Jacques Heath Futrelle

LE GONG MYSTÉRIEUX

Suivi de : LE FANTÔME DE LA VILLA ESTÈVE, LE CHIFFRE FATAL, L’HOMME SANS NOM

LES AVENTURES DU PROFESSEUR BAJOLIN

traduction : Michel Epuy

1929

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Table des matières

 

LE GONG MYSTÉRIEUX.. 3

PREMIÈRE PARTIE.. 3

SECONDE PARTIE.. 26

LE FANTÔME DE LA VILLA ESTÈVE. 55

LE CHIFFRE FATAL. 98

L’HOMME SANS NOM... 130

Ce livre numérique. 167

 

LE GONG MYSTÉRIEUX

PREMIÈRE PARTIE

M. Philippe était extrêmement surpris. Ce qui lui arrivait semblait dès l’abord assez bizarre pour forcer l’attention, mais tout aussitôt la chose prenait des proportions d’une étrangeté telle qu’il lui semblait impossible d’y croire en dépit de l’indiscutable témoignage de ses oreilles.

À mesure que passaient les secondes, frappées régulièrement par le balancier de la pendule, M. Franklin Philippe se sentait de plus en plus incertain de la réalité de l’aventure. Non, ce n’était pas possible… Il n’avait rien entendu… C’était une hallucination… Sa raison ne trouvait aucune explication possible ; il admit qu’il s’était trompé et il sourit légèrement en songeant que ses nerfs fatigués lui jouaient sans doute de mauvais tours.

Mais tandis qu’il devenait de plus en plus clair pour lui que son oreille l’avait induit en erreur, le son musical vibrait encore dans sa mémoire et ses yeux restaient anxieusement fixés sur le gong japonais d’où le son inattendu était sorti tout à l’heure. C’était un gong ordinaire composé de six disques de bronze creux et emboîtés les uns dans les autres, sans se toucher cependant. Le plus grand au sommet, était agrémenté de peintures aux couleurs vives, selon l’art japonais. Le gong était suspendu à un cordonnet de soie qui descendait droit du plafond dans un angle au dessus du bureau de M. Philippe.

Tout cela avait l’air très innocent, et cependant…

Mais brusquement la chose insolite se reproduisit : Il entendît le gong résonner de nouveau.

La note qu’il entendit était claire, bien timbrée, vibrante ; elle éclatait soudaine et forte, comme nettement et volontairement frappée, puis les ondes sonores diminuaient peu à peu d’intensité jusqu’à n’être plus que d’imperceptibles vibrations…

C’était un peu fort, tout de même.

M. Philippe se leva en poussant une exclamation.

… Dans le monde de la haute finance, M. Philippe était considéré comme un homme remarquable par son intelligence et son sang-froid. Il était tout le contraire d’un nerveux. Il respirait quatorze fois à la minute, son pouls ne dépassait pas soixante-et-onze pulsations durant le même laps de temps ; son calme était aussi égal au moment où il débattait un marché de plusieurs millions qu’à l’heure où, sortant de déjeuner il allumait une cigarette.

C’était grâce à ses nerfs imperturbables qu’il avait eu la force nécessaire pour arriver à cinquante ans sain de corps et d’esprit malgré la vie intense qu’il menait.

Aussi, lorsqu’il eut entendu le gong japonais retentir à nouveau, il ne se départit point de son calme. Il prit un crayon et se mit à frapper les disques de bronze l’un après l’autre en commençant par celui qui se trouvait le plus bas.

La note aiguë que donna ce premier coup l’avertit immédiatement que ce n’était pas ce disque-là qui avait résonné. Il expérimenta le second, puis le troisième : Ce n’étaient pas non plus ceux là.

Arrivé au cinquième, dès le plus léger choc du crayon, il reconnut la note. Le gong frémit et trembla un peu sous le coup. Deux fois encore M. Philippe le frappa, puis il reposa le crayon sur son bureau. Il était convaincu, c’était bien le disque qui avait résonné, mais pourquoi avait-il résonné tout seul ?

Durant plusieurs minutes, il demeura immobile, perdu dans ses pensées.

Il réfléchissait avec calme, posément.

Il avait gardé toute sa lucidité d’esprit.

« Je suppose que c’est une hallucination de l’ouïe » dit-il à haute voix. « Pourtant… »

Mais, tout en disant cela, l’explication ne lui parut pas décisive et il se mit à chercher une cause plus naturelle ; un insecte aurait-il frappé le gong en volant étourdiment vers cet objet brillant ?

Non. Il en était sûr parce qu’il regardait fixement le gong lorsque le second coup avait retenti. Il aurait donc vu l’insecte.

Quelque objet se serait-il détaché du plafond ?

Non ; il l’aurait vu aussi.

D’un regard vif et perçant, il scruta toute la chambre. C’était un petit cabinet de travail qu’il s’était ménagé chez lui. Il était parfaitement seul ; la porte était fermée ; tout était en ordre.

Il songea à la fenêtre. Elle donnait à l’est et était restée ouverte pour laisser entrer l’air adouci et pur de cette belle soirée de printemps. Le vent avait-il déplacé le gong ? Il s’empara de cette idée… qui s’évanouit aussitôt que M. Philippe vit les rideaux : ils pendaient droit et ne frémissaient pas… Le mouvement de l’air était donc trop faible pour les soulever.

Peut-être avait-on lancé une petite pierre par la fenêtre ? L’absurdité de cette supposition lui sauta aux yeux : À travers toute la largeur de la fenêtre des stores à fines mailles étaient tendus ; ils étaient intacts, et c’est à peine si un grain de sable eut pu les traverser.

Intrigué, M. Philippe s’assit.

Il se rendit compte alors du fait indiscutable qui rendait invraisemblables toutes ses suppositions antérieures : le gong n’avait paru agité d’aucun mouvement perceptible quand il avait résonné. Et cependant, le son avait été fort comme s’il avait été causé par un heurt violent.

M. Philippe se souvint que, frappé d’un vif coup de crayon, le gong avait visiblement oscillé et tremblé, et que, d’ailleurs, le crayon n’avait produit qu’un son très léger relativement à celui qu’il avait primitivement entendu. Pour mieux se rendre compte, il toucha encore le gong du bout de son crayon : si délicatement qu’il le frappât, l’objet tressaillit et se balança…

— C’est bien la chose la plus extraordinaire que j’aie jamais vue, dit-il encore à haute voix.

Au bout d’un moment il alluma un cigare, et pour la première fois de sa vie sa main trembla. Il s’en aperçut et cela amena un léger sourire sur ses lèvres. Alors il serra nerveusement les poings et s’appuya au dossier de sa chaise. Il fut obligé de lutter contre lui-même pour se forcer à penser à autre chose qu’à des chimères, car son esprit l’emportait en des rêves fantastiques et grotesques, aussi vains que la fumée de son cigare.

Mais à la fin la raison fut victorieuse et l’incident du gong se trouva relégué au pays des cauchemars et du néant. Les affaires urgentes, réelles, tangibles concentrèrent à nouveau toute son attention.

… Alors, tout à coup, avec la gravité et la vigueur d’un appel au feu, le gong résonna… une fois, deux fois, trois fois !

M. Philippe bondit. Cette fois il frémissait malgré lui. Il respira longuement, puis, après un coup d’œil circulaire autour de lui, il sortit dans l’antichambre. Là il s’arrêta un moment comme indécis, puis se rendit au salon.

Mme Philippe, enfoncée dans un fauteuil, écoutait d’un air amusé le récit de quelque exploit de collège que lui faisait son fils Henry. Celui-ci se leva lorsque son père entra. C’était un grand et fort garçon de dix-sept ans, tête et corps solides, tout le portrait de son père.

— Eh bien, mon ami, s’écria Mme Philippe, je vous croyais absorbé dans vos affaires !

M. Philippe la regarda d’un air égaré, comme s’il sortait d’un rêve. Son fils ne se préoccupa pas de ce trouble qu’il attribuait à la fatigue, mais Mme Philippe comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle avec sollicitude. Avez-vous des ennuis ?

Son mari, calmé par la présence des deux êtres qu’il aimait le plus au monde, sourit et s’assit auprès d’elle.

— Rien, rien, dit-il. Je me sens assez nerveux ce soir et j’ai préféré venir causer un peu avec vous plutôt que de…

— Que de rester penché sur vos abominables chiffres ! oh, certes, c’est très gentil !

Elle se pencha vers son mari, et, dans cette attitude d’une grâce infinie, elle lui prit la main.

Il la serra et sentit à ce contact que tout son empire sur lui-même lui revenait.

Henry se leva bientôt et sortit.

— Notre fils m’initiait aux mystères du football, dit Mme Philippe. Il va prendre part aux grands matches annuels qui ont lieu prochainement.

Son mari ne lui répondit pas. Il venait de se rappeler que le gong extraordinaire lui avait été donné par sa femme, à l’occasion de son anniversaire, quelques mois auparavant.

— Pouvez-vous me dire, demanda-t-il tout à coup, où vous avez pris ce gong japonais qui est dans mon cabinet de travail ?

— Ce gong ? Je l’ai aperçu à la vitrine d’une boutique d’antiquités devant laquelle je passe quelquefois au cours de mes visites. Je l’ai vu il y a deux ou trois mois, et je l’ai acheté. La boutique est dans la rue du Marché aux Fleurs. Le marchand est un vieil allemand ; il s’appelle, je crois, Wagner… Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Cet objet a l’air très vieux… il doit dater d’une centaine d’années, dit M. Philippe sans répondre nettement…

— Je le suppose, et les peintures en sont exquises.

— A-t-il une histoire particulière ?

— Pas que je sache, répondit Mme Philippe.

— A-t-il quelque caractère spécial ou extraordinaire ?

Mme Philippe secoua la tête.

— Je ne vois pas bien ce que vous voulez dire, déclara-t-elle. Le seul caractère spécial que j’y aie vu, c’est la parfaite pureté musicale des notes qu’il donne, et la peinture, comme je vous le disais tout à l’heure.

M. Philippe secoua la cendre de son cigare.

— Oui, dit-il, j’ai remarqué aussi ces qualités et j’ai été frappé de la beauté de cet objet. C’est ce qui me faisait penser qu’il pouvait avoir une histoire particulière…

Il demeura quelques instants silencieux, puis il reprit :

— Il paraît très précieux et doit avoir une grande valeur.

— Je ne crois pas, dit sa femme ; je l’ai payé cent francs.

… Ils n’en dirent pas davantage là-dessus. Mais, le lendemain matin, un des premiers clients de la boutique de Wagner fut M. Franklin Philippe.

C’était un magasin typique d’antiquités, de ferrailles et de bibelots, la poussière y régnait souverainement. Le marchand avait simplement mis quelques objets d’art en vitrine, mais à l’intérieur le désordre était complet. Un vieil homme reçut le visiteur.

— M. Wagner ? demanda le banquier.

Le vieillard semblait avoir des habitudes d’extrême précaution, car il regarda d’abord son visiteur des pieds à la tête, puis répondit :

— Que désirez-vous ?

— Je voudrais savoir si vous êtes M. Wagner, dit M. Philippe sèchement. L’êtes-vous, oui ou non ?

Le vieux marchand soutint un instant le franc regard de son visiteur, puis baissa les yeux.

— Je suis Jean Wagner, dit-il avec humilité. Que désirez-vous, Monsieur ?

— Il y a quelque temps, deux ou trois mois environ, vous avez vendu un gong japonais, commença M. Philippe.

— Je n’en ai jamais vendu, interrompit violemment Wagner. Je n’ai jamais eu ici un gong japonais. Je n’en ai jamais vendu…

— Mais si, riposta M. Philippe. Un gong japonais formé de six timbres et pourvu d’un cordon de soie, comprenez-vous ?

— Je n’ai jamais possédé chose pareille, je n’ai jamais eu une affaire comme çà dans mon magasin, déclara le boutiquier avec animation. Je n’en ai jamais vendu, ni touché, ni vu…

M. Philippe considérait le marchand d’un air soupçonneux.

— N’avez-vous pas de commis ? Ou, n’en aviez-vous pas il y a trois mois ?

— Non, pas de commis, jamais de commis ! s’écria l’homme avec une violence incompréhensible. Il n’y a jamais personne d’autre que moi ici. Il n’y a jamais eu de gong japonais dans cette maison ; je n’en ai point vendu, je n’en ai point vu.

M. Philippe étudia un moment le visage ridé du marchand qui s’efforçait vainement d’imposer ses dires au visiteur importun.

— Il est absurde de nier que vous avez vendu l’objet, dit-il enfin. Ma femme l’a acheté ici-même.

— Je n’en ai pas vendu, répéta obstinément l’homme. Je n’en ai pas eu en magasin. Il n’est pas venu de femme ici. Je ne veux pas de femme ici. Je ne sais rien sur un gong japonais… Je n’en ai jamais vu.

Profondément étonné et tout à fait impatienté, M. Philippe renonça à poursuivre l’entretien. Après un moment d’attente, il sortit de la boutique. Le vieux brocanteur le suivit anxieusement des yeux jusqu’à ce qu’il fut remonté en voiture.

Les premiers jours du printemps passèrent. Le gong ne s’était plus fait entendre.

Une fois seulement, M. Philippe s’en occupa et ce fut pour demander incidemment à sa femme si elle l’avait bien acheté à Wagner en personne. Elle répondit affirmativement et la description quelle donna du marchand correspondait bien au signalement du bonhomme qui avait si étrangement reçu M. Philippe.

À cette réponse de sa femme, il s’était bien demandé tout de suite pourquoi ce vieux brocanteur avait montré tant d’insistance à nier le fait d’avoir jamais vu, possédé et vendu l’objet… Mais, après quelques jours il n’y avait plus pensé ; ses affaires avaient accaparé toute son attention.

Le gong était toujours suspendu dans son bureau. Parfois le financier y jetait un coup d’œil un peu anxieux, mais il ne fit aucune tentative sérieuse pour découvrir le mot de l’énigme.

Un soir, M. et Mme Philippe recevaient à dîner un jeune japonais fort riche et d’excellente famille qui avait fait la connaissance de leur fils Henry à l’Université. Le père d’Okou-Matsumi était un diplomate en service à Londres.

Après le dîner, le jeune Matsumi exprima son admiration pour les peintures qui décoraient la salle à manger et il s’en suivit naturellement que M. Philippe lui montra d’autres pièces artistiques qu’il possédait.

Un de ces chefs-d’œuvre, un Vinci, était accroché dans son cabinet de travail. M. Philippe y conduisit donc son hôte, pour lui faire admirer le tableau.

Alors survint un fait étrange. Dès le seuil de la petite pièce, M. Matsumi aperçut le gong. Il s’arrêta, comme saisi d’une profonde surprise, considéra longuement l’objet, fit un pas vers lui et s’inclina très bas tout comme si, à la place du gong, il avait aperçu un grand personnage qu’il fallait honorer. En même temps, de sa main droite levée, il traçait en l’air un signe mystérieux…

Une longue minute, il demeura ainsi prosterné, sans que M. Philippe, médusé lui aussi, songeât à le rappeler à la réalité. Il semblait plonge en un rêve profond et voir au delà des mers une extraordinaire scène…

… Un peuple immense est agenouillé en silence devant le temple du Boudha.

La nuit est silencieuse et l’on n’entend que le profond murmure des respirations innombrables. Le dieu sur son piédestal se profile devant un grand rideau doré qui forme l’entrée du temple… Par instants, des lueurs colorées, aveuglantes, subites, éclairent toute la scène et font miroiter les marbres et les ferrures du temple. Avec ces lueurs d’éclair, une odeur forte, sorte de parfum oriental, flotte dans l’air. Puis tout retombe dans la pénombre, et, à la lumière des torches, on ne voit plus que des ombres mouvantes autour du rideau d’or et la masse d’ombres prosternées devant le dieu…

Le rideau s’ouvre, des prêtres en sortent, ils portent le feu sacré au bout de leurs sceptres d’or. Tout s’illumine violemment et l’odeur d’encens flotte encore au dessus de la multitude agenouillée…

Un prêtre commence les incantations :

— Gantama !

Un autre reprend :

— Siddharta, bien-aimé des dieux !

Et la foule ; avec ensemble :

— Sakyamouni, Fils du Ciel !

Et le prêtre continue :

— Boudha, Sage, Tout-Puissant, Saint des Saints… Nous sommes à tes pieds. Nous demandons ton avis…

Les voix innombrables, fortes et graves de terreur, répètent les mots, et toutes les faces jaunes se relèvent et fixent la forme immobile du dieu…

Alors, dans le silence anxieux qui suit la dernière syllabe de la prière, un son métallique, net et clair, a retenti…

Boudha a parlé !

Un long murmure s’élève. Des millions d’yeux considèrent avec respect le gong sacré composé de six disques et qui est suspendu par une cordelette de soie au poignet de la statue. Derrière le voile d’or, les litanies recommencent ; puis, le vieux prêtre, à voix haute, reprend la parole :

— Oh, Voix de Boudha ! Nous attendons ton arrêt. Tu n’as parlé que trois fois depuis un siècle, et chaque fois, onze jours après ton auguste décret notre Empereur s’est endormi dans la paix du Nirvânâ ! Parle ! En sera-t-il de même cette fois, Ô Tout-Puissant ?

Un profond silence tombe… Et le gong reprend sa sonnerie lente… Il sonne une fois, deux fois, trois fois… La foule pleure… Quatre fois, cinq fois, six fois… Des hurlements éclatent… Sept fois, huit fois, neuf fois… Les prêtres recommencent à psalmodier en sourdine… Dix fois, onze fois…

Le silence est complet. Les torches s’éteignent. Le feu sacré meurt sur l’autel. Le Boudha s’enveloppe de ténèbres…

— M. Matsumi se releva enfin et revint vers son hôte ahuri.

— Qu’avez-vous donc fait ? demanda M. Philippe.

— Excusez-moi, je vous prie, mais je suis convaincu que vous ne comprendriez pas, même si je vous expliquais tout, répliqua le japonais avec calme et d’un air parfaitement courtois. Puis-je examiner cet objet de près ? reprit-il en désignant le gong.

Certainement.

M. Matsumi, avec une certaine vivacité qui n’échappa pas à M. Philippe, s’approcha et toucha légèrement chaque timbre du gong l’un après l’autre pour retrouver la note évidemment. Puis il considéra l’objet de tout près. Sur le côté intérieur du plus large timbre, il parut trouver un détail fort intéressant… Après une minutieuse inspection, il se releva. Dans son regard brillait une flamme étrange que M. Philippe aurait bien voulu pouvoir interpréter…

— Je suppose que ce n’est pas la première fois que vous voyez cet objet ? commença le financier.

Je ne l’ai jamais vu.

Mais vous en connaissiez l’existence…

M. Matsumi eut un mouvement d’épaules.

— Pourquoi donc avez-vous agi si singulièrement ? demanda encore M. Philippe.

Le jeune homme haussa de nouveau les épaules, sa courtoisie raffinée, son extrême politesse, sa parfaite éducation… il semblait que le gong lui eut fait oublier tout cela. Le financier se mordit les lèvres. Il commençait à s’énerver et son imagination se réveillait.

— Vous n’avez pas ce gong depuis longtemps, n’est-ce pas ? demanda M. Matsumi après un silence.

— Depuis trois ou quatre mois.

— Vous n’y avez jamais rien remarqué de particulier ?

M. Philippe le regarda en face :

— Mais si, dit-il enfin avec assurance.

— Il sonne, n’est-ce pas… Je veux dire le cinquième timbre ?

M. Philippe fit un signe affirmatif. Le jeune homme devenait extrêmement grave et attentif.

— L’avez-vous entendu sonner onze fois ?

Le financier secoua la tête négativement… M. Matsumi poussa un soupir, comme s’il éprouvait un inexprimable soulagement.

Il y eut un long silence. Le jeune japonais croisa et décroisa plusieurs fois ses petites mains.

— Excusez-moi de parler de cela en ce moment, dit-il enfin sur un ton très réservé et comme s’il avait peur d’offenser son interlocuteur, mais consentiriez-vous à vous séparer de ce gong ?

M. Philippe le regarda vivement. Il cherchait à deviner les pensées de son hôte et à découvrir dans son attitude un éclaircissement quelconque.

— Je n’ai pas l’intention de m’en défaire, dit-il enfin. C’est un cadeau de ma femme.

— Alors, vous refuseriez n’importe quelle offre ?

— Oui, certainement, répondit M. Philippe. Puis il s’arrêta et demeura pensif un moment.

— Ce gong m’a beaucoup intéressé, reprit-il enfin. J’aimerais connaître son histoire. Peut-être pourriez-vous me donner là-dessus quelques renseignements ?

Avec toute la courtoisie, mais aussi tout le calme de sa race, le jeune japonais répondit négativement ; et, avec une politesse exquise, il posa lui-même de nouvelles questions :

— Je ne vous demanderai donc plus de vous défaire de cet objet, dit-il, mais peut-être pourriez-vous me dire où il a été acheté ?

Il s’arrêta une seconde et reprit :

— Je pourrais essayer alors de m’en procurer un semblable…

— J’ai eu l’occasion d’apprendre qu’il n’y en avait point d’autre, répliqua M. Philippe. Et la boutique où celui-ci a été trouvé est celle d’un antiquaire nommé Jean Wagner.

Et ce fut tout. L’incident passa et n’eut d’autre résultat que d’attirer la curiosité du financier, bien que le gong fût resté silencieux depuis fort longtemps.

Le lendemain soir, par une splendide nuit d’été, M. Philippe eut l’occasion d’entrer dans son petit bureau.

L’heure du dîner approchait. Il faisait un peu sombre déjà. Le financier ouvrit la fenêtre, replaça le store, puis il se baissa pour ouvrir un des tiroirs de son bureau. Au moment où il se baissait, la vibrante, claire et pure sonnerie retentit…

Un ! Deux ! Trois ! Quatre ! Cinq ! Six ! Sept !

Au premier coup, M. Philippe se releva, et, comme le second coup retentissait, il se pencha et tint les yeux fixés sur le disque.

Tant que le gong continua à sonner, il se raidit violemment pour rester calme et surprendre enfin la cause du phénomène. Mais il eut beau examiner les disques, regarder au dessus, au dessous, autour du gong, il ne vit rien ; rien !

Les sons s’élevaient simplement et sortaient du gong, mais le timbre qui les produisait ne frissonnait même pas.

Lorsque le septième coup eut retenti, M. Philippe tout blême, les jambes molles, l’œil hagard, s’enfuit hors de son bureau. Une sueur abondante couvrait son front.

Il passa une nuit sans repos et fut hanté de rêves étranges.

Le lendemain matin, tout en déjeunant, Mme Philippe lisait son courrier. Son front se rembrunit légèrement pendant qu’elle lisait une lettre. Elle jeta alors un coup d’œil sur son mari qui parcourait le journal à côté d’elle :

— Est-ce que vous tenez particulièrement au gong qui se trouve dans votre cabinet ? demanda-t-elle.

M. Philippe sursauta. Cet objet le préoccupait depuis douze heures !… Mais il se contint.

— Pourquoi me demandez-vous cela, ma chère amie ? dit-il.

— Vous vous rappelez, n’est-ce pas, que je l’ai acheté chez un antiquaire, un nommé Jean Wagner ? Eh bien, il m’offre aujourd’hui trois mille francs de cet objet si je veux le lui revendre. Je suppose qu’il lui a trouvé une valeur qu’il ne lui connaissait pas, et ces trois mille francs arrondiraient les sommes dont je dispose pour mes œuvres charitables.

M. Philippe resta pensif.

Ainsi, Wagner intervenait. Quelle était donc cette nouvelle complication ? Pourquoi ce marchand avait-il nié qu’il connût le gong, et surtout après avoir nié, pourquoi essayait-il maintenant de le racheter ?

En cherchant à s’expliquer tout cela, M. Philippe restait silencieux.

— Eh bien, lui dit enfin sa femme, vous ne me répondez pas ?

— Si, dit-il enfin… Je vous prie de ne vendre ce gong à aucun prix. Je… Je veux le garder. Je vous donnerai un chèque de trois mille francs pour vos bonnes œuvres ; mais je le garde.

En parlant ainsi il avait une attitude étrange. Il semblait inquiet. Sa femme le considéra un instant, puis, sans mot dire, elle reprit son déjeuner.

Le lendemain matin arriva une autre lettre de Wagner. C’était un appel impatient, rapidement griffonné et presque incohérent. Il lui fallait le gong. Il était prêt à en donner vingt-cinq mille francs.

Mme Philippe fut franchement bouleversée. Elle tendit la lettre à son mari qui la lut deux fois en se retenant pour ne pas montrer son énervement. Mais il n’y put tenir.

— Non ! s’écria-t-il avec violence. Il ne faut le vendre à aucun prix !

Puis sa voix tomba, il se maîtrisa et ajouta :

— Non, ma chère amie, il ne faut pas le vendre. C’est un cadeau de vous. Je veux le garder… Mais, continua-t-il, cela me va forcer à vous signer un gros chèque… n’est-ce pas, puisque les pauvres doivent profiter de cette surenchère.

Deux fois encore, durant les trente-six heures suivantes, M. Philippe entendit le gong. Il sonna un seul coup d’abord, et la seconde fois il en sonna quatre.

Alors le financier ne fut plus le même ; un changement visible se fit en lui. Il perdit son apparence florissante. Il fut atteint d’un incessant tremblement des mains. Ses yeux prirent un air égaré. Ils roulaient sans cesse dans leurs orbites comme si le financier se fût attendu à être surpris… Toute sa force intellectuelle s’évanouissait peu à peu, dévorée par la constante obsession.

Il ne dit rien à personne. Il lui semblait que c’était une affaire personnelle et qu’il devait en supporter l’épreuve jusqu’au bout.

Il se trouvait dans cet état de dépression nerveuse à un moment où le monde de la spéculation était fort agité et où il fallait une extrême puissance de travail et une intelligence lucide et prompte pour diriger un mouvement financier important. Or M. Philippe gérait des intérêts énormes et de chacune de ses décisions plusieurs millions dépendaient. L’importance de toutes ces affaires devint telle qu’il fut absolument forcé d’y donner toute son attention. Ce fut un effort inouï et désespéré.

En arrivant à son bureau en ville, ce matin-là, il trouva un énorme courrier et des affaires importantes à élucider. Il avait entendu le gong sonner deux fois pendant la nuit. Il s’attaqua à son ouvrage avec une exaltation fébrile. Il n’était assis à son bureau que depuis quelques minutes lorsque la sonnerie de téléphone particulier retentit. Il se leva en poussant une exclamation, puis, se rendant compte que c’était le téléphone, il se rassit.

Au bout d’une heure, le téléphone avait retenti une dizaine de fois et chaque fois le banquier avait violemment sursauté. Enfin il se leva vivement, se précipita sur l’appareil, en arracha les fils qui s’y rendaient et les jeta dans la corbeille à papier. Puis il alla délibérément arracher aussi les fils qui venaient de la batterie électrique.

Son secrétaire le considérait avec le plus profond étonnement.

— Monsieur Ernest, fit enfin le financier d’une voix irritée, dites au chef des installations qu’il supprime toute sonnerie téléphonique dans mon bureau. Immédiatement !

Le secrétaire sortit.

Vers la fin de l’après-midi, M. Philippe se rendit chez le médecin de sa famille qui était un praticien fort renommé.

Le docteur regarda le financier avec grand intérêt dès son entrée dans son cabinet.

— Ah ! Philippe, dit-il, je suis content de vous voir. Que puis-je pour vous ?

— Soigner mes nerfs, mon cher ; je suis malade.

— Je pensais bien que cela arriverait, dit le médecin en secouant la tête. Trop de travail, trop de soucis, trop de cigares… Et puis, vous n’êtes plus tout jeune, mon cher Philippe.

— Ce n’est ni le travail, ni le cigare, dit M. Philippe avec impatience. C’est le souci, c’est un souci, né de circonstances particulières, étranges, fantastiques.

Il s’arrêta car il éprouvait un sentiment de gêne, presque de honte.

Le médecin le regarda attentivement et lui tâta le pouls.

— Quelles sont ces circonstances particulières ? demanda-t-il.

— Eh bien je… je peux à peine me les expliquer à moi-même, répliqua M. Philippe. C’est quelque chose d’irréel, d’immatériel, de fantomatique… tout ce que vous voudrez. Peut-être pourrais-je mieux vous faire comprendre en vous disant qu’il me semble toujours attendre quelque événement extraordinaire…

Le docteur éclata de rire. Mais M. Philippe le regarda d’un air quelque peu offensé.

— La plupart d’entre nous attendent quelque chose, dit le médecin. Et si nous ne l’attendions plus, nous ne prendrions plus grand intérêt à la vie. Quelle est exactement la sorte de chose que vous attendez ?

M. Philippe se leva brusquement et se mit à marcher de long en large.

Il serrait les lèvres, et, dans ses yeux se lisait une obsédante et folle frayeur.

— J’attends, j’attends toujours une sonnerie de gong ! dit-il tout à coup.

Et aussitôt ses joues se couvrirent d’une vive rougeur.

— Je sais que c’est absurde, continua-t-il, mais je m’éveille la nuit en tremblant et je reste là des heures à attendre… attendre… J’ai rêvé de cette sonnerie plus que personne n’a jamais rêvé de n’importe quoi. À mon bureau, je me surprends, les nerfs tendus, l’oreille aux aguets ; j’écoute, j’attends. Pendant que je cause avec quelqu’un, j’attends. Cela me rend fou, fou, fou, comprenez-vous ?

