Isabelle Eberhardt

INÉDITS
et
TEXTES ORIGINAUX

1895 – 1904

bibliothèque numérique romande

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Table des matières

 

AVANT-PROPOS. 7

INFERNALIA  VOLUPTÉ SÉPULCRALE. 9

VISION DU MOGHREB. 16

PER FAS ET NEFAS. 33

SILHOUETTES D’AFRIQUE  LES OULÉMAS. 50

L’ÂGE DU NÉANT. 67

YASMINA.. 75

LA POSSÉDÉE. 115

I. 115

II. 124

HEURES DE TUNIS. 129

LE MAGICIEN.. 141

LE ROMAN DU TURCO.. 150

BLED-EL-ATTAR.. 169

FELLAH.. 172

I. 172

II. 179

III. 186

SOUS LE JOUG.. 193

NUITS DE RAMADHAN : 214

AU DOUAR.. 214

LA DEROUÏCHA.. 216

LES ENJÔLÉS. 222

LE MARABOUT. 226

LÉGIONNAIRE. 233

L’ARRIVÉE. 250

LE CHEMINOT. 256

LE PORTRAIT DE L’OULED-NAÏL. 261

CRIMINEL. 267

PLEURS D’AMANDIERS. 275

À L’AUBE. 281

MEDDAH.. 284

LES ILOTES DU SUD.. 291

L’ENLUMINEUR SACRÉ. 295

LIBÉRÉ. 299

TAALITH.. 306

VESTE BLEUE. 311

ZOH’R ET YASMINA.. 319

I. 319

II. 321

III. 323

LE SORCIER.. 325

M’TOURNI 330

AÏN-DJABOUB. 337

NOMADES. 345

LA NUIT. 352

DANS LE SENTIER DE DIEU.. 359

DEUIL. 367

EN MARGE. 375

OBSCURITÉ. 382

I LE MAGE.. 382

II LE MOGHRÉBIN.. 385

III LA MAIN.. 388

LE VAGABOND.. 392

LE PARADIS DES EAUX.. 398

JOIES NOIRES. 406

SUD-ORANAIS  Impressions. 412

I. 412

Les soldats. 413

II. 414

Fausse alerte. 416

Oued-Dermel 417

III. 418

IV.. 423

Bourgade morte. 423

Beni-Ounif 425

V.. 428

Sensations de voyage. 428

VI. 434

Les Camps. 434

Dimanche. 435

VII. 437

Djenan-ed Dar. 437

VIII. 441

Djenan-ed Dar (suite). 441

IX.. 444

Chez les Marabouts. 444

X.. 449

Mériéma. 449

XI. 455

Visions de Figuig. 455

XII. 462

Sous la capote. 462

XIII. 467

Lézards. 467

Agonie. 470

XIV.. 473

Soirs de Ramadan. 473

XV.. 477

Nuit de Ramadhan. 477

XVI. 479

À Figuig. 479

XVII. 482

Visions de Figuig. 482

XVIII. 487

Départ 487

XIX.. 492

Retour. 492

VERS BÉCHAR.. 497

I. 497

II. 503

HAUTS-PLATEAUX.. 511

Vers Géryville. 511

Vers Géryville (suite). 517

Ce livre numérique. 524

 

AVANT-PROPOS

Pourquoi rééditer ces nouvelles d’Isabelle Eberhardt déjà publiées ici en 2012-2013 ? Parce que les écrits de cette révoltée et provocatrice ne nous sont parvenus qu’à travers le filtre de ses continuateurs, traducteurs et parfois «traditores». À leur décharge, ces écrits ne leur étaient parfois disponibles que de manière fragmentaires ou incomplète, et voire même sous forme de feuillets dispersés retrouvés dans la boue de l’oued d’Aïn-Sefra, dont la crue mit fin prématurément à l’existence d’Isabelle Eberhardt. Mais, un continuateur ou un admirateur ne peut s’empêcher d’ajouter sa vision, de tempérer quelques excès qu’il prévoit mal acceptés ou incompris…

Mettre au jour les écrits d’Isabelle Eberhardt, tels que publiés de son vivant, nous paraissait essentiel pour retrouver sa pensée originale. Convertie à l’islam et sous l’habit de Mahmoud – ce qu’elle osa malgré les tabous – elle reste aussi une occidentale comme l’ont mis en évidence des chercheurs algériens. Mais cet «entre-deux» qui fut sa vie, à la fois Mahmoud dans le Sud oranais et Isabelle, l’errante russe, genevoise par son enfance et française par son mariage avec Slimane Ehnni le soldat algérien, reste fascinant dans les nombreuses facettes que nous livre cette révoltée dans ses écrits. Son engagement contre la colonisation, bien qu’elle eût de l’admiration pour la personnalité de Lyautey, son rejet du parisianisme dans un papier écrit à l’occasion de l’Ex­po­sition internationale de 1900, font écho à son amour des petites gens, du désert et de la liberté.

Nous vous invitons à (re)découvrir cette auteure à travers ces nouvelles, que vous trouverez par ordre de publication, parfois peut-être provocatrices, parfois marquées du sceau d’une fatalité pesante mais si vraies, si humaines et si libres.

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INFERNALIA[1]

VOLUPTÉ SÉPULCRALE

À Ahmed ben Arslan
In memoriam

Amour sans fin, amours sans nombre.

Amours aux objets innomés.

Amour d’un rêve, amour d’une ombre.

C’est toujours de l’amour. Aimez !

 

Aimez ! Dans vos regards limpides

Ces éclairs toujours rallumés

Sont les étincelles rapides

De la flamme éternelle. Aimez !

J. Richepin. Les Îles d’Or.

Dans le silence nocturne, la grande salle morne, à peine éclairée, vaguement dormait…

Des tables infâmes, du plancher souillé, montait une odeur fade, – une odeur d’entrailles humaines, de sang caillé, de drogues répandues…

En ce parfum de misère, en cette salle douloureuse, sur deux tables, deux cadavres dormaient, couverts de linceuls blancs, sinistres vêtements d’épouvante.

Près du mur nu, mur d’hôpital ou de prison, d’asile ou de caserne, sous son drap lamentable, un homme était couché, figé à jamais, les yeux clos, en son indifférence désormais éternelle. Très jeune, vingt ans peut-être ; le profil de statue blanche, très doux, les lèvres blêmes à peine souriantes dans la face livide, d’un sourire d’outre-tombe…

Au coin opposé, une femme étendue, elle aussi, sous le drap des misérables.

Une image mystique et pure, en sa transcendantale beauté pâle de martyre…

Sous l’ombre bleuâtre des cheveux noirs, une blancheur immobile, la chair voluptueuse raidie dans le froid de la mort, étrangère désormais aux étreintes ardentes, aux baisers enflammés.

La forme rigide soulevait le voile infâme de son galbe parfait…

Et sur ce règne sinistre de la mort ténébreuse, la flamme baissée du gaz jetait ses reflets sanglants.

Dans le silence pesant, dans l’odeur nauséeuse, jeunes tous deux et beaux, les cadavres sans nom dormaient de leur sommeil d’épouvante…

Ils avaient encore gardé la forme humaine, mais, dans la salle mortuaire, eux ne comptaient pas… Ils n’étaient pas, rayés à jamais du nombre des êtres.

Misérables écrasés par la destinée, terrassés par le vice ; passants inconnus d’une heure, ils étaient venus échouer ici. Demain, sous le scalpel froid, déchiquetés, honteusement dépouillés, leurs entrailles nues, ils allaient montrer à d’autres jeunes hommes, à d’autres jeunes femmes, avides de vivre, de savoir et d’aimer, leurs organes déchirés, leur misérable loque sanglante, – leur seul bien, sans doute, durant leurs vies à jamais ignorées…

Ils allaient étaler leur misère ultime au grand soleil indifférent – au soleil en sa joie éternelle…

Qu’importe !!

Dans la grande énigme du Devenir éternel, comment regretter le sang, la vie, la chair sacrifiés ?

Et tous ceux qui, demain, allaient tremper leurs mains, jeunes et chaudes, dans ce sang glacé, dans cette chair mutilée, après, ils iraient essayer de soulager un peu la douleur de leurs frères pitoyables, essayer d’apaiser un jour le grand hurlement qu’arrache le Devenir incessant !

Ensuite, eux aussi allaient rouler, inertes soudain et glacés, dans le même Néant sans forme, sans durée et sans nom…

Et ainsi, – toujours…

Ils gisaient dans le rayonnement étrange de la lumière faiblissante…

Et là, près d’eux trépassés immobiles, un vivant luttait contre les sombres forces inconnues des en-dessous ténébreux de son être, qui allaient le dompter, l’anéantir…

Près de la couche misérable où gisait la femme livide, un étudiant, de garde à la clinique, se tenait debout…

Il la regardait, la chair soulevée d’un désir effroyable.

Sa face pâle, aux yeux noirs angoissés, se convulsait de frissons glacés…

De toute sa volonté, de toute son énergie jeune, il résistait, luttant contre les appels sinistres de la névrose…

Mais il ne pouvait plus s’enfuir, fasciné, immobile ; la chair alanguie, faiblissant d’instant en instant, en proie à une épouvante mortelle, le cœur soulevé de dégoût…

Il se sentait sans force en face de l’étreinte hideuse qu’il désirait follement.

Et il allait céder bientôt…

Sa souffrance était intolérable en cette nuit cruelle…

Sa virilité se révoltait contre le coït abominable ; sa volonté était de fuir…

Et il restait immobile, le front trempé de sueur, les poings serrés…

Il se sentait fort et beau ; il se savait très jeune et mâle tout à fait. Et sa fierté se soulevait à la pensée de ce simulacre funèbre de l’amour qui, tant de fois déjà, l’avait entraîné dans les abîmes ineffables de la volupté.

Il chassait, écœuré, l’obscure fantasmagorie née de sa névrose qui, ce soir, en face de cette femme dont ses yeux voyaient sans pudeur la forme glacée sous le drap mou, en face de l’horrible chimère, triomphait, l’avilissant.

Il essayait de toute son énergie, de toute la chasteté déjà inconsciente, mais encore vivante qui était en lui, de reporter son désir délirant de possession sur une femme vivante – n’importe laquelle…

Mais toutes les images qu’évoquait sa mémoire, sous la tension violente de sa volonté, étaient pâles, impersonnelles…, tandis qu’à la vue de celle-ci – la morte – sa chair jeune frémissait, se pâmait, s’alanguissait malgré lui.

Le rouge de la honte, en face de la déchéance, lui monta au visage… Il se méprisait lui-même et se haïssait en cette heure torturante.

Son regard glissa sur le soulèvement du drap funèbre, au-dessus du corps. Et il savait, il voyait à travers.

Mais il voulut voir en réalité, – invinciblement.

Alors, à ce désir, il céda, luttant pourtant toujours contre l’autre qu’il savait morbide et infâme…

De sa main qui tremblait violemment, il enleva le drap et regarda cette nudité lamentable qui s’étalait à ses yeux impudiques.

Alors il se sentit défaillir, il eut un long tressaillement jusqu’au plus profond de sa chair triomphante…

Et il tomba sur le cadavre blanc, le serra d’une étreinte sauvage, douloureuse, les dents serrées, frissonnant en sa fièvre horrible…

Quand il l’eut prise, ne sentant même pas sa froideur, il eut un frisson de volupté ultime.

De toute sa force il l’étreignait encore et encore, la sentant vivante, brûlante, folle sous ses caresses à lui, se serrer contre sa chair palpitante, – lascive et molle en sa chaleur douce d’amante passive…

Il eut un râle furieux de volupté, – le cri triomphant, le grand alleluia de la névrose toute-puissante.

Et lui, enragé, en mâle sauvage tout à fait, plus il l’étreignait, plus il la sentait vivre, tressaillir sous ses caresses folles.

Il pressa violemment, jusqu’à la douleur, ses lèvres sur celles de son amante-fantôme, de la trépassée insensible.

De nouveau, le même frisson voluptueux secoua tout son corps…

Sa tête, aux yeux élargis par la jouissance, reposait mollement, languide, sur la poitrine de la morte.

Et celle-ci, lointaine, inanimée, insensible à ces caresses ardentes du mâle qui la possédait malgré la mort, restait toujours étendue, la face tournée vers le plafond noyé d’ombres vagues.

Ses yeux morts restaient clos, et sans joie et sans douleur, en ce coït monstrueux ; elle reposait plus passive qu’aucune amante ne le sera jamais, sous l’étreinte puissante de l’être vivant.

Au lever pâle du jour printanier, sur sa couche de sang et d’amour, la trépassée et son amant endormi reposaient : elle, tranquille à jamais, envolée déjà vers l’inconnu ténébreux ; lui, destiné à tournoyer encore quelques années durant dans le tourbillon impersonnel du Devenir éternel…

N. POBOLIUNSKY

El-Hadjira, Constantine.

VISION DU MOGHREB[2]

Fragment de « Bohème Russe »
ROMAN POUR PARAÎTRE SOUS PEU
 

À Pierre Loti, l’auteur exquis du Roman d’un Spahi

et d’Aziyadé, très humblement.

Un Frère inconnu.

 

« Au milieu du groupe, un jeune homme montrait le ciel, un jeune homme qui avait une adorable tête mystique.

« … Il montrait en haut un point invisible, il regardait avec extase dans la profondeur du ciel bleu, et disait :

« — Voilà Dieu ! regardez tous ! Je vois Allah ! Je vois l’Éternel ! »

Pierre Loti, Aziyadé.

Après la grande langueur brûlante du jour, après le lourd sommeil sous le ciel de plomb, – le soleil roux descendait vers l’horizon enflammé, et, en silhouette sombre, le grand Djebel Ouaransénis se dessinait sur ces abîmes incandescents…

Dans la vallée, la vie accablée par la chaleur allait se réveiller, et une faible brise, à peine perceptible, faisait frémir les cimes jaunies des palmiers et les feuilles dures et grises des eucalyptus…

Sous cette brise venue du nord, venue de la mer déjà lointaine, passagère et furtive, le grand accablement lourd de la journée se dissipait un peu.

Une grande cour carrée, entourée de murs en torchis craquelés, dorés par le soleil, à travers les âges…

Dans le fond, sur deux côtés, des galeries de bois très anciennes, toutes déjetées de vieillesse.

Dans les pierres disjointes, dont étaient bâties les assises de ces murs, des anneaux de fer scellés, avec des bouts de cordes effilochées…

Dans le fond, l’abri lamentable des hommes : un toit de tuiles noircies et des vieux poteaux pour le soutenir, – un lieu de misère et de pouillerie sauvage…

Et là, tout près, du côté de l’Occident, le mur à moitié éboulé s’ouvrait sur la campagne brûlée, puis, par d’autres vallées et d’autres collines, sur les lointains de brume lilatre, sur les montagnes dentelées.

Et dans cette cour, sur les dalles souillées et sur la terre battue, un grouillement confus, une foule archaïque…

Burnous grisâtres, gandouras bleues… ânes gris et dromadaires roux…

Les bêtes, attachées aux anneaux, s’ébrouaient, battant le sol sec et sonore de leurs pieds fatigués.

Les hommes, pieds nus ou traînant leurs baboudj, circulaient et criaient…

Et dans le grand silence recueilli, c’étaient des voix gutturales, des cris rauques et des braiements plaintifs…

Près de la crèche béante, un grand dromadaire pelé se tenait debout, son long cou tendu vers le couchant embrasé…

Comme une bête archaïque, anachronisme vivant, il se tenait, se détachant en lignes très nettes, presqu’en noir, sur le ciel illuminé.

Et soudain il poussa un long cri prolongé et plaintif… et cette voix étrange était inquiétante et triste, triste à l’infini.

Plus énorme et plus rouge, le soleil descendait… des ombres violettes s’allongeaient, démesurées, sur le sol pierreux.

Un silence se fit. C’était l’heure sainte du Moghareb.

Maintenant, séparés en groupes selon leurs rites, mais tournés tous vers la terre d’Orient – vers la terre lointaine d’où, treize siècles auparavant, leur foi triomphante était venue conquérir le monde –, les musulmans priaient, se prosternant devant la majesté éternelle d’Allah, répétant à voix basse et très vite les litanies séculaires, répétant les grands gestes pieux…

Et en ce même instant, sur toute la terre musulmane, dans tout l’immense Dar el-Islam, des millions d’hommes très dissemblables et très lointains priaient ainsi, comme depuis des siècles et des siècles, tournés vers la sainte Kaaba, les mains levées vers le ciel, graves et fervents pour la plupart…

Tout de suite, quand c’est fini, les cris recommencent.

Et peu à peu, tout sombre dans le crépuscule bleuâtre et vague…

Et alors, après la diane, c’est un calme immense qui règne sur cette ville qui va s’endormir.

C’est une mélancolie très douce qui pénètre tout et qui endort…

Le ciel devient plus sombre et les grandes étoiles claires commencent à scintiller.

Longtemps encore, longtemps, de cette cour monte une vague rumeur qui peu à peu s’assoupit et s’éteint…

Et alors, dans les palmiers nains et dans les lauriers-roses, les plaintes lugubres des chacals commencent, – sombre concert de toutes les nuits, dans la sonorité claire de la vallée silencieuse…

Ils rôdent, les obscurs déterreurs de morts, et pleurent tout près, dans les taillis, tout près du caravansérail…

Des feux de broussailles sèches brûlent çà et là dans la cour et leurs longues flammes rouges s’élèvent dans l’air sec toutes droites vers le ciel… Les feux jettent des rayons ardents sur les hommes ressemblant à des fantômes et sur les choses déformées par la pénombre…

Et alors autour des feux les chants commencent, lents et tristes, interminables complaintes bédouines ou m’zabites… Les Bédouins et les Marakech chantent, et leurs chants sont gutturaux et rauques, se mêlant étrangement aux sons grêles des complaintes berbères, aux phrases mélancoliques psalmodiées en une langue qui ne ressemble à aucun autre idiome de la terre…

Parfois pourtant, ces voix profondes des Arabes s’élèvent, s’élèvent en trémolos infiniment tristes, en trilles argentines tout à fait…

Dans l’air chaud, ces chants de rêve retentissent longtemps et, d’assez près, les chacals leur répondent…

Et c’est en une commune mélopée triste et sauvage qu’ils continuent de chanter leur commune mélancolie née dans les mêmes déserts, sous le même ciel embrasé, dans la même immensité désolée… Et l’origine de cette grande tristesse de leurs voix est la même, – elle est dans ces grands horizons vagues, dans cette stérilité éternelle du sol, dans cette éternelle sérénité du ciel…

Dans le coin de la cour, nous étions assis autour d’un feu de palmiers nains coupés à grand-peine là tout près, derrière le mur…

En face de moi, drapé comme un cheikh arabe dans son grand burnous blanc, l’Aimé était étendu par terre, très mélancolique à cette heure délicieusement triste…

Il rêvait sans doute, – et, sans doute, ses rêves le ramenaient là-bas, vers le lointain pays natal, vers Istamboul…

Et, sans doute aussi, en son âme où sommeillaient les atavismes séculaires de l’Islam, cette grande désolation de la terre du Moghareb éveillait des échos lointains…

À droite, notre frère adoptif Mahmoud était assis, sa tête enveloppée d’un haïk rose appuyée sur les mains, la longue cordelière de laine brune de chameau retombant sur son épaule…

Lentement, avec des gestes indolents à lui, l’Aimé s’était levé, et sa haute silhouette svelte jetait une ombre très noire sur le mur vaguement blanchâtre, éclairé par notre feu mourant.

Enfin, de sa voix si douce, si singulièrement musicale, étendant la main vers l’ombre des galeries, il dit en arabe à Mahmoud :

— Halim ben Mansour bou Djeina est là ce soir ! Je vais aller le chercher… Reste avec elle !…

Quand il eut disparu dans l’ombre, Mahmoud me dit, la voix très rauque en comparaison de celle de l’Aimé :

— Aurais-tu jamais pensé que tu serais une nuit seule dans un fondouk de Médiaya, avec deux hommes que tu ne connaissais pas il y a à peine huit mois, et dont l’un est devenu ton amant et l’autre ton frère ? C’est la Destinée ! Qui sait jamais où il sera demain et que valent nos calculs, nos prophéties ?

Et il eut un grand geste large de pitié et de dédain suprêmes… Et à ces paroles prononcées par cet homme si étrange avec une mélancolie singulière, pour la première fois, tout ce qu’il y avait d’inouï, d’invraisemblable dans ma situation m’apparut avec une netteté étonnante…

Et plus que jamais avec une vague angoisse, je me demandais quelle mystérieuse fatalité pèse sur ma race et quelles attaches puissantes la relient aux races immobiles de l’Orient…

— Tu es plus que jamais arabe, ce soir, Mahmoud !

— Oui… Question de milieu, sans doute. Celui que Sélah ed-Din est allé chercher est un grand thaleb de l’Islam, un savant et un saint… Et pourtant il est très jeune… Quand il sera mort, on bâtira une mourabet sur sa tombe… Mais tant qu’il vivra, il sera martyrisé et persécuté sans cesse… parce qu’il croit et parce qu’il n’est pas un traître, lui !

Mahmoud murmura cela avec un sourire d’amère ironie ; mais dans ses longs yeux noirs, une flamme très sauvage passa, accentuant sa beauté mâle et sombre de vrai fils du Désert.

Il resta silencieux, les yeux fixés sur les miens, immobiles et troublants.

L’Aimé revint, tenant par la main un homme en burnous de laine grise. De taille moyenne il semblait d’une gracilité presque féminine sous l’enveloppement de ses vêtements grossiers d’homme du peuple…

Il s’assit près du feu, en face de moi, et, à la lueur du feu ravivé, je vis son visage pâle, d’une beauté presque irréelle, avec des yeux sombres qui semblaient illuminés de l’intérieur par une flamme mystique, sous l’arc parfait de ses sourcils noirs.

Très silencieux, il écoutait l’Aimé qui, de sa douce voix dolente, lui parlait l’arabe, adoucissant à la manière des Orientaux les aspirations trop dures…

Avec son beau sourire sceptique à dents blanches, l’Aimé lui disait :

— Tu vois, Halim, à chacun sa joie… Tu me fais le reproche d’être incrédule, de ne chercher que la Volupté seule… Mais toi-même, que fais-tu donc ? Ta Volupté, ton Idéal, c’est le martyre glorieux pour la noble cause que tu sers et à laquelle, par dilettantisme, nous nous dévouons, Mahmoud et moi… Et tu jouis ! Crois-moi, l’ascète lui-même ne cherche pas autre chose que la Jouissance ! La Volupté est seule souveraine, Halim !

Avec une conviction d’illuminé, le jeune thaleb répondit, faisant un grand geste de résignation fière…

— C’est Celui qui a créé tout ce qui est, Celui qui est le Maître absolu de tout ce qui était, est, et sera, Celui qui est souverain au jour du jugement, c’est Lui qui m’inspire… Moi, la créature aveugle et chancelante, j’obéis… Je ne cherche pas la Volupté… Je n’ai renoncé à rien et je ne désire rien pour moi. Dieu seul est grand, et hors de son empire rien n’est éternel. Ou la yadoum illa melkouhou !

 

*    *    *

 

Cinq mois après, au café-concert maure de la rue de la Kazba, à Alger, au Dar el-ghanyat de Si Mohand el-Amezian ou Naïtali…

La salle était presque pleine. Sur les divans bariolés, des burnous, des gandouras, des haïks, des uniformes et des robes de femmes farenghi

À la lueur voilée des quinquets, c’étaient des attitudes singulières, des groupements d’ombres fantastiques… Des Maures très blancs et très efféminés, des Berbères avec des têtes singulières, archaïques, des vrais Arabes aux traits fins et réguliers, aux yeux énergiques, des nègres grotesques ou alors très beaux, d’une étrange beauté noire, des Arméniens, des Persans cauteleux, des matelots grecs dégingandés et insolents… des Maltais, des Baléares, des Espagnols, des Italiens, – une Babel confuse et bruyante.

Sur l’estrade rouge, sous les œufs d’autruches suspendus au plafond, des Oulad-Nayl et des filles des Béni-Amour chantaient au susurrement doux des mandolines et des derbouccas.

Elles étaient vêtues de soies de couleurs chatoyantes avec des boudjous dans les cheveux et des colliers de fleurs naturelles autour du cou…

Elles chantaient, se balançant lentement de côté et d’autre, en un déhanchement rythmique, assises en demi-cercle sur des coussins brodés.

Dans un coin, à demi caché par une draperie rouge, un juif levantin jouait à contretemps sur un piano une valse criarde qui n’avait aucun rapport avec les choses tristes que chantaient les Oulad-Nayl…

Et ces beaux corps de femmes, drapés dans des étoffes soyeuses, allumaient les convoitises brutales de tous ces hommes jetés là, dans cette grande cité d’Amour, par les hasards de leur vie errante.

Ceux qui avaient un peu d’argent savaient que ces femmes seraient à eux, et cette idée enflammait leurs yeux, pâlissant leurs visages et alanguissant leurs sens…

C’était dans l’atmosphère chaude, un vague bruissement de respirations humaines, l’haleine puissante de ce monstre sans tête, de cette foule d’hommes en proie à la plus instinctive des passions.

Presque tous ils ressentaient en eux la brûlure délirante des désirs violents de la chair…

Parfois le vent frais de la nuit venait dissiper un peu le nuage de fumée et de senteurs âcres qui emplissait la salle.

Les voix aiguës des chanteuses et la plainte langoureuse des instruments se mêlaient aux bruits très assourdis du dehors…

Ici, dans ces quartiers morts pendant le jour, une vie cachée, une vie obscure s’était réveillée dès le coucher du soleil…

… Par la grande arcade mauresque de l’entrée, des chants montaient d’en bas, des échos lointains de fanfares militaires, et un infini bourdonnement de musique indigène…

Par une trouée de la rue, entre deux maisons, toute la féerie d’Alger et de sa baie merveilleuse apparaissait, toute ruisselante de lumières, toute constellée d’étoiles multicolores…

C’était une vision d’irréel, une ville-fantôme suspendue entre le ciel clair et la mer sombre, dans la tiédeur de la nuit…

Le phare d’abord, avec ses jets de lumière toute blanche, semblant bleuâtre dans la nuit, qui tremblait en lamelles d’argent livide sur le noir profond de l’eau, parmi les étincelles phosphorescentes des flots…

Puis, les feux de position, l’un vert et l’autre rouge, comme deux étoiles lointaines immobiles dans le vide de l’horizon invisible…

Et en bas, le port illuminé, les grands vapeurs ancrés, et les interminables guirlandes de lumière des quais et des rues de la ville des Roumis…

Puis, à droite, depuis Bab-Azoun, une quantité innombrable de feux disséminés en une gracieuse asymétrie, allant se perdre au loin, vers Mustapha et Husseyn-Dey lointain. Et tout cela chatoyait et scintillait sous la lumière incertaine des grandes étoiles du ciel méridional…

De cette ville ainsi illuminée montaient vers l’autre cité morne et sombre, en un chœur immense, toutes les voix confuses de la nature et celles des hommes, plus ténues, plus enfiévrées… bruissements sourds et infinis de la mer tranquille, souffles de vent ou chants lugubres d’oiseaux des nuits dans les quartiers hauts, vers El-Kasba-Bérani déchue et profanée, – râles d’amour ou d’agonie, cris furieux de révolte ou de désespoir, appels angoissés à l’Inconnu, mélodies attristées ou sensuellement traînantes…

Nous étions assis près de la porte, tous trois, comme jadis dans la cour du caravansérail, là-bas, sur la route qui mène au Désert silencieux…

Et nous contemplions en silence l’ineffable beauté de cette nuit du Dar el-Islam… Tous trois nous nous perdions en des rêveries très doucement attristées…

Les pensées de l’Aimé devaient sans doute de nouveau l’emporter vers l’Istamboul des khalifes et des poètes, vers la douce patrie osmanlie…

Plus tristes et plus sauvages, les rêves de Mahmoud s’envolaient sans doute vers les grandes plaines mornes de l’extrême Sud, au pays désolé qui était le sien et que, à travers tous ses éloignements et toutes ses modifications profondes, il aimait à tout jamais…

Et mon âme nostalgique à moi retournait mélancoliquement vers la terre slave, vers la steppe sans bornes de Podolie…

Tous trois en silence, très loin, hélas ! l’un de l’autre, et séparés par des abîmes infranchissables de passé mort et de souvenirs aimés, nous pensions aux choses mortes, aux êtres aimés jadis et déjà évanouis dans le sombre Néant final…

Mais pourtant l’Aimé souriait vaguement, et elle était sans amertume, très attendrie et très résignée déjà, notre rêverie silencieuse.

Le charme pénétrant de toutes ces choses de l’Islam me rappelait à la réalité, et je regardais de nouveau la sublime féerie d’Alger embrasée, inondée de lumières sous les étoiles perdues tout en haut, dans les profondeurs vertigineuses du ciel glauque…

Les Oulad-Nayl chantaient toujours… Les quinquets s’enflammaient déjà et éclairaient pendant quelques instants la voûte sombre, puis s’éteignaient, et l’ombre retombait sur les faïences peintes très anciennes et très enfumées des grands murs…

Quelques hommes s’étaient couchés sur les tapis crottés du plancher, d’autres causaient entre eux et riaient, les troisièmes provoquaient les chanteuses, leur lançant des oranges ou des pièces blanches…

Et ces femmes riaient aussi, continuant leur interminable complainte « sur la rupture du barrage de Saint-Denys du Sig. »

— Regarde, Sélahim, dit tout à coup Mahmoud, regarde ! Voici Si Halim bou Mousour qui vient d’entrer ! Mohamed lui aura dit que nous sommes ici !

Mahmoud se leva et alla à la rencontre du thaleb.

Celui-ci s’approcha, et, tout bas, donnant à Sélah ed-Din un baiser sur la joue, il lui dit :

— Sid Ibrahim ben Yahia est arrivé à Ouaregla… C’est pour bientôt, mon frère : je suis désigné ! Et réjouis-toi ! Allah akbar !

Sélah ed-Din eut un soupir et ses grands yeux noirs devinrent tristes infiniment, se fixant sur le thaleb fanatique.

— Fakiri Halim ! Mon pauvre Halim ! murmura-t-il.

— Fakir ! Heureux ! Dieu a enfin entendu mes prières…

— Sois heureux, et en vérité, si Celui en qui tu crois est, puisse-t-Il te bénir !… S’Il n’est pas, tu mourras au moins en une magnifique apothéose d’espérance… C’est égal !

— Tu es malheureux, Sélah ed-Din, de ne pas croire ! Enfin, puisse Dieu te seconder pour ton dévouement à notre cause et te rendre à sa sainte religion ! Sois heureux, mon frère, et moi, j’ai atteint mon Idéal… Si, avant une année, j’ai gagné le Ciel, ne m’oublie pas, et tâche de prier pour ma mémoire ! Adieu ! Je pars ce soir même avec Si Djéouder el-Hadj Ali pour le pays des Béni-M’zab. Fi émane Allah lilazélyé ! Adieu pour l’éternité !

Sélah ed-Din et Mahmoud l’embrassèrent, très émus.

Il s’éloigna.

— Il est heureux ! Allah mahhoum ! Dieu soit avec eux ! murmura Mahmoud, le regard perdu dans le lointain, avec un geste vague de bénédiction…

 

*    *    *

 
Allah yemkesef à âmrech !
(Dieu te fasse mourir jeune !)
(Proverbe arabe.)

Une année après, dans les plaines infinies de Habilat, dans l’extrême Sud…

Un village de gourbis arabes en torchis, perdu dans l’immensité rousse…

Alentour, le grand Désert morne resplendissait à l’implacable soleil de midi…

Une brume sanglante traînait à l’horizon, et parfois d’imaginaires nappes d’eau lointaines apparaissaient, miroitantes…

Au-dessus des misérables gourbis et des petits murs bas en terre battue, quelques dattiers desséchés laissaient pendre, raides et inertes, leurs feuilles brûlées par le khamsin, dans l’atmosphère accablante…

Le douar était investi par les troupes d’Afrique, légionnaires et tirailleurs indigènes…

Tout autour du douar désolé et de la petite kouba, c’étaient des cris furieux et une fusillade dont le crépitement continuel allait se perdre dans les lointains sans écho

… Le soleil se couchait sur la hamada immense, au milieu d’une sinistre buée rougeâtre et terne…

Le Bled el-Atèch inondé de lueurs sanglantes avait un aspect lugubre…

Pas un souffle de vent, pas un souffle de vie sur cette immensité morte…

Cette terre du Prophète, ce Dar el-Islam était bien désolé, ce soir de carnage…

Les gourbis incendiés fumaient encore.

Et entre ces décombres noirâtres, des cadavres en burnous tous maculés de sang gisaient, des cadavres musulmans, tranquilles à jamais et attendant, la face tournée vers le Ciel, d’être ensevelis dans cette terre musulmane pour laquelle ils étaient morts…

La petite mosquée brûlait, elle aussi, la dernière… Le minaret bâti en torchis, comme tout le reste, se crevassait sous l’action des flammes… Enfin les flammes commencèrent à l’envahir…

Le soleil était déjà descendu à l’horizon morne et ressemblait à un grand disque rouge et terne sans rayons, prêt à sombrer dans des vapeurs violacées…

Et alors, du haut du minaret, du milieu des flammes et de la fumée âcre, une voix d’homme s’éleva, une voix très pure et très jeune…

C’était l’appel séculaire de l’Islam.

La voix psalmodiait, très haute et très claire, les éternelles paroles immuables, la gloire de Dieu unique, la victoire prochaine des Croyants – et la destruction de l’Infidèle…

La voix s’élevait, de plus en plus claire et vibrante, et ce chant inspiré de la foi musulmane allait se perdre dans l’infini silencieux du Désert muet.

Pour la dernière fois, le thaleb Halim ben Mousour ou bou Djeina psalmodiait l’appel solennel aux fidèles, remplaçant le mueddin défunt…

Et il allait mourir, et les frères auxquels il s’adressait dormaient, reposés à jamais, sur le sol natal…

Enfin, la voix du martyr faiblit, descendant peu à peu en une plainte douce et résignée, en une plainte d’enfant invoquant, à l’heure suprême de mourir, l’Inconnu problématique…

Le minaret s’effondra en un tourbillon d’étincelles… Il ne resta plus qu’un amas informe et fumant, sur lequel couraient encore quelques sinistres flammèches bleues…

Le Désert s’était plongé dans les ténèbres… Le douar des Béni-Ourbân n’existait plus et la voix des mueddins de l’Islam s’était tue à jamais sur cette solitude perdue dans le Bled el-Atèch immense…

Finie la courte odyssée glorieuse et mélancolique de cet enfant du Désert archaïque rencontré jadis, par une douce nuit d’été, dans la cour confuse et sauvage d’un fondouk de caravanes, à El-Médiya, à l’ombre morne et lointaine du grand Djebel Ouaransénis…

Anéanti cet être éphémère, et retourné à la Terre, réservoir très mystérieux des indestructibles atomes…

Morte pour le temps et pour l’éternité, inutilement sans doute, et cruellement, cette jeune vie pure et intense, évanouie dans le gouffre insondable de l’inéluctable Mort…

« Oh ! nos âmes humaines qui durez un seul jour, où serez-vous demain et où sera votre mémoire ? »

N. PODOLINSKY

PER FAS ET NEFAS[3]

À mon frère Augustin de Moerder.
Souvenir d’affection.

 

Usant à l’envi leurs chaleurs dernières

Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux

Qui réfléchiront leurs doubles lumières

Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

 

Un soir fait de rose et de bleu mystique.

Nous échangerons un éclair unique

Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux…

Baudelaire, Les Fleurs du Mal.

Enseveli au milieu de toutes les blancheurs laiteuses de son lit et de sa chambre, Michel Lébédinsky se mourait lentement…

Par ce beau matin de mai radieux et ensoleillé, il semblait plus faible et plus près déjà de l’inéluctable fin.

Sa souveraine beauté mâle s’était, depuis ces derniers quinze jours, excessivement affinée, beaucoup adoucie surtout…

Seuls en son masque d’une blancheur singulière, les grands yeux sombres vivaient encore d’une vie intense de géant à l’agonie.

Parfois, à travers ses larges prunelles changeantes, passaient des éclairs de jadis, reflets mourants de sa force jeune, et de sa presque surhumaine énergie…

Mais d’ordinaire, cependant, ils semblaient plongés, vagues tout à fait, en une mélancolie de rêve amer.

Souvent ses lèvres livides, par un contraste singulier, souriaient d’un étrange sourire de volupté douloureuse – presque douce parfois.

Très silencieux, il semblait presque ne pas s’apercevoir de la fréquence de mes apparitions à son chevet.

Son indifférence à mon égard était extrême : ce ne fut que le cinquième jour qu’il me demanda mon nom… Jusque-là, il m’avait appelée simplement docteur, ou bien, avec une ironie voulue, presque méchante, mademoiselle Bas-Bleu.

Très patiemment je l’étudiais, suivant sa lente agonie avec un intérêt toujours croissant et aussi, très involontairement, avec une vague tristesse, un regret de ce grand artiste génial qui allait mourir à cette heure solennelle d’apothéose à laquelle tous aspirent – et que si peu atteignent…

Le renégat génial ne se plaignait jamais.

Pendant les longues heures des nuits sans sommeil, il restait couché sur le dos, immobile, les yeux clos.

Il ne parlait pas, et un lourd silence régnait dans cette chambre de petit hôtel propret au bord de la mer…

Par désœuvrement, et aussi par intérêt purement psychologique, je descendais chez Lébédinsky beaucoup plus souvent que ne m’y obligeait mon devoir professionnel…

Et ce matin-là, Lébédinsky regarda par la fenêtre ouverte le ciel clair et les mâts des navires là, tout près, se détachant en traits déliés sur le bleu profond, immaculé…

… Depuis longtemps, il savait que la phtisie l’emporterait au plus beau de sa jeunesse. Il avait voulu qu’au moins sa vie trop courte fût une apothéose d’art, de volupté, d’amour et de pensée… Et à présent, quand il avait senti la mort approcher, fatalement et sans rémission possible, il voulut mourir comme il avait vécu, en esthète et en épicurien.

Il avait choisi cette ville antique à la chevaleresque devise Civitas Calvi semper fidelis, pour y venir agoniser et mourir, en face de la grande mer bleue qu’il avait tant aimée en artiste et presque en amant, qui avait inspiré son génie et dont il voulait, jusqu’à son heure dernière, entendre encore la grande voix désolée pour le bercer en son assoupissement ultime…

Et elle était là, elle pleurait tout près, pendant les nuits des tumultes et des tempêtes, et sa plainte immense endormit l’agonisant…

Il la sentait proche, et il l’écoutait, sans se lasser jamais de sa grande mélodie d’épouvante…

J’étais venue m’asseoir près de l’autre fenêtre, et je regardais, moi aussi, le golfe étincelant au soleil du matin, et les montagnes lointaines perdues dans une brume lilacée…

Et, dans mon cœur malade d’incrédule et de sceptique du siècle, l’éternelle question sans réponse « Pourquoi ? » se dressait encore une fois, sans échos, dans la brume grise de l’impénétrable mystère…

Devant cette beauté absolue de l’Univers, devant cet enivrement de la terre amoureuse se pâmant sous le soleil fécondateur, des souvenirs tristes et étrangement doux envahissaient mon âme nostalgique de l’éternel Ailleurs, des souvenirs auréolés déjà du nimbe mélancolique et lumineux des choses mortes, envolées pour jamais, et déjà lointaines… Et aussi, par instants, je pensais à cet homme étrange qui agonisait lentement, là tout près…

Quinze jours auparavant, il arrivait à Calvi et louait l’étage supérieur de cet hôtel…

Le lendemain, il ne se relevait plus.

Par un caprice étrange, soit nostalgie douloureuse, soit simplement fantaisie de mourant, il avait demandé expressément un médecin russe.

Et forcément, le choix était tombé sur moi, aucun autre médecin russe ne se trouvant dans les environs.

Et j’avais accepté de le soigner pour connaître de près ce géant de l’Art, ce grand renégat admiré et maudit tout à la fois, qui passait pour avoir renié à jamais la patrie lointaine et nous autres, ses frères de jadis et qui, volontairement, s’était exilé pour toujours.

Dès le début, j’avais vu qu’aucune ombre d’espoir ne restait plus… Il pouvait encore traîner ainsi quelques semaines, trois, peut-être, ou au plus, un mois. Après, c’était la fin, inexorablement.

Par devoir, je lui avais proposé de réunir en consultation quelques distingués confrères corses.

Dédaigneusement, il avait répondu :

— Inutile !

Il semblait, à première vue, ignorer sa fin si proche et pourtant, dès le premier instant, j’avais compris qu’il ne se faisait aucune illusion sur tout ce que son état avait de désespéré définitivement.

Jamais il ne me parlait de son mal, jusqu’à ce jour-là. Il ne semblait pas s’en inquiéter…

… Mais dans son regard plus fixe et plus sombre, dans la contraction plus douloureuse de ses sourcils noirs, j’avais saisi la genèse et le développement d’une idée qui, visiblement, à travers des phrases multiples de lutte cachée, montait en lui, de jour en jour plus envahissante déjà, presque unique souvent…

— Mademoiselle… Podolinsky !

Sa voix très affaiblie, mais vibrante encore parfois, m’appela pour la première fois par ce nom.

Je m’approchai. Lébédinsky fixa sur moi un regard sombrement interrogateur.

— Écoutez ! Oubliez toute la routine du métier, oubliez tout ça. Je sais que je vais mourir mais je veux savoir quand, je veux que ce soit vous qui me le disiez.

Je le regardai un instant, puis, sans hésiter, je lui dis :

— Oui, Lébédinsky, vous allez mourir.

— Bientôt, n’est-ce pas ?

— Oui.

Dans ses yeux altiers passa un éclair d’orgueil farouche, une lueur noire, comme s’il embrassait déjà de son œil immatérialisé l’immensité sombre du Néant absolu d’outre-tombe.

Puis, avec sa grâce féline, il jeta ses mains jointes sous sa tête renversée, avec un sourire presque heureux, et un soupir voluptueux, à pleine poitrine…

— On dirait, Mikaïl Alexandrovitch, que cette certitude vous réjouit !

Il ne répondit rien.

Sciemment, je venais de commettre une cruauté, un acte contraire absolument à mon devoir professionnel, et je l’avais fait froidement, dans l’unique but d’étudier les replis secrets de cette organisation étrange de Lébédinsky… D’ailleurs, je voyais bien que c’était égal, et qu’il était perdu inexorablement.

Longtemps, les yeux vagues, il resta immobile.

Tout à coup, il demanda avec un sourire étrange :

— Avez-vous jamais aimé ? Quel monde ignoré de tous et fermé que votre âme solitaire de bas-bleu ! Quel âge avez-vous, que vous semblez si jeune ?

— Je suis vieille, j’ai vingt-huit ans déjà…

— Tant que ça ? Mais vous pouvez me le dire à moi, puisque je vais mourir… Avez-vous aimé ?

— Oui.

— Entièrement ?

— Comment, entièrement ?

— Autrement que platoniquement ? Tenez, cela se voit à vos yeux… et si ce n’était pas, vous ne sembleriez pas si jeune.

Il me regardait presque gaiement, avec un sourire bon enfant, un peu entendu, que je ne lui soupçonnais même pas.

— Oui, vous avez deviné juste.

De nouveau, il resta silencieux, très loin, probablement, de moi et de cet entretien à bâtons rompus.

— Pourquoi êtes-vous venue à Calvi ?

Quand je lui eus dit la vérité, il eut un soupir et dit :

— Tenez, il y a près de Larnaka, à Chypre, un bois de châtaigniers, sur un rocher, non loin de la mer… L’endroit est admirable… Eh bien, j’aurais tant voulu y retourner encore une fois avant de mourir… J’y ai goûté la plus absolue ivresse d’amour qui puisse être donnée à un homme. Et pourtant, Dieu sait si j’ai usé et abusé de l’amour sous toutes ses formes ! Oui, j’aurais voulu revoir encore cet endroit-là… seulement, c’est bien fini, et je vais mourir… Ah, ce beau rêve d’il y a trois ans !

… Longtemps, les yeux tristes intensément, il resta immobile, puis tout à coup, il dit :

— Écoutez… je voulais vous demander un…

Un accès de toux l’interrompit. Il étouffait. La garde rentra et vint soutenir sa tête, le soulevant. Rapidement, le linge que je lui donnai se teignit de sang…

— Lâchez-moi, Reparata ! murmura faiblement Lébédinsky.

Pour la première fois, son regard trahissait sa souffrance cruelle.

La respiration plus pénible, il ne bougea plus… Ses lèvres décolorées se contractaient douloureusement.

Enfin, brutalement, le regard dur et soucieux, il dit à sa garde :

— Allez-vous-en, Reparata. Attendez que Mademoiselle vous appelle.

Puis, quand elle fut partie, à moi :

— Est-ce que je durerai encore… une dizaine de jours ?

— Oui, peut-être plus encore.

Je n’avais aucun scrupule à lui dire la très sombre vérité, sachant bien qu’il était absolument inutile d’essayer de lui donner le change.

— Alors… je vous prie… voulez-vous télégraphier à l’un de mes amis, à Athènes… de venir de suite ici, mais tout de suite, aussi !

— Certainement.

Avec une sombre ironie très amère, il dit :

— Ah oui, on ne refuse rien aux condamnés à mort !

Puis, avec un geste de défi méprisant :

— Du jugement des hommes et du vôtre, je m’en moque… Oh ! que je méprise tous les Pharisiens ! Hé bien oui, je l’aime, je l’aime ! Envers et contre tous ! En dépit de la Nature et de la Mort ! Et tenez, j’en suis fier !

Je ne comprenais pas de qui il parlait, mais je l’observais, craignant un commencement de délire.

— Cessez de parler, Mikaïl Alexandrovitch ! Dites seulement le nom et l’adresse de votre ami… Je vous laisserai Reparata et j’irai moi-même au télégraphe, pour que vous puissiez être certain…

— Merci !

Pour la première fois, il me tendit la main et me jeta un regard très doux, presque affectueux.

— Rue d’Homère, 7… Stélianos Synodinos, étudiant en droit. Signez Michel

Soudain, il prit ma main et, pour la première fois, il me dit en russe :

— Merci, Podolinsky, merci… Et ne croyez pas que je suis le renégat cynique qu’on dit !… Écoutez : « Mais plus que tous les parfums et les autels étrangers, le poète des inspirations inquiètes aima, au milieu de ses pérégrinations, sa patrie malheureuse !… »

… Je sortis, sentant pour cet homme étrange une sorte de tendresse très attristée…

J’allais assez vite le long des rues inondées de lumière, réfléchissant au mystérieux monologue de Lébédinsky : « Je l’aime, en dépit de la Nature et de la Mort ». Qui ? le Synodinos ? Cette idée étrange me vint. Mais non, il est russe, pensais-je, étonnée de ma supposition, avec une sorte de malaise vague…

En rentrant à l’hôtel, je m’attardai un instant à regarder partir un grand bateau à vapeur français. Je le suivis des yeux… Et je pensais avec une étrange tristesse au jour très prochain sans doute où, pour ne plus jamais revenir, j’allais, moi aussi, quitter cette île que je commençais à comprendre et à aimer et où j’allais laisser dans une tombe silencieuse à jamais cet homme au génie puissant, aux passions intenses et tourmentées, si attirant et si jeune aussi, hélas !

… Je regardais les montagnes noyées maintenant dans un rayonnement d’or pâle, d’or byzantin de jadis, et le ciel lumineux au-dessus du golfe miroitant, en d’innombrables petits zigzags de feu mobiles roulant dans l’infini vivant, au-dessus des profondeurs sombres…

… Une semaine après, par une soirée transparente et tiède…

Après sa demi-confession de l’autre jour, Lébédinsky s’était replongé de nouveau dans son mutisme dédaigneux et froidement ironique.

Je voyais bien, cependant, avec quelle impatience fébrile il attendait l’arrivée de son ami… Se sentant faiblir d’heure en heure, et entrevoyant déjà avec cette netteté effrayante le sombre néant, il désespérait parfois.

Mais enfin, la veille, un télégramme de Marseille était venu annoncer l’arrivée de Synodinos.

Avec toutes les précautions possibles, je lui transmis le petit papier bleu.

Il eut un soupir profond, puis, se détournant, il ne remua plus. Inquiète, je regardais de plus près. Entre ses longs doigts blancs serrés sur sa figure, des larmes ruisselaient. Sa poitrine se soulevait douloureusement, déchirée de sanglots convulsifs.

Je m’en allai.

Larmes de joie… ou plutôt d’ultime désespoir ?

Quel mystère y avait-il sous cette amitié étrange avec cet étudiant grec ?

Et, de nouveau, la même idée troublante me vint.

— Nadéjda Nicolaïewna ! (Quand je rentrai, sa voix plus faible retentit dans le silence alangui de la chambre.) Il doit bien y avoir des fleurs… seulement… est-ce que je n’abuse pas…

— Si vous voulez des fleurs, rien de plus facile. Lesquelles aimez-vous le mieux ?

— Oh, les lys, les lilas, les roses, les jasmins… toutes les fleurs ! Elles m’enchantent toutes également… elles sont si belles et si pleines de vie !

Je lui fis apporter toute une moisson odorante et sa chambre imprudemment remplie ressemblait déjà à une chapelle ardente.

Par une suprême coquetterie d’esthète mourant, il choisissait les plus belles fleurs et les éparpillait sur son lit, sur sa poitrine.

Je le regardais faire, étonnée un peu et inquiète, regrettant presque, et craignant que tous ces parfums ne nuisent.

Mais, en somme, tout cela était si égal, puisque, de toute façon, il était condamné ! Je commençais à le comprendre et à le connaître, et je ne pouvais plus me résoudre à le traiter en malade ordinaire.

Comme je descendais, une des filles de service me dit :

— Il y a justement un monsieur qui demande M. Michel… Je l’ai mis au salon.

J’entrais. Près de la fenêtre, debout, je vis un grand jeune homme très brun, mais avec une recherche sévère, tout en noir, comme en grand deuil. Il avait une beauté sensuelle et pâle, tout à fait féminine.

Je remarquai la grâce exquise qui caractérisait le moindre de ses mouvements aisés et lents.

— Stélianos Synodinos, dit-il en s’inclinant… À qui ai-je l’honneur…

Il fixait sur moi ses grands yeux noirs enfiévrés et un peu rouges, en un regard de haine sincère et inquiète qui m’étonna d’abord.

Je déclinai mon nom et ma qualité de médecin, il eut un demi-sourire à la fois très dédaigneux et presque amusé, avec un haussement d’épaules à peine perceptible.

Je me retins à peine de sourire moi aussi, car j’avais compris sa première idée : il m’avait prise pour la maîtresse de Lébédinsky.

— Il faut que je le voie tout de suite ! Comment va-t-il ?

— Lébédinsky ? Il est très mal… Ménagez-le, dans tous les cas. Je vais aller le prévenir.

— Vite, vite !

Tandis que je sortais, je vis le jeune homme se tordre les mains en un atroce désespoir.

Avec beaucoup de ménagement, je dis la nouvelle à Lébédinsky. Il pâlit visiblement et se laissa retomber sur les coussins, portant la main à sa poitrine.

— Vite…

Quand il entra, Synodinos tremblait presque, les yeux angoissés.

Je voulus m’en aller, les laisser seuls, mais Lébédinsky me cria avec un de ces regards de défi farouche et méprisant qu’il avait souvent :

— Vous pouvez rester, s’il vous plaît ! Mais restez donc !

Par pur intérêt d’observateur, pour ne pas manquer cette phase capitale du drame que je devinais, je restais.

Lébédinsky s’était soulevé, brusquement, lui tendant ses deux mains presque diaphanes.

Dans ses yeux ardents il y eut, à ce moment, un rayonnement de bonheur suprême, une tendresse infinie, et ce regard d’extase sublime le rendit souverainement beau en sa pâleur de mourant.

Synodinos vint tomber à genoux près de ce lit chargé de fleurs, déjà semblable à un tombeau.

Ce fut un enlacement violent, une étreinte passionnée sans un cri, sans un mot.

Puis, dans le grand silence lourd du soir qui achevait de tomber, j’entendis les sanglots déchirants de Synodinos.

Très doucement, en grec, Lébédinsky lui disait, serrant sur sa poitrine la tête brune du jeune homme :

— Voyons, ne pleure pas, mon chéri… À quoi bon ? Je ne vais pas essayer de te consoler… Mais sois plus fort, mon pauvre chéri !

Ils parlèrent longtemps, très bas, toujours enlacés, Stélianos à genoux sur le tapis, sa tête cachée sur la poitrine de son ami… Ils m’avaient complètement oubliée… Je n’entendais depuis longtemps plus ce qu’ils disaient, parce qu’ils parlaient trop bas.

Peu à peu, accablé, Stélianos avait cessé de pleurer.

Je les laissai ainsi, malgré l’heure tardive.

Pour Lébédinsky, je continuais à ressentir ce même détachement absolu des choses de mon métier. Je ne voulais pas, et cela sciemment, le priver de cet ultime entretien avec cet homme dont je commençais à comprendre plus clairement le rôle.

À quoi bon ? Bien des fois déjà, dans les cas désespérés, moi qui suis si loin de toute sensiblerie féminine, je me suis départie de mon devoir étroit de praticienne pour ne plus agir en guérisseuse coûte que coûte, mais en philosophe et surtout en psychologue expérimental… Et cette nuit-là, je voulais le faire.

En cette heure tranquille où quelque chose de solennel semblait planer sur la ville endormie, j’étais plus que jamais absolument maîtresse de tout mon être. Ma volonté dominait le moindre tressaillement de mes nerfs. Seul le cerveau travaillait, et les centres nerveux étaient ravalés au rôle propre d’appareils téléphoniques lui transmettant les impressions à chaque instant.

Je me trouvais en cette heure dans cet état spécial d’absolu calme nerveux et de cérébration intense qui me vient parfois aux heures de danger ou de travail intellectuel ardu, d’opérations chirurgicales très dangereuses, par exemple…

Et, cette nuit, une fois de plus, mon grand scepticisme slave triomphait en moi et je me croisais les bras, sans le moindre dégoût et sans révolte, devant cette antinomie criante envers la nature.

Après tout, me disais-je, tout au monde n’est que pure convention… En face de la Mort, toutes nos théories morales se réduisent à néant.

Je m’en allai errer le long des quais inondés de lumière pâle et phosphorescente. En moi, maintenant, c’était un grand calme qui semblait devoir être définitif, éternel. Avec une netteté jamais atteinte, peut-être, je voyais tout l’absolu néant qui est la Joie, la Douleur, l’Univers, la Vie et la Mort. L’universel Nihilisme triomphait à cette heure de toutes les aspirations jeunes.

Et cependant, je regardais avec une volupté singulière et calme l’admirable féerie de cette nuit méridionale, et, peu à peu, sans secousse, sans déchirement, je me replongeais dans le monde vague et doucement attristé des souvenirs… D’autres nuits de printemps me revinrent à la mémoire, plus languides et plus chaudes, très loin, sur cette terre d’Afrique où j’allais me rendre pour y accomplir un pèlerinage infiniment triste.

Et, comme en de vertigineuses transparences d’abîme, à travers toutes ces choses aimées et jadis si amèrement pleurées, le grand vide final m’apparaissait, seul existant, universel et éternel.

… Deux jours plus tard, à l’heure recueillie du crépuscule…

Lébédinsky était couché à la renverse, amaigri encore et plus faible.

Près de lui, Synodinos qui ne le quittait plus était assis dans le fauteuil de Reparata, tenant les mains du mourant dans les siennes.

Ils étaient tristes tous deux et très calmes, comme si, déjà, ils eussent senti planer sur eux le grand apaisement final du repos éternel.

Très bas toujours, Stélianos parlait. Lébédinsky, les yeux ouverts, avec un vague sourire, l’écoutait en silence.

Un dernier rayon du soleil couchant jeta un reflet rosé très pâle sur la tapisserie à fleurs bleues, sur la couverture immaculée, et sur les cheveux noirs de Synodinos.

Dehors, là-haut, de très petits nuages écarlates nageaient dans l’infini d’or rose en fusion du couchant, tandis que les montagnes s’estompaient en des teintes lilacées.

Les cloches de Calvi sonnaient, lentes et sonores, pour l’Angelus du soir, et leurs grandes voix de deuil allaient se perdre dans l’immensité, dans le ciel incandescent…

Stélianos parlait toujours. Il ne voyait plus, perdu dans le vague tristement trompeur du souvenir… La tête de Lébédinsky avait glissé peu à peu sur le coussin et son regard s’était fait immobile étrangement.

Stélianos parlait, et la musique de sa voix jeune se fondait, en un chant d’agonie désolée, en une plainte de désespoir suprême avec celles des cloches solennelles.

Lébédinsky ne bougeait plus…

Son regard s’était perdu dans le rayonnement d’apothéose du couchant, là-haut, dans le ciel illusoire où, depuis longtemps, il ne savait plus trouver les doux mirages qui ont bercé notre début dans la vie et que, parfois, aux heures de détresse, les faibles et les désespérés essayent en vain d’invoquer encore.

Et Stélianos était seul, tenant dans ses mains encore chaudes, encore avides des étreintes folles de jadis, les mains glacées à jamais de son maître, de son idole – de son amant.

La pénombre transparente de la nuit achevait de descendre sur la terre assoupie, sur la mer immense en son murmure éternel.

N. PODOLINSKY.

SILHOUETTES D’AFRIQUE[4]

LES OULÉMAS[5]

À la mémoire du Caïd Bou-Rhamédane.

C’était au temps jadis, au temps lointain déjà où j’étais étudiant à la Zéouïya[6] du bienheureux Cheïkh Abderrhamène, à Aunéba, la vieille cité Mogh’ rébine assoupie sur son golfe d’azur, à l’ombre du grand Idou morose… De ce temps-là je me souviens comme d’un rêve de jeunesse, comme de quelque chose de doucement mélancolique qui se serait passé au matin ensoleillé de ma vie, il y a si longtemps, hélas.

Et c’est bien à cette époque de ma vie que l’Islam m’a jeté ce charme puissant et profond qui, par les fibres les plus mystérieuses de mon être, m’a attaché pour jamais à la terre étrange du Dar-el-Isleine… Et c’est bien depuis lors que l’Héritage du Prophète est devenu ma patrie d’élection, aimée pour la vie, par delà les années et les exils, et les éloignements prodigieux. En hiver et en été, de près et de loin, tant que je vivrai et au delà !

En ce temps-là – j’avais vingt ans – j’aimais la vie pour ses leurres brillants, pour ses enchantements ineffables, sans souci de l’universelle douleur sans cesse triomphante… J’aimais la vie, mélancolique et sereine, implacable et mystérieuse – le grand sphynx souriant, infiniment charmeur et menaçant.

J’étais un errant – car je n’eus point de patrie… J’aimais théoriquement, d’un amour triste, un grand pays du Nord – parce qu’il avait vu naître ma mère bien aimée et parce que, de là-bas, m’étaient parvenus les échos affaiblis, mais encore vibrants, de mélancolies étranges, d’essence identique à celles de mes mélancolies inexpliquées et précoces… le pays Slave que je ne devais point connaître… Or, en ce Dar-el-Islein, j’ai trouvé la patrie tant et si désespérément désirée… Et je l’ai aimé.

Avec une grande netteté de vision, je me souviens des êtres et des choses d’alors, de tout ce qui a disparu déjà, de tout ce qui est destiné à demeurer encore, de tout ce qui restera immuable à jamais à travers les durées indéfinies du Temps – quand moi aussi je serai depuis des siècles anéanti.

Et, parfois, aux heures de mélancolie, il me semble revoir, surgissant des amas de cendres mornes accumulées à travers les années, la silhouette de la très blanche Annèba, aux pieds de l’Idou austère, se reflétant dans l’azur vivant de son golfe, à l’heure préférée du Mogh’ areb…

Il me semble revoir, comme alors, depuis la terrasse de ma maison mauresque, se profiler sur le bleu profond du ciel, vers l’Orient, l’amoncellement neigeux, vaguement bleuâtre, des vieilles maisons paisibles et immuables à travers tous les tumultes et tous les silences des siècles, farouchement closes à tous les effluves délétères du dehors…

Il me semble aussi revoir des ombres bien aimées devant lesquelles, maintenant, je voudrais pouvoir me prosterner dans la poussière, en une adoration infinie…

Et je crois entendre, comme alors, la voix claire et mélancolique de Hassène le mueddin psalmodier, sur un mode archaïque, les litanies de l’Islam, proclamer très haut, dans la grande lueur d’or rouge du couchant, la gloire de l’Éternel…

Maintenant que tout ce qui était debout alors et à mon âme juvénile semblait presque indestructible, presque éternel, – maintenant que les êtres et les choses ont disparu, retournés à l’originelle poussière, c’est avec une grande angoisse, avec un grand frisson glacé que je vais remuer ces cendres mortes de mes premières années, tout là-bas, au delà de la Grande Azurée… Et c’est bien uniquement pour les frères inconnus et lointains, qui, comme moi, pensent parfois avec la même angoisse et le même inguérissable regret à des contrées chères entre toutes celles, de la terre, où, jeunes, à l’aurore enchantée de leurs vies, ils ont aimé, pensé et souffert et où, comme moi peut-être, ils ont laissé en des tombeaux silencieux ce qu’ils aimèrent le plus éperdument, ce qui, en somme, fut leur raison d’être et de se résigner à la douleur – où ils ont, en de déchirantes séparations, laissé les ultimes vestiges d’êtres adorés… C’est bien uniquement pour les inquiets et les mélancoliques, pour les solitaires et les rêveurs, que je veux évoquer les ombres chères.

 

— 1 —

Aux abords d’un vieux quartier mort, endormi depuis des siècles à l’ombre protectrice de la sainte Zéouïya des Aissaouas[7], dans une petite rue étroite et très raide, il était une maison basse et fruste, un petit cube de maçonnerie centenaire passé chaque année à la chaux bleue et couronné au dessus de son toit plat par un vieux figuier planté au milieu de la petite cour mauresque, jadis cimentée, devenue raboteuse et inégale… Sur la rue, rien, pas une fenêtre, pas une meurtrière. La porte ogivale et très basse, en planches épaisses bordées de fer, et ornée de vieux clous de cuivre, était toujours fermée, et ne s’entrouvrait que bien mystérieusement pour laisser entrer ou sortir l’un de nous, qui y habitions : Sidi Mohammed Djéridi le propriétaire, Sidi Abdel-Qader, taleb[8] nègre du Maroc et moi, connu dans le quartier et à la djèma[9] sous le nom de Si Mahmoud-el-Mouskouby, le Moscovite… Parfois seulement, cette porte farouche donnait passage à des ombres voilées sous la ferrachia blanche des riches ou sous la mléya bleue des femmes du peuple… cela à la tombée de la nuit, très clandestinement, afin que personne ne pût mettre un nom sur ces fantômes impersonnels…

Il y avait quatre chambres dont les portes et les petites fenêtres ouvraient toutes sur la cour au milieu de laquelle, au pied du figuier centenaire, était le puits à margelle en forme de vase sculpté. Le tronc gris de l’arbre familial s’inclinait au-dessus de l’orifice étroit et allait s’appuyer sur le bord de la terrasse ombragée par ses rameaux encore très verts, ce qui avait valu à la maison le surnom de Dar-el-Qarma, maison du figuier.

Les murs étaient, à l’intérieur et à l’extérieur, soigneusement passés à la chaux bleuie, d’une teinte tendre d’azur, comme la plupart des maisons Mogh’rébines. Les portes étaient fermées par de simples rideaux d’indienne à fleurettes. À droite de ma porte, dans une vieille caisse défoncée, habitaient des pigeons blancs, familiers au point de venir manger avec nous dans la chambre de Sidi-Mohammed où celui-ci habitait avec son épouse Lèlla Fathina et sa petite nièce Yamouna.

Il y avait, sur le bord de la terrasse, l’inévitable pot de jasmin blanc et aussi un petit rosier à fleurs rouges, et les amphores antiques au fond pointu, où l’on tient l’huile.

Il y avait, dans les branches du figuier, un pan de mur appartenant à la maison voisine et où s’ouvrait une petite fenêtre par où venait parfois nous parler une impayable créature, Bou-Bou-Diane, une jeune négresse du Soudan, impudique et malicieuse, que Sidi-Mohammed Djéridi avait en horreur.

Dans la rue raide et mal pavée, jamais aucun roulement de voitures. Seul parfois, le bruit rythmique des cab-cab[10] en bois, de quelque négresse ou juive, ou le cri chantant des marchands ambulants et des laitiers matinaux… Puis, le silence retombait, lourd et berceur profondément. En ce quartier antique, l’horloge du Temps semblait retarder de treize siècles, ou s’être arrêtée dans les dernières années des Khalifats d’Occident… Les jours et les années, immuablement pareils, s’écoulaient avec une monotonie berceuse, comme avaient passé les siècles, illuminés toujours par la foi sereine et la tranquille résignation.

Dans la maison, une grande paix régnait, presque solennelle, et en cette paix profonde, il y avait quelque chose de suranné, de très archaïque… Et, quand de la ville banale et tumultueuse des Naçaras[11], l’on s’y plongeait, c’était comme un brusque recul dans l’abîme insondé des durées abolies…

Au-dessus de la porte de la chambre, Sidi Djéridi avait tracé à l’encre rouge cette maxime fataliste :

« L’homme n’évite point l’heure de son destin. »

Aux aurores empourprées, quand, dans la lumière blonde, les coqs chantaient, secouant leur plumage multicolore et les pigeons s’élevaient et tournoyaient dans la fraîcheur parfumée, je m’éveillais sur mon matelas de laine étendu sur un tapis épais… Je m’éveillais avec une sensation délicieuse de force et d’insouciance presque joyeuse… tels les matins heureux de ma toute joyeuse enfance, jadis. Je sortais, vêtu de mes longs vêtements de haïk blanc, sous le burnous et le turban de soie jaune des Mogh’rébins Beldi[12].

Invariablement je trouvais Lèlla Fathima occupée à allumer son feu de charbon dans un Kénoûn[13] enfumé. Accroupie et son petit éventail, tressé en forme d’assiette, à la main, elle était tout à sa besogne, soigneuse et digne. Grande et mince sous sa chemise à larges manches de mousseline à dessins, retroussées et attachées dans le dos, formant fichu, sa longue Gandoura[14] d’indienne jaune serrée à la taille par un mouchoir de soie rouge, son petit diadème garni de velours et entouré d’un beau foulard noir, – Lèlla Fathima avait été jadis très belle. Maintenant sa figure fanée si honnête et si calme conservait un grand charme fait de paix naïve et de douceur. Cérémonieusement nous échangions de longues salutations, des baise-mains, avec de multiples questions touchant notre santé, nos rêves, et cela pendant cinq bonnes minutes, interrompant nos discours par de nombreux Hamdou-lillah[15] convaincus.

Ensuite, je m’asseyais sur le tronc du figuier, au bord de la citerne profonde, et, familièrement, nous causions jusqu’au moment où Lèlla Fathima posait trois minuscules tasses sur la petite meïda[16] basse et versait le café très doux. Au milieu, elle plaçait un pain sans levain, de sa fabrication, et un pot de verre bleu rempli de fraises confites dans du miel. Puis, de sa voix placide, elle appelait :

— Ya, sidi Mohammed ! Ya Yamouna !

« Ô Monsieur Mohammed »… Et, de la chambrette encore fermée, la voix avenante du vieux taleb répondait, aussi scrupuleusement polie : — A’nam, ya oummi Fathma ! (« Oui, ô mère, Fatima ») (Mère Fathma, formule de respect affectueux…) Et jamais, en aucune circonstance de la vie, l’un d’eux ne se départait de cette politesse bienveillante n’excluant certes ni l’amour, au temps de leur jeunesse, ni une amitié étroite, en leur vieillesse tranquille… Et cela avait un charme très touchant, très esthétique qui les faisait aimer et vénérer… Sidi Djéridi était un vieillard de soixante-cinq ans, grand et maigre. Son visage ovale, émacié, et un peu ascétique, portait l’empreinte d’une douceur et d’une simplicité tout enfantine, malgré l’intelligence claire et toujours en éveil de ses beaux yeux gris de fer. Sa barbe blanche et son habitude de porter son chapelet de bois noir enroulé autour de son cou lui avaient valu les surnoms irrévérencieux par lesquels, nous autres, jeunes tolbas[17] goguenards, avions l’accoutumance de le désigner : Bou-Léhia, l’homme à la barbe, le père la barbe, et Bou-Sebha, le père Lechapelet… Il le savait et en riait de bon cœur. Un peu mélancolique et silencieux, fort modeste et très pauvre, vivant de quelques leçons peu rétribuées, Sidi Djéridi avait un charme extraordinaire, semblant se mouvoir en une atmosphère de paix et de sérénité presque supraterrestre – vivre en un monde spécial de silence et de rêve.

La petite nièce de Lèlla Fathima, fille naturelle de son frère défunt et d’une riche Marseillaise, était d’une grande beauté et d’un type maure très pur, sauf ses yeux un peu petits et clairs qui trahissaient ses origines de demi-Roumia. Sa mère l’avait abandonnée et Sidi Djéridi l’élevait comme sa fille. Elle pouvait avoir huit ou neuf ans et était fort capricieuse et d’une incurable paresse.

Avec Sidi Djéridi, nous échangions de nouvelles salutations encore plus longues, puis, autour de la table, nous nous placions sur de petits carrés de tapis ou des coussins. Chacun de nous disait à voix haute cette formule de sanctification : « Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux » et, en silence selon l’usage, nous déjeunions. Quand nous avions fini, nous nous lavions les mains dans le petit bassin en étain que nous présentait Lèlla Fathima et nous nous levions, terminant notre repas comme nous l’avions commencé, par un acte de reconnaissance « Louange à Dieu ! ».

Alors, parfois, Sidi Mohammed et moi, nous descendions à la Djéina-el-Bey, la mosquée d’Annéba, pour la prière du matin, la Cabéha.

Graves et majestueusement drapés dans nos burnous, nous sortions dans la rue encore pleine d’ombre fraîche et de silence paisible, de plus en plus troublée à mesure que nous descendions vers la place d’Armes, ce centre de la vie Maure… Nous parlions doctement avec le grand calme réfléchi des Musulmans, de choses très antiques, de la religion, de la poétique surtout, car Sidi Djéridi, comme tous les tolbas, était passionné d’ancienne littérature et de poésie. En ces tranquilles et inoffensifs discours, nous arrivions à la ruelle étroite et silencieuse où s’ouvre la petite porte postérieure de la grande Djèma, au pied du minaret, au moment où Hassène commençait à chanter, pour la première fois :

— Allahou akbar ! Dieu est le plus grand !

Et, avec les tolbas, après nos ablutions rituelles, nous entrions dans l’ombre recueillie de la mosquée…

Cette heure de la Çabéha, celle aussi de l’avant-dernière prière, le Magh’reb, au coucher du soleil, furent les heures les plus délicieuses de ma vie, heures bénies où une paix infinie descendait en moi, et une sereine résignation aux arrêts inéluctables de la Destinée… Heures saintes dont le charme mélancolique m’est demeuré cher à travers les années et les distances vertigineuses – cher, à jamais.

Où sont les paroles assez subtiles et assez ténues, assez vaporeuses aussi et imprécises, qui pourraient traduire ces impressions si profondément individuelles et exclusives ? !…

… Et qui dira jamais l’ineffable beauté des matins et des soirs d’Afrique, en leurs lumières d’or et de pourpre, et les aurores d’apothéose au rouge soleil émergeant de la mer sanglante et incendiant les sommets âpres des montagnes, et les crépuscules enchantés sur les blanches cités de l’Orient voilant la terre de brûmes légères à peine lilacées… et les nuits de lune inondées de lumière bleue, d’une limpidité incomparable… et la splendeur triste des lithanies de l’Islam, chantées par des voix d’hommes, ferventes et sonores, du haut des minarets et dans le silence solennel des mosquées… proclamant le triomphe de la Foi, et l’inéluctable Destin, et la gloire infinie de l’Éternel ! Qui dira ces choses indicibles, au charme puissant… ces choses ineffables si distantes des choses banales de l’Europe enfiévrée et morbide… Il faudrait pour cela des mots tour-à-tour enflammés et paisibles, d’une délicatesse et d’une douceur inaccessibles au langage humain…

Dans la vaste djèma[18] solennelle, le murmure doux des prières assoupit toutes les tristesses, en une lente extase…

Cependant, pendant longtemps, en l’épouvantable lutte qui déchirait mon âme plongée dans les ténèbres, j’allais à la mosquée en dilettante, presque impie, en esthète avide de sensations délicates et rares… Et pourtant, dès les commencements extrêmes de ma vie arabe, la splendeur incomparable du Dieu de l’Islam m’éblouit, m’attira en un ineffable désir de pénétrer mon être de la grande lumière douce issue de l’âpre et magnifique Désert, afin d’échapper à l’effroyable solitude de l’incrédulité… afin de prendre mon essor, hors de l’abîme obscur du Doute, vers les altitudes azurées du Ciel…

Mais de tous les maux qui affligent l’âme humaine, le Doute est le plus lent et le plus ardu à guérir… Et l’homme qui pense n’est plus maître de croire ou de nier.

Ce fut donc en une grande tristesse, en une angoisse intense que je cherchai la félicité de la Foi…

Or, un soir limpide d’été, quand la grande chaleur lourde du jour se fut apaisée, je passai parmi la foule silencieuse des Musulmans, dans la petite ruelle toute blanche, dans l’ombre du vieux minaret doré d’une vague patine de soleil.

Là-haut, dans la lumière de pourpre et d’or, irisé, Hassen le mueddin chantait de sa voix mélancolique aux douces modulations lentes l’éternel cantique du Dieu Unique… Cette voix de rêve traduisait d’une manière saisissante toute la grande sérénité de l’Islam.

Et, soudain, comme touché d’une grâce divine, en une absolue sincérité, je sentis une exaltation, sans nom, emporter mon âme vers les régions ignorées de l’extase…

Sur le seuil de la mosquée un vieillard aveugle et loqueteux – image tragique en sa résignation de l’antique Sidna Syoub[19] – gémissait sur un air d’infinie tristesse, sa complainte traînante.

Pour Sidna Ibrahim et Sidna Abdelkader et Sidna Ben Kerim[20]… Pour le Seigneur, donnez-moi un sou, ô croyants en Dieu !

En passant, chacun lui faisait l’aumône, en silence, – et il les bénissait de cette parole d’espérance, toujours la même : — Dieu te le rendra !

Pour la première fois de ma vie, j’entrai avec une joie inexpliquée, intense et douce, dans la fraîcheur parfumée de la Djéma emplie peu-à-peu de bruissements étouffés et de vagues échos…

Pour la première fois, en franchissant ce seuil pourtant familier, je murmurai avec leur foi inébranlable : Allahou Akbar !

En cette heure bénie les doutes étaient morts et oubliés…

Je n’étais plus seul, en face de la splendeur triste des Mondes…

En un frisson de mystère j’eus, en l’instant précis où se mourait, là haut, l’appel triste de Hassen, comme un pressentiment intime d’éternité.

Et j’allai, les yeux baignés de larmes extatiques me prosterner dans la poussière, devant la majesté de l’Éternel.

Certes, de telles extases ne sont que des météores lumineux qui ne font que fulgurer nos sphères ténébreuses, les illuminent d’un brusque et incomparable éclat aussitôt perdu dans la nuit plus mortellement noire…

Peut-être même, n’est-ce qu’un leurre divin, arraché à la douleur, – une illusion salutaire au mal de l’âme…

Mais qu’importe ! Dans le tourbillon vertigineux des vies et des morts, dans notre suprême détresse, pourquoi et au nom de qui repousser et dissiper les brumes enchantées du Rêve, ultime consolation du plus infortuné des êtres ?

Qui me rendra jamais les heures bénies de foi et de douce félicité, dans la pénombre bleue des mosquées africaines ? Qui me les rendra, les ivresses bienheureuses d’alors, les inappréciables instants d’espérance, quand les réalités noires de la vie semblaient s’estomper et disparaître en un rayonnement doux, – et m’ouvrir des horizons infinis de féerique lumière et d’ineffable joie ?

Combien jeune et naïve – et plus pure – était mon âme d’alors, emportée vers les régions mystiques de l’extase, sur les ailes irisées de la Chimère… !

Quand, après l’oubli et la lente griserie de la prière, nous sortions de la Mosquée, nous nous cherchions et nous appelions tous, les étudiants en théologie et en rhétorique de la Zéoniya, pour remonter ensemble notre vieille rue de silence et de paix somnolente, sur laquelle s’ouvraient déjà les petites échoppes des boulangers et des cafetiers maures.

Parmi nous, – une vingtaine environ – il y en avait d’espiègles et de mystiques (ces derniers en petit nombre, d’ailleurs), de nains et de silencieux, d’indolents et de voluptueux ; tous très préoccupés d’amour et de poésie, seuls goûts intenses et communs à tous.

Par petits groupes, selon les affinités de nos âmes, nous grimpions notre rue mal pavée, avec la lenteur grave des Musulmans, causant sans éclat de voix, presque sans gestes, très calmement, comme il convient à des tolbas soucieux de leur dignité.

… Entretiens tantôt enjoués, tantôt très mélancoliques, aux groupes de poètes et de rêveurs, où l’Amour et la Mort revenaient souvent… entretiens de jeunes lettrés du Moyen-Âge, émaillés de citations des grands poètes philosophes de l’Islam…

Mes deux amis intimes Abdessélim ould Essénèny et Essalah ben Zerrouk Elerarby, et moi, nous étions étroitement liés, malgré de grandes différences de caractère, par la communauté des pensées et le même goût pour le silence, la contemplation et le rêve indolent.

Fils d’illustres familles maures, issus de races austères et rigides, Abdessélim et Essalah étaient très beaux tous deux, de cette beauté à la fois mâle et très affinée des Maures… ils étaient très jeunes et très épris de liberté, quoique très respectueux des traditions familiales de respect et de soumission. Ils aimaient profondément leur vie arabe et sa berceuse immobilité ; très étrangers et surtout très dédaigneusement indifférents au « mouvement » européen… Ni l’un ni l’autre ne savait un mot de français. Essalah parlait en perfection l’espagnol, appris au Maroc, sa patrie… Ni l’un ni l’autre n’avaient aucune curiosité pour les choses de l’Europe.

— Que l’on ne nous change point notre Afrique et l’antique patrie, là-bas, notre Yémen et notre Hadjaz, où sont nos saintes mosquées et les tombeaux de notre Prophète ! la paix soit avec lui ! de sa famille et de nos aïeux !… Que l’on ne change rien, que l’on ne relève point les ruines et que l’on ne cherche point à être sage et plus puissant que Dieu, en voulant relever ce que le temps a détruit ! Que l’on ne remplace point nos beaux chevaux par leurs chemins de fer imbéciles, fils de la hâte et de l’agitation insensée ! Que notre Islam, au lieu de s’assimiler les mensonges et les fourberies impures de l’Occident, revienne à la pureté des premiers siècles de l’Hédjira à sa simplicité originelle surtout !… Ensuite, que rien ne soit plus ni changé ni modifié, à travers les siècles !… Quand le Sage a atteint ce qui peut échoir de bonheur aux fils d’Adam, il ne cherche point, comme un insensé, à changer sa condition et il n’abandonne pas le réel pour la chimère… Les insatiables sont les affamés et les ingrats envers Dieu sont les méchants. Tels étaient les discours d’Abdessélim, croyant enthousiaste, en dehors de toute superstition, et affilié à la très puissante confrérie des Senoussyas[21]

Abdessélim se consumait d’amour pour une belle mauresque aperçue par hasard sur une terrasse. Il ne pouvait pas la revoir et employait ses loisirs à composer des kacidés[22] mélancoliques, chantant en vers harmonieux son amour et la beauté de son aimée.

D’elle, d’après de nombreuses et ardentes recherches, il ne savait que son nom : Mannoubia, et le goût passionné de la jeune fille pour la musique, triste infiniment, des flûtes bédouines en roseau.

Tous les soirs, très tard, Abdessélim allait s’asseoir sur le seuil d’une vieille porte basse, toujours fermée – celle d’une antique zéouïya abandonnée depuis des années, et dont les khouasses étaient tous morts ou partis au loin… C’était dans son vieux quartier, à elle… Là, il disait aux échos des ruelles mortes, dans le silence de nuit parfumée de vagues senteurs, ses rêves ardents et ses tristesses, par les sanglots et les soupirs de la petite flûte enchantée.

N. PODOLINSKY.

L’ÂGE DU NÉANT[23]

À J. Bonneval, souvenir sympathique.

Un soir d’automne, par désœuvrement, j’allai dans l’un des principaux théâtres de la grande ville maritime Française, où j’étais de passage… J’y allai, non pas pour assister à la représentation dont le programme quelconque ne me disait rien, mais pour voir se dérouler l’un des actes de la grande, de la profonde tragi-comédie moderne.

D’abord, longuement, je considérai le public, ce suggestif public des grandes villes d’Europe.

Toilettes féminines bizarres, parfois presque inquiétantes, taches plus claires parmi le noir lugubre et les teintes neutres des vêtements masculins…

Visages trop réfléchis ou empreints de bestialité lourde, profils anguleux, faces tourmentées d’où la vraie beauté s’est retirée… fronts soucieux et sillonnés de rides prématurées, figures dont tous les artifices ne sauraient masquer la terrible usure héréditaire… yeux fébriles ou atones, farouchement ardents ou sombrement indifférents, regards de lassitude, de dégoût ou de douleur cachée, contenus par le respect des convenances…

Parmi les femmes, têtes mièvres ou sensuelles, sans profondeur d’expression ; mondaines, servantes de la visibilité au détriment du réel, servantes de leur corps au détriment de leur esprit uniquement occupé de futilités infimes… Courtisanes au masque aussi artificiel que celui des mondaines, aussi trompeur, sans grâce esthétique et d’un attrait purement matériel en leur vulgarité absolue… bourgeoises usées de bonne heure par une vie mesquine et étroite, sans pensées de large envergure, rapetissées et se ressemblant étrangement entre elles.

… Néanmoins, le mal du siècle est plus nettement accusé chez l’homme qui, moins esclave du convenu, s’abandonne plus… Quelles têtes rapaces ravagées d’ambitions déçues, de convoitises inassouvies, chez les parvenus cherchant à se maintenir à flot au milieu de la grande houle implacable de l’Humanité ivre du désir féroce de jouir !… Quelles faces profondément lasses et torturées chez les vrais intellectuels, l’esprit emporté au loin par le tourbillon noir de leurs pensers moroses.

Plus haut, là où vient échouer pour un soir d’oubli la plèbe malheureuse, le même spectacle, peut-être plus effroyable, parce que moins dissimulé… Désirs à jamais irréalisables, prostitution, crime, désespoir, banalité, écœurante soumission de bêtes battues, en face de la souffrance inique, ou révolte féroce de tous les appétits longtemps contenus…

Après cet examen de la triste foule massée sous mes yeux, je portai mes regards sur les planches poussiéreuses de la scène. Une chanteuse en qui aucune grâce naturelle ne subsistait, détaillait avec un geste canaille, chantait un air gai, qui, à moi, me sembla macabre. Vêtue d’oripeaux éclatants, un sourire de commande sur des lèvres qui, sans le rouge artificiel, eussent été livides, un sourire jurant douloureusement avec l’ennui et la souffrance du regard.

… Et il me sembla alors voir la clarté criarde de la rampe pâlir, devenir un vague crépuscule funèbre, celui qui devait inévitablement venir après la grande journée éclatante où triompha la société moderne, sans foi et sans espoir, avide de jouir, non pour le divin frisson de volupté, mais pour oublier l’inexprimable douleur de vivre, attendant, craintive et impatiente à la fois, l’heure de mourir…

… Pour un court instant, ma pensée se reporta vers la nuit millénaire du Passé. L’Humanité, à son aurore lointaine, balbutiant à peine, adora la Nature et la Vie. Plus tard, elle chercha à concevoir l’omnipotent vouloir qui fait mouvoir les astres, qui engendre et qui tue… Dès que les sociétés primitives furent perverties par le luxe et les jouissances multiformes, elles eurent des cultes barbares, des Moloch et des Baalim… Cependant, même ceux-là admirent le dualisme dans les Forces de la Nature : la lutte du Principe de la Lumière contre celui des Ténèbres.

Et jamais, pas même au sein de la lassitude infinie de Rome finissante, pas même dans la monstrueuse dépravation de Byzance, ni dans la nuit sanglante du sombre Moyen âge fanatique et démoniaque, aucune Société n’a connu encore le culte effrayant que professent les civilisés modernes, agenouillés, lamentables, devant le spectre menaçant du Néant.

L’Europe et ses filles spirituelles, essaimées aux quatre coins du monde, ont fini par rejeter toutes les croyances douces et consolantes, toutes les espérances et tous les réconforts… Au point de vue de la science, tel était leur droit… Cependant les hommes tirèrent de l’athéisme cette conclusion terrible : point de Dieu, point de châtiment surnaturel ni ici-bas ni ailleurs, donc point de responsabilité… dès lors, tout fut permis, et l’éthique avait vécu… De ce fait, l’incrédulité des modernes est double : religieuse et morale.

Ils se sont persuadés à eux-mêmes que le rôle de la créature est uniquement celui, inepte et hideux, de souffrir et de mourir… Pris du vertige mauvais que donnerait le voisinage d’un abîme sans fond, où l’on serait certain de devoir inexorablement tomber un jour, beaucoup d’entre eux, pour abréger une agonie désolante, préfèrent se précipiter dans la Mort.

La société sans foi, sans idéal et, partant, sans joie, est devenue un monstre paradoxal.

Elle s’est condamnée elle-même en son essence.

Elle est devenue le mendiant pitoyable qui n’a plus où aller, plus qui implorer, plus en quoi espérer.

Derrière elle, le Néant dont elle croit être une émanation. Alentour, l’ennui glacé qui est l’ombre du Néant projetée sur les choses de la vie. Devant elle, l’épouvante qui en est le vertige… puis, la déroute finale et la Mort. Voilà le bilan des efforts que firent les hommes pour instaurer l’athéisme et le scepticisme éthique, le pire de tous : des torrents de sang et de larmes répandus par l’humanité se ruant à la conquête du bonheur… et tout cela vainement, puisque demain, elle ne croira plus à cet idéal, le premier qu’elle ait conçu et celui aussi qui était destiné à survivre à tous les autres.

La Civilisation, cette grande frauduleuse de l’heure présente, avait promis aux hommes de multiplier les jouissances en compliquant leur existence, de rendre toutes les formes de la volupté plus subtiles et plus intenses, plus aiguës et plus enivrantes, de diviniser les sens, de les aduler et de les servir docilement… Elle avait promis aux hommes de les rendre libres, tout cela au prix du renoncement à tout ce qui leur fut cher, et que, dédaigneusement, elle traitait de mensonges et de vaines rêveries…

Et, au lieu de tout cela, en réalité, la Douleur triomphe, se ramifie, envahit les cœurs et les esprits… Elle rend les premiers faibles et débiles, et les seconds, incurablement stériles.

Les besoins augmentent d’heure en heure et, presque toujours inassouvis, peuplent la terre de révoltés et de mécontents. Le superflu est devenu le nécessaire, le luxe, l’indispensable vers quoi, furieusement, se meuvent les multitudes assoiffées de jouissances, leurrées par les promesses mensongères qui leur furent faites.

… Certes, elles ont raison, ces foules malheureuses à qui l’on ne cesse de crier, du haut de toutes les chaires et de toutes les tribunes : « Homme, tu n’as que quelques courts instants à vivre ! Saisis l’instant qui fuit et ne reviendra plus, et la sensation qui, à peine née, s’éteint déjà, car tu n’es certain que d’aujourd’hui. Hier n’est plus, et tu es impuissant à en modifier un iota, demain ne viendra peut-être jamais… Jouis, car tout à l’heure tu mourras, et tout sera fini, car l’au-delà n’est qu’un mythe inventé par l’ignorance de nos ancêtres. »

Mais les foules, elles tirent de ces théories des conclusions néfastes : puisque nulle part, il n’est ni justice, ni miséricorde, tout devient permis, les pires violences sont non seulement excusables, mais même légitimes, quand elles ont pour but de procurer la jouissance immédiate… Et, sans autre préoccupation, elles s’élancent vers le mirage trompeur, à travers leur propre souffrance et les ruines qu’elles laissent sur leur passage… seuls résultats réels de leurs efforts.

Tel est le châtiment inévitable qu’inflige la Nature à ceux qui veulent, coûte que coûte, en modifier et en violer les lois, à ceux qui se révoltent contre sa toute puissance, lui attribuant une cécité et une cruauté sans nom.

La plupart des modernes sont sourds aux chants ineffables de la Nature et aveugles à ses spectacles merveilleux. Leur cœur malade et endurci ne vibre plus aux appels mystérieux et troublants de l’auguste Inconnu qui les environne de toutes parts.

Elle agonise en une tristesse sans bornes la Société inique, sans pitié pour les faibles, sans Dieu et sans idéal, elle est condamnée à se dévorer elle-même en une stérile et laide douleur.

… Et je songeai, avec un frisson d’épouvante, à l’enfer qui grondera dans les âmes débiles et perverses des enfants engendrés par de tels pères, et qui, avec le lait pauvre des mères névrosées et des nourrices prolétaires, auront sucé l’incurable ennui et la lassitude de vivre, avant d’avoir vécu.

Oui, j’ai songé à ces catéchumènes de la Mort qui s’en iront, silencieux et mornes, à travers la vie à laquelle ils demanderont trop, tout en n’espérant rien obtenir… à ces foules noires de demain, enfantées par les foules grises d’aujourd’hui, à ces êtres misérables qui ne sauront plus ni croire, ni espérer, ni aimer, ni se dévouer, ni avoir pitié, ni se repentir… et qui en arriveront à cette chose monstrueuse : être, vivants, la négation même de la vie.

… Il en est cependant, parmi les modernes, qui croient et qui servent un Idéal, Dieu, la Science ou l’Humanité… Mais, hélas, ceux-ci, au lieu de reconnaître que, par-dessus les différences et les antagonismes qui semblent les rendre les ennemis acharnés les uns des autres, ils sont tous solidaires, puisqu’ils sont les soldats de l’Idée contre la passion, de l’Idéal contre la désespérance ; ils usent leur énergie et leur courage en des luttes inutiles et funestes, pendant qu’autour d’eux, la décadence des masses s’achève… Et ce ne seront point les prédications isolées de quelques vaillants qui pourront arrêter cet élan effroyable des hommes vers la négation universelle…

« Sourds, muets et aveugles, et ils ne reviendront pas sur leurs pas (Coran, chap. II). »

Cependant, reste une espérance bien vague, hélas : peut-être, après la nuit profonde de demain, une nouvelle aube radieuse doit-elle se lever sur les ruines fumantes du vieux monde déchu, et peut-être un autre monde doit-il surgir de la poussière du passé, purifiée par le sang et la souffrance – séculaire de quelque bienfaisante invasion de Barbares, en apparence, fléau destructeur, mais en réalité simples instruments inconscients de l’omnipotent Inconnu…

Que tout être pensant s’arrête, s’interroge et sente son orgueil, sans cesse plus démesuré, s’humilier, en son infinie faiblesse, devant l’éternel Vouloir qui de la vie engendre la mort et de la mort fait surgir la vie, qui fait fleurir la rose issue de l’humus des tombeaux, qui engendre et qui tue pour engendrer de nouveau et pour tuer encore dans l’infini de l’Espace et du Temps… Et qu’il n’oublie point, le triste désespéré de nos jours, que, de toutes les ruines, la vie rejaillit toujours, et que tout ce qui meurt, revit.

MAHMOUD SAADI.

Marseille, 3 novembre 1899.

YASMINA[24]

CONTE ALGÉRIEN

Elle avait été élevée dans un site funèbre où, au sein de la désolation environnante, flottait l’âme mystérieuse des millénaires abolis.

Son enfance s’était écoulée là, dans les ruines grises, parmi les décombres et la poussière d’un passé dont elle ignorait tout.

De la grandeur morne de ces lieux, elle avait pris comme une surcharge de fatalisme et de rêve. Étrange, mélancolique, entre toutes les filles de sa race : telle était Yasmina la Bédouine.

Les gourbis de son village s’élevaient auprès des ruines romaines de Timgad, au milieu d’une immense plaine pulvérulente, semée de pierres sans âge, anonymes, débris disséminés dans les champs de chardons épineux d’aspect méchant, seule végétation herbacée qui pût résister à la chaleur torride des étés embrasés. Il y en avait là de toutes les tailles, de toutes les couleurs, de ces chardons : d’énormes, à grosses fleurs bleues, soyeuses parmi les épines longues et aiguës, de plus petits, étoilés d’or… et tous rampants enfin, à petites fleurs rose pâle. Par-ci par-là, un maigre buisson de jujubier ou un lentisque roussi par le soleil.

Un arc de triomphe, debout encore, s’ouvrait en une courbe hardie sur l’horizon ardent. Des colonnes géantes, les unes couronnées de leurs chapiteaux, les autres brisées, – une légion de colonnes dressées vers le ciel, comme en une rageuse et inutile révolte contre l’inéluctable Mort…

Un amphithéâtre aux gradins récemment déblayés, un forum silencieux, des voies désertes, tout un squelette de grande cité défunte, toute la gloire triomphante des Césars vaincue par le temps et résorbée par les entrailles jalouses de cette terre d’Afrique qui dévore lentement, mais sûrement, toutes les civilisations étrangères ou hostiles à son âme…

Dès l’aube quand, au loin, le Djebel Aurès s’irisait de lueurs diaphanes, Yasmina sortait de son humble gourbi et s’en allait doucement, par la plaine, poussant devant elle son maigre troupeau de chèvres noires et de moutons grisâtres.

D’ordinaire, elle le menait dans la gorge tourmentée et sauvage d’un oued, assez loin du douar.

Là se réunissaient les petits pâtres de la tribu. Cependant, Yasmina se tenait à l’écart, ne se mêlant point aux jeux des autres enfants.

Elle passait toutes ses journées, dans le silence menaçant de la plaine, sans soucis, sans pensées, poursuivant des rêveries vagues, indéfinissables, intraduisibles en aucune langue humaine.

Parfois, pour se distraire, elle cueillait au fond de l’oued desséché quelques fleurettes bizarres, épargnées du soleil, et chantait des mélopées arabes.

Le père de Yasmina, Elhadj Salem, était déjà vieux et cassé. Sa mère, Habiba, n’était plus, à trente-cinq ans, qu’une vieille momie sans âge, adonnée aux durs travaux du gourbi et du petit champ d’orge.

Yasmina avait deux frères aînés, engagés tous deux aux Spahis. On les avait envoyés tous deux très loin, dans le désert. Sa sœur aînée, Fathma, était mariée et habitait le douar principal des Ouled-Mériem. Il n’y avait plus au gourbi que les jeunes enfants et Yasmina, l’aînée, qui avait environ quatorze ans.

Ainsi, d’aurore radieuse en crépuscule mélancolique, la petite Yasmina avait vu s’écouler encore un printemps, très semblable aux autres, qui se confondaient dans sa mémoire.

Or, un soir, au commencement de l’été, Yasmina rentrait avec ses bêtes, remontant vers Timgad illuminée des derniers rayons du soleil à son déclin. La plaine resplendissait, elle aussi, en une pulvérulence rose d’une infinie délicatesse de teinte… Et Yasmina s’en revenait en chantant une complainte saharienne, apprise de son frère Slimène qui était venu en congé un an auparavant, et qu’elle aimait beaucoup :

 

« Jeune fille de Constantine, qu’es-tu venue faire ici, toi qui n’es point de mon pays, toi qui n’es point faite pour vivre dans la dune aveuglante…

« Jeune fille de Constantine, tu es venue et tu as pris mon cœur, et tu l’emporteras dans ton pays… Tu as juré de revenir, par le Nom très haut… Mais quand tu reviendras au pays des palmes, quand tu reviendras à El Oued, tu ne me retrouveras plus dans la demeure des pleurs[25]… Cherche-moi dans la demeure de l’Éternité … Sois-y la bienvenue… etc. »

 

Et doucement, la chanson plaintive s’envolait dans l’espace illimité… Et doucement, le prestigieux soleil s’éteignait dans la plaine…

Elle était bien calme, la petite âme solitaire et naïve de Yasmina… Calme et douce comme ces petits lacs purs que les pluies laissent au printemps pour un instant dans les éphémères prairies africaines, – et où rien ne se reflète, sauf l’azur infini du ciel sans nuages…

Quand Yasmina rentra, sa mère lui annonça qu’on allait la marier à Mohammed Elaour, cafetier à Batna.

D’abord, Yasmina pleura, parce que Mohammed était borgne et très laid et parce que c’était si subit et si imprévu, ce mariage.

Puis, elle se calma et sourit, car c’était écrit. Les jours se passèrent. Yasmina n’allait plus au pâturage. Elle cousait, de ses petites mains maladroites, son humble trousseau de fiancée nomade.

Personne, parmi les femmes du douar, ne songea à lui demander si elle était contente de ce mariage. On la donnait à Elaour, comme on l’eût donnée à tout autre Musulman. C’était dans l’ordre des choses, et il n’y avait là aucune raison d’être contente outre mesure, ni non plus de se désoler.

Yasmina savait même que son sort serait un peu meilleur que celui des autres femmes de sa tribu, puisqu’elle habiterait la ville et qu’elle n’aurait, comme les Mauresques, que son ménage à soigner et ses enfants à élever.

Seuls les enfants la taquinaient parfois, lui criant : — Marte-el-Aour ! La femme du borgne ! Aussi évitait-elle d’aller, à la tombée de la nuit, chercher de l’eau à l’oued, avec les autres femmes. Il y avait bien une fontaine dans la cour du « bordj » des fouilles, mais le gardien Roumi, employé des Beaux-Arts, ne permettait point aux gens de la tribu de puiser l’eau pure et fraîche dans cette fontaine. Ils étaient donc réduits à se servir de l’eau saumâtre de l’oued où piétinaient, matin et soir, les troupeaux. De là, l’aspect maladif des gens de la tribu continuellement atteints de fièvres malignes.

Un jour, Elaour vint annoncer au père de Yasmina qu’il ne pourrait, avant l’automne, faire les frais de la noce et payer la dot de la jeune fille.

Yasmina avait achevé son trousseau et son petit frère Ahmed qui l’avait remplacée au pâturage, étant tombé malade, elle reprit ses fonctions de bergère et ses longues courses à travers la plaine.

Elle y poursuivait ses rêves imprécis de vierge primitive, que l’approche du mariage n’avait en rien modifiés.

Elle n’espérait ni même ne désirait rien. Elle était inconsciente, donc heureuse.

Il y avait alors à Batna un jeune lieutenant, détaché au Bureau Arabe, nouvellement débarqué de France. Il avait demandé à venir en Algérie, car la vie de caserne qu’il avait menée pendant deux ans, au sortir de Saint-Cyr, l’avait profondément dégoûté. Il avait l’âme aventureuse et rêveuse.

À Batna, il était vite devenu chasseur, par besoin de longues courses à travers cette âpre campagne algérienne qui, dès le début, l’avait charmé singulièrement.

Tous les dimanches, seul, il s’en allait à l’aube, suivant au hasard les routes raboteuses de la plaine et parfois les sentiers ardus de la montagne.

Un jour, accablé par la chaleur de midi, il poussa son cheval dans le ravin sauvage où Yasmina gardait son troupeau.

Assise sur une pierre, à l’ombre d’un rocher rougeâtre où des genévriers odorants croissaient, Yasmina jouait distraitement avec des brindilles vertes et chantait une complainte bédouine où, comme dans la vie, l’amour et la mort se côtoient.

L’officier était las et la poésie sauvage du lieu lui plut.

Quand il eut trouvé la ligne d’ombre pour abriter son cheval, il s’avança vers Yasmina et, ne sachant pas un mot d’arabe, lui dit en français :

— Y a-t-il de l’eau, par ici ?

Sans répondre, Yasmina se leva pour s’en aller, inquiète, presque farouche.

— Pourquoi as-tu peur de moi ? Je ne te ferai pas de mal, dit-il, amusé déjà par cette rencontre. Mais elle fuyait l’ennemi de sa race vaincue et elle partit.

Longtemps, l’officier la suivit des yeux.

Yasmina lui était apparue, svelte et fine sous ses haillons bleus, avec son visage bronzé, d’un pur ovale, où les grands yeux noirs de la race berbère scintillaient mystérieusement, avec leur expression sombre et triste, contredisant étrangement le contour sensuel à la fois et enfantin des lèvres sanguines, un peu épaisses. Passés dans le lobe des oreilles gracieuses, deux lourds anneaux de fer encadraient cette figure charmante. Sur le front, juste au milieu, la croix berbère était tracée en bleu, symbole inconnu, inexplicable chez ces peuplades autochtones qui ne furent jamais chrétiennes et que l’Islam vint prendre toutes sauvages et fétichistes, pour sa grande floraison de foi et d’espérance.

Sur sa tête aux lourds cheveux laineux, très noirs, Yasmina portait un simple mouchoir rouge, roulé en forme de turban évasé et plat.

Tout en elle était empreint d’un charme presque mystique dont le lieutenant Jacques ne savait s’expliquer la nature.

Il resta longtemps là, assis sur la pierre que Yasmina avait quittée. Il songeait à la Bédouine et à sa race tout entière.

Cette Afrique où il était venu volontairement lui apparaissait encore comme un monde presque chimérique, inconnu profondément, et le peuple arabe, par toutes les manifestations extérieures de son caractère, le plongeait en un constant étonnement. Ne fréquentant presque pas ses camarades du Cercle, il n’avait point encore appris à répéter les clichés ayant cours en Algérie et si nettement hostiles, a priori, à tout ce qui est Arabe et Musulman.

Il était encore sous le coup du grand enchantement, de la griserie intense de l’arrivée, et il s’y abandonnait voluptueusement.

Jacques, issu d’une famille noble des Ardennes, élevé dans l’austérité d’un collège religieux de province, avait gardé, à travers ses années de Saint-Cyrien, une âme de montagnard, encore relativement très fermée à cet « esprit moderne », frondeur et sceptique de parti pris, qui mène rapidement à toutes les décrépitudes morales.

Il savait donc encore voir par lui-même, et s’abandonner sincèrement à ses propres impressions.

Sur l’Algérie, il ne savait que l’admirable épopée de la conquête et de la défense, l’héroïsme sans cesse déployé de part et d’autre pendant trente années.

Cependant, intelligent, peu expansif, il était déjà porté à analyser ses sensations, à classifier en quelque sorte, ses pensées.

Ainsi, le dimanche suivant, quand il se vit reprendre le chemin de Timgad, eut-il la sensation très nette qu’il n’y allait que pour revoir la petite Bédouine.

Encore très pur et très noble, il n’essayait point de truquer avec sa conscience. Il s’avouait parfaitement qu’il n’avait pu résister à l’envie d’acheter des bonbons, dans l’intention de lier connaissance avec cette petite fille, dont la grâce étrange le captivait si invinciblement et à laquelle, toute la semaine durant, il n’avait fait que penser.

… Et maintenant, parti dès l’aube par la belle route de Lambèse, il pressait son cheval, pris d’une impatience qui l’étonnait lui-même… Ce n’était en somme que le vide de son cœur à peine sorti des limbes enchantés de l’adolescence, sa vie solitaire loin du pays natal, la presque virginité de sa pensée que les débauches de Paris n’avait point souillée, – ce n’était que ce vide profond qui le poussait vers l’inconnu troublant qu’il commençait à entrevoir au delà de cette ébauche d’aventure bédouine.

… Enfin, il s’enfonça dans l’étroite et profonde gorge de l’oued desséché.

Çà et là, sur les grisailles fauves des broussailles, un troupeau de chèvres jetait une tache noire à côté de celle, blanche, d’un troupeau de moutons.

Et Jacques chercha presque anxieusement celui de Yasmina.

— Comment se nomme-t-elle ? Quel âge a-t-elle ? Voudra-t-elle me parler, cette fois, ou bien s’enfuira-t-elle comme l’autre jour ?

Jacques se posait toutes ces questions avec une inquiétude croissante. D’ailleurs, comment allait-il lui parler, puisque, bien certainement, elle ne comprenait pas un mot de français et que lui ne savait pas même le sabir ?

Enfin, dans la partie la plus déserte de l’oued, il découvrit Yasmina, couchée à plat ventre parmi ses agneaux, et la tête soutenue par ses deux mains.

Dès qu’elle l’aperçut, elle se leva, hostile de nouveau.

Habituée à la brutalité et au dédain des employés et des ouvriers des ruines, elle haïssait tout ce qui était chrétien.

Mais Jacques souriait, et il n’avait pas l’air de lui vouloir du mal. D’ailleurs, elle voyait bien qu’il était tout jeune et très beau sous sa simple tenue de toile blanche.

Elle avait auprès d’elle une petite guerba[26] suspendue entre trois piquets formant faisceau.

Jacques lui demanda à boire, par signes. Sans répondre, elle lui montra du doigt la guerba.

Il but. Puis il lui tendit une poignée de bonbons roses. Timidement, sans oser encore avancer la main, elle dit en arabe, avec un demi-sourire et levant pour la première fois ses yeux sur ceux du Roumi :

— Ouch-noua ? Qu’est-ce ?

— C’est bon, dit-il, riant de son ignorance, mais heureux que la glace fût enfin rompue.

Elle croqua un bonbon, puis, soudain, avec un accent un peu rude, elle dit : « Merci ! »

— Non, non, prends-les tous !

— Merci ! Merci ! Msiou ! merci !

— Comment t’appelles-tu ?

Longtemps, elle ne comprit pas. Enfin, comme il s’était mis à lui citer tous les noms de femmes Arabes qu’il connaissait, elle sourit et dit : « Smina » (Yasmina).

Alors, il voulut la faire asseoir près de lui pour continuer la conversation. Mais, prise d’une frayeur subite, elle s’enfuit.

Toutes les semaines, quand approchait le dimanche, Jacques se disait qu’il agissait mal, que son devoir était de laisser en paix cette créature innocente dont tout le séparait et qu’il ne pourrait jamais que faire souffrir… Mais il n’était plus libre d’aller à Timgad ou de rester à Batna et il partait…

Bientôt, Yasmina n’eut plus peur de Jacques. Toutes les fois, elle vint d’elle-même s’asseoir près de l’officier, et elle essaya de lui faire comprendre des choses dont le sens lui échappait la plupart du temps, malgré tous les efforts de la jeune fille. Alors voyant qu’il ne parvenait pas à la comprendre, elle se mettait à rire… Et alors, ce rire de gorge qui lui renversait la tête en arrière, découvrait ses dents d’une blancheur laiteuse, donnait à Jacques une sensation de désir et une prescience de volupté grisantes…

En ville, Jacques s’acharnait à l’étude de l’arabe algérien… Son ardeur faisait sourire ses camarades qui disaient, non sans ironie : « Il doit y avoir une bicotte là-dessous. »

Déjà, Jacques aimait Yasmina, follement, avec toute l’intensité débordante d’un premier amour chez un homme à la fois très sensuel et très rêveur en qui l’amour de la chair se spiritualisait, revêtait la forme d’une tendresse vraie…

Cependant, ce que Jacques aimait en Yasmina, en son ignorance absolue de l’âme de la Bédouine, c’était un être purement imaginaire, issu de son imagination, et bien certainement fort peu semblable à la réalité…

Souriante, avec, cependant, une ombre de mélancolie dans le regard, Yasmina écoutait Jacques lui chanter, maladroitement encore, toute sa passion qu’il n’essayait même plus d’enchaîner.

— C’est impossible, disait-elle avec, dans la voix, une tristesse déjà douloureuse. Toi, tu es un Roumi, un Kéfer, et moi, je suis Musulmane. Tu sais, c’est haram[27] chez nous, qu’une Musulmane prenne un chrétien ou un juif ; et pourtant, tu es beau, tu es bon. Je t’aime…

Un jour, très naïvement, elle lui prit le bras et dit, avec un long regard tendre : — Fais-toi Musulman… C’est bien facile ! Lève ta main droite, comme ça, et dis, avec moi : « La illaha illa Allah, Mohammed raçoul Allah » : « Il n’est point d’autre divinité que Dieu, et Mohammed est l’envoyé de Dieu. »

Lentement, par simple jeu, pour lui faire plaisir, il répéta les paroles chantantes et solennelles qui, prononcées sincèrement, suffisent à lier irrévocablement à l’Islam… Mais Yasmina ne savait point que l’on peut dire de telles choses sans y croire, et elle pensait que l’énonciation seule de la profession de foi musulmane par son Roumi en ferait un croyant… Et Jacques, ignorant des idées frustes et primitives que se fait de l’Islam le peuple illettré, ne se rendait point compte de la portée de ce qu’il venait de faire.

 

*    *    *

 

Ce jour-là, au moment de la séparation, spontanément, avec un sourire heureux, Yasmina lui donna un baiser, le premier… Ce fut pour Jacques une ivresse sans nom, infinie…

Désormais, dès qu’il était libre, dès qu’il disposait de quelques heures, il partait au galop pour Timgad.

Pour Yasmina, Jacques n’était plus un Roumi, un Kéfer… Il avait attesté l’unité absolue de Dieu et la mission de son Prophète… Et un jour, simplement, avec toute la passion fougueuse de sa race, elle se donna…

Ils eurent un instant d’anéantissement ineffable, après lequel ils se réveillèrent, l’âme illuminée d’une lumière nouvelle, comme s’ils venaient de sortir des ténèbres.

… Maintenant, Jacques pouvait dire à Yasmina presque toutes les choses douces ou poignantes dont était remplie son âme, tant ses progrès en arabe avaient été rapides… Parfois, il la priait de chanter. Alors, couché près de Yasmina, il mettait sa tête sur ses genoux et, les yeux clos, il s’abandonnait à une rêverie imprécise, très douce.

Depuis quelque temps, une idée singulière venait le hanter et quoique la sachant bien enfantine, bien irréalisable, il s’y abandonnait, y trouvant une jouissance étrange… Tout quitter, à jamais, renoncer à sa famille, à la France, rester pour toujours en Afrique avec Yasmina… Même démissionner et s’en aller, avec elle toujours, sous le burnous et le turban, mener une existence insoucieuse et lente, dans quelque Ksar du Sud… Quand Jacques était loin de Yasmina, il retrouvait toute sa lucidité et il souriait de ces enfantillages mélancoliques… Mais dès qu’il se retrouvait auprès d’elle, il se laissait aller à une sorte d’assouplissement intellectuel d’une douceur indicible. Il la prenait dans ses bras, et, plongeant son regard dans l’ombre du sien, il lui répétait à l’infini ce mot de tendresse arabe, si doux :

— Aziza ! Aziza ! Aziza ![28]

Yasmina ne se demandait jamais quelle serait l’issue de ses amours avec Jacques. Elle savait que beaucoup d’entre les filles de sa race avaient des amants, qu’elles se cachaient soigneusement de leurs familles, mais que, généralement, cela finissait par un mariage.

Elle vivait. Elle était heureuse simplement, sans réflexion et sans autre désir que celui de voir son bonheur durer éternellement.

Quant à Jacques, il voyait bien clairement que leur amour ne pouvait que durer ainsi, indéfiniment, car il concevait l’impossibilité d’un mariage entre lui qui avait une famille, là-bas, au pays, et cette petite Bédouine qu’il ne pouvait même songer à transporter dans un autre milieu, sur un sol lointain et étranger.

Elle lui avait bien dit que l’on devait la marier à un cahouadji de la ville, vers la fin de l’automne…

Mais c’était si loin, cette fin d’automne… Et lui aussi, Jacques s’abandonnait à la félicité de l’heure…

— Quand ils voudront me donner au borgne, tu me prendras et tu me cacheras quelque part dans la montagne, loin de la ville, pour qu’ils ne me retrouvent plus jamais. Moi, j’aimerais habiter la montagne, où il y a de grands arbres qui sont plus vieux que les plus anciens des vieillards, et où il y a de l’eau fraîche et pure qui coule à l’ombre… Et puis, il y a des oiseaux qui ont des plumes rouges, vertes et jaunes, et qui chantent…

Je voudrais les entendre, et dormir à l’ombre, et boire de l’eau fraîche… Tu me cacheras dans la montagne et tu viendras me voir tous les jours… J’apprendrai à chanter comme les oiseaux et je chanterai pour toi. Après je leur apprendrai ton nom pour qu’ils me le redisent quand tu seras absent. »

Yasmina lui parlait ainsi parfois, avec son étrange regard sérieux et ardent…

— Mais, disait-elle, les oiseaux du Djebel Touggour sont des oiseaux musulmans… Ils ne sauront pas chanter ton nom de Roumi… Ils ne sauront te dire qu’un nom musulman… et c’est moi qui dois te le donner, pour le leur apprendre… Tu t’appelleras Mabrouck[29], cela nous portera bonheur.

… Pour Jacques, cette langue arabe était devenue une musique suave, parce que c’était sa langue à elle, et que tout ce qui était elle l’enivrait. Jacques ne pensait plus, il vivait.

Et il était heureux.

 

*    *    *

 

Un jour, Jacques apprit qu’il était désigné pour un poste du Sud-Oranais.

Il lut et relut l’ordre implacable, sans autre sens pour lui que celui-ci, partir, quitter Yasmina, la laisser marier à ce cafetier borgne et ne plus jamais la revoir…

Pendant des jours et des jours, désespérément, il chercha un moyen quelconque de ne pas partir, une permutation avec un camarade… mais en vain.

Jusqu’au dernier moment, tant qu’il avait pu conserver la plus faible lueur d’espérance, il avait caché à Yasmina le malheur qui allait les frapper…

Pendant ses nuits d’insomnie et de fièvre, il en était arrivé à prendre des résolutions extrêmes : tantôt il se décidait à risquer le scandale retentissant d’un enlèvement et d’un mariage, tantôt il songeait à donner sa démission, à tout abandonner pour sa Yasmina, à devenir en réalité ce Mabrouk qu’elle rêvait de faire de lui… Mais toujours une pensée venait l’arrêter : il y avait là-bas, dans les Ardennes, un vieux père et une mère aux cheveux blancs qui mourraient certainement de chagrin si leur fils, « le beau lieutenant Jacques », comme on l’appelait au pays, faisait toutes ces choses qui passaient par son cerveau embrasé, aux heures lentes des nuits mauvaises.

Yasmina avait bien remarqué la tristesse et l’inquiétude croissante de son Mabrouk et, n’osant encore lui avouer la vérité, il lui disait que sa vieille mère était bien malade, là-bas, fil Fransa

Et Yasmina essayait de le consoler, de lui inculquer son tranquille fatalisme.

— Mektoub, disait-elle. Nous sommes tous sous la main de Dieu et tous nous mourrons, pour retourner à Lui… Ne pleure pas ; Ya Mabrouk, c’est écrit.

Oui, songeait-il amèrement, nous devons tous, un jour ou l’autre, être à jamais séparés de tout ce qui nous est cher… Pourquoi donc le sort, ce Mektoub dont elle me parle, nous sépare-t-il donc prématurément, tant que nous sommes en vie tous deux ?

Enfin, peu de jours avant celui fixé irrévocablement pour son départ, Jacques partit pour Timgad… Il allait, plein de crainte et d’angoisse, dire la vérité à Yasmina. Cependant, il ne voulait point lui dire que leur séparation serait probablement, certainement même, éternelle…

Il lui parla simplement d’une mission devant durer trois ou quatre mois.

Jacques s’attendait à une explosion de désespoir déchirant…

Mais, debout devant lui, elle ne broncha pas. Elle continua de le regarder bien en face, comme si elle eût voulu lire dans ses pensées les plus secrètes… et ce regard lourd, sans expression compréhensible pour lui, le troubla infiniment… Mon Dieu ! allait-elle donc croire qu’il l’abandonnait volontairement ?

Comment lui expliquer la vérité, comment lui faire comprendre qu’il n’était pas le maître de sa destinée ? Pour elle, un officier français était un être presque tout-puissant, absolument libre de faire tout ce qu’il voulait.

… Et Yasmina continuait de regarder Jacques bien en face, les yeux dans les yeux. Elle gardait le silence…

Il ne put supporter plus longtemps ce regard qui semblait le condamner.

Il la saisit dans ses bras : — Ô Aziza ! Aziza ! dit-il. – Tu te fâches contre moi ! Ne vois-tu donc pas que mon cœur se brise, que je ne m’en irais jamais, si seulement je pouvais rester !

Elle fronça ses fins sourcils noirs.

— Tu mens ! dit-elle. Tu mens ! Tu n’aimes plus Yasmina, ta maîtresse, ta femme, ta servante, celle à qui tu as pris sa virginité. C’est bien toi qui tiens à t’en aller !… Et tu mens encore quand tu me dis que tu reviendras bientôt… Non, tu ne reviendras jamais, jamais, jamais !

Et ce mot, obstinément répété sur un ton presque solennel, sembla à Jacques le glas funèbre de sa jeunesse.

— Abadane ! Abadane ! Il y avait, dans le son même de ce mot, quelque chose de définitif, d’inexorable et de fatal.

— Oui, tu t’en vas… Tu vas te marier avec une Roumia, là-bas, en France…

Et une flamme sombre s’alluma dans les grands yeux roux de la nomade. Elle s’était dégagée presque brusquement de l’étreinte de Jacques, et elle cracha à terre, avec dédain, en un mouvement d’indignation sauvage.

— Chiens et fils de chiens, tous les Roumis !

— Oh ! Yasmina, comme tu es injuste envers moi ! Je te jure que j’ai supplié tous mes camarades l’un après l’autre de partir au lieu de moi… et ils n’ont pas voulu.

— Ah ! tu vois bien toi-même que, quand un officier ne veut pas partir, il ne part pas !

— Mais mes camarades, c’est moi qui les ai priés de partir à ma place, et ils ne dépendent pas de moi… tandis que moi je dépends du général, du ministre de la guerre…

Mais Yasmina, incrédule, demeurait hostile et fermée.

Et Jacques regrettait que l’explosion de désespoir qu’il avait tant redoutée en route n’eût pas eu lieu.

Ils restèrent longtemps ainsi, silencieux, séparés déjà par tout un abîme, – par toutes ces choses européennes qui dominaient tyranniquement sa vie à lui et qu’elle, Yasmina, ne comprendrait jamais…

Enfin, le cœur débordant d’amertume, Jacques pleura, la tête abandonnée sur les genoux de Yasmina.

Quand elle le vit sangloter si désespérément, elle comprit qu’il était sincère… Elle serra la chère tête aimée contre sa poitrine, pleurant elle aussi, enfin.

— Mabrouk ! Prunelle de mes yeux ! Ma lumière ! Ô petite tache noire de mon cœur ! Ne pleure pas, mon seigneur ! Ne t’en va pas, Ya Sidi. Si tu veux partir, je me coucherai en travers de ton chemin et je mourrai. Et alors, tu devras passer sur le cadavre de ta Yasmina. Ou bien, si tu dois absolument partir, emmène-moi avec toi. Je serai ton esclave. Je soignerai ta maison et ton cheval… Si tu es malade, je te donnerai le sang de mes veines pour te guérir… ou je mourrai pour toi. Ya Mabrouk ! Ya Sidi ! emmène-moi avec toi…

Et comme il gardait le silence, brisé devant l’impossibilité de ce qu’elle demandait, elle reprit :

— Alors, viens, mets des vêtements arabes. Sauvons-nous ensemble dans la montagne, ou bien, plus loin, dans le désert, au pays des Chaâmba et des Touaregs… Tu deviendras tout à fait Musulman, et tu oublieras la France…

— Je ne puis pas… Ne me demande pas l’impossible. J’ai de vieux parents, là-bas, en France, et ils mourront de chagrin… Oh ! Dieu seul sait combien je voudrais pouvoir te garder auprès de moi, toujours.

Il sentait les lèvres chaudes de Yasmina lui caresser doucement les mains, dans le débordement de leurs larmes mêlées… Ce contact réveilla en lui d’autres pensées, et ils eurent encore un instant de joie si profonde, si absolue qu’ils n’en avaient jamais connue de semblable même aux jours de leur tranquille bonheur.

— Oh ! comment nous quitter ! bégayait Yasmina, dont les larmes continuaient de couler.

Deux fois encore, Jacques revint et ils retrouvèrent cette indicible extase qui semblait devoir les lier l’un à l’autre, indissolublement et à jamais.

Mais enfin, l’heure solennelle des adieux sonna… de ces adieux que l’un savait et que l’autre pressentait éternels…

Dans leur dernier baiser, ils mirent toute leur âme…

Longtemps, Yasmina écouta retentir au loin le galop cadencé du cheval de Jacques… Quand elle ne l’entendit plus, et que la plaine fut retombée au lourd silence accoutumé, la petite Bédouine se jeta la face contre terre et pleura…

 

*    *    *

 

Un mois s’étant écoulé depuis le départ de Jacques, Yasmina vivait en une sorte de torpeur morne.

Toute la journée, seule désormais dans son oued sauvage, elle demeurait couchée à terre, immobile.

En elle, aucune révolte contre ce Mektoub auquel, dès sa plus tendre enfance, elle était habituée à attribuer tout ce qui lui arrivait, en bien comme en mal… Simplement une douleur infinie, une souffrance continue, sans trêve ni repos, la souffrance cruelle et injuste des êtres inconscients, enfants ou animaux, qui n’ont même pas l’amère consolation de comprendre pourquoi et comment ils souffrent…

Comme tous les nomades, mélange confus où le sang asiatique s’est perdu au milieu des tribus autochtones, Chaouïya, Berbères, etc., Yasmina n’avait de l’Islam qu’une idée très vague. Elle savait – sans toutefois se rendre compte de ce que cela signifiait – qu’il y a un Dieu, seul, unique, éternel, qui a tout créé et qui est Rab-el-Alémine – Souverain des Univers – que Mohammed est son Prophète et que le Coran est l’expression écrite de la religion. Elle savait aussi réciter les deux ou trois courtes sourates du Coran qu’aucun Musulman n’ignore.

Yasmina ne connaissait d’autres Français que ceux qui gardaient les ruines et travaillaient aux fouilles, et elle savait bien tout ce que sa tribu avait eu à en souffrir. De là, elle concluait que tous les Roumis étaient les ennemis irréconciliables des Arabes. Jacques avait fait tout son possible pour lui expliquer qu’il y a des Français qui ne haïssent point les Musulmans… Mais en lui-même, il savait bien qu’il suffit de quelques fonctionnaires ignorants et brutaux pour rendre la France haïssable aux yeux de pauvres villageois illettrés et obscurs.

Yasmina entendait tous les Arabes des environs se plaindre d’avoir à payer des impôts écrasants, d’être terrorisés par l’administration militaire, d’être spoliés de leurs biens… Et elle en concluait que probablement ces Français bons et humains dont lui parlait Jacques ne venaient pas dans son pays, qu’ils restaient quelque part au loin.

Tout cela, dans sa pauvre intelligence inculte, dont les forces vives dormaient profondément, était très vague et ne la préoccupait d’ailleurs nullement.

Elle n’avait commencé à penser, très vaguement, que du jour où elle avait aimé.

Jadis, quand Jacques la quittait pour rentrer à Batna, elle restait songeuse. Qu’y faisait-il ? Où vivait-il ? Voyait-il d’autres femmes, des Roumia qui sortent sans voile et qui ont des robes de soie et des chapeaux comme celles qui venaient visiter les ruines ? Et une vague jalousie s’allumait alors dans son cœur.

Mais, depuis que Jacques était parti pour l’Oranie lointaine, Yasmina avait beaucoup souffert et son intelligence commençait à s’affiner.

Parfois, dans sa solitude désolée, elle se mettait à chanter les complaintes qu’il avait aimées, et alors elle pleurait, entrecoupant de sanglots déchirants les couplets mélancoliques, appelant son Mabrouck chéri par les plus doux noms qu’elle avait coutume de lui donner, le suppliant de revenir, comme s’il pouvait l’entendre.

Elle était illettrée, et Jacques ne pouvait lui écrire, car elle n’eût osé montrer à qui que ce soit les lettres de l’officier pour se les faire traduire.

Elle était donc restée sans nouvelles de lui.

Un dimanche, tandis qu’elle rêvait tristement, elle vit arriver du côté de Batna un cavalier indigène, monté sur un fougueux cheval gris. Le cavalier, qui portait la tenue des officiers indigènes de spahis, poussa son cheval dans le lit de l’oued. Il semblait chercher quelqu’un. Apercevant la petite fille, il l’interpella :

— N’es-tu point Smina ben Hadj Salem ?

— Qui es-tu, et comment me connais-tu ?

— Alors, c’est bien toi ! Moi, je suis Chérif ben Aly Chaâmbi, sous-lieutenant de spahis, et ami de Jacques. C’est bien toi qui étais sa maîtresse ?

Épouvantée de voir son secret en possession d’un Musulman, Yasmina voulut fuir. Mais l’officier la saisit par le poignet et la retint de force.

— Où vas-tu, fille du péché ? J’ai fait toute cette longue course pour voir ta figure et tu te sauves ?

Elle faisait de vains efforts pour se dégager.

— Lâche-moi ! Lâche-moi ! Je ne connais personne, je n’étais la maîtresse de personne !

Chérif se mit à rire.

— Si, tu étais sa maîtresse, fille du péché ! Et je devrais te couper la tête pour cela, bien que Jacques soit un frère pour moi. Viens là-bas, au fond de l’oued. Personne ne doit nous voir. J’ai une lettre de Jacques pour toi et je vais te la lire.

Joyeusement, elle battit des mains.

Jacques lui faisait savoir qu’elle pouvait avoir toute confiance en Chérif et que, s’il lui arrivait jamais malheur, elle devrait s’adresser à lui. Il lui disait qu’il ne pensait qu’à elle, qu’il lui était toujours resté fidèle. Il terminait en lui jurant de toujours l’aimer, de ne jamais l’oublier et de revenir un jour la reprendre.

… Beaux serments, jeunes résolutions irrévocables, et que le temps efface et anéantit bien vite, comme tout le reste !…

Yasmina pria Chérif de répondre à Jacques qu’elle aussi l’aimait toujours, qu’elle lui resterait fidèle tant qu’elle vivrait, qu’elle restait son esclave soumise et aimante, et qu’elle aimerait être le sol sous ses pieds.

Chérif sourit.

— Si tu avais aimé un Musulman, dit-il, il t’aurait épousée selon la loi, et tu ne serais pas ici à pleurer…

— Mektoub !

Et l’officier remonta sur son étalon gris et repartit au galop, soulevant un nuage de poussière.

Jacques craignait d’attirer l’attention des gens du douar et il différa longtemps l’envoi de sa seconde lettre à Yasmina… si longtemps que quand il voulut lui écrire, il apprit que Chérif était parti pour un poste du Sahara.

 

*    *    *

 

Peu à peu, après le grand désespoir de la première heure, la paix s’était faite dans le cœur de Jacques.

Dans le Ksar oranais où il vivait, il avait trouvé des camarades français très distingués, très lettrés, et dont l’un possédait une assez vaste bibliothèque. Jacques s’était mis à lire, à étudier des questions qui, jusque-là, lui étaient demeurées absolument étrangères… De nouveaux horizons s’ouvrirent à son esprit…

Plus tard, il changea de poste. À Géryville, il fit la connaissance d’une jeune Espagnole, très belle, dont il devint amoureux.

Et ainsi, l’image charmante de Yasmina se recula dans ces lointains vagues du souvenir, où tout s’embrume et finit de sombrer dans les ténèbres de l’oubli définitif…

 

*    *    *

 

Mohammed Elaour vint enfin annoncer qu’il pouvait subvenir aux frais de la noce.

L’on fixa pour celle-ci une date très rapprochée.

Yasmina, passive, s’abandonnait à son sort…

Par instinct d’amoureuse passionnée, elle avait bien senti que Jacques l’avait oubliée, et tout lui était désormais-devenu égal.

Cependant, une angoisse étreignait son cœur à la pensée de ce mariage, car elle connaissait trop bien les mœurs de son peuple pour ne pas prévoir la colère de son mari quand il s’apercevrait qu’elle n’était plus intacte.

Elle était déjà certaine de devenir la femme du cahouadji borgne quand, brusquement, survint une querelle d’intérêts entre Hadj Salem et Elaour.

Peu de jours après, Yasmina apprit qu’on allait la donner à un homme qu’elle n’avait entrevu qu’une fois, un spahi, Abd-el-Kader ben Smaïl, tout jeune et très beau, qui passait pour un audacieux, un indomptable, mal noté au service pour sa conduite, mais estimé de ses chefs pour son courage et son intelligence.

Il prit Yasmina par amour, l’ayant trouvée très belle, dans l’épanouissement de ses quinze ans… Il avait offert à Hadj Salem une rançon supérieure à celle que promettait Elaour. D’ailleurs, cela flattait l’amour-propre du vieillard de donner sa fille à ce garçon, issu d’une bonne famille de Guelma, quoique brouillé avec ses parents à la suite de son engagement.

Les fêtes de la noce durèrent trois jours, au douar d’abord, ensuite en ville.

Au douar, l’on avait tiré quelques coups de fusil, fait partir beaucoup de pétards, fait courir les faméliques chevaux, avec de grands cris qui enivraient hommes et bêtes.

À la ville, les femmes avaient dansé au son des benadir et de la r’aïta bédouines…

Yasmina, vêtue de plusieurs chemises en mousseline blanche à longues et larges manches pagode, d’un kaftan de velours bleu galonné d’or, d’une gandoura de soie rose, coiffée d’une petite chéchia pointue, cerise et verte, parée de bijoux d’or et d’argent, trônait sur l’unique chaise de la pièce, au milieu des femmes, tandis que les hommes s’amusaient dans la rue et sur les bancs du café maure d’en face.

Par les femmes, Yasmina avait appris le départ de Chérif Chaâmbi, et la dernière lueur d’espoir qu’elle avait encore conservée s’éteignit : elle ne saurait donc plus jamais rien de son Jacques.

Le soir, quand elle fut seule avec Abd-el-Kader, Yasmina n’osa point lever ses yeux sur ceux de son mari. Tremblante, elle songeait à sa colère imminente et au scandale qui en résulterait s’il ne la tuait pas sur le coup.

Elle aimait toujours son Roumi, et la substitution du spahi à Elaour ne lui causait aucune joie… Au contraire, elle savait qu’Elaour passait pour très bon enfant, tandis qu’Abd-el-Kader avait la réputation d’un homme violent et terrible…

… Quand il apprit ce que Yasmina ne put lui cacher, Abd-el-Kader entra dans une colère d’autant plus terrible qu’il était très amoureux d’elle. Il commença par la battre cruellement, ensuite il exigea qu’elle lui livrât le nom de son amant.

— C’était un officier… un Musulman… il y a longtemps… et il est parti…

Épouvantée par les menaces de son mari, elle dit le nom du lieutenant Chaâmbi : puisqu’il n’y était plus, qu’importait ? Elle n’avait pas voulu avouer la vérité, dire qu’elle avait été la maîtresse d’un Roumi, ce qui eut encore aggravé sa faute aux yeux d’Abd-el-Kader…

Mais la passion du spahi avait été plus forte que sa colère… Après tout, le lieutenant n’avait certainement pas parlé, il était parti, et personne ne connaîtrait jamais ce secret.

Abd-el-Kader garda Yasmina, mais il devint la terreur du douar de Hadj Salem où il allait souvent réclamer de l’argent à ses beaux-parents qui le craignaient, regrettant déjà de n’avoir pas donné leur fille au tranquille Mohammed Elaour.

Yasmina, toujours triste et silencieuse, passait toutes ses journées à coudre de grossières chemises de toile que Doudja, la vieille tante du spahi, portait à un marchand M’zabi.

Il y avait encore, dans la maison, la sœur d’Abd-el-Kader, Béya, qui devait sous peu épouser l’un des camarades de son frère.

Quand le spahi n’était pas ivre, il rapportait à sa femme des cadeaux, des chiffons pour sa toilette, voire même des bijoux, des fruits et des gâteaux… Toute sa solde y passait. Mais d’autres fois, Abd-el-Kader rentrait ivre, et alors il battait sa femme sans rime ni raison.

Yasmina restait aussi indifférente aux caresses qu’aux coups, et gardait le silence. Seulement, elle étouffait entre les quatre murs blancs de la cour mauresque où elle était enfermée, et elle regrettait amèrement l’immensité libre de sa plaine natale, et les grandes ruines menaçantes, et son oued sauvage.

Abd-el-Kader voyait bien que sa femme ne l’aimait point, et cela l’exaspérait.

Alors, il se mettait à la battre férocement…

Mais, dès qu’il voyait qu’elle pleurait, il la prenait dans ses bras et la couvrait de baisers pour la consoler.

Et Yasmina, obstinément, continuait à aimer son Roumi, son Mabrouk… et sa pensée s’envolait sans cesse vers ce Sud-Oranais qu’elle ne connaissait point et où elle le croyait encore…

Elle se demandait avec angoisse si jamais son Mabrouk allait revenir et dès que personne ne l’observait, elle se mettait à pleurer, longuement, silencieusement.

 

*    *    *

 

Jacques avait oublié depuis longtemps le rêve d’amour qu’il avait fait, à l’aube de sa vie, dans la plaine désolée de Timgad, et qui n’avait duré qu’un été.

 

*    *    *

 

À peine une année après son mariage, Abd-el-Kader se fit condamner à dix ans de travaux publics pour voies de fait envers un supérieur en dehors du service… Sa sœur avait suivi son mari dans le Sud, et la vieille tante était morte.

Yasmina resta seule et sans ressources.

Elle ne voulut point retourner dans sa tribu.

Elle avait gardé cet étrange caractère sombre et silencieux qui était devenu le sien depuis le départ de Jacques… Elle ne voulait pas qu’on la remariât encore, puisqu’elle était veuve… Elle voulait être libre pour attendre son Mabrouk.

Chez elle aussi, le temps eût dû adoucir la souffrance du cœur… mais elle n’avait rien trouvé, en échange de son amour, et elle continuait à aimer l’absent que, depuis longtemps, elle n’osait plus espérer revoir.

Quand les derniers sous que lui avait laissés Abd-el-Kader furent épuisés, Yasmina fit un paquet de ses hardes et rendit la clé au propriétaire de la maison.

À la tombée de la nuit, elle s’en alla vers le Village-Noir, distant de Batna d’à peine cinq cents mètres – un terrain vague où se trouve la mosquée.

Ce village est un amas confus de masures en bois ou en pisé, sales et délabrées, habitées par un peuple de prostituées, négresses, bédouines, mauresques, juives et maltaises, vivant là, entassées pêle-mêle avec toutes sortes d’individus plus ou moins suspects, souteneurs et repris de justice pour la plupart.

Il y a là des cafés maures où les femmes dansent et chantent jusqu’à dix heures du soir, et où l’on fume le Kif toute la nuit, portes closes. Tel est le lieu de divertissement des militaires de la garnison.

Yasmina, depuis qu’elle était restée seule, avait fait la connaissance d’une Mauresque qui vivait au Village-Noir, en compagnie d’une négresse de l’Oued Rir’.

Zohra et Samra étaient employées dans un beuglant tenu par un certain Aly Frank[30] qui se disait Musulman et Tunisien, mais le nom semblait indiquer une autre origine. C’était d’ailleurs un repris de justice surveillé par la police.

Les deux chanteuses avaient souvent conseillé à Yasmina de venir partager leur chambre, faisant miroiter à ses yeux les soi-disant avantages de leur condition.

Et quand elle se sentit définitivement seule et abandonnée, Yasmina se rendit chez ses deux amies qui l’accueillirent avec joie.

Ce soir-là, Yasmina dût paraître au café et chanter.

C’était dans une longue salle basse et enfumée dont le sol, hanté par les scorpions, était en terre battue, et dont les murs blanchis à la chaux étaient couverts d’inscriptions et de dessins, la plupart d’une obscénité brutale, œuvre des clients. Le long des deux murs parallèles, des tables et des bancs étaient alignés, laissant au milieu un espace assez large. Au fond, une table de bois servait de comptoir. Derrière, il y avait une sorte d’estrade en terre battue, recouverte de vieilles nattes usées.

Les chanteuses étaient accroupies là. Il y en avait sept : Yasmina, ses deux amies, une Bédouine nommée Hafsia, une Bônoise, Aïcha, et deux Juives, Stitra et Rahil. La dernière, originaire du Kef, portait le costume des danseuses de Tunis, vêtues à la mode d’Égypte : large pantalon blanc, petite veste en soie de couleur et les cheveux flottants, noués seulement par un large ruban rouge. Elle était chaussée de petits souliers de satin blanc, sans quartier, à talons très hauts.

Toutes avaient des bijoux en or et de lourds anneaux passés dans les oreilles. Cependant, la Bédouine et la négresse portaient le costume saharien, une sorte d’ample voile bleu sombre, agrafé sur les épaules et formant tunique. Sur leur tête, elles portaient une coiffure compliquée, composée de grosses tresses en laine rouge tordues avec les cheveux sur les tempes, des mouchoirs superposés, de bijoux attachés par des chaînettes. Quand l’une d’elles se levait pour danser dans la salle, entre les spectateurs, les autres chantaient sur l’estrade, battant des mains et du tambour, tandis qu’un jeune garçon jouait de la flûte arabe et qu’un juif grattait sur une espèce de mandoline…

Leurs chansons et les gestes de leur danse étaient d’une impudeur ardente qui enflammait peu à peu les spectateurs très nombreux ce soir-là.

Les plaisanteries et les compliments crus pleuvaient, en arabe, en français, plus ou moins mélangés de sabir.

— T’es tout d’même rien gironde, la môme ! dit un Joyeux, enfant de Belleville exilé en Afrique, qui semblait en admiration devant Yasmina, quand, à son tour, elle descendit dans la salle.

Sérieuse et triste comme toujours, enveloppée dans sa résignation et dans son rêve, elle dansait, pour ces hommes dont elle serait la proie dès la fermeture du bouge.

Un brigadier indigène de spahis, qui avait connu Abd-el-Kader ben Smaïl et qui avait vu Yasmina, la reconnut.

— Tiens ! dit-il. Voilà la femme d’Abd-el-Kader. L’homme aux Traves, la femme en boîte… ça roule, tout de même !

Et ce fut lui qui, ce soir-là, rejoignit Yasmina dans le réduit noir qui lui servait de chambre.

 

*    *    *

 

La pleine lune montait, là-bas, à l’Orient, derrière les dentelures assombries des montagnes de l’Aurès…

Une lueur bleuâtre glissait sur les murs et les arbres, jetant des ombres profondes dans tous les renfoncements et les recoins qui semblaient des abîmes.

Au milieu du terrain vague et aride qui touche d’un côté à la muraille grise de la ville et à la Porte de Lambèse, et de l’autre aux premières pentes de la montagne, la mosquée s’élevait solitaire… Sans style et sans grâce de jour, dans la lumière magique de la lune, elle apparaissait diaphane et presque translucide, baignée d’un rayonnement imprécis.

Du côté du Village-Noir, des sons assourdis de benadir et de gasba retentissaient… Devant le café d’Aly Frank, une femme était assise sur le banc de bois, les coudes aux genoux, la tête entre les mains. Elle guettait les passants, mais avec un air d’indifférence profonde, presque de dégoût.

D’une maigreur extrême, les joues d’un rouge sombre, les yeux caves et étrangement étincelants, les lèvres amincies et douloureusement serrées, elle semblait vieillie de dix années, la charmante et fraîche petite Bédouine des ruines de Timgad…

Cependant, dans ce masque de douleur, presque d’agonie, déjà, l’existence qu’elle menait depuis trois années n’avait laissé qu’une ombre de tristesse plus profonde… Et, malgré tout, elle était belle encore, d’une beauté maladive et plus touchante…

Souvent, sa poitrine était douloureusement secouée par une toux prolongée et terrible qui teintait de rouge son mouchoir…

Le chagrin, l’alcool et les mille agents délétères au milieu desquels elle vivait avaient eu raison de sa robuste santé de petite nomade habituée à l’air pur de la plaine.

 

*    *    *

 

Cinq années après le départ de Jacques pour le Sud-Oranais, les fluctuations de la vie militaire l’avaient ramené à Batna.

Il y vint avec sa jeune femme, délicate et jolie Parisienne : ils s’étaient connus et aimés sur la Côte d’Azur, un printemps que Jacques, malade, était venu à Nice, en congé de convalescence.

Jacques s’était bien souvenu de ce qu’il appelait maintenant « son idylle bédouine » et en avait même parlé à sa femme… Mais tout cela était si loin et l’homme qu’il était devenu ressemblait si peu au jeune officier d’autrefois…

— J’étais alors un adolescent rêveur et enthousiaste. Si tu savais, ma chère, quelles idées ridicules étaient alors les miennes ! Dire que j’ai failli tout abandonner pour cette petite sauvagesse… Si je m’étais laissé aller à cette folie, que serait-il advenu de moi ? Dieu seul le sait !

Ah ! comme il lui semblait ridicule, à présent, le petit lieutenant sincère et ardent des débuts !

Et il ne comprenait plus combien cette première forme de son moi conscient avait été meilleure et plus belle que la seconde, celle qu’il devait à l’esprit moderne vaniteux, égoïste et frondeur qui l’avait pénétré peu à peu.

Or, ce soir-là, comme il était sorti avec sa femme qui trouvait les quatre ou cinq rues rectilignes de la ville absolument dépourvues de charme, Jacques lui dit : — Viens, je vais te montrer l’Éden des troupiers… Et surtout, beaucoup d’indulgence, car le spectacle te semblera parfois d’un naturalisme plutôt cru.

En route, ils rencontrèrent l’un des camarades de Jacques, également accompagné de sa femme. L’idée d’aller au Village-Noir leur plut, et ils se mirent en route. Soucieux, à juste raison, d’éclairer le chemin, Jacques avait un peu pris les devants, laissant sa femme au bras de son amie.

Mais, comme il passait devant le café d’Aly Frank, Yasmina bondit et s’écria :

— Mabrouk ! Mabrouk ! Toi !

Jacques avait, lui aussi, rien qu’à ce nom, reconnu Yasmina. Et un grand froid glacé avait envahi son cœur… Il ne trouvait pas un mot à lui dire, à celle que son retour réjouissait si follement.

Il se maudissait mentalement d’avoir eu la mauvaise idée d’amener là sa femme… Quel scandale ne ferait pas, en effet, cette créature perdue de débauche quand elle saurait qu’elle n’avait plus rien à espérer de lui !

— Mabrouk ! Mabrouk ! Tu ne me reconnais donc plus ? Je suis ta Smina ! Regarde-moi donc, embrasse-moi ! Oh ! je sais bien, j’ai changé… Mais cela passera, je guérirai pour toi, puisque tu es là !…

Il préféra en finir tout de suite, pour couper court à cette aventure désagréable. Maintenant, il possédait presque en perfection cette langue arabe dont elle lui avait appris, jadis, les premières syllabes, et lui dit :

— Écoute… Ne compte plus sur moi. Tout est fini entre nous. Je suis marié et j’aime ma femme. Laisse-moi et ne cherche plus à me revoir. Oublie-moi, cela vaudra mieux pour nous deux.

Les yeux grands ouverts, stupéfaite, elle le regardait… Alors, c’était donc vrai ! La dernière espérance qui la faisait vivre venait de s’éteindre.

Il l’avait oubliée, il était marié et il aimait la Roumia, sa femme !… Et elle, elle qui l’avait adoré, il ne lui restait plus qu’à se coucher dans un coin et à y mourir comme un chien abandonné.

Dans son âme obscure, une révolte surgit contre l’injustice cruelle qui l’accablait.

Elle se redressa soudain, hardie, menaçante.

— Alors, pourquoi es-tu venu me chercher au fond de l’oued, dans mon douar, où je vivais paisiblement avec mes chèvres et mes moutons ? Pourquoi m’y avoir poursuivie ? Pourquoi as-tu usé de toutes les ruses, de tous les sortilèges pour me séduire, m’entraîner, me prendre ma virginité ? Pourquoi avoir répété traîtreusement avec moi les paroles qui font Musulman celui qui les prononce ? Pourquoi m’avoir menti et promis de revenir un jour me reprendre pour toujours ? Oh ! j’ai toujours sur moi avec mes amulettes la lettre que m’avait apportée le lieutenant Chaâmbi !… (Et elle tira de son sein une vieille enveloppe toute jaunie et déchirée, qu’elle brandit comme une arme, comme un irréfutable témoignage…) Oui, pourquoi, Roumi, chien, fils de chien, viens-tu encore à cette heure, avec ta femme trois fois maudite, me narguer jusque dans ce bouge où tu m’as jetée, en m’abandonnant pour que j’y meure ?

Des sanglots et une toux rauque et caverneuse l’interrompirent et elle jeta à la figure de Jacques son mouchoir ensanglanté.

— Tiens, chacal, bois mon sang ! Bois et sois content, assassin !

Jacques souffrait… Une honte et un regret lui étaient venus en face de tant de misère. Mais que pouvait-il faire, à présent ? Entre la nomade et lui, l’abîme s’était creusé, plus profond que jamais.

Pour le combler et, en même temps, pour se débarrasser à jamais de la malheureuse créature, il crut qu’il suffisait d’un peu d’or… Il tendit sa bourse à Yasmina :

— Tiens, dit-il… Tu es pauvre et malade, il faut te soigner. Prends ce peu d’argent… et adieu.

Il balbutiait, honteux tout à coup de ce qu’il venait d’oser faire.

Yasmina, immobile, muette, le regarda pendant une minute, comme jadis, là-bas, dans l’oued desséché de Timgad, à l’heure déchirante des adieux. Puis, brusquement, elle le saisit au poignet, le tordant et dispersant dans la poussière les pièces jaunes.

— Chien ! lâche ! Kéfer !

Et Jacques, courbant la tête, s’en alla pour rejoindre le groupe qui attendait non loin de là, masqué par des masures…

Yasmina était alors retombée sur son banc, secouée par des sanglots convulsifs… Samra, la négresse, était accourue au bruit et avait soigneusement recueilli les pièces d’or de l’officier. Samra enlaça de ses bras noirs le cou de son amie.

— Smina, ma sœur, mon âme, ne pleure pas… Ils sont tous comme ça, les Roumis, les chiens fils de chiens… Mais avec l’argent qu’il t’a donné, nous achèterons des robes, des bijoux et des remèdes pour ta poitrine.

Seulement, il ne faut rien dire à Aly, qui nous prendrait l’argent.

Mais rien ne pouvait plus consoler Yasmina.

Elle avait cessé de pleurer et, sombre et muette, elle avait repris sa pose d’attente… Attente de qui, de quoi ?

Yasmina n’attendait plus que la mort, résignée déjà à son sort.

C’était écrit, et il n’y avait point à se lamenter. Il fallait attendre la fin, tout simplement… Tout venait de s’écrouler en elle et autour d’elle, et rien n’avait plus le pouvoir de toucher son cœur, de le réjouir ou de l’attrister.

Sa douleur était cependant infinie… Elle souffrait surtout de savoir Jacques vivant et si près d’elle… si près, et en même temps si loin, si loin !…

Oh ! comme elle eût préféré le savoir mort, et couché là-bas dans ce cimetière des Roumis, derrière la Porte de Constantine.

Elle eût pu – inconsciemment – revivre là les heures charmantes de jadis, les heures d’ivresse et d’amour vécues dans l’oued desséché.

Elle eût encore goûté là une joie douce et mélancolique, au lieu de ressentir les tourments effroyables de l’heure présente…

Et surtout, il n’eût point aimé une autre femme, une Roumia !

Elle sentait bien qu’elle en mourrait de douleur atroce : jusque-là, seule l’espérance obstinée de revoir un jour Jacques, seule la volonté farouche de vivre encore pour le revoir lui avaient donné une force factice pour lutter contre la phtisie dévorante, rapide.

Maintenant, Yasmina n’était plus qu’une loque de chair abandonnée à la maladie et à la mort, sans résistance… D’un seul coup, le ressort de la vie s’était brisé en elle.

Mais aucune révolte ne subsistait plus en son âme presque éteinte.

C’était écrit, et il n’est point de remède contre ce qui est écrit.

 

*    *    *

 

Vers onze heures, un spahi permissionnaire passa. Il s’étonna de la voir encore là, le dos appuyé contre le mur, les bras ballants, la tête retombant.

— Hé, Smina ! Que fais-tu là ? Je monte ?

Comme elle ne répondit pas, le beau soldat rouge revint sur ses pas.

— Hé bien ! dit-il, surpris. À quoi penses-tu, ma fille… Ou bien tu es soûle ?

Il prit la main de Yasmina et se pencha sur elle…

Le Musulman se redressa aussitôt, un peu pâle.

— Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu ! dit-il.

Yasmina la Bédouine n’était plus.

Batna, juillet 1899.

MAHAMOUD SAADI.

LA POSSÉDÉE[31]

CONTE SAHARIEN

I

Oum-Zahâr et Messaaouda étaient deux petites Bédouines. Elles n’avaient jamais quitté l’ombre chaude, la langueur malsaine des profonds jardins de l’oasis d’Ourlana, dans la vallée salée et humide de l’oued Rir’ souterrain, – un pays de marécages iodés, de lacs intermittents, engendrant la fièvre et les visions.

Sœurs, Oum-Zahâr et Messaouda ne se ressemblaient pas. L’aînée, femme déjà, pouvait avoir douze ans. Elle semblait l’incarnation du peuple singulier qui habite ces régions. Mélange de sang berbère et de sang saharien noir, la race des Rouara[32] a subi l’influence séculaire de ce pays, l’un des plus étranges de la terre.

Grande et mince, très bronzée, Oum-Zahâr avait un visage émacié, d’un ovale allongé, aux traits menus et réguliers, qu’éclairaient des yeux énormes, couleur d’or bruni, au regard fixe et enflammé. Au milieu de son front pur, Oum-Zahâr portait, tatouée en bleu, la croix berbère, symbole inconnu…

Depuis sa petite enfance, elle ne se mêlait point aux jeux de ses compagnes et préférait s’isoler dans les jardins, où elle passait des heures longues à écouter bruire la séguia, le réseau de petits canaux d’eau salée qui suinte partout du sol spongieux et qui les fertilise… mais qui alourdit aussi l’atmosphère de ses effluves hallucinantes.

Inconsciemment, elle aimait ces forêts de palmiers bleuâtres, obscures et murmurantes au milieu de l’éblouissement désert dont ne les séparent que les frêles murailles d’argile…

Messaouda, plus blanche, plus douce, était rieuse, et sa gaieté emplissait la maison et les étroites ruelles environnantes.

… L’âme des Rouara ne ressemble pas à l’âme arabe, et la grande lumière de l’Islam n’en a dissipé les ténèbres qu’à moitié. De l’antiquité fétichiste, ceux-là ont conservé la peur superstitieuse des sortilèges, la crainte nerveuse de l’obscurité peuplée de fantômes, l’épouvante intime des choses de la nuit et de la mort…

Dans l’âme prédestinée d’Oum-Zahâr, ces terreurs vagues, informulées, devenaient peu à peu une constante préoccupation, une sorte d’obsession maladive… Et, de plus en plus, elle s’isolait, se renfermait en elle-même, farouchement.

L’enfance pauvre des deux sœurs s’écoulait insensiblement, bercée par la tendresse d’Elloula, leur mère, déjà vieillie et flétrie à 30 ans par les durs travaux domestiques, auxquels les deux fillettes avaient été associées très tôt.

La vie des Bédouines est triste et monotone. La maternité est leur seule joie et, d’ailleurs, leur seule raison d’être.

Dans l’avenir d’Oum-Zahâr et de Messaouda, rien d’imprévu ne devait se produire ; elles seraient ce qu’était leur mère, ce que sont toutes les femmes de leur race : servantes du père d’abord, du mari ensuite, puis, des enfants… Et elles eussent vécu dans la quiétude de leur inconscience et de leur résignation, sans la nature étrange d’Oum-Zahâr, toujours songeuse, et que seules les caresses maternelles avaient le don d’éclairer d’un sourire qui mettait un charme dans le sombre petit visage enfiévré.

Elle toussait et, presque tous les soirs, la fièvre la hantait.

 

*    *    *

 

Au milieu de la grande chambre basse, aux murailles d’argile jaune, sur une natte, on avait mis Elloula. On l’avait recouverte de ses voiles bleus, qui dessinaient en angles aigus sa forme immobile.

Elloula, la mère, était morte.

À côté, à terre aussi, dans une petite lampe en terre cuite, de forme antique, une mèche brûlait, et la petite flamme falote éclairait d’une lueur incertaine les murs où vacillaient de grandes ombres noires, difformes et rampantes…

Accroupies sur la natte, plusieurs femmes, parentes ou voisines de la défunte, vêtues de voiles sombres, et balançant sur leurs têtes le lourd édifice de la coiffure saharienne, se lamentaient avec une oscillation rythmique de leurs corps maigres… De temps en temps, sur des cris plus aigus, elles se déchiraient le visage à grands coups d’ongles… Parmi elles, Oum-Zahâr et Messaouda pleuraient, car elles savaient bien qu’elles avaient perdu le seul être qui les aimait, dont elles avaient été la joie…

Leur père, El Hadj Saâd, regrettant amèrement que Dieu ne lui eût pas donné de fils – l’enfant mâle est la joie et la gloire du foyer patriarcal – n’avait plus accordé d’attention à ses filles, depuis qu’elles étaient grandes et qu’elles avaient cessé d’être de gracieux jouets. Les petites avaient, de leur mère, appris à trembler devant le maître omnipotent, qu’elles voyaient rarement : il travaillait au loin, dans les jardins.

Dès le soir, El Hadj Saâd était parti, laissant aux femmes le soin de pleurer celle qui n’était plus.

L’avait-il aimée ?

El Hadj Saâd, lui-même n’eût sans doute pas pu le dire… Certes, il avait été satisfait de la défunte et lui avait témoigné l’estime dont le Nomade pieux récompense la vertu de son épouse.

Elloula, certainement, l’avait aimé, avant son premier enfantement. Mais après, toute sa tendresse s’était reportée sur Oum-Zahâr, la petite compagne intelligente, si vite femme, partageant les soucis et les tristesses de la mère. Puis Messaouda était venue tout éclairer par sa gaîté naïve de petit oiseau, simplement heureux de vivre.

Chez la Nomade, sous l’influence des travaux domestiques, plus compliqués et plus pénibles que ceux de la citadine, la décrépitude est plus précoce ; et l’amour des sens prend fin plus tôt, pour laisser la femme passive, presque indifférente à l’égard de l’homme…

Maintenant que la mère était morte, les deux petites allaient servir le père, seules, jusqu’au jour inévitable où une marâtre entrerait dans la maison, et où elles seraient données à des hommes que le père aurait choisis et dont elles seraient les épouses et les servantes. La femme nomade donne au mari le même titre qu’au père : « Sidi » (mon seigneur).

Le jour se leva enfin, transparent, limpide, et des lueurs roses glissèrent sur les cimes bleuâtres des palmiers, sur les murailles ocreuses, sur le désert salé…

Alors, laissant les femmes, que le sommeil commençait à gagner, continuer en sourdine leur plainte obligée, Oum-Zahâr et sa sœur sortirent dans la cour et rallumèrent le foyer à la place traditionnelle où leur mère, après quinze années, avait laissé un petit tas de cendre grise, symbole mélancolique.

Puis, dans l’étroite chambre haute où l’on parvenait par quelques marches frustes, elles préparèrent les gandoura blanches, le burnous fin et les voiles de mousseline que le père devait revêtir pour l’enterrement.

Après, elles retournèrent s’accroupir près du corps de leur mère et attendirent, avec la résignation absolue de leur race.

… Et ainsi toujours, de génération en génération, il en sera de même…

 

*    *    *

 

Le père rentra. Il était grand et maigre, et sa face brune, aux traits anguleux, avait une expression dure. Dans la maison silencieuse, pas une parole ne fut échangée entre El Hadj Saâd et ses filles.

Quand les vieilles femmes eurent, avec les prières rituelles, lavé le corps et l’eurent enveloppé dans le linceul blanc, les hommes de la tribu vinrent devant la porte, avec les tolba (lettrés), qui devaient réciter les litanies funèbres.

Le père ordonna aux deux fillettes et aux autres jeunes femmes de se retirer dans la chambre haute et d’abaisser le rideau d’indienne qui fermait la porte.

Un peu avant les heures accablantes du milieu du jour, la mère partit, emportée sur le brancard en planches, et accompagnée par le chant cadencé des tolba, qui disaient pour son âme envolée, les paroles de promesse et d’éternité.

Après cela, tout rentra dans l’ordre accoutumé.

Chaque matin, dans la fraîcheur brève des premières heures du jour, les deux sœurs, accroupies sur le sol battu de la cour, mettaient en mouvement le lourd moulin primitif, accompagnant l’épuisant labeur des chants doux et tristes de jadis, monotones comme leur vie…

Cependant, depuis la mort d’Elloula, Oum-Zahâr était devenue plus silencieuse encore et plus triste. Le feu étrange qui brûlait sous ses paupières d’or s’était amorti. De plus en plus, elle toussait, et le soir, dans le demi-sommeil de la fièvre, des visions étranges l’obsédaient.

 

*    *    *

 

Dans un coin écarté de l’oasis, sur la route de Sidi-Amrane, il est une sorte de clairière, vaste champ carré, entouré de jardins, et dont un côté – celui de l’Ouest – donne sur l’immensité du Sahara.

Au milieu, s’élève une koubba[33] de forme insolite : un cube de toub (argile pétrie) effrité, surmonté d’un dôme allongé et pointu, en retrait sur les murs. Aux angles de ceux-ci et au sommet du dôme, des figures bizarres, ornées de longues cornes d’antilopes ou de gazelles, défiguraient et compliquaient cet édicule islamique, d’où toute effigie léguée par le passé païen eût dû être proscrite…

Alentour se presse un peuple de tombeaux, d’une argile à peine saillante, et marqués simplement par une branche tordue d’arbrisseau du désert, autour de laquelle s’effilochent des chiffons bariolés…

Là-bas, à l’ombre protectrice de la koubba, on avait mis Elloula, et les deux jeunes filles avaient, de leurs mains inhabiles, pétri dans l’argile une sorte de monument fuste : un tertre allongé, coupé, à chaque extrémité, d’une tuile dressée.

Tous les vendredis, dès le matin, elles venaient là, se tenant par la main, en visite à leur mère. Elles s’accroupissaient et, en silence, regardaient la tombe.

Où était leur mère ? Les voyait-elle ?… De l’Islam, elles ne savaient presque rien… Quand elles avaient du chagrin, quand le père les avait battues, elles venaient là, et, tout bas, disaient leur peine.

 

*    *    *

 

Un jour, elles trouvèrent, assise près du tombeau, une femme inconnue, d’aspect effrayant, d’une maigreur décharnée : jeune encore, elle eût été presque belle sans le regard ardent, insensé de ses yeux noirs, démesurément ouverts et caves, et sans le désordre sauvage de ses longs cheveux. Sur ses genoux, enveloppé dans des loques, elle tenait un enfant affreusement maigre, qui semblait dormir.

Messaouda, effrayée, se pressa contre sa sœur… Mais celle-ci s’était toujours sentie attirée par les innombrables fous, mystiques ou hallucinés, le plus souvent épileptiques, qui pullulent dans le désert ardent.

Dans un pli de son voile bleu, Oum-Zahâr avaient un morceau de galette azyme qu’elle tendit à l’inconnue.

— Qui es-tu et pourquoi es-tu près de notre mère ?

La femme ne répondit pas, mais passa sa main, en une sorte de caresse, sur le tombeau. Puis, elle éleva au-dessus de sa tête ses Iongs bras décharnés et cria, d’une voix stridente et saccadée : « Orphelines ! Orphelines ! Orphelines ! » Elle n’avait ni le type, ni l’accent de l’Oued-Rir’. Elle était de pure race blanche. Oum-Zahâr s’était rapprochée, comme fascinée par le regard de la maraboute.

— D’où es-tu ? continua la jeune fille.

— Loin ! Loin !

— Es-tu du Souf ? d’Ouargla ? du M’Zab ? Mais l’étrangère se contentait de hocher la tête, négativement.

— Comment t’appelles-tu ?

— Keltoum.

— Cet enfant est à toi ?

Mais la maraboute cessa de répondre ; et, quand elle eut fini de manger, elle se leva et partit d’un pas mal assuré, presque chancelant.

Peu de jours après, El Hadj Saâd, inquiet, et mécontent des longues absences de ses filles, déclara à Oum-Zahâr qu’elle était trop grande pour courir le village et les jardins, et qu’elle ne sortirait plus. La jeune fille poussa un grand cri et tomba à la renverse avec des contorsions horribles. Alors, El Hadj Saâd connut que sa fille était atteinte du mal sacré, et il ne l’inquiéta plus. Le peuple musulman a une pitié profonde, mêlée de vénération, pour les fous et les illuminés inoffensifs.

Depuis qu’Oum-Zahâr avait rencontré Keltoum, elle s’était assombrie encore ; et sa toux augmentait rapidement, déchirant sa frêle poitrine… La nuit, parfois, elle avait des visions effrayantes et elle bondissait avec de grands cris.

— La femme du cimetière t’a ensorcelée, lui disait Messaouda qui, à présent, avait peur de la grande sœur aimée.

Saharia, une sorcière qu’EI Hadj Saâd avait fait venir auprès de sa fille, dit, en hochant la tête :

— L’étrangère a ensorcelé la jeune fille. Elle est partie. Elle est à présent plus au sud à Ayèla ; et elle jette l’épouvante dans l’oasis. On dit que l’enfant qu’elle porte est mort depuis longtemps, mais que, par ses sortilèges, elle préserve le cadavre de la pourriture. On dit aussi qu’elle erre la nuit dans les cimetières pour déterrer et dévorer les morts, comme les hyènes, et qu’elle pousse des hurlements lugubres… Ou croit qu’elle est venue de Metlili, dans l’Ouest.

La vieille composa des breuvages et apporta des amulettes… Mais l’état de la jeune fille continua de s’aggraver.

Vers cette époque, El Hadj Saâd obtint en mariage Saadia, la fille d’un voisin. Le mariage fut fixé au Moûled (anniversaire de la naissance du Prophète, en été).

II

Cette nouvelle avait jeté la consternation dans le cœur d’Oum-Zahâr, où était né inconsciemment un amour infini, un culte presque idolâtre pour la mère défunte. L’entrée d’une étrangère dans la maison lui semblait une injure… Cette femme porterait les voiles d’Elloula, elle serait assise devant le haut métier à tisser les burnous, elle trairait la chèvre, elle trierait les dattes… et elle battrait les deux sœurs, car elle serait leur marâtre. Et cependant, elle avait joué, enfant, avec Oum-Zahâr et Messaouda, cette Saadia…

À la pensée du mariage de son père, le cœur étrange d’Oum-Zahâr débordait d’amertume, et, très étrangement, sans savoir, elle se mettait à songer à Keltoum. En effet, ne l’avait-elle pas trouvée près de la tombe ? Keltoum n’avait-elle pas caressé, comme on caresse un être vivant, le tertre qui recouvrait Elloula ? C’était peut-être elle, la mère disparue, qui avait envoyé cette femme… Et le souvenir de la maraboute hantait plus intensément l’esprit troublé d’Oum-Zahâr.

 

*    *    *

 

La veille du jour fixé pour le mariage d’El Hadj Saâd, Oum-Zahâr s’en alla, au cimetière.

Au-delà des palmiers lointains de Tamerna-Kedima, sur la plaine brune où les sebkha salées jetaient de grandes taches livides, le soleil se couchait en un rougeoiement sombre, au milieu d’un monde de vapeurs troubles, et tout le pays indéfiniment plat semblait ensanglanté…

La fièvre agitait les membres frêles d’Oum-Zahâr, et elle respirait péniblement. Elle se laissa tomber sur la terre rougeâtre, près du tombeau et murmura :

— Mère ! Mère ! Petite mère ! Amie, où es-tu allée ? Pourquoi nous as-tu abandonnées ?… Pourquoi as-tu laissé ta fillette, ta petite Zeheïra, dans la peine ? Viens, viens, emmène-moi avant que l’étrangère soit entrée dans la maison !

Et, par moments, à travers ses sanglots, dans ses phrases sans suite, plaintives, le nom de Keltoum revenait…

… Depuis un instant, la jeune fille s’était tue ; et, interdite, elle regardait la route du Sud, qui se déroulait, le long des jardins, vers Ayéla et Touggourth…

Comme auréolée d’or pourpre, une forme humaine, haute et étrange, venait là-bas, très vite…

Le cœur d’Oum-Zahâr battit plus fort : c’était Keltoum qui venait la chercher. Ainsi, sa mère l’avait entendue. Alors, elle se pencha et baisa plusieurs fois la tombe d’argile. Puis, en hâte, elle marcha à la rencontre de Keltoum.

La maraboute prit la jeune fille par la main, et elles s’en allèrent, sans avoir échangé une parole, vers l’Est, à travers le grand chott Merouan desséché.

 

*    *    *

 

Sous un ciel presque noir, où traînaient de lourdes nuées déchiquetées, d’un gris blafard, s’étendaient à perte de vue les dunes livides de l’oued Souf. Dans cet océan figé, qui ne participait plus que de la vie capricieuse des vents, le sable coulait avec un bruit de houle marine.

Au milieu d’un chaos de collines arrondies, comme les dos énormes de monstres endormis, dans une petite vallée stérile et grise, s’élève le tombeau maraboutique, la koubba très ancienne de Rezerzmoul Guéblaouïa, toute penchée, toute déjetée, presque noire.

Contre le mur, Keltoum était accroupie. Près d’elle, étendue à terre, reposait Oum-Zahâr. Keltoum ne portait plus l’enfant décharné dont elle n’avait jamais révélé le mystère à sa compagne : une nuit d’automne, dans le chott Melriri, l’enfant était mort, et la maraboute avait creusé une fosse dans la terre humide et molle.

Les deux femmes ne se parlaient presque jamais, depuis des mois qu’elles erraient ainsi ensemble, vivant de la charité des croyants… Des scènes effrayantes avaient eu lieu dans les solitudes où elles se plaisaient : elles avaient eu, ensemble, des accès du mal terrible dont Keltoum avait le redoutable pouvoir de semer les germes sur son chemin.

Dans l’âme d’Oum-Zahâr, les ténèbres s’étaient faites, très vite, définitives. Du passé, elle semblait ne plus se souvenir ; mais le nom d’Elloula revenait cependant parfois, dans ses lamentations sans suite.

Pendant ces dernières journées, une toux affreuse n’avait plus cessé de secouer Oum-Zahâr ; et à l’endroit où elle crachait, le sable blanc se teintait de rouge.

Depuis la veille, les deux femmes s’étaient réfugiées là, près de la koubba éloignée de la ville, sur la route de Tunisie par Tréfaouï. Elles passaient ainsi des jours entiers, loin des hommes, plongées en d’obscures méditations.

… Maintenant la toux s’était calmée, et la respiration rauque d’Oum-Zahâr ne s’entendait plus.

Longtemps, Keltoum, qui semblait ne pas sentir la morsure du vent, poursuivit son rêve noir.

Puis, tout à coup, mue par une de ces idées incomplètes, informes, qui dirigeaient sa vie à peine humaine, elle se leva et appela :

— Oum-Zahâr ? Oum-Zahâr !

La jeune fille semblait profondément endormie. Elle ne répondit pas. Alors, Keltoum la toucha : déjà raidie par le froid, Oum-Zahâr était morte…

Agenouillée, sans une plainte, sans une larme, comme elle l’avait fait pour son petit, Keltoum creusa, avec ses ongles, une fosse dans le sable, telle une bête du désert. Quand la fosse fut assez profonde, Keltoum y coucha Oum-Zahâr et ramena un peu du voile bleu sur le maigre visage douloureux, sur l’or bruni des grands yeux, largement ouverts et étrangement adoucis dans la mort… Puis, la maraboute combla la fosse, très vite : et, de ses pieds nus, elle tassa le sable.

Après cela, sans même se retourner, elle s’en alla, seule pour un temps, vers d’autres rencontres.

Isabelle Eberhardt

HEURES DE TUNIS[34]

Pendant deux mois de l’été 1899, j’ai poursuivi mon rêve de vieil Orient resplendissant et morne, dans les antiques quartiers blancs, pleins d’ombre et de silence, de Tunis.

J’habitais, seule avec Khadidja, ma vieille servante mauresque, et mon chien noir, une très vaste et très ancienne maison turque, dans l’un des coins les plus retirés de Bab-Menara, presque au sommet de la colline…

C’était un labyrinthe que cette maison mystérieusement agencée, compliquée de couloirs et de pièces situées à différents niveaux, ornées des faïences multicolores de jadis, de délicates sculptures de plâtre fouillé en dentelle et courant sous les coniques plafonds de bois peint et doré.

Là, dans la pénombre fraîche, dans le silence que seul le chant mélancolique des mueddines venait troubler, les jours s’écoulaient, délicieusement alanguis et d’une monotonie douce, sans ennui…

Pendant les heures étouffantes de la sieste, dans ma vaste chambre aux faïences vertes et roses, Khadidja, accroupie dans un coin, faisait glisser, un à un, les grains noirs de son chapelet, avec un remuement rapide de ses lèvres décolorées. Étendu à terre dans une pose léonine, son museau effilé posé sur ses pattes puissantes, Dédale suivait attentivement le vol lent des rares mouches…

Et moi, étendue sur mon lit bas, je me laissais aller à la volupté de rêver, indéfiniment… Ce fut une période de repos, comme une halte bienfaisante entre deux périodes aventureuses et presque angoissées.

Aussi les impressions que me laissa ma vie de là-bas sont-elles douces, mélancoliques et un peu vagues.

 

*    *    *

 

Derrière ma demeure, séparée de la rue par des maisons arabes habitées et farouchement closes, il y avait un vieux petit quartier caduc, sans issue, tout en ruines… Pans de murs, voûtes, petites cours, chambres sombres, terrasses encore debout, le tout envahi de vignes vierges, de lierres et d’un peuple pariétaire de fleurs et d’herbes dévorantes, une cité étrange, inhabitée depuis des années. Personne ne semblait s’inquiéter de ces maisons, dont les habitants devaient tous être morts ou partis sans retour…

Cependant, dans le silence mystique des nuits de lune, la plus voisine d’entre ces demeures ruinées s’animait d’une manière étrange.

De l’une de mes fenêtres à grillage ouvragé, je pouvais plonger mes regards dans la petite cour intérieure. Les murailles et deux pièces de cette maison sans étage étaient restées debout. Au milieu, une fontaine à vasque de pierre toute ébréchée, mais toujours pleine d’une eau claire, venant je ne sais d’où, disparaissait presque sous la végétation exubérante qui avait poussé là. C’étaient des buissons énormes de jasmins tout étoilés de fleurs blanches, entremêlés des ramures flexibles des vignes, et des rosiers semaient le dallage blanc de pétales pourpres. Dans la tiédeur des nuits, une odeur chaude montait de ce coin d’ombre et d’oubli.

Et tous les mois, quand la lune venait éclairer le sommeil des ruines, je pouvais assister, à demi cachée derrière un rideau léger, à un spectacle qui bientôt me devint familier, que j’attendis dans la langueur des journées – mais qui, pourtant, m’est demeuré une énigme… Peut-être d’ailleurs que tout le charme de ce souvenir réside pour moi en ce côté de mystère… Sans que j’aie jamais su d’où il venait, et par où il entrait dans la petite cour, un jeune Maure, vêtu de soieries aux délicates couleurs éteintes et drapé d’un léger burnous neigeux qui lui donnait des airs d’apparition venait s’asseoir là, sur une pierre.

Il était parfaitement beau et avait le teint mat et blanc des citadins arabes, avec aussi leur distinction un peu nonchalante.

… Mais son visage était empreint d’une tristesse profonde.

Il s’asseyait là, toujours à la même place, et, le regard perdu dans l’infini bleu de la nuit, il chantait, sur des airs d’autrefois éclos sous le ciel d’Andalousie, des cantilènes suaves. Lentement, doucement, sa voix montait dans le silence, comme une plainte ou une incantation…

… Il semblait surtout préférer ce chant, le plus doux et le plus triste de tous :

« Le chagrin vivace étreint mon âme, comme la nuit étreint les choses, et les efface. La douleur étreint mon cœur, et le remplit d’angoisse, comme le tombeau étreint les corps et les anéantit. À ma tristesse, il n’est pas de remède, sauf la mort sans retour… Mais si, plus tard, mon âme se réveille pour une autre vie, fût-ce celle d’Éden, ma tristesse renaîtra en elle. »

Quelle était-elle, cette tristesse incurable, dont l’inconnu chantait la puissance ? Le chanteur singulier ne le dit jamais.

Mais sa voix était pure et modulée, et jamais aucune autre ne m’avait livré aussi pleinement le charme secret et indéfinissable de cette musique arabe de jadis, qui enchanta, avant la mienne, bien d’autres âmes tristes.

Parfois, le jeune Maure apportait là la petite flûte murmurante des bergers et des chameliers bédouins, le roseau léger qui semble garder en ses mélodies quelque chose du murmure cristallin des ruisseaux où il germa.

Longtemps, au silence des heures tardives, où tout dort de la Tunis musulmane, dans la griserie des parfums l’inconnu distillait ainsi des mélancolies et des soupirs…

Puis il s’en allait comme il était venu, sans bruit, avec toujours ses allures de fantôme, rentrant dans l’ombre des deux petites pièces qui devaient communiquer avec les autres ruines…

Khadidja, ancienne esclave, avait vécu quarante années durant dans les plus illustres familles de Tunis, et avait bercé sur ses genoux plusieurs générations de jeunes hommes.

Un soir, je l’appelai et lui montrai le musicien nocturne. La vieille, superstitieuse, hocha la tête :

— Je ne le connais pas… Et pourtant, ceux des grandes familles de la ville, je les connais tous…

Puis, plus bas, tremblante, elle ajouta : – Dieu sait, d’ailleurs, si c’est bien un vivant… Peut-être n’est-ce que l’ombre d’un des habitants de jadis, et cette musique, un rêve, un sortilège ?

Connaissant le caractère de cette race, pour qui toute interrogation sur sa vie privée, sur ses allées et venues est une insulte, je n’osai jamais interpeller l’inconnu, de peur de le faire fuir à jamais son refuge…

Pourtant, un soir, je l’attendis longtemps, en vain. Il ne revint jamais… Mais le son de sa voix et le susurrement doux de sa flûte me reviennent encore souvent, aux heures lunaires. Et j’éprouve parfois une sorte d’angoisse indéfinissable à penser que jamais je ne saurai qui il était et pourquoi il venait là.

 

*    *    *

 

Tout en haut, près de la Casbah banalisée et des casernes, il est un endroit charmant, empreint d’une tristesse particulière et très orientale. C’est :

Bab el Gorjani.

D’abord, sur un terrain un peu élevé au-dessus de la rue, dont il n’est séparé que par une vieille muraille grise, un cimetière antique, où l’on n’enterre plus et où les tombes disparaissent sous le fouillis des herbes sèches, des rosiers, dans l’ombre centenaire des figuiers et des cyprès noirs.

En Tunisie, l’accès des mosquées et des cimetières est interdit à tous, qu’aux musulmans[35].

Ainsi, comme les sépultures y sont très anciennes et qu’il n’y passe point de curieux, personne ne vient troubler les morts oubliés de Bab el Gorjani, où seuls l’appel des mueddines et celui des clairons des zouaves parviennent, de tous les bruits de Tunis qui s’étale, en pente douce, jusqu’au miroir immobile de son lac.

J’ai toujours aimé à errer, sous le costume égalitaire des bédouins, dans les cimetières musulmans, où tout est paisible et résigné, où rien de ce qui rend ceux d’Europe lugubres ne vient déparer la majesté du lieu… Et tous les soirs, je m’en allais seule et à pied vers Bab el Gorjani.

À l’heure élue du magh’reb, quand le soleil va disparaître à l’horizon, les tombes grises revêtent les plus splendides couleurs, et les rayons obliques du jour finissant glissent en traînées roses, sur ce coin d’indifférence auguste et d’oubli définitif…

Plus loin, on passe sous la porte qui donne son nom à ce quartier, et on se trouve sur une route pulvérulente, qui, vers l’ouest, descend dans l’étroite vallée du Bardo et, vers l’est, va aboutir au grand cimetière maraboutique de Sidi Bel-Hassène, d’où la vue s’étend sur le lac El Bahira.

Cette route monte au sommet de la colline basse de Tunis, abrupte et déserte sur ce versant.

… Le soleil est très bas. Le Djebel Zaghouan s’irise de teintes pâles et semble se fondre dans l’incendie illimité du ciel.

Le disque énorme et sans rayons descend lentement, entouré de légères vapeurs d’un violet pourpre.

Tout en bas, dans la vaste plaine, le chott Seldjoumi s’étend, desséché par l’été, et sa surface unie, d’un ton violacé, où seules quelques efflorescences salines jettent des taches blanches, prend dans cet éclairage merveilleux des aspects trompeurs de mer vivante, d’une profondeur d’abîme.

Au pied de la colline, sur les bords du chott, l’on a planté des eucalyptus odorants, pour combattre les miasmes des eaux stagnantes et salpêtrées. Et cette multiple rangée d’arbres, au très pâle feuillage bleuâtre, est une couronne d’argent sertissant la plaine maudite, où rien ne pousse, où rien ne vit.

Je retrouvais là certaines impressions anciennes recueillies jadis, dans la région des grands chotts sahariens, pays de visions.

Les dernières lueurs du jour jettent de longues traînées sanglantes sur le chott désert, sur les eucalyptus tout à fait bleus maintenant, sur les rochers rougeâtres et sur la muraille grise…

Puis, brusquement, tout s’éteint, comme si les portes de l’horizon s’étaient refermées, et tout s’abîme dans une brume bleuâtre qui remonte en rampant vers la muraille et vers la ville.

On l’a dit et redit, toute la beauté si changeante de cette terre d’Afrique réside bien dans les jeux prodigieux de la lumière sur de monotones sites et des horizons vides.

Ce furent sans doute ces jeux, ces levers de soleil irisés, délicieux, et ces soirs de pourpre et d’or qui inspirèrent aux conteurs et aux poètes arabes de jadis leurs histoires et leurs chants.

Sous la porte de Bab el Gorjani, tous les jours, un vieillard aveugle vient s’asseoir, vêtu de loques grises. Dans la nuit éternelle de sa cécité il répète indéfiniment sa litanie de misère, implorant les rares croyants qui passent par là, au nom de Sidi Bel-Ahsen Chadli, le grand marabout tunisien.

Souvent, en face des vieux mendiants de l’Islam, aveugles et caducs, je me suis arrêtée, me demandant s’il y a encore des âmes et des pensées derrière ces masques émaciés, derrière le miroir terne de ces yeux éteints… Étrange existence d’indifférence et de morne silence, si loin des hommes qui, pourtant, vivent et se meuvent alentour !

Là errent aussi parfois, à la tombée de la nuit, des créatures en loques, sordides et innommables, juives du Hara ou Siciliennes de la Sicilia srira[36] – quartiers dangereux et mal famés avoisinant le Port.

Ce qui les attire là, ce sont les casernes. Mendiantes, et à l’occasion prostituées, elles s’avancent là à l’heure de la soupe, puis le long des murs ou dans les encoignures noires, elles attendent la sortie des soldats…

Bab el Gorjani reste pourtant l’un des coins les plus déserts et les plus délicieusement paisibles de Tunis…

 

*    *    *

 

Par une nuit chaude d’août, où des lourdeurs d’orage flottaient dans l’air, ne trouvant pas le sommeil, j’étais sortie et j’avais erré, en rêvant, dans le dédale des rues arabes, où la vie finit avec le jour.

Un peu avant le lever du jour, je vins échouer dans le quartier du Morkad où on a laissé subsister, avec la grande insouciance de la race arabe, quelques ruelles abandonnées et en ruines, à deux pas du Souk el Hadjémine où, dans le jour, toute une humanité grouille et circule.

Fatiguée de vaguer ainsi sans but, je m’assis sur un tas de décombres, en attendant le jour.

L’obscurité plus profonde d’avant l’aube enveloppait les alentours, mais, vers l’est, les terrasses plates des maisons commençaient à se dessiner en noir sur l’horizon d’un gris verdâtre à peine distinct.

La mosquée d’El Morkad et son minaret carré, tout proches, semblaient aussi déserts que les ruines environnantes.

Tout à coup, au-dessus de ma tête, un volet en bois s’ouvrit et claqua violemment contre le mur… Un jet de lumière rougeâtre glissa le long de la muraille et vint ensanglanter le pavé…

C’était le mueddine qui se levait.

Aussitôt, comme en rêve encore, lentement, sur un air très triste et très doux, il commença son appel.

Sa voix jeune et parfaitement modulée semblait descendre de très haut, planer dans le silence de la ville assoupie.

« Dieu est le plus grand ! Allahou Akbar ! » clama le mueddine, ouvrant successivement les quatre petites fenêtres du minaret.

De loin, d’autres voix lui répondirent, tandis que, dans un jardin voisin, des oiseaux se réveillaient et commençaient, eux aussi, leur hymne d’action de grâces à la Source de toutes les vies et de toutes les lumières.

— La prière vaut mieux que le sommeil !

La voix de rêve, raffermie peu à peu, lança cette phrase dernière, très haut, impérieusement… Puis, tour à tour, les quatre volets de bois se refermèrent, avec le même claquement sec.

Tout retomba dans l’ombre et le silence, et une brise fraîche, venue de la haute mer, passa sur la ville.

 

*    *    *

 

… Doucement, sans hâte, le canot effilé glisse dans l’eau plus pure et plus salée du canal, entre les berges basses et rougeâtres qui le séparent du lac. Nous allons vers la haute mer, qui ferme là-bas l’horizon d’une ligne sombre.

Nous allons toujours dans le rayonnement rose du soir et dans l’eau tranquille, dans l’eau molle du lac qui dort : le canot n’oscille pas.

À droite, sur sa colline ocreuse et rouge, semée de tombes très blanches et de jardins d’un vert profond, s’élève la blanche demeure maraboutique de Sidi Bel-Hassène et, plus loin, noyé de vapeurs violacées, le vieux fort crénelé si lourd…

Le grand mont Bou Karnine dresse ses deux sommets jumeaux, d’un bleu sombre embrumé déjà par le soir qui naît.

Puis, très loin, les blanches maisonnettes de Rhadès qui se reflètent dans l’eau vivante de la vraie mer libre.

Et à gauche, se profilant sur l’embrasement du ciel, la colline auguste où fut Carthage…

Je regarde, songeuse, cette langue de terre, cet éperon qui s’avance vers le large et où s’est déroulé jadis l’une des pages les plus sombrement prestigieuses de l’histoire… Ce coin de terre pour lequel tant de sang fut versé.

Les monastères blancs qui essayent d’évoquer les souvenirs de la Carthage byzantine, de la Carthage bâtarde des siècles de décadence, disparaissent dans le rayonnement occidental, et la colline punique semble déserte et nue.

Et voilà que toutes les images splendides du passé surgissent de ce flamboiement rouge et repeuplent la colline triste… Les palais des suffètes, les temples des divinités sombres, le faste et les pompes des Barbares, toute cette civilisation phénicienne égoïste et féroce, venue d’Asie pour se développer et se magnifier encore sur la terre âpre et ardente de l’Afrique…

Mais voilà que, tout à coup, à peine le soleil a disparu à l’horizon, les voix solennelles des mueddines m’arrivent des mosquées lointaines… Et toute la Carthage de mon rêve, tissée d’idéal et de reflets, s’évanouit et s’éteint, avec les lueurs d’apothéose du soir mourant.

ISABELLE EBERHARDT

LE MAGICIEN[37]

Si Abd-es-Sélèm habitait une petite maison caduque, en pierre brute grossièrement blanchie à la chaux, sur le toit de laquelle venait s’appuyer le tronc recourbé d’un vieux figuier aux larges feuilles épaisses.

Deux pièces de ce refuge étaient en ruines. Les deux autres, un peu surélevées, renfermaient la pauvreté fière et les étranges méditations de Si Abd-es-Sélèm le Marocain.

Dans l’une, il y avait plusieurs coffres renfermant des livres et des manuscrits du Magh’reb et de l’Orient.

Dans l’autre, sur une natte blanche, un tapis marocain avec quelques coussins, une petite table basse en bois blanc, un réchaud en terre cuite avec de la braise saupoudrée de benjoin, quelques tasses à café et autres humbles ustensiles d’un ménage de pauvre, et encore des livres, composaient tout l’ameublement.

Dans la cour délabrée, autour du grand figuier abritant le puits et le dallage disjoint, il y avait quelques pieds de jasmin, seul luxe de cette singulière demeure.

Alentour c’était le prestigieux décor de collines et de vallons verdoyants sertissant, comme un joyau, la blanche Annéba[38]. Autour de la maison de Si Abd-es-Sélèm, les koubbas bleuâtres et les blancs tombeaux du cimetière de Sid-el-Ouchouèch se détachaient en nuances pâles sur le vert sombre des figuiers.

… Le soleil s’était couché derrière le grand Idou’ morose, et l’incendie pourpre de tous les soirs d’été s’était éteint sur la campagne alanguie.

Si Abd-es-Sélèm se leva.

C’était un homme d’une trentaine d’années, de haute taille, svelte, sous des vêtements larges dont la blancheur s’éteignait sous un burnous noir.

Un voile blanc encadrait son visage bronzé, émacié par les veilles, mais dont les traits et l’expression étaient d’une grande beauté. Le regard de ses longs yeux noirs était grave et triste.

Il sortit dans la cour pour les ablutions et la prière du Magh’reb.

— La nuit sera sereine et belle, et j’irai réfléchir sous les eucalyptus de l’oued Dheheb[39]… pensa-t-il.

Quand il eut achevé la prière et le dikr du bienheureux cheikh Sidi Abd-el-Kader Djilani, de Bagdad, Si Abd-es-Sélèm sortit de sa maison.

La pleine lune se levait là-bas, au-dessus de la haute mer calme, à l’horizon à peine embruni de vapeurs légères d’un gris de lin.

Les féroces petits chiens des demeures bédouines proches du cimetière grondèrent, sourdement d’abord, puis coururent, hurlant, vers la route de Sidi-Brahim.

Alors, Si Abd-es-Sélèm perçut un appel effrayé, une voix de femme. Surpris, quoique sans hâte, le solitaire traversa la prairie et arrivant vers la route, il vit une femme, une juive richement parée qui, tremblante, s’appuyait contre le tronc d’un arbre.

— Que fais-tu ici la nuit ? dit-il.

— Je cherche le sahâr (sorcier) Si Abd-es-Sélèm le Marocain. J’ai peur des chiens et des tombeaux… Protège-moi.

— C’est donc moi que tu cherches… à cette heure tardive, et seule. Viens. Les chiens me connaissent et les esprits ne s’approchent pas de celui qui marche dans le sentier de Dieu.

La juive le suivit, en silence.

Abd-es-Sélèm entendait le claquement des dents de la jeune femme et se demandait comment cette créature parée et timide avait pu venir là, seule après la tombée de la nuit.

Ils entrèrent dans la cour et Si Abd-es-Sélèm alluma une vieille petite lampe bédouine, fumeuse.

Alors, s’arrêtant, il considéra son étrange visiteuse. Svelte et élancée, la Juive, sous la robe de brocart bleu pâle, avec sa gracieuse coiffure mauresque, était belle, d’une troublante et étrange beauté. Elle était très jeune.

— Que veux-tu ?

— On m’a dit que tu sais prédire l’avenir… J’ai du chagrin et je suis venue…

— Pourquoi n’es-tu pas venue de jour, comme les autres ?

— Que t’importe ? Écoute-moi et dis-moi quel sera mon sort.

— Le feu de l’enfer, comme celui de ta race infidèle ! mais Si Abd-es-Sélèm dit cela sans dureté, presque souriant.

Cette apparition charmante rompait la monotonie de son existence et secouait un peu le lourd ennui dont il souffrait en silence.

— Assieds-toi, dit-il, l’ayant fait entrer dans sa chambre.

Alors, la Juive parla.

— J’aime, dit-elle, un homme qui a été cruel envers moi et qui m’a quittée. Je suis restée seule et je souffre. Dis-moi s’il reviendra.

— C’est un Juif ?

— Non… un musulman.

— Donne-moi son nom et celui de sa mère et laisse-moi faire le calcul que m’ont appris les sages du Mogh’reb, ma patrie.

— El Moustansar, fils de Fathima.

Sur une planchette Si Abd-es-Sélèm traça des chiffres et des lettres, puis, avec un sourire, il dit :

— Juive, ce musulman qui s’est laissé prendre à ton charme trompeur et qui a eu le courage louable de le fuir, reviendra.

La Juive eut une exclamation de joie.

— Oh, dit-elle, je te récompenserai généreusement.

— Toutes les richesses mal acquises de ta race ne récompenseraient point dignement le trésor inestimable et amer que je t’ai donné : la connaissance de l’avenir…

— À présent, Sidi, j’ai quelque chose encore à demander à ta science. Je suis Rahil, fille de Ben-Ami.

Et elle prit le roseau qui servait de plume au taleb et l’appuya contre son cœur tandis que ses lèvres murmuraient des paroles rapides, indistinctes.

— Il vaudrait mieux ne pas tenter de savoir plus entièrement ce qui t’attend.

— Pourquoi ? Oh, réponds, réponds !

— Soit. Et Si Abd-es-Sélèm reprit son grimoire mystérieux. Tout à coup un violent étonnement se peignit sur ses traits et il considéra attentivement la Juive. Si Abd-es-Sélèm était poète et il se réjouissait du hasard étrange qui mettait en contact avec son existence celle de cette Juive qui, selon son calcul, devait être tourmentée et singulière, et finir tragiquement.

— Écoute, dit-il, et n’accuse que toi-même de ta curiosité. Tu as causé l’infortune de celui que tu aimes. Il l’ignore, mais, d’instinct, peut-être, il a fui. Mais il reviendra et il saura… Ô Rahil, Rahil ! En voilà-t-il assez, ou faut-il tout te dire ?

Tremblante, livide, la Juive fit un signe de tête affirmatif.

— Tu auras encore avec celui qui doit venir une heure de joie et d’espérance. Puis, tu périras dans le sang.

Ces paroles tombèrent dans le grand silence de la nuit, sans écho.

La Juive cacha son visage dans les coussins, anéantie.

— C’est donc vrai ! Tout à l’heure, au Mogh’reb, j’ai interrogé la vieille Tyrsa, la gitane de la Porte du Jeudi… et je ne l’ai pas crue… Je l’ai insultée… Et toi, toi, tu me répètes plus horriblement encore sa sentence. Mourir ? Pourquoi ? Je suis jeune… Je veux vivre.

— Voilà… C’est ta faute ! Tu étais le papillon éphémère dont les ailes reluisent des couleurs les plus brillantes et qui voltige sur les fleurs, ignorant de son heure… Tu as voulu savoir et te voilà devenue semblable au héron mélancolique qui rêve dans les marécages enfiévrés…

La Juive, affalée sur le tapis, sanglotait.

Si Abd-es-Sélèm la regardait et réfléchissait avec la curiosité profonde de son esprit scrutateur, affiné dans la solitude. Il n’y avait pas de pitié dans son regard. Pourquoi plaindre cette Rahil ? Tout ce qui allait lui arriver n’était-il pas écrit, inéluctable ? Et ne prouvait-elle pas la vulgarité et l’ignorance de son esprit, en se lamentant de ce que la Destinée lui avait donné en partage un sort moins banal que celui des autres… plus de passion, plus de vicissitudes en moins d’années, la sauvant du dégoût et de l’ennui ?

— Rahil, dit-il, Rahil ! Écoute… Je suis celui qui blesse et qui guérit, celui qui réveille et qui endort… Écoute, Rahil.

Elle releva la tête. Sur ses joues pâlies, des larmes coulaient.

— Cesse de pleurer et attends-moi. Il est l’heure de la prière.

Si Abd-es-Sélèm prit dans une niche élevée un livre relié en soie brodée d’or, et l’ayant pieusement baisé, l’emporta dans une autre pièce. Puis dans la cour, il pria l’âcha.

Rahil, seule, s’était relevée et, accroupie, elle songeait et sa pensée était lugubre… Elle regrettait amèrement d’avoir voulu tenter le sort et savoir ce qui devait lui arriver…

Si Abd-es-Sélèm rentra avec un sourire.

— Eh bien, dit-il, ne savais-tu pas que, tôt ou tard, tu allais mourir ?

— J’espérais vivre, être heureuse encore et mourir en paix…

Si Abd-es-Sélèm haussa les épaules dédaigneusement. Rahil se leva.

— Que veux-tu comme salaire ? La voix de la juive était devenue dure.

Il resta silencieux, la regardant. Puis, après un instant, il répondit :

— Me donneras-tu ce que je te demanderai ?

— Oui, si ce n’est pas trop.

— Je prendrai comme salaire ce que je voudrai.

Il lui prit les poignets.

Elle fut insolente.

— Laisse-moi partir ! Je ne suis pas pour toi. Lâche-moi.

— Tu es comme la grenade mûre tombée de l’arbre : pour celui qui la ramasse, le bien trouvé est le bien de Dieu.

— Non, laisse-moi partir… Et elle se débattit, cherchant à se dégager, à le griffer.

Irrésistiblement, il l’inclinait vers le tapis.

La beauté de Rahil charma les heures d’une courte nuit d’été, pour le magicien mélancolique.

Et le matin, quand Rahil eut connu l’enchantement presque douloureux tant il était intense, de l’amour du magicien, quand, indifférent et songeur, il lui dit qu’elle pouvait partir, elle se laissa choir à ses pieds qu’elle baisa, l’implorant :

— Oh ! laisse-moi revenir ! Auprès de toi j’oublierai El-Moustanser le soldat, et j’éviterai peut-être la perte que son amour me réserve !

Si Abd-es-Sélèm hocha la tête.

— Non. Ne reviens pas. La griserie d’une heure charmante ne renaîtrait plus… Non, ne reviens pas… Va à ton destin, j’irai au mien.

 

*    *    *

 

Rouge et ardent, baigné d’or pourpré, le soleil se levait au-dessus de la mer, d’une nuance lilacée, nacrée, où de légers serpents d’argent couraient, rapides, fugitifs.

Le long de l’oued Dheheb limpide et tranquille, sous les eucalyptus bleuâtres, Si Abd-es-Sélèm s’avançait lentement, rêveur.

Souvent, après la première prière du jour, Si Abd-es-Sélèm aimait promener son rêve triste, communier au sourire des choses…

Tout à coup, sur la plage déserte, parmi les herbes longues et verdâtres, les coquillages blancs et les galets noirs, Si Abd-es-Sélèm aperçut un corps de femme couchée sur le dos, vêtue d’une robe de brocart rose, et enveloppée d’un grand châle de cachemire.

Il s’approcha et se pencha, soulevant le châle.

Il reconnut la juive, jeune et belle, les yeux clos, les lèvres retirées dans un sourire douloureux.

Deux coups de baïonnette avaient transpercé son corps et le sang inondait sa poitrine.

Si Abd-es-Sélèm se redressa.

Il regarda le cadavre pendant un instant et, dans sa pensée, il détailla les souvenirs de la nuit d’amour que, trois années auparavant, il avait prise à la belle Rahil ; puis, du même pas tranquille, il reprit sa promenade, dans la splendeur plus ardente du jour éblouissant…

Isabelle Ehnni,
née Eberhardt.

LE ROMAN DU TURCO[40]

VARIÉTÉ

À Tunis, dans l’ombre de la vieille Djemaâ Zitouna, sous des voûtes emplies d’une pénombre bleuâtre où des ouvertures espacées jettent de brusques rayons de lumière nette et vivante, il est une cité privilégiée, où règne un silence discret, comme oppressé par le voisinage de la Mosquée, grande à elle seule comme une petite ville.

De chaque côté de cette allée, dont les piliers verts et rouges sont les arbres immobiles, en des boutiques sans profondeur, tels des armoires ou des alvéoles, garnies de longs cierges de cire, de flacons ciselés, des hommes sont assis sur leur comptoir élevé. Ils portent des vêtements de soie ou de drap fin, aux nuances éteintes, d’une infinie délicatesse : vieux rose velouté, bleu gris comme argenté, vert Nil, orange doré… Leurs visages, aux traits réguliers et fins, affinés par des siècles de vie discrète et indolente, ont un teint pâle, d’une pâleur de cire, et sont d’expression distinguée.

Plusieurs d’entre eux sont des fils de familles illustres et très riches, et qui sont là uniquement pour ne pas être des oisifs et pour avoir un lieu de réunion, loin des cafés où se délasse la plèbe.

C’est le marché aux parfums, le Souk-el-Attarine. La boutique de Si Allèla ben Hassène était l’une des mieux décorées, d’un goût sobre et de bon aloi.

Si Allèla est le fils d’un vieux docteur de la loi, imam de la Djemaâ Zitouna, et issu d’une antique et considérable famille de Tiemcen, réfugiée en Tunisie depuis la conquête. Le jeune homme, ses études musulmanes terminées, avait été marié avec une fille d’aussi illustre lignée, et son père lui avait donné cette boutique, pour y passer les heures longues d’une vie aristocratique et monotone.

Si Allèla ne ressemblait pas cependant à ses anciens condisciples. Il évitait leur fréquentation, ne les initiait pas à ses plaisirs, auxquels son mariage n’avait apporté aucun changement. Il préférait la société spirituelle des vieux poètes arabes, ne côtoyant de leurs individualités abolies que les manifestations les plus pures et les plus belles.

Et les autres jeunes Maures le fuyaient, le jugeant plein d’orgueil et dédaigneux.

Si Allèla s’ennuyait, dans la monotonie des choses quotidiennes. Il savait penser, car son intelligence était vive et s’était aiguisée encore dans les études ardues et pénibles d’exégèse, de poétique et de jurisprudence. Et la conscience des choses augmentait son ennui. Rien de nouveau ne se présentait à la curiosité et à l’ardeur de ses vingt-cinq ans.

Un jour semblable à tant d’autres, Si Allèla était assis dans sa boutique, accoudé à un coussin et feuilletant distraitement un vieux livre jauni, œuvre d’un poète égyptien qui associa l’idée de la Mort à celle de l’Amour. Si Allèla, pour la centième fois peut-être, le relisait. Devant lui, dans un mince petit vase en verre peint de petites étoiles bleu et or, une grande fleur de magnolia, laiteuse entre quatre feuilles luisantes et sombres, exhalait la sensualité de son parfum, comme une âme de passion, et les yeux de Si Allèla, quittant les feuillets flétris du poème, se fixaient parfois sur cette blancheur chaude de chair pâmée.

… À la porte du souk, une voiture s’arrêta et deux femmes voilées à la mode algérienne en descendirent. Elles étaient enveloppées de ferrachia blanches, et leur voile, étant blanc aussi, laissait voir leurs yeux. Lentement, avec un balancement rythmique de leurs hanches, elles entrèrent dans l’ombre parfumée et suivirent l’allée. La première, que l’on devinait jeune et svelte, était grande. Elle portait la tête haute et regardait avec une hardiesse tranquille. Son regard était seul visible, lourd et fascinateur dans la splendeur des yeux magnifiés par toutes les environnantes blancheurs.

Celle qui suivait, presque respectueusement, était vieille et caduque.

Devant la boutique de Si Allèla, les étrangères s’arrêtèrent et commencèrent, avec un accent gazouillant, un marchandage malicieux, plein de sous-entendus et de traits acérés, dont la finesse plut à Si Allèla.

— D’où es-tu ? demanda-t-il.

— De loin, dans l’Ouest. Tunis est belle, les hommes en sont polis, surtout les parfumeurs du Souk. Et je ne regrette pas d’être venue.

Puis avec un long regard devenu soudain sérieux et plein de promesses, elle fit un petit tas des objets choisis et dit :

— Apporte-moi cela ce soir, près de la fontaine de Halfaouïne, chez Khadidja la Constantinoise.

Si Allèla sourit et, doucement, repoussa la main teinte au henné qui lui tendait une pièce d’or…

Les Algériennes partirent, et les autres marchands chuchotèrent et sourirent, malveillants.

Si Allèla compara le teint du front pur entrevu sous le voile à la carnation de la grande fleur peu à peu épanouie dans la chaleur. Et un trouble monta à son esprit, du fond de l’instinctivité de ses sens.

… Du minaret aux faïences vertes, la voix de rêve du crieur appela pour la prière de l’asr (après-midi) et de petits garçons vinrent remplacer les marchands, qui, en groupe silencieux, entrèrent dans la Mosquée.

Si Allèla, croyant sincère, sentit son cœur inquiet et son esprit distrait. Il invoqua Dieu, mais le calme ne vint pas et ses pensées profanes le troublaient. Il ressortit, mécontent de lui-même et assombri.

— Qui est-elle ? Est-elle seulement jolie ? Et pourquoi ce trouble ? Comme si je redevenais enfant, comme si je ne savais pas fort bien que c’est toujours la même chose !

Il se méprisait de cette faiblesse. Mais la joie de l’imprévu, quoique banal encore, fut plus forte que les raisonnements inspirés par une expérience précoce. Et il se surprit à attendre la tombée de la nuit avec impatience.

Dans un vieux mur blanc, croulant de vétusté et où des herbes pariétaires avaient poussé, une porte était entre-bâillée, et une petite négresse, assise sur le seuil, fixait l’entrée de l’impasse avec le sourire immuable de l’émail blanc de ses dents.

Si Allèla entra et la porte se referma lourdement. La cour était vaste. Une fontaine coulait au milieu, entre quatre orangers aux troncs tors. Un escalier de faïence bleue conduisait à la galerie à arcades aiguës du premier étage et le ciel rose jetait par-dessus tout cela un grand voile limpide.

En haut, sur des matelas recouverts de tapis, l’Algérienne était assise. Elle portait le costume de Bône, robe sans manches, en soie, ceinturée d’un foulard, chemise à larges manches pagodes brodées de métal, coiffure pointue drapée de mouchoirs à franges.

Son visage était d’un ovale parfait, d’une blancheur laiteuse, avec des traits fins, sans puérilité. Mais, pour Si Allèla, toute la beauté consistait dans les yeux, qui, tout à l’heure, avaient illuminé d’une splendeur inconnue l’ombre bleuâtre du Souk alangui.

Affable et souriante, elle fit asseoir Si Allèla auprès d’elle, et l’autre femme, vieille momie ridée, servit le café parfumé à l’essence de rose.

Après des politesses minutieuses et quelques questions éventuelles sur leur vie, la Bônoise lui dit :

— C’est l’ennui qui m’a chassée de mon pays et poussée à voyager comme un homme. On m’a dit que les femmes de Tunis sont belles. Elles ressemblent à la poudre d’or répandue sur la soie. Est-ce vrai ?

Si Allèla, souriant, se rapprocha d’elle et, dans un souffle, comme s’il eût craint d’être entendu, murmura :

— Quand la rose s’épanouit dans le jardin, les autres fleurs pâlissent. Quand la lune se lève, les étoiles s’effacent. Quand Melika paraît, les filles du sultan baissent les yeux et rougissent.

Si Allèla avait parlé en vers, en un arabe ancien et savant, et cependant Melika avait compris et son sourire disait sa joie.

Si Allèla lui savait gré de sa grâce et de sa réserve, qui donnaient une saveur toute particulière à leur entretien prolongé, telle une délicieuse torture, dans le clair-obscur rosé du crépuscule tiède.

… Dans une chambre tapissée de faïence et dont un léger rideau fermait la porte, Si Allèla goûta une ivresse inconnue, en gamme ascendante dans l’intensité inouïe de la sensation allant jusqu’à l’apothéose.

Au réveil, quand la lumière joyeuse du matin pénétra dans l’ombre tiède, Si Allèla eut la conscience très nette d’être devenu autre. L’ennui avait disparu et il sentait son cœur empli d’une tiédeur ignorée qui remontait vers son esprit, en joie, sans cause apparente.

Il sortit. Dans les rues, des rayons encore obliques détachaient les saillies des vieilles maisons sur un fond d’ombre bleue. L’air était léger et une fraîcheur délicieuse soufflait un parfum indéfinissable, enivrant de vie jeune et de force.

Et Si Allèla regardait cette Tunis où il était né, avec l’émerveillement d’un étranger. Comment ne l’avait-il jamais vue si belle et si douce au regard ? Pourquoi ce lendemain d’amour n’apportait-il pas la sombre rancœur, la fatigue ennuyée de tous les autres, et qui, souvent, l’avait fait hésiter sur le seuil des femmes ?

Mais à la porte du Souk, il se raidit. Un morne ennui, une sourde irritation l’envahissaient, une impatience en face de la nécessité de passer encore une journée dans cette boutique, loin de Melika. Et pourtant, il fallait se soumettre. La vie musulmane est ainsi faite, toute de discrétion, de mystère, de respect des vieilles coutumes, et surtout de soumission patriarcale.

Et Si Allèla, plus renfermé en lui-même, plus silencieux que toujours, passa les heures longues à revivre en esprit les gestes et les paroles de la nuit, avec, à certains souvenirs, des sursauts de rappel le faisant frissonner jusqu’au plus profond de sa chair.

Melika, fille d’une pauvre créature usée et flétrie, jetée depuis toute petite à la merci des tirailleurs et des portefaix, avait grandi dans la rue sordide, nourrie des reliefs de la caserne, par les hommes en vestes bleues qui, par les fenêtres, lui jetaient des morceaux de pain. Elle avait mendié, elle avait colporté de lourds plats de couscous qui courbaient son poignet faible, pour la pitance des ouvriers. Quand elle avait été nubile, un soldat, puis d’autres, avaient donné de sa beauté et de sa grâce, les pauvres sous de misère péniblement gagnés sous le berda[41].

Puis un taleb[42] l’avait remarquée, qui, bach-adel à la mahakma, rendait la justice musulmane.

Intelligent et sortant de la vulgarité par son caractère, Si Ziane avait cueilli la fleur souillée sur le bord de la fosse infecte et l’avait transplantée, pour la voir s’épanouir sous ses seuls yeux, dans le silence et le mystère d’une vieille petite maison, tout en haut, près des remparts génois. Il l’avait placée là, seule, sous la surveillance de Téboura, vieille retraitée de l’amour, très douce et très bonne, quoique d’une haute malice et duègne sévère, qui aima Melika parce qu’elle ressemblait à sa fille morte.

Melika avait subi patiemment cet internement de deux années, aux longues heures de solitude, car le juge ne venait que furtivement. Mais, des discours de cet homme et de ses attitudes, Melika avait acquis la distinction et le parler recherché qui, en Orient, sont l’apanage de l’homme, instruit et formé au dehors.

Elle acceptait sans révolte la fidélité d’épouse que lui imposait Si Ziane, car elle était raisonnable. Elle avait une maison à elle, Téboura pour la servir et la distraire, des toilettes et des bijoux. Et elle avait échappé à la fange où sa mère avait sombré.

Mais très vite, tout cela avait été détruit, balayé : Si Ziane tomba malade et mourut.

Alors, la porte de la vieille petite maison s’était ouverte tous les soirs, mais ceux qui la franchissaient portaient tous le turban des tolba, et une ombre de mystère distingué abrita toujours la demeure de Melika, où Téboura, qu’elle avait gardée, se dévouait, vieille créature finie qui aimait raconter ses amours de jadis à celle qui les revivait, dans la succession des générations.

Melika regrettait Si Ziane, qu’elle n’avait cependant pas aimé d’amour, respectueuse devant lui et craintive. Il avait été bon pour elle. Elle s’était aussi accoutumée au silence, à la sécurité, loin de l’imprévu effrayant de l’homme, presque jamais le même, se glissant, tous les soirs, au crépuscule, dans sa vie.

Elle devint riche parmi ses pareilles, et, avec la satiété du vouloir assouvi, dans son âme vaguement affinée, l’ennui était né.

Un jour, elle avait ordonné à Téboura de mettre ses toilettes, ses tapis, avec ses bijoux, dans les grands coffres en bois peint, et elles étaient parties vers Tunis, légendaire parmi les cités de l’Ifrikya.

 

*    *    *

 

Tous les soirs, après que le soleil avait disparu derrière les hauteurs de Bab el-Gorjani, et quand les portes du Souk s’étaient fermées, Si Allèla s’en allait, mystérieux et hâtif, par de nombreux détours, vers le quartier de Halfaouïne.

Près de la fontaine, il s’assurait d’un regard circulaire de la solitude ambiante, et entrait dans l’impasse.

Puis, dès la cour, c’était le sourire de Melika, première station sur l’échelle des voluptés.

Ils montaient, se tenant par la main, comme des enfants bien sages, l’escalier bleu, puis, soulevant le mince rideau voilant leur porte comme d’une brume légère, ils retrouvaient l’ivresse interrompue la veille, les mille caresses, les mille jeux charmants.

Et les heures et les jours s’écoulaient, en une douceur, en une volupté sans cesse renaissante, qui les berçait et leur semblait devoir durer toujours.

Si Allèla, peu à peu, bravant son père et l’opinion qui commençait à s’occuper de lui, désertait de plus en plus le Souk pour la demeure adorée de Melika.

Tout lui semblait nouveau. Chaque rayon de soleil accroché à un vieux pan de muraille, chaque note des petites stitra, ou de flûtes arabes, susurrée devant les cafés où l’on rêve, tout cela prenait pour lui un sens spécial, semblait se fondre avec l’harmonie de sa volupté, en être les accords.

Surpris et charmé. Si Allèla comprenait maintenant le monde enchanté de visions et d’ivresses évoqué par ses poètes favoris, et ce qui, auparavant, n’avait été pour lui qu’une habile musique, devenait l’expression plus parfaite de son âme.

Melika aimait.

Dans la langueur des journées, elle comptait les heures, et quand Si Allèla tardait un peu, une angoisse douloureuse étreignait son cœur, une sourde jalousie montait, dans son âme plus fruste et plus sauvage.

L’ardeur inouïe et la passion de l’être très jeune qu’était Allèla étaient nouvelles pour Melika, et ne ressemblaient ni à la tranquille domination du taleb impassible, ni aux amours passagères des autres, orgiaques. C’était la vraie vie, intense jusqu’à la violence, qui se révélait à elle, cependant qu’à peine consciente.

Elle ne pensait pas, n’en sentant que plus intensément, et, sans doute, l’amour plus conscient d’Allèla était aussi moins intense, parce que plus loin de la nature.

Un soir, très étrangement, tandis qu’au clair de lune ils avaient, par fantaisie, transporté leurs extases sur la terrasse abritée des regards indiscrets par un mur, une grande tristesse leur vint, une tristesse d’abîme, sans raison apparente et, comme des enfants craintifs, pressés l’un contre l’autre, ils pleurèrent, désespérément… Puis, quand ce fut fini, ils se regardèrent, étonnés, et le souffle de l’épouvante passa, cette nuit-là, sur leur volupté.

… D’autres jours d’attente suivirent, préparant des nuits d’ivresse. Allèla avait perdu la notion du temps et de la réalité. Son amour s’était identifié avec sa vie elle-même, et il ne pouvait se représenter comme possible la continuation de son existence sans celle de ce qui lui semblait en être l’essence.

 

*    *    *

 

Si Hassène, le père d’Allèla, passait ses journées, sereines, à enseigner les dogmes de l’Islam, dans les cours intérieures de la grande Djemaâ Zitouna, loin du bruit de la vie moderne.

Calme et impassible comme un sage, Si Hassène s’était retiré loin des hommes. Par une inconséquence naïve commune à tous les pères, Si Hassène voulait son fils semblable à lui-même et, par une sévérité austère, il voulait l’amener à une obéissance absolue aux règles de la morale islamique.

Bientôt, le vieillard s’aperçut de l’attitude de son fils et il le surveilla. Il sut le secret d’Allèla et la retraite de l’Algérienne. Ce jour-là, sans un mot à son fils, Si Hassène monta à l’Ouzara[43] et parla à son oncle, Ministre de la Plume.

Un soir, insouciant, le cœur ouvert aux impressions les plus joyeuses, avec l’inconcevable quiétude de celui sur qui la destinée s’est appesantie et qui ne sait pas, Allèla alla à Halfaouïne.

Il fut surpris, et son cœur se serra inconsciemment quand il vit la porte fermée. Il frappa et il lui sembla que le bruit du marteau de fer était changé, devenu lugubre.

La vieille propriétaire ouvrit. Ses yeux étaient rouges et elle gémissait. — Ah, ya sidi, ya sidi ! Elle est partie. Ce matin, des hommes de l’Ouzara, des agents de police, sont venus et les ont arrêtées. Ils les ont emmenées sans dire pourquoi et où. On a aussi pris leurs bagages. Oh ! Seigneur, aie pitié de nous ! Lella Melika est partie !…

Si Allèla avait bousculé la vieille et, accablé, incapable encore de réfléchir, il se laissa choir sur une pierre.

— Comment, des hommes de l’Ouzara ? Mais pourquoi, mon Dieu ? Ah ! c’est mon père ! Il a dû me faire suivre. Oh ! les pères, les pères qui croient être bons et qui sont cruels ! disait-il, sentant une rage torturante s’emparer de lui. Que pouvait-il, en effet, lui, jeune homme soumis à la puissance paternelle contre celle-ci, aidée de l’Ouzara, du Bey, de la Résidence ; car Melika l’Algérienne, donc sujette française, n’avait pu être arrêtée qu’avec l’assentiment des autorités françaises. Et pourquoi ? Qu’avait-elle fait ; comment le vieux avait-il réussi à obtenir le concours des Roumis ? Et que restait-il à faire, contre ces gens, pour qui son bonheur à lui, sa volonté, sa vie n’étaient rien et qui étaient tout-puissants ?

Et il se demandait, avec l’égoïsme de ceux qui souffrent, ce qu’il deviendrait sans Melika. Un chaos douloureux avait envahi l’esprit de Si Allèla et, quittant brusquement cette maison dont l’aspect lui était déchirant, il s’élança dans le dédale silencieux des rues arabes, où il erra toute la nuit. Dès le matin, il commença à rechercher Melika, à interroger la police… Partout il se heurta à la même réponse : on n’avait pas de renseignements à lui donner sur une femme qui ne lui était rien.

Et ce furent des jours longs, pleins d’obscurité et d’angoisse, où les résolutions les plus contradictoires se succédaient dans l’esprit de Si Allèla.

Enfin, soupçonnant que Melika avait dû être expulsée de Tunisie, il résolut de partir, de fuir Tunis qui lui était devenue odieuse, et d’aller là-bas, dans l’Ouest, rechercher sa maîtresse. Cependant, sa raison lui suggérait une objection : pourquoi, si elle avait été expulsée, ne lui écrivait-elle pas ?

Mais il voulut quand même fuir l’insupportable inaction qui brisait son énergie et énervait ses forces.

La boutique appartenait à son père et Si Allèla n’avait que les quelques centaines de francs de sa caisse. Mais, sans scrupules désormais, Si Allèla vendit tout ce qui garnissait la boutique à un Juif du Hara.

Avec le produit de cette vente, il partit pour Bône où toutes ses recherches furent vaines : on n’avait pas revu les deux femmes depuis leur départ pour Tunis.

Si Allèla ne put que contempler avec une poignante tristesse la petite maison de Téboura, louée maintenant à des Kabyles, et où, jadis, Melika avait vécu, et tout ce cadre de ville, de mer et de montagnes où sa beauté s’était développée et magnifiée.

Puis, se souvenant que Melika lui avait parlé d’une vieille parente de Téboura établie à Constantine, Si Allèla s’y rendit.

Là, il acheva de dépenser le peu qui lui restait, et se trouvant sans ressources, il dut accepter d’aller enseigner la grammaire et le Coran dans une zaouïa du Sud.

Deux années se passèrent. Allèla, malgré quelques efforts où sa volonté s’était raidie contre le mal qui le minait, souffrait toujours, et l’image charmante de Melika ne s’effaçait pas de son souvenir.

Un jour, l’idée qu’elle pouvait être retournée à Bône lui vint et s’implanta dans son esprit, et il se confia au vénérable marabout, cheikh de la zaouïa, qui lui fournit les moyens de retourner à Bône.

Et Si Allèla, dès son arrivée, rencontra un Sfaxien, son ancien condisciple, engagé aux tirailleurs à la suite d’une première jeunesse orageuse. Si Abderrhamane avait été l’unique ami d’enfance de Si Allèla et le jeune homme lui confia sa peine, tandis qu’ils suivaient lentement, la main dans la main, la route de la Corniche, serpentant très haut au-dessus de la mer.

Le sergent était devenu pâle et son visage s’était assombri. Il sembla réfléchir, puis il dit :

— Allèla, mon frère… Tu souffres. C’est l’incertitude qui te torture. Si elle était morte, préférerais-tu en être certain que de souffrir ainsi ?

— Certes, la certitude du condamné à mort vaut mieux que l’angoisse de l’accusé.

— Eh bien, la destinée a voulu que ce soit moi qui te renseigne. Je te dirai toute la vérité.

Ils s’étaient arrêtés et Allèla, anxieux, avait saisi le sergent par la main.

— Melika est revenue à Bône peu de temps après ton départ. Aussi, pourquoi es-tu parti comme cela ? Si tu étais resté à Bône, elle t’aurait retrouvé, et vous eussiez été heureux.

— Mais parle, parle, où est-elle à présent ?

— Allèla, Melika est morte. Nous sommes en doul’kâda… eh bien, en moharram, dans deux mois, il y aura un an.

Allèla regardait le sergent. Cette idée ne lui était jamais venue qu’elle pouvait être morte, elle, si pleine de vie et de jeunesse. Il se raccrocha à une faible espérance.

— Es-tu bien sûr que c’est elle ?

— Melika, l’ancienne maîtresse de Si Ziane, le bach adel qui habitait près des remparts, avec la vieille Téboura, et qui est partie à Tunis ? C’est bien elle… Et ton récit me fait comprendre son genre de vie, ici, et aussi sa fin.

— Raconte-moi tout sans ménagements. Puisqu’elle est morte, c’est fini. Qu’importe !

Un grand vide s’était fait dans l’âme d’Allèla : il n’avait plus de but, plus de raison d’être, plus aucun intérêt à vivre. Mais il voulait savoir. Il lui semblait qu’elle revivrait un peu dans le récit du sergent, dût-il lui dire des choses cruelles, qu’il pressentait vaguement.

— Écoute-moi, alors. À Tunis quelqu’un l’a dénoncée à l’Ouzara et à la Résidence. Elle n’avait pas de permis de voyager et n’était pas inscrite à la police et on l’a enfermée. Téboura, pour complicité, a aussi été emprisonnée. Elles sont restées en prison plus de six mois, ce qui est monstrueux… Puis on les a expulsées. Elles sont revenues ici et Melika a dû t’écrire à Tunis, sois-en certain. Seulement, pendant ce temps tu étais à Constantine ou dans le Sud. C’est une fatalité !

Tant qu’elles ont eu de l’argent, elles ont vécu dans la retraite et je sais de source certaine que Melika n’a reçu personne chez elle ni n’est sortie. Puis la misère est venue. Elles ont dû rouvrir leur porte, mais Melika a systématiquement éloigné d’elle tous les tolba, tous les hommes instruits et un peu au-dessus du vulgaire. Elle est venue habiter près de la caserne et nos hommes sont devenus ses clients habituels, avec des portefaix. Elle s’était mise à boire, affreusement : elle buvait de l’absinthe pure et, quand elle était ivre, elle pleurait et insultait ses compagnons de hasard, leur crachant à la face une haine et un mépris qui semblaient inexplicables.

— Elle m’aimait toujours ! murmura Allèla, dont les traits se contractèrent douloureusement.

— Certes, elle évitait de recevoir souvent le même homme et, quand attiré par sa beauté et son charme, on lui parlait d’amour, elle répondait par des injures.

Allèla attacha sur son ami un long regard pénétrant.

— Abderrhamane… naturellement, comme les autres, tu es allé chez elle.

— Oui, pardonne-moi, frère, de te dire tout cela. Mais tu voulais tout savoir !

— Qu’importe, à présent ! Elle est morte, dans la douleur – car tu dis toi-même qu’elle souffrait. Et c’est fini… Jamais plus je ne pourrais la voir, lui demander pardon !

— Elle fut tienne jusqu’au dernier moment. Quand elle tomba malade, de la poitrine, elle entra à l’hôpital et les médecins décidèrent qu’elle mourrait, usée par l’alcool et prédisposée, déjà, à la phtisie.

En trois ou quatre mois c’était fini. Je n’ai pas assisté à ses derniers moments. Mais je suis allé la voir, à l’hôpital, plusieurs fois.

Allèla, depuis le commencement de cet entretien, torturant à la fois et doux pourtant, parce qu’il évoquait Melika aimante jusqu’à la tombe, observait, presque inconsciemment son ami. Et il commençait à comprendre.

— Tu l’aimais, toi aussi ! dit-il tout à coup, sans colère, sans jalousie.

Le sergent courba la tête et, avec un tremblement dans la voix, il murmura : « Oui, je l’aimais. J’ai tout fait pour l’arracher à la rue. Je n’ai pu. Elle m’a toujours repoussé avec colère, ne voulant voir en moi qu’un client qui payait. Quand j’ai trop insisté, elle m’a supplié de ne plus revenir, et je ne l’ai revue qu’à l’hôpital, mourante. C’est moi qui l’ai enterrée. Viens, allons à sa tombe. Tu ne m’en veux certes pas ? »

— Oh ! non, je t’aime davantage de l’avoir aimée, d’avoir distingué en elle la perle souillée, foulée aux pieds, mais belle toujours et précieuse. Je te l’ai dit déjà, tout m’est égal, à présent… Je n’ai plus rien à faire, plus rien à attendre…

Allèla éprouvait une lassitude immense, un dégoût profond des choses. Il semblait que le vouloir s’était brisé en lui, et que, lui aussi, allait mourir…

— Demain, Abderrhamane, montre-moi où l’on va pour s’engager.

Cette résolution lui était venue, tout à coup : c’était, en effet, l’annihilation de son individualité. Il n’aurait plus à lutter pour vivre, plus rien à espérer ni à désirer. Il serait une machine indifférente, ignorée, quelconque.

 

*    *    *

 

Pendant près d’une année, tous les soirs, quand le soleil d’or descendait derrière les dentelures sombres du grand Djebel Idou morose et que la vallée de Bône et ses collines sombraient dans les buées violettes du crépuscule, deux hommes, portant la veste bleue des tirailleurs, montaient vers les hauteurs des Caroubiers, suivant la route de la Corniche, avec, tout en bas, la mer qui gronde ou qui murmure, contre les rochers noirs…

De la grâce un peu langoureuse et de l’aristocratique pâleur d’Allèla le taleb, Ali le tirailleur n’avait gardé qu’une plus grande distinction de manières. Silencieux et renfermé, il fuyait toute société humaine, sauf celle du sergent Abderrhamane…

Ils montaient ainsi, les deux amants de Melika, au cimetière musulman, sur le coteau de Meneïdia, qui domine le grand golfe mollement arrondi entre les collines vertes et les jardins.

Là, assis près d’une petite tombe de faïence bleue, ils gardaient le silence, en de très dissemblables ressouvenances.

Puis, leur détachement partit et personne ne vint plus visiter la tombe de Melika.

Seul le vent de la mer caresse les faïences bleues et murmure dans les herbes sauvages et dans le feuillage dur des grands cyprès noirs…

Isabelle Eberhardt.

BLED-EL-ATTAR[44]

(Fragment autographe)

Mannoubia était la fille d’une veuve, Khadoudja, qui vendait du pain sur le marché Arabe de Bône. Mannoubia ignora toujours qui avait été son père… peut-être Khadjoudja elle-même ne le savait-elle pas. La vieille était un pauvre être sordide et dégradé, vêtu de loques sales, innommables et elle finit sa vie dans l’abêtissement et le gâtisme. La petite, qui partageait le taudis de sa mère, dans une baraque à moitié ruinée du faubourg Ste Anne et qui l’accompagnait au marché, resta seule. Elle alla mendier, dans les rues.

Mannoubia était gracieuse. Son visage un peu bronzé par le soleil était d’une grande pureté de traits et, dans son regard, il y avait quelque chose de déjà conscient, de déjà femme, qui troublait…

Un soir, elle rencontra Téboura.

Téboura était une vielle Mauresque dont la fille, pendant dix ans, avait affolé les jeunes Musulmans de Bône et de Constantine. Puis, la fille était morte, et Téboura était demeurée seule.

Dans cette âme étrange, faussée, d’où le sens moral semblait absent, il y avait des trésors d’amour et de bonté. Et, cependant, toute sa vie s’était écoulée parmi les courtisanes Mauresques, dont l’existence est comme voilée de mystère, qui gîtent en des maisons d’aspect farouche dont les abords difficiles sembleraient révéler une surveillance de père ou de mari jaloux. Servante d’abord, puis duègne, Téboura avait aimé ces femmes, d’un amour de mère… Pendant que sa fille Khafoia, enfant d’un tirailleur, avait été la plus aimée et la plus adulée de toutes les filles de joie d’Annèba la gracieuse, la prostituée, Téboura l’avait servie, idôlatrée. Maintenant que sa fille était morte, la pitoyable vieille souffrait de sa solitude et d’abandon, dans sa petite maison blanche.

Quand elle vit Mannoubia et qu’elle la sut orpheline, Téboura se réjouit et l’adopta.

C’est ainsi que Mannoubia devint courtisane.

Sa beauté avait quelque chose de mystérieux, d’indéfinissable et, en même temps, de voluptueux jusqu’à l’angoisse.

Mais à l’encontre des jeunes femmes que Téboura avait aimées et protégées, Mannoubia n’avait pas le tempérament calme, terre-à-terre, presque animal qui, chez la Mauresque, résulte de l’amour sans enfants. La femme Arabe, même la plus déchue, la plus souillée, a le culte, l’adoration de l’enfant, et la maternité de beaucoup de pauvres prostituées est sublime de dévouement et d’amour.

Mannoubia était d’humeur fantasque. Tantôt, elle avait des accès d’une gaîté folle, tantôt, elle demeurait silencieuse, des journées durant, comme accablée par une tristesse inconnue.

Parfois elle renvoyait tout à coup les plus riches et les plus généreux d’entre ses amants, et recherchait l’amour brutal des soldats et des portefaix.

Certes, elle ne se rendait pas compte du mal qui la tourmentait, et n’eut point su définir ses rêves, ses aspirations, ses inquiétudes…

Un jour, elle crut aimer. Pour un jeune officier de tirailleurs, un Constantinois, elle quitta Bône, alla vivre avec tante Téboura dans la grande capitale Arabe… plus Arabe que toutes les autres villes d’Algérie.

Mais bientôt, cette flamme aussi s’éteignit et Mannoubia tomba au morne ennui.

Elle était, à dix-huit ans, presque riche déjà, et un jour, elle dit à Téboura :

— Je vais mourir de langueur, tante Téboura. Nous sommes riches. Invente un moyen de me distraire !

FELLAH[45]

Mœurs telliennes

I

La vie du fellah est monotone et triste, comme les routes poudreuses de son pays, serpentant à l’infini entre les collines arides, rougeâtres, sous le soleil. Elle est faite d’une succession ininterrompue de petites misères, de petites souffrances, de petites injustices bien souvent aussi. Le drame est rare, et quand, par hasard, il vient rompre la monotonie des jours, il est, lui aussi, réduit à des proportions très nettes et très minimes, dans la résignation quotidienne, prête à tout.

Dans ce petit récit vrai il n’y aura donc rien de ce que l’on est habitué à trouver dans les histoires arabes, ni fantasias, ni intrigues, ni aventures. Rien que de la misère, tombant goutte à goutte, sans cesse, sur de la chair habituée, depuis toujours, à sa brûlure.

Sous la morsure du vent de mer âpre et glacé, malgré le soleil, Mohammed Aïchouba poussait sa charrue primitive, attelée de deux petites juments maigres, de race abâtardie, à la robe d’un jaune sale. Mohammed faisait de grands efforts pour enfoncer le soc obtus dans la terre rouge, caillouteuse. Par habitude, et aussi faute d’outils et de courage, Mohammed se contentait de contourner les touffes de lentisque et les pierres trop grosses, sans jamais essayer d’en débarrasser son petit champ, le melk héréditaire et indivis des Aïchouba.

Le petit Mammar, le fils de Mohammed, cramponné à la gandoura terreuse de son père, s’obstinait à suivre le sillon où, un jour, il pousserait probablement à son tour la vieille charrue grinçante.

Mohammed approchait de la cinquantaine. Grand et sec, de forte ossature, il avait un visage allongé, tourné, encadré d’une courte barbe noire. Ses yeux d’un brun roux avaient une expression à la fois rusée, méfiante et fermée. Cependant, quand le petit Mammar s’approchait trop de la charrue, le père, le repoussait doucement, et ses yeux changeaient. Un sourire passait dans son regard d’obscurité accumulée par des siècles de servitude. Un voile déchiré, simplement passé sur la tête, achevait de donner à Mohammed, sous ses haillons, l’air d’un laboureur de la Bible…

Le champ était situé sur le versant d’un coteau aride, au milieu du chaos des collines que domine de toutes parts la muraille bleuissante des montagnes aux circuits compliqués.

En face, sur l’autre bord d’un ravin, les gourbis de la fraction des Rabta, de la tribu des Maïne.

Celui des Aïchouba était un peu à l’écart, au pied de la falaise rouge par quoi finissait la montagne. Quatre murs en pierre sèche, aux trous bouchés avec de la terre et de l’herbe, un toit en diss. Comme unique ouverture, la porte très basse, telle l’entrée d’une tanière. Une haie d’épines et de branches de lentisque, servant le jour à cacher les femmes et, la nuit, à abriter le troupeau.

Mohammed était l’aîné, le chef de famille. Ses deux frères, plus jeunes, habitaient sous son toit. Le premier, Mahdjoub, était marié. Se désintéressant du travail au champ, il élevait des brebis et des chèvres, et fréquentait les marchés.

Benalia, le cadet, ne ressemblait pas à ses frères. Il avait dix-huit ans, et refusait de se marier. Il gardait le troupeau et braconnait dans la montagne. Voleur à l’occasion, mauvais sujet irréductible, malgré les corrections que lui donnaient ses frères, il passait ses journées assis sur quelque rocher, en face du grand horizon doré, à jouer de la flûte bédouine ou à improviser des complaintes. Lui seul, peut-être, dans sa tribu, voyait la splendeur des décors environnants, la menace des nuages sur la crête des montagnes obscures et le sourire serein du soleil dans les vallées, toutes blondes avec des horizons bleus.

Au gourbi, Benalia gardait un silence presque dédaigneux. Il ne se mêlait pas des querelles d’intérêt entre les deux grands frères ni des interminables discussions éclatant à propos de rien entre les femmes.

Elles étaient nombreuses, dans la demi-obscurité du grand gourbi. Mohammed en avait deux et Mahdjoub une. Il y avait encore là les sœurs non encore nubiles ou divorcées, les vieilles tantes et la mère Aïchouba, l’aïeule décrépite des petits qui pullulaient là, portés sur le dos des femmes courbées avant l’âge, par habitude. Et c’était toute une smala exigeante et rusée, quoique craintive.

Pendant que les hommes étaient au dehors, les femmes écrasaient le blé dur dans le vieux petit moulin lourd et faisaient cuire les galettes azymes dans un four en terre ressemblant à une taupinière géante et qu’on fermait au moyen d’une marmite à moitié remplie d’eau.

Quand les travaux rudimentaires du champ et du troupeau ne réclamaient pas leur effort de Mohammed et de Mahdjoub, ils allaient, comme les autres hommes de la fraction, s’asseoir sur de vieilles nattes, près d’un gourbi où un homme en blouse et en turban vendait du café et du thé.

Là, on parlait lentement, interminablement, des questions d’intérêt, avec la préoccupation des paysans toujours attentifs à la vie de la glèbe. On supputait la récolte ; on parlait du dernier marché ; on comparait les années.

Le marché joue un grand rôle dans la vie bédouine. Il exerce une sorte de fascination sur les fellah, et ils sont très fiers du marché de leur tribu. « Il va déjà au marché » se dit du jeune homme parvenu à l’âge de la virilité.

Parfois, quelqu’un racontait une histoire, naïve et fruste, des trésors cachés dans la montagne et surveillés par des génies, des légendes du vieux temps ou des histoires merveilleuses sur les bêtes féroces, les panthères, encore nombreuses aujourd’hui, ou les lions.

La piété de ces tribus berbères de la montagne dont beaucoup parlent leur idiome, le Chelha, est tiède, et leur ignorance de l’Islam est profonde. Les vieillards seuls s’acquittent des prières traditionnellement. Par contre, les marabouts sont très vénérés, et il est une infinité de koubba ou simplement de lieux saints où l’on va en pèlerinage, en mémoire de quelque pieux solitaire.

Chez les Aïchouba, seul Mohammed priait et portait à son cou le chapelet de la confrérie des Chadoulia…

Et les jours s’écoulaient dans la torpeur résignée, dans la monotonie de la misère, endurée depuis toujours.

… L’année s’annonçait mal. Au moment des semailles d’hiver, la pluie avait détrempé la terre et transformé les chemins arabes, sentiers ardus et sinueux, en torrents. En effet, malgré le poids si lourd des impôts arabes, les douars sont dépourvus de voies de communication et rien n’est fait pour leur commodité, leur développement ou leur salubrité. Le fellah déshérité paye et se tait.

Les terres de la fraction des Rabta sont pauvres, épuisées encore par la mauvaise culture sans engrais, jamais. La brousse voisine les envahit.

Le pain noir et le maâch, le gros couscous grossier, menaçaient de manquer, cette année, et l’impôt serait bien difficile à payer.

Et une plainte sourde, un cri d’angoisse commençait a monter, des collines et des vallées.

Il n’y avait cependant pas de révolte dans les attitudes et les discours des fellah. Ils avaient toujours été pauvres. Leur terre avait toujours été dure et pierreuse, et il y avait toujours eu un beylik auquel il fallait payer l’impôt. D’un âge d’or les Bédouins ne gardaient aucune ressouvenance.

Ils vivaient de brèves espérances, en des attentes d’événements prochains, devant apporter un peu de bien-être au gourbi : Si Dieu le voulait, la récolte serait bonne… ou bien les veaux et les agneaux se vendraient bien et un peu d’argent rentrerait. Tout cela, même en mettant les choses au mieux, ne changerait rien au cours éternellement semblable de la vie du douar. Mais l’espoir fait passer le temps et supporter la misère.

Le Bédouin est chicanier et processif de sa nature. Il considère comme une nécessité de la vie, presque comme un honneur, d’avoir des procès en cours, de mêler les autorités à ses affaires, même privées. Mohammed Aïchouba et son frère Mahdjoub avaient plusieurs fois soumis leurs différends au Caïd, et même à l’Administrateur, continuant cependant à vivre ensemble…

Au gourbi, c’était Aouda, l’aînée des deux femmes de Mohammed, qui suscitait les querelles. Verbeuse et acariâtre, elle, éprouvait le besoin incessant de se disputer et de crier, de rapporter des uns aux autres les propos entendus, habilement surpris. Quand les disputes dépassaient un peu le degré ordinaire, Mohammed prenait une matraque et frappait sa femme à tour de bras, mettant fin aux querelles pour quelques heures. Mais la ruse et la méchanceté d’Aouda n’avaient pas de bornes. Elle en voulait surtout à Lalia, la jeune femme de son mari, douce créature, jolie et à peine nubile, qui se taisait, supportant toutes les vexations d’Aouda et allant jusqu’à l’appeler Lella (madame).

Mohammed, sans tendresse apparente, avait pourtant un faible pour Lalia, et il ne revenait jamais du marché sans rapporter un cadeau quelconque à sa nouvelle épouse, augmentant encore la haine et la jalousie d’Aouda. Elle avait deux enfants, deux filles, et elle comptait sur cette maternité pour empêcher son mari de la répudier. Mais les filles étaient déjà assez grandes, et Mammar, le favori de Mohammed, était le fils de Khadidja, la première femme de Mohammed, qui était morte. Les liens qui attachaient Mohammed à Aouda étaient donc bien faibles.

Comme il est d’usage chez les Berbères de la montagne, les parents d’Aouda l’excitaient encore contre son mari pour provoquer un divorce venant de lui car alors il perdait le sedak, la rançon de sa femme, que les parents remariaient ensuite, touchant une autre somme d’argent.

Mohammed, son labourage fini, mesura le grain, et son cœur se serra en voyant qu’il n’en avait pas assez pour ensemencer. Il lui en manquait pour une quinzaine de francs. Où prendre cet argent ? Irait-il, comme les années précédentes, s’adresser à M. Faguet, ou aux Kabyles habitant les « centres » de Montenotte et de Cavaignac ? À l’un comme aux autres, il devait déjà plusieurs centaines de francs. Son champ et le troupeau de Mahdjoub servaient de garantie.

Il avait déjà vu vendre aux enchères un champ d’orge et trois beaux figuiers, que M. Faguet avait, fait acheter par l’un de ses khammès.

Les usuriers ! Seuls, ils pouvaient le tirer d’affaire. Il fallait bien semer. Et Mohammed calculait, se demandant s’il s’adresserait au Roumi de Ténès ou, aux Kabyles des « centres ». M. Faguet lui prêterait le grain en nature au double du prix courant. Les Kabyles, pour un prêt de quinze francs, lui feraient signer un billet de trente…

Mohammed, lentement, marchait le long de son champ, en songeant aux usuriers. Le vent froid s’engouffrait dans le vieux burnous déchiré, dans la gandoura en loques, et pleurait sa tristesse inexpliquée autour de cette tristesse humaine.

II

… Le « centre » des Trois-Palmiers, en arabe Bouzraïa, est un village de création officielle. Les terrains de colonisation ont été prélevés sur les meilleures parcelles des tribus de Hemis et de Baghdoura, par expropriation ; le « centre » ne doit sa prospérité relative qu’au grand marché arabe du vendredi.

Sous les eucalyptus au feuillage rougi par l’hiver, sur une côte pulvérulente, une foule compacte se meut : burnous grisâtres, burnous bruns, voiles blancs. Dans les cris des hommes et des bêtes, les Bédouins vont et viennent. Les uns arrivent, les autres s’installent. Et une grande clameur s’élève, cri rapace de cette humanité dont la pensée unique est le gain. Vendre le plus cher possible, tromper au besoin, acheter à vil prix, tel est le but de cette foule disparate, mélange confus d’Européens, d’Arabes, de Kabyles et de Juifs, rendus tous semblables en leur soif de lucre.

Mohammed et Mahdjoub étaient descendus au marché dès l’aube. Le long de la route, ils avaient marché ensemble, accompagnés de leur jeune frère Benalia, qui poussait devant lui trois chèvres que Mahdjoub voulait vendre. Mohammed était monté sur sa petite jument, avec Mahdjoub en croupe, tandis que Benalia marchait à pied. Il chantait : « Le berger était sur la montagne. Il était petit, il était orphelin. Il jouait de la flûte. Il gardait les moutons et les chèvres de Belkassem. La panthère est venue, à la tombée de la nuit, à l’orée des bois : elle a dévoré le petit berger et le troupeau. Les enfants de Belkassem ont pleuré le beau troupeau, les belles chèvres… Personne n’a pleuré le petit berger, parce qu’il était orphelin, parce qu’il n’avait pas de père… » Benalia improvisait, et, sa voix jeune et forte s’en allait aux échos de la forêt, dans la montagne pleine d’épouvantements. Poète inconscient, il disait la vérité de sa race et chantait les réalités de la vie des douars… Mais, voleur et mauvais sujet, il n’obtenait pas d’attention et il était inestimé par les hommes de sa tribu.

… Arrivés au marché, les trois frères se séparèrent, selon l’usage arabe. Mohammed n’avait qu’une petite jarre de beurre à vendre, et se mit aussitôt en quête du Kabyle prêteur d’argent, Kaci ou Saïd.

En blouse bleue et turban jaune, grand et maigre, le zouaouï déballait un grand paquet de mouchoirs et de cotonnades claires. En voyant Mohammed Aïchouba, il sourit.

— Te voilà encore ? Ça ne va donc pas ? Qu’y a-t-il ?

— Louange à Dieu dans tous les cas ! Il n’y a que le bien.

— Tu as besoin d’argent ?

— Oui, viens à l’écart ; nous parlerons.

— Tu me dois déjà deux cents francs. Tu en dois à d’autres, et même à M. Faguet.

— Je paye les intérêts. Je ne travaille plus que pour vous et les impôts.

— Je ne te prêterai plus au même intérêt. C’est trop peu, puisqu’il faut tant attendre.

— Tu n’es pas un musulman ! Dieu t’a défendu de prêter même à un centime d’intérêt.

— Nous partageons le péché : nous prêtons, vous autres Arabes, vous empruntez. Sans votre rapacité, à qui prêterions-nous ?

— Ce sont les Juifs qui vous ont appris ce métier-là.

— Assez. Veux-tu de l’argent, ou non ? Et combien te faut-il ?

— Au cours du blé dur et de l’orge, il me faut seize francs.

— Seize francs… Tu me feras un billet de trente-deux francs.

— Voilà un trafic de Juif ! Avec quoi payerai-je un intérêt pareil ?

— Arrange-toi.

Le marchandage fut long et âpre. Mohammed se défendait, dans l’espoir de gagner quelques sous. Kaci ou Saïd voyait qu’il tenait sa proie et goguenardait, tranquille. Enfin, sans que l’usurier eût cédé un centime, le marché fut conclu. Le lendemain matin, on irait chez l’interprète et on signerait le billet, avec, pour se mettre d’accord avec la loi, la mention bénigne « Valeur reçue en grain », écartant l’idée d’usure. Mohammed Aïchouba aurait seize francs pour compléter ses semences et, après la moisson, il rendrait le double.

Il passa la nuit, roulé dans son burnous, près du café maure. Une inquiétude lui venait bien : avec la faible récolte qu’il y aurait sûrement, puisque l’année commençait par un froid excessif et trop de pluie, comment payerait-il toutes les échéances tombant, inexorables, après la moisson, en août ? Mais il se consola en disant : « Dieu y pourvoira ». Et il s’endormit.

Pendant l’absence des hommes, une vieille femme ridée, au nez crochu, aux petits yeux sans cils, vifs et perçants comme des vrilles, était venue au gourbi des Aïchouba. C’était la mère d’Aouda, femme de Mohammed.

Elle avait pris sa fille à part, dans un coin, et lui parlait à voix basse, avec véhémence, faisant sonner ses bracelets d’argent sur ses poignets décharnés, à chaque geste brusque.

— Tu es une ânesse. Pourquoi restes-tu chez ton mari ? Tu sais bien que les autres femmes de ton âge sont bien habillées, choyées par leurs maris. Tu vois bien comment il traite cette chienne de Lalia qu’il te préfère. Pourquoi restes-tu ? Réfugie-toi chez ton père. Si ton mari veut te reprendre de force, va chez l’administrateur. Après cela, Aïchouba te répudiera, car il tient aux usages, et quand tu te seras découvert le visage devant les Roumis, il ne voudra plus de toi. Alors nous te trouverons un autre mari bien meilleur.

— J’ai peur.

— Bête, va ! N’es-tu pas mon foie ? Te ferai-je du mal ? Et de quoi as-tu peur ? N’as-tu pas ton père, et tes frères ne sont-ils pas deux lions ?

Aouda, la joue appuyée dans le creux de sa main, réfléchissait. Elle n’avait aucune affection pour son mari et elle le craignait. Si elle était jalouse de Lalia, ce n’était nullement le sentiment de la femme blessée dans son amour et sa dignité. Seulement Mohammed prodiguait à Lalia les cadeaux et les parures, et Aouda était envieuse.

Aouda se décida.

— Lundi, ils seront au marché de Montenotte. Dis à mon père et à mes frères de venir me chercher avec la mule grise.

— D’abord fais une scène à ton mari. Dis-lui de te donner les mêmes objets qu’à Lalia et de te laisser venir passer quelques jours chez nous. Il refusera, et toi, insiste. Il te battra, et, dès mardi, nous irons nous plaindre à l’Administrateur, s’il ne te répudie pas.

Une femme entra, éplorée. C’était Aïcha, une voisine. Elle s’accroupit dans un coin et se mit à se lamenter. Jeune encore, elle eût eu un visage agréable sans les tatouages qui ornaient son front, ses joues et son menton.

— Qu’as-tu, ma fille ? demanda la vieille. Tes enfants sont-ils malades ?

— Oh ! mère, mère ! L’autre jour, comme mon mari labourait chez le caïd, des Zouaoua ont passé. Ils m’ont montré de beaux mouchoirs en soie rose, à quatre francs. J’en ai acheté deux, parce que le Kabyle me promettait d’attendre jusqu’à la fin du mois. Ma mère m’aurait donné l’argent. À présent le Kabyle prétend que je lui dois douze francs, et il m’assigne en justice. Mon mari m’a battue et il veut me répudier. Je ne sais pas s’il aura assez pour payer… Mon Dieu, aie pitié de moi !

— Moi, dit Aouda, je n’achète jamais à crédit. J’ai gardé de la laine, pour plus de trois francs, et quand je fais le beurre, j’en cache un peu que je fais vendre par des enfants. Le grain aussi, j’en vends en cachette… comme ça j’ai de l’argent pour m’acheter ce que je veux.

Comme la sœur de Mohammed, Fathma, se rapprochait, les femmes s’apitoyèrent sur le sort d’Aïcha, la voisine.

— Brûle un peu de corne de bélier de la grande fête et mets la cendre dans le manger de ton mari ; il ne pourra plus te répudier. Garde-toi d’en goûter, ça empêche les femmes de devenir enceintes. La vieille connaissait les sortilèges.

Aïcha joignit les mains, puis elle embrassa le pan crasseux de la melhfa de la vieille :

— Mère, je t’en supplie, viens chez moi. Mon mari est parti ; prépare-moi la corne toi-même. J’en ai justement deux.

— Après avoir fait cela, il faut que je parfume mon gourbi au benjoin pendant quatre jours et que je brûle deux bougies de cire vierge pour Sidi-Merouan. Donne-moi six sous ; j’irai.

Des plis de la coiffure d’Aïcha, les six sous passèrent dans un coin de la melhfa de la vieille. Elle se leva et prit son haïk et son bâton.

— Lundi, à midi. N’oublie pas la laine, surtout… souffla-t-elle à l’oreille de sa fille.

Mohamed, harassé, trempé par la pluie, rentra le lendemain à la nuit, avec l’argent du Kabyle touché dans l’antichambre de l’interprète, le billet signé.

Il trouva son petit Mammar brûlant de fièvre, sur les genoux de Lalia qui le berçait.

Aouda vaquant aux soins du ménage, maugréait :

— Toujours, c’est moi qui travaille ! L’autre, jamais. On lui a apporté des cadeaux, je parie. Moi, jamais rien !

Mohammed, douloureusement frappé par la maladie subite du petit, se retourna vers Aouda.

— Qu’as-tu à grogner comme une chienne ?

— Je demande à Dieu d’avoir pitié de moi… et elle égrena le chapelet de ses récriminations, mais avec une insolence inaccoutumée.

— Tais-toi, disait Lalia conciliante. Tu ne vois pas que le petit est malade et que l’homme est fatigué ?

— Toi, fille de serpent, tu n’as rien à me dire. Tu es fière, parce que tu es bien habillée, vipère !

Mahdjoub haussait les épaules, impatienté.

— Si tu étais à moi, dit-il, je te mettrais à la porte à coups de pied. Mohammed est trop patient.

Au fond, Mohammed avait bien envie de répudier Aouda, mais il regrettait l’argent de sa rançon, et il se contenta, comme toujours, de la faire taire en la battant.

Le lendemain, l’état de l’enfant empira. Mohammed, désolé, le veillait, morne. Les remèdes des vieilles ne soulagèrent pas le petit et, dans la nuit du dimanche, il mourut. Quand les menottes convulsées retombèrent inertes, Mohammed crispa ses mains calleuses sur le petit cadavre et resta là, pleurant à gros sanglots, avec des gémissements, comme un enfant.

Autour du tas de chiffons qui avait servi de lit au petit Mammar, les femmes, accroupies, poussaient de longs hurlements lugubres, en se griffant le visage. Aouda, par nécessité et par habitude, imitait les autres, mais, dans ses yeux noirs, une joie mauvaise brillait.

Et Mohammed pleurait là sa dernière misère, la mort de son fils unique, ce petit Mammar si joli, si plein de vie, qui le suivait partout, qui le caressait, qui était sa seule joie.

Peu à peu le fellah cessa de pleurer et resta là, accroupi, immobile, à regarder le cadavre de son enfant… Puis il souleva, les petites mains crispées qui semblaient s’abandonner encore, la petite tête aux yeux clos… Et, avec un long cri de bête blessée, il retomba sur les chiffons et pleura, pleura jusqu’au jour, quand les femmes lui prirent le petit pour le laver et le rouler dans le linceul blanc, étroit comme une serviette.

III

Quand Mammar fut enterré, sur la colline, dans la terre pierreuse, Mohammed, sombre et muet, ramassa des pierres et des branches et bâtit une cahute au pied du figuier où il jouait, tous les jours, avec son fils. Il porta là quelques loques, sur une vieille natte, et s’étendit. Mais le lundi vint. L’argent manquait ; il fallait vendre encore du beurre et du miel, et acheter, avec l’argent du Kabyle, le grain. Puis il faudrait ensemencer. Mahdjoub appela son frère aîné.

— Frère, pour qui travaillerai-je à présent que mon fils est mort ? dit Mohammed en se levant tristement sans force et sans courage, pour la besogne obligée.

— C’est la volonté de Dieu. Il te donnera sans doute un autre fils…

Pendant l’absence de Mohammed, le père et les frères d’Aouda vinrent la chercher, et elle partit, les yeux secs, emportant ses hardes, sans un adieu pour toutes ces femmes qui essayaient de la retenir. Quand elle fut partie, les autres dirent, soulagées pourtant : « Que la mer la noie ! Elle est trop méchante ! »

Mohammed dut aller se plaindre au caïd, réclamant sa femme. Mais le vieux chef lui conseilla de la répudier, lui prédisant de nombreux ennuis s’il la réintégrait au domicile conjugal. Et Mohammed répudia Aouda, instaurant un peu de paix au gourbi en deuil du petit Mammar.

Puis, Mohammed ensemença son champ. Il marchait, le long des sillons, en jetant la semence, et il lui était douloureux de regarder cette terre rouge si dure à travailler, et qu’il avait arrosée de tant de sueur… Voilà que, maintenant, elle lui avait pris son fils unique, son petit Mammar, qui, naguère encore, courait comme un joyeux agneau dans ces mêmes sillons.

Tout à coup Mohammed s’arrêta : sur l’argile rouge, une trace, presque effacée, persistait : la trace d’un petit pied nu.

Le fellah s’accroupit là, laissant son travail, et il eut une nouvelle explosion de douleur, – la dernière, car, ensuite, il se résigna à la destinée. Il prit soigneusement l’argile portant l’empreinte du petit pied, la pétrit dans ses doigts, la noua dans un coin de son voile. Le soir, il mit la motte de terre dans un coin de son gourbi, comme un talisman. Puis il courba la tête sous le joug du mektoub inéluctable, et il travailla pour le pain bis de sa famille.

… Le vent et la grêle achevèrent de rendre la moisson presque nulle, et le grand cri, la plainte des fellah qui, au printemps, avait retenti dans les vallées et sur les collines roula d’un horizon à l’autre, de la plaine du Chélif à la mer, comme une clameur d’épouvante devant la famine prochaine.

Les créanciers furent impitoyables. Le champ fut vendu et le produit partagé entre M. Faguet, les Kabyles et le beylik, pour les impôts.

Sans champs, sans blé, les Aïchouba en furent réduits à leur petit jardin de melons et de pastèques.

Mohammed, sans terre, se trouva tout à coup désœuvré, inutile comme un enfant ou un vieillard impotent. Sombre, il erra le long des routes. Mahdjoub, pour faire vivre la famille, dut vendre peu à peu ses bêtes. Silencieux, lui aussi, courbé sous le joug de la destinée, il devint le chef de la famille, car Mohammed désertait de plus en plus le gourbi pour errer l’on ne savait où.

Un jour, Benalia vit son frère qui marchait, la tête courbée, dans le champ qui leur avait appartenu. Il cherchait quelque chose.

Timidement, pris de peur, Benalia s’en alla prévenir Mahdjoub, qui s’en vint au champ.

— Si Mohammed, que fais-tu là ? La terre n’est plus à nous telle est la volonté de Dieu. Viens, il ne faut pas qu’on te voie là.

— Laisse-moi.

— Mais que cherches-tu là ?

— Je cherche la trace des pas de mon fils.

Et Mahdjoub connut que son frère était devenu derouich.

Peu de jours après, comme Mohammed était assis, silencieux comme toujours désormais, devant sa cahute, et que Mahdjoub menait les bêtes à l’abreuvoir, Benalia, assis devant le gourbi, jouait de la flûte. Tout à coup, Mahdjoub revint en courant. — Si Mohammed ! Les gendarmes viennent vers le gourbi ! Par habitude, il demandait aide et protection à l’aîné, mais Mohammed répondit : — Que nous prendraient-ils encore, puisque mon fils est mort et que le champ est vendu ?

Devant le gourbi, guidés par le garde champêtre à burnous bleu, les gendarmes mirent pied à terre. Ils entrèrent tous deux. L’un portait des papiers à la main.

— Où est Aïchouba Benalia ben Ahmed ?

Benalia avait pâli.

— C’est moi… murmura-t-il.

Le gendarme s’approcha et lui passa les menottes. Alors, comme Mohammed, les yeux grands ouverts, se taisait, Mahdjoub s’avança tremblant.

— Si Ali, dit-il au garde champêtre, pourquoi arrête-t-on mon frère ?

— Il était absent, cette nuit ?

— Oui…

— Eh bien, il est allé à Timezratine, et il a volé un fusil chez M. Gonzalès, le colon. Comme le colon l’a surpris, il lui a tiré dessus. M. Gonzalès est blessé, et on l’a porté à l’hôpital. Il a reconnu ton frère.

Et on emmena Benalia, tandis que les femmes se lamentaient, comme sur le cadavre d’un mort.

Mohammed ne proféra pas une parole.

Mahdjoub, après un instant, ramassa le bidon et reprit la longe des chevaux, qu’il mena à l’abreuvoir.

De caractère morose et dur, âpre au gain, sans jamais un mot affectueux pour les siens, Mahdjoub avait au fond l’amour du foyer et de la famille, un amour jaloux de ceux de son sang, et le malheur de son frère l’accablait. Il n’éprouvait pas de honte, le brigandage étant considéré comme un acte de courage, illicite, certes, mais point honteux. Il souffrait seulement de la souffrance de son frère, car ils étaient sortis du même ventre et avaient tété la même mamelle.

Pourquoi Benalia avait-il si mal tourné, quand tous les Aïchouba étaient des laboureurs paisibles ? Et comment en était-il arrivé à une audace semblable ?

Et la ruine de la famille apparaissait à Mahdjoub consommée maintenant.

Et quelle année ! L’enfant mort, le champ vendu, l’aîné devenu fou, le cadet enchaîné et certainement condamné ! La colère de Dieu s’appesantissait sur leur race, et il n’y avait qu’à s’incliner : « Louange à Dieu, dans tous les cas ! »

Mohammed semblait devenu muet. Il prenait la nourriture qu’on lui présentait sans rien dire.

Lalia, dans les coins obscurs, pleurait son malheur. Ses belles-sœurs lui reprochaient d’avoir apporté avec elle le malheur et les calamités. Mais elle attendait patiemment, ne voulant pas s’en aller. Dans son cœur d’enfant, une sorte d’attachement était né pour Mohammed, qui avait été bon pour elle et qui souffrait.

Après plusieurs mois de silence, quand Mahdjoub rapporta la nouvelle de la condamnation de Benalia à cinq ans de réclusion, Mohammed ne dit rien ; mais, le lendemain, quand Lalia lui porta son écuelle, elle ne le trouva plus dans sa cahute : dès l’aube, Mohammed était parti, avec son bâton d’olivier, droit devant lui, vers l’Ouest, mendiant son pain au nom de Dieu.

Ce jour-là, Lalia, devenue veuve, rassembla ses hardes. Dans le coffre de bois vert, avec les gandoura et les melhfa, il y avait deux petites robes et une paire de souliers qui avaient appartenu au petit Mammar. Lalia les regarda et puis, avec des larmes dans les yeux, elle les serra sous son linge, en murmurant : — Petit agneau, depuis ta mort, le malheur est entré dans cette maison… Et elle partit chez ses parents.

De jour en jour, la misère augmentait et, un jour, dégoûté, Mahdjoub vendit ses dernières bêtes et le jardin.

Puis il répudia sa femme restée sans enfants, et il partit pour la ville, où il s’engagea comme garçon d’écurie chez un marchand de vin en gros.

… Un jour, assis devant la porte de son écurie, Mahdjoub travaillait, avec son couteau, le manche de sa canne. L’hiver touchait à sa fin, et une année s’était écoulée depuis la dispersion des Aïchouba. Mahdjoub avait beaucoup changé. Il savait maintenant un peu parler le français. Il s’habillait proprement en citadin, risquant même le costume européen avec une simple chéchia, et il buvait de l’absinthe, dans les cafés d’Orléansville.

… Un mendiant passait, les cheveux longs et gris sous un vieux voile en lambeaux, le corps couvert de loques, un haut bâton à la main.

— Au nom de Dieu et de son Prophète, faites l’aumône ! clamait le vieux cheminot.

Mahdjoub tressaillit, se leva, laissant son travail.

— Si Mohammed ! Si Mohammed ! Je suis ton frère… Mahdjoub… Où vas-tu ?

Mais le vieillard passait. Aucune lueur d’intelligence ne brilla dans ses yeux ternes. Alors Mahdjoub lui mit tout ce qu’il avait de monnaie dans la main, le baisa au front et rentra dans l’écurie. Là, appuyé contre un pilier, il se mit à pleurer.

Et le vieillard passa, s’en allant plus loin, dans la nuit de son intelligence éteinte, demander au nom de Dieu le pain bis que la terre rouge et caillouteuse de son pays lui avait refusé.

Isabelle Eberhardt.

SOUS LE JOUG[46]

Sidi Mrarni, une gorge entre deux grandes dunes grises, une étroite vallée plantée de palmiers, où se cachent quelques pauvres maisons délabrées, en pierre brute et plâtre gris, de la couleur du désert, avec, au lieu de toits, les étranges petites coupoles qui, dans le Souf, mêlent les perspectives de villes à celles des dunes.

Ce hameau est habité par une tribu berbère, venue du Nord et qui a conservé les mœurs et le langage des Chaouiya.

Du haut des dunes un horizon s’ouvre, très vaste et très bleu. Vers l’est, une mer houleuse et immobilisée, des dunes et des dunes, à perte de vue, des dunes pointues comme des pics de rochers et des dunes rondes comme des tumuli. Par-ci par-là, dans les grisailles pâles du sable, des taches noires qui sont des jardins. Vers l’ouest, une grande plaine livide où il y a encore des coupoles disséminées et, dans le vague des sentiers, des tombeaux innombrables, sépultures essaimées au hasard, sans murs, sans ornement et sans épouvante.

Tessaadith était née là, dans la vallée, à l’ombre des dattiers, et son enfance pauvre s’était passée dans le silence des sables, que les quelques bruits du hameau ne parvenaient pas à troubler, immense et éternel.

Elle jouait avec les petits chevaux et les petits chiens, autres enfants plus sauvages et velus. Parfois, couchée à terre et pétrissant le sable pur de ses petites mains inhabiles, elle construisait des dunes où, avec des brindilles, elle plantait des jardins.

Elle aimait aussi, les soirs précédant les nuits fatidiques des vendredis, monter au coucher du soleil sur la plus grande dune, sur l’Ereg géant, et regarder s’allumer les messabih, les flambeaux à huile que la piété des Souafa allume près des tombeaux.

Ces flammes falotes, veilleuses de la mort, dans l’embrasement rouge du couchant, lui semblaient autant d’âmes éveillées, d’êtres vivants aux yeux de feu, qui la regardaient et clignaient des paupières. Puis, quand la nuit venait, elle se souvenait qu’il y avait là des tombeaux hantés par les esprits, et, très vite, elle s’enfuyait.

À onze ans elle fut nubile. Grande et mince, elle avait une grâce un peu âpre, dans l’enveloppement sculptural de sa melhfa bleu sombre. Son visage rond, très brun, aux traits fins et affirmés, devint sérieux et farouche, adouci par la seule sensualité du sourire, dans les yeux roux, allongés et ombrés de longs cils recourbés et sur les lèvres arquées et un peu fortes.

Dans les durs travaux du ménage bédouin au murmure ininterrompu et berceur du lourd moulin à grain, Tessaadith attendit, en une passivité atavique, l’heure de son mariage.

Avec des réjouissances sans écho dans son cœur effrayé, on donna Tessaadith à un marchand d’Eloued, un vieux qu’elle ne connaissait pas. Le soir, parée, les femmes la menèrent dans une chambre et la laissèrent seule, pour le viol légal, en face d’un inconnu caduc et laid.

Dans l’âme obscure de Tessaadith, un ressentiment, inconscient d’abord, naquit de la frayeur et du dégoût physique de cet accouplement forcé, sa révolte étouffée dans le battement continu des tambourins au dehors, durant la brève nuit de noces.

Des jours et des mois s’écoulèrent. Tessaadith, transportée en ville, dans une grande maison dont une partie tombait en ruine, avait pour seule compagne sa belle-mère, vieille créature sourde et gâteuse, presque inexistante déjà. Par devant, la maison s’ouvrait sur la place, et, par derrière, les pièces en ruine touchaient à tout un quartier abandonné, de décombres et de silence. Le vieux partait le matin, s’absentant même quelquefois pour la nuit, pour les marchés.

Et Tessaadith regrettait les jardins et les dunes où murmure le vent étemel du Souf.

Elle haïssait son mari, la vieille Ranoudja, la maison et la ville, coalisés contre elle, et hostiles. Sa haine éveillait son intelligence et elle arriva à un relatif degré de conscience, puisqu’elle se demanda pourquoi d’autres filles, moins belles, avaient des maris jeunes et beaux, des hommes vigoureux au sourire à dents blanches et des amies, et des parures, tandis qu’elle était là, mal vêtue, seule toujours, avec une vieille folle, et pour mari, un aïeul édenté et courbé.

Elle avait entendu parler du péché et des châtiments du Jour de la Rétribution, mais, mise par la dégénérescence de son peuple hors la loi islamique par un mariage non conforme, elle était seule contre tous les souffles de sa sensualité éveillée et non assouvie, magnifiée dans la solitude et la colère. Sa jeunesse robuste se révoltait contre les étreintes parcimonieuses et séniles et, souvent, à l’heure tiède du soir, elle sentait une oppression étrange s’appesantir sur sa poitrine.

Un soir, tandis que, triste comme une bête captive, elle regardait des silhouettes de dromadaires chargés passer, déformées, agrandies démesurément, sur la dune basse des fours à plâtre et se profiler en noir serti d’or pourpré sur les dunes d’Alenda, en recul, fondues en une teinte de chamois argenté d’une infinie délicatesse, les destinées obscures de sa vie de chrysalide se précisèrent.

Un homme passa tout près, un spahi monté sur un grand cheval noir qui bondissait. Tessaadith, cachée derrière une coupole, était invisible et le spahi ne tourna même pas la tête. L’homme était jeune, d’une beauté mâle qui enchanta le regard de Tessaadith. Il semblait fait pour des épousailles comme celles qu’elle rêvait depuis son mariage. La veste rouge et le voile blanc aux cordelettes noires donnaient grand air à l’inconnu qui, désormais, occupa la pensée de Tessaadith.

Avec la décision de sa nature et la ruse des reclus, elle résolut de le revoir et d’en faire son amant. Tout de suite, par une enfant voisine, elle sut le nom du soldat et quelques détails. Il s’appelait Abdelkader, de la tribu des Ouled Darradj du Hodna. Brigadier cassé, forte tête, d’une audace en train de devenir légendaire dans le Souf, il était détaché au bureau arabe. Il était souvent puni pour des équipées de femmes et d’ivresse. Ces détails ravirent Tessaadith ; un tel homme était le mâle rêvé, et il n’hésiterait certes pas à venir.

Seule, car son mari était absent et la vieille dormait, Tessaadith hésita pourtant. Elle avait honte et la peur étreignait sa gorge. Enfin, elle dit à l’enfant :

— Va, dis à cet Abdelkader qu’il vienne dans une heure derrière la maison, dans les ruines. Fais bien attention de ne rien dire à personne et de lui parler à lui tout seul.

Puis, elle essaya de vaquer aux soins de son ménage, mais elle tremblait de son audace et l’impatience la torturait. Enfin, elle grimpa sur le mur en ruine et s’étendit près de la coupole éventrée, béante sur le noir d’une chambre abandonnée. Là, elle se blottit en une pose d’attente féline. Les minutes lui parurent d’une longueur éternelle.

Enfin, elle perçut des pas mous dans le sable et une voix appela, très bas :

— Hé, femme !

Elle eut un sursaut de tout son être.

— Monte par ici…

— Tu es seule ? Tu sais, pas de trahison. J’ai mon couteau, et si c’est un guet-apens, tu seras la première.

— Non… Grimpe.

Ils entrèrent dans une sorte de soupente obscure et poussèrent la porte. Ils restèrent dans les ténèbres et écoutèrent. Puis, Abdelkader frotta une allumette.

— Je veux voir si tu es belle, dit-il, très calme.

Elle était debout, tremblante, encore inhabituée, et rouge de honte.

L’allumette s’éteignit et un bruissement dans les coins fit tressaillir Tessaadith.

— Les scorpions ! murmura-t-elle.

Dans un coin, Abdelkader avait aperçu un vieux tellis[47] étendu à terre. Il prit Tessaadith par les poignets. Elle le fuyait, se renversant en arrière. Mais leurs lèvres se rencontrèrent. Elle tressaillit. Les mains du spahi tremblaient, elles aussi, et Tessaadith entendait le battement accéléré de son cœur. Il l’étreignit, sur le vieux tellis, en une rage superbe, ressemblant à la lutte des bêtes du désert, au printemps fécondant. Tessaadith râla et un flot de larmes inonda son visage tant l’initiation longtemps attendue avait été enivrante. Elle demeura à terre, dans l’abandon de sa défaite.

Ils passèrent hasardeusement la nuit dans la joie de leur chair, douloureuse et triomphante.

 

*    *    *

 

Le soldat mercenaire et la femme adultère s’aimaient. Ils poussaient l’audace jusqu’à affirmer leur droit à la vie, tout proche du sommeil lourd du vieux, inutile.

Mais Tessaadith, violente et profonde, ne voulut pas supporter les entraves que lui imposait son mariage. Elle voulait jouir de son amour, librement. Pour elle, le mari était un intrus, un insupportable tyran. Il était de trop, gênant et ennuyeux. Pour obtenir sa liberté, elle s’insurgea brusquement, devint insolente, refusa de se livrer aux travaux domestiques et persécuta la vieille. Ni les coups, ni les menaces ne purent la réduire. Son mari la battait et appelait à son aide le père et les frères de Tessaadith. Mais, farouche, elle ne se soumettait pas et, la nuit, elle donnait sa chair meurtrie au spahi. Tous deux, insouciants, jouaient leurs vies.

Un jour, le vieux, lassé, jeta Tessaadith à la porte et, le jour même, la répudia. Libérée par son mariage de l’autorité paternelle, Tessaadith se retira à l’extrémité occidentale de la ville, dans les Messaaba, chez une vieille nommé Fatma, dont la réputation était louche. Là, librement, Tessaadith et Abdelkader s’aimèrent. Les spahis, au Souf, ne sont pas casernés et vivent en civils, si même ils sont célibataires, et la solde d’Abdelkader suffisait à les faire vivre tous deux.

Dans leur amour il n’y avait pas de mièvrerie, aucune ombre de raffinement. C’était tout simplement l’accouplement, en saine animalité, de deux êtres jeunes et forts, instruments aveugles de vie. Dans leurs âmes frustes une poésie était née peu à peu et ils cherchaient à fuir la ville, enfants du désert tous deux, pour se retremper dans le silence et le vide des horizons monotones.

C’était l’été et, parfois, furtivement, ils se glissaient hors de la ville, dans les nuits lunaires, descendant la colline de sable sur laquelle est bâtie Eloued, vers le labyrinthe des dunes qui cachent dans leurs plis grisâtres les jardins profonds pompant la fraîcheur des eaux souterraines, au fond de grandes excavations semblables à des entonnoirs géants. Ils choisissaient les palmeraies désertes, presque ensablées, qui avoisinent la route de Debila et, couchés à terre sur le burnous rouge d’Abdelkader qui leur faisait un lit royal de pourpre, ils regardaient se jouer sur le sable blanc les ombres fines et déliées des grands dattiers agités par le vent frais, le vent éternel du Souf, et les rayons lunaires glisser entre les troncs gracieux, entre les branches dentelées et les régimes jaunissants. Ils écoutaient le murmure marin des djerid durs et, quelquefois, le chant profus et lointain des Souafa, remontant péniblement, dans des couffins, le sable envahissant chaque jour leurs cultures, disputées pas à pas, avec une patience de fourmis, au désert jaloux… Une voix immense et douce, disant la résignation à l’inéluctable labeur voulu par le Rab-el-Alémina, le Seigneur des Univers, dans l’enchaînement ininterrompu des vies.

Avant l’aube, ils remontaient lentement et traversaient les rues silencieuses, Tessaadith rendue méconnaissable sous un burnous blanc. Ils passaient par la place du marché, où des hommes et des chameaux dormaient en tas obscurs autour de la grande armature immobile du puits à hottara.

 

*    *    *

 

Le lieutenant de Lavaux venait d’être nommé au bureau arabe d’Eloued. C’était un vieux saharien, sorti jadis de Saint-Cyr, mais transformé par dix années d’administration dans le Sud.

C’était un grand homme de trente-huit ans, sec, au profil anguleux, aux gestes et au verbe cassants. Le regard de ses yeux était vague, presque trouble, sans méchanceté. Homme du monde, un peu en retard sur son époque, pourtant, quand il se trouvait dans un salon, il était convaincu intimement de l’absolue nécessité d’être tout autre dans ses rapports avec ses inférieurs et surtout avec ses administrés, qu’il considérait sincèrement comme des sujets. Jamais, depuis que ses prédécesseurs lui avaient passé la consigne, il n’avait cherché à savoir ce qu’il y avait d’humain dans la plèbe courbée devant lui et qu’il gouvernait la matraque à la main. Arabophobe par métier, dédaigneux du pékin placé sous ses ordres et livré à sa discrétion, il était la terreur du bicot, du porteur de burnous en loques, dur à la détente quand il s’agit de donner des douros où la sueur colle le sable de la terre ingrate. Quant à l’Arabe un peu éclairé, au taleb et au marabout, c’étaient l’ennemi, les fâcheux qui se mêlent de comprendre là où il ne faut qu’obéir aveuglément.

Le capitaine chef d’annexe était un homme insignifiant et faible, adonné à des études de botanique et d’archéologie. Il eût été bon et honnête s’il avait eu un peu de volonté et s’il ne s’était pas désintéressé une fois pour toutes de son commandement. De Lavaux était resté le seul chef réel, le hakem el kebir (grand chef) craint jusqu’à la panique, trompé autant que possible et, en dessous, honni et que, si Dieu le voulait, une balle guetterait un jour dans une dune lointaine.

La chaleur de l’été fut torride, et le capitaine partit en France. De Lavaux s’installa dans la grande maison blanche du capitaine et régna sur Eloued et le Souf.

 

*    *    *

 

Le siroco soufflait, un grand silence morne régnait sur le Souf ensommeillé. Dans le ciel vague une brume grise était suspendue et, dans les dunes blafardes, une poussière coulait, coulait, infinie, comme les vagues légères d’une mer à peine caressée par le vent. Et de petits sillons s’alignaient sur les grands dos des bêtes endormies, colosses patients en un sommeil d’attente millénaire.

Dans le bureau presque luxueux du capitaine, orné des tapis et des armes récoltés un peu partout et offerts par les chefs dociles, le lieutenant était étendu dans un fauteuil, les pieds sur une chaise. Pour tout vêtement il portait une large gandoura de coton, laissant voir sa peau tannée et sa poitrine velue. Sur la table, avec des rapports, deux bouteilles entourées de drap humide contenaient les éléments de la boisson hygiénique du Sud : l’eau et l’absinthe.

Un grand éventail en toile se balançait régulièrement, chassant les mouches et déplaçant de vagues fraîcheurs. Une corde traversant le mur extérieur mettait en mouvement l’éventail.

Dehors, accroupi sur une dalle surchauffée, sous un ciel de fournaise, un homme tirait la ficelle. Il tirait, tirait comme un automate, dans l’abrutissement de la chaleur. Loqueteux et décharné, il avait les attitudes humbles et peureuses d’une bête battue et enchaînée. C’était un prisonnier, interné et employé à un travail forcé, sans jugement, par « mesure disciplinaire », pour une faute minime contre le fantôme menaçant de l’Indigénat et sans terme fixe. Avec d’autres, il habitait la lourde bâtisse sans air et sans lumière qui forme le coin oriental des maisons blanches du bureau arabe.

Un deïra en burnous bleu, plat visage de Kabyle, entra dans la cour. Comme le prisonnier, affalé, avait ralenti le mouvement de son bras, le deïra le réveilla d’un coup de pied.

— Tire, chien ! Sidi le lieutenant a chaud et tu auras affaire à lui ; si tu dors, gare à ta peau !

Discrètement, le deïra entra dans le bureau. C’était l’homme de confiance du lieutenant, son ancien valet, nommé deïra par faveur, et qui détestait les hommes du Sud.

— Mon lieutenant, il y en a Ahmed, le prisonnier, qu’il dit toujours pas où qu’il a mis les légumes qu’il a volés au jardin du bureau arabe.

— Bon, tu lui foutras une raclée ce soir. Et ce que je t’avais dit pour les moukères ? As-tu trouvé ?

— Oui, mon lieutenant. Il y en a la femme d’Abdelkader ben Dar-radj, le spahi, qu’il est très belle.

— Et elle consent à venir ?

— Non… Mais Abdelkader il a pas marié la femme, c’est seulement sa maîtresse et elle vit chez Fatma, qu’elle est une kaoueda. Alors, comme elle a pas la permission de monsieur le docteur, on peut la foutre dedans.

— Ah ! oui ! prostitution clandestine… Je comprends ça. Seulement faut pas en parler au docteur : il vient de France et il ferait du pétard. Mais c’est-il au moins vrai qu’elle est si belle que ça ? Vous autres, les bicots, vous aimez que les grosses moukères molles comme du suif. Moi, ça fait pas mon compte.

L’entremetteur se récria sur la beauté de cette fille de sa race qu’il vendait au chef roumi.

— Faudra d’abord me la faire voir. Est-ce qu’elle sort ?

— Le soir, quand la sope elle est sonnée, elle est tout le temps sur sa porte qu’elle attend Abdelkader.

— Alors, on verra ça ce soir. Tu me feras passer devant. N’oublie pas de flanquer une bonne raclée au type des légumes. À propos, qui c’est qui l’a vu ?

— On l’a pas vu, mais j’ai trouvé des feuilles de salade dans sa maison.

L’homme, congédié, sortit, muni d’une pièce de quarante sous, acompte sur son maquignonnage de remonte.

Et il alla trouver le père d’Ahmed, le type aux légumes.

— Le lieutenant m’a dit de flanquer encore une raclée à ton fils. Si tu tiens à sa vie, donne-moi cent sous. Il est déjà à moitié crevé.

— Je n’ai pas cent sous.

— Tu lui achèteras son linceul pour plus cher.

— Tu ne crois pas en Dieu. Bénis le prophète et écoute-moi…

— Maudit soit le prophète ! Donne-moi cent sous ou je te crève ton fils. Tu es déjà à moitié aveugle. Qui te nourrira ?

Alors le vieux, geignant et se lamentant, rentra dans sa maison et rapporta le douro, qu’il lâcha à regret…

 

*    *    *

 

Le soir, tandis que Tessaadith, debout sur le seuil de sa porte, le visage découvert, car elle était désormais une déclassée, attendait son amant, le lieutenant, guidé par le deïra, passa. Sur son chemin, les indigènes se levaient et, conformément aux exigences de tous les bureaux arabes, saluaient militairement, de peur de la prison et des coups. Tessaadith, elle aussi, éleva ses deux mains au-dessus de sa tête, en signe de soumission. Elle rentra aussitôt. Mais la grâce de son corps cambré et de ses bras relevés avaient décidé le lieutenant… Le matin, dès que le spahi fut parti, le deïra entra dans la maison de Fatma et lui ordonna de se voiler strictement et le suivre.

Devant le gendarme, tremblante de frayeur, elle obéit. Par des chemins détournés, le Kabyle la conduisit au bureau arabe. C’était un vendredi et les quelques prostituées de la maison de Ben Dif Allah se rendaient à la visite. Parmi ces femmes, Tessaadith passa inaperçue…

Quand elle fut devant le lieutenant, elle dut se découvrir le visage.

— Alors, il paraît que tu fais concurrence aux femmes de chez Ben Dif ? demanda l’officier, étendu sur un divan, la cigarette à la bouche.

Il parlait l’arabe passablement.

— Non, sidi le lieutenant, non. Je te jure que je suis honnête. Je suis divorcée et je suis libre de vivre avec qui je veux. Mais je connais qu’un homme, Abdelkader, le spahi.

— Vous êtes mariés légitimement devant le cadi, au moins à la djemaa ?

— Non…

— Non ? Eh bien, tu te livres à la prostitution clandestine. Tu iras en prison.

Tessaadith protesta de son innocence, superbe d’énergie et de colère. Ses yeux sombres étincelaient et ses narines mobiles se dilataient.

— Tais-toi. Même pour faire la putain, il faut demander la permission. Allez, emmène-la en prison. Je l’interrogerