ans, d’un extérieur sévère, grand, brun, légèrement voûté, avec des traits irréguliers et des yeux noirs très expressifs, d’une pénétrante douceur. Ses allures presque maladroites trahissaient une timidité gauche qui contrastait avec l’énergie plutôt violente que semblait indiquer la vigueur de son masque, fortement accentué. Christine le connaissait depuis quelque temps pour avoir travaillé avec lui à la clinique privée du docteur Sylvestre dont il avait été, comme elle, un élève favori.
Pendant un instant, il l’escorta en silence ; enfin, comme elle ne reprenait pas, il se décida à parler.
— J’ai réussi à me procurer, à votre intention, cette brochure dont vous avez besoin.
— Je vous remercie ; elle me sera fort utile.
— Et comment vous la faire parvenir ? Elle est à peu près introuvable, et ne m’appartient pas. Je n’ose guère la confier à la poste…
Il s’arrêta, plein d’embarras. Elle répondit, mais lentement :
— Dans ce cas, il vaudrait mieux me l’apporter chez moi. Si vous voulez bien venir me voir, je ne sors jamais après ma consultation.
Un éclair de plaisir brilla dans les yeux du jeune médecin.
— Merci, dit-il, c’est en effet plus simple. Et puisque vous le permettez…
Ils étaient maintenant devant les statues des reines de France qui se détachaient toutes blanches, les épaules caressées de soleil, sur le ciel pâlement azuré. Christine rappela son fils, qui obéit, avec des bonds de jeune chevreau.
— Je rentre par ici, expliqua-t-elle en désignant une des allées. C’est l’heure de ma consultation. Au revoir, monsieur ; à bientôt, j’espère.
Elle s’inclina : François souleva son béret et André Sorrin les regarda s’éloigner, blonds et gracieux tous les deux dans le léger air bleu, l’enfant causant gaiement avec sa mère, elle, si frêle, qu’il semblait impossible que ce grand garçon de huit ans fût son fils.
Une expression anxieuse, presque douloureuse assombrit son visage, comme il s’en allait dans la direction opposée.
Christine accompagna l’enfant jusqu’à la porte de son cours, où elle le quitta avec l’habituelle recommandation :
— Sois bien sage. À quatre heures, je serai à la fenêtre pour te voir rentrer.
Elle habitait à quelques pas de là un appartement au second étage, dans une maison d’angle de la rue du Luxembourg.
Aussitôt chez elle, elle alla se dévêtir dans sa chambre à coucher, et en sortit un instant après, encore fraîche de la promenade, dans ce costume tailleur de drap foncé qui, avec le col blanc et la cravate d’homme, formait son invariable tenue professionnelle.
Elle traversa le salon, où un feu clair brûlait, s’attarda à disposer de ses doigts habiles une branche de mimosa dans un long vase de cristal violet, puis ouvrit la porte de son cabinet. Il n’avait rien de banal, ni d’austère, ni de la roideur convenue d’une salle de réception de médecin… Les malades, en y pénétrant, éprouvaient comme une joyeuse surprise. C’était le salon particulier de Christine, orné selon ses goûts, dont chaque détail emprisonnait un reflet de sa personnalité ou quelque amical souvenir, où, la journée de travail achevée, elle s’installait, tous les soirs, pour écrire, lire, broder, recevoir ses quelques amis.
Sur la tenture de laine d’un bleu fané très doux, se détachait le cadre blanc d’une grande photographie anglaise, hommage d’une camarade, qui prétendait que Christine ressemblait un peu au modèle dont elle avait, en effet, le visage allongé, le front bas, la bouche tendre et les cheveux foisonnants. Vis-à-vis, lui faisant pendant, la Mélancolie de Dürer, un coude sur son genou, la joue appuyée sur sa main, poursuivait sa sombre méditation, tandis que, dans un angle, deux amours en bois sculpté, folâtres et joufflus, se donnaient l’air de soutenir, les bras levés, un pied en l’air, une admirable tête de sainte, moulée en plâtre, d’une douceur délicieuse. Quelques reproductions enchâssées dans des passe-partout clairs d’œuvres d’art préférées ou de paysages favoris, complétaient la décoration murale. La jeune femme aimait à s’entourer d’images pensives, fines, spiritualisées, ou paisiblement souriantes. La sérénité des figures religieuses, surtout, la ravissait. Entre deux plantes vertes, hissées dans des potiches sur de hauts escabeaux, les livres, ses meilleurs amis, chers compagnons des jours d’étude, consolateurs des heures pires, garnissaient de simples rayons : en bas, les ouvrages de science, sévèrement habillés de noir ou de brun ; au-dessus, un rang ou deux de volumes purement littéraires, glissant la note gaie de leurs claires reliures, blanches, rouges ou bleues, enjolivées d’or. Sur le bureau, enfin, où la doctoresse écrivait ses ordonnances, une photographie de son fils, en boucles longues et en costume de marin, restait toujours sous ses yeux, comme pour marquer le but où tendait désormais son effort.
Les premières fois, on s’était méfié d’elle : on la trouvait trop jeune, peut-être trop jolie ; la grâce de son cadre nuisait à la réputation de sa science. On s’adressait à elle dans les cas d’urgence, parce qu’elle habitait le quartier ou par condescendance, pour être agréable aux personnes qui la recommandaient. On venait pour un rhume persistant, un mal de gorge, une douleur dont on croyait s’expliquer la cause, un régime à fixer ou le choix d’une station thermale ; on l’appelait pour des rougeoles, des coqueluches, des influenzas, parfois même des angines bénignes. Mais on n’aurait point osé lui confier un cas grave. Puis, peu à peu, en deux ans, grâce à sa volonté de parvenir, sa douceur qui réconfortait, l’autorité qu’elle savait prendre à l’occasion, son intrépidité auprès d’enfants atteints du croup, quelques guérisons heureuses et l’expérience aidant, elle avait fini par triompher. Une clientèle se constituait graduellement, clientèle d’humbles, pour la plus grande partie, à vrai dire, mais dont elle pouvait s’accorder le luxe puisqu’un legs de sa marraine assurait à peu près sa vie matérielle. Cependant, quelques bourgeois aisés commençaient à s’y mêler ; et, confiants en son tact de mère, à lui amener leurs enfants.
En attendant les clients, ce jour-là, comme de coutume, Christine parcourut les gazettes médicales ; elle restait accoudée, la tête dans ses mains, un crayon aux doigts. Mais la pensée, qui mettait une expression rêveuse dans ses yeux, s’éloignait de la tuberculose, pour revenir obstinément à sa rencontre de tout à l’heure. Étrange hasard que celui qui avait conduit le docteur Sorrin au Luxembourg ! Parmi les hommes qu’elle connaissait, il était le dernier qu’elle eût cru capable de perdre son temps à flâner sans but, par un jour d’hiver. Un instant, elle se reprocha de l’avoir l’engagé à venir chez elle. De l’aventure de sa première jeunesse, il lui restait une peureuse méfiance qui, sans haine ni mépris des hommes, la faisait s’écarter de leur chemin. Pourtant, en évoquant la figure honnête de celui-là, qui s’était éclairée d’une telle joie en la voyant, ses empressements, les gauches et respectueux détours dont il usait pour arriver à elle, elle sentait se fondre son ombrageuse réserve, en même temps que pointait le regret de l’avoir congédié un peu brusquement. Quoiqu’elle se fût gardée, avec un soin jaloux, des familiarités de la vie d’étudiante, elle avait le dédain des mesquines pruderies et se disait qu’en la faveur d’André Sorrin une exception pouvait être légitime. D’ailleurs, une sympathie très réelle la poussait vers le jeune médecin. Le peu qu’elle avait appris, au hasard des causeries dans les salles de clinique, de sa vie simple, laborieuse et recluse, l’intéressait. Elle le savait provincial, comme elle isolé à Paris, élève du même maître ; il y avait surtout dans son passé une première carrière évangélique, qu’il n’avait pas hésité à briser lorsque des doutes eurent entamé sa foi. Et pour cet acte de loyauté, elle le tenait en haute estime.
« Cela lui a coûté, pensait-elle. Il a dû recommencer sa vie. Et ses amis lui en ont voulu. Pourtant, il n’a pas reculé… »
Elle se représentait si bien la rigoriste petite ville, presque un village, cachée dans un repli des Cévennes, qui avait prononcé l’anathème, et la famille âpre, implacable !…
Elle s’interrompit de penser pour respirer le parfum d’une rose, épanouie au bord d’un cornet de cristal. Puis elle se pencha de nouveau sur ses journaux, concentrant son attention. La minute d’après, comme elle cherchait une feuille de papier pour noter une remarque, elle mit la main sur le faire-part de mariage de sa sœur Berthe qui épousait un de leurs voisins de campagne.
Alors elle s’attrista : car elle n’avait pas reçu d’autre communication que ce banal imprimé, et elle attendait encore une réponse à la lettre affectueuse qu’elle s’était empressée d’écrire à sa sœur.
« Je ne suis plus rien pour eux, » se dit-elle.
L’éloignement auréolait ses souvenirs, les parait, à travers les années, d’une grâce qu’ils n’avaient peut-être pas eue, et, bien que le temps achevât de rompre peu à peu les liens qui l’attachaient à Belle-Aigue, elle s’attendrissait volontiers en pensant aux siens ; – à son père surtout, et à Marthe, sa sœur préférée…
Elle songeait à ces choses enfuies, à ces figures lointaines, dont une ombre brouillait déjà les contours, quand la bonne vint lui annoncer les premières visites.
— C’est bien, dit Christine, en secouant sa rêverie, je suis prête.
Elle ouvrit la porte du salon et se tint un instant immobile sur le seuil, sa svelte personne détachée en lumière dans l’encadrement sombre. Trois ou quatre paires d’yeux se tournèrent vivement vers elle. Puis une dame d’une cinquantaine d’années, emmitouflée dans d’innombrables châles et fourrures, se précipita la première et, aussitôt dans le cabinet, s’affaissa en murmurant :
— Ah mon Dieu ! cela va mal aujourd’hui, très mal ! Pas de palpitations, c’est vrai, mais cette douleur, vous savez, cette douleur au côté ?… Je la sens toujours… Et j’ai des fourmis dans les jambes… Pourtant, je suis vos prescriptions à la lettre… À propos, ne pensez-vous pas que je puisse continuer mon chocolat du matin ? Cela me priverait beaucoup. J’ai supprimé les croissants… Il faudrait aussi que vous regardiez ma gorge ; j’avale difficilement…
Christine l’examina, l’ausculta, la questionna, entendit d’interminables explications et la rassura de son mieux.
— Au moins, vous écoutez ce que l’on vous dit, vous ! déclara la grosse dame en s’en allant, enchantée. Figurez-vous qu’autrefois j’ai consulté un certain docteur du quartier qui… mais non, je préfère me taire, – vous savez peut-être de qui il s’agit ? Enfin, je suis d’avis, quoi qu’en puisse dire mon mari – qu’il est bon qu’il y ait des docteurs femmes. De mon temps, il n’y en avait pas, et alors vous comprenez… Ainsi ma sœur Jacqueline… Mais vous savez, je vous l’enverrait. Comptez sur moi pour vous recommander…
— Vous êtes trop bonne, répondit la doctoresse, avec son grave et joli sourire.
Ensuite ce fut le tour d’un pâle petit garçon de dix ans, qui portait un bras en écharpe. Il avait été un des premiers malades de Christine et elle le voyait souvent : sa mère était morte en le mettant au monde : comme il avait quelque fortune, on le soignait, mais sans amour, en profitant le plus possible de la gratuité des cliniques. Elle éprouvait une pitié profonde pour ce pauvre être, souffreteux, disgracié, craintivement replié sur lui-même, promis à une mort précoce qui n’arracherait de larmes à personne.
La tante revêche qui l’accompagnait, ayant ôté, ses gants, s’apprêtait à défaire l’appareil, mais l’enfant se déroba avec un geste d’effroi et leva sur la jeune femme ses yeux en pleurs.
— Cela me fera mal… Je ne veux pas qu’on y touche.
— C’est toujours comme cela, expliqua la tante, avec une bouche pincée, il n’a pas d’énergie. Il crie pour rien. Voyons, Daniel, tu n’as pas honte ?…
— N’ayez pas peur, dit à son tour Christine, en s’emparant, avec une calme autorité, du maigre petit bras… Je ne vous ferai presque pas mal. Vous êtes un grand garçon raisonnable, n’est-ce pas, Daniel ?… Merci, madame, j’ôterai seule le bandage.
Elle apporta des précautions extrêmes à cette délicate besogne ; ses doigts agiles et sûrs effleuraient comme à regret la chair souffrante. Daniel, comprimant ses sanglots, la regardait de ses grands yeux mouillés. Ce fut un peu long ; la tante, assise au bord d’un fauteuil, réprimait mal son impatience. Mais Christine ne se troubla point : en rhabillant elle-même l’enfant, elle le félicita de son courage.
— Vous voyez que le docteur n’est pas si terrible, dit-elle d’une voix caressante.
— Oh ! c’est que vous n’êtes pas un docteur, vous, s’écria-t-il avec adoration : vous êtes une maman !
Elle sourit et lui mit un baiser sur le front. L’affection de ces petits êtres lui était douce.
Ce fut un autre enfant qui vint ensuite : une fillette en deuil, mince, au teint terreux, qu’introduisit son père, un ouvrier en blouse.
Celui-ci refusa de s’asseoir, tourna sa casquette entre ses mains, et finit par se moucher, en détournant la tête, dans un grand mouchoir à carreaux.
— Voici ce que c’est, mademoiselle… ou madame. J’habite le quartier de Grenelle… et c’est ma petite…
— C’est pour elle que vous venez me consulter ? demanda Christine.
— Oui, mademoiselle, parce qu’elle tousse et ne mange pas. Depuis la mort de sa mère, elle n’en mène pas long. Vous vous rappelez sa mère : Rose Michaud ? C’est aussi le nom de la petite.
— Je ne me rappelle pas, dit Christine, à qui le nom et les figures, malgré la tension de sa mémoire, restaient encore inconnus.
À cette réponse, l’enfant, qui s’appuyait contre l’épaule de son père, leva sur la jeune femme un regard étonné.
— Ah bien ! fit-il. Vous l’avez pourtant soignée, ma pauvre femme, il y a quatre ans, quand elle était à l’hôpital, pour une opération qu’on lui a faite dans le ventre, et vous avez été si bonne pour elle !… Vous ne vous remettez donc pas ?
— Non, je cherche… mais…
Il reprit avec vivacité.
— C’est pas possible ! Ça va vous revenir !… « Michaud, qu’elle me disait, quand j’allais la voir avec la petite, il y a ici une demoiselle qui est étudiante, on se sent déjà mieux rien qu’à la regarder ! Elle vous parle toujours poliment, et elle a l’air de s’intéresser à votre mal. » Et, vous rappelez-vous, un jour, après la visite, notre petite criait et ne voulait plus quitter sa mère ?… La surveillante s’impatientait, et ma pauvre femme avait les yeux gros de larmes, quand vous êtes arrivée, vous avez enlevé Rosette dans vos bras, vous l’avez embrassée, consolée avec une image et vous l’avez emportée jusqu’au bas de l’escalier, où je vous l’ai reprise toute gaie ? Après sa sortie de l’hôpital, Mme Michaud parlait toujours de vous. « Je n’ai pas grande confiance dans les docteurs, disait-elle, mais cette demoiselle, c’est autre chose ! » Et quelques jours avant sa mort : « Michaud, je sens que je m’en vais, me dit-elle, si jamais la petite est malade, c’est cette demoiselle qu’il faudrait consulter. Elle est établie à présent. » Elle avait mis votre adresse sur un morceau de papier, et, puisque Rosette n’est pas bien, je vous l’amène, mademoiselle… ou madame.
Il avait débité ces phrases, tout d’une haleine, d’un ton ému : à la fin, son regard désappointé interrogea encore Christine, comme pour demander :
« Bien vrai, vous ne vous souvenez pas de nous ?… »
Non, elle ne se souvenait pas. Cela lui faisait même un peu de peine, d’avoir tenu tant de place dans la vie de ces pauvres gens et de ne pouvoir se les rappeler. Mais elle avait déjà souri à trop de chevets pour que le nom de Rose Michaud éveillât dans sa mémoire, peuplée de lits d’hôpitaux, autre chose qu’une vision très vague. Elle se garda pourtant de le leur dire, sentant qu’ils seraient froissés sans comprendre, et, attirant la chétive créature auprès d’elle, elle usa d’un détour adroit.
— Eh bien ! ma petite Rose, vous ne vous êtes pas trompée en pensant que je m’intéresserais à vous. Nous allons vous donner de belles couleurs.
Puis, en les congédiant, elle demanda l’adresse au père pour aller voir l’enfant à son heure de fièvre.
— C’est que, dit-il, en plongeant avec un embarras visible les doigts dans sa grosse bourse de cuir, la maison n’est pas belle et le quartier non plus. Les dames comme vous n’y viennent guère…
— Je suis habituée à aller partout, répondit-elle.
Après cette visite, elle eut deux femmes de chambre, envoyées par leurs maîtres dans l’espoir que le prix de la consultation serait moins élevé ; puis le salon se trouva vide.
Christine revint s’asseoir dans son cabinet. Un instant, ses regards se laissèrent captiver par le ciel d’un azur enchanteur où couraient de légers nuages roses. Le crépuscule d’hiver commençait. Elle se rappela avec quel plaisir elle admirait autrefois les couchers de soleil sur la Seine, et s’attardait sur les quais à contempler les merveilleux nuages avant de regagner sa modeste chambre d’étudiante.
La chaîne des souvenirs se déroula.
Elle habitait, à cette époque, un cinquième étage de la rue Soufflot, chez une veuve qui lui donnait aussi ses repas. Son enfant restait en pension chez les braves gens de Saint-Germain, où elle allait le voir le dimanche. C’était l’étoile luisant au bout des six jours de dur labeur, la récompense attendue toute la semaine, qui lui faisaient supporter le travail nocturne, l’effrayante solitude ou les promiscuités, répugnantes à sa fine nature, le dégoût épouvanté des salles d’autopsie, des cliniques et des hôpitaux, qui remplirent longtemps ses nuits de cauchemars, où elle revivait avec une intensité décuplée les impressions de sa journée : hurlements de malades, douces plaintes d’enfants, odeurs nauséabondes, sensations de mains qui s’agrippent, convulsées de souffrance, visions de visages grimaçants, d’horribles plaies, d’aciers ensanglantés, de membres tordus, de chairs malsaines, trouées sous le couteau, de corps livides, boursouflés, violacés ou verdis, dépouillés et déchiquetés, étalés nus sur les tables abominables.
Passé de luttes, de privations, d’études austères, de jeunesse cloîtrée, passé de solitude surtout, où l’être faible, confiant et aimant avait dû se roidir, choisir pour armes l’orgueil et la volonté. Et cependant, elle y pensait sans amertume, se prenant déjà à le regretter, avec cette nuance d’affection que l’on a pour les choses enfuies, même mauvaises, ce sentiment mélancolique à sentir se détacher une partie de soi, à la voir reculer sans appel vers l’abîme de ce qui n’est plus. Sévères, ces années avaient eu aussi leur douceur. La joie d’abord, un peu âpre mais forte, de la difficulté vaincue, des succès remportés, de la science acquise, de chaque pas en avant vers cette indépendance ardemment désirée ; puis, tant de fleurs charmantes écloses le long de la montée ardue : le bonheur que lui donnait son fils, les bonnes camaraderies, la tendresse de sa marraine, l’amitié protectrice de Jean Sylvestre…
Mais, sans ces êtres si chers, que la route aurait été dure ! Christine éprouva vers eux un élan d’infinie gratitude. Un instant leurs silhouettes s’éclairèrent sur la trame de ses souvenirs, en diverses et rapides attitudes : la princesse réapparut, fière et tendre, avec ses yeux de spirituelle bonté, alimentés à de mystérieuses sources d’amour, sa fine douceur désabusée, la grâce de ses gestes indolents. Puis, morte, couchée sur ce lit bas, dans cette chambre de Russie, tendue d’étoffes sombres, où se levait l’aube d’un clair matin. Le beau visage souriait, apaisé, dans la pourpre naissante. Et Christine, la main froide dans sa main, faisait mentalement ce serment : « Puisque vous avez cru en moi, je vous dois de marcher sans défaillance ».
Une envie de pleurer la saisit à la gorge : elle se sentit soudain une bien faible femme, avec la menace de dangers inconnus la frôlant. Pourquoi l’amie s’en était-elle allée ?
« Bientôt je n’aurai pour m’appuyer dans la vie que deux tombes, » se dit-elle, en songeant cette fois à son maître malade. Il passa, lui aussi. Les dix dernières années l’avaient marqué de lourdes traces. Plus pâle, plus maigre, il s’était encore affiné : ses yeux intelligents s’enfonçaient davantage sous leurs paupières bistrées. Un sourire indulgent se jouait autour de sa bouche, dont il voilait la subtile ironie. Le souple esprit de la jeune femme s’était moulé dans la forme du sien. Sur toute chose, à peu près, elle pensait comme lui. « S’il meurt, que je serai seule !… »
Ce cri lui échappa et l’écho répéta dans son cœur : « Seule, seule… »
« On ne peut pourtant pas rester tout à fait seule… Il faut un ami, quelqu’un à qui dire ses pensées… Mon enfant est trop jeune… »
Elle rêva d’amitié. Une ombre incertaine s’esquissa, qui était tendre et protectrice, plus forte qu’elle : à la sentir penchée sur elle, une émotion fit vibrer tout son être. Elle se leva, les nerfs tendus, s’efforçant de secouer l’obsession.
C’était l’heure où François devait rentrer du cours. S’approchant de la fenêtre, elle vint poser son front contre la vitre, regarda par delà la rue dans un jardin désert, ceint de hauts murs. Les arbres y croissaient, hauts et vigoureux. Sous la grêle dentelle des rameaux, ouvrés sur un fond de ciel rouge, s’entre-croisaient de sinueuses allées. Christine, maintes fois, s’était plu à y laisser errer sa fantaisie.
Sa pensée retourna, plus franche, à André Sorrin. Elle convint qu’elle aurait aimé à l’avoir pour ami, consoler le mal d’isolement dont il souffrait, recevoir en échange l’appui de sa loyale amitié.
La veille, elle avait lu un roman d’amour. Que ces aventures étaient loin d’elle, mon Dieu ! si loin, qu’elle les comprenait à peine. C’est que l’amour, qui est tout le roman, n’est pas toute la vie. Tandis qu’il passe comme un vent destructeur, broyant les êtres sous sa force, maudite, l’amitié naît, délicate, sur ses ruines. D’autres affections, meilleures, poussent et fleurissent dans le jardin du cœur. Les auteurs les ignorent trop souvent et leurs personnages perdent le sentiment de la juste valeur des choses. Quel merveilleux apprentissage aussi que celui de l’effort ! Et, comme, au bout, il y a une sérénité très douce, qui remplace le bonheur romanesque que rêvent les adolescentes…
Elle soupira. L’arrivée de François, qui regardait vers la fenêtre, interrompit ses réflexions. Elle lui sourit avec un signe amical. Très raisonnable, l’enfant rentrait seul, suivant le trottoir avec précaution. Mais, à peine avait-il passé la porte, qu’il montait l’escalier quatre à quatre, traversait l’appartement en courant, se précipitait dès l’entrée au cou de sa mère et lui jetait cette question inattendue :
— Maman, est-ce que j’ai un grand-père, dis ?
Christine tressaillit, inquiète. C’était la première fois qu’il l’interrogeait ainsi : d’où cette curiosité soudaine ? Quels soupçons s’éveillaient peut-être au fond de son âme enfantine ?
Pourquoi me demandes-tu cela ? fit-elle d’une voix altérée.
— Parce que…
Il s’assit, une jambe repliée au bord de la chaise-longue, un bras à la taille de sa mère.
— Parce que Joseph, mon petit camarade, n’est pas venu au cours aujourd’hui, à cause de la mort de son grand-père. Alors nous avons parlé de nos grands-pères, et moi, je n’ai pas su dire…
— Tu sais pourtant que tu as un grand-père, une grand’mère, à Belle-Aigue… et des tantes… je t’ai parlé d’eux, quelquefois…
— Oh oui ! je me rappelle… ta petite sœur Marthe… Mais les parents de mon père ? Sont-ils morts ?
Étaient-ils morts ? Elle n’aurait pu le dire… Tout ce qu’elle savait d’eux, c’est qu’ils vivaient encore à l’époque de la mort de Lionel, survenue deux ans après leur séparation, dans un accès de délirium tremens : l’aïeul, une misérable ruine ; Mme de Reuille, à force de dévotion, tombée à une indifférence complète… Mais depuis ?… Il n’y avait pas de raison pour qu’ils n’eussent pas continué à végéter quelque temps encore, et ce fut d’une voix troublée qu’elle répondit :
— Je ne crois pas… Je ne les connais pas… tu comprends… ils demeurent très loin…
L’enfant leva vivement la tête et la regarda surpris, lui aussi, un travail se faisant dans sa petite cervelle.
— Tu ne m’as jamais parlé de ceux-ci ?… Et les autres, ceux que tu connais, pourquoi ne les voyons-nous jamais ?
— Belle-Aigue est loin aussi… Mais nous irons un jour.
— Et mon père ? Il est mort, n’est-ce pas, maman ?
— Oui, mon chéri.
— Quand j’étais tout petit ?… C’est pourquoi je ne l’ai pas connu, sans doute ?… Qu’est-ce que tu as ?… Tu as l’air d’avoir de la peine ?…
— Comment peux-tu croire ?…
— Bon, voilà que tu pleures à présent ? Oh, petite mère, est-ce ma faute ?
Il se jeta sur elle, la mangea de caresses, tandis qu’elle le serrait dans ses bras, les nerfs détendus, luttant contre ses larmes, et murmurant, oubliant qu’elle s’adressait à un si jeune enfant :
— Tout ce que tu dois savoir, tu le sauras un jour, sois sans crainte… Mais plus tard… quand tu pourras comprendre… je t’expliquerai, tu jugeras… en attendant, aie confiance…
Le jour qu’il avait fixé pour se présenter chez Christine, André Sorrin se leva joyeux, le cœur rempli de doux et incertains espoirs. Puis, à mesure que l’heure approcha, la joie le quitta pour faire place à une croissante appréhension. Mille pensées confuses l’assaillirent, entraînant son imagination dans des régions de doute dont il eût voulu lui interdire l’accès, et où elle s’échappait pourtant, inquiète, chercheuse, impatiente. Il songea avec douleur qu’il aimait déjà Christine et ne savait rien d’elle, rien, ou presque rien, sinon ce que tout le monde savait. Et cela même était si peu de chose ! Le passé, toute l’existence de cette jeune femme, malgré sa simplicité apparente, s’enveloppait d’un mystère ; après avoir si ardemment souhaité de le pénétrer, il reculait, maintenant, redoutant presque ce que pourrait lui en apprendre cette première et insignifiante visite.
Sa préoccupation s’accrut à travers la journée. L’après-midi, à la clinique, qu’il dirigeait en l’absence de Jean Sylvestre, il fut nerveux, l’esprit, ailleurs. Il passa entre les lits des malades, disant machinalement de bonnes paroles ; et sa consultation, expédiée en le moins de temps possible, lui parut interminable. Libre enfin, quand il se trouva dans la rue, il constata, un peu confus, qu’il avait une heure à perdre avant de se rendre chez Christine.
Il prit par la route la plus longue, et, inconsciemment, poussé par une sorte d’instinct, entra dans le jardin du Luxembourg. Des allées s’ouvraient devant lui, descendant, sans issue visible, dans la brume. Il s’engagea au hasard dans la première et la suivit, le front soucieux. Une question surtout, toujours la même, revenait obsédante, dont jamais, quelque ardeur qu’il y mît, il ne parvenait à fixer la réponse. Qui était Christine ?… Une fois de plus, Sorrin parcourut le champ des hypothèses. Veuve ? Tout semblait d’abord l’indiquer. Mais, dans ce cas, quelle était la raison de sa vie libre, isolée, sans attaches, sans racines dans la famille ou dans la tradition ? Séparée ? Divorcée ? Lui aurait-on aussi complètement abandonné l’enfant ? D’un autre côté, son existence irréprochable de travail et de dignité, tout entière consacrée à son fils, et vécue fièrement au grand jour, écartait les suppositions outrageantes. En vain Sorrin rassemblait-il de tous les coins de sa mémoire les bribes d’informations éparses qu’il avait pu se procurer, il ne réussissait pas à en déduire des conclusions précises. Une modeste fortune personnelle, jointe à ce que lui rapportait son travail, assurait ses besoins matériels. Elle sortait peu, n’allait pas dans le monde, partageait son temps entre son fils et les devoirs de sa profession, se dépensait en délicates charités. Elle avait peu d’amis, mais ses amis lui étaient dévoués. Les seuls qu’il eût en commun avec elle, ceux-là mêmes qui la lui avaient fait rencontrer, les Sylvestre, la voyaient dans l’intimité ; s’ils parlaient d’elle volontiers et avec affection, ils se taisaient sur le passé. Sorrin, à moins de raisons sérieuses, n’eût pas osé les interroger.
Tout en marchant, chassé par l’inquiétude de sa pensée, il était arrivé devant le bassin, au même endroit où, peu de jours auparavant, il avait trouvé Christine. Toute la gaieté s’en était retirée. Un ciel bas, ouaté de neige, pesait sur la cime des arbres, et les statues, qui avaient souri, se figeaient dans une dignité grise. Pas un souffle ne ridait la surface de l’eau. Le cœur serré, André descendit les larges degrés. Il se disait qu’elle était vraiment plus insaisissable, plus mystérieuse, plus diverse que le ciel, dont l’azur, si pur le matin, avait blêmi sous de soudains nuages. Car, en effet, comment la définir, comment se graver dans l’esprit une image d’elle aux contours arrêtés ? Quand elle jouait avec son petit François, elle avait l’air, d’une enfant elle-même, si jeune, si vive, d’une si gracieuse exubérance. D’autres fois, son regard fixé au delà de ce qu’il voyait, semblait concentrer en soi seul la réflexion d’abîmes aux mornes épouvantes. Elle n’avait rien d’une émancipée, ni dans ses propos, ni dans ses allures, ni dans ses actes. Mais, qu’il s’avisât de la juger une correcte bourgeoise, qu’un accident aurait jetée hors de la route commune et fourvoyée dans la médecine, quelque remarque personnelle, montrant qu’elle avait pensé et souffert, ramenait ses perplexités. D’ailleurs, elle aimait sa profession, qu’elle avouait être de son choix. Il se rappela un jour, entre autres, où il avait frémi d’espoir en frôlant un instant son secret.
C’était dans le promenoir vitré de la clinique. Après une discussion, comme il la complimentait, un peu narquois, sur sa science.
— Où avez-vous trouvé le temps de savoir tant de choses ?
— Les longues soirées d’hiver, les longs après-midi d’été m’auraient été trop lourds dans ma solitude sans le travail, dit-elle. À l’âge où les jeunes filles vont au bal, je n’ai pas eu d’autres distractions…
— Seriez-vous ambitieuse ?
— Oui, pour mon fils. Il faut bien que je lui fasse un nom.
Puis aussitôt, avec une aisance presque hautaine, elle avait détourné la conversation.
Maintenant, ces paroles, son attitude de ce jour-là, qui avaient fourni un thème de plus aux suppositions d’André, prenaient un sens nouveau en lui revenant à la mémoire. Mécontent, il fronça le sourcil. Après tout, que lui importait ? Il allait, en ami, faire une visite chez un de ses confrères. Une brève douleur qui le perça lui montra à quoi tenait son indifférence.
« Ah ! savoir ! s’écria-t-il en lui-même, dans une brusque poussée d’angoisse. Pour cela il faudrait oser l’interroger, interroger Jean Sylvestre… Mais il ne parlerait pas… elle non plus… il faudrait que j’eusse un droit… Et je ne veux pas l’aimer sans savoir… »
Une neige lente et légère commençait à tomber : la terre s’étoila de toutes petites corolles blanches. André, surpris, hâta le pas. Dans les rues voisines du jardin, les réverbères s’allumaient, mêlant leur clarté clignotante à celle confuse du jour mourant. Il se sentit découragé, triste à mourir : la mélancolie de ce crépuscule d’hiver le prenait jusqu’aux moelles. Devant la porte de Christine, il se demanda s’il ne ferait pas mieux de passer outre, car, à quoi bon provoquer la douleur ? Pourtant, une force invincible le poussa à gravir l’escalier.
Et, tout de suite, sans qu’il pût comprendre ce charme, dès le seuil de la chambre éclairée, où la jeune femme, souriante, s’avançait pour lui souhaiter la bienvenue, les pensées noires ou mauvaises s’évanouirent. Il fut reconquis, gagné à la grande douceur qui émanait d’elle, comme imprégné de l’atmosphère de paix élégante de cette pièce intime, où il eut honte de reconnaître, par des soupçons, la faveur qu’on lui faisait de le recevoir en ami. Une lumière fine tombait de la lampe à tige ; un parfum de violettes embaumait. François, couché sur le tapis, alignait des wagons de fer-blanc, peints en rouge, derrière une locomotive. Lorsqu’il eut salué le visiteur de sa mère, il se remit tranquillement à son jeu. Sorrin retrouva une impression de joie pure et franche en s’asseyant vis-à-vis de Christine. Il n’oublia pas de lui donner la brochure, qui lui avait servi de prétexte, et eut un furtif mouvement de crainte en la voyant feuilleter du bout des doigts le petit livre, puis regarder la date de l’édition avec un air d’imperceptible raillerie.
Il se hâta de prévenir un commentaire en demandant :
— Avez-vous revu notre maître avant son départ pour le Midi ?
— J’ai dîné le jour avant...
— Et… espérez-vous beaucoup de bien de ce séjour ?
— À ce degré, une maladie de cœur ne peut qu’empirer…
Une expression douloureuse passa sur son visage : très vite, elle se domina, pas assez tôt cependant pour que Sorrin, qui connaissait son affection enthousiaste pour le maître, n’eût le temps de la deviner. Il sympathisa à sa peine.
— On n’est jamais sûr, après tout, dit-il d’un ton encourageant. Vous savez qu’on peut se tromper.
Elle l’interrompit avec tristesse :
— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire de ces choses-là… Je ne suis malheureusement que trop certaine…
— Et lui, garde-t-il encore des illusions ?
— Oh ! non. Il connaît son état et ne craint point la mort. Nous en causions souvent ensemble. C’est un sage : il n’a point de regrets. C’est aussi le meilleur des hommes : il s’afflige sur ceux qu’il laisse derrière lui.
André esquissa un demi-sourire :
— Sur vous ?
— Sur moi, un peu. N’est-ce pas naturel ? C’est lui qui a dirigé mon éducation médicale. Il est l’unique ami, pour ainsi dire, que j’aie eu pendant mes années d’études… Il a beaucoup soutenu mes débuts : maintenant, il a peur de me laisser seule… Mais je n’oublie pas que j’ai été son élève ; il m’a appris à être forte…
Ses profonds yeux gris s’éclairèrent d’une flamme pensive et mélancolique.
Sorrin poursuivit :
— Vous êtes quelque peu parents, n’est-ce pas ?
— Pas du tout.
— Ah ! je croyais… On m’avait dit… Mais vous venez de la même ville, en province ?
— Non, dit-elle encore avec la même candeur, sans remarquer le tour d’interrogatoire que prenait la conversation. M. Sylvestre est du Nord, tandis que ma famille habite une toute petite ville au pied du Jura…
— Je connais un peu le Jura, dit-il vivement, décidé à ne pas laisser tomber ce sujet, qui, peut-être, lui vaudrait des informations. J’y ai fait, étant enfant, un séjour de vacances. C’est une belle région.
— Très belle ! J’en ai conservé un délicieux souvenir…
Elle se tut un instant et reprit, rêvant un peu comme si un instinct secret lui eût dicté les paroles qu’on attendait d’elle :
— Et pourtant, quand j’étais petite, je me désespérais d’être enfermée dans ce cercle de montagnes. Il me semblait que je n’en pourrais jamais sortir et que ma vie serait toujours resserrée dans les limites étroites de Belle-Aigue. J’avais la tête remplie de visions que je croyais chimériques, irréalisables, au point que je m’interdisais d’y penser… Mon père, qui est médecin, se moquait de mon extravagance quand je parlais d’embrasser sa profession. Aujourd’hui, me voici à Paris, où j’exerce...
— Une volonté ferme arrive toujours à son but, dit Sorrin.
Elle sourit un peu tristement.
— Sans doute, dit-elle…
Et elle ajouta :
— Quel que soit le chemin…
— Qui est souvent pénible, interrompit-il, presque malgré lui.
Sans répondre, elle continua, cédant à l’attraction de parler sa pensée :
— Pour rien au monde je ne voudrais retourner vivre en province… Mais les belles soirées d’hiver me donnent parfois la nostalgie de la montagne. Plus encore que les nuits d’été, elles éveillent en moi le désir de quelque chose de plus grand, de plus libre, de plus vivifiant… Je donnerais beaucoup alors pour revoir, ne fût-ce qu’une heure, des sapins couverts de neige…
— On pourrait croire, à vous entendre, que c’est un bonheur dont vous êtes désormais tout à fait privée ?
— Depuis neuf ans, depuis mon entrée à l’École…
Le cœur d’André bondit. Il se pencha, vibrant, anxieux d’encourager, par les siennes propres, les confidences de Christine.
— Il est triste, en effet, dit-il, quand on n’y a plus personne, de retourner aux lieux que notre mémoire évoque tout peuplés de figures aimées d’autrefois. C’est aussi l’impression que j’éprouve en retournant dans ma petite ville natale, au cœur des Cévennes, où j’ai passé le meilleur de ma vie. De ma famille, qui fut nombreuse, je n’ai plus que ma sœur aînée, qui reste au pays, fidèle aux traditions. Mais notre maison, sans écho, trop petite quand nous y étions tous, nous semble si vaste aujourd’hui pour nous deux !
Elle inclina gravement la tâte.
— Vous avez sans doute raison… quoique, en ce qui me concerne, les circonstances soient différentes… j’ai encore toute ma famille à Belle-Aigue…
« Alors, songea-t-il, repris par toute la fougue de ses soupçons, c’est qu’il y a bien quelque chose, quelque chose qui l’a chassée de la maison ?… »
Les plus injurieuses hypothèses, les plus invraisemblables, se ruèrent de nouveau dans sa tête, comme un flot déchaîné. Il pâlit, le cœur tumultueux. Et, au milieu de ses perplexités ravivées, devant le pur visage, nimbé de cheveux blonds, expressivement détaché sur la bleuissante pénombre, il s’écria, avec tout juste assez de présence d’esprit pour masquer d’un sourire l’indiscrétion de sa question :
— Voulez-vous dire que, pendant toute la durée de vos études, vous n’avez pas revu les vôtres, ni jamais quitté Paris ?
— Comment donc ? dit-elle de sa même voix aux sonorités légères que ne voilait encore aucune méfiance. Tous les ans, pendant les vacances, j’ai voyagé. Ainsi, j’ai fait un stage en Russie et un autre à Londres.
— M. Nièle vous accompagnait sans doute ?
— Mon père ?… Pourquoi ?… Il n’a ni le temps ni l’envie de quitter Belle-Aigue…
Brusquement, elle s’arrêta : entraînée par la douceur des demi-confidences, elle venait, sans s’en apercevoir, de livrer son secret, et le visage décomposé d’André lui révélait avec quelle stupeur irritée, il apprenait ainsi, par un mot égaré, que le nom qu’elle portait était celui de son père.
Divorcée alors ?… Séparée ?… Séduite ?… Abandonnée ?…
Toutes ces suppositions sillonnèrent son esprit. Il était si bouleversé, si ému de cette lumière imprévue, jaillie dans la nuit de ses doutes, que, repris d’ailleurs par sa gaucherie coutumière, il ne songeait même pas à cacher son trouble et tenait fixés sur Christine des yeux demi-hagards où la colère montait, irrépressible. N’osant poser la question suprême, et ne trouvant plus de mots pour interroger, il se taisait. Christine aussi se taisait, indignée dans sa loyauté du piège qu’on lui avait tendu et résolue à fermer de son orgueil la brèche que son ingénuité avait laissé ouvrir. Pâle, les yeux étincelants, elle attendait. Son mutisme lui fut compté comme un aveu.
Un instant encore, ils se mesurèrent du regard, hautains, défiants, presque haineux ; chacun croyant deviner ce que pensait l’autre et désireux de lui opposer un secret mépris. Puis Sorrin, comprenant enfin ce que sa conduite devait présenter d’étrange et d’inconvenant, fit l’effort de rompre cet orageux silence. Ce fut pour dire, d’une voix altérée, quelques phrases banales après lesquelles il put prendre congé.
André Sorrin à Jean Sylvestre.
Mon cher maître et ami,
Je vous remercie de la franchise et de la loyauté de vos explications. Mais il est arrivé ce que vous avez prévu sans doute : elles ont tué en moi toute espèce de sentiment. Un mot imprudent de votre amie m’avait ouvert un jour sur le mystère de son passé – Et Dieu sait toutes les suppositions que j’ai faites avant de m’adresser à vous ! Aucune n’était pire que la réalité. Pour lui trouver quelque excuse, il faut votre indulgente bonté ; il faut aussi votre désintéressement. Or, moi, je ne suis ni bon, ni désintéressé. Je l’aimais. Je l’aimais comme peut aimer l’homme que je suis, et que vous connaissez – dont elle était vraiment le premier amour. Et maintenant je pense aux choses sacrées dont elle n’a pas tenu compte, au foyer qu’elle a quitté, aux parents qui l’ont pleurée, à la tache qu’elle a imprimée sur sa vie, et dont rien, rien au monde ne pourra jamais la laver. Vous cherchez à l’excuser en me racontant ses souffrances. Mais, mon cher maître, croyez-vous qu’il suffise de se jeter à l’eau pour se purifier d’une souillure, ou de faire sa médecine pour l’effacer ? Son passé la sépare à jamais de l’amour honnête, le seul vrai, celui qui fait l’honneur des femmes et l’orgueil des mères, – des mères qui n’ont point de secrets à cacher. Vous essayez de me montrer en elle une victime. Moi, je ne vois qu’une coupable. Vous me parlez de pitié. Vous pouvez en avoir, vous, qui n’aimez pas ! mais moi, c’est autre chose. Tout ce que vous pouvez dire en sa faveur, au lieu de m’incliner à l’indulgence, exalte mon mépris. On n’a pas le droit de marcher dans la boue, quand on a la figure d’un ange. Ses qualités d’âme, sa tendresse pour son enfant, l’énergie qu’elle a déployée, rien, rien de tout cela ne compte à mes yeux. Pour ce qu’elle aurait pu être et pour ce qu’elle s’est interdit de devenir, pour le bonheur qu’elle aurait pu donner et pour les illusions que je m’étais faites sur elle, pour les vaines espérances que j’ai eues et pour les heures abominables que je viens de vivre, je la hais. Et rien de ce qu’on pourra dire, et rien de ce qu’elle pourra faire, ne m’empêchera de la haïr parce que rien ne peut empêcher que ce qui a été n’ait été !
Pardonnez-moi, mon bon ami, de vous parler ainsi, à vous qui avez eu pour elle une indulgence de père. Mais je ne puis ni peser ni choisir mes mots, et il n’y a que vous au monde à qui j’ose crier ma douleur.
Oui, plus j’y pense, plus je trouve de faits à sa charge. Il est des fautes qu’on ne peut racheter que dans la retraite, l’humilité et le silence. La vie qu’elle a choisie m’offusque, parce qu’elle n’a pas l’effacement qui conviendrait. Au lieu d’être à jamais confuse de sa faute, cette femme est fière de ce qu’elle a fait pour la racheter. Et cet orgueil me froisse presque autant que le reste. Comment être miséricordieux envers qui ne croit pas même avoir besoin de miséricorde ?
C’est pour cela que je ne suivrai pas vos conseils ! Je n’ai pas besoin de réfléchir, ni d’attendre, ni de rentrer en moi-même, ni de chercher à être juste. Mon Dieu, non ! et ma ligne me paraît beaucoup plus simple. Je dois m’éloigner, voilà tout, comme un homme qui courait au-devant d’un péril et qu’une voix charitable avertit. Vous me parlez d’obstacles à vaincre en moi-même et en dehors de moi. Vraiment, cela est-il sérieux ? Ces obstacles, les avez-vous mesurés ? Soupçonnez-vous l’épaisseur des murailles qu’il me faudrait renverser pour arriver jusqu’à elle ? Songez qu’il s’agit pour moi des assises de ma vie morale. Si mon esprit se laissait émouvoir par le vôtre, il me faudrait renier, au profit de doctrines dont vous savez que l’ampleur me fait horreur, le catéchisme d’honneur, de vertu, de devoirs, dans lequel j’ai été élevé. Préjugés, direz-vous ? Peut-être ; mais je tiens à ces préjugés-là. Ma jeunesse a été pieuse : de ma foi passée, je conserve le respect des principes qui assurent la solidité du devoir et la dignité de la vie. D’ailleurs, fussé-je enclin – ce qui n’est pas – à les sacrifier, je serais arrêté dans cette voie par les égards que je dois à ma sœur, à l’amie incomparable qui m’a servi de mère. Elle a déjà souffert par moi, quand ma conscience m’a obligé à abandonner ma première carrière. Je ne veux pas qu’elle souffre encore. Nous appartenons l’un et l’autre à un passé qui s’éloigne, mais que nos souvenirs entretiennent fidèlement, et qui a planté dans nos deux êtres de solides racines. Si vous saviez quelle ascendance de scrupuleuse honnêteté l’on se transmet d’une génération à l’autre, dans notre famille ! Me voyez-vous, amener à ma sœur dans notre vieille maison, cette jeune femme, tenant son enfant sans nom par la main ? Ce sont là des obstacles contre lesquels on ne peut rien, parce qu’on les a au dedans de soi, parce qu’ils sont le sang et l’honneur, dont on vit. Et puis… et puis, je l’ai aimée, et peut-être l’aimé-je encore, et c’est là ce que je ne lui pardonne pas, et j’en souffre trop pour le lui pardonner. Voilà la plaie qu’elle a ouverte, qui saigne longtemps, – mais que je n’aurai pas la faiblesse d’entretenir par des illusions désormais impossibles, par des sophismes dont je veux me garder…
Jean Sylvestre à Christine Nièle.
Il faut que je vous informe, ma chère enfant, d’une lettre que j’ai reçue, à votre propos, et à laquelle j’ai répondu, usant de la liberté que vous, m’avez donnée de raconter de votre passé ce que j’en jugerais opportun. Peut-être avez-vous deviné qu’il s’agit de M. Sorrin. J’ai d’abord hésité à me rendre à son désir, puis le ton de sa lettre, si digne et si franc, qui ne laissait aucun doute sur la loyauté de ses intentions, la grande estime où je le tiens, et mon affection pour vous m’ont engagé à lui dire simplement ce qu’il semblait si anxieux de savoir. Ce qu’il n’aurait pas su par moi, ma pauvre enfant, il l’aurait appris ailleurs, ou il l’aurait appris de vous-même, quand l’heure en serait venue. Sans le hasard qui lui a fait pressentir l’irrégularité de votre situation, vous auriez été amenée à lui en faire l’aveu, car il vous aime, et il allait vous le dire. Peut-être la marche qu’il a suivie et ma franchise vous ont-elles épargné une douleur bien vive… Je ne veux rien vous cacher : j’ai reçu de lui une seconde lettre, et je puis mesurer l’intensité de son amour à l’âpreté de sa rancune. Quoi que vous pensiez de votre passé qui crée un abîme entre vous et les autres, je vous assure qu’il n’y a point d’abîme que l’amour ne puisse combler. Et je vous ai dit que Sorrin vous aime. Il vous aime de toute la force de son âme comprimée et lente ; il vous aime en homme qui n’a point encore aimé. Il vous reviendra, j’en suis sûr, parce que vous êtes digne de lui. Seulement, il faut qu’il le comprenne ; il n’y parviendra que lentement, à travers beaucoup de souffrance, beaucoup de sacrifices. Et parce qu’il aura souffert pour vous, vous lui pardonnerez ses doutes. Prenez garde surtout de ne pas gâter aujourd’hui votre vie par orgueil, comme autrefois par ignorance. J’aurais un peu de peine, moi aussi, à vous le pardonner. Je vous écris avec beaucoup de calme, car, bien qu’à l’heure actuelle tout semble perdu, j’ai la conviction que tout est près de s’arranger. Et je ne peux m’empêcher de vous dire que j’ai éprouvé déjà comme une légère déception. Nous n’avions pas admis l’hypothèse d’un nouvel amour, pour vous, dans nos causeries. Votre enfant, votre travail devaient vous suffire, et je vous aurais préférée libre et fière, marchant seule dans la voie choisie. Maintenant, vous redeviendrez une femme comme les autres, broyée au commun engrenage. Mais si vous êtes avant tout une nature de douleur et d’amour, pourquoi vous détournerais-je de votre destinée ? Le cœur est là, qui réclame ses droits. On ne les lui conteste pas. J’ignore quel sera le sort de la femme dans les sociétés futures, mais aujourd’hui, combien elle a encore besoin de quelqu’un qui la protège ! J’ai souvent pensé avec tristesse que la vie se compliquera davantage pour vous, dès que je ne serai plus là pour vous aider un peu, et il n’est personne dont je me réjouisse de vous savoir aimée autant que d’André Sorrin.
Je vous écris de mon jardin où les mimosas me font fête ; le ciel est bleu au-dessus de moi, l’air doux et pur, tout chargé du parfum des fleurs ; j’écoute la musique des vagues sur la grève. Si vous saviez la paix que j’ai dans l’âme, et combien je voudrais vous la faire partager, à vous que les orages ont encore le pouvoir de meurtrir. Oui, je plains presque votre jeunesse, car il faut être aussi près du port que moi pour avoir droit à cette sérénité…
Christine Nièle à Jean Sylvestre.
Non, mon cher ami, je ne puis pas en vouloir à votre amitié. Mais je regrette que vous n’ayez pas refusé toute explication. Comprenez-vous ce que j’éprouve à la pensée que cet homme s’arroge le droit de me juger ? Vous a-t-il raconté son étrange conduite ? Il est venu chez moi : je l’ai reçu en ami : il s’est comporté en juge d’instruction. Il m’a fait subir un interrogatoire en règle ; je l’aurais si peu cru capable d’une telle indélicatesse que, d’abord, je ne me suis aperçue de rien, je lui ai répondu sans méfiance. Mal m’en a pris… À quoi voulez-vous donc qu’il s’accoutume ? À l’idée de m’épouser peut-être ?… Mais qui vous dit que je consentirais jamais ? J’ai trop souffert de l’étroitesse des pharisiens pour jamais retomber sous leur coupe. Il a une sœur qui rougirait sans doute de me tendre la main. Croyez-vous que je veuille de leur pardon ou de leur pitié ? C’est vrai, il y a un abîme entre lui et moi, mais nous ne le franchirons ni l’un ni l’autre. L’amour ?... Dût-il, en bon pasteur, s’abaisser jusqu’à moi et m’accabler de sa magnanimité, je me raidirais de toute ma force. Je ne veux pas l’aimer. Je ne veux pas d’amour. Qui dit amour, dit humiliation, dit douleur, dit calvaire… Une fois déjà, l’amour a causé ma ruine… S’il rentrait dans ma vie, ce serait pour y ramener le malheur. Je l’ai refaite, et j’ai trouvé la paix. Je suis si heureuse, si tranquille avec mon enfant. Je ne demande rien de plus que ce que j’ai. Pourquoi voulez-vous que je l’aime ? Je suis sûre qu’il m’entraînerait dans une nouvelle phase de souffrances… Rien que d’avoir pensé à ces choses, il me semble que tout chancelle… Depuis son odieuse visite, je m’irrite, je m’affole, j’ai peur. Je marche dans de l’angoisse et des ténèbres… Le passé rôde autour de moi comme une bête de proie… J’avais si bien réussi à l’endormir…
… Et puis, tout m’inquiète… Ainsi, ce soir, François a mal à la tête ; je sais en général ce que sont ces bobos des enfants, mais quand c’est le mien, je prends peur comme s’il s’agissait d’une grave maladie… Il m’appelle. Il se plaint… je vais à lui. C’est pourquoi je suis si brève… Comment voulez-vous que je m’attarde à penser à M. Sorrin, à ses sentiments, à ses rancunes, à ses principes, quand mon enfant souffre à côté de moi ?…
Une ère de souffrance commençait, en effet, pour Christine. Son fils eut la fièvre typhoïde. Il fut longtemps et dangereusement malade.
Dès la première heure, elle ne quitta plus son chevet. Elle avait abandonné sa consultation, ses malades, la clinique, sans songer qu’elle risquait de perdre le fruit de tant d’héroïques efforts et de patients labeurs. Le souci de la chère existence à défendre lui ôtait toute autre pensée, et, devant la douleur, elle fut aussi faible, aussi déraisonnable, aussi violemment ballottée de la crainte à l’espoir qu’une autre femme.
Jean Sylvestre lui avait envoyé le docteur Sorrin. Pas plus qu’il ne chercha à se soustraire à ce qu’il lui plaisait d’appeler une impérieuse obligation envers leur maître, elle ne fut tentée de repousser son concours : car, tout ce qui n’était pas l’enfant était loin d’elle, et, devenue passive, craintive et suppliante, elle l’écouta comme le Sauveur.
Il y eut de mauvaises journées, des heures de délire et de fièvre, où l’enfant, de sa force décuplée, s’arrachait aux mains de femmes qui tâchaient de le retenir ; puis des heures de prostration complète, où il reposait, si pâle dans la blancheur des oreillers, que la mère tremblait de retrouver sous ses doigts un pouls insensible. Elle, si affirmative d’habitude, qui s’imposait par la sûreté de ses diagnostics et la rapidité, un peu jeune, de ses décisions, hésitait maintenant sans cesse, comme un étudiant devant un cas trop grave. Sorrin, à qui elle demandait les indications les plus minutieuses, ne put s’empêcher un jour de lui en exprimer son étonnement :
— Mais vous êtes médecin. Vous savez cela aussi bien que moi !
Elle répondit :
— Je ne sais plus rien : j’ai peur, voilà tout !
Apitoyé, il eut des paroles d’encouragement dont elle lui fut reconnaissante. Pourtant, elle ne le remerciait pas, et ne s’offensait pas non plus de ses rigueurs, quand, repris par ses mauvaises pensées, il affectait l’indifférence ou une consciente dureté, et jamais, – elle, que l’égoïsme despotique des malades avait parfois indisposée – elle ne se dit qu’elle abusait de sa complaisance en le dérangeant constamment, sans souci de l’heure. Il était à ses yeux le médecin dont on peut tout exiger, parce qu’on espère en lui, et, dans sa faiblesse oubliant ses griefs, elle le traitait en ami.
C’est ainsi qu’une nuit, où les symptômes s’aggravaient, elle le fit appeler d’urgence. Un autre malade l’avait réclamé, il n’arriva qu’au matin. La veilleuse achevait de mourir ; Christine s’élança au-devant de lui :
— Oh ! pourquoi avez-vous tant tardé ? Venez, venez, cela va si mal à présent !…
Sans répondre, il la contemplait, épouvanté de ce que quelques heures d’angoisse avaient fait de cet être jeune et séduisant. Le jour brumeux et terne du matin d’hiver enveloppait Christine de sa mauvaise lumière. Dans son peignoir de laine brune, taillé comme un froc de moine, avec ses lourds cheveux tirés en arrière, la fatigue de ses traits, ses yeux rougis, son teint fripé, de cette pâleur grise des blondes, et les rides soudain dévoilées sur son front, elle parut à Sorrin étonnamment changée, vieillie comme si beaucoup d’années eussent passé sur sa tête. À travers sa peine, elle dut avoir vaguement conscience de cette impression, car, en se penchant sur le lit, elle esquissa un haussement d’épaules rapide et navré, qui semblait dire : « Oh, moi, qu’importe ? » Et qu’il l’aima mieux ainsi, brisée dans son courage, humiliée dans son corps, trahissant son accablement, que lorsqu’elle se présentait à lui armée de cet orgueil serein qui le déconcertait ! Pour la première fois, il laissa parler sa tendresse dans ses yeux ; il fut bon et humain ; il la traita non plus en confrère qu’on assiste, mais en femme qu’il faut réconforter, en mère qu’on voudrait secourir, de sorte que, lorsqu’il partit, elle lui tendit la main.
Ce geste confiant le bouleversa.
Tout le reste du jour, il laissa travailler sa pensée et glissa sur la pente où son cœur l’inclinait. Jamais il ne s’était senti à ce point attiré vers Christine qu’en la voyant dépouillée de sa séduction de femme, dans toute sa misère d’être faible, vaincu par un sentiment douloureux et triomphant. Jamais il n’avait si bien compris que c’était elle qu’il aimait en elle, son âme tendre, éprouvée et souffrante. Son passé s’éclairait aussi d’une lumière nouvelle ; il lui trouva des excuses qu’il n’avait point encore invoquées. Combien d’autres, à sa place, eussent éloigné la preuve vivante de leur faute ! Car, si elle eût seulement consenti à cacher cet enfant, ce cher petit compagnon de misère et de joie, qui donc aurait su son secret ? Lui-même n’aurait-il pas préféré ?… Mais elle avait eu le courage d’accepter toutes ses responsabilités, sans souci d’alourdir sa marche pour la lutte…
La lutte ! pauvre femme, qu’elle devait être dure, inégale, décevante ! Que de vaillance elle y avait déployée, pour un triomphe qui pouvait être passager ! Il connaissait, assez le monde pour comprendre que sa position, solide en apparence, demeurait instable et menacée. Une femme ne peut rien par elle-même, ou presque rien. Or, quels étaient les appuis de celle-ci ? Un enfant, qui, si ses soins le lui conservaient, se tournerait peut-être un jour contre elle. Le docteur Sylvestre ? Un grand cœur, une grande intelligence, une force ; mais, atteint aux sources mêmes de l’être, il pouvait mourir dans ce Midi où il allait chercher une prolongation d’existence. Que deviendrait Christine, une fois disparue la main qui la soutenait ? Il songea à la solitude morale où ce deuil la rejetterait, et il eut l’effroi des dangers qui l’assailleraient alors.
… « Où trouvera-t-elle la protection nécessaire, si moi, qui l’aime, ne puis pardonner et n’ai pas le courage de l’appeler auprès de moi pour la défendre ? »
La pensée d’un pardon, qui lui aurait tant coûté et dont il sentait que l’orgueil de Christine ne lui aurait su aucun gré, ramenait aussitôt son âpre et jalouse colère et chassait sa pitié.
Ainsi, selon que la rancune ou l’amour parlait le plus haut dans son cœur, il devenait pour elle impitoyable et dur, ou prêt à l’indulgence. Vaincu par la douceur d’aimer, il laissait ses sentiments profonds s’épandre dans le son caressant de sa voix, dans ses regards épris, dans les attentions dont il osait l’envelopper ; d’autres fois, il apportait dans la maison de douleur un visage rigide, un front barré, des yeux mauvais, des paroles mordantes ou glaciales. Mais c’est à peine si la jeune femme remarquait ces changements d’attitude, à peine, si, quand il était bon, un sourire affleurait à ses lèvres pâlies.
Christine, si riche pourtant en douloureuses expériences, en moissonnait chaque jour de nouvelles. Elle apprit à connaître l’anxiété des longues veilles au chevet d’un lit de malade, à étudier, non plus en praticien, mais en mère qui a peur, l’effet des ordonnances ; à noter, heure par heure, les fluctuations du mal sur un visage aimé ; à attendre, le cœur palpitant, le coup de sonnette du médecin ; à sonder ses réponses équivoques ; à déchiffrer ses regards d’une impénétrabilité voulue ; à mendier un éclair de consolation ou d’espoir. Elle subit ces émotions dans toute leur intensité. Sans doute, elle était accoutumée aux malades ; elle n’aurait su dire combien de fois déjà, le soir avait fermé des yeux qui s’étaient levés vers elle, mornes ou hagards, le matin ; elle avait pressé plus d’une main affligée, compati sincèrement à plus d’un deuil, déposé plus d’une gerbe blanche sur quelque enfantine couchette ; mais sa participation était restée tout extérieure. Maintenant, la réalité des drames, banaux à force d’être fréquents, auxquels assistent journellement les médecins, la poignait jusqu’au fond de sa chair. Pour la première fois, la maladie la visitait dans le cercle de ses affections. Assise à côté du lit, où l’enfant gisait tantôt inerte, tantôt délirant, Christine vit plus d’une fois, avec bonheur, l’aube blanchir au ras des fenêtres. Elle ne croyait pas que la nuit pût être si longue, ni que la pluie pût battre aux vitres avec tant de mélancolie, ni que le sommeil d’une maison et d’une rue pussent être si oppressifs à l’entour d’une veillée solitaire. Quand des souvenirs de son activité professionnelle la traversaient, elle se reprochait des négligences, des retards, des indifférences, une manière trop incisive de dire les choses, d’avoir eu des pitiés stériles, des phrases de condoléance trop faciles. Elle, pourtant si pitoyable et si bonne, aurait voulu qu’il fût en son pouvoir de revenir en arrière, pour être meilleure encore, pour accorder quelques instants de plus, l’aumône de quelques paroles d’espoir.
Quelquefois, pendant ces nuits, il lui arrivait de penser à André : c’était sans colère ni rancune ; sa grande épreuve avait noyé toutes ses peines secondaires ; si quelque chose avait pu encore l’émouvoir, elle aurait presque souri de ses mépris. Que ne savait-il combien sa vie, en l’isolant, lui avait fait une âme à part ? Pourtant, elle se disait que s’il fût venu à elle, malheureux, avec un passé de douleur et de honte, elle aurait mis toute sa joie à l’en consoler. Mais l’amour des hommes est différent de celui des femmes.
Ce fut aussi à cette époque qu’elle passa par une crise étrange, dont l’impression fut infiniment lente à s’effacer en elle : pendant quelques jours, elle vécut dans l’ombre de la mort.
Cela commença par une mauvaise nuit, où elle était seule à veiller. Le docteur était venu dans l’après-midi, et Christine, prise de découragement, n’osa pas le déranger de nouveau. Le silence de la nuit, pâlement éclairée d’une faible lampe, les angles mystérieux de la chambre lui firent peur. La bonne, qu’elle voulut appeler, dormait dans le cabinet de toilette d’un lourd sommeil ; en sorte que la jeune femme, après deux ou trois essais discrets, renonça à se servir d’elle. Le même découragement de tout à l’heure la paralysa. « À quoi bon ? Dans cinq minutes, si je le veux, cette pauvre fille, toute en larmes, s’empressera autour de moi. Le concierge ira chercher le docteur ; on courra chez le pharmacien ; on allumera des lampes, on fera du bruit, on s’agitera beaucoup et vainement. Car, si son heure est venue, il faut qu’elle sonne. S’il doit être sauvé, ma présence lui suffit. »
Et soudain, comme penchée sur l’enfant, elle lui prodiguait ses soins intelligents, elle vit la mort debout à côté d’elle. Non pas la mort qu’elle connaissait et que sa vie lui avait enseigné à ne pas craindre : la souriante libératrice, qui apporte dans ses voiles fleuris le repos et la paix, l’oubli et le pardon, l’ineffable délivrance, celle qui est promise à tous et qu’on peut recevoir en amie ; ce qu’elle voyait, c’était le spectre de l’ancienne superstition, le hideux squelette aux orbites caves, au rictus blanc, enveloppé de son haillon pourri. Le lit prit tout à coup un air de catafalque ; la veilleuse, au plafond, mit une lueur de cierge, et le silence devint affreux, de cimetière. L’enfant, le visage creusé d’ombres, sembla mort, et Christine écouta la voix du spectre :
« Ce que tu fais est inutile. Il mourra ! Il mourra tout entier, – tout entier !… »
— Ce n’est pas vrai, râla Christine. Il vivra, mon fils vivra !…
Elle tremblait toute, les bras appuyés sur le chevet du lit. La voix cruelle reprit :
« Non, rien ne reste, rien ne demeure. Cette petite créature aura passé sans laisser de traces, sauf dans le cœur de sa mère. Et quand ce cœur cessera de battre, ce sera comme si l’enfant n’était jamais né… Sorti du néant, il rentrera dans le néant… À quoi bon vos luttes, vos larmes, vos agonies, vos aspirations, vos travaux, vos sacrifices, vos sacrifices surtout ?… Tout s’effondrera dans le même abîme… »
Éperdue, Christine se jeta sur la couche, pressant ses yeux brûlants contre les petites mains de fièvre :
« On aurait dû nous laisser la foi ! Les mères avaient au moins la consolation d’un ciel où les attendent leurs petits anges. »
Dans le silence, elle entendait les coups durs de son cœur. La veilleuse projetait toujours la même clarté diffuse ; les rideaux aux fenêtres tombaient comme des murs d’ombre. Elle se décida à appeler Justine. Mais la présence de la jeune bonne au pied du lit n’éloigna point l’Ennemi… Et son effroi se prolongea longtemps encore dans le plein jour, tandis qu’elle agissait comme en un rêve, avec le reflet de cette hantise dans ses yeux.
Un soir qu’André Sorrin venait pour sa visite habituelle, la bonne l’accueillit d’un air joyeux, avec la nouvelle que la journée avait été beaucoup meilleure. Puis, en l’aidant à retirer son pardessus, la brave fille ajouta :
— Il faudrait bien songer à madame, à présent. Car c’est à peine si elle prend de temps en temps un œuf ou un bouillon que je lui apporte en courant ; et voilà bien des nuits qu’elle n’a pas eu un moment de sommeil. Je le lui ai dit bien souvent ; mais elle ne m’écoute pas ; tandis que, si M. le docteur voulait lui parler…
Elle l’avait introduit dans le cabinet de travail qui précédait la chambre à coucher. Comme il se dirigeait vers la porte, elle ajouta, en assourdissant sa voix :
— L’enfant dormait tout à l’heure. Madame est auprès de lui. Elle attend M. le docteur…
La chambre était silencieuse. André jeta les yeux vers le lit, où le petit malade, allongé et rigide, semblait plongé dans une lourde torpeur. Christine, dans un fauteuil, les yeux fermés, une main posée sur les couvertures comme pour affirmer sa vigilance, ne remuait pas davantage. Un instant, il la crut insensible ; il se courba sur elle, livide de peur. Un souffle léger soulevait sa poitrine. André se redressa, soulagé : elle avait dû s’installer pour veiller et glisser à ce sommeil profond et paisible, dont il n’eut garde de la tirer. Il prit un siège et attendit. Et la pendule, arrêtée depuis le commencement de la maladie, ne marquant plus l’heure, il ne sut jamais combien de temps il était resté là à contempler Christine, à graver son image dans son cœur et dans ses yeux. Elle avait de petits pieds étroits qu’il brulait de saisir et de baiser. Son peignoir de laine souple voilait la ligne de son corps très svelte, plongé dans une attitude d’abandon. La lumière atténuée de la lampe éclairait doucement son visage amaigri et comme spiritualisé sous l’ombre blonde des cheveux ; malgré le stigmate des souffrances passées creusé en bleuâtres meurtrissures autour des yeux, elle lui parut infiniment jolie, très jeune, très pure et adorable.
« À la voir ainsi, songea-t-il, qui croirait ?… »
Il n’acheva pas de formuler sa pensée, qui l’aurait obligé à refaire le calcul du passé.
Frappée peut-être par la sensation de ce regret mauvais qui l’enveloppait, Christine s’éveilla tout à coup. Elle jeta dans la pièce un regard circulaire, reprise par la réalité que ce sommeil réparateur avait un instant éloignée, et se dressa, confuse, rougissante.
— Comment, docteur, vous étiez là ?… Depuis quand ?…
André répondit :
— J’arrive.
Elle reprit :
— Je vous attendais… Et, je ne sais comment… j’étais si lasse… je me suis endormie… Pourquoi ne m’avez-vous pas réveillée ?
Elle restait debout devant lui, appuyée au chevet du lit, et, à peine moins blanche que sa robe, souriait, à moitié étourdie. Après tant de fatigue cruelle, ses nerfs semblaient détendus et n’avoir plus la force de se raidir. Son regard escomptait la bonté d’André ; il dit avec douceur :
— J’étais trop heureux de vous voir prendre un peu de repos.
De nouveau, elle sourit à la bienveillance de ces paroles.
— D’ailleurs, ajouta-t-il en lui montrant le lit, vous n’étiez pas seule à dormir. François vous tenait compagnie. Et de bon cœur, je vous réponds !
— Il est sauvé, n’est-ce pas ? dit-elle.
— Je l’espère.
Pour la première fois, elle songea à remercier.
— Comme vous avez été patient et bon ! C’est à vous qu’il devra la vie.
— Bah ! fit-il, n’exagérez pas. Le cas n’avait rien d’anormal. Vous l’auriez aussi bien soigné que moi.
— Oh ! non, s’écria-t-elle avec élan. Moi, je ne voyais rien, je ne pouvais rien.
Il prit un ton d’amicale gronderie.
— En tout cas, vous avez pu vous surmener… abominablement… Vous avez négligé les précautions les plus élémentaires… Vous avez été aussi imprudente pour vous-même que la plus ignorante des mères…
— Mais, je suis mère ici, je ne suis que mère… C’est vous qui êtes le médecin…
— Eh bien, écoutez-le aussi pour vous…
Docile, elle se laissa sermonner, et il partit en emportant la promesse qu’elle accepterait l’assistance d’une religieuse qu’il allait aussitôt lui envoyer.
Quand il revint, le lendemain, Christine l’accueillit dans son cabinet. Une joie charmante illuminait jusqu’au fond de ses claires prunelles.
— Le mieux se maintient, dit-elle, en prévenant toute question. En ce moment, il dort ; la sœur est auprès de lui… J’ai si peur de l’éveiller que je n’ose pas même entrer dans sa chambre… Pourtant, je voudrais que vous le vissiez…
— J’attendrai volontiers, dit André.
Il la regardait, frappé de sa nouvelle métamorphose, cherchant en vain dans cette souriante jeune femme, coiffée, habillée avec soin, la créature vieillie et affaissée des jours précédents, et, secrètement, il admirait ce prodigieux ressort qui, au sortir même de l’angoisse, lui rendait en un instant tout son charme antérieur, toute sa beauté, la sérénité fière de son attitude, adoucie maintenant pour lui d’une nuance amicale d’abandon.
— J’attendrai, répéta-t-il, aussi longtemps que vous le souhaiterez.
Et il ajouta :
— Par hasard, ce soir, je suis tout à fait libre… oubliant combien souvent il avait prononcé cette phrase : en somme, chaque fois que Christine réclamait sa présence.
La jeune femme, en revanche, le remarqua pour la première fois ; elle reprit un peu étonnée :
— Pour vous distraire, je puis vous donner des nouvelles des Sylvestre. Je viens de recevoir du docteur une très longue lettre. Justement, il y a là quelque chose qui vous intéresse tout spécialement…
Elle allait en commencer la lecture, les feuilles minces couvertes d’une écriture menue, éparpillées sur ses genoux, quand la bonne entra portant un plateau à thé. Christine vit qu’il était préparé pour deux ; elle parut hésiter une seconde :
— Je bois beaucoup de thé depuis que je suis garde-malade, expliqua-t-elle. En prendrez-vous une tasse avec moi ?
Sorrin accepta. Comme il recevait debout la tasse de ses mains, leurs yeux se rencontrèrent et ils eurent tous deux l’impression que ce simulacre de repas, pris en commun, les rapprochait davantage. Mais après quelques paroles échangées, une nouvelle gêne s’insinua dans leurs propos ; peut-être sentaient-ils qu’ils auraient eu d’autres choses à se dire et que l’heure étant rare et charmante, ils avaient tort de ne pas en profiter. Bientôt ils glissèrent même à un silence complet. Assise sur une banquette aux bras bizarrement contournés, Christine inclinait vers la flamme du foyer son joli visage pensif, éclairé d’un reflet rouge, tandis que Sorrin, adossé à la cheminée, sentait germer en lui, comme une herbe mauvaise, l’irrésistible envie d’apprendre d’elle-même quelque chose du passé, quelque chose de plus que ce qu’il savait déjà.
Un moment, il lutta contre ce sourd instinct, dont les suggestions le faisaient presque rougir de honte. Mais sa jalousie exaspérée éveillait en lui le bourreau douloureux qui torture en saignant pour arracher un secret dont il souffrira davantage. Son désir l’emporta. Comme il ne pouvait arriver à ses fins par la simple et droite confiance que la reconnaissance de Christine avait ramenée dans leurs entretiens, il y marcha par une voie cauteleuse et rusée. Il fit l’éloge de François, de son courage à supporter le mal, de sa patience à prendre les remèdes ; il dit :
— Cet enfant est vraiment au-dessus de son âge, par la raison comme par la taille.
— Je crois, en effet, répondit Christine, qu’il deviendra très grand.
Elle s’arrêta. André lut dans ses yeux qu’il venait d’évoquer un souvenir. Et cette présence soudaine, entre eux, de l’homme auquel il ne pensait jamais sans une explosion de haine, l’affolait. Il ne calcula plus ses paroles. Frappant comme en une minute de démence, il reprit, avec regard mauvais, en réprimant à peine le tremblement irrité de sa voix :
— Vous avez dû vous marier très jeune pour avoir un enfant de cet âge ?
Christine eut un haut-le-corps de surprise ; elle le regarda bien en face, puis détourna tristement les yeux ; et, après un instant d’un lourd silence :
— J’avais dix-neuf ans quand mon fils est venu au monde. Mais son père et moi n’étions pas mariés.
Elle dit cela d’un accent très calme, le visage incliné vers le feu, les yeux fixés sur la flamme amincie qui se tordait dans l’écroulement des braises. Sa voix avait à peine frémi ; mais ses doigts s’entrelaçaient nerveusement sur son genou et ses traits se contractaient. André ne sentait plus que la honte de sa lâcheté.
Il balbutia :
— Pardonnez-moi… je…
Il n’osa pas dire : « Je ne le savais pas », car le triste regard que la jeune femme releva sur lui ne lui eût pas permis d’achever son mensonge.
— Vous le saviez, dit-elle, mais vous avez voulu que je vous le dise. Êtes-vous satisfait, maintenant ?
Il répéta :
— Pardonnez-moi… Si vous pouviez vous douter… à quel point l’idée que vous avez aimé…
Elle l’interrompit d’un geste lent :
— Ne me dites rien, je vous en prie… Tout ce que vous me diriez me ferait de la peine.
Comme il se sentait confus devant elle, la sœur apparut sur le seuil et dit, de sa voix neutre :
— L’enfant s’est réveillé, madame, et veut vous voir.
Christine se leva pour la suivre.
— Pardonnez-moi, répéta encore André en marchant derrière elle.
Les yeux pleins de larmes, elle lui répondit à voix basse :
— Je pense à ce que vous avez fait pour mon fils : j’oublie le reste.
Remué jusqu’au fond du cœur par la mansuétude de cette réponse, où il craignait de sentir une nuance de mépris, il se demandait si sa cruelle lâcheté n’appelait pas autant d’indulgence qu’une faute d’ignorance et d’amour.
L’indulgence coûte moins aux femmes : André et Christine continuèrent à se rencontrer au chevet de l’enfant convalescent. Délivrée de souci, la jeune femme rétablissait l’équilibre de son existence, reprenait ses occupations et recevait, surprise et attendrie, les marques de la sympathie que son épreuve avait fait naître. C’était maintenant le sourire aux lèvres qu’elle accueillait toujours son ami. On eût dit qu’ils s’efforçaient d’oublier dans le silence la scène douloureuse qui, cependant, leur laissait un si cuisant souvenir ; mais, tandis que l’impression s’en effaçait dans l’âme de Christine, plus ouverte à la reconnaissance qu’à la rancune, Sorrin en gardait le remords. C’est qu’il n’était plus innocent envers elle, et qu’il pouvait, – qu’il devait se poser cette question anxieuse : « Qu’est-ce donc qu’elle pense de moi ! » Tantôt inquiet, il frémissait de s’être irréparablement éloigné d’elle ; ou, rassuré, il admirait son oubli généreux. Mais jamais il ne surprit, dans le clair cristal de ses yeux ou de sa voix, l’ombre d’un reproche. À son entrée, elle lui tendait la main, avec une tranquille confiance. François, pelotonné dans un fauteuil à côté d’elle, se levait d’un mouvement languissant pour offrir un baiser. Son maigre petit visage s’illuminait aussi d’un rayon joyeux. Alors André, l’attirant sur ses genoux, s’amusait à le faire jaser. Et toujours l’enfant parlait de sa mère, qu’il aimait d’une affection passionnée et jalouse : « Maman a dit… Maman a fait… Maman m’a promis… » Parfois, quelque jolie indiscrétion perçait dans ses propos ; et Sorrin se réjouissait alors d’entrer plus avant dans l’intimité de Christine, qui échangeait avec lui, par-dessus la blonde tête rasée, un regard souriant, un peu confus. Elle-même, d’ailleurs, devenait plus expansive. Volontiers, par exemple, elle racontait ses expériences d’étudiante, dont elle rappelait surtout le côté pittoresque, anecdotique ou touchant, avec un parti pris courageux de glisser sur les souvenirs pénibles. Auprès d’elle, les heures s’écoulaient légères, comme délivrées de tout ce qui peut les attrister.
Mais à peine André l’avait-il quittée, qu’il était repris par le doute et la lutte.
Jusqu’alors il aimait à répéter une phrase qui livrait d’emblée, croyait-il, la clef de son caractère. Il disait : « La vie est simple » et en réduisait les exigences à cette seule formule : faire son devoir, ne jamais transiger avec sa conscience. Et voici que, depuis peu, la vie lui apparaissait compliquée, le devoir ondoyant, sa conscience meublée d’idées qui lui semblaient discutables ou moins sûres. Des doutes ébranlaient ses anciennes certitudes. Il ne savait plus où il était, ni, surtout, ce qu’il voulait faire.
Aucun engagement ne le liait encore à Christine ; pourtant, il lui appartenait tout entier ; l’idée de la perdre révoltait tout son être ; sa raison lui disait que, François rétabli, ses visites devaient cesser ou prendre un autre caractère ; et, au moment même où il reconnaissait la nécessité d’un pas décisif, il percevait avec effroi les obstacles qu’il lui restait à vaincre.
Le plus redoutable – le seul redoutable même, car son propre cœur avait triomphé – c’était sa sœur Agnès, parce qu’il l’aimait. Elle était son aînée de plusieurs années. Elle lui avait servi de mère.
Or, il connaissait trop bien Agnès, la rigidité de ses principes, l’empire que l’idée du devoir exerçait sur son esprit pieux, pour espérer beaucoup qu’elle comprît jamais Christine. Malgré sa tendresse pour son frère, elle préférerait le perdre plutôt que de fléchir. Il pouvait mesurer d’avance la complète inutilité des propos qu’il lui tiendrait en vain ; d’avance aussi, il l’entendait répondre : « Ce n’est plus toi qui parles : et tu parles ainsi parce que tu l’aimes. C’est ta passion qui fait ton indulgence, comme elle fait sa vertu, peut-être sa beauté. Une honnête femme ne pèche jamais. Un honnête homme ne pardonne pas. »
Toutes ses réponses se briseraient contre ce mur, solide à braver tous les assauts ; l’heure approchait pourtant où il faudrait en tenter l’attaque ou renoncer aux chères espérances : car, à mesure qu’il pensait davantage à Agnès, Sorrin se convainquait lui-même en la réfutant, et la rigidité présumée de sa sœur contribua peut-être à réduire sa propre sévérité.
Cependant, les prétextes devaient bientôt manquer à ses visites. L’enfant, complètement guéri commençait à sortir. Un jour, Christine annonçai à Sorrin que, les Sylvestre invitant François à venir achever sa convalescence dans le Midi, elle allait le conduire à Saint-Raphaël. Cette nouvelle le frappa comme un coup en plein cœur ; comment supporterait-il le vide ainsi creusé tout à coup dans son existence ? Une fois rompue la douce habitude de la voir tous les jours, comment la renouerait-il ? Quel avis son vieil ami donnerait-il à Christine ? Quels conseils prendrait-elle de ses propres réflexions pendant les loisirs du voyage ? Autant de problèmes qui le tourmentaient, qui lui semblaient très obscurs, que son cœur et sa pensée tournèrent et retournèrent sans leur trouver aucune solution, jusqu’à la dernière soirée.
François empilait dans une boîte ses jouets favoris. André et Christine se taisaient ensemble, chacun poursuivant sa secrète méditation.
François demanda :
— Maman, où faut-il mettre mon polichinelle pour qu’il ne se casse pas ?
Christine arrangea délicatement le jouet grotesque. En se retournant, elle remarqua le regard d’André posé sur elle. Il voulait parler ; il hésitait ; enfin, il dit, avec lenteur, d’un ton dont la gravité contrastait avec l’insignifiance des paroles :
— Il est possible que je m’absente quelques jours, moi aussi, pendant que vous serez là-bas.
Cette annonce causa quelque surprise à Christine, car il ne lui avait jamais parlé d’aucun projet de voyage.
— Ah ?… fit-elle.
Son regard semblait l’interroger. Il poursuivit :
— Oui, je crois vraiment que je vais voyager aussi… Il y a longtemps que je n’ai vu ma sœur, j’aurais grand besoin de causer avec elle.
Il disait cela avec une émotion si évidente, que la jeune femme ne put s’empêcher de deviner ou de supposer qu’elle n’était point étrangère à ce projet. Elle détourna les yeux, s’aperçut à propos que François ne parvenait pas à fermer son arche de Noé, et se mit à l’aider, sans rien dire. Puis, songeant peut-être que son apparente distraction froisserait André, et trahissant en même temps le souci qui s’esquissait dans sa pensée, elle dit, en revenant à lui :
— Elle doit être très bonne, votre sœur, n’est-ce pas ?
Cette simple question le troubla profondément : car, depuis qu’il redoutait Agnès, il ne la jugeait plus comme autrefois.
— Elle a toujours été très bonne pour moi, répondit-il.
Il voulut s’expliquer mieux, et ajouta :
— Et puis, elle est très pieuse, très charitable… Elle fait partie de je ne sais combien de comités… Elle n’est pas riche, et se prive du nécessaire pour venir en aide aux plus pauvres qu’elle… pourtant…
Ce « pourtant » lui avait échappé. Les yeux étonnés de Christine semblaient lui en demander la raison. Il reprit :
— Je suis toujours étonné de voir combien il y a de façons d’être bon. Celle d’Agnès, par exemple, est bien différente de la vôtre… Elle-même est si différente de vous !… Elle est plus grave… plus réservée…
Il s’interrompit de nouveau pour reprendre encore :
— Savez-vous comment vous a appelée, un jour, à la clinique, un bonhomme légèrement frotté de littérature ? Il vous a appelée : « La charité qui sourit ». Cela m’a paru bien trouvé. Agnès, elle, fait le bien sans sourire.
François, qui écoutait à moitié, lança, en tirant sur le dernier nœud de la ficelle qui entourait sa boîte :
— Maman ne gronde jamais personne.
Cette boutade les fit rire un instant ; puis André revint bientôt à sa préoccupation dominante :
— Combien de temps durera votre absence ? demanda-t-il.
C’était au moins la dixième fois qu’il posait cette question.
— Quelques jours ; une semaine au plus.
— Vous me permettrez de venir à votre retour et chercher de vos nouvelles ?
— Sans doute. Mais si vous êtes vous-même absent ?
— Oh ! je serai rentré avant vous !
Sur ce mot qui accentuait un peu trop la coïncidence de leur double voyage, il se leva et lui dit adieu. Et dès qu’il fut dans la rue, désolé d’avoir abrégé leur dernière entrevue, il lui sembla, à son tour, qu’il entrait dans une phase de solitude et de douleur…
Après l’explication violente qu’il avait eue, la veille, avec sa sœur, et dont il restait encore étourdi, André Sorrin passa la journée à errer par de mélancoliques campagnes. Longtemps, il arpenta à grands pas inégaux des chemins détrempés, sous une pluie fine et rare que le vent de mars lui soufflait au visage, tandis qu’à ses oreilles bourdonnaient, comme un obsédant refrain, les dernières paroles d’Agnès.
« Jamais ! jamais ! Je ne l’accepterai jamais ! »
Il retrouvait le son de sa voix irritée, le geste tranchant dont elle accompagnait son refus, l’expression dure et fermée de son visage, quand, en le quittant, elle passait droite devant lui, sans un regard ; il entendait ces mots qu’elle jetait, sans se retourner :
« Non, plus rien, c’est inutile ; je t’ai déjà trop écouté. »
Alors, l’injuste cruauté de sa sœur ayant chassé ses derniers doutes, il s’exaltait en pensant à Christine :
« Elle est à moi, maintenant, bien à moi. Je l’ai conquise. »
Et il esquissait un grand geste des bras comme pour lui ouvrir un refuge sur son cœur.
Puis il cherchait des excuses à l’obstination d’Agnès : lui-même, malgré tout son amour, n’avait-il pas mis bien longtemps à se rendre ? et comment distinguer la part de la passion dans son revirement ? Sa sœur lui avait dit qu’il était ensorcelé. Le souvenir de ce mot amena un sourire involontaire sur ses lèvres. Oh ! que le charme était puissant, pour le remplir encore de douceur en cette heure si triste ! Mais il ne pouvait raisonnablement demander à Agnès de le subir aussi. Haletant, tout en sueur, malgré le froid, d’avoir marché vite, il reprit haleine en s’arrêtant un instant, le dos appuyé contre un arbre. À ses pieds coulait un ruisselet bourbeux dans lequel s’égouttaient les branches noires ; devant lui, au-delà de champs en friche, s’ouvrait une futaie dépouillée. Et, quoiqu’il n’y eût aucune chance de voir soudain Christine apparaître à l’orée de ce bois, il se plut à l’évoquer, venant à lui par les chemins maussades, telle qu’il l’avait un jour rencontrée sous les platanes du Luxembourg, toute mince et blonde, tenant son enfant par la main.
De nouveau, la pensée de Christine l’inclina à plus d’indulgence, à plus d’espoir. Tout à l’heure, il voulait fuir le toit paternel, comme on s’arrache à de mauvais souvenirs, et sa sœur comme une ennemie : à présent, il se persuadait qu’elle changerait comme lui-même avait changé, et ne voulait plus partir sans la revoir.
Mais son cœur se serra quand, sur le seuil de sa maison, il dut sonner comme un étranger. La domestique le regarda d’un air chagrin et soupçonneux. Il demanda :
— Où est mademoiselle ?
— Mademoiselle est au temple. Il y a culte, le samedi, à quatre heures. Elle m’a recommandé de préparer tout ce qu’il faut pour le départ de monsieur.
À terre, dans un coin du vestibule, André aperçut sa petite valise, qu’on avait descendue sur son ordre. Elle était prête, fermée, bouclée, le parapluie assujetti dans les courroies.
« Je me demande si c’est Agnès qui s’est chargée de ce soin ? » pensa-t-il. Et, à voix haute :
— De toute manière, j’attendrai.
Il alla s’asseoir au salon, où Mlle Sorrin se tenait d’habitude, et guetta son retour à travers les rideaux de mousseline empesée. Ce salon était une pièce simple, provinciale, démodée, d’aspect austère, aux vieux meubles massifs garnis d’étoffes déteintes et élimées. Il songea que Christine devait avoir été enfant dans un intérieur analogue, et se complut dans cette idée que leurs premiers pas et leurs premières pensées avaient eu des cadres semblables. Jusqu’à présent sa mémoire ne lui renvoyait du passé que d’heureuses images ; désormais, il aurait sa part de souvenirs désenchantés comme elle. Pensif, il examina les daguerréotypes et les photographies qui décoraient les murs, aux deux côtés de la cheminée, sans retrouver toujours les noms des figures oubliées. Sa mère, qu’il n’avait point connue, son père, mort au moment où il sortait de l’enfance, se faisaient vis-à-vis dans des cadres ovales. Il les contempla longuement. Un des pauvres arguments d’Agnès avait été d’invoquer leur mémoire : « S’ils te voyaient ! »
Mais de quel droit les morts, ne participant plus à leurs luttes, interviendraient-ils dans les affaires des vivants ? Et puis, s’ils voyaient, ce devait être avec des yeux spirituels, qui pénètrent les vaines apparences…
Un léger bruit interrompit sa rêverie. Pâle, rigide et droite dans sa robe noire, Agnès venait d’entrer, et, tressaillante à la vue de son frère, elle s’était arrêtée à quelques pas de la porte. Des bandeaux gris encadraient son visage incolore, dont la cinquantaine s’était contentée de creuser les rides et de fixer la pâleur.
— Tu les regardes ? dit-elle sans bouger. Est-ce qu’ils te parlent ? Est-ce que tu les écoutes ?
André comprit aussitôt combien son espoir était vain. Mais, résolu à ne point recommencer la scène de la veille, il tâcha de répondre avec douceur :
— Oui, chère sœur, ils me parlent, – et leur langage n’est pas celui que tu crois. Ils me disent que dans le monde meilleur où ils sont, il y a de l’indulgence pour toutes les erreurs. Ils me disent que beaucoup de nos sévérités sont égoïstes et cruelles, qu’elles viennent de nos passions et qu’avec plus de bonté, on est plus près de la vérité…
Agnès, qui l’écoutait en pâlissant, l’interrompit avec violence :
— Tais-toi. Tu blasphèmes ! Si tu oses leur prêter de si lâches paroles, c’est que tu es indigne de comprendre le langage d’honneur, d’honnêteté et de vraie justice qu’ils ont toujours parlé !
— Ils me disent encore, continua André, que nous sommes maintenant, toi et moi, tout ce reste de notre famille, les deux dernières branches du vieux tronc dépouillé ; et qu’il ne peut y avoir entre nous ni querelle ni haine, et qu’il nous faut rester serrés l’un contre l’autre, malgré le malentendu que le temps dissipera. Je souffre de t’affliger, pauvre sœur ! Mais si tu ne te raidis pas sans vouloir rien entendre, le jour viendra où tu reconnaîtras toi-même combien ta sévérité…
Elle l’interrompit de nouveau, menaçante presque tragique :
— Jamais ! jamais je n’admettrai que cette femme puisse être ma sœur ! Je ne suis point aveuglée, moi ! Plus tard, ah, plus tard ! tu pleureras amèrement, – parce que le passé ne pas se détruire, parce qu’une chose pareille ne peut pas plus s’oublier que s’effacer. Alors, tu retrouveras !… pour essuyer tes larmes, comme dans ton enfance. Mais d’ici là, je ne veux rien savoir de ta joie, de ta honte !
Elle se retira, le front haut, les yeux secs ; et André, remué de colère jusqu’au fond de l’être, demeura longtemps immobile devant les deux portraits, dont les regards, qui lui avaient parlé tout à l’heure, se fixaient maintenant, vagues et souriants, dans le vide et semblaient se désintéresser de sa destinée…
Il arrive souvent que des décisions devant lesquelles, livrés à nous-mêmes, nous reculerions peut-être, nous sont en quelque sorte imposées par la résistance qu’elles rencontrent. C’est ainsi qu’à peine rentré à Paris, Sorrin, qui jusqu’alors était demeuré incertain et perplexe, agit en homme dont la résolution est prise. Il écrivit à Christine une lettre qui, bien que les termes en fussent très contenus, ne laissait aucun doute sur ses sentiments ni sur ses intentions, et il lui demanda un entretien. Un laconique billet, fixant le jour et l’heure, qu’il reçut en réponse, lui causa beaucoup d’émoi et acheva de l’exalter.
Il trouva Christine dans son cabinet, assise devant son bureau, sous le reflet d’un soleil rose qui commençait à décroître. Elle se leva et lui parut frêle et affinée, avec un blanc visage pensif. De grands cernes autour de ses yeux disaient qu’elle avait dû pleurer. Il serra sa main légère, qui glissa comme une caresse fluide dans la sienne ; et, presque tout de suite, trop hanté pour s’attarder à ces propos indifférents dont on aime parfois à retarder l’éclat d’une minute attendue, il lui dit :
— Je ne vous répéterai pas ce que je vous ai écrit. Vous avez compris ce qui se passe en moi. Vous savez ce qui me ramène ici, quel sentiment, quelle espérance… Vous savez aussi que j’ai souffert, et vous savez pourquoi…
Sa voix inégale s’affermit, quand il ajouta :
— Maintenant, je viens vous demander si vous pouvez m’aimer aussi, si vous voulez être ma femme ?
Un éclair brilla dans les yeux de Christine. Elle aurait voulu tomber dans ses bras et lui dire : « Oui, je t’aime, parce que tu es bon, parce que tu es généreux, parce que tu oublies ! » Mais, pendant son court voyage, et depuis la lettre d’André, elle avait beaucoup réfléchi, – et il lui semblait qu’entre elle et lui, il y avait trop d’obstacles pour qu’un mouvement de cœur les pût supprimer.
— Ne me dites pas que vous avez souffert pour moi, fit-elle en évitant son regard, car j’ai peur de vous faire souffrir encore. Il me semble que j’ai tant de choses à vous expliquer et que chacune de ces choses vous sera douloureuse.
Il crut qu’elle parlait du passé seulement.
— Vous n’avez rien à m’expliquer. Je sais… tout ce qu’il faut que je sache. Je sais vos luttes, votre vaillance. Le reste, je veux l’ignorer…
Un sourire de navrante tristesse passa sur les traits de la jeune femme :
— Ignorer ?… Ignorer, oui, peut-être, mais oublier ?… Vous venez à moi dans l’exaltation de votre bonté, de votre tendresse… Et pourtant vous savez qu’elle ne peut rien détruire !… Comprenez-vous combien je souffre de devoir apporter à votre amour ce passé ? Avez-vous calculé tout ce qui vous le rappellerait sans cesse ? Il pèserait sur vous, il pèserait sur nous d’un poids impitoyable. Songez qu’il a fait de moi un être à part, différent de vous par tout ce que je pense… C’est cela surtout qu’il faut que vous sachiez. Vous croyez sans doute que j’en ai des remords et de la honte ?… Vous devez croire cela, tel que je vous connais ? Eh bien, non ! Pas comme vous l’entendez… Sans doute, j’ai versé des larmes de sang sur mon irréparable erreur… Mais je l’ai rachetée ; je me la suis pardonnée et je n’en rougis plus. Tandis qu’aux yeux des autres, aux vôtres mêmes, il y a une tache sur moi, je suis très haut dans ma propre estime. Vous ne soupçonnez pas à quel prix j’y suis remontée ?… Non pas seulement en travaillant pour refaire ma vie et faire celle de mon enfant…
Sa voix s’affaiblit et trembla :
— Mais en acceptant tous les sacrifices… qu’exige un tel passé… je me suis souvent répété qu’une femme qui s’est une fois trompée n’a plus qu’à sortir de la vie… et j’en suis sortie, car je ne vis plus que pour mon fils… Comment donc voulez-vous que je sois votre femme ?
Doucement, passionnément, comme s’il ne pouvait mieux répondre à cette dialectique qui n’avait servi qu’à lui mieux éclairer l’âme de Christine, Sorrin demanda :
— Dites-moi que vous m’aimez ?
Cette question la bouleversa, renversant d’un seul coup l’échafaudage de ses raisonnements et de ses résolutions. Sorrin, déjà, serrait ses mains défaillantes qu’elle tordit sous l’étreinte.
— Comprenez-moi, comprenez-moi ! s’écria-t-elle, sans plus mesurer le sens de ses paroles incohérentes. Je ne demande ni pardon ni pitié. Je n’ai jamais trahi personne. Je ne dois de compte qu’à moi-même. C’est moi seule que j’ai immolée… Si je me repens, c’est de m’être trompée, pas de m’être donnée !… Car je l’ai aimé, cet homme, j’ai cru l’aimer…
Sorrin recula, comme frappé d’un coup brutal.
Touchée au cœur de voir sa figure se contracter de douleur, elle reprit, toute frémissante :
— Pardonnez-moi, pardonnez-moi de vous avoir fait ce mal ! Mais il le fallait… Je savais bien, voyez-vous, que ce n’était pas possible… Je savais bien que l’obstacle est toujours là… Vous m’aimez, je vous aime… Oh ! je peux vous le dire, à présent… Et nous ne pouvons pas être l’un à l’autre, parce que…
Mais Sorrin était à ses pieds.
— Non, non, non ! cria-t-il avec passion. Tout ce que vous dites là, ce sont de vaines paroles. Je comprends et j’aime tout de votre souffrance ! Mon amour sera plus fort que vos scrupules, plus fort que le passé, plus fort que tout !… Vous serez à moi, vous serez ma femme !… Et je ne veux plus vous entendre parler contre vous-même !… Et je veux vous faire un avenir si beau, que vous oublierez tout ce qui n’est pas nous ! Dites-moi, dites-moi, dites…
Elle l’écoutait, transfigurée :
— Que vous êtes bon ! Un amour comme le vôtre rachète la douleur de toute une vie. Il donne aussi la force de refuser un tel sacrifice. N’oubliez pas que vous avez tout près de vous des affections qui doivent vous rester chères…
— Et si je vous disais que je n’ai plus d’affection que la vôtre ?
— Votre sœur qui vous aime, que vous aimez… ne m’accepterait jamais.
— Ma sœur et moi, nous ne nous entendons plus… Vous n’avez rien à redouter de personne. Je suis libre… libre et seul, comme vous. Si vous me repoussez…
Elle se tourna vers lui, effrayée.
— Seul, répéta-t-il avec, insistance. Vous voyez bien qu’il faut que vous soyez à moi.
— Oh ! si vous avez déjà souffert pour moi !…
Elle se laissa tomber dans un fauteuil et pleura.
Une des dernières promenades qu’ils firent avant leur mariage fut à Saint-Germain, pour conduire François chez la brave femme qui avait pris soin de sa petite enfance, et qui devait le garder pendant les quelques jours que sa mère, passerait à Belle-Aigue. Car Christine, en annonçant ses projets à ses parents, leur avait demandé la permission de venir leur présenter son fiancé. Leur réponse, bien que froide, ayant été favorable, elle se disposait donc à partir : André la rejoindrait sans tarder ; ensuite ils rentreraient ensemble à Paris.
Au moment de dire adieu à son fils, la jeune femme le rappela sur ses genoux, l’embrassa, et, les bras noués autour du petit corps fluet, s’enfonça dans un silence un peu triste.
François avait le cœur gros ; ce fut Sorrin qui tenta de le consoler.
— Mais tu vas t’amuser beaucoup, ici, mon gaillard. Il y a des vaches, il y a des poules, il y a un chien. Tu verras ça. Et puis, je viendrai te voir encore une fois.
— Vrai ? fit le petit dont le visage s’éclaira. Quand ? jeudi ?
— Va pour jeudi. Je te promets une promenade à âne… à condition que tu ne pleures pas… Tiens, regarde : voici maman Gros qui vient te chercher pour donner à manger aux poulets.
— Cours, chéri, va vite, dit à son tour Christine en l’embrassant pour la dernière fois.
François, la main dans celle de la paysanne, s’éloigna du côté de la basse-cour, en se retournant encore pour faire un signe d’adieu. Christine le quittait pour la première fois ; aussi se sentait-elle prise d’une de ces inquiétudes sourdes dont les peines de sa vie avaient déposé le germe au fond d’elle. Un instant, elle le suivit des yeux, puis ramena ses regards sur André qui semblait pensif, et, cédant au besoin d’être rassurée, elle lui demanda, tout bas :
— Vous aimez bien mon fils, n’est-ce pas ?
Il devina le frisson des anciennes méfiances qui passait sur elle :
— En doutez-vous ? fit-il.
Elle hésitait, et, les yeux baissés, jouait avec son ombrelle.
— Non, je n’en doute pas : je sais que vous êtes bon… Pourtant, convenez que vous avez eu de la peine ?
— Eh bien, non, dit-il avec une franche simplicité. Oh ! je n’y ai pas grand mérite et, sans les circonstances, j’aurais eu peut-être à lutter contre de mauvais sentiments. Mais quoi ? j’ai appris à le connaître en le voyant souffrir, ce pauvre petit bonhomme ! Il a mis avec confiance sa main dans la mienne, il m’a pris en affection. Alors, je l’ai aimé sans m’en apercevoir, voilà tout. Et puis, il vous ressemble tant !
Sans répondre, d’un de ces mouvements d’abandon dont elle reprenait avec lui la douce habitude, Christine vint glisser son bras sous le sien. Par delà la haie vive, d’où s’élançaient des pousses folles, tous deux regardèrent François qui, sans les voir, debout sur la saillie d’un mur, bien campé sur ses longues jambes fines, la tête rejetée en arrière dans l’encadrement blanc de son grand col de marin, faisait voler le grain blond sous ses doigts :
— Je vous le donne, dit Christine avec émotion.
— Je vous promets d’être un bon père pour lui, répondit André gravement.
Elle envoya un dernier geste d’adieu à l’enfant, qui ne la voyait pas, tout absorbé par ses poulets, et ils se dirigèrent lentement du côté de la terrasse. Sous les pas de la jeune femme se levaient, de place en place, les souvenirs de la même promenade, qu’elle avait faite, neuf ans auparavant, avec son père. Le large horizon, le ciel pâle, les bouquets de bois dévalant aux flancs des coteaux, les toits éclos à travers la verdure, – peut-être un peu plus nombreux, – le ruban capricieux de la Seine, composaient sous ses yeux le même paysage, recréaient la même atmosphère. Mais elle s’y mouvait avec une âme nouvelle ; et son attendrissement de l’heure présente changeant la teinte de ses souvenirs, elle dit à son ami :
— Vous ne pouvez vous imaginer combien mon père ce jour-là a été bon ! Pour la première fois, j’ai osé lui parler avec abandon, avec confiance. Il semblait me comprendre. Aussi…
Elle n’acheva pas d’exprimer sa pensée, qu’elle reprit sous une autre forme, en l’atténuant.
— J’ai un peu peur de retourner chez moi… Peut-être aurais-je mieux fait de ne pas raviver des impressions que le temps a effacées…
— Il vous serait toujours resté comme un poids sur le cœur, le regret d’une dernière tentative que vous auriez pu faire et que vous n’auriez pas faite… Mais, promettez-moi, quel que soit le résultat de l’épreuve, de ne pas vous attarder à de vaines tristesses, de marcher vers l’avenir sans arrière-pensée.
— Quand je pense à cela, dit-elle, je me sens faible et meurtrie. Que voulez-vous que j’y fasse ? M’aimeriez-vous autant si je pouvais sentir autrement ?… Je ne puis oublier les premières tendresses… Dans ce passé qui se détache, il y a toute une partie de moi : le commencement de ce que je suis, mes premières joies, mes premiers chagrins, mes souvenirs d’enfance… Il y a des affections qui peuvent mourir – et que rien ne remplace… Il y a ma petite sœur Marthe, que je ne puis me rappeler sans un serrement de cœur : elle a aujourd’hui l’âge que j’avais alors, et peut-être a-t-elle besoin d’une amie… Je me reproche comme une trahison d’avoir ainsi disparu de sa vie…
— Vous allez la revoir.
— La revoir, oui. La retrouver, qui sait ? Car, voyez-vous…
Elle s’interrompit, et continua pourtant :
— Au lieu de se rapprocher, on s’éloigne… Lui a-t-on parlé de moi ? Je ne sais pas. Et que lui a-t-on dit ?
Ses yeux étaient pleins de tristesse. Devinant qu’elle lui cachait quelque chose, André demanda :
— Qu’y a-t-il dans la lettre de vos parents qui vous chagrine et que vous ne m’ayez pas dit ? Savez-vous que pour une femme indépendante…
Elle répondit à sa question, sans lui laisser achever une phrase qu’elle connaissait déjà, car il se plaisait à la taquiner parfois sur l’impressionnabilité toute féminine qu’elle avait gardée à travers sa carrière.
— Oh ! rien, rien de particulier… On m’attend, cela va de soi… L’on compte aussi sur votre visite, mais…
Elle se serra contre lui, dans un appel spontané de tendresse, tandis que sa main, restée libre, serrait la lettre reçue la veille, qu’elle n’avait pas encore eu le courage de montrer à son ami.
— Lisez, dit-elle enfin.
Il lut, froissé comme elle de l’affectation d’indifférence que dégageaient ces lignes sans affection. Christine, le regard vague, contemplait le ciel où s’amassaient de brillants nuages d’or. Comme il lui rendait, sans mot dire, la lettre pliée, elle murmura, peut-être pour s’en persuader :
— Je suis sûre que mon père et ma mère se sont concertés pour écrire cette lettre. Séparément, ils auraient trouvé des paroles meilleures… Ensemble, ils ont eu peur de pécher par trop d’indulgence ; ils ont voulu rester sévères…
Ses yeux levés vers André mendiaient un acquiescement ; mais il était lui-même sous le coup d’une impression toute pareille, et, pensant à sa sœur, qui avait repoussé une dernière tentative, il sentait gronder en lui une révolte irritée contre la dureté des juges implacables, dont la règle ne fléchit jamais, qui ignorent le pardon et que leur sécheresse d’âme pousse à l’injustice.
— Ne vous affligez pas, dit-il presque durement. Oui, sans doute, c’est douloureux, c’est cruel… c’est injuste surtout… Ayez le courage d’y penser sans regret, comme sans colère… Ayons la volonté d’être heureux.
Au ton de sa voix qui s’attendrissait, plus encore qu’à ses paroles, Christine comprit qu’il souffrait d’une même blessure.
— Votre sœur ? demanda-t-elle.
Après un court silence, il répondit :
— Je vous dis que nous serons seuls.
De nouveau, elle se rapprocha de lui, dans un mouvement d’émotion affectueuse et profonde. Ils ne parlaient plus, ils pensaient ensemble : que de meurtrissures autour de leur vie ! quel vide l’amour créait autour d’eux ! Pourtant, l’avenir ne les effrayait plus…
Christine revit la maison paternelle. Son télégramme n’étant pas parvenu, elle ne trouva personne pour l’attendre à la gare, et, seule, elle dut traverser la ville sous l’œil indifférent des boutiquiers qui, le soir tombé, devisent au frais devant leurs portes. À cause de l’établissement thermal, il passait, en été, dans la paisible ville, tant de figures diverses, que les habitants avaient depuis longtemps cessé de s’étonner ; d’ailleurs, la simple toilette de Christine n’avait rien qui frappât les regards. Depuis dix ans, son histoire, aux trois quarts oubliée, était devenue à peu près légendaire, compliquée de commentaires fantaisistes.
Il arrivait parfois que, dans le menu peuple, on tînt des propos comme ceux-ci :
— Vous savez, les Nièle, ils ont une quatrième fille, l’aînée. Mais personne ne la voit, ni ne sait ce qu’elle fait. Il paraît qu’elle est allée à Paris et qu’elle a mal tourné…
— Attendez, non, c’est une autre histoire. Elle a épousé, contre le gré de ses parents, un Américain millionnaire qui l’a abandonnée ensuite, avec quatre enfants, dans une misère noire…
— … Ah !… On m’avait bien dit qu’elle avait été enlevée, mais par sa marraine, une espèce de Cosaque, qui l’a séquestrée en Russie et lui a fait subir toute sorte de mauvais traitements…
— Quel conte à dormir debout !… Moi, je tiens de source certaine qu’elle est médecin en chef d’un grand hôpital à Paris…
Les gens de la société, à peine mieux renseignés, ne prononçaient son nom qu’en l’accompagnant de petits sourires équivoques ou apitoyés. Au fond, personne ne savait : ses parents ne parlaient jamais d’elle. Le temps avait fini par cicatriser la blessure, mais en rompant les derniers liens. La jeune femme ne tarda pas à se convaincre que l’indifférence qu’on lui témoignait était réelle et non feinte, et que sa visite apportait, en somme, plus de gêne que de plaisir. Elle s’étonna de se trouver elle-même si peu d’émotion, de n’éprouver surtout aucun ressentiment, aucune amertume, à peine un regret mélancolique de ses impressions d’autrefois. Tout cela lui semblait si loin d’elle ! Elle ne pouvait en vouloir à ces êtres qui, pourtant, lui restaient chers, de ce qu’ils parlaient un langage différent… Car, au milieu du décor immuable, cantonnés dans le cercle restreint de leur vie, sauf l’inévitable transformation des années, ils avaient, au fond, peu changé. Tout blanc maintenant, les épaules voûtées, le docteur Nièle demeurait égal à lui-même, d’une bienveillance trop réservée, affectueux sans expansion, comme retenu par une chaîne invisible qui paralysait son âme et ses gestes ; Mme Nièle, dont de nerveuses migraines altéraient la santé, s’était déchargée sur Élise des soins du ménage : inactive maintenant, d’une humeur inquiète, triste, presque farouche, elle semblait reprocher aux autres l’oisiveté forcée à laquelle la condamnaient ses maux et ne parlait presque plus que sur un ton aigre de perpétuel mécontentement. Froide, vigilante, méthodique, économe, Élise gouvernait la maison qui pliait sous son despotisme et surveillait sa sœur cadette, avec une précision d’institutrice plutôt maussade. C’est à peine si Christine reconnut sa chérie d’autrefois dans la grande jeune fille de dix-huit ans, qui la dépassait de la tête, rougissante et timide, jolie à force de fragilité, dont les doux yeux de pervenche révélaient des questions pleines de mystères et qui, cependant, n’osait plus lui parler. Quant à Berthe, elle ne la vit qu’une fois, et encore ne sut-elle jamais si l’intérêt ou la curiosité avait motivé sa visite. C’était une assez belle créature aux chairs blanches, indolente, très fière d’avoir été distinguée par un hobereau du voisinage, et dont la conversation, remplie de réticences, fit entendre à sa sœur qu’elle la dispensait volontiers de venir chez elle.
Étrangère désormais chez des étrangers, et dans le désœuvrement des longues journées vides, la jeune femme attendait avec une croissante impatience, qui, peu à peu, devint douloureuse, l’ami dont le premier regard dissiperait sûrement ses tristesses.
Le matin où il devait arriver, elle descendit de bonne heure au jardin, ce même jardin en pente douce d’où le regard dominait le panorama magnifique de la plaine, enserrée dans sa ceinture de montagnes. Elle avait besoin de confier sa joie, et les fleurs seules lui semblaient amicales. Heureuse, elle se promena le long des allées, entre les plates-bandes rectangulaires, bordées de buis, où s’épanouissaient encore les fleurs démodées des parterres de campagne : passeroses émergeant du sol, de distance en distance, avec une grâce raide de bâtons enguirlandés ; volubilis aux tons éclatants ; capucines de velours rouge ou jaune ; buissons de phlox fleuris en boules, ou d’althæas en larges corolles, ouvertes sur un cœur d’incarnat ; au-dessous, frémissaient des pieds d’alouettes, tout un vol, mélangé de rose, de violet et de blanc, et des pavois aux tendres soies, plissées sur un cœur noir. Des églantines, écloses dans la nuit, couvraient un arbuste de leur neige parfumée. Christine voulut suivre le sentier jusqu’au bout pour revoir les jardinets qu’elle et ses sœurs possédaient autrefois en propre ; à leur place, il y avait maintenant une aspergerie de plantation récente. Elle se rappelait le terrain carré, tel que le partageaient jadis deux lignes en croix de cailloux blancs et sourit à ce souvenir. Déjà, dans le libre emploi que faisait chacune des fillettes de son minuscule coin de terre, on aurait pu recueillir des indices sur sa personnalité naissante. Le jardin de Christine se distinguait par des cultures variées et hardies : tour à tour, elle avait essayé d’acclimater un oranger, un laurier-rose, des lis martagon, sans succès. Mais ses rosiers prospéraient, et elle se souvint d’un petit abricotier, élevé avec beaucoup d’amour, qu’un vent d’orage avait cassé, en la saison où rougissait son premier fruit.
Ce qu’Élise entreprenait réussissait, car elle n’avait que des idées sages : au temps des fraises, elle apportait sa récolte à sa mère, qui la lui achetait au cours du jour.
Berthe, l’indolente, laissait envahir son sol par les mauvaises herbes, sous prétexte qu’elles fleurissent aussi.
Marthe, toute petite et naïve, plantait en terre les fleurs coupées pour leur sauver la vie, disait-elle, et s’affligeait de les voir mourir.
Comme, à pas lents, elle remontait l’allée, Christine aperçut son père qui, les mains dans ses poches, s’avançait dans sa direction. Il ne la vit que quand il fut tout près d’elle, trop tard pour esquiver un tête-à-tête, dont il redoutait l’embarras, et jeta cette exclamation :
— Déjà levée !…
Il ajouta, en s’aidant d’un demi-sourire :
— Allons, je vois que tu n’as pas perdu tes bonnes habitudes de la campagne.
— Je ne suis pas toujours aussi matinale, répondit-elle, mais, aujourd’hui, je ne pouvais tenir au lit.
Il ne lui demanda pas pourquoi. Machinalement, il s’était remis à marcher et elle l’accompagna.
— Tu regardais ma plantation d’asperges ? fit-il, en s’arrêtant près de l’enclos. Elle est de l’année dernière ; dans deux ans, elle rapportera.
— Oui… et je pensais à nos jardinets d’autrefois.
— Ah ! c’est vrai, c’est là que vous vous amusiez, quand vous étiez petites !… Mais qu’il y a longtemps… Tout cela me fait vieux !
Il soupira, parut s’enfoncer dans une rêverie.
Sa fille, doucement, lui posa la main sur le bras. Il tressaillit, ne la repoussa point, mais ses yeux prirent, en se fixant sur elle, cette expression de tristesse et de blâme qu’il avait souvent, maintenant, en la regardant, et où elle aimait à lire comme un retour de l’ancienne affection.
— Allons, murmura-t-il.
Le bruit strident d’un sifflet déchira l’air derrière eux. Ensemble, ils se retournèrent. Un train – l’express de Paris – passait à toute vitesse, sa blanche fumée floconnant dans l’azur. Christine pâlit et ses paupières battirent.
— J’espère que tu seras heureuse, dit enfin son père à voix basse.
Ce fut tout, car Élise, qui venait d’apparaître sur le seuil de la véranda, en agitant la cloche du déjeuner, leur lança un coup d’œil soupçonneux, et le docteur, baissant sa tête blanche, hâta le pas, comme pris en faute.
Deux heures plus tard, André se présentait. Il fut accueilli avec une politesse cérémonieuse et gourmée qui écartait, d’emblée, toute tentative d’intimité. Pourtant, Christine crut discerner, à travers la raideur voulue de ses parents, qu’ils éprouvaient une surprise agréable. Sans doute avaient-ils craint que leur fille ne leur amenât quelque révolutionnaire, imbu d’idées ultra-modernes, ou quelque bohème aux longs cheveux. Il fallut le sérieux de Sorrin, la modération de son langage, la froideur même de ses manières pour les rassurer tout à fait.
Une contrainte pesait néanmoins sur les deux jeunes gens, et, vers la fin de l’après-midi, Christine fut heureuse d’emmener son ami dehors, dans l’espace.
Sans se parler, ils marchèrent sur la grande route, grise de poussière. La journée était exquise et pure. Une brise légère tempérait l’ardeur du soleil, dont les rayons, d’ailleurs, ne devaient pas tarder à décroître.
— Allons sur la montagne, proposa la jeune femme. Nous avons le temps d’arriver avant le soir à Fontaine-Napoléon, à mi-chemin de la Faucille. Et c’est une belle promenade.
Du geste, elle désignait, tout en haut, deux pointes inégales, couronnées de sapins, qui se recourbaient sur le grand vide bleu.
Ainsi s’éloignant de la ville, ils prirent la route facile qui, de lacet en lacet, s’élève jusqu’au col, tel un large ruban. André voulait à chaque instant s’arrêter pour admirer le panorama de la plaine, qui se déroulait graduellement. Mais Christine l’en empêchait.
— Non, disait-elle, non, attendez ! Réservez-vous le plaisir tout entier !
Bientôt, sous prétexte d’ascension plus rapide, elle lui fit gravir des pentes raides, où de gros cailloux s’éboulaient sous leurs pieds ; et, toute sa gaieté revenue, elle riait de le voir, peu expert à ce genre d’exercice, se raccrocher des deux mains à de tenaces arbrisseaux rabougris. Puis vinrent des intervalles gazonnés, émaillés de fleurettes aux dures couleurs – doux comme du velours, perfides et glissants. Parfois, la sente invisible disparaissait dans le sous-bois, et ils se frayaient leur chemin dans le fouillis des hêtres, des sapins et des chênes, à travers des fougères et de hautes herbes où ils enfonçaient jusqu’à mi-jambes. Soudain, ils reparurent dans la pleine lumière, sur la grand’route retrouvée, et, grisés de l’air plus vif qui essuyait la sueur de leurs fronts, ils se sentirent l’âme en fête.
— Nous arrivons, dit bientôt Christine, en lui montrant, au tournant de la route, une fontaine creusée dans le roc.
Le site était charmant : au-dessus de l’encadrement de pierre, frangé de mousse humide, des sapins s’élevaient en diadème, dardant leurs cimes effilées, comme autant de fleurons. La forêt recommençait plus haut, épaisse et enchevêtrée. Christine, devançant son compagnon, qui s’arrêtait pour s’éponger, courut s’asseoir sur la margelle et remplit au jet irisé qui bouillonnait du goulot une petite tasse de cuir qu’elle lui offrit quand il la rejoignit. Ils avaient chaud ; ils firent couler sur leurs doigts l’eau glacée. Un instant, ils s’amusèrent à comparer leurs mains, qui prenaient des pâleurs d’albâtre sous le cristal de la fontaine. Puis, riant de leur enfantillage, ils cherchèrent pour s’asseoir l’ombre d’un noisetier à la lisière d’un pré. Et Christine dit à André :
— Maintenant, regardez.
Au-dessous d’eux la plaine s’étendait immense, dans son cercle gigantesque de montagnes, toute dorée sous l’éblouissante splendeur des rayons. Des bourgs, des villages, des hameaux, la tachaient çà et là de blancheurs éparses. Détachant sa masse grise sur sa colline violâtre, une grande ville gardait l’extrémité d’un lac qui, d’abord rétréci, s’évadait plus loin, brusquement élargi en une nappe de saphir, lisérée de l’émeraude des rives, brodée du vol argenté des barques, et se diffusait ensuite en une vapeur d’opale. Les Alpes, au dernier plan, emplissaient l’horizon ; leurs sommets, émergeant un à un de la chaîne neigeuse, s’empourpraient lentement. Roi magnifique couronné de flammes d’or, le mont Blanc s’élevait sur ces cimes altières, comme sur un peuple de blanches vassales. À droite, cependant, le Jura prolongeait sa ligne austère, rompue sous les cassures d’un voile bleuâtre.
De toutes ces montagnes, de ce ciel en incandescence, des jeux de la lumière sur celle pleine verte et blonde, sillonnée en tous sens par les rubans de ses routes, fertile et riche, où abondait la vie, une couleur si intense se dégageait qu’André, pris de vertige, ferma les yeux. Puis, son regard s’accoutuma, il finit par embrasser sans fatigue le vaste panorama, où la jeune femme, sur sa demande, mettait des noms.
— Dans quelques instants, dit-elle, vous verrez l’Alpenglühn, c’est-à-dire que les montagnes seront toutes roses. Attendons !
Comme ils attendaient, silencieux, dans la paix ineffable de la fin du jour, André découvrit tout à coup, à leurs pieds, sur un mamelon détaché de la base du Jura, Belle-Aigue, la petite ville, toute noire, toute étroite, toute ratatinée, avec le fil d’argent de sa rivière, fuyant à travers les saules vers la plaine.
— Vous regardez Belle-Aigue ? dit Christine en suivant la direction de ses yeux.
Il répondit d’un signe, elle continua :
— Cela vous semble bien petit, n’est-ce pas ? Et, de là-haut, du col, cela paraît plus petit encore. Et des Alpes, là-bas – son geste dépassa la plaine – cela ne s’aperçoit même plus… Pourtant, si vous saviez tout ce qu’il peut tenir de tristesses et de peines, dans un si petit endroit !... Les chaînes y sont aussi fortes qu’ailleurs – plus fortes peut-être… Il y a des poids qui les aggravent, des cadenas qui les rivent… Je regarde cela, de la hauteur où nous sommes, et je pense aux larmes que j’ai versées, à celles que j’ai fait couler, à l’affection de ceux qui m’ont aimée à leur manière, que j’aime encore, sans que nous puissions nous comprendre… Je pense à tout ce qu’il y a de mystérieux dans une simple vie comme la mienne, comme la nôtre…
Elle baissa la voix pour ajouter :
— Et il me vient une crainte affreuse : celle de ne pas vous rendre assez heureux…
Il l’attira contre lui en murmurant :
— Taisez-vous !
Elle appuya ses mains jointes sur l’épaule d’André, et sa tête sur ses mains. Ils restèrent longtemps ainsi sans bouger. Puis il dit à son tour :
— Nous sommes très loin de Belle-Aigue, très loin des autres, très loin de tout ce qui n’est pas nous… Qu’importe ce qu’il y a sous nos pieds ?… Naissons joyeusement à la vie nouvelle !…
Les montagnes étaient toutes roses, le ciel d’azur, sans un nuage. La grande ardeur du soleil apaisée, l’astre mourait dans le recueillement, tandis qu’autour de lui se levaient les violettes du crépuscule. Mais son reflet restait clair, immuable et serein…
FIN
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en juin 2017.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Marcel, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Gladès, André, Résistance, Lausanne, Payot et Paris, Perrin, 1898. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Pied du Jura depuis Avusy a été prise par Laura Barr-Wells le 29.10.2015.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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