Le médecin se leva, la face grave. Il s’approcha du banquier et le fit rasseoir.

— Vous faites l’enfant, Philippe, dit-il. Asseyez-vous et contez-moi cela en détail.

— Attention, dit le financier en frappant du poing sur le bureau du docteur. Je vais vous le dire, mais il faut me croire, il faut absolument me croire. Si vous ne me croyez pas, alors cela voudra dire que je suis devenu fou.

— Racontez-moi tout, ordonna fermement le médecin.

Alors, d’une voix entrecoupée, en hésitant, se reprenant, M. Philippe raconta ce qui était arrivé. L’obsession, la peur, la nervosité aiguë étincelaient dans son regard, et, de temps en temps, ses lèvres tremblaient comme celles d’un petit enfant.

Le médecin l’écouta très attentivement et fit plusieurs fois des signes d’assentiment.

— Ce gong doit avoir quelque chose de magique, conclut M. Philippe. Il n’y a aucune explication raisonnable à la chose. Mon bon sens me dit qu’il ne résonne pas du tout, et cependant je sais qu’il résonne tout seul…

Le docteur demeura silencieux quelques minutes, puis dit :

— Vous êtes certain que votre femme l’a acheté à ce vieux brocanteur ?

— Certes oui. C’est absolument prouvé du reste par les lettres qu’il a écrites pour essayer de le racheter.

— Votre peur nerveuse vient-elle de ce que M. Matsumi, le japonais, vous a dit ?

— Non, ce n’est pas la dénégation du vieux marchand ; ce ne sont pas les enfantines paroles de mon invité… C’est le son même du gong qui m’affole, c’est cette vaine, constante, abominable recherche d’une raison, d’une cause à ce phénomène… Cet objet inanimé se comporte comme s’il était vivant.

Le médecin avait longuement tâté le pouls de M. Philippe ; puis il prépara aussitôt une potion calmante que le financier avala d’un trait.

Quelques instants après le banquier rentrait chez lui un peu plus calme et pourvu d’une sévère ordonnance médicale.

— Vous avez surtout besoin de six mois de vacances complètes, avait dit le docteur. Prenez au moins trois semaines. Arrangez vos affaires et allez voyager. En attendant, si vous ne voulez pas vendre ce gong, ou le jeter, enfermez-le dans quelque coin où l’on ne puisse ni le voir ni l’entendre.

Le lendemain matin, un homme, un étranger, fut trouvé mort dans le cabinet de travail de M. Philippe. On retrouva la balle de revolver qui lui avait traversé la poitrine. La porte qui communiquait avec le hall était encore fermée à clef, mais la fenêtre qui donnait à l’est était ouverte, et c’est par là que l’homme avait dû s’introduire.

M. et Mme Philippe vinrent aussitôt que les domestiques leur eurent annoncé l’événement.

Mme Philippe entra la première, et, à la vue du cadavre encore étendu à terre, elle demeura quelques instants sans voix, puis s’écria :

— Mais c’est l’homme à qui j’ai acheté le gong ! C’est Wagner !

Elle se retourna vers son mari qui regardait par dessus son épaule : Il avait les joues et les lèvres blanches et ses regards étaient tout égarés.

— Jean Wagner ! s’écria-t-il à son tour. C’est Jean Wagner !

Alors, comme saisi d’une idée soudaine, il se précipita furieusement vers le gong en levant les bras comme s’il voulait le détruire. Mais il s’arrêta soudain comme s’il eût reçu un coup de massue sur le visage ; il chancela et se couvrit les yeux de ses deux mains en criant :

— Regardez ! Regardez !

Il y avait une tache de sang, une tache toute rouge et fraîche sur le cinquième disque du gong.

Mme Philippe regardait tour à tour le gong et son mari qui se tint longtemps les mains sur les yeux, puis se mit à rire d’une façon diabolique, d’un rire d’halluciné ou d’aliéné…

SECONDE PARTIE

Au dessus d’une flamme bleue, une cornue chauffe à demi-remplie d’une liquide jaunâtre et trouble. Un tuyau de cuivre aux sinuosités étranges sort de l’instrument et va se perdre dans l’ombre du laboratoire.

Un homme au visage glabre se penche sur l’instrument… C’est le professeur Auguste Bajolin.

Un rayon de lumière projeté par un réflecteur éclaire toute la table du laboratoire…

… Le savant prit une parcelle du liquide et la plaça sur la tablette du microscope. À ce moment, sa tête et son visage vivement éclairés d’un côté et plongés de l’autre dans l’obscurité, offraient un spectacle bizarre. Cette tête et ce visage étaient singuliers : la tête énorme bombait sous une grosse touffe de cheveux jaunes ; le visage, mince, glabre, vif, s’éclairait de deux yeux d’un bleu pâle, aux pupilles étroites, aux regards nets et rapides louchant continuellement au-dessus des lunettes aux verres épais. Ajoutez à cela des mains petites, blanches, pourvues de doigts extraordinairement longs et grêles, et vous aurez le portrait du personnage.

Cet homme doté d’une grosse tête était un des princes indiscutés de la science. Une intelligence hors ligne, une mémoire étonnante, une logique inattaquable, une puissance de travail énorme… telles étaient les qualités maîtresses de cet homme de génie. Le reporter Hatche, son ami, l’avait surnommé « la machine à penser » et il faut avouer que ce titre lui convenait à merveille.

Tandis que le savant faisait son observation microscopique, le reporter, un grand et maigre jeune homme, le regardait avec curiosité.

Le professeur parlait sur un ton de perpétuel ennui, mais Hatche le connaissait depuis trop longtemps pour ne pas savoir que c’était ce qu’il disait qu’il fallait soigneusement retenir et non la façon dont il le disait.

— L’imagination, M. Hatche, est le seul lien qui rattache l’homme à l’infini, disait le maître. C’est la seule faculté qui nous distingue des êtres que nous appelons des brutes et qui ont cependant les mêmes passions, les mêmes appétits et les mêmes désirs que nous. Cette faculté a une valeur inestimable pour la science, car elle nous permet de résoudre tous les problèmes matériels. Nous ne saurions rien accomplir, rien achever, si nous ne l’avions auparavant imaginé. Tant qu’une cervelle humaine peut imaginer, elle peut comprendre. Nous n’arrivons pas à comprendre Dieu uniquement parce que nous ne pouvons pas nous l’imaginer.

… Ce n’était pas cela que le reporter était venu demander au savant, mais il l’écoutait avec intérêt, sachant bien qu’il finirait par savoir ce qu’il voulait.

— Le premier être intelligent, continuait le maître, a dû imaginer que lorsqu’on ajoutait deux choses à deux autres de même espèce, il devait y avoir un résultat. Il trouva que c’était quatre, et ce fut dès lors un principe de logique qui sert à résoudre les problèmes. Depuis ce moment, deux et deux font quatre, non pas quelquefois, mais toujours.

— Je pensais que l’imagination était sans limites, risqua le reporter.

Bajolin loucha de son côté :

— Au contraire, déclara-t-il. L’imagination a des frontières au delà desquelles l’esprit chancelle et se perd… Je vais vous y mener et vous verrez. Ainsi, avec un microscope beaucoup moins puissant que celui que vous voyez sur ma table, on a pu formuler la théorie atomique et moléculaire, d’après laquelle, comme vous le savez, toute substance est composée d’atomes infiniment petits. L’imagination suggère et la logique démontre que ces atomes sont eux-mêmes composés d’atomes, et ainsi de suite, à l’infini. Tous ces atomes sont simplement invisibles, et l’imagination peut vous faire entrevoir que chacun d’eux est un monde habité, un globe relativement aussi éloigné des autres que la terre de la lune.

Il s’arrêta un instant. Hatche clignait des yeux.

— Mais là nous touchons à la limite de notre intelligence, reprit le professeur. Il y a une autre limite dans l’autre sens, c’est au bout du télescope. Le plus puissant de ces instruments ne découvre aucune fin, aucune borne à l’univers. Il ne sert qu’à découvrir des mondes de plus en plus nombreux… Alors l’imagination et la logique nous permettent de déclarer que notre monde n’est qu’une parcelle infiniment petite du système solaire, c’est-à-dire un atome.

La grandeur de ces conceptions oppressait le reporter. Jamais de sa vie il ne s’était sentit si peu de chose.

— Maintenant, M. Hatche, pour en revenir au petit problème qui vous déconcerte, continua le professeur d’un ton décidé qui soulagea immédiatement l’esprit de son interlocuteur, tout ce que je viens de dire ne s’y rapporte que dans la mesure nécessaire pour prouver qu’il faut absolument de l’imagination pour résoudre n’importe quel problème. Tout problème a une solution et il suffit de l’étudier logiquement pour le résoudre. Ces simples règles m’ont toujours réussi.

Le reporter se sentit plus à l’aise désormais pour exposer au professeur les étranges circonstances dans lesquelles on venait de trouver Jean Wagner, brocanteur, mort dans le cabinet de travail de M. Franklin Philippe, le grand banquier.

Mais ses informations étaient celles de la police et trois personnes seulement, M. Philippe, le docteur Perdue et M. Matsumi connaissaient le mystère des sonneries du gong.

— La tache de sang sur le gong, conclut Hatche, peut avoir été faite par un doigt humain, mais comment a-t-elle été faite ? Je l’ignore. La police cherche à éclaircir quelques points singuliers. D’abord le détective Mallory a reconnu en la personne du mort le vieux Wagner, un antiquaire longtemps soupçonné d’être un receleur. Secondement, on fait rechercher un domestique de M. Philippe. Ce garçon, Giles Francis, a disparu. On sait seulement qu’à onze heures du soir, la nuit de la mort de Wagner, ce valet était couché dans sa chambre. Mais depuis, il n’a été aperçu nulle part. Il a tout laissé derrière lui, tous ses habits, excepté une paire de souliers, un pantalon et une chemise de nuit.

Bajolin tourna le dos à la table de laboratoire et s’assit. Pendant quelques minutes, il resta dans sa position favorite, sa grosse tête appuyée au dossier du fauteuil, les jambes allongées, les doigts de chaque main appuyés l’un contre l’autre bout à bout.

— Si Wagner a eu le cœur traversé d’une balle de revolver, dit-il enfin, c’est que sa mort a été instantanée, il n’a pas pu faire cette marque sanglante sur le gong. Mais alors pourquoi cette tache de sang ?

— Le détective Mallory pense…

— Oh, peu importe ce qu’il pense, interrompit le professeur. À quelle heure a-t-on trouvé le corps ?

— Vers neuf heures et demie, hier matin.

— On n’a constaté aucun vol ?

— Aucun. Le corps de Wagner était là, simplement. Une fenêtre était ouverte et la porte fermée à clef.

Il y eut un silence. Le front du savant se couvrait de rides sinueuses, entrelacées, étranges ; ses yeux se fermaient à demi.

Le reporter le considérait curieusement.

— Que dit M. Philippe de tout cela ? demanda Bajolin en regardant toujours le plafond.

— Il est malade… Je ne sais pas exactement ce qu’il a. En tout cas, son médecin n’a pas permis qu’il fût interrogé.

Le savant abaissa vivement son regard aigu sur le journaliste :

— Vous ne savez pas ce qu’il a ?

— Non, le médecin a refusé de donner aucun renseignement.

Une demi-heure plus tard, Bajolin et Hatche entraient chez M. Philippe. Ils rencontrèrent le docteur Perdue qui en sortait. Il avait le visage grave et préoccupé ; il semblait avoir perdu toute sa bonne humeur et sa gaieté. Il serra la main du professeur Bajolin qu’il avait déjà eu l’occasion de rencontrer et entra de nouveau avec lui et Hatche chez le banquier. Ils se rendirent ensemble dans la petite pièce où s’était déroulée la tragédie.

Le gong japonais n’avait pas été enlevé. En entrant, le savant se dirigea droit vers l’objet et, pendant cinq bonnes minutes, il se consacra entièrement à l’examen de la tache sanglante que l’on voyait sur le cinquième timbre. Hatche ne put rien deviner de ses pensées, sa physionomie resta impassible.

La tache était-elle due à une main ? Hatche lui-même ne pouvait répondre à cette question et il comprenait bien du reste qu’elle ne saurait constituer un indice, car le sang épaissi avait embrouillé et effacé les empreintes digitales qui servent à reconstituer l’identité des criminels.

Le professeur se dirigea ensuite vers la fenêtre et l’ouvrit.

Il demeura encore longtemps debout dans l’embrasure de cette fenêtre tandis que son front se ridait sous l’effort de sa pensée.

La petite pièce se trouvait au second étage et juste au coin du bâtiment du côté de la rue. À ce coin s’ouvrait une étroite allée qui donnait accès aux cuisines. Cette allée seule séparait la maison de M. Philippe de celle de son voisin immédiat. Les murs des deux bâtiments n’étaient distants que d’un mètre et demi et aucune des deux maisons voisines n’avait de fenêtre sur le passage, de sorte qu’un homme pouvait fort bien grimper de l’allée jusqu’à la hauteur du cabinet de travail de M. Philippe, sans être vu et en s’aidant des deux murailles rapprochées. Il pouvait ensuite contourner l’angle sur la corniche du premier étage.

— Pourriez-vous me dire, Perdue, demanda enfin le professeur, combien il y a de portes à cette maison ?

— Deux seulement, répondit le médecin. La grande porte d’entrée sur la rue et une porte de service au fond de l’allée.

— Toutes deux ont été retrouvées fermées hier matin ?

— Oui, elles sont pourvues de loquets qui les ferment automatiquement.

À ce moment le savant parut frappé d’une idée nouvelle. Il se rapprocha du gong et se remit à l’examiner comme si, dans sa pensée, cet objet prenait tout à coup une importance considérable. Avec un canif, il fit une légère marque à chacun des disques, puis les dévissa soigneusement l’un après l’autre. À l’intérieur du plus grand, il aperçut une sorte de marque singulière, c’était un cercle minuscule surmonté de trois petites lignes et contenant trois points à peine perceptibles. Le docteur et le journaliste regardaient par dessus son épaule.

— C’est une marque de fabrique peut-être, suggéra le reporter.

— Naturellement, il est impossible que cet objet ait le moindre rapport… commença le médecin.

— Rien n’est impossible, gronda le professeur. Ne dites pas cela, je vous en prie, cela me fait sursauter.

Et il continua à examiner le gong qu’il avait remis en place.

— Où le cadavre se trouvait-il exactement ? demanda-t-il après un silence.

— Ici, répondit le médecin en désignant le bord du tapis près de la fenêtre.

Le professeur mesura des yeux la distance.

— La seule question difficile à résoudre, dit-il comme s’il se parlait à lui-même, c’est de savoir pourquoi il a refermé la porte et s’est enfui.

— Qui ? demanda vivement Hatche.

Bajolin le regarda d’un air moqueur et ne répondit pas.

— Maintenant, docteur, dit tout à coup le professeur, quelle est la maladie de M. Philippe ?

— C’est… c’est… Vous savez, Bajolin, il y a quelque chose au fond de cette affaire qui n’a pas été dévoilé, pour des raisons excellentes à mon avis. Il se peut que cela vous intéresse, car vous avez du goût pour ces sortes de choses, mais je ne crois pas que cela vous soit d’une grande utilité pour arriver à la vérité. Je ne peux en faire confidence qu’à vous seul.

Ce disant le médecin regardait Hatche d’un air significatif.

— Il y a quelque chose d’autre… ah… au sujet du gong ? n’est-ce pas dit le professeur d’un air tranquille.

— Oui, au sujet du gong, répondit le médecin un peu surpris de cette assurance, mais, comme je viens de dire…

— J’ai accepté de m’occuper de cette affaire pour aider M. Hatche, expliqua le professeur, mais je puis affirmer qu’il n’imprimera rien sans ma permission.

Le médecin regarda le journaliste d’un air interrogateur et celui-ci fit un signe qui promettait la discrétion.

— Je crois qu’il vaudrait mieux, dit le médecin, que vous entendiez d’abord M. Philippe lui-même, Venez avec moi, je crois qu’il vous recevra et vous racontera tout.

M. Philippe était au lit. Le puissant financier n’était plus qu’une ombre. Son visage énergique était maintenant tout pâle et ravagé au point d’en être méconnaissable. Ses lèvres mêmes étaient presque blanches, ses mains tremblaient, ses yeux n’exprimaient que de l’horreur…

Le financier parla volontiers, semblant même ressentir un certain soulagement à narrer en détail toutes ces circonstances qui en définitive avaient causé sa maladie. Tout en parlant avec beaucoup de volubilité, mais sans incohérence, ses regards errants s’attachèrent surtout sur l’énigmatique figure du professeur, comme pour y chercher, plus que tout autre chose, la foi en son récit. Il y vit en effet des marques de confiance ; le savant inclina plusieurs fois la tête en signe d’approbation, et les assistants remarquèrent que les rides de son front s’étaient presque toutes dissipées.

— Je comprends maintenant pourquoi il s’est enfui, dit posément le savant lorsque M. Philippe eut achevé.

Cette remarque était totalement dépourvue de signification pour les auditeurs, mais le maître ne daigna pas s’expliquer.

— Si j’ai bien compris M. Philippe, continua-t-il, la fenêtre du cabinet de travail se trouvait toujours ouverte quand le gong sonnait ?

— Oui, je crois que toutes les fois elle était ouverte, répondit M. Philippe après un instant de réflexion.

— Et vous l’entendiez toujours lorsque la fenêtre était ouverte ?

— Oh non, dit le banquier. Il m’est arrivé plusieurs fois d’avoir la fenêtre ouverte et de ne pas entendre le gong.

Une certaine surprise se peignit sur le visage du professeur, puis s’effaça.

— Naturellement, naturellement, reprit-il après un moment de silence. Je suis stupide. J’aurais dû y penser. Maintenant, dites-moi, la première fois que vous avez entendu sonner le gong, les deux coups se sont suivis à quelques secondes d’intervalle, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et vous possédiez alors ce gong depuis… deux ou trois mois ?

— Depuis environ trois mois, oui.

— Il faisait froid, à cette époque, vers la fin de l’hiver ?

— Je crois, je ne m’en souviens pas bien. Je sais que la première fois que j’ai entendu le gong ce fut par une des premières soirées tièdes du printemps, car c’était la première fois que je travaillais avec ma fenêtre ouverte.

Le savant réfléchissait, les yeux au plafond, les bouts des doigts des deux mains appuyés les uns contre les autres, suivant sa coutume. Déjà un peu de calme et de confiance se lisaient sur la physionomie du malade.

— Vous avez dit, reprit Bajolin, que vous avez entendu le gong retentir deux fois très tard dans la nuit… Dans quelles circonstances ?

— C’était la veille de plusieurs opérations financières importantes, expliqua M. Philippe. J’étais resté à travailler bien après minuit dans mon cabinet.

— Vous rappelez-vous la date ?

— Parfaitement, c’était un vendredi, le onze du mois. Je m’en souviens bien parce que, le lendemain, je fis monter très haut les actions du chemin de fer que j’administre.

Le professeur fit un signe d’assentiment.

— Le domestique qui a disparu de chez vous, n’était-ce pas un garçon un peu timide ?

— Je ne saurais le dire, répondit M. Philippe.

— Il devait l’être, conclut péremptoirement le professeur. Mais, c’était, n’est-ce pas un bon serviteur ?

— Oh, oui, excellent.

— Entrait-il dans son service de fermer les fenêtres que Ion avait laissées ouvertes le soir ?

— Certainement.

— C’était un homme plutôt grand ?

— Oui, six pieds environ.

— Et M. Matsumi est plutôt petit ?

— Oui, petit, même pour un japonais.

Le professeur se leva et posa ses doigts sur le poignet de M. Philippe.

— Avez-vous remarqué une odeur spéciale après la sonnerie du gong ? demanda-t-il encore au bout d’un moment.

— Une odeur ? Mais vraiment je ne vois pas ce qu’une odeur peut avoir à faire avec…

— Pas grand’chose, dit froidement Bajolin, mais je désirais seulement savoir si vous avez observé une odeur particulière dans ces circonstances…

— Non, non, répliqua brièvement le banquier.

— Et pouvez-vous préciser l’impression que vous ressentiez quand la sonnerie du gong se faisait entendre ?

— Il est bien difficile de répondre à cette question, dit M. Philippe. Il m’a toujours semblé que je recevais un choc, mais je crois que c’était une impression nerveuse qui m’empoignait…

Le professeur se dirigea vers la fenêtre et demeura un instant immobile, le dos tourné aux assistants.

Pendant ce temps, les trois hommes attendaient le résultat de ses réflexions en fixant ses abondants cheveux jaunes. Ils cherchaient tous trois à comprendre pourquoi le professeur avait posé ces questions… Elles étaient si bizarres que les auditeurs ne pouvaient deviner par suite de quelles associations d’idées elles avaient été émises.

— Je crois bien maintenant que tout cela est fort clair, dit enfin le professeur en se retournant. Il me faut encore des réponses à deux questions importantes. Si la première réponse est affirmative, je dirai que c’est un esprit – disons tout de suite un esprit japonais – tortueux et subtil, qui a combiné toute l’affaire. Mais si la réponse est négative, tout devient d’une simplicité ridicule.

M. Philippe se pencha en avant. Il semblait partagé entre le doute et la confiance. Le médecin gardait un silence incrédule. Le reporter attendait.

— Mais qu’est-ce qui fait sonner le gong ? interrogea le financier.

— Il me faut des réponses aux deux problèmes dont je vous ai parlé, et alors je vous répondrai, répliqua Bajolin.

— Vous avez prononcé le mot de japonais, reprit M. Philippe. Soupçonnez-vous M. Matsumi d’avoir pris part à tout ce qui est arrivé ?

— Je ne soupçonne jamais personne, M. Philippe, dit brièvement le professeur. Je ne soupçonne pas, je sais. Lorsque je saurai la vérité dans votre affaire, je vous en ferai part. Pour le moment, M. Hatche et moi allons sortir un instant. Lorsque nous reviendrons, tout pourra être élucidé en dix minutes.

Il sortit le premier, et suivi du journaliste, il traversa le hall et revint au petit bureau du financier.

Pour la troisième fois, il examina le gong. Il frappa le cinquième timbre assez violemment à intervalles égaux et, après chaque coup, il se penchait pour renifler l’air tout près de l’instrument. Hatche le considérait avec étonnement. Lorsque le savant eut achevé son expérience, il secoua la tête comme s’il répondait négativement à une question qu’il s’était posée, puis, toujours suivi de Hatche, il sortit dans la rue.

— Qu’a donc M. Philippe ? demanda le reporter au moment où ils atteignaient le trottoir.

— Rien que de la peur, dit l’autre. Il est simplement malade d’angoisse parce qu’il ne sait pas pourquoi le gong sonne tout seul. Si j’avais été absolument certain de la cause de cette sonnerie, je la lui aurais expliquée tout de suite. Mais je la connais maintenant. Vous savez, M. Hatche, que lorsqu’un événement ne peut s’expliquer immédiatement, certaines gens songent au surnaturel… M. Philippe ne l’avouerait pas, mais je suis sûr qu’il voit quelque influence démoniaque dans ce phénomène. Il a peur, et cette peur l’a agité au point de le rendre presque fou. Quand je lui aurai clairement exposé la cause de ces sonneries, il sera guéri.

— Je comprends très bien que ce phénomène paraisse démoniaque, dit Hatche. Soupçonnez-vous ce qui le cause ?

— J’en connais la cause, répliqua le savant nerveusement. Et si vous ne la connaissez pas aussi, c’est que vous êtes stupide.

Le reporter hocha la tête.

Les deux hommes traversèrent la rue et entrèrent dans le bâtiment qui faisait face à la maison de M. Philippe. Le professeur alla trouver le concierge et lui posa une seule question :

— Y a-t-il eu ici un bal, une réception, une soirée, quelque fête de ce genre dans la nuit du vendredi onze de ce mois ?

— Non, lui répondit-on, il n’y a jamais rien eu de pareil dans la maison.

— Merci, dit Bajolin, au revoir.

Il fit brusquement volte-face laissant au concierge le soin de se demander ce que cela voulait dire, et, suivi du reporter, il grimpa lestement au premier étage. Là ils se trouvèrent dans un large corridor qui traversait tout le bâtiment. Le professeur ne regarda ni à droite ni à gauche, il se dirigea droit au fond du corridor où s’ouvrait une large fenêtre. De cette fenêtre Hatche et son compagnon apercevaient le panorama de toute la cité. Bajolin prit sa montre et la tint pendant quelques minutes dans sa main, puis il la replaça dans son gousset et se rendit à l’autre bout du corridor où une autre large fenêtre donnait dans la rue. De là ils aperçurent juste en face d’eux l’angle de la maison de M. Philippe ; la fenêtre du cabinet de travail du banquier semblait se trouver exactement vis-à-vis de celle où se tenaient le professeur et le journaliste. Bajolin ne s’attarda pas, il ne resta là qu’une seconde, puis redescendit dans la rue.

Hatche aurait voulu poser mille questions, mais il n’en sortit pas une et se borna à suivre le professeur.

En rentrant chez le financier, ils rencontrèrent son fils Henry et le médecin dans l’antichambre. Le docteur parut fort soulagé en apercevant Bajolin.

— Je suis heureux que vous soyez si vite de retour, lui dit-il rapidement. Voici un fait nouveau et fort singulier…

Il parlait évidemment d’une longue enveloppe qu’il tenait à la main.

— Entrez avec moi à la bibliothèque, ajouta-t-il.

Ils entrèrent et le médecin referma soigneusement la porte.

— Il y a quelques minutes à peine, Henry a reçu par la poste une grande enveloppe qui contenait celle-ci cachetée. Il allait la montrer à son père, mais il a réfléchi qu’il serait sans doute plus sage de…

À ce moment le professeur saisit l’enveloppe qui était blanche, soigneusement cachetée et ne portait pour toute inscription qu’une ligne d’une écriture fine et très anguleuse :

« À n’ouvrir que lorsque le gong aura sonné onze coups. »

… Quelque chose comme une vive satisfaction se peignit sur le visage du savant et un soupir s’échappa de ses lèvres.

Puis il y eut un long silence.

Henry Philippe, qui ne connaissait du mystère que la récente mort de Wagner interrogeait le docteur du regard, tandis que le médecin lui-même tâchait de deviner la pensée de Bajolin.

— Naturellement, vous ne savez pas de qui émane cette lettre ? demanda le professeur au jeune Henry.

— Je n’en ai aucune idée, répliqua celui-ci. Cela semble fort intriguer M. Perdue, mais je ne comprends pas pourquoi.

— Vous ne savez pas qui a écrit l’adresse ?

— Non.

— Mais moi je le sais. Elle est de M. Matsumi, dit posément Bajolin. Elle contient tout le secret de l’affaire du gong. Le simple fait de son arrivée prouve que tout est bien comme je pensais.

— Cette lettre ne peut être de Matsumi, protesta le jeune homme. Le cachet postal est de l’étranger.

— Cela prouve simplement qu’il est en fuite.

— Alors c’est Matsumi qui a tué Wagner ? demanda vivement Hatche.

— Je n’ai pas dit que cette lettre fut une confession, dit Bajolin d’une voix irritée. Elle ne doit contenir qu’une histoire du gong. Du reste…

À ce moment la porte s’ouvrit et Mme Philippe entra. Elle était en proie à la plus vive émotion.

— Docteur, il va plus mal, beaucoup plus mal, dit-elle au médecin. Venez vite, je vous en prie !

Le docteur se tourna vers le savant impassible.

— Bajolin, dit-il solennellement, si vous savez quelque chose qui puisse expliquer ces mystères, pour l’amour du ciel, dites-le maintenant. Je sais que cela peut sauver une intelligence et sans doute aussi une vie humaine.

— A-t-il sa connaissance ? demanda le savant à Mme Philippe.

— Non, il paraît complètement évanoui, dit-elle. J’étais en train de lui parler lorsque tout à coup il se souleva comme s’il prêtait l’oreille pour percevoir un bruit lointain, puis il cria des mots que je ne compris pas et il retomba sur son lit sans connaissance.

Le médecin sortit aussitôt avec la femme et le fils du malade. Bajolin regarda sa montre. Il était quatre heures et trois minutes… Il se tourna vers Hatche.

— Ayez la bonté, lui dit-il, d’aller dans le cabinet de travail de M. Philippe et de fermer la fenêtre. M. Philippe a entendu de nouveau le gong et je crois que Perdue a besoin de moi. En attendant, mettez cette enveloppe dans votre poche…

Et il tendit au reporter l’enveloppe cachetée reçue par le jeune Henry Philippe.

Vers neuf heures vingt, le soir de ce même jour, M. Philippe, encore pâle et faible mais redevenu maître de lui, le docteur Perdue, Bajolin, Henry Philippe et Hatche se trouvèrent réunis dans le petit cabinet de travail du banquier.

Durant quatre longues heures, Perdue et Bajolin avaient travaillé de concert pour ranimer le malade évanoui. Enfin, après de terribles efforts, une faible coloration était revenue aux joues du malade et il avait repris conscience.

— C’est moi qui ai demandé à ce que nous nous réunissions ici, expliqua le professeur Bajolin. Je veux vous expliquer nettement comment et pourquoi ce gong résonne sans cause apparente, et cela éclaircira en même temps tous les autres points du mystère. Voyons : si je puis vous prédire qu’à tel moment le gong sonnera un nombre de fois déterminé, et que cela arrive comme je l’aurais prédit, serez-vous convaincu que j’en connais la cause et me croirez-vous si j’affirme que ce phénomène est parfaitement naturel ?

— Certainement, répondit vivement le malade.

— Donc, si je vous démontre clairement comment le fait se produit, vous serez satisfait ?

— Oui, naturellement, s’écria M. Philippe.

— Très bien.

Le savant se retourna vers le reporter.

— M. Hatche, dit-il, ayez la bonté de téléphoner à l’Observatoire pour demander s’il ne s’est pas produit une tempête vers le milieu de la nuit où Wagner est mort ici, et s’il y a eu du tonnerre. Faites-vous donner aussi la direction et la vitesse du vent. Je sais d’avance qu’il y a eu du tonnerre et que le vent venait de l’est ou qu’il n’y en avait point. Je le sais, non d’après mes observations personnelles, mais je le déduis de la logique des événements.

Le journaliste fit un signe d’assentiment.

— Ah, je voudrais aussi un violon et un verre à champagne, dit le savant.

Il y avait un violon dans la maison. Henry Philippe alla le chercher tandis que le reporter sortait pour téléphoner.

Quelques minutes plus tard il revenait dans le petit bureau où Henry Philippe avait déjà apporté l’instrument demandé.

— Il y eut un léger vent d’est ayant une vitesse de cinq kilomètres à l’heure, dit Hatche… Quant à l’orage, il menaçait en effet vers minuit et il se produisit alors plusieurs éclairs et quelques forts coups de tonnerre.

L’excellent docteur Perdue voyait quelque charlatanisme dans tous ces préliminaires. M. Philippe semblait intéressé et impatient.

Bajolin était assis dans un fauteuil, la montre à la main, et il tenait les yeux fixés au plafond…

— Maintenant, M. Philippe, annonça-t-il, dans trente-trois minutes et quarante-cinq secondes le gong sonnera. Il sonnera dix fois. Je me suis arrangé pour reproduire toutes les conditions dans lesquelles le phénomène s’est plusieurs fois produit, et de cette façon il ne pourra plus vous rester de doute sur mes explications.

M. Philippe se pencha en avant, les mains crispées sur les bras de son fauteuil.

— En attendant, continua le professeur, je vais vous expliquer les événements qui se sont produits, non par des suppositions, mais tels qu’ils sont nécessairement arrivés.

Je les énumérerai, non dans l’ordre dans lequel ils sont arrivés, mais dans l’ordre où chaque fait m’a été révélé par le raisonnement. La logique, M. Philippe, n’est qu’une opération mathématique. Les raisonnements basés sur les faits doivent être inévitablement aussi corrects que l’addition de deux avec deux qui produit quatre, non pas quelquefois, mais toujours.

… Eh bien, un homme a été trouvé ici tué d’une balle au cœur. Il était venu pour voler. La fenêtre ouverte indique par où il est entré. Une autre personne a dû aussi entrer dans cette chambre. Mais il est difficile de croire que deux voleurs se soient introduits et que l’un ait tué l’autre avant l’accomplissement du vol : car, en fait, rien n’a été volé et il est encore moins admissible qu’un homme soit venu ici simplement pour se suicider… Alors quoi ?

Reste la tache de sang sur le gong. Elle a été faite par une main humaine. Mais un homme tué d’un coup de revolver au cœur ne peut pas l’avoir faite. Donc, nous savons qu’il s’est trouvé là une autre personne. La porte fermée à clé de l’extérieur confirme absolument cette hypothèse. Cette porte, n’est-ce pas, n’est jamais fermée à clé ? Non. Alors qui l’a fermée ? Certainement ce n’est pas un second voleur, car il ne serait pas risqué dans la maison après ce coup de revolver qui avait pu réveiller les habitants. C’est donc quelqu’un de la maison qui a fermé la porte à clé… Qui ?

Mais un de vos domestiques a disparu. A-t-il entendu du bruit dans la chambre ? Non, car il aurait réveillé d’autres domestiques pour lui aider à chasser les voleurs.

Que lui est-il donc arrivé ? Où est-il ? Naturellement il n’est pas impossible qu’il ait couru dehors pour chercher la police et qu’il ait été cueilli à sa sortie par des complices du voleur. Mais rappelez-vous, je vous prie, que les dernières nouvelles que nous avons de lui nous le représentent endormi dans son lit. La question importante est donc de savoir comment il a été réveillé la nuit du crime. Ce renseignement nous ferait connaître à peu près tout ce qu’il a fait par la suite.

Le professeur Bajolin s’arrêta, regarda sa montre et jeta un coup d’œil sur la fenêtre qui était ouverte et munie de son store.

— Nous savons, reprit-il, que si Francis avait été réveillé par les voleurs ou par un bruit qu’il aurait pu attribuer à des voleurs, il ne serait pas venu sans avoir réveillé d’autres domestiques. Nous devons supposer qu’il fut réveillé par un bruit quelconque. Lequel ? Le tonnerre ? Cela expliquerait tous ses actes… Supposons donc, pour le moment, que le tonnerre l’a réveillé. À ce moment il pense à l’orage, et cela même lui rappelle qu’il a oublié de fermer la fenêtre de cette pièce… Alors, à moitié habillé il accourt ici pour réparer cet oubli. Ce devait être juste avant minuit. Il rencontre Wagner qui vient d’entrer par la fenêtre, il le repousse, s’empare de son revolver. Le voleur veut lutter. Alors Francis tire et tue Wagner.

Dès lors les actes de Francis sont beaucoup plus difficiles à comprendre. À la rigueur je vois bien que lorsque Wagner tomba, Francis a mis la main sur la poitrine du voleur pour voir s’il était mort et s’est ainsi taché les doigts de sang, mais ce qui est difficile à concevoir c’est la raison pour laquelle il a touché le gong avec ses mains sanglantes, pourquoi il a fermé la porte derrière lui et s’est enfui hors de la maison…

D’autre part, j’ai toujours attaché une importance capitale à ce gong, d’abord à cause de cette tache de sang… et je l’ai examiné de près dès mon arrivée. J’ai même éraflé les disques pour m’assurer qu’ils étaient de bronze et non de quelque métal précieux qui aurait pu attirer les voleurs. Et puis, M. Philippe, j’ai appris votre histoire, et immédiatement, j’ai su pourquoi Francis avait refermé la porte et s’était enfui : C’est parce qu’il était horriblement, follement effrayé.

Naturellement, il fut déjà un peu ébranlé lorsqu’il s’aperçut qu’il avait tué un homme. Alors, comme il était déjà épouvanté sans doute, le gong s’est mis à sonner. Cela lui fit le même effet qu’à vous, M. Philippe, mais en des circonstances bien plus tragiques. Le gong sonna neuf, dix, peut-être douze fois. Pour Francis qui venait de tuer un homme, le phénomène dut paraître surnaturel, affolant. Il plaça sa main sur le disque pour en arrêter la vibration, puis, fou de terreur, il s’enfuit fermant la porte à clef derrière lui et il quitta la maison. Il reviendra, j’en suis certain, car il était naturellement en état de légitime défense lorsqu’il tua ce malheureux Wagner.

De nouveau le professeur regarda sa montre : dix-huit minutes avaient passé sur les trente-trois qu’il avait prédites.

— Maintenant, en ce qui concerne le gong lui-même, continua-t-il, son histoire n’a aucune importance. Il vient du Japon et nous savons qu’il est extrêmement vieux. D’après la conduite de M. Matsumi nous devons penser que c’est un objet sacré ; adoré peut-être au Japon. Nous pouvons même nous le représenter suspendu dans un temple où peut-être il sonne comme ici et épouvante la foule des fidèles. Il est possible que ses sonneries soient considérées comme prophétiques. Il a disparu du Japon on ne sait comment : il n’est pas étonnant que M. Matsumi ait été bouleversé en le retrouvant ici et ait cherché à le racheter. Vous avez refusé de le lui céder, M. Philippe. Alors il est allé trouver le marchand Wagner et lui a peut-être offert une somme considérable s’il pouvait l’avoir. De là les lettres de Wagner et ensuite sa présence chez vous. Ne pouvant le racheter il essaya de le voler. S’il nia si fort l’avoir eu chez lui, c’est qu’il était – comme l’a soupçonné le détective Mallory – un recéleur d’objets volés et il avait peur d’une enquête et d’une descente de police dans son magasin. Il craignait un piège.

Quand je vous ai demandé, M. Philippe, si vous n’aviez jamais senti une odeur particulière au moment où le gong sonnait, j’avais l’idée que peut-être les disques étaient recouverts de quelque substance empoisonnée qui pouvait se détacher en poussière au moment des vibrations et qui, une fois répandue dans l’air, aurait pu causer vos troubles nerveux. Mais il n’y avait rien de pareil. C’est tout, je crois.

— Mais la lettre cachetée ? demanda le médecin.

— Oh, je l’ai ouverte, répondit le professeur. Elle a trait à une tout autre affaire…

Le médecin crut deviner un avertissement dans le regard profond que le savant jeta sur lui. Il se tut et comprit qu’il ne fallait pas insister pour le moment.

Entendant cela, Hatche passa la main sur la poche où il avait placé la lettre non décachetée et il sentit qu’elle y était encore. Il comprit aussi que le professeur ne voulait pas en parler.

Bajolin, du reste, ne lui laissa pas le loisir de réflexion. Il se leva, regarda par la fenêtre, puis se tourna vers le reporter :

— Maintenant, M. Hatche, dit-il, voulez-vous avoir la bonté de traverser la rue, de monter au premier de la maison en face, de vous rendre à ce corridor où nous étions ce matin. Veuillez ouvrir les deux fenêtres qui se font vis-à-vis et veiller à ce qu’elles restent ouvertes pendant une vingtaine de minutes, puis vous reviendrez. Veuillez ne pas vous tenir dans ce corridor pendant ce temps et empêcher si possible que quelqu’un d’autre s’y trouve.

Sans répondre un mot ni poser une question Hatche sortit.

Le professeur s’enfonça dans son fauteuil, regarda sa montre, puis écrivit quelques mots sur une carte qu’il passa au médecin.

— Tenez, dit-il, voici une excellente potion pour la maladie dont nous avons vu un exemple l’autre jour…

Le médecin prit la carte et lut :

« La lettre est dangereuse. Elle prédit probablement la mort de quelqu’un. Elle doit avoir une signification religieuse. Je conseille de ne pas la montrer à M. Philippe. »

— Bon, merci, je l’essaierai, répondit le praticien.

Il y eut un silence de quelques minutes. Le professeur tenait les yeux fixés sur sa montre. M. Philippe regardait le gong d’un air plus anxieux qu’effrayé.

— Dans trois minutes exactement ! dit enfin Bajolin.

Un silence.

— Maintenant, plus que deux.

Encore un silence…

— Plus qu’une ! Restez absolument immobiles et écoutez.

Un autre silence…

— Maintenant !

… Bôôme ! sonna le gong comme en écho de ce dernier mot.

M. Philippe tressaillit malgré lui et le savant lui prit le poignet.

— Bôôm ! Un second coup résonna.

Le gong sonnait sans bouger, sans frémir. Les notes se suivaient rythmées et méthodiques.

Les troisième, quatrième et cinquième coups retentirent ; puis le sixième, le septième, le huitième, le neuvième, le dixième !

Tandis que résonnait encore le dernier coup, le professeur plongeait son regard dans les yeux de M. Philippe pour voir s’il comprenait enfin, mais il n’y lut que l’étonnement. Alors il saisit vivement le violon qu’avait apporté le fils du maître de la maison.

— Tenez ! s’écria-t-il. Regardez la coupe à champagne.

Il toucha légèrement avec l’archet le bord de la coupe qui résonna. Puis, sur le violon, il chercha l’accord avec la note du cristal. Les notes qu’il produisait en cherchant l’accord n’éveillèrent aucun écho sur le verre, mais lorsqu’il fit entendre la même note que celle du verre, celui-ci y répondit et, quoique éloigné de plusieurs mètres, résonna comme s’il avait été touché lui-même par l’archet. Bajolin fit retentir la note de plus en plus fort, et le fragile cristal tressaillait, vibrait, se balançait en résonnant, lorsque, tout à coup, le professeur ayant encore plus fortement raclé la corde du violon, la coupe de champagne se renversa et se brisa sous les yeux des spectateurs étonnés.

— C’est une simple démonstration de physique, conclut le professeur. En d’autres termes, c’est une expérience sur les vibrations. La vibration accordée fait vibrer le cristal exactement comme une autre vibration accordée fait résonner le gong. Vous m’avez vu faire résonner le verre. Ce qui fait résonner le gong, c’est une horloge qui se trouve directement vis-à-vis du gong dans la ville, à un demi-kilomètre à l’est.

M. Philippe considéra le verre brisé, puis le savant. Au bout d’un instant, il comprit et un inexprimable sentiment de soulagement se peignit sur ses traits ravagés par l’anxiété.

— Mais le gong ne sonne pas toutes les fois que la fenêtre est ouverte, objecta le docteur Perdue.

— Il ne peut sonner que lorsque cette fenêtre et les deux fenêtres qui se font vis-à-vis dans le corridor de la maison d’en face sont ouvertes à la fois. Il faut aussi que le vent vienne de l’est ou qu’il n’en fasse point. Une bouffée d’air en sens contraire ou en sens latéral, une personne passant dans le corridor, n’importe quelle petite chose peut briser les ondes sonores et empêcher le phénomène de se produire. Naturellement, la vibration du gong aurait pu être éveillée par un violon, ou même, si la bonne note en accord avec lui s’y trouvait, par un piano. J’avais pensé à cela tout de suite ; c’est pourquoi M. Philippe ayant entendu le gong longtemps après minuit, et personne ne jouant chez lui de ces instruments à cette heure-là, j’ai demandé d’abord au concierge de l’immeuble d’en face s’il y avait eu un bal ou une réception dans sa maison pendant la nuit indiquée… car ce n’est guère que dans un bal qu’on aurait pu jouer du violon après minuit.

Mais il me répondit négativement. Dès lors j’ai su que c’était la vibration du timbre d’une horloge éloignée qui venait faire sonner le cinquième disque du gong, le seul qui fut en accord avec la note de l’horloge…

Du reste, voyez, cette horloge est si bien en ligne droite avec le gong et les deux fenêtres du corridor que vous pouvez l’apercevoir en vous mettant à la hauteur du gong et en regardant à travers les fenêtres ouvertes de la maison d’en face.

Tout cela est logique, absolument logique.

Il y eut un silence.

Le docteur Perdue, en considérant son malade, se sentit tout à fait rassuré, et sa gaieté lui revint.

— Au lieu d’être un objet magique, Philippe, dit-il, le gong va maintenant vous tenir lieu de pendule…

M. Philippe lui jeta un coup d’œil heureux et son blême visage s’éclaira d’un sourire. Au bout d’un moment Hatche revint et ils se remirent tous à causer de l’affaire. Soudain leur causerie fut interrompue par le gong qui se remit à sonner lentement, méthodiquement et fit entendre onze coups… Tous les assistants regardèrent le gong à l’exception de Bajolin qui ne sourcilla pas et garda son regard rivé au plafond selon son habitude.

— Voilà onze heures, dit-il enfin. Hatche, vous avez laissé les fenêtres ouvertes dans le corridor là-bas ?

Hatche fit un signe de tête affirmatif.

 

*      *      *

 

M. Philippe était déjà couché et dormait calmement pour la première fois depuis bien longtemps, lorsque le docteur, Bajolin et Hatche sortirent ensemble de la maison du financier.

— Maintenant, Bajolin, dit le docteur, voulez-vous que nous nous rendions chez moi et que nous examinions cette lettre cachetée qu’a reçue le jeune Henry Philippe ?

Une fois chez le docteur, Bajolin prit la lettre qu’il avait confiée à Hatche et l’ouvrit. Le médecin regardait par dessus ses épaules. Le savant parcourut la page, puis, sans qu’on puisse rien deviner de ses pensées, il frotta une allumette et brûla le papier.

— Mais… mais, protesta le docteur, elle affirme que lorsque le gong frappera onze coups, cela prédira un malheur.

— C’est stupide, grogna Bajolin. Ce Japonais aurait encore tourmenté ces pauvres gens si je l’avais laissé faire. Il a écrit ce que croient les fanatiques de son pays, ignorants de ce que je viens de vous expliquer.

… Le papier flamba et Bajolin en jeta les cendres dans la corbeille à papier du médecin.

… Deux jours après cette scène, le banquier Philippe était redevenu lui-même. Le quatrième jour il reparut à sa banque. Le sixième jour, la bourse se ressentit de la réapparition du maître. Le huitième jour, le valet disparu, Francis, revint et raconta au juge une histoire concordant exactement avec ce qu’avait dit Bajolin.

LE FANTÔME DE LA VILLA ESTÈVE

Le journaliste Hatche, assis à côté du bureau de son rédacteur en chef, attendait patiemment, en fumant d’innombrables cigarettes, que son directeur eût achevé de revoir les épreuves d’un article urgent. Le garçon de l’imprimerie était là : il était l’heure de mettre sous presse, de sorte que le « reporter » renommé qu’était Hatche devait lui-même attendre.

Enfin, le rédacteur en chef rendit le papier au garçon, poussa un « ouf » de soulagement, regarda sa montre et s’écria :

— Le journal paraîtra à l’heure ! Ça va ! Eh ! vous êtes là, Hatche ! Quoi de neuf ?

— C’est à moi de dire : quoi de neuf ? Ne m’avez-vous pas fait demander, si je me souviens bien, il y a une demi-heure ?

— Ah ! pardon. Oui, j’oubliais… Que vous êtes gentil ! Avez-vous peur des fantômes ?

Habitué aux distractions de son chef, le journaliste ne sourcilla pas et répondit flegmatiquement : Peur des fantômes ? Je ne peux pas savoir… Je n’en ai jamais rencontré.

— Eh bien, je peux vous en procurer l’occasion, si vous voulez. Ça a l’air d’un excellent fait divers, mais il y a peut-être mieux que cela encore. Voici quelques indications sur ce papier. Il s’agit d’une maison hantée… Personne ne peut y habiter… On y entend toutes sortes de bruits, des rires, des gémissements ; mais généralement ces maisons hantées sont de vieux châteaux ou des masures ; ici c’est une villa moderne et qui appartient au banquier Ernest Estève. Vous feriez peut-être bien d’aller voir ce qui en est… Si ça vous paraît intéressant, ça nous ferait un article sensationnel pour dimanche… Mais n’allez-vous pas avoir peur ?

— Je n’ai jamais entendu dire qu’un fantôme ait assommé quelqu’un ! répliqua Hatche en souriant. Mais si celui-ci veut se battre avec moi, ça fera l’article encore plus palpitant.

 

*      *      *

 

C’est de la sorte que débuta la fameuse affaire de la villa Estève qui fit tant de bruit dans le pays, il y a quelques années.

Trois heures après la conversation que nous avons relatée plus haut, Hatche arrivait à la villa qui s’élevait au bord du lac, à quelque distance du village de Forges. La maison en question était un solide bâtiment de deux étages, bâti sur un petit plateau qui surplombait le lac d’une douzaine de mètres. Le jardin occupait ce minuscule plateau et, à son extrémité, s’arrêtait à pic au-dessus d’une étroite plage de gros galets. Une végétation touffue de buissons et de petits arbres soutenait ce terre-plein. Une route partant du village conduisait à la villa qui s’apercevait de loin, grâce à sa surélévation.

Sans interroger personne, Hatche se dirigea vers la villa. Il pensait trouver un gardien, ou quelqu’un en tout cas pour lui faire visiter l’immeuble ; mais il n’aperçut personne. Le jardin n’était pas entretenu, les volets étaient clos ; tout portait des marques d’abandon très ancien.

Il frappa vigoureusement à la porte… Point de réponse… naturellement. Il essaya les uns après les autres les volets du rez-de-chaussée… sans résultat. Mais, derrière la maison, il aperçut une porte de service à laquelle il frappa également… Puis il en essaya le loquet… À sa grande surprise, elle s’ouvrit. Il entra.

Il se trouva dans une cuisine humide, froide et obscure.

Après avoir jeté un coup-d’œil autour de lui, il s’avança, traversa un corridor et entra dans une salle à manger qui avait dû être très belle, mais était alors dépourvue de meubles, remplie de poussière. Elle sentait le moisi et le renfermé.

De la porte de cette pièce et à la vague clarté qui filtrait à travers les volets, le journaliste se mit à étudier la configuration intérieure de la villa. À sa gauche, se trouvait une porte donnant accès à une arrière-cuisine qui communiquait avec la cuisine même qu’il venait de quitter.

Droit devant lui, à l’intérieur de la salle à manger, une grande glace fixée au mur, entre deux fenêtres. Une autre glace, de très grande dimension également, se trouvait de l’autre côté de la chambre. De cette pièce, il passa dans une autre pièce séparée de la première par une large baie. Les deux pièces semblaient n’en faire qu’une maintenant que les tentures de la baie étaient enlevées. En y entrant, il avait la cheminée à sa gauche, une glace en face de lui et l’autre glace à sa droite.

Près de cette dernière glace se trouvait une porte un peu plus grande qu’on ne s’y serait attendu et qui avait dû se fermer au moyen de couloirs ou de glissières. Au-delà c’était l’antichambre. Au bout de cette antichambre, un hall du fond duquel partait un escalier de chêne. Dans l’antichambre s’ouvrait la porte d’un salon tout lambrissé d’or, mais écœurant d’odeur de moisi. Dans le hall s’ouvraient encore deux pièces, une bibliothèque sans doute et un fumoir ou boudoir… on ne pouvait deviner… Et partout de la poussière… rien que de la poussière.

Il monta au premier étage composé d’une série de chambres à coucher et de cabinets de toilette. Rien de particulier, sauf encore de grandes glaces. En redescendant, il s’arrêta au milieu de l’escalier et considéra longuement le salon et la double salle à manger qu’on apercevait presque entièrement de là, grâce à leurs larges portes. Il ne remarqua nulle part quelque chose d’anormal et se borna à bien fixer dans sa mémoire la disposition de toutes ces pièces, de façon à pouvoir se diriger facilement dans la maison, même dans l’obscurité, si cela devenait jamais nécessaire.

Il ressortit enfin et alla voir les dépendances. En effet, à une cinquantaine de mètres de la villa un bâtiment contenait des écuries, un garage, et, au premier, des chambres de domestiques. Hatche passa partout, mais n’aperçut rien d’insolite… « Il n’y a là rien d’effrayant ! » se dit-il en reprenant la direction du village. Il était trois heures de l’après-midi. Le journaliste décida de procéder à une rapide enquête, puis de revenir le soir même à la villa.

Il eut vite fait de prendre contact avec le gendarme de l’endroit, vieux brave homme de soixante ans, qui représentait à lui seul le corps de police et savait toutes les histoires du village. Il parut charmé de la visite de Hatche et de l’occasion d’être interviewé par l’envoyé d’un grand journal. Aussi se laissa-t-il facilement offrir une bonne bouteille dans la salle basse du meilleur café du village, il parla pendant plus d’une heure.

De toutes les digressions, futilités et inutilités que rapporta le gendarme, Hatche retint quelques faits essentiels ; d’abord, la villa était inhabitée depuis cinq ans, soit depuis la mort du père d’Ernest Estève, propriétaire actuel. Mais quinze jours avant la visite de Hatche, M. Estève était venu avec un entrepreneur…

— Nous avons tous pensé alors, dit le gendarme, que M. Estève, qui doit se marier prochainement, voulait faire mettre la villa en état pour y venir passer quelque temps en été.

— Ah ! et avec qui doit-il se marier ?

— Avec une demoiselle Catherine Evrard, fille d’un banquier de Genève. On dit qu’il la courtisait déjà avant la mort de son père, et depuis qu’elle est revenue au pays, il la voit beaucoup.

— Vous pensez donc qu’ils avaient l’intention de venir habiter ici ?

— En tout cas, en été, mais je crains que cette histoire de fantôme n’ait tout gâté.

— Ah ! ce fantôme, répliqua le journaliste. Mais d’abord, dites-moi, les préparations étaient-elles commencées quand ça a débuté ?

— On n’avait encore rien fait à l’intérieur… Un jardinier avait commencé à tailler les arbres, mais tout est arrêté…

— Eh ! bien, donnez-moi donc quelques détails…

— Ah ! dit le gendarme en se grattant le menton, c’est que c’est si bizarre, si incroyable !… On a envie de s’en moquer, entre hommes, n’est-ce pas, et devant un bon verre, mais tout de même… il y a quelque chose

— Contez-moi ça.

— Eh ! bien, peu de jours après sa visite, M. Estève envoya ici quelques ouvriers, des Italiens pour la plupart, et ceux-ci décidèrent de coucher dans la maison même, jusqu’à ce qu’ils aient réparé les gouttières des communs où ils devaient loger… au-dessus des écuries, vous comprenez ? Ils arrivèrent assez tard dans la journée et ne firent guère autre chose que de s’installer dans les chambres du premier de la villa. Vers une heure du matin, ils furent réveillés par des bruits étranges qui partaient du rez-de-chaussée, des grincements, des gémissements, des grognements, des rires, et ils descendirent, naturellement, pour voir ce que c’était… Alors, ils aperçurent le fantôme… qui était dans le hall, disent les uns, dans la bibliothèque, affirment les autres… En tout cas, il était là, et toute la bande d’ouvriers a décampé lestement… Ils ont passé le reste de la nuit sous les arbres, et le lendemain ont repris leurs effets et sont partis… pour ne plus revenir, je pense. De toutes façons, on n’a plus entendu parler d’eux.

— Mais comment était donc ce fameux fantôme ?

— Ils disent que c’était un spectre d’homme, d’environ trois mètres de haut, et tout brillant, des pieds à la tête, comme s’il brûlait ; il avait un grand couteau à la main et les en a menacés… Ils ne se sont pas attardés à discuter, mais ont pris leurs jambes à leur cou… comme on dit. Ils ajoutent qu’ils ont entendu le spectre éclater de rire pendant qu’ils s’enfuyaient.

— En effet, dit le journaliste, ça devait être drôle de voir détaler cette bande de lièvres ; mais dites-moi, personne d’autre d’ici n’a-t-il vu le fantôme ?

— Non. Les gens sont assez effrayés, car on n’a jamais eu d’apparition, de spectres ou de choses de ce genre chez nous… Quant à moi, j’y monte faire un tour chaque après-midi… et n’ai jamais rien rencontré d’anormal, mais je n’y ai pas encore été de nuit… Mon service me retient au village ! se hâta-t-il d’expliquer.

— Un spectre d’homme avec un poignard… répéta Hatche en souriant… Et qui est tout brillant et lumineux des pieds à la tête… C’est palpitant ! Mais dites-moi, vous savez qu’un fantôme qui sait son métier n’apparaît jamais que dans les endroits où un meurtre a été commis. N’y a-t-il pas eu d’assassinat par là autour ? Il me faut absolument un assassinat.

… Le bon vieux gendarme consentit à sourire des plaisanteries du journaliste, mais au fond il ne semblait pas rassuré du tout ; après quelques instants de réflexion, il reprit :

Je n’étais encore qu’un tout petit garçon de sorte que je ne me souviens pas… C’est vague et comme un rêve, mais certainement j’ai dû entendre parler de quelque meurtre accompli autrefois par là… Voyons… il était question aussi de bijoux et de diamants… Cela a dû arriver en hiver, pendant l’absence des Estève… mais je ne me rappelle pas autre chose.

— Essayez, dit Hatche.

— Non, je ne peux pas !… Si, je me rappelle un chiffre… un million… on disait que ça valait un million… Non, je ne me souviens pas… Vous savez, il y a plus de cinquante ans…

— Je vois, dit le journaliste.

 

*      *      *

 

Ce soir-là, à neuf heures, par une nuit fort obscure, Hatche revint à la villa… Mais à une heure du matin, il redescendait au village en courant et en jetant de fréquents regards derrière lui. Il était livide et ses mains tremblaient. Une fois rentré dans la chambre qu’il avait retenue au petit hôtel du village, il alluma la lampe et se jeta dans un fauteuil, les yeux fixes ; il resta là jusqu’à l’aube.

Il avait vu le fantôme !

 

*      *      *

 

Le lendemain, à dix heures du matin, le journaliste Hatche sonnait à la porte du professeur Bajolin, son protecteur et ami, qui l’avait aidé à plusieurs reprises à résoudre de sensationnels problèmes policiers.

Hatche était encore tout pâle ; l’altération de ses traits marquait son anxiété profonde. Le professeur lui jeta un vif regard à travers le verre épais de ses lunettes, puis lui dit simplement :

— Eh ! bien, mon ami ?

— J’ai un peu honte, professeur, à venir vous trouver, avoua le journaliste… mais je suis en présence d’une mystérieuse affaire…

— Asseyez-vous et contez-moi cela !

Hatche prit un siège.

— Je viens d’éprouver une grande peur, dit-il, une vraie panique, et je suis venu vous demander de m’expliquer ce qui l’a causée…

— Ne vous frappez pas, dit M. Bajolin, de quoi s’agit-il ?

Alors le journaliste dit tout ce qu’il savait de la villa hantée, raconta son exploration de la veille, sa conversation avec le gendarme du village de Forges, la vieille histoire d’un meurtre et d’un vol de bijoux, et enfin le mariage du banquier Estève. Le savant l’écouta avec la plus grande attention.

— Il était neuf heures du soir lorsque je revins à la villa, poursuivit Hatche… Je m’attendais bien à quelque chose… mais pas à quelque chose d’aussi extraordinaire…

— Allons, allons, continuez, fit le professeur.

— L’obscurité était complète dans la maison. Je m’installai sur l’escalier parce qu’on m’avait dit que le fantôme avait été aperçu de là par les ouvriers. Je présumais qu’il s’agissait de quelque singulier reflet de lune, de quelque ombre déformée des choses, enfin de quelque aspect insolite, mais explicable, de sorte que j’attendais assez calmement… Je ne suis pas très impressionnable, c’est-à-dire je ne l’étais pas jusqu’à cette nuit…

Je n’avais point pris de lumière. L’attente me parut interminable. Je m’étais posté, le dos à la paroi, de façon à apercevoir les entrées de la bibliothèque et du hall. Il y avait des heures que j’étais là, immobile dans la nuit, lorsque j’entendis un léger bruit qui me fit sursauter, mais que j’attribuai au léger crissement d’un rat en train de ronger du bois…

Mais un instant après s’éleva le plus affreux cri qui puisse frapper une oreille humaine… Ce n’était pas un gémissement, ni un appel, mais un cri, un simple cri… Puis, comme j’essayais de reprendre tout mon sang-froid, une forme brillante, lumineuse, blanche sortit du néant, juste devant moi, dans la direction du hall… Elle parut et s’immobilisa là.

Hatche s’arrêta une seconde comme pour reprendre son souffle et le professeur changea de position dans son fauteuil.

— Cela avait, reprit le journaliste, l’apparence d’un homme de très grande taille… Ne me prenez pas pour un sot que l’émotion pousse aux exagérations… Non. Cette apparition était non seulement blanche, mais comme lumineuse par elle-même, d’une lumière étrange, irréelle et qui n’éclairait rien autour d’elle. Elle devint de plus en plus brillante. La chose n’avait pas de face, mais une tête. Puis un bras se dégagea du corps et brandit un poignard blanc et lumineux aussi.

Déjà je me sentais ébranlé, les nerfs à vif, lâchement épouvanté, je l’avoue, non de ce que je voyais, mais de ce qu’il y avait de surnaturel à son origine… Mais alors, la chose éleva son autre bras et du bout du doigt écrivit là, devant moi, en l’air, un mot : « Danger » !

— Était-ce une écriture d’homme ou de femme ? interrogea le professeur.

Cette simple question, faite sur le ton le plus naturel, eut le don de calmer l’anxiété du journaliste et de le ramener au sentiment de la réalité. Il sourit.

— Ma foi, dit-il, je n’ai pas remarqué…

— Bon, bon, continuez !

— Je ne me suis jamais cru lâche, et je ne suis pas non plus un enfant qui s’effraye devant des choses que la froide raison juge impossibles. Je tâchai donc de me maîtriser et d’agir. Si la Chose était une personne humaine, je n’avais qu’à me préparer à la lutte ; si ce n’était pas une personne, je ne courais aucun risque. Je descendis donc les quelques marches d’escalier qui me séparaient du hall, et, toujours la Chose continuait à agiter son poignard d’une façon menaçante dans ma direction, je m’élançai sur elle… Je dus crier… du moins il me semble avoir entendu un écho de ma propre voix se répercuter dans la maison déserte… mais, quoi qu’il en soit…

Hatche s’interrompit de nouveau. Il faisait visiblement un grand effort sur lui-même pour rester calme à l’évocation de son aventure. Le professeur le regardait froidement.

— Alors, reprit-il, la Chose disparut au moment précis où je portais mes mains sur elle… Je m’attendais à un coup de poignard, au lieu de cela… Je ne vis plus devant moi que la moitié de l’apparition… Un cri s’éleva comme au loin, l’autre moitié s’évanouit et je m’agitai dans le vide…

Là où j’avais vu la Chose, il n’y avait rien. Mon élan avait été si fort que je dépassai l’endroit où se trouvait la Chose et que je me trouvai au beau milieu d’une chambre vide que je ne déterminai pas tout de suite… Je vois maintenant que ce devait être la bibliothèque…

Mais au moment même j’étais fou de peur. Je me précipitai à une fenêtre, en ouvrit fébrilement les volets rouillés et sautai dehors. Je m’élançai au pas de course dans la direction du village et ne m’arrêtai qu’au seuil de ma chambre d’hôtel. Je tremblais de tous mes membres. Pour tout l’or du monde, je ne serais pas retourné à la villa.

… Le professeur se frottait paresseusement les mains en considérant son interlocuteur encore tout agité.

— Ainsi, dit enfin M. Bajolin, après avoir bondi sur l’apparition elle disparut et vous vous trouvâtes dans la bibliothèque ?

— Oui.

— De sorte que, partant du bas des escaliers, vous avez traversé tout le hall ?

— Oui.

— Lorsque vous étiez venu dans l’après-midi, vous aviez laissé la porte de la bibliothèque ouverte ou fermée ?

— Fermée.

Il y eut un silence.

— Avez-vous senti quelque odeur étrange ou bizarre ?

— Non.

— Vous estimez que la Chose, comme vous l’appelez, se trouvait vers la porte de la bibliothèque ?

— Oui.

— Il est bien regrettable que vous n’ayez pas remarqué si l’écriture était d’un homme ou d’une femme.

— Je crois que dans de telles circonstances, je suis excusable de ne pas y avoir pensé, dit le journaliste.

— Vous dites que vous avez entendu un léger bruit, ou craquement juste avant l’apparition de la Chose… quelque chose comme un grignotement de rat… Vous êtes-vous rendu compte de ce que c’était ?

— Non.

— Ce n’était pas un cri ?

— Non.

— Et il y a cinq ans que la maison est inhabitée…, dit le savant comme se parlant à lui-même… Ah ! à quelle distance du lac la villa se trouve-t-elle ?

— À quelques mètres, mais sur une éminence, de sorte qu’il faut descendre un petit sentier presque à pic pour aller du bout du jardin au bord de l’eau.

— Bien, très bien.

— Et, lorsque vous avez visité la maison pendant la journée, avez-vous remarqué si les glaces étaient couvertes de poussière.

— Je n’y ai pas spécialement fait attention, mais je présume qu’elles étaient poussiéreuses et ternies comme tout le reste.

— Oui. Cependant, n’auriez-vous pas remarqué le fait si l’une d’elles n’avait pas été poussiéreuse ?

— Je crois que je l’aurais remarqué, mais je ne puis l’affirmer.

Le professeur Bajolin resta longtemps pensif, les yeux au plafond, puis il demanda tout à coup :

— Avez-vous vu M. Estève, le propriétaire ?

— Non.

— Tachez de le joindre et faites-lui dire tout ce qu’il sait sur la vieille histoire ou légende de meurtre et de vol du temps passé. Ce serait assez drôle si on découvrait qu’une quantité de bijoux sont cachés par là… hein ?

— Ah ! ce serait, en effet, très drôle !

— Et qui est cette demoiselle Evrard, la fiancée de M. Estève ?

— La fille d’un banquier d’ici. Elle est, dit-on à Paris en ce moment.

— Ayez des renseignements sur elle, son caractère, sa famille, et, lorsque vous aurez vu M. Estève, revenez me trouver… Et puis, voyez si vous pouvez vous procurer des détails sur l’histoire de la famille Estève également. Y a-t-il jamais eu des procès entre eux ? Des questions d’héritage ? Enfin, procurez-vous tous les éléments d’une enquête soignée, vous êtes très fort pour cela… Adieu, mon ami.

Hatche sortit de chez le professeur passablement rasséréné. Il commença immédiatement les démarches que M. Bajolin lui avait conseillées. Il sentait qu’avec l’appui du savant, on arriverait à découvrir la clef du mystère.

Cette même nuit, le fantôme fit encore des siennes : le gendarme du village accompagné d’une demi-douzaine de paysans armés jusqu’aux dents, s’était rendu à la villa Estève. Du dehors ils aperçurent le spectre lumineux qui les menaça de son poignard et lança des cris inhumains.

— Haut les mains ou je tire ! cria courageusement le représentant de la force publique.

Un rire satanique seul lui répondit, et tout à coup il sentit quelque chose de tiède qui se répandait sur sa face. Ses compagnons de même. Ils s’épongèrent de leurs mouchoirs et se retirèrent à l’extrémité du jardin. Là, à la lueur de leur lanternes, ils virent que leurs mouchoirs et leurs mains étaient rouges de sang…

Alors ils s’enfuirent en désordre.

 

*      *      *

 

Lorsque Hatche fut introduit chez le banquier Estève, celui-ci venait de déjeuner avec son cousin Georges Estève, qu’il présenta au journaliste. Hatche se rappela alors que ce cousin, intrépide danseur, brillant causeur, était très répandu dans les cercles mondains. On avait beaucoup parlé de lui, de son luxe, de ses prodigalités, l’hiver précédent, et même, Hatche croyait bien ne pas se tromper, on avait parlé de ses assiduités auprès de cette jeune fille Catherine Evrard, l’actuelle fiancée du banquier !

Hatche, qui connaissait déjà Ernest Estève, considéra curieusement ce cousin qu’il n’avait jamais encore eu l’occasion de rencontrer : il avait la pâleur et les traits tirés d’un homme qui commet des excès, mais encore il avait les manières et toute l’allure d’un gentleman.

Après avoir présenté son cousin au journaliste, Ernest Estève demanda gaiement sur quel sujet il avait l’honneur d’être interviewé.

— Dois-je vous parler de mon prochain mariage ou de ma maison hantée ?

— Des deux, si vous le voulez bien, répondit Hatche.

Ernest Estève s’exécuta gentiment : oui, il s’était fiancé, il y avait un mois, avec la fille du richissime Evrard. Le mariage devait avoir lieu dans trois mois, mais la date exacte n’était pas fixée. Mlle Catherine Evrard était en ce moment à Paris où elle se faisait confectionner son trousseau.

— Et je suppose que vous aviez l’intention d’aller passer l’été à votre villa de Forges ? demanda le journaliste.

— Oui. J’avais l’intention de faire quelques réparations et transformations à cette maison, de la meubler et d’y venir passer quelques semaines d’été, mais un fantôme a pris ombrage, paraît-il de ces innocentes intentions et n’en veut pas… Qu’y faire ? Avez-vous entendu parler de cette affaire ? conclut-il en souriant.

— Mieux que ça, dit Hatche, j’ai vu le fantôme.

— Vraiment !

Georges Estève se montra tout aussi étonné que le banquier à cette information inattendue. Il se pencha, et, plein d’intérêt, questionna à son tour le journaliste. Celui-ci conta alors, par le menu, tout ce qui lui était arrivé dans la maison hantée. Ils l’écoutaient tous les deux avec la plus grande attention.

— Extraordinaire ! s’écria le banquier lorsque Hatche eut achevé. Mais comment expliquez-vous cela ?

— Je ne l’explique pas, dit le journaliste, je raconte ce qui m’est arrivé, simplement. Et, pour le moment, je suis en plein mystère. Je ne suis pas un enfant, je suis sûr de ne pas être le jouet d’une illusion ou de mon imagination… Et c’est tout.

— Ce doit être quelque mystification, dit le cousin du banquier.

— Si c’en est une, c’est bien la plus habile que j’aie vue de ma vie.

Ensuite la conversation dévia sur la vieille légende des bijoux volés. Hatche put questionner le banquier qui lui répondit fort aimablement.

— C’est une très ancienne affaire, une de ces traditions de famille qui paraissent fort romanesques aux jeunes, mais qui reposent sur des fondements réels, authentiques. Actuellement, dans notre génération, on n’y croit plus guère, mais je sais que mes propres parents y ajoutaient foi… Je crois d’ailleurs que mon cousin Georges en sait beaucoup plus que moi. Sa mère aimait beaucoup à en parler et elle avait elle-même reçu d’importantes confidences de ma grand’mère.

Ainsi invité à prendre la parole, Georges Estève alluma une cigarette et dit :

— Je vous dirai volontiers tout ce que je sais. En effet, ma mère me contait souvent cette tragique histoire, arrivée à mon grand-père. Celui-ci, très riche, possédait une magnifique collection de bijoux et de pierres précieuses, dont plusieurs avaient, en outre, une valeur historique. C’était l’héritage d’une très ancienne famille anglaise, dont une descendante s’était alliée à la nôtre. Bref, en ce temps où l’on n’avait pas encore inventé le système des coffres particuliers dans les banques, la garde d’un tel trésor était un gros problème. Mon grand-père avait fait bâtir une maison de campagne à Forges, sur les bords du lac. C’est la villa actuelle qui n’a jamais été transformée qu’à l’intérieur. Alors, mon grand-père conçut l’idée – assez bizarre pour nous, modernes – de cacher ces bijoux dans cette villa. La question pour lui était que personne ne le sût. Un soir, il prit donc seul et incognito, une voiture (les chemins de fer n’existaient pas) et se fit conduire à sa maison des champs, à Forges. Il avait l’intention d’y cacher ses bijoux et de revenir encore dans la même nuit, en allant louer une autre voiture en un autre village assez éloigné, afin de dépister toute curiosité possible. La voiture d’ici le déposa à Forges, mais c’est tout ce qu’on sut jamais ; car il ne revint pas, et on le trouva le lendemain, inanimé, au pied de la véranda de sa maison de campagne. Il avait une fracture du crâne et il expira dans la journée sans avoir repris connaissance.

Le narrateur s’arrêta une seconde pour allumer une deuxième cigarette.

— D’autre part, reprit-il, un homme, un inconnu, fut trouvé mort, assommé, à l’intérieur de la maison. Il avait l’aspect assez misérable, mais nul ne l’avait aperçu dans le pays et les enquêtes les plus minutieuses ne révélèrent jamais son identité.

On fit naturellement toutes sortes de suppositions : la plus vraisemblable était qu’un rôdeur s’était abrité dans la maison pour la nuit – car on était au plus fort de l’hiver –, que cet individu avait vu mon grand-père sortir les bijoux de son sac, qu’il l’avait attaqué, que mon grand-père l’avait assommé d’un coup de matraque, mais que blessé lui-même, il n’avait eu la force que de sortir de la maison pour aller tomber près de la véranda… où on l’avait trouvé.

— Mais les bijoux ? interrogea le journaliste.

— Les bijoux ? disparus, envolés, on n’en trouva pas.

— Alors, ne devrait-on pas supposer que les rôdeurs étaient deux et que le second réussit à s’enfuir avec le trésor, abandonnant son camarade mort dans la maison ?

— On a pensé à cela, mais un fait assez clair s’opposait, dit-on, à cette interprétation du mystère, c’est qu’il y avait une épaisse couche de belle neige sur le sol et qu’on a bien relevé les traces de pas de l’individu et de mon grand-père se dirigeant tous deux vers la maison, mais qu’on n’aperçut aucune empreinte de pas sortant de la villa…

Il y eut un long silence. Le banquier sirotait pensivement son café.

— Tout cela tendrait à prouver, dit-il enfin, que le trésor était déjà dans sa cachette quand commença la lutte.

Georges Estève sourit :

— Certes, dit-il, et l’on a cherché, comme vous pouvez le penser ! les murs ont été sondés, le sol des caves a été remué, les parquets enlevés, enfin tout a été bouleversé, et cela à de nombreuses reprises, pendant vingt ans… Et puis, on s’est lassé, les générations nouvelles ont eu autre chose à penser…

— Il vaudrait peut-être la peine de faire de nouvelles fouilles… dit Ernest Estève.

— Oh ! croyez-vous ? fit son cousin en riant.

Peut-être après tout, mais quand on pense à tout ce qui a été fait… Il n’est peut-être pas de pierre des quatre murs qui n’ait été sondée… et tout le reste a été changé.

— En effet, en effet… fit le banquier… Mais, maintenant, cette histoire de fantôme… J’aimerais en avoir le cœur net… Voyons, que diriez-vous d’une expédition nocturne là-bas, tous ensemble cette nuit ?

— J’adorerais ça ! dit le cousin Georges, mais je suis pris ce soir ; j’ai promis d’aller au bal annuel des officiers aviateurs.

— Et vous, Hatche ? demanda Ernest Estève.

— J’en suis, j’en suis, à condition de n’être pas seul.

— Eh ! bien, nous prendrons le gendarme de Forges avec nous. Ça va pour ce soir ?

— Entendu, répondit Hatche.

Ils convinrent de l’heure de leur rencontre, puis le journaliste se hâta d’aller rendre compte au professeur de ce qu’il avait appris. Le savant écouta attentivement, tout en surveillant une expérience de chimie.

— Pouvez-vous venir avec nous cette nuit ? lui demanda Hatche en terminant.

— Non, répondit M. Bajolin, je dois faire ce soir une conférence devant une société scientifique, afin de démontrer que Berthelot n’était pas fou… Car vous ne sauriez imaginer les imbécillités que commettent nos jeunes chimistes modernes… uniquement pour se faire remarquer !

— Alors, demain soir, insista le journaliste.

— Non, après-demain.

Hatche dut se contenter de cette promesse. Il prévoyait d’ailleurs qu’après ce délai, le professeur lui apporterait l’explication du mystère, car il avait une foi entière en son génie.

En attendant, Hatche se rendit au rendez-vous convenu et débarqua à Forges vers neuf heures du soir, en compagnie du banquier Estève. Ils allèrent aussitôt chez le gendarme !

— Voulez-vous venir avec nous ? lui demandèrent-ils.

— Avec vous deux, oui, dit le brave homme. Oh ! mais ce fantôme, je l’aurai sous les verrous !

— Attention ! dit le banquier, ne tirez pas sans nécessité. Il y a quelque machination là-dessous, nous le pensons bien, mais jusqu’à présent, il n’y a pas de crime commis.

— Je l’aurai, je l’aurai, nous l’aurons ! s’écria le bon policier qui se souvenait du sang qu’il avait reçu à la figure… Et je ne jurerais pas qu’il n’y ait pas eu de crime…

Un peu après dix heures du soir, les trois hommes pénétrèrent dans la villa et s’installèrent sur les marches de l’escalier d’où Hatche avait aperçu le fantôme. Le gendarme s’agitait nerveusement de temps en temps, mais ses compagnons ne se préoccupaient pas de lui ; ils attendaient l’apparition.

Elle vint enfin. Il y eut d’abord ce léger craquement, ou crissement mystérieux, que Hatche avait entendu ; puis, soudain, une forme humaine, brillante, parut et s’immobilisa devant eux… Alors, elle leva la main et, du bout du doigt, se mit à tracer des lettres lumineuses, et qui restaient lumineuses… en l’air ! Ces lettres formèrent le mot : « Mort ! » Ce mot brillant flotta devant les yeux des trois spectateurs stupéfaits.

Malgré tout, Hatche essaya de se maîtriser et de discerner s’il était en présence d’une écriture d’homme ou de femme… Il voyait le mot fatidique devant lui comme sur un tableau noir, mais il était difficile de se rendre compte de l’allure de l’écriture. Hatche se rappela aussi que le professeur lui avait demandé s’il avait perçu une odeur particulière, mais en vérité, il ne sentait rien.

Tout à coup, le gendarme qui se tenait derrière lui s’agita ; un coup de feu claqua à son oreille… un rire sardonique s’éleva aussitôt tout près d’eux… L’apparition brandit encore son poignard puis soudain s’évanouit. Les trois hommes se précipitèrent en avant… Mais il n’y avait rien au bas des escaliers, rien dans le hall, rien dans les pièces du rez-de-chaussée… rien !

 

*      *      *

 

Ils sortirent de la maison et décidèrent de retourner au village. Le banquier n’avait pas prononcé une parole depuis que le fantôme était apparu ; mais tout à coup, il se tourna vers le gendarme :

— Je vous avais dit de ne pas tirer !

— J’étais dans l’exercice de mes fonctions, répondit le brave homme d’un ton bourru.

— En tout cas votre balle n’a fait de mal à personne, fit remarquer Hatche.

— Je n’ai jamais manqué mon coup de si près ! s’écria le policier. Ce fantôme n’existe pas !

M. Estève ne répondit rien. Il réfléchissait. C’était un homme de sang-froid et incapable de prendre des apparences pour des réalités. Mais cette fois, il se sentait pris, subjugué ; il ne pouvait s’expliquer ce qu’il avait vu. Une fois rentré dans la petite chambre d’hôtel du village, il se posta devant Hatche et lui demanda à brûle-pourpoint :

— Avez-vous la moindre idée de la façon dont cela peut se produire ?

Hatche secoua la tête négativement.

— Assurément, je ne crois pas aux âmes errantes, aux spectres des légendes, mais ceci… qu’est-ce donc ? Je regrette d’être venu. Je n’ai plus aucun désir de faire réparer cette maison.

Ils dormirent – fort mal – et prirent le lendemain matin le premier train pour la ville. En quittant le journaliste, M. Estève dit encore :

— Je voudrais éclaircir ce mystère. J’ai pensé à un homme qui, en vérité, n’a peur de rien. C’est un chasseur, braconnier, vieux dur à cuire, qui a fait toute guerre, a été au Congo, et qui enfin en a vu de toutes les couleurs. Je vais l’envoyer passer une nuit ici. S’il se rencontre avec le fantôme, ça fera du joli, et alors je ne donnerais pas deux sous du mystificateur…

… Ce matin-là, Hatche, méditatif et songeur, alla frapper à la porte du professeur Bajolin. Celui-ci l’écouta d’un air mi-sérieux, mi-ironique, puis lui demanda s’il avait observé l’écriture du fantôme :

— Oui, dit le journaliste, autant que faire se peut pour une écriture qui flotte dans l’air… En tout cas, on ne saurait dire s’il s’agit d’une écriture d’homme ou de femme…

— Alors, pourriez-vous dire si cela ressemblait à l’écriture du banquier Ernest Estève ?

— Je ne connais pas son écriture.

— Tâchez de vous en procurer des spécimens. En outre, voyons, vous dites que l’apparition est toute blanche et lumineuse ?

— Oui.

— Mais éclaire-t-elle ?

— Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire…

Eh ! bien, lorsque, par exemple, vous entrez avec une lampe allumée dans une chambre obscure, elle éclaire les objets qui se trouvent là… Est-ce qu’il en est de même de la lumière de l’apparition ? Est-ce qu’elle rend visibles les objets, murs, ou portes qui sont dans son voisinage ?

— Absolument pas ! répondit Hatche, elle n’éclaire rien.

— Je vous accompagnerai là-bas demain soir, conclut le professeur.

 

*      *      *

 

Le lendemain ce jour-là, vers midi, Hatche se rendit au bureau du banquier.

— Eh ! bien, lui demanda-t-il, avez-vous trouvé votre brave des braves, qui n’a jamais peur de rien ?

— Je l’ai trouvé et il a passé la nuit à la villa.

— Bravo ! Et que s’est-il passé ?

— Je préfère qu’il vous le raconte lui-même. Il est là. Je le fais appeler.

Bientôt entra dans la pièce un grand gaillard, montagnard sans conteste et dont les yeux gris-bleu avaient ce regard de défi des vieux guerriers.

— Dites donc à M. Hatche ce qui vous est arrivé la nuit dernière… L’homme ne se fit pas prier :

Lui aussi avait longtemps attendu, puis tout à coup avait aperçu le fantôme droit devant lui. Il s’était rué sur lui, mais au même instant l’apparition s’était évanouie, sans laisser de trace, et il s’était trouvé au milieu d’une des pièces vides du rez-de-chaussée. Comme le journaliste, il s’était précipité au dehors par une fenêtre.

— Une fois dans le jardin, continua-t-il, je réfléchis, je songeai qu’il n’y avait assurément rien là qui pût m’effrayer, mais j’ai dû rassembler tout de même mon courage pour rentrer dans la maison. Je pris une lanterne d’une main, un revolver de l’autre et revins. Je passai par toute la maison et la trouvai parfaitement vide. S’il y avait eu quelque chose, je l’aurais vu et attrapé, mais il n’y avait rien. Alors, je me rendis aux communs où j’avais déposé une couverture. Je la pris et allai m’installer dans une des chambres des domestiques, au-dessus du garage. Il devait être deux heures du matin. Je m’endormis.

… Tout à coup, je me réveillai avec la sensation que quelque chose se produisait ou allait se produire… Messieurs, je ne suis pas un menteur, et je vous jure qu’alors j’aperçus dans ma chambre un chat, mais un chat fantôme, lumineux comme le spectre et qui allait et venait… Or la nuit était noire, il n’y avait pas de lune… Je me levai et me précipitai vers la porte, mais le chat me prévint et sauta par une fenêtre…

Je repris ma couverture, j’avais promis de rester toute la nuit… Mais vous voyez, Messieurs, que ce n’est pas ma faute si je n’ai pu mettre la main sur quelque chose qui n’existe pas…

— Et c’est tout ? interrogea le journaliste.

— Non ! Attendez la suite. Je parvins à me rendormir, mais le lendemain matin, en me réveillant, je me trouvai ficelé, garrotté sur une couverture, incapable de faire un mouvement ! Après plusieurs heures d’attente et de vains efforts pour me libérer, j’entendis quelqu’un passer dans la cour… C’était le gendarme du village qui venait faire sa ronde quotidienne… J’appelai, il me délia et nous revînmes ensemble à Forges où je pris le train… Voilà, Messieurs, toute mon aventure. Je n’ai peur de personne avec qui je peux me battre, mais quand il n’y a rien, c’est autre chose… et je ne désire pas retourner là-bas…

… Le jour même, Hatche rejoignit le professeur Bajolin à la gare et ils prirent ensemble le train pour Forges. Durant le trajet, le savant garda le silence ; ce ne fut qu’un peu avant d’arriver qu’il posa quelques questions à son ami :

— Avez-vous examiné l’écriture de M. Ernest Estève ? lui demanda-t-il d’abord.

— Oui.

— Eh bien ? Qu’en est-il ?

— Elle ressemble par quelques points à celle de l’inscription du fantôme, mais par d’autres, elle en diffère ; je ne peux me prononcer.

— Connaissez-vous quelqu’un de sûr qui ait assisté au bal des officiers où ce cousin du banquier devait aller l’autre soir ?

— Oui.

— Pouvez-vous lui téléphoner ?

— Assurément !

— Eh ! bien, appelez cette personne dès notre arrivée ; dites-lui que moi, votre ami, je voudrais lui parler, et passez-moi la communication.

Une demi-heure plus tard, M. Bajolin passait dans la cabine téléphonique du village et causait assez longuement avec la personne appelée par Hatche. Mais lorsqu’il ressortit, il se borna à se frotter les mains pendant un bon moment, en silence ; après quoi il rentra de nouveau dans la cabine…

— Allons, maintenant ! dit-il lorsqu’il réapparut.

Ils se rendirent ensemble à la villa. Mais comme ils atteignaient les limites de la propriété, une idée soudaine parut frapper le professeur.

— Oh ! dit-il, auriez-vous la bonté de courir au village et de téléphoner à M. Ernest Estève ; demandez-lui s’il a un canot-automobile, lui ou son cousin ? Nous pourrions en avoir besoin, et tâchez de savoir, dans l’affirmative, si ce canot est à pétrole ou électrique…

Hatche laissa le savant au bout du jardin, sur la pointe même du promontoire qui surplombait les eaux du lac. Il parut s’absorber dans la contemplation du paysage ; il n’avait pas changé de position lorsque le journaliste revint.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

— Le banquier n’a pas de canot-automobile, lui annonça Hatche, mais son cousin Georges en possède un, électrique. Malheureusement, on ne peut l’atteindre pour le lui demander, car il est en promenade… Mais M. Estève m’a donné les noms de quelques-uns de ses amis qui en ont un, et si c’est nécessaire…

— N’importe, n’importe, interrompit le savant, comme s’il ne prenait plus aucun intérêt à la question.

Ils se dirigèrent vers la villa.

— Qu’allons-nous faire, maintenant ?

— Maintenant ? Nous allons trouver les bijoux…

— Les bijoux disparus autrefois ? Vous prétendez les retrouver ?

— Assurément.

Ils entrèrent par la porte de service. Le savant fit le tour des pièces du rez-de-chaussée et avisa finalement dans l’arrière cuisine une porte fermée qui donnait accès aux caves.

Ils y descendirent. C’était une grande cave d’un seul tenant et qui occupait tout le sous-sol de la villa. Le sol était couvert d’une épaisse litière de débris de toutes sortes, et au centre un massif carré de maçonnerie soutenait les voûtes.

Le savant ne perdit pas de temps en explorations vaines. Partant de la porte, il fit le tour complet de la cave en vérifiant la solidité de chaque pierre de taille à la hauteur de son visage. Revenu à son point de départ, il en fit autant autour de la cheminée, puis recommença la même opération en éprouvant cette fois les pierres au bout de son bras tendu…

— Oh ! oh ! dit-il, après ce second tour… Voyons, vous êtes plus grand que moi, M. Hatche. Voulez-vous essayer les pierres plus haut encore ? Essayez d’ébranler chaque moellon de la maçonnerie.

Hatche s’exécuta. Il fit un tour complet de la cave ; puis vint au pilier central. Là, sur le côté du carré opposé à la porte, il sentit un gros moellon remuer sous la pression de sa main…

— Voici une pierre descellée, fit-il.

— Sortez-la.

La pierre vint après quelques efforts.

— Maintenant, allongez le bras dans le trou et cherchez.

Hatche obéit. Il sentit au fond de la petite cavité une planchette qu’il attira à lui : c’était le couvercle d’une cassette de vingt à trente centimètres de côté. Il s’en saisit et la tendit au professeur.

Mais le bois pourri céda et des joyaux sertis de pierres étincelantes tombèrent à leurs pieds.

 

*      *      *

 

Hatche ne put contenir un rire nerveux. Comment ! Après tant de recherches et de bouleversements, la vieille villa venait enfin de livrer son trésor, grâce à la seule logique du savant. C’était merveilleux ! Il se baissa et tendit les bijoux à M. Bajolin.

Celui-ci les mit soigneusement dans ses poches, puis, avec l’aide de son ami, replaça la pierre dans la cavité qu’elle bouchait parfaitement ; enfin ils reprirent le chemin du village. Mais Hatche, encore tout émerveillé, ne put s’empêcher de questionner le savant :

— Comment avez-vous deviné ? dit-il.

— Je n’ai pas deviné, j’ai additionné deux et deux, et j’ai trouvé quatre, grogna le professeur… qui ajouta, après un instant de réflexion : Ne parlez à personne de notre trouvaille avant que je vous y autorise, n’est-ce pas ?

Hatche promit aisément : Certes, il n’en soufflerait mot, mais quand il parlerait, ce serait fameux… et il voyait d’avance l’article sensationnel qu’il allait écrire pour son journal…

De retour au village, le professeur alla trouver le gendarme :

— On dit que vous avez reçu du sang sur la figure l’autre nuit à la villa Estève…

— Oui, du sang, du sang encore tiède…

— Vous vous êtes essuyé avec votre mouchoir ?

— Oui.

— Vous avez encore ce mouchoir ?

— Il doit être au lavage.

— Que c’est intelligent ! remarqua M. Bajolin. Il se peut qu’un crime ait été commis et les seules traces qui en restent, ces taches de sang, on les met au lavage !

Le gendarme s’alarma :

— Je vais vite voir si je peux le retrouver, dit-il.

Il revint au bout d’un moment avec le mouchoir tout maculé.

Le professeur s’en saisit et entra chez le pharmacien du village. Il causa un moment avec lui et disparut dans son laboratoire où il resta plus d’une heure. Lorsqu’il en ressortit, il revint à l’hôtel et demanda l’horaire des trains.

— Je vois, dit-il à Hatche, qu’il y a un train qui arrive à neuf heures et demie… Voudriez-vous télégraphier à M. Ernest Estève pour le prier de venir ici par ce train, dites-lui que c’est très important.

Au lieu de télégraphier, Hatche téléphona au banquier qu’il savait trouver à son cercle à cette heure-là. M. Estève répondit qu’il avait des engagements pour la soirée, mais qu’il se dégagerait et viendrait tout de même. Pendant que le journaliste téléphonait, le professeur tint une conversation animée avec le gendarme qui paraissait tout excité…

— Pas un mot à personne ! lui recommandait encore M. Bajolin lorsque Hatche revint.

— Je vous le promets ! fit le gendarme.

… Le professeur et le journaliste soupèrent ensemble en silence. Une seule fois Hatche se permit une remarque :

— Vous m’avez recommandé d’examiner l’écriture de M. Ernest Estève… mais puisqu’il se trouvait avec le gendarme et moi l’autre soir lorsque le fantôme parut, il est tout à fait impossible…

— Ne dites pas cela, grogna le savant, rien n’est impossible.

— Je voulais simplement vous faire observer qu’il était avec nous…

— Bon ! Cette histoire de fantôme aura son dénouement cette nuit, croyez-le.

Le banquier Ernest Estève arriva, comme convenu, par le train de neuf heures et demie du soir et eut une courte conversation particulière avec M. Bajolin, après quoi, au grand étonnement de Hatche, il les laissa.

Par contre, le gendarme se joignit à eux.

— Prenez un revolver, lui dit M. Bajolin. Cela peut être utile.

Enfin, le professeur, Hatche et le policier se mirent en route. La nuit était complètement obscure et ils ne voyaient pas à deux pas devant eux. Le professeur avait pour toute arme un marteau qu’il avait emprunté à l’hôtel. Enfin, ils virent se dessiner vaguement devant eux la forme de la villa. À tâtons, ils trouvèrent la porte de derrière et entrèrent dans la cuisine. Hatche indiqua dans l’ombre le point des escaliers d’où il avait vu deux fois le fantôme.

— Bon, lui dit le professeur, je reste là, mais vous-même, tenez-vous, je vous prie, dans le salon, là-bas… et ne bougez pas !

Ainsi postés, ils attendirent quatre longues et mortelles heures. Hatche entendait dans le silence absolu son cœur battre furieusement. Il eût voulu pouvoir apercevoir au moins son ami ou quelque chose, mais non, rien qu’une obscurité épaisse et lourde…

De son côté, le professeur Bajolin se tenait parfaitement immobile sur l’escalier, son petit marteau à la main.

À la fin, il entendit, ou crut entendre un très léger bruit, presque un rien. C’était comme un glissement, un craquement faible et court… Le savant se dressa prêt à l’action. Alors apparut la forme humaine et lumineuse : Se trouvait-elle dans le hall ou dans la bibliothèque ? Il n’aurait pu le dire. Il la considéra sans crainte ni tremblement… Elle s’agita, se précisa, brandit un poignard lumineux… Puis, de l’autre main, elle écrivit, comme en l’air, des lettres qui s’assemblèrent pour former le mot : MORT !

Ensuite, un ricanement étrange et diabolique retentit…

Mais rien de tout cela n’émut le professeur Bajolin… Il souriait d’un air amusé et sceptique.

À la fin, il se mit à genoux et rampa lentement, doucement, sans faire le moindre bruit vers le bas des escaliers et la porte du hall…

Hatche ignorant les faits et gestes du professeur, attendait…

Et soudain, l’événement se produisit : un bruit de verre brisé retentit clair et vibrant… et tout disparut… Puis, quelque part dans la maison déserte des pas pressés s’entendirent… Au bout de quelques secondes, le journaliste perçut un appel à voix basse :

— M. Hatche ! disait le professeur, venez !

Le journaliste fit un pas en avant, mais au même instant, une masse s’abattit sur sa tête ; il vit mille points lumineux et s’affaissa… Il perdit connaissance, pas assez pourtant pour ne pas entendre au loin un coup de revolver…

 

*      *      *

 

Lorsque Hatche rouvrit les yeux, il aperçut le professeur qui se penchait sur lui, une allumette enflammée à la main et lui tâtait le pouls.

— Qu’est-il arrivé ?

— Comment vous sentez-vous ? répondit M. Bajolin.

— Oh, ce n’est rien, fit le journaliste en recouvrant ses souvenirs. Mais le fantôme ?

— Venez, sortons, dit le savant. Il y a un blessé là-bas.

Ils sortirent à tâtons de la maison et l’air frais de la nuit acheva de remettre Hatche sur pieds. Le ciel s’éclairait un peu et les nuages, vers l’orient, laissaient filtrer une vague lueur lunaire qui s’épandait sur les eaux.

— Qui est-ce qui m’a attaqué et frappé ? demanda Hatche.

— Le fantôme, mais je crois qu’il a reçu une balle dans la peau…

Alors, le gendarme sortit de l’ombre des arbres et cria :

— Qui va là ?

— Le professeur Bajolin et M. Hatche.

— Tout va bien, annonça le policier. L’homme a cherché à s’enfuir par la porte de derrière, mais je l’avais refermée à clef, alors il a passé par la grande porte où l’attendait M. Estève, il l’a menacé de son poignard, mais M. Estève a tiré et je crois qu’il lui a cassé un bras… M. Estève le surveille là-bas…

M. Bajolin se tourna vers le journaliste :

— Puisque vous allez bien, lui dit-il, attendez-moi ici avec le gendarme. Peut-être ce blessé demande-t-il des soins ; vous savez que je suis médecin… Ne venez pas à moins que je ne vous appelle.

Le journaliste et le gendarme attendirent longtemps. Un bruit de voix s’entendait au bord de l’eau et une petite lumière s’agitait entre les branches… Au bout d’une demi-heure cependant la lumière disparut, on entendit une trépidation de moteur et un canot, sorti de l’ombre, s’avança en pleine eau.

Hatche ne put se contenir davantage :

— Tout va-t-il bien là-bas ? cria-t-il.

— Tout va bien, répondit une voix.

Il y eut encore un long silence, puis enfin le professeur Bajolin et le banquier Ernest Estève émergèrent de la crête de la falaise.

— Où est l’homme ? s’exclama le journaliste.

— Oui, où est le fantôme ? lança le gendarme.

— Il s’est échappé en canot, répondit le banquier.

— Échappé !!

— Oui, oui, échappé, grogna le professeur. M. Hatche, rentrons à l’hôtel.

Vivement désappointé, Hatche se mit en route avec les autres. Le gendarme paraissait également fort déçu. Enfin, ils arrivèrent au village et souhaitèrent le bonsoir au policier ahuri.

Les trois citadins se firent donner alors un petit salon particulier et là, autour d’un punch fumant s’expliquèrent enfin les événements de la nuit.

Ce fut naturellement le professeur Bajolin que l’on interrogea. Il s’assit commodément dans un large fauteuil, réajusta ses lunettes, et, les yeux au plafond, dit d’abord :

— M. Estève, vous savez, n’est-ce pas, que je ne me suis mêlé de toute cette affaire que pour tirer d’embarras mon ami Hatche ?

— Certainement, répondit le banquier. Et je me bornerai tout à l’heure à lui demander une faveur… Mais maintenant, expliquez-nous…

M. Bajolin reprit alors de sa voix bourrue :

— Voici : M. Hatche est venu me trouver un beau matin ; il était dans un état de dépression nerveuse qui me surprit, car je sais qu’il est homme de bon sens et de sang froid et qu’il ne s’étonne pas pour des bagatelles… Ce qu’il me raconta me parut donc digne d’attention.

M. Hatche avait vu, comme d’autres avant lui, un fantôme qui se tenait dans le salon, près de la porte de la bibliothèque, ou dans la bibliothèque près de la porte du salon, il ne savait exactement. Ce n’était en tout cas pas loin de la grande baie qui sépare ces deux pièces. Il avait entendu un léger bruit ou crissement qui avait précédé de peu l’apparition. On eût dit la fuite d’un rat sur le plancher. Mais la maison était inoccupée depuis plus de cinq ans. Or nous savons que les rongeurs domestiques restent rarement dans une maison vide. Qu’était-ce donc que ce léger grattement ? Était-il produit par l’apparition ? Mais comment ?

Maintenant, il n’y a qu’une substance lumineuse qui n’éclaire pas ou presque pas autour d’elle, et c’est le phosphore. Le phosphore mélangé avec une sorte d’argile, de la glycérine et quelques autres ingrédients chimiques compose une substance brillante, qui ne se consume pas, mais qui répand encore l’odeur caractéristique de phosphore à sept ou huit mètres. Je demandai à M. Hatche s’il avait perçu une odeur particulière : Il me répondit que non.

J’avais donc réuni déjà plusieurs faits : le léger grincement précédent l’apparition, l’emploi probable du phosphore, l’absence d’odeur, même à trois mètres du fantôme…

Or deux et deux font quatre : Si M. Hatche avait passé si près du fantôme porteur de phosphore et ne l’avait pas senti, c’est que l’apparition ne se trouvait pas réellement là. Ce pouvait en être la simple image, le reflet…

Bon. En outre, M. Hatche vit un doigt de fantôme écrire des lettres lumineuses comme sur rien, en l’air. Ceci corroborait l’hypothèse qu’il s’agissait d’une simple image, que M. Hatche ne voyait pas les lettres mais leur réflexion. Une autre preuve me fut fournie par le fait que le fantôme disparut par moitiés lorsque mon ami se précipita sur lui. Rappelez-vous enfin qu’à la place où il croyait voir l’apparition il ne trouva que le vide.

Évidemment, ces images ou réflexions de l’objet se faisaient sur une glace, mais puisqu’à l’endroit où se tenait l’image, il n’y avait rien, et que cela se trouvait être la place d’un passage où il y avait eu autrefois une porte à glissières, instantanément je songeai à un miroir ou une glace qui sortait ou rentrait à volonté, qui, en un mot, remplaçait la porte absente. Ainsi s’expliquait l’image et sa disparition subite, ainsi encore je comprenais que M. Hatche ne trouvât rien et entendît un léger bruit avant d’apercevoir le fantôme. La glace pouvait être actionnée de loin pour disparaître dans la paroi. Est-ce clair ?

— Parfaitement, dit M. Estève.

— Oui, oui, continuez, dit Hatche.

— M. Hatche m’ayant dit qu’il y avait d’autres grandes glaces dans le salon et la salle à manger et m’ayant indiqué leurs positions respectives, je compris comment pouvait opérer une personne placée bien loin du hall et recouverte pour la circonstance d’une pèlerine blanche enduite d’une substance phosphorescente.

Donc, en principe, j’expliquai l’apparition. Mais quel était le but de l’opération ? Une plaisanterie ? C’était possible, mais alors pourquoi avait-elle commencé dès que des ouvriers étaient venus travailler à la villa ? Avait-on le projet d’empêcher ces travaux ?

J’en étais là, lorsque M. Hatche me parla de la vieille histoire des bijoux, et mon attention se concentra sur cette explication : Les bijoux étaient-ils encore cachés dans la vieille maison ? Quelqu’un supposant cela, ou ayant des raisons de le croire, cherchait-il à empêcher l’exécution des réparations commandées par M. Estève, et par là à l’empêcher, lui, de venir habiter la villa ? Et le moyen trouvé était-il de faire apparaître ce fantôme ? Peut-être !

C’est pourquoi je priai M. Hatche de faire une enquête aussi complète que possible sur l’ancienne tragédie dont la villa avait été autrefois le théâtre. Ce qu’il me dit me confirma dans mon opinion. Et aussitôt je pensai que votre cousin Georges, M. Estève, pouvait fort bien avoir conçu et exécuté ce plan machiavélique ; car il fallait que ce fût quelqu’un de très au courant de l’histoire de la famille, en même temps très intelligent.

Eh ! bien. Messieurs, vous savez que Georges Estève prétexta un bal d’officiers pour ne pas se joindre à vous lors de votre première visite nocturne. Or, il ne s’est pas rendu à ce bal, j’en ai acquis la certitude tout à l’heure, en téléphonant à quelqu’un qui y a passé toute la nuit. Donc, il avait donné un prétexte, il avait été libre ce soir-là, il pouvait fort bien avoir joué le personnage du fantôme.

En outre, considérant l’emplacement de la villa isolée, sur un petit promontoire, au bord du lac, je songeai qu’il était extrêmement facile d’y parvenir avec un canot-automobile dissimulé sous les buissons de la rive, et de le sortir, sans être vu des habitants du village. Qui donc parmi les plus proches membres de la famille possédait un canot-automobile ? ici encore la réponse était : Georges Estève.

Dès lors, tout me parut clair, je savais ce qu’était le fantôme, comment il s’y prenait pour apparaître et disparaître, quel était son but : la recherche des bijoux, je savais ou croyais bien savoir qu’il avait intérêt à faire tout cela et qu’il était à même de l’exécuter… Il ne me restait plus qu’à trouver une preuve de ce que je considérais comme probable, et la meilleure preuve consistait à trouver moi-même les bijoux…

— Trouver les bijoux ? s’écria M. Estève, d’un air incrédule.

— Les voici, dit le professeur en sortant les joyaux de ses poches.

M. Estève restait pétrifié et ne trouvait pas une parole… Enfin, les traits contractés, la voix tremblante, il bégaya :

— Mais comment avez-vous fait ? Où les avez-vous trouvés ? — Je me suis servi de ma seule intelligence, dit le savant. Je suis allé les chercher là où selon toute probabilité leur possesseur d’autrefois avait eu la sagesse de les mettre.

— Mais… mais… balbutia le banquier.

— C’est bien simple ! L’homme qui les avait déposés là ne voulait pas s’en séparer pour de longues années ; il ne les avait donc pas enterrés. Il ne les avait pas placés dans une pièce où un incendie aurait pu éclater, donc il les avait mis à la cave… Où, dans la cave ? Dans le mur, cela saute aux yeux. Où, dans le mur ? Pas trop bas, afin qu’au hasard des manutentions qui pourraient s’y faire, on ne risquât pas de les trouver. À hauteur d’homme, pensai-je. Je ne me trompais pas de beaucoup, puisque M. Hatche, qui est un peu plus grand que moi, a trouvé très vite la pierre descellée qui abritait la cachette…

M. Estève restait confondu et les yeux pleins d’une admiration immense.

— Une fois les bijoux retrouvés, reprit imperturbablement le professeur, il n’y avait plus qu’à dévoiler le truc du fantôme.

Je vous priai de venir, M. Estève, parce qu’en somme il n’y avait aucun délit à reprocher à l’opérateur et que je préférais vous l’abandonner une fois qu’il serait découvert. Je vous demandai de rester hors de la maison. Je me postai moi-même sur l’escalier, avec un marteau à la main.

Lorsque le fantôme parut, je me glissai à pas de loup jusqu’à la porte à glissières, sentis du doigt qu’en effet une grande glace occupait cet emplacement et la brisai d’un coup de marteau. Le bruit du verre effraya l’homme qui opérait ; il voulut s’enfuir par la porte de service, mais le gendarme l’avait fermée à clef à l’extérieur ; alors il se rua vers la porte principale, se heurta en passant à M. Hatche et lui asséna un coup sur la tête. Une fois hors de la maison, il se trouva nez à nez avec vous, M. Estève, chercha à vous poignarder… et…

— Et je dus tirer un coup de revolver pour défendre ma peau ! dit le banquier. Ma balle lui a cassé un bras…

— Fracture simple, dit le savant avec bonhomie… Son bras se raccommodera presque tout seul. Et peut-être que quelques années de voyage en pays lointain lui feront grand bien… si vous voulez bien les lui payer, en échange des bijoux…

— Je pensais à cela, répondit le banquier. Cela arrangera tout ; car je ne puis, naturellement, le poursuivre en justice…

— C’était donc… ? fit Hatche.

— C’était… mon cousin Georges, dit tristement M. Estève… Et je vous serais infiniment reconnaissant, M. Hatche, de ne pas donner ce nom dans les journaux.

— Je vous le promets ! dit solennellement le journaliste.

Mais voyons, M. Bajolin, il y a une chose que je ne m’explique pas encore bien : où se tenait la personne qui jouait le rôle du fantôme ?

— À la porte de l’arrière-cuisine… d’où il pouvait facilement fuir. En s’avançant sur seuil, il avait devant lui – à travers la cuisine même –, une des glaces de la salle à manger. De cette glace son image était reflétée sur une glace du salon, et de là sur le miroir à glissières.

— Mais comment après cette triple réflexion, l’image de l’écriture n’était-elle pas renversée ?

— Il l’avait préparée renversée sur une plaque de verre, et elle se redressait à la troisième réflexion.

— Et le sang que le fantôme jeta à la figure du gendarme ?

— C’était du sang de lapin. Le fantôme voulait à toutes forces effrayer les villageois, vous comprenez !

De même pour l’apparition du chat qu’on avait enduit de cette substance phosphorescente. Et enfin, c’est le fantôme lui-même qui garrotta votre homme, M. Estève !

Le professeur se tut. M. Estève et Hatche fumaient nerveusement cigarette sur cigarette. Enfin, M. Bajolin se leva et souhaita une bonne nuit à ses amis. M. Estève le remercia chaleureusement et se retira. Hatche allait le suivre, mais une réflexion le retint ; il rappela le savant et lui dit :

— Comment donc se fait-il que le coup de revolver du gendarme n’ait pas atteint et brisé la glace mobile ?

— Votre gendarme si brave est un homme nerveux et impressionnable. Il a tremblé comme une femmelette et sa balle est allée se loger dans la boiserie à côté ; je l’ai retrouvée. Tenez, la voici. Bonsoir !

LE CHIFFRE FATAL

Le professeur Bajolin relisait une lettre pour la troisième fois. La dame qui venait de la lui remettre, Miss Elisabeth Devane, restait patiemment assise sur le canapé du petit salon, attendant sa réponse.

Voici la lettre qu’étudiait le professeur :

 

« Aux personnes que cela concerne :

Abominablement fatigué de tout, je cherche la fin et suis content. Mon orgueil est mort. Je vais mourir tranquille par ma propre volonté. Tous les longs efforts de mes mains sont perdus. Tout près de la mort, je laisse mon bien à mon cher fils. Je vous adjure donc, vous qui me haïssez, vous qui m’avez tellement découragé : lisez ceci : je veux vous infligez par un bon moyen le sort bien mérité, le châtiment nécessaire… Je laisse donc à mon seul héritier, à mon cher descendant, à mon fils, ce soin : Vous retourner le mépris, dont, très en secret, vous m’avez chargé. Du plus profond de mon caveau je dirai tout. Il est sur la plus consolante, sur la plus parfaitement lumineuse, la plus éclatante et belle page de ma vie un (7) amour immense. Les liens de cet amour, fort comme la mort sont impérieux. La Bible elle-même a institué de façon toute divine la famille.

Adieu.

Herbert Stockton. »

 

Enfin le professeur regarda la visiteuse et lui dit :

— Comment ce document est-il entré entre vos mains ? Dites-moi tout ce qui s’y rapporte sans rien omettre. Allez. Je vous écoute.

Le savant s’installa dans son fauteuil. Il appuyait sa tête contre les coussins et croisait les mains. Il ne daignait même pas regarder son aimable et jolie visiteuse. Elle était venue pour lui demander conseil et il était disposé à l’aider parce qu’elle lui soumettait un de ces problèmes qui l’avaient toujours passionné. En dehors de cela, elle ne l’intéressait nullement.

Miss Devane parlait d’une voix harmonieuse et douce, et ses paroles étaient interrompues de temps en temps par des sanglots étouffés.

— Mon père, ou plutôt mon père adoptif, Herbert Stockton, était un inventeur, commença-t-elle. J’ai vécu avec lui depuis l’âge de cinq ans dans sa vieille maison. J’étais orpheline, et M. Stockton m’avait adoptée. Il était veuf et n’avait qu’un fils, John Stockton, âgé aujourd’hui de trente et un ans. C’est un homme très honnête et que j’ai toujours connu très pieux.

Mon père adoptif idolâtrait ce fils. Cependant, dans ses rapports avec lui, il me semblait parfois qu’il y avait de la crainte. Toujours isolé à cause de ses travaux, mon père était devenu nerveux et irritable. Je ne crois pas cependant qu’un cœur meilleur que le sien ait jamais existé.

— Je le connaissais de réputation, dit Bajolin. Il cherchait à découvrir la formule de la trempe du cuivre… C’est un secret qui s’est perdu en Égypte… Oui, j’avais beaucoup entendu parler de M. Stockton… Continuez, Mademoiselle.

— Quel que fut l’objet de son travail, reprit Miss Devane, il le dissimulait avec le plus grand soin. Quand il tomba malade pour la première fois, il y a six à sept mois, il fit mettre de doubles serrures à la porte de son laboratoire, puis il se retira dans les chambres du second étage où il séjourna en véritable reclus pendant plus de deux semaines. Ces pièces se trouvaient à côté de ma chambre, et, durant cette quinzaine, j’entendis à deux reprises le père et le fils parler assez haut, comme s’ils n’étaient pas d’accord. À la fin de la quinzaine, M. Stockton retourna travailler à son laboratoire, et, peu après, son fils qui avait vécu jusqu’alors avec nous, prit un appartement en ville et emporta de la maison tout ce qui lui appartenait. Depuis ce moment, jusqu’à lundi dernier – c’est aujourd’hui jeudi – je ne revis pas le fils de la maison. Lundi le père travailla dans son laboratoire comme d’habitude. Il m’avait appris que ses recherches avaient réussi et que ce résultat valait une immense fortune. Le lundi après-midi, vers cinq heures, le fils vint à la maison. Personne ne sait quand il en sortit. Toujours est-il que son père ne prit pas son repas à sept heures du soir, comme il en avait l’habitude. Je pensai qu’il était resté à son travail et ne pris pas garde à son absence, car il avait agi de la sorte assez souvent.

— Et le matin suivant ? demanda le professeur.

— Le lendemain matin, continua la jeune fille, mon père fut trouvé mort dans son laboratoire. Un petit flacon, qui devait avoir contenu – je suppose, – de l’acide cyanhydrique, gisait brisé sur le plancher, tout à côté de sa chaise. Épouvantée, je téléphonai immédiatement à John Stockton qui arriva aussitôt. Nous trouvâmes la lettre que vous avez lue dans la poche de mon père. M. Stockton paraissait inquiet et me conjura de la détruire. Je le priai de me la confier, car j’avais eu le brusque pressentiment qu’elle avait une importance capitale. Mon père m’avait souvent parlé de l’avenir, de ses projets et de ce qu’il voulait faire pour moi… Cette lettre étrange ne parle pas de moi… Pourquoi cet oubli ? C’est inconcevable !

— A-t-on fait une autopsie ? demanda le professeur.

— Non. John Stockton fit tout pour l’empêcher et pour étouffer l’affaire. Mon père fut enterré sur le vu d’un certificat délivré par le Docteur Benton qui était son ami d’enfance. De cette façon tout soupçon de suicide ou… d’accident fut complètement écarté.

Deux fois avant et après les funérailles, John Stockton me fit promettre de garder cette lettre cachée ou de la détruire. Enfin de faire cesser ses importunités, je lui affirmai que je l’avais brûlée. Plus j’y pense, plus cette attitude me semble confirmer le fait que mon père ne s’est pas suicidé. J’ai réfléchi à ce mystère, bien longtemps, et j’ai enfin décidé de venir à vous plutôt que de m’adresser à la police. Je sens qu’il y a de l’inconnu dans tout cela. Si vous pouvez m’aider, maître…

— M. Stockton a-t-il laissé un testament ?

— Oui, il est en possession de son notaire, M. Love. On doit l’ouvrir prochainement. À en juger d’après le second paragraphe de la lettre, je suppose qu’il laisse tout son bien à son fils.

Pour la quatrième fois le professeur relut le document. Puis il regarda Miss Devane.

— Que pensez-vous de cette lettre, vous ? demanda-t-il.

— Étant donné ce que je sais de M. Stockton et de sa vie, expliqua la jeune fille, cette lettre ne signifie pas autre chose que ce qu’elle semble dire. Une des premières phrases paraît indiquer que l’invention de mon père aurait été découverte, volée, peut-être. Les phrases suivantes semblent dirigées contre certains parents – un frère et deux cousins – qui l’avaient toujours traité comme un fou et ne le lui avaient pas caché. Je ne sais pas grand chose de précis sur ces parents… Les dernières phrases s’expliquent par l’affection qu’il portait à son fils ; cela est naturel, excepté…

— Excepté ce chiffre 7, interrompit le savant. Que signifie-t-il à votre idée ?

— Je n’ai aucune idée, dit la jeune fille. Ce chiffre n’a aucun rapport compréhensible avec le reste du document.

— Pensez-vous, Miss Devane, que cette lettre ait pu être écrite par force, sous menace… ?

— Je le crois, dit vivement la jeune fille dont les yeux brillèrent. C’est précisément ce que je pense. Dès l’abord, j’ai pressenti quelque horrible et épouvantable secret là-dessous.

— Ou bien encore, M. Stockton n’a-t-il pas vu cette lettre du tout, dit négligemment le professeur. Ce peut être l’œuvre d’un faussaire…

— Un faux ! s’écria la jeune fille.

Mais alors John Stockton…

— Qu’il soit faux ou authentique, dit le savant, c’est un document extraordinaire. On le dirait écrit par un poète. Le style en est diffus ; l’auteur ne dit pas les choses tout net comme le ferait un homme pratique, un homme de science, accoutumé à préciser.

Il y eut un silence de plusieurs minutes.

La jeune fille, toute songeuse, dardait ses yeux francs dans les yeux impénétrables du savant.

— Peut-être… dit-elle, enfin, peut-être y a-t-il une clef à ce document mystérieux…

— Il se peut, dit le professeur. Oui… cela doit être là un document à clef… et cela m’a l’air d’être fort ingénieux.

— Que dois-je faire ? demanda Miss Devane.

— Me laisser cette lettre, rentrer chez vous et attendre que je vous écrive.

Sur ces mots, le professeur se leva et la jeune fille, comprenant qu’il lui donnait congé, le salua avec respect et partit.

 

*      *      *

 

Dès le lendemain, le professeur envoya chercher son ami Hatche, le reporter célèbre qui l’aidait souvent dans ses délicates recherches et il lui raconta en détail cette nouvelle affaire.

Hatche prit connaissance du document que le professeur croyait chiffré et il se mit à la disposition du savant avec sa bonne grâce habituelle.

— Je voudrais, dit Bajolin, que vous appreniez tout ce qui concerne John Stockton et pourquoi Miss Devane et lui ne s’aiment pas. Après cela, ayez donc la bonté d’aller chez Miss Devane, et de m’apporter la Bible de famille, s’il y en a une. Ce doit être un gros livre.

Hatche sortit aussitôt.

Une demi-heure après, il se trouvait dans le bureau de John Stockton. C’était un homme à la figure allongée, aux traits accentués, graves et sévères. Une ombre de mécontentement passa sur le visage de Stockton au premier mot que prononça le reporter touchant la mort de son père.

— J’avais espéré que cette triste histoire n’arriverait pas aux oreilles des journalistes, dit-il d’un ton doucereux. C’est une affaire qui ne peut que nuire à la mémoire de mon père, car vous savez qu’il est, avec raison, honoré parmi ceux qui ont contribué aux progrès de la civilisation. Cependant, s’il est nécessaire, je dirai tout ce que je sais et j’aiderai aux investigations que j’ai tenté d’arrêter, je l’avoue, pour conserver sans tache le nom du grand homme que notre pays a perdu.

— Puisqu’il en est ainsi, puis-je vous demander, Monsieur, quelle était la fortune de votre père ? dit Hatche.

— Elle s’élevait à deux millions et demi.

— Et comment le testament dispose-t-il de cet héritage ?

— Je n’ai pas encore vu ce testament, mais, je pense que mon père me laisse à peu près tout, à part une rente et la maison qu’il habitait. Ce dernier legs irait à Miss Devane qu’il a toujours regardée comme sa fille. Il s’est produit un retard inattendu pour l’ouverture de ce testament.

— Quel était donc votre but, M. Stockton, en disposant tout pour qu’on croie que votre père est mort naturellement alors qu’évidemment il s’est suicidé et que même on pourrait se demander…

John Stockton se redressa sur sa chaise et ses yeux s’ouvrirent tout grands. Il s’était jusque-là tenu immobile, les mains jointes, mais alors il leva les bras et fixa le reporter :

— Se demander quoi ? dit-il. Que peut-on se demander ? Insinuez-vous qu’on puisse penser à autre chose qu’à une mort naturelle ou à un suicide ?

Pendant qu’il parlait, son visage changea légèrement. Hatche ne le quittait pas des yeux.

— Miss Devane a montré la lettre trouvée sur votre père, dit-il et elle a dit…

— Elizabeth… Miss Devane ! s’écria John Stockton.

Il se leva et se promena dans la chambre ; il fit deux ou trois tours et s’arrêta devant le reporter.

— Elle m’a donné sa parole d’honneur qu’elle ne dévoilerait jamais l’existence de cette lettre.

— Mais elle l’a rendue publique, dit Hatche, et de plus, elle déclare que, pour elle, la mort de votre père ne saurait être attribuée à un suicide.

— Elle est folle, folle ! dit Stockton très agité. Qui pourrait avoir tué mon père ? Qui aurait pu y trouver intérêt ?

Les lèvres de Hatche se plissèrent.

— Miss Devane a-t-elle été légalement adoptée par votre père ?

— Oui.

— Alors, sans parler des autres parents, ne semble-t-il pas étrange, même à vous, que votre père vous donne presque tout, à vous qui avez déjà une fortune et ne laisse presque rien à Miss Devane qui est pauvre ?

— C’était l’affaire de mon père, répondit Stockton avec hauteur.

Il y eut un silence… Stockton se promenait de long en large. Finalement il s’assit devant son bureau et regarda le reporter. Il semblait s’être maîtrisé.

— Est-ce tout ? demanda-t-il enfin.

— J’aimerais savoir, si cela ne vous ennuie pas, quelle est la vraie cause de la mésentente qui semble exister entre Miss Devane et vous ?

— Il n’y a pas de mésentente absolue. Nous ne nous sommes jamais beaucoup aimés, voilà tout. Mon père et moi, avons eu plusieurs discussions à ce sujet pour des raisons qu’il est inutile de vous donner.

— N’avez-vous pas eu une discussion de ce genre la veille même de la mort de votre père ?

— Oui, je crois que nous avons parlé d’elle.

L’entrevue était terminée.

Hatche se rendit tout droit chez Miss Devane. Là, selon les instructions du professeur, il demanda à voir la Bible de famille.

— Elle était encore là l’autre jour, répondit Miss Devane, mais elle a disparu.

— Depuis la mort de votre père adoptif ?

— Oui, le lendemain.

— Soupçonnez-vous quelqu’un ?

— Non… à moins… à moins…

— John Stockton ? Pourquoi l’aurait-il prise ? dit Hatche.

Il y eut un léger tremblement sur les lèvres de la jeune fille qui murmura :

— Je ne sais pas…

Elle s’approcha du reporter et posa sa main sur son bras. Elle se mit à pleurer.

— John Stockton a ce livre, dit-elle enfin. Il l’a emporté d’ici le lendemain de la mort de son père, et il l’a fait à dessein… Je ne sais vraiment pas pourquoi…

— Êtes-vous absolument sûre de cela ?

— Je l’ai vu dans sa chambre où il avait caché le volume, répliqua la jeune fille.

Hatche exposa le résultat de ses visites au professeur. Celui-ci l’écouta sans faire de commentaires jusqu’au moment où Hatche raconta ce qu’avait dit Miss Devane au sujet de la Bible de famille.

— Maintenant la chose à faire, dit le savant, c’est de découvrir si elle a dit la vérité et si la Bible est bien dans les appartements de John Stockton. J’aimerais beaucoup voir cette Bible ; si vous pouviez me l’apporter, ce serait parfait. Si vous ne pouvez pas, regardez et examinez bien la page sept ; cherchez des marques au crayon dans le texte, en marge, partout…

Hatche parut perplexe en entendant ces paroles : Qu’est-ce que la page sept d’une Bible pouvait avoir à faire avec le problème dont il s’occupait ? À la vérité, le document disait : « La Bible elle-même a institué d’une façon toute divine la famille », mais cela semblait dépourvu de signification.

Alors Hatche songea à ce chiffre 7 qui se trouvait entre parenthèses et qui ne paraissait avoir aucun rapport avec le reste de la lettre.

… Peu après, en usant d’un subterfuge, qu’il employait souvent dans ses investigations, il réussit à pénétrer dans l’appartement de Stockton… Il chercha la Bible, la trouva, l’examina…

… Quand il sortit de la maison, il paraissait fort intrigué et il courut au logis du professeur :

— Eh bien ? demanda le savant.

— J’ai vu la Bible.

— Et la page sept ?

Manquante, enlevée, disparue ! cria le reporter.

— Ah, dit le professeur, je m’en doutais…

Le soir même, poursuivant son enquête, Hatche se fit conduire chez Miss Devane. En arrivant, il ne fut pas peu surpris d’apercevoir le professeur qui sonnait à la porte.

Les deux hommes entrèrent et, quelques minutes après, Miss Devane les reçut.

Le professeur lui expliqua qu’il désirait seulement visiter le laboratoire où M. Stockton père avait été trouvé sans vie.

Et je voudrais également un spécimen de l’écriture du défunt, ajouta le savant.

— Chose curieuse, répondit Miss Devane, je doute qu’il en existe un seul… assez grand pour que nous puissions le comparer au document que je vous ai remis. Mon père correspondait beaucoup, mais je lui faisais toutes ses lettres à la machine à écrire.

— Alors cette lettre serait tout ce qu’on pourrait trouver de son écriture ? C’est bien invraisemblable.

— Naturellement, on peut voir sa signature sur des chèques ou autres pièces semblables. Je vous en montrerai. Mais je ne pense pas qu’on puisse douter qu’il ait écrit le document. C’est son écriture.

— Maintenant, voyons le laboratoire, conclut le professeur.

Miss Devane les conduisit à travers un long corridor jusqu’à une pièce située derrière la maison.

— Est-ce bien dans cette chambre que le corps fut trouvé ?

— Oui, répondit Miss Devane. On n’a même enlevé que le corps et les fragments du flacon de poison. À part cela, rien n’a été changé.

— Saviez-vous qu’il avait une plume et de l’encre dans cette chambre ? demanda Bajolin.

— Je ne me le suis pas demandé…

— Vous n’avez rien enlevé de ce genre depuis la mort du maître ?

— Mais… mais non, dit la jeune fille.

Elle quitta la chambre et le professeur aidé de son ami Hatche fouilla minutieusement la pièce.

Il faudrait trouver une plume et de l’encre, avait dit le professeur. Mais ils n’en trouvèrent point. Vers minuit, le professeur et le reporter étaient occupés à explorer les caves de la maison. Ils projetaient sur les murs la lueur d’une petite lampe électrique de poche. Après avoir longuement scrute tous les angles et les soubassements des voûtes, ils arrivèrent enfin devant une petite porte fixée dans la muraille.

Le professeur poussa une légère exclamation qui fut aussitôt suivie du son bref et métallique d’un revolver qu’on arme. Il n’y avait pas à s’y tromper : Quelqu’un les menaçait dans l’ombre.

— Baissons-nous vite, souffla Hatche.

Et d’un coup de pouce il tourna le bouton de sa lampe électrique. En même temps un coup de revolver retentit. La balle s’enfonça dans le mur à côté de la tête de Hatche.

Le reporter avait encore à ses oreilles l’écho du coup de feu lorsqu’il sentit la main du professeur qui se posait sur son bras ; il entendit la voix nerveuse du savant :

— À votre droite ! À votre droite !

Alors, contrairement à ce qu’il disait, le professeur entraîna le reporter vers la gauche. Au bout d’un instant, un second coup retentit et par l’éclair qu’il accompagna Hatche se rendit compte qu’on avait visé à une dizaine de pieds à sa droite. L’homme qui tirait avait entendu le faux ordre du professeur et cela l’avait mis en défaut. Sans hésitation le savant conduisit Hatche jusqu’au bas des escaliers.

Là, à la pâle lueur qui venait du rez-de-chaussée, ils aperçurent une forme humaine qui se tenait adossée au mur de l’autre côté des marches de l’escalier. Hatche comprit qu’il n’y avait qu’une chose à faire et il la fit : d’un bond il sauta sur l’homme, le renversa et se saisit du revolver. Dès qu’il eut l’arme entre les mains, il lâcha prise.

— Tout va bien, cria-t-il, j’ai l’objet !

La petite ampoule électrique qu’il avait éteinte un moment auparavant s’illumina de nouveau et la lumière éclaira la figure de John Stockton que le reporter venait de désarmer.

— Ah, ça, fit Stockton, vous êtes donc des voleurs ?

— Montons au grand jour, dit flegmatiquement le professeur, nous serons plus à l’aise pour causer.

… Ce fut en cette bizarre circonstance que le professeur Bajolin se trouva pour la première fois en face de Stockton. Hatche les présenta l’un à l’autre et rendit à Stockton son revolver. Ce geste lui fut conseillé par un imperceptible mouvement de tête du savant.

Stockton posa l’arme sur la table.

— Pourquoi avez-vous essayé de nous tuer ? demanda le professeur froidement.

— Je ne sais comment m’excuser. Je pensais que vous étiez des voleurs. J’avais entendu du bruit en bas et j’étais descendu pour voir d’où cela provenait.

— Je croyais que vous habitiez loin d’ici.

— En effet, mais je suis venu ce soir pour une affaire toute personnelle et privée… et je vous ai entendus… Que faisiez-vous dans la cave ?

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ? demanda le professeur sans prendre garde à la question de son interlocuteur.

— Depuis quelques minutes seulement.

— Possédez-vous une clé de la maison ?

— J’en ai une depuis fort longtemps… Mais… qu’est-ce que tout ceci ? Comment êtes-vous vous-même dans cette maison ? De quel droit l’explorez-vous ?

— Miss Devane est-elle ici ? demanda le professeur en continuant à négliger les interrogations de Stockton.

— Je ne sais pas. Je le suppose.

— Vous ne l’avez pas vue, naturellement ?

— Certainement non.

— Et vous venez ici de nuit, sans qu’elle le sache ?

Stockton haussa les épaules et ne répondit pas. Le professeur se redressa sur sa chaise et regarda fixement Stockton dans les yeux. Quand il reprit la parole ce fut au reporter qu’il s’adressa, mais son regard ne dévia pas du visage de John Stockton.

— Réveillez les domestiques, demandez la chambre de Miss Devane et voyez s’il ne lui est rien arrivé…

— Je ne crois pas que ce soit une bonne chose, interrompit vivement Stockton.

— Pourquoi ?

— Si je puis porter la question sur un terrain personnel, dit-il, je vous demanderai comme une faveur de ne rien faire qui avertisse Miss Devane de ma présence ici.

Pourquoi cacher sa présence à Miss Devane ? Cela suffit à faire agir le reporter. Il sortit rapidement de la chambre et, dix minutes plus tard, Miss Devane, qui s’était vêtue à la hâte, descendait avec lui.

Ce fut un instant dramatique. Pendant quelques minutes personne ne parla. Le professeur regardait Stockton et Miss Devane tour à tour. Il remarqua la pâleur de la jeune fille et l’embarras de Stockton.

— Qu’est-ce donc ? demanda enfin Miss Devane d’une voix qui tremblait un peu. Pourquoi êtes-vous ici ? Qu’est-il arrivé ?

— M. Stockton est venu ici cette nuit, commença tranquillement le professeur, pour enlever le contenu du caveau secret de la cave. Il est venu sans votre permission, mais il nous a trouvés devant lui. Nous l’avions devancé, M. Hatche et moi, pour continuer notre enquête au sujet de l’affaire que vous nous avez confiée. Nous aussi étions revenus sans vous avertir. Je l’avais jugé préférable. M. Stockton s’est montré très désireux que sa présence vous fût cachée. Voilà. Maintenant, avez-vous quelque chose à ajouter ?

La jeune fille se retourna vers Stockton. Elle eut un grand geste de mépris. Elle tendit le bras vers lui. Son visage était convulsé par une émotion qu’elle essayait en vain de réprimer.

— Vous êtes un misérable ! s’écria-t-elle, vous êtes un voleur et un assassin !

— Savez-vous pourquoi M. Stockton est venu ici ce soir ? demanda le professeur.

— Il est venu voler le contenu du caveau, cria encore la jeune fille. Vous l’avez compris vous-même. C’est parce que mon père refusait de lui livrer le secret de sa dernière invention que ce misérable l’a tué. Mais comment a-t-il pu le forcer à écrire cette lettre, c’est ce que je me demande et ne puis comprendre.

Stockton, quoique très maître de lui, parut indigné de cette attitude. Mais ses paroles n’en restèrent pas moins courtoises et modérées.

— Elisabeth, pour l’amour du Ciel, songez à ce que vous dites ! s’écria-t-il. Votre accusation est inconcevable. Elle ne repose sur aucun fondement.

Mais la jeune fille continua :

— Son avidité est telle qu’il voulait avoir toute la fortune de mon père. Il aurait voulu m’arracher même la petite part qui m’était laissée. C’est indigne !

— Elisabeth ! Elisabeth ! dit Stockton, je crois que vous perdez la tête. Jamais une idée semblable n’a effleuré mon esprit.

… Cependant le professeur Bajolin ne semblait prêter aucune attention aux paroles du jeune homme. Il suivait avec un intérêt croissant les paroles de Miss Devane.

— Que contenait le caveau secret ? lui demanda-t-il brusquement.

— J’ai toujours pensé qu’il y avait un caveau caché dans la cave, expliqua la jeune fille. Mon père était toujours inquiet au sujet de ses inventions et il les cachait très soigneusement, je m’imaginai jamais une autre place qu’au fond de la cave et cette découverte ne m’a nullement surprise.

Il y eut un long silence.

Miss Devane se tenait toujours tournée vers Stockton et pas un instant elle ne sembla prendre pitié de lui.

Hatche le remarqua et il pensa que cette jeune fille était bien vindicative. Il se dit que probablement il y avait quelque vieille et terrible rancune entre eux.

Le professeur reprit enfin la parole :

— Saviez-vous, Miss Devane, dit-il, que la page sept de la Bible que vous avez vue cachée dans la chambre de M. Stockton avait été arrachée et qu’elle a disparu ?

— Non, dit-elle, je l’ignorais.

À ces mots, Stockton se leva :

— Comment ! vous êtes allés dans ma chambre ! s’écria-t-il. Qu’aviez-vous à faire chez moi ?

Mais d’un geste Bajolin lui imposa silence et dit à Miss Devane :

— Pourquoi avez-vous arraché la page sept de la Bible ? Je ne me l’explique pas.

— Moi ? Mais je ne l’ai pas arrachée ! cria la jeune fille. Je ne l’ai jamais vue ! Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Vraiment ?

— Je le jure.

Le professeur se retourna vers Stockton.

— Avez-vous un spécimen de l’écriture de votre père ? demanda-t-il.

— Mais certainement, répondit Stockton. J’ai même trois ou quatre lettres de lui sur moi et je puis vous les montrer si vous avez besoin de ce renseignement.

Miss Devane frissonna à ce moment comme si elle était saisie par la fraîcheur de la nuit. Le professeur prit les lettres que lui tendait Stockton.

— Ne disiez-vous pas, Miss Devane, reprit-il, que votre père vous dictait toujours toutes ses lettres ?

— Certainement, répondit-elle, et je ne connaissais pas l’existence de celles-ci.

— C’est curieux… très curieux… Eh bien, Mademoiselle et Monsieur, si vous le voulez bien, nous nous rendrons tous au caveau pour en finir avec son mystère.

— Soit, dit Stockton.

Le professeur se leva et se dirigea vers la cave ; il tenait à la main la petite lampe électrique. Stockton venait derrière lui, puis Miss Devane, dont le vêtement blanc impressionnait au milieu de l’ombre. Hatche venait le dernier.

Le professeur marcha droit à la place où il se trouvait quand Stockton avait tiré un coup de revolver.

La petite porte du caveau apparut de nouveau à la pâle lueur de la lampe électrique. Le professeur l’ouvrit assez facilement…

Le caveau était vide…

Tout occupé à en examiner les parois, le savant ne s’occupait pas de ceux qui l’accompagnaient lorsqu’un coup de feu partit tout à coup dans la cave même. Miss Devane poussa un cri de terreur.

— Mon Dieu, il s’est tué ! Il s’est tué ! cria-t-elle.

— Et qui donc ? dit le savant.

— Stockton ! Voyez, il s’est fait justice…

 

*      *      *

 

Bajolin éleva sa lampe pour voir ses compagnons. Il aperçut Miss Devane et Hatche penchés sur le corps inanimé de John Stockton. La face de ce dernier était toute blanche, et, vers la tempe, il y avait un cercle rouge. Il tenait serré dans la main droite le revolver dont il s’était servi peu d’instants auparavant.

— Qu’est-ce donc, Hatche ? demanda le professeur.

— Stockton s’est tiré un coup de revolver, dit le reporter.

Le savant s’agenouilla, fit un rapide examen de la blessure, puis, tout à coup et comme par hasard, il projeta la lumière sur la figure de Miss Devane.

— Où vous trouviez-vous quand le coup est parti ? lui demanda-t-il.

— Derrière lui, répondit la jeune fille. Le malheureux ! Cette blessure est-elle mortelle ?

— Oui, dit le savant, sortons d’ici.

Le corps inanimé de Stockton fut remonté et transporté avec l’aide de Hatche dans la pièce où quelques moments auparavant les quatre personnages s’étaient trouvés réunis.

— Aidez-moi un instant, je vous prie, Miss Devane, dit le professeur en disposant son mouchoir en un bandage improvisé autour de la tête du blessé.

Miss Devane attacha les bouts du mouchoir, et, pendant qu’elle le faisait, le professeur examinait attentivement ses petites mains agiles et blanches… Tout à coup, il lui dit :

— Pourquoi avez-vous tiré sur Stockton, Miss Devane ?

— Moi, moi… balbutia la jeune fille, je n’ai pas tiré… C’est lui-même… Monsieur… qu’insinuez-vous ?

— Alors, comment se fait-il que vous ayez ces marques de poudre sur votre main droite ?

La jeune fille baissa les yeux. Elle pâlit affreusement. Son attitude changea…

— Je… Je ne sais pas, balbutia-t-elle. Vous ne supposez vraiment pas que j’aie pu…

— M. Hatche, interrompit le professeur, veuillez avoir la bonté de téléphoner pour qu’une voiture d’ambulance vienne chercher ce blessé et pour avertir la police. Je dois lui confier Miss Devane qui a tué cet homme.

La jeune fille regarda autour d’elle d’un air égaré, puis elle se jeta dans un fauteuil en pleurant.

Hatche alla téléphoner, et, pendant un moment, Miss Devane resta silencieuse et les yeux largement ouverts, comme éblouie. Enfin, elle se leva d’un bond, vint au professeur et d’une voix pleine de défi elle s’écria :

— Je n’ai pas tiré ! Je n’ai pas tiré ! Vous entendez ? C’est lui qui s’est tué…

Les longs doigts maigres du professeur écartèrent les doigts crispés de Stockton et enlevèrent l’arme qu’ils retenaient encore.

— Ah, je m’étais trompé, dit-il tout à coup. La blessure ne devait pas être aussi mauvaise que je pensais. Voyez, il revient à lui.

Graduellement, le sang revenait au visage de l’homme évanoui. Le professeur, penché sur lui, une main sur sa poitrine, vit une de ses paupières battre, puis presque aussitôt se relever. Au même moment il sentit les mouvements du cœur reprendre avec plus de force.

Stockton laissa errer ses regards un moment autour de lui, puis ses paupières retombèrent.

— Pourquoi Miss Devane a-t-elle tiré sur vous ? demanda le professeur avec force.

Il y eut un silence. Les paupières de Stockton se relevèrent à nouveau. Miss Devane s’était rapprochée, elle tendit énergiquement les mains vers Stockton.

— Pourquoi a-t-elle tiré sur vous ? répéta le savant.

— Elle… ne… l’a pas… fait…, murmura le blessé d’une voix faible, mais encore très distincte. C’est… c’est moi… moi-même…

Le front du professeur se rembrunit. Ses traits se contractèrent.

… Les yeux du blessé s’étaient refermés et semblait à nouveau évanoui. Le professeur releva la tête :

— Je vous demande pardon, Mademoiselle, dit-il, je me suis trompé.

— Heureusement qu’il a pu parler ! Va-t-il mourir ?

— Non, je me suis trompé sur ce point aussi ; il vivra.

Miss Devane eut un geste nerveux, mais elle se maîtrisa et n’ajouta plus un mot.

Quelques minutes après arriva une voiture d’ambulance qui emmena Stockton à l’hôpital.

Ce fut avec une grande compassion que Hatche aida Miss Devane presque évanouie à remonter à sa chambre. Lorsqu’il redescendit, le savant lui dit :

— Excusez-moi, mais soyez assez bon pour téléphoner de nouveau à la police et expliquer qu’il y a erreur… Pour le moment, ajouta-t-il, je ne suis pas encore au clair…

 

*      *      *

 

Le lendemain, Hatche continua son enquête. Il se rendit d’abord chez le docteur Benton qui avait délivré le permis d’inhumer le corps du savant décédé. Le médecin se montra un peu fâché à la pensée de la publicité qu’on allait donner à cette affaire ; cependant, il confirma le récit de Stockton, d’après lequel, pour éviter le déshonneur, on avait caché le suicide du maître.

Il déclara que ce suicide ne faisait aucun doute.

Hatche apprit aussi, et cela lui parut plus important, que John Stockton avait voulu se marier autrefois avec Miss Devane, mais que la jeune fille l’avait refusé.

Hatche alla ensuite chez le notaire de la famille Stockton qui le reçut très aimablement. Le reporter lui demanda pourquoi on avait tant tardé à ouvrir le testament du défunt et raconta tout ce qu’il savait de l’affaire.

Le notaire fut d’une grande franchise.

— Le testament n’a pas été ouvert, dit-il, pour la bonne raison que je ne l’ai pas… Il a été égaré, perdu ou volé. Je ne me souciais pas de laisser connaître le fait à la famille, aussi ai-je cherché à gagner du temps pour me permettre de faire des recherches. Mais jusqu’à présent je n’ai pas réussi à remettre la main sur cette pièce précieuse…

Muni de ces nouvelles informations, Hatche se rendit chez Bajolin. Celui-ci était absent. Le reporter l’attendit plusieurs heures. Enfin le savant rentra. Il s’excusa auprès de son ami. Il avait tenu à assister à l’autopsie du corps du savant Stockton et cette opération s’était prolongée fort tard.

Hatche s’étonna. Il croyait que le mort était enterré depuis plusieurs jours, mais le professeur lui apprit que la bière avait été seulement placée dans un caveau provisoire.

— J’ai des amis en haut lieu, ajouta-t-il ; j’ai attiré leur attention sur certains faits troublants et j’ai obtenu que l’on fasse une autopsie sommaire.

— Et qu’a-t-on découvert ? demanda Hatche extrêmement intéressé.

— Dites-moi d’abord ce que vous avez découvert vous-même, dit le professeur. Cela peut éclairer d’un grand jour ce que j’ai appris. Hatche conta brièvement ses deux visites.

— Eh bien, maintenant, je vois clair dans tout cela, déclara le professeur. Quelles étaient les question à résoudre ? D’abord il fallait savoir comment le savant Stockton était mort. Ensuite, au cas où il ne se serait pas suicidé, quel motif il pouvait y avoir à ce que quelqu’un l’ait tué. En troisième lieu, si ce motif existait, qui était l’assassin. Et enfin comment expliquer ce document trouvé sur lui, cette étrange lettre…

À présent, Hatche, je crois que je puis répondre à toutes ces questions. Je dois vous dire que le style bizarre de la lettre m’a frappé.

J’ai pensé que ce document était chiffré. Je vous dirai tout à l’heure pourquoi. Relisez-le d’abord avec moi.

Le professeur tendit à Hatche la lettre que Miss Devane lui avait apportée au début de l’affaire. Hatche lut à haute voix :

— … « Abominablement fatigué de tout, je cherche la fin et suis content. Mon orgueil est mort. Je vais mourir tranquille par ma propre volonté. Tous les longs efforts de mes mains sont perdus. Tout près de la mort, je laisse mon bien à mon cher fils. Je vous adjure donc, vous qui me haïssez, vous qui m’avez tellement découragé : lisez ceci : je veux vous infligez par un bon moyen le sort bien mérité, le châtiment nécessaire… Je laisse donc à mon seul héritier, à mon cher descendant, à mon fils, ce soin : Vous retourner le mépris, dont, très en secret, vous m’avez chargé. Du plus profond de mon caveau je dirai tout. Il est sur la plus consolante, sur la plus parfaitement lumineuse, la plus éclatante et belle page de ma vie un (7) amour immense. Les liens de cet amour fort comme la mort, sont impérieux. La Bible elle-même a institué de façon toute divine la famille. »

— Quand on étudie attentivement cette lettre, reprit Bajolin, on s’aperçoit aussitôt que l’auteur ne dit pas clairement et nettement ce qu’il a à dire. Un homme qui va se suicider n’écrit pas ainsi, à moins d’avoir une raison spéciale. Si vous admettez que la lettre a un sens caché, tout s’explique. Et voilà pourquoi il m’a semblé que ce document signifie autre chose que son texte courant ; en d’autres termes j’ai pensé qu’il était chiffré.

Remarquez maintenant qu’il y a une faute d’orthographe : On a écrit « Je veux vous infligez » au lieu de « je veux vous infliger ». Cette lettre z au lieu du r qu’il fallait peut naturellement n’être qu’une faute due au hasard, une faute d’inattention. Cela arrive à tout le monde. Mais alors, que signifie ce chiffre 7 entre parenthèses et qui ne se rapporte à rien de ce qui précède ou de ce qui suit ?

Il semble bien que cela ne soit ni une négligence, ni une étourderie. Cela a été fait à dessein. Dans quel but ?

Je pensai que le chiffre 7 était la clef de l’énigme et je remontai en arrière à partir de ce chiffre, mais de sept mots en sept mots.

Cela n’avait aucun sens. J’essayai de six mots en six mots : le résultat fut le même.

Mais en prenant de cinq mots en cinq mots à partir du 7, je découvris cette fois que ma lettre avait un sens parfaitement net et clair et que c’était, à n’en pas douter, la clef de l’énigme.

Le cinquième mot avant le 7, c’est page, le cinquième avant page, c’est la. J’obtenais donc : la page 7.

En continuant de remonter de cinq mots en cinq mots, je trouvai encore caveau, du secret le… le secret du caveau, qui, ajouté à ce que j’avais déjà, faisait : Le secret du caveau est sur la page 7. En continuant après le chiffre pour avoir la fin de la phrase, je trouvai de cinq en cinq : de la bible de famille.

Il est inutile, n’est-ce pas, de pousser ma démonstration plus loin ? En reprenant le document depuis la première ligne, ne lisez que de cinq mots en cinq mots.

« Je suis mort par les mains de mon fils. Vous qui lisez, infligez le châtiment à mon fils. Le secret du caveau est sur la page 7 de la Bible de famille. »

— Étonnant ! cria le reporter.

— Vous voyez, expliqua le professeur. Vous voyez pourquoi il y avait cette faute d’orthographe… Il aurait fallu « infliger » à l’infinitif, mais cela aurait pu nuire au sens caché du document. On a mis un z à dessein.

— C’en est assez pour faire pendre Stockton, dit Hatche.

— C’en serait assez, en effet, si le document n’était faux, répondit le savant avec un petit rire sardonique.

— Un faux ! s’exclama le reporter. Ce n’est donc pas le savant Stockton qui l’a écrit avant de mourir ?

— Non.

— Ce n’est sûrement pas son fils, en tout cas ?

— Non certes.

— Et qui donc ?

— Miss Devane.

— Miss Devane ? répéta Hatche. Alors c’est elle qui a tué son père adoptif ?

— Non, il est mort naturellement, dit Bajolin.

Hatche prit sa tête entre ses mains. Des milliers de questions surgissaient devant lui. Il demeurait bouche bée devant le professeur qui sourit de son trouble.

— En peu de mots, dit enfin Bajolin, voici ce qui est arrivé : Le maître Stockton est mort d’une embolie au cœur, tout naturellement et tout seul dans son laboratoire. L’autopsie l’a prouvé. Miss Devane, l’ayant trouvé mort, écrivit le document chiffré, le plaça dans la poche du mort, mit quelques gouttes d’acide prussique sur la langue du défunt, brisa le flacon à côté du cadavre, quitta la chambre et ferma la porte à clef…

C’est elle qui a tiré un coup de revolver dans la cave sur le fils de Stockton. C’est elle qui a arraché la page sept de la Bible et caché le livre dans la chambre de Stockton fils. C’est elle qui doit avoir volé le testament… C’est elle qui a pris occasion de la mort soudaine de son bienfaiteur pour ourdir contre son fils un de ces complots machiavéliques que seules les femmes savent combiner. Il n’y a rien de pire sur la terre qu’une méchante femme et rien de meilleur qu’une honnête femme.

— Mais enfin ! s’écria le reporter, comment savez-vous tout cela ?

Pourquoi a-t-elle agi ainsi ? Comment a-t-elle fait ?

— J’ai d’abord déchiffré le document, répondit le professeur. Naturellement, je voulus d’abord savoir qui était ce fils. Miss Devane m’avait parlé de certaines querelles entre le père et le fils. Cela, en dépit de l’habileté de la jeune fille, témoignait d’un peu d’animosité de sa part envers le jeune homme. Mais elle avait si bien mêlé la vérité et le mensonge qu’il n’était pas aisé de découvrir la part de l’une et de l’autre. Je m’attachai donc à ce qui me paraissait probable.

Miss Devane m’avait dit sa conviction que le document avait été écrit sous menace ou par force. Or les gens qu’on menace d’assassiner n’écrivent guère des lettres chiffrées, surtout aussi compliquées que celles-là, et les gens qui vont se suicider n’ont généralement pas de raisons pour employer de tels procédés. M. Stockton père n’était pas resté seul assez longtemps, et, s’il craignait d’être assassiné pourquoi ne s’est-il pas défendu autrement ? Il n’était pas fou.

Je songeais à tout cela quand je vous ai prié d’aller voir son fils. Je désirais surtout avoir des nouvelles de la Bible de famille, et encore puis-je jurer que je pressentais l’absence de la page sept. Je puis affirmer aussi que je supposais le caveau vide.

Quel que fut le contenu de cette page et de la cachette, si Miss Devane avait écrit la lettre, on devait s’attendre à ce qu’elle ait tout enlevé et supprimé. Sans cela elle n’aurait pas attiré l’attention sur ces choses dans la lettre qu’elle fabriquait. J’ai d’ailleurs pensé qu’elle avait écrit la lettre tout simplement parce que, la première, elle a émis devant moi l’opinion qu’il y avait un mystère dans la mort de son père adoptif.

Supposant donc que le document était faux, que Miss Devane l’avait fabriqué de toutes pièces, que son dessein était de nuire à son frère adoptif, j’en conclus que si le savant avait été assassiné, elle y était pour quelque chose. Quant aux raisons de Stockton pour cacher le suicide de son père, elles sont parfaitement légitimes. C’était bien, comme il l’a dit, pour éviter le scandale. Cela arrive tous les jours.

Depuis le moment où vous avez parlé au fils d’un meurtre possible, il soupçonna Miss Devane. Pourquoi ? Parce que, plus que personne, elle en aurait eu l’occasion, parce qu’elle voulait tout l’héritage et parce qu’elle le détestait, lui, le survivant. Nous savons maintenant que, entre ces deux jeunes gens il y a eu quelque chose, de l’amour d’un côté, du mépris de l’autre… un de ces mystères de la passion qui engendre une haine inexpiable quand ce n’est pas un grand amour…

La vengeance de Miss Devane devait être diabolique. Elle voulait en même temps se débarrasser de lui et obtenir tout l’héritage. Elle espérait, elle savait que je déchiffrerais le document. Elle avait l’intention d’envoyer John Stockton au bagne.

— C’est horrible ! s’écria le reporter.

— En nous voyant si résolus à tout voir, elle craignit que son plan n’échouât ; c’est alors que, dans l’ombre, elle a tiré sur Stockton et lui a rapidement placé le revolver dans la main droite. Elle oubliait que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le revolver projette un peu de poudre sur la main de la personne qui s’en sert. Stockton a eu le courage de dire qu’il s’était frappé lui-même, mais c’est à cause de cet inexplicable dévouement que les hommes témoignent d’habitude aux femmes qu’ils aiment ou ont aimées.

Stockton était venu pendant la nuit et en secret dans son ancienne demeure pour rechercher le contenu du caveau sans éveiller la colère de la jeune fille. Il en avait le droit. Il connaissait l’existence de cette cachette. Son père lui en avait probablement parlé. Les révélations contenues dans la page sept de la Bible devaient avoir trait au secret de la trempe du cuivre que le savant avait retrouvé. Il avait dû écrire les formules sur cette feuille avec de l’encre invisible. Son fils savait cela aussi. Son père le lui avait dit. Or, tout ce que lui avait dit son père, Miss Devane l’avait aussi probablement entendu. Elle me l’a presque avoué dès le premier jour en me parlant de querelles entre le père et le fils. Elle savait donc tout cela.

— Mais la Bible se trouvait bien dans la chambre de John, fit observer le reporter.

— C’est Miss Devane qui l’y a mise, répliqua le professeur. C’était dans son plan, il fallait attirer les soupçons sur lui. Je puis ajouter que celui-ci m’a montré des lettres écrites par son père et qui n’étaient pas fausses, celles-là. Or l’écriture diffère sensiblement de celle du document… Mais cette jeune criminelle croyait avoir détruit tout spécimen récent de l’écriture du savant.

Naturellement, c’est encore elle qui a, ou a eu en sa possession le testament perdu. Comment s’en est-elle emparé ? Je n’en sais rien. En tout cas, le testament absent et le document prouvant le crime du fils, il était hors de doute qu’elle obtiendrait toute la fortune du défunt.

— Et comment tout cela va-t-il finir ? demanda Hatche. J’espère que Stockton se rétablira…

— Je crois que sa guérison sera assez rapide. Mais le résultat de cette triste aventure sera que le monde perd une magnifique découverte. On savait que le savant avait retrouvé le secret de la trempe du cuivre… mais cela est irrémédiablement perdu de nouveau par le fait d’une femme haineuse…

Le professeur parlait avec mélancolie. Hatche lui demanda de nouveau :

— Que va-t-on faire à cette malheureuse ?

— Rien. Elle ne sait pas que nous sommes au courant de son crime, mais elle a vu que je la soupçonnais malgré l’aveu de John Stockton. Je suppose qu’elle s’arrangera pour disparaître dès que celui-ci sera guéri. Mais, de toutes façons, il ne la ferait pas poursuivre. Souvenez-vous qu’il a voulu l’épouser.

… Quelques semaines plus tard, John Stockton convalescent lisait le journal dans son lit. Une garde s’approcha et lui remit une lettre. Il l’ouvrit. Elle ne contenait que des cendres impalpables qui glissèrent entre ses doigts et tombèrent sur ses couvertures. Il se jeta sur son oreiller en pleurant. Il avait deviné que c’était là le feuillet 7 de la Bible que la terrible Miss Devane lui envoyait pour lui montrer qu’elle avait anéanti le secret qui pouvait lui donner une fortune.

Que devint-elle ? Personne n’en sut jamais rien. On n’entendit plus parler d’elle et personne ne la revit.

L’HOMME SANS NOM

 

*      *      *

 

Le professeur Bajolin se trouvait dans le petit laboratoire qu’il s’était aménagé dans son appartement. Il était deux heures de l’après-midi. Marthe, sa vieille domestique, qui apparut à la porte, semblait embarrassée.

— Un monsieur est là, dit-elle enfin.

— Son nom ? interrogea le professeur sans détourner la tête.

— Il… Il ne l’a pas donné, Monsieur.

— Je vous ai souvent dit, Marthe, de demander le nom des visiteurs, dit le maître avec irritation.

— Je lui ai demandé son nom, Monsieur, et il a dit qu’il ne le savait pas.

… Le professeur n’était jamais surpris ; cependant il tourna vers Marthe un visage perplexe.

— Il ne savait pas son propre nom ? répéta-t-il. Bonté divine ! Faites entrer ce Monsieur au salon, tout de suite !

Le professeur jeta un coup d’œil distrait à ses instruments, puis passa au salon.

À son entrée, l’étranger se leva et vint au-devant de lui. Il était grand, avait le visage rasé, l’air vif et alerte d’un homme d’affaires. Son visage eût été beau sans sa pâleur maladive et les larges cercles noirs qui entouraient ses yeux. Il était irréprochablement mis des pieds à la tête, bref il avait toute l’allure d’un parfait homme du monde.

— Eh bien ? demanda Bajolin en le regardant en face.

— J’ai lu beaucoup de choses sur vous, Monsieur le professeur, commença l’étranger d’une voix bien timbrée, et j’ai pensé à venir vous demander conseil. Je suis dans une très étonnante position… Et je ne suis pas fou, ne le croyez pas, je vous en prie ! Mais évidemment, je suis en proie à quelque trouble nerveux. Je ne suis plus moi-même.

— Quelle est votre histoire ? Comment puis-je vous aider ?

— Je suis perdu, perdu de toutes façons, continua l’étranger. J’ai oublié ma maison, mes affaires et même mon nom. En fait, je ne sais plus rien de moi, ni de ma vie ; je ne sais pas ce que j’étais ni ce que je faisais avant ces quatre dernières semaines. Je cherche à recouvrer mon identité… Maintenant, s’il y a quelques frais, je suis prêt à payer…

— Ne vous occupez pas de cela, dit le savant en plongeant profondément son regard dans les yeux du visiteur. De quoi vous souvenez-vous ? Dites-moi tout ce que vous pourrez vous rappeler depuis le commencement.

L’étranger se leva, se promena avec quelque nervosité de long en large de la chambre, puis se rassit :

— Mon aventure est incompréhensible, dit-il. C’est précisément comme si, étant adulte, j’étais né de nouveau dans un monde dont je ne saurais rien, sauf la langue. Je vais vous raconter mes impressions telles quelles se sont produites à partir du matin où je me suis réveillé, il y a juste quatre semaines.

Il devait être huit ou neuf heures. Je me réveillai dans une chambre que je reconnus tout de suite pour être une chambre d’hôtel, mais je n’avais pas la moindre idée de la façon dont j’y étais venu, ni le moindre souvenir de l’avoir jamais vue. Je regardai par la fenêtre ; cette rue m’était complètement inconnue.

Je restai ainsi pendant une demi-heure environ ; je m’habillai en me demandant ce que tout cela signifiait. Alors, tout à coup, au milieu de mes autres sujets d’ennui, la pensée me vint que j’ignorais mon propre nom, le lieu de ma résidence, en un mot ce qui me concernait. Je ne savais même pas dans quel hôtel j’étais. Pris de terreur, je me regardai dans une glace : ma figure même m’était inconnue. Il me sembla être en face d’un étranger que je n’aurais jamais vu.

La chose était incroyable en tous points. Je savais que je me regardais dans un miroir, je savais que je devais y voir mon image… et cette image je ne la connaissais pas. Alors je me mis à fouiller mes vêtements pour y découvrir quelque trace de mon identité. Je ne trouvai rien qui pût m’éclairer, rien, aucun papier, aucune carte… absolument rien…

— Pas même de montre ? demanda le professeur.

— Non.

— Pas d’argent ?

— Si fait, beaucoup d’argent. Une liasse de billets de banque, plus de vingt-cinq mille francs se trouvaient dans ma poche. D’où cela venait-il ? Je n’en savais rien. J’ai vécu depuis lors grâce à cet argent et je continuerai jusqu’à ce que je puisse faire autrement… Je ne sais pas s’il m’appartient. Je savais que c’était de l’argent, mais je ne me souvenais pas de l’avoir eu en ma possession.

— N’avez-vous aucun bijou ?

— Rien que ces boutons de manchette…

L’étranger en exhiba une paire qu’il sortit de sa poche, puis il continua :

— J’achevai donc de m’habiller et descendis au bureau de l’hôtel. Il me fallait trouver quel était cet hôtel, où il était situé et qui j’étais. Je pensai pouvoir recueillir quelque renseignement dans le registre de la maison sans attirer l’attention ni faire croire que j’étais fou. Avant de descendre, je notai le numéro de ma chambre, c’était le numéro vingt-sept… Je compulsai donc le registre de l’hôtel. Je vis que j’étais à l’hôtel Cecil. Je suivis soigneusement les pages jusqu’à ce que je lusse le numéro de ma chambre : Devant ce numéro se trouvait un nom : John Doane, mais à l’endroit réservé pour l’indication de la résidence habituelle, il n’y avait qu’un trait de plume…

— Il est fort possible que John Doane soit votre nom, interrompit le professeur.

— Certainement, mais je n’ai aucun souvenir de l’avoir entendu auparavant. Le registre indiquait que j’étais arrivé la veille, ou plutôt que John Doane était arrivé la veille et avait la chambre vingt-sept. J’étais le Doane présumé. Depuis ce moment-là je me suis laissé appeler ainsi à l’hôtel et par tous ceux à qui j’ai eu affaire.

— Votre écriture ne vous rappela-t-elle rien ?

— Rien du tout.

— Écrivez-vous toujours pareillement ?

— Identiquement ; autant que j’en puis juger…

— Aviez-vous quelque bagage ou récépissé de dépôt ?

— Aucun. Tout ce que je possédais, c’était l’argent et les habits que je porte. Naturellement, depuis lors, j’ai acheté tout ce qui m’était nécessaire…

Les deux hommes restèrent silencieux un long moment ; puis l’étrange personnage se leva et recommença à se promener de long en large.

— Votre costume vient-il de chez un tailleur ? demanda le savant.

— Oui, dit vivement Doane. Je sais ce que vous allez dire : les tailleurs mettent au col ou dans les poches des costumes de petites pièces d’étoffe où sont écrits à l’encre indélébile le nom de la maison, le nom de l’acheteur et la date de la livraison. J’ai cherché ce document… et il s’est trouvé enlevé, coupé sans doute.

— Ah ! s’écria le professeur, votre linge portait des marques, je suppose ?

— Non, il était tout neuf.

Ils se turent un instant.

Doane se promenait toujours dans le salon et le savant se tenait immobile, renversé dans son fauteuil, les yeux fixés au plafond.

— Savez-vous comment vous êtes arrivé dans cet hôtel ? demanda enfin le savant.

— Oui ; avec autant d’adresse que possible, j’ai interrogé le garçon. J’ai laissé supposer que j’étais ivre plutôt que de faire croire que j’étais fou… Eh bien, il me dit que j’étais arrivé vers onze heures du soir, que j’avais payé ma chambre avec un billet de cent francs. On m’avait rendu la monnaie ; j’inscrivis alors le nom de Doane sur le registre et je montai à ma chambre.

— Vous n’avez aucune marque sur le corps ?

— Non. J’y ai pensé et j’ai cherché pendant une heure, mais je n’ai pu découvrir aucune marque particulière. Il n’y a rien… rien.

Ses yeux brillèrent, et, dans un mouvement de colère, il frappa du pied.

— Voulez-vous me montrer l’argent qui était sur vous, si vous l’avez ? dit alors le professeur.

Avec un léger tremblement des mains, Doane sortit de sa poche, une grosse enveloppe pleine de billets de banque dont plusieurs étaient tout neufs.

Le professeur les examina minutieusement, écrivit quelques chiffres sur un morceau de papier, puis les rendit à Doane.

— Et maintenant, que vais-je faire ? demanda ce dernier.

— Ne vous inquiétez pas, dit le savant. Je ferai ce que je pourrai pour vous tirer de votre embarras.

— Et vous me direz qui je suis ?

— J’espère y parvenir.

— Et comment, s’il vous plaît ?

— Fiez-vous à moi. J’ai votre adresse et je vous ferai connaître le résultat de mes démarches avant peu.

 

*      *      *

 

Lorsque Doane fut parti, le professeur téléphona à son ami Henri Hatche, reporter d’un grand journal.

— Venez vite me voir, lui dit-il.

Dès qu’Henri Hatche fut arrivé, le savant lui conta l’histoire de Doane. Quand il eut terminé son récit, il réfléchit un instant et reprit.

— Il me semble que nous sommes en présence d’un cas d’amnésie. Connaissez-vous cette maladie ? Des cas comme celui-ci sont rares, mais connus cependant… Mon professeur de psychologie pathologique nous disait textuellement : — Dans quelques variétés d’amnésie, la perte subie peut porter sur certaines catégories de faits ou de mots… De faits, entendez-vous ? Or, cet homme a perdu toute la catégorie de faits qui ont précédé son réveil dans cette chambre d’hôtel.

J’ai examiné cet homme de près : Ses mains m’ont paru très nettes et je suis sûr qu’il, n’a jamais exercé un métier manuel. La présence d’une somme d’argent considérable dans sa poche confirme cette opinion.

— C’est très étrange, dit le reporter.

— Est-ce un homme de loi ? Est-ce un banquier ? Un financier ? Je l’ignore, mais il m’a fait l’impression d’un homme d’affaires plutôt que d’un intellectuel : Il a le menton accusé, c’est le menton d’un combattif, et son maintien indique que dans son métier il commandait.

— Que puis-je pour vous aider, cher Maître ?

— Eh bien, vous pourriez vous mettre en communication avec vos correspondants ou vos agents des grandes villes et vous enquérir de la disparition possible d’un homme nommé peut-être John Doane. Alors, vous demanderiez tout ce qui le concerne.

— Je vais agir immédiatement. Je crois que votre inconnu ne doit pas être citadin, observa le reporter. Il a erré, dites-vous, à travers les rues depuis quatre semaines, et s’il avait habité notre ville, il aurait rencontré quelqu’un de connaissance.

— Pas forcément, dit le savant, et d’ailleurs, aurait-il reconnu quelqu’un. C’est douteux. Il y a des substances qui abolissent toute une catégorie de la mémoire… Il y en a une en particulier, préparée aux Indes et qui ressemble au haschich… Enfin, tout ce que je vous demande aujourd’hui, c’est d’essayer de découvrir qui est un John Doane disparu depuis quatre semaines. Demain, vous pourriez aller prendre mon client à son domicile pour le promener dans le quartier de la finance. Je vous recommande particulièrement de le mener à la Bourse : Ce sera une expérience intéressante.

Le reporter prit congé, puis le professeur expédia le télégramme suivant à la Banque Laclos à Lyon : « À qui avez-vous délivré les billets de mille francs, série B, numéros 846,380 à 846,406 inclus ? Veuillez répondre à Professeur Bajolin. »

Il était dix heures le lendemain, lorsque le reporter arriva chez le professeur. Il y trouva John Doane et lui fut présenté. Le professeur questionnait Doane au moment où le reporter entra.

— N’y a-t-il rien qui vous frappe sur la carte ? demandait-il en étalant sous ses yeux une carte de France.

— Rien, dit l’autre après un moment de réflexion.

La voix du professeur était plus nerveuse que d’habitude lorsqu’il dit au reporter :

— M. Hatche, voulez-vous aller vous promener avec M. Doane ? Visitez les endroits que j’ai conseillés ; l’expérience en vaut la peine.

— C’est entendu, maître, dit le reporter.

Les deux hommes sortirent donc et traversèrent les quartiers populeux de la ville. Ils arrivèrent peu après dans le quartier des affaires.

Tout à coup, un homme – un courtier probablement – les croisa en courant. Un autre homme lui demanda :

— Que fait-on ?

Le coton baisse ! lui cria le premier individu.

— Coton ! Coton ! s’écria alors Doane.

Le reporter le regarda : Sur le visage du singulier personnage se lisait un violent effort cérébral. Il paraissait tout occupé à retenir une idée qui lui échappait… Il eut comme une lueur de souvenir.

— Coton ! répéta-t-il.

— Ce mot vous dit-il quelque chose ? lui demanda Hatche vivement.

— Coton ! Coton ! répétait l’autre… Alors, tandis que Hatche le regardait, la tension de ses traits s’évanouit, sa physionomie redevint découragée et morne.

Non, dit-il, non… Je n’ai plus aucun souvenir.

Il y a plusieurs grandes maisons de commerce qui s’occupent de coton dans ce quartier. Hatche conduisit tout droit Doane dans un de ces bureaux.

Il appela un courtier.

— Nous voudrions parler de coton, expliqua Hatche en surveillant attentivement la figure de son compagnon.

— Voulez-vous acheter ou vendre ? demanda le courtier.

— Vendre ! dit tout à coup Doane. Vendre, vendre du coton. C’est du coton !…

Il se tourna vers Hatche, le fixa un moment d’un air perplexe, une pâleur de mort envahit ses joues, et soudain, il tomba, les bras en avant, sans connaissance.

 

*      *      *

 

Le mystérieux inconnu fut transporté encore évanoui chez le professeur et fut étendu sur un canapé.

Le savant était penché sur lui et l’examinait. Hatche se tenait auprès d’eux et racontait l’incident.

— Je n’ai jamais rien vu de pareil, conclut-il. Il a étendu les bras ; puis il est tombé. Depuis lors il est insensible.

— Il se peut qu’en reprenant conscience, il retrouve en même temps sa mémoire, et, dans ce cas, il n’aura absolument plus aucun souvenir de vous ni de moi, dit M. Bajolin. Il se retrouverait alors dans l’état d’esprit où il était lorsqu’il fut atteint de son mal. C’est un cas très particulier.

L’homme s’agita un peu, et, sous l’influence d’un stimulant administré par le docteur, les couleurs commencèrent à revenir sur sa figure blanche.

Une demi-heure plus tard, John Doane revenait à lui. Il s’assit sur le canapé et regarda autour de lui.

— Ah ! professeur ! dit-il enfin, je me suis évanoui, n’est-ce pas ?

Le savant était désappointé : Doane n’avait pas recouvré la mémoire en se réveillant. Ses paroles montraient bien que son état mental était toujours le même.

— Vendre du coton, vendre, vendre, répéta le professeur d’un voix forte.

— Oui, oui, vendre, répliqua Doane d’un air distrait.

— Pourquoi avez-vous parlé de vendre du coton ?

— Je ne sais pas, répondit Doane avec lassitude. Cela semble avoir été un acte inconscient. Je ne sais pas. Il m’a paru que ce mot éveillait un écho dans ma mémoire, mais tout s’est obscurci de nouveau. Je dois avoir eu quelque chose à faire avec le coton, autrefois…

À ce moment, Marthe, la servante, parut à la porte avec un télégramme à la main. Le professeur le prit et l’ouvrit rapidement. Ce qu’il lut parut l’étonner extraordinairement.

— Bonté divine ! C’est étonnant ! s’écria-t-il.

— Qu’est-ce donc ? demanda le reporter.

Le savant se tourna vers Doane :

— Vous souviendriez-vous par hasard d’Henri Bell ? interrogea-t-il en appuyant fortement sur ce nom.

— Henri Bell répéta l’autre comme en rêve… Henri Bell ?

Et de nouveau ses traits se contractèrent sous l’effort de sa pensée.

— Henri Bell ? dit-il encore.

— C’est le caissier principal de la banque Laclos de Lyon ! dit le savant d’une voix pressante. Bell… chef-caissier… coton… répéta-t-il plusieurs fois de suite.

Mais ses efforts restèrent vains.

— Je ne me souviens pas, dit enfin Doane, je me sens très fatigué.

— Étendez-vous sur ce canapé et dormez un peu, dit le professeur en glissant un oreiller sous la tête de son hôte. Vous avez besoin de dormir plus que tout autre chose. Mais auparavant, voulez-vous me confier quelques-uns de ces billets de banque que vous avez trouvés sur vous ?

Doane lui tendit le paquet de billets et, presque aussitôt, s’endormit. Le professeur examina les billets et en mit à part une quinzaine qui étaient absolument neufs. La liasse était dans une enveloppe portant le nom de la banque Laclos à Lyon. Le professeur considéra les billets pendant quelques minutes, puis les tendit au reporter.

— Est-ce qu’ils ne vous paraissent pas contrefaits ? lui demanda-t-il.

— Contrefaits ?

Il les prit et les examina de près.

— Non, autant que je puis juger, ils ne sont pas faux, dit-il enfin.

— Portez-les donc à un expert et priez-le de les vérifier. Dites-lui que vous avez des raisons, d’excellentes raisons, de les croire contrefaits. Quand il se sera prononcé, revenez me voir.

Hatche s’en alla avec l’argent.

Le professeur écrivit alors un autre télégramme adressé à M. Bell, chef-caissier de la banque Laclos. Il était ainsi conçu : « Veuillez me dire comment les billets décrits dans mon premier télégramme ont été perdus et donnez-moi les noms de toutes les personnes qui ont pu connaître le fait. Ceci intéresse au plus haut point votre banque et probablement la justice. Communiquerons avec vous en détail au reçu de votre réponse. »

Pendant que Doane dormait encore, le professeur lui enleva doucement ses souliers et les examina attentivement. Il y trouva la marque du marchand… « Que n’y ai-je songé plus tôt ! » se dit-il.

Alors, il expédia un autre télégramme qu’il adressa au marchand de chaussures de Marseille : « À quel financier, banquier ou homme d’affaires avez-vous vendu, il y a trois mois environ, une paire de souliers Warwick, bas, en peau de veau, N° 38, forme D. ? Connaissez-vous John Doane ? Veuillez répondre immédiatement. »

Il télégraphia encore au directeur de la police de Marseille : « Veuillez rechercher si quelque banquier, financier ou important homme d’affaires s’est absenté de votre ville depuis cinq semaines environ sous prétexte d’un voyage d’affaires. Connaissez-vous John Doane ? Il y a ici un homme qui a perdu son identité. Sommes anxieux de le connaître. »

… Puis le professeur attendit.

Au bout de quelques instants, la sonnette de la porte retentit et Hatche rentra.

— Eh bien ? demanda le professeur.

— Les billets sont authentiques, déclara le reporter.

— Je le supposais bien, dit Bajolin en reprenant les billets. Ils sont tout neufs, ils ont été payés par la banque Laclos de Lyon et le fait que leurs numéros se suivent montre qu’ils ont été délivrés à la même personne au même moment, et sans doute très récemment.

Maintenant, lisez ce télégramme que j’ai reçu tout à l’heure, au moment où je questionnais Doane : Hatche lut :

« Série B. billets de 1000 francs, numéros 846,380 à 846,406 n’existent plus. Ils ont été détruits ensemble par le feu avec cent-sept de la même série.

Henri Bell, chef-caissier. »

Le reporter leva les yeux :

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il.

— Cela signifie, répondit le savant, que notre homme est un faussaire, un voleur, ou bien une victime d’adroits filous… Cela reste à découvrir.

 

*      *      *

 

Les événements se succédèrent rapidement. La réponse du directeur de la police de Marseille arriva la première. Il disait qu’aucun homme d’affaires important de Marseille n’avait disparu. Il n’y avait dans la ville qu’un charretier du nom de John Doane.

Peu après, arriva de la banque de Lyon un autre télégramme signé de Bell, chef-caissier. On y disait comment avaient disparu les billets de mille francs. La banque venait de s’installer dans de nouveaux bâtiments, car un incendie avait récemment détruit les bureaux. C’était dans cet incendie que plusieurs liasses de billets avaient été brûlés. Parmi ces liasses se trouvaient les billets désignés.

Bajolin étudia soigneusement ce télégramme, et, de temps en temps, jetait un coup d’œil au reporter qui compulsait les notes de ses correspondants. Ceux-ci avaient tous répondu à l’enquête du journaliste. Ils avaient cherché des John Doane et en avaient trouvé plusieurs. Le professeur lut leurs lettres, puis il hocha la tête d’un air de doute.

Un moment après, il rédigea une dépêche au chef de la police de Lyon et lui posa les questions suivantes : N’y a-t-il pas eu récemment quelque embarras financier à la banque Laclos ? – Quelle est la réputation du directeur X et celle de Bell, le chef-caissier ? – Y avait-il un John Doane, occupant une situation importante à Lyon ?

La réponse arriva très vite : — Le directeur Maury a récemment détourné de très grosses sommes : il est en fuite. La réputation de Bell est excellente. Il est actuellement en voyage. Connaissons pas de John Doane. Si vous avez découvert quelque trace de Maury, informez-nous rapidement.

Ce télégramme arriva au moment où Doane se réveillait, plus dispos, semblait-il, mais toujours inconscient de son passé. Durant une bonne heure, le professeur lui posa des questions de toutes sortes, religieuses, scientifiques, sérieuses, et quelquefois, eût-on dit, tout à fait sottes.

Rien ne parut éveiller en lui le moindre souvenir, excepté le nom de Henri Bell. Chaque fois que ce nom était prononcé, un embarras visible se peignait sur sa physionomie.

— Et Maury, le connaissez-vous ? interrogea brusquement le savant.

Doane eut une hésitation dans le regard, mais il répondit négativement.

Le professeur conseilla alors au reporter d’aller de nouveau se promener avec Doane. Il conservait un faible espoir d’une rencontre avec des connaissances de son étrange client.

Hatche et Doane sortirent et se promenèrent longtemps sans but. Ils allaient rentrer lorsqu’ils remarquèrent un homme très correctement vêtu, âgé de trente à quarante ans et qui s’avançait à leur rencontre comme s’il avait l’intention de leur parler.

En arrivant devant eux, l’homme enleva son cigare de sa bouche :

— Allô ! Georges ! s’écria-t-il ; et il serra la main de Doane.

— Allô ! Bonjour ! répondit Doane, mais il ne sembla nullement reconnaître son interlocuteur.

— Quoi de nouveau à Montpellier ? dit l’étranger.

— Mais, rien… je le suppose du moins, dit Doane dont la physionomie devint perplexe… Pardonnez-moi, Monsieur. En vérité, j’ai oublié votre nom.

— Mannen, dit l’autre en riant.

— M. Hatche, je vous présente M. Mannen, voici M. Hatche.

Le reporter serra vivement les mains de Mannen. Il conçut un nouvel espoir. Enfin, on trouvait un homme qui connaissait Doane, l’appelait Georges et lui parlait de Montpellier !

— C’est à Montpellier que nous nous sommes rencontrés la dernière fois, n’est-ce pas ? bavarda Mannen en les conduisant au café voisin. Parbleu ! nous avons fait une rude partie de poker cette nuit-là !

— Oui, je m’en souviens, dit Doane.

Mais Hatche vit bien qu’il n’en était rien.

— Y a-t-il longtemps ? demanda-t-il à Mannen.

— Trois ans, n’est-ce pas, Georges ? dit Mannen.

— Oui, au moins, répondit Doane.

— Vingt heures sans quitter la table de jeu, c’est quelque chose ! reprit Mannen en riant.

Hatche se pencha vers Doane et le regardant droit dans les yeux :

— Dois-je lui poser quelques questions ? demanda-t-il à mi-voix.

— Oui, oui, dit l’autre vivement ; je vous en prie.

— Qu’est-ce donc ? reprit Mannen un peu étonné de l’attitude de ses compagnons.

— Voici… Nous nous trouvons en présence de très étranges circonstances, expliqua Hatche. Cet homme que vous appelez Georges, je le connais sous le nom de John Doane. Quel est son véritable nom ? Le connaissez-vous ?

Mannen considéra un moment le reporter, puis éclata de rire.

— Vous voulez me faire marcher ? dit-il.

— Non ! Ah, Dieu, non ! Ne voyez-vous pas que c’est terriblement sérieux ? s’écria Doane nerveusement. Je suis malade, brisé ; j’ai perdu la mémoire, je ne sais plus rien de mon passé… Quel est mon vrai nom ? Je vous en supplie, aidez-moi à le retrouver.

— Ma foi, dit Mannen, je crois qu’en fait, je ne le sais pas. Georges… Georges… C’est votre prénom… Mais votre nom… Je ne m’en souviens plus !

Il fouilla dans ses poches, sortit plusieurs lettres et quelques papiers, les parcourut, feuilleta un carnet usé.

— Je ne sais pas, confessa-t-il enfin. J’avais votre nom et votre adresse dans un vieux carnet, mais je l’ai brûlé. Je me souviens de vous avoir rencontré au cercle du commerce de Montpellier, il y a deux ou trois ans. Je vous appelai Georges, car chacun s’appelait de son petit nom. Votre nom de famille ne me frappa aucunement… Que cela est étrange ! conclut-il.

— Que se passa-t-il donc exactement à cette soirée ? demanda Hatche.

— Je suis voyageur, expliqua Mannen. Je vais un peu partout. De passage à Montpellier, un ami me donna une carte d’introduction pour le cercle du commerce et j’y allai. Nous étions cinq ou six à jouer au poker, et ce Monsieur s’y trouvait. Je restai assis à la même table que lui pendant toute la nuit, mais je ne me souviendrais pas de son nom de famille, quand ce serait pour sauver ma vie. Ce n’était pas Doane, j’en suis sûr. J’ai une excellente mémoire des physionomies, et je sais que c’est bien lui. Ne vous souvenez-vous réellement pas de moi, M. Georges ?

— Je n’ai pas le plus léger souvenir de vous avoir vu de ma vie, répondit Doane. Je ne me rappelle pas être jamais allé à Montpellier, ni rien…

— Savez-vous si M. Doane habitait Montpellier, ou s’il y était simplement de passage comme vous ? demanda Hatche.

— Je ne pourrais pas le dire pour sauver ma tête, dit Mannen redevenu parfaitement sérieux. C’est extraordinaire. Vous ne vous souvenez pas de moi ? Vous m’avez appelé Bob toute la soirée !

— Je ne sais rien… rien ! Et je m’en désole ! Mannen paraissait embarrassé et ému.

— Puis-je faire quelque chose pour vous ? dit-il au malheureux Doane.

— Rien, merci, répondit celui-ci. Le seul service serait de me dire mon nom et d’où je suis.

— Hélas, je ne le sais pas !

Hatche lui demanda :

— Vous souvenez-vous que Georges vous ait parlé de sa famille ?

— Non, je ne crois pas. Du reste, on ne parle généralement pas de sa famille à une table de poker.

— Vous rappelez-vous la date exacte ou le mois pendant lequel vous avez rencontré M. Doane à Montpellier ?

— Je crois que c’était en janvier… peut-être en février… Il faisait très froid et il était tombé énormément de neige… Non, toute réflexion faite, c’était en janvier, il y a trois ans.

… Les trois hommes se séparèrent après cette conversation. Mannen était descendu à l’hôtel Mirabeau et il donna volontiers son adresse ordinaire a Hatche ; il prit de son côté l’adresse du professeur Bajolin et promit de les renseigner au plus tôt si ses souvenirs se précisaient.

Hatche et Doane retournèrent chez le savant.

Ils le trouvèrent en train d’examiner deux télégrammes posés sur une table devant lui.

Hatche lui conta brièvement leur rencontre avec Mannen tandis que Doane s’affalait sur une chaise, la tête dans ses mains.

— Voilà, dit Bajolin après le récit de Hatche. Et il lui tendit un des télégrammes.

— J’ai trouvé, reprit-il, le nom du cordonnier de M. Doane et je lui ai télégraphié à Marseille lui demandant s’il se souvenait d’avoir vendu des chaussures de tel genre à un homme d’affaires. Lisez-nous sa réponse :

Hatche lut :

« Chaussures que décrivez faites il y a neuf semaines pour Henri Bell, chef-caissier de la banque Laclos à Lyon. Connaissons pas John Doane. »

— Eh bien, alors… alors…, commença Doane bouleversé.

— Cela signifie que vous êtes Henri Bell ; dit Hatche avec assurance.

— Non, dit le professeur, cela ne signifie pas que vous l’êtes certainement, mais qu’il y a de fortes chances pour que vous soyez cet Henri Bell.

— Henri Bell !… Henri Bell… répétait Doane, je ne sais pas… Je ne sais pas…

À ce moment la sonnette de la porte d’entrée retentit. Martha, la domestique, apparut un instant après. Elle s’approcha de M. Bajolin et lui dit à mi-voix :

— Une dame demande Monsieur.

— Son nom ?

— Madame John Doane.

Le savant se leva.

— Messieurs, dit-il aux deux autres, ayez la bonté de vous retirer un instant dans la pièce voisine.

Ils obéirent.

Un instant après, il y eut un frou-frou de robe de soie dans le corridor, la portière du salon se souleva et une femme richement vêtue entra.

— Mon mari ! Est-il ici ? demanda-t-elle tout de suite. Je viens de l’hôtel et on m’a dit qu’il était venu se faire soigner ici. Je vous en prie, est-il ici ?

— Une minute, s’il vous plaît, Madame, dit le professeur.

Il entr’ouvrit la porte de la chambre où s’étaient retirés John Doane et le journaliste, et il leur parla un instant.

L’un d’eux revint avec lui ; c’était Hatche, le reporter.

— John ! John ! Mon cher mari ! s’écria la dame en se jetant au cou de Hatche. Ne me reconnais-tu pas ?

Le reporter, par-dessus l’épaule de la dame, aperçut le savant. Jamais, depuis qu’il le connaissait, il ne l’avait vu sourire avec tant d’ironie.

C’est que l’aventure se corsait, en effet, et prenait une tournure fort comique.

 

*      *      *

 

Il y eut un long silence rompu seulement par les sanglots de la dame qui se cramponnait furieusement aux épaules du reporter et appuyait sa tête sur sa poitrine. Elle répétait sans cesse :

— Ne te souviens-tu pas de moi, mon ami ? M’aurais-tu oubliée ?

— Vous êtes bien sûre que ce monsieur est votre mari ? demanda tranquillement le professeur. C’est M. John Doane.

— Oh oui ; pleura la dame. Oh, John, ne te souviens-tu pas de moi ?

Elle se souleva et regarda profondément le journaliste dans les yeux.

— Dis que tu te souviens de moi, John, répétait-elle fort tendrement.

— Je ne puis dire que je vous aie jamais vue, affirma Hatche.

— La mémoire de M. Doane est gravement atteinte, Madame, expliqua le professeur, mais il la retrouvera prochainement, j’espère. En attendant, vous pourriez peut-être me donner des renseignements. Je le soigne, et son cas m’intéresse particulièrement.

La dame s’assit sur le canapé à côté de Hatche.

Elle avait une assez jolie figure, quoique un peu effrontée. Elle dévisagea le professeur. Elle tenait une main du reporter dans la sienne.

— De quelle ville êtes-vous ? commença le savant. Je veux dire, où habite M. John Doane ?

— À Toulouse, répondit-elle hardiment. Ne se-souvient-il même pas de cela ?

— Quelle est sa profession ?

— Sa santé est mauvaise depuis quelque temps et il a dû abandonner tout travail actif. Auparavant, il était dans les affaires de banque.

— Depuis quand ne l’aviez-vous pas revu ?

— Depuis six semaines. Il partit un jour, et depuis lors j’étais sans nouvelles. Je l’ai fait rechercher par des agents privés et enfin on m’apprit qu’il se trouvait dans un hôtel ici. Je suis venue immédiatement. Et maintenant nous allons rentrer à Toulouse tout de suite… N’est-ce pas, cher John ? acheva-t-elle en se tournant vers Hatche.

— Si le professeur Bajolin le juge bon, répondit Hatche ; je suis à ses ordres…

… Peu à peu, l’ironie souriante du professeur avait disparu. Hatche vit que sa bouche se faisait sévère. Quelque éclat se préparait. Il le savait. Cependant, lorsque le savant reprit la parole, sa voix resta douce et déférente :

— Madame Doane, n’avez-vous jamais entendu parler d’une drogue qui produit une perte temporaire de mémoire ?

La dame fixa un instant son interlocuteur ; mais elle ne perdit pas contenance.

— Non, dit-elle enfin, pourquoi ?

— Vous savez naturellement que cet homme n’est pas votre mari ? Ce n’est même pas John Doane…

Cette fois la parole du professeur avait produit de l’effet. La dame se leva, considéra les deux hommes et devint toute pâle.

— Monsieur n’est pas ?… n’est pas ? Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire… Et la voix du professeur s’éleva haute et dure, je veux dire que je vais appeler la police pour qu’elle se charge de vous, à moins que vous ne préfériez me dire toute la vérité sur cette affaire… Et puis, de peur que vous ne me compreniez pas bien, je vous dirai que je suis au courant de ces manœuvres louches dont le prétendu Doane est victime. Je sais qui il est. Si vous me dites la vérité, vous échapperez peut-être à la prison ; sinon, vous en aurez pour longtemps, vous et vos complices. Maintenant, voulez-vous parler ?

— Non, dit la femme qui se leva comme pour s’en aller.

— N’importe, dit le professeur. Vous auriez mieux fait de rester où vous étiez. Vous serez prise au moment voulu. M. Hatche, voulez-vous avoir la bonté de téléphoner au détective Mallory ?

Hatche se leva et passa dans l’autre pièce.

— Vous m’avez jouée ! cria tout à coup la femme avec fureur. Cet homme n’est pas Doane !

— En effet, déclara tranquillement le savant. La prochaine fois, vous connaîtrez mieux votre mari, n’est-ce pas ?

En attendant, où est Maury, le directeur de la banque Laclos ?

— Je ne dirai pas un mot de plus. Je veux partir. Je le veux !

— Très bien, dit le savant avec calme. Le détective sera ici dans quelques minutes. En attendant, je ferme la porte.

— Vous n’en avez pas le droit ! cria la femme saisie de peur.

Sans faire attention à elle, le professeur passa dans la pièce voisine.

Pendant une demi-heure, il conversa avec Hatche et Doane ; puis il envoya au gérant du cercle du commerce de Montpellier un télégramme disant : « Votre registre des visiteurs porterait-il le nom d’un voyageur qui aurait passé chez vous au mois de janvier, il y a trois ans, et dont le prénom était Georges ? Si oui, veuillez donner son nom de famille, ainsi que le signalement et le nom de la personne qui vous l’a amené. »

Quelques minutes après le départ de cette dépêche, le détective Mallory sonnait à la porte du professeur.

— Qu’avez-vous découvert cette fois ? demanda-t-il au savant.

— Une prisonnière pour vous dans la chambre voisine. Je l’accuse d’avoir volé un homme que, pour le moment, nous appellerons John Doane. Il est possible que ce soit bien son nom, je n’en sais rien encore.

— Quels renseignements avez-vous ? demanda le policier.

— Beaucoup maintenant, et encore plus tout à l’heure. Je vous dirai cela. En attendant, arrêtez cette femme. Malgré ses protestations, la dame fut emmenée par le détective.

Doane et Hatche sortirent et le professeur, laissé seul, expédia aussitôt un télégramme à l’adresse de Madame Henri Bell à Lyon, disant : « Un homme ayant temporairement trouble de la mémoire est ici. Je le suppose votre mari. Pouvez-vous venir immédiatement ? »

À ce moment, la domestique annonça un visiteur du nom de Mannen.

— Mannen revient ! s’écria le savant tout réjoui. Faites entrer !

— Je ne sais pas si vous comprendrez pourquoi je suis venu, expliqua le visiteur en entrant.

— Oh si, dit le savant. Vous vous êtes souvenu du nom de Doane. Quel est-il donc ?

Mannen fut trop surpris pendant quelques instants pour répondre. Il se tenait debout, fixant son interlocuteur d’un air tout à fait ébahi.

— C’est bien cela, finit-il par dire en riant. Son nom est Villebury. Je me le rappelle maintenant.

— Et qu’est-ce qui vous en a fait souvenir ?

— Je lisais une annonce. Ce nom était imprimé en grosses lettres. Il me sembla vaguement que cela me disait quelque chose, puis tout à coup je vis que c’était le nom que j’avais cherché dans l’après-midi avec M. Hatche et M. John Doane.

— Merci, fit le savant… Et la femme, qui est-elle ?

— Quelle femme ? demanda Mannen tout interloqué de nouveau.

— N’importe ! Merci beaucoup pour le renseignement. Je ne pense pas que vous sachiez quelque chose de plus ?

— Non, dit Mannen.

Il était un peu effrayé et, au bout d’un instant, il prit congé.

… Pendant plus d’une heure, le professeur resta dans un fauteuil, les doigts appuyés bout à bout les uns contre les autres, les yeux fixés au plafond. Ses médiations furent interrompues par la domestique :

— Un télégramme, Monsieur, dit-elle.

Le professeur le saisit vivement. La dépêche du Cercle du commerce de Montpellier. Le professeur lut rapidement : « Georges Camoy, Georges Mettez, Georges Barbe, Georges Tolud, Georges Villebury, Georges Calvert et Georges Souchon ont visité le cercle durant le mois indiqué. Sur lequel voulez-vous savoir davantage ?

— Ainsi, il y a bien eu là un Villebury, murmura le savant ; mais attendons la réponse de Mme Bell.

Il était près de minuit quand cette réponse arriva. Hatche et Doane étaient revenus et avaient accepté l’hospitalité du professeur. La sonnette retentit M. Bajolin sortit et revint presque aussitôt avec l’enveloppe intacte entre les doigts.

— Quelque chose d’important ? questionna anxieusement Doane.

— Oui, dit le savant tout en passant son doigt sous la patte de l’enveloppe pour la déchirer. Oui, tout cela va être clair maintenant. C’était un problème passionnant d’un bout à l’autre ; mais maintenant je le crois résolu.

Le télégramme ouvert, il jeta les yeux sur son contenu… Alors un profond étonnement se peignit sur son visage. Il rejeta le télégramme, se mit dans son fauteuil et se prit la tête entre les mains.

Le télégramme était tombé sur la table.

Hatche le lut :

« L’homme dont vous parlez ne peut, être mon mari. Il est actuellement à Bordeaux. J’ai reçu une dépêche de lui aujourd’hui. Madame Henri Bell. »

 

*      *      *

 

Trente-six heures plus tard, les trois hommes se rencontrèrent de nouveau avec le détective Mallory au commissariat de police. L’inconnue qui avait réclamé Doane en prétendant que c’était son mari, fut amenée.

— Cette dame vous a-t-elle donné son nom ? demanda le savant.

— Marie Richard, dit Mallory.

Le professeur se leva vers la dame. Il lui mit la main sur l’épaule tandis qu’elle le considérait avec défiance.

— Une erreur a été commise, dit enfin le savant. C’est tout à fait ma faute. Laissez aller cette dame, M. Mallory. J’ai beaucoup de regret pour l’injustice que j’ai fait commettre à son égard.

Instantanément la dame fut debout, la figure illuminée de joie. Le détective parut fort mécontent.

— Je savais bien qu’un jour tous vos grands raisonnements produiraient quelque affaire de ce genre, grommela-t-il entre ses dents… Très bien, dit-il à haute voix, mais ce n’est pas très régulier…

La femme sortit avec empressement… Mais au moment où elle disparaissait, la physionomie du professeur changea du tout au tout.

— Faites-la suivre par un de vos meilleurs agents, dit-il rapidement. Qu’il la file jusqu’à son logis et l’arrête avec l’homme qui sera avec elle. Qu’on les ramène après avoir fouillé leurs chambres.

— Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce à dire ? demanda Mallory étonné.

— L’homme qui est avec elle est recherché pour un gros vol à une banque de Lyon… allez vite…

Mallory quitta vivement la chambre.

Quand il revint, dix minutes plus tard, il trouva le professeur songeant dans un fauteuil.

— Maintenant, M. Mallory et vous Messieurs Hatche et Doane, dit M. Bajolin, il me faut vous expliquer la chose aussi clairement que possible. Avant que j’aie achevé, votre agent ramènera certainement cette femme avec le voleur. Son nom est Maury. Elle, je ne la connais pas. C’est peut-être la femme de Maury, en tout cas sa complice. Mais voici l’histoire :

Le détective alluma un cigare, les autres assistants s’installèrent pour bien écouter le professeur.

— Ce monsieur, commença-t-il en désignant Doane, est venu me dire qu’il avait perdu la mémoire. Il affirmait qu’il ne savait plus rien de ce qui le concernait, ni son nom, ni sa résidence, ni son métier, rien. Son cas relevait plutôt d’un spécialiste en maladies nerveuses ; il m’intéressa néanmoins. Il semblait atteint d’une sorte d’amnésie. Il me dit en outre qu’il avait trouvé sur lui une somme considérable, mais qu’il n’avait pas de montre et que tout ce qui aurait pu fournir un indice sur son identité avait été enlevé de ses vêtements.

Pourquoi cette étrange circonstance ? Qui avait ainsi détruit tous ces moyens de reconnaissance ? Qu’avait donc cet homme ? Lui avait-on fait absorber quelque drogue pernicieuse ? Je me rappelai qu’aux Indes il existe une substance, peu différente du haschich et qui produit des effets singuliers.

L’idée que cet homme était un banquier, en tout cas un important homme d’affaires, s’accordait bien avec mes premières suppositions. Il aurait pu être aussi un homme de loi, mais son maintien, la minutieuse correction de ses vêtements indiquait plutôt un financier.

J’examinai alors l’argent qu’il avait en sa possession en se réveillant. Un bon nombre de ces billets étaient neufs et leurs numéros se suivaient. Ils se trouvaient dans une enveloppe portant le nom d’une grande banque de Lyon.

En attendant une réponse de cette banque et toujours avec l’idée que j’étais en présence d’un financier, je l’envoyai se promener dans le quartier de la Bourse. Cela donna un résultat. Le mot « coton » le frappa à ce point qu’il s’évanouit après s’être écrié : « Vendre coton, vendre, vendre ! » Ainsi, ma position se trouvait confirmée. Cet homme avait agioté sur les cotons, et il en avait vendu, ou avait essayé d’en vendre. Je pensai donc que je me trouvai en présence d’un financier opérant sur les cotons et victime de quelque vol. Me suivez-vous, M. Mallory ?

— Oui, oui, continuez maître, dit le chef policier.

— À ce moment, je reçus un télégramme de Lyon m’informant que les billets dont je parlais avaient été brûlés. Ce télégramme était signé : « Henri Bell, chef-caissier. » Si ce fait était exact, les billets de mon inconnu devaient être faux. Je lui demandai s’il connaissait Henri Bell : Ce nom éveilla une vague réminiscence en lui. J’avais d’abord pensé qu’il était lui-même le chef-caissier, victime d’adroits filous, mais alors comment se faisait-il que le télégramme portât sa signature ? Était-ce qu’on avait l’habitude de signer de son nom dans le service dont il faisait partie ?

Enfin, mon inconnu, Doane ou Bell s’endormit chez moi. Comme je me demandais si c’était un faussaire, j’envoyai M. Hatche chez un expert avec les billets de banque. L’expert les déclara bons. Je demandai aussitôt de plus amples détails sur l’incendie dont on m’avait parlé et sur les personnes qui avaient connu le sinistre. Cela fait, j’enlevai et examinai les chaussures de mon visiteur, afin de découvrir le nom du bottier qui les avait faites.

Sur ces entrefaites, je reçus un autre télégramme de Lyon signé encore Henri Bell et racontant les circonstances par suite desquelles on supposait que les billets avaient été détruits par l’incendie. Il n’y avait, assurément, aucune preuve matérielle du fait… On les avait vus pour la dernière fois dans le bureau du directeur Maury.

Cela devenait de plus en plus étrange. Je soupçonnai des malversations dans cette banque. Il devait s’y trouver un voleur… Maury ou Bell le savaient-ils ?

Je télégraphiai quelques questions à la police de Lyon. On répondit que Maury avait disparu emportant une grosse somme. Le même télégramme affirmait que la réputation de Bell était excellente et qu’il était en voyage. Ces renseignements confirmaient donc ma supposition au sujet de la signature des dépêches reçues de ce bureau de la banque : on signait du nom de Bell les télégrammes de son service. Il semblait donc que je devais être en présence d’Henri Bell lui-même.

Mais il me restait à établir la cause de cette étrange affaire.

J’essayai de découvrir quelqu’un qui connût personnellement Bell et je l’envoyai une seconde fois se promener avec M. Hatche.

C’est alors qu’une nouvelle figure, un peu déconcertante d’abord, apparut : C’était M. Mannen qui prétendait connaître Doane ou Bell ? Sous le prénom de Georges, et qui assurait l’avoir rencontré, il y a trois ans, au cercle du commerce à Montpellier.

C’est aussitôt après cette rencontre que j’ai reçu la réponse du cordonnier de Marseille qui déclarait avoir exécuté les chaussures que je signalais pour M. Henri Bell… Mais ne pouvait-il y avoir deux Henri Bell ?

J’en étais là de mes investigations, quand une femme se présenta réclamant Doane comme son mari… J’eus l’idée de la tromper et j’appelai M. Hatche. Elle le prit pour le Doane quelle cherchait et l’embrassa en l’appelant John !

Il n’y avait pas d’erreur possible, c’était une aventurière.

Je pensais déjà que le directeur Maury devait être pour quelque chose dans l’affaire de ce pauvre Henri Bell, mais en présence de cette femme, j’eus l’intuition qu’elle était en relations avec ce même Maury, et peut-être envoyée par lui pour soustraire Doane-Bell à nos soins. Comment pouvait-elle savoir que le pseudo-Doane était chez moi, puisque très peu de personnes connaissent son aventure ? Se pouvait-il que ce fût Mannen qui l’eût envoyée pour tenter de s’approprier l’argent de Doane ? Il fallait s’en assurer. Je questionnai la femme. Elle ne voulait rien dire. Je la menaçai et elle vit qu’elle s’était trompée. Je la confiai à la police. J’étais si sûr de moi qu’à ce moment je télégraphiai à Lyon à Madame Bell, supposant bien qu’il y avait une Madame Bell, et lui demandai des nouvelles de son mari.

Ce télégramme était à peine parti que Mannen entrait chez moi. Il venait me dire qu’il s’était souvenu du nom de Doanne : il le connaissait comme Georges Villebury. Je lui demandai qui était la femme… — Quel femme ? demanda-t-il en riant. Son attitude était si franche que je compris tout de suite qu’il n’était pour rien dans la visite de l’inconnue.

Un autre télégramme arriva de Montpellier m’apprenant que le nom de Georges Villebury figurait effectivement parmi ceux des visiteurs du mois de janvier… Mais je me méfiai beaucoup de la mémoire de Mannen et d’ailleurs j’avais trop de preuves déjà de l’identité de Doane et de Bell. Pour en être sûr, j’attendais avec impatience la réponse de Mme Bell, si cette dame existait…

Eh bien, elle existait, Mme Bell, et elle me répondit !… Mais elle m’apprit que son mari était à Bordeaux et qu’il lui avait télégraphié le jour même !

Cette fois, je l’avoue, je fus désemparé, au point que tout mon échafaudage de preuves et de présomptions s’abîmait devant mes yeux.

Il me fallut plusieurs heures pour le reconstruire. Je repassai, un à un, tous les détails, et je finis par revenir à ma première hypothèse. Ma théorie ne devait pas être aussi mauvaise que je l’avais craint… car tout s’y enchaînait si bien !

… À ce moment, le professeur fut interrompu par un agent qui entra au bureau et dit quelques mots au détective Mallory.

Celui-ci eut un sourire satisfait et dit : — Amenez ces gens ici.

Les assistants virent entrer avec surprise la femme qui avait été relâchée peu d’instants auparavant. Elle était suivie d’un homme d’une cinquantaine d’années environ.

À la vue de ce dernier, Doane bondit : — Maury ! s’écria-t-il… Maury !… Je sais ! Je sais !…

— Allons, tout va bien, dit le professeur, voilà Bell qui reprend ses souvenirs.

Le faux Doane, ou Bell en effet allait se jeter à la gorge de Maury, Mallory l’arrêta. Alors il pâlit jeta des regards effarés autour de lui et tomba sans connaissance sur le plancher…

Le professeur se pencha un instant sur lui.

— Cette crise est salutaire, déclara-t-il enfin. Quand il reprendra connaissance, Bell, notre ancien Doane, aura probablement recouvré toute sa mémoire et se souviendra de tout, excepté de ce qu’il a fait depuis qu’il est ici. En attendant, M. Maury, nous connaissons toute l’affaire. Votre drogue avait merveilleusement réussi à abolir la mémoire de Henri Bell. Mes compliments. Mais vous n’aviez pas pensé à tout. On ne pense jamais à tout. Maintenant, vous voilà pris. Avez-vous quelque chose à dire ?

— Non, dit l’homme brutalement.

— Avez-vous fouillé leur logis ? demanda le professeur à l’agent qui avait opéré la double arrestation.

— Oui, et nous avons trouvé ceci :

L’agent tendit une grosse liasse de billets de banque.

Le professeur les examina. Ces billets faisaient partie de la série qu’on avait crue détruite dans l’incendie de la banque.

Maury et la femme qui l’accompagnait, persistant à ne rien dire, furent conduits en prison.

On prouva par la suite que Maury avait incendié et volé la banque dont il était le directeur, et que cette femme, sa complice, avait pris la fuite avec lui. Ils avaient cru empoisonner Henri Bell mais n’avaient réussi qu’à anéantir sa mémoire pour quelque temps.

On chercha comment Bell avait pu être connu sous le nom de Villebury : il le raconta lui-même quand il fut tout à fait remis : Intéressé dans une affaire commerciale, il s’était rendu incognito à une réunion secrète du conseil d’administration et avait été présenté au cercle du commerce de Montpellier sous ce nom d’emprunt de Georges Villebury.

Quant au télégramme que Mme Bell disait avoir reçu de son mari le jour où elle le croyait à Bordeaux, il avait été simplement expédié par un complice de Maury pour la tranquilliser.

 

FIN

 


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

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en novembre 2022.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Laura C., Isa, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Le Gong mystérieux par Jacques Futrelle, Les Aventures du professeur Bajolin (Le Gong mystérieux, Le Fantôme de la Villa Estève, Le Chiffre fatal, L’Homme sans nom, Lausanne, C. Vaney-Burnier S.A., 1929. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page reproduit Waniguchi yokai datant de la période Edo (avant 1868) (Musée national d’histoire japonaise, Sakura, Chiba).

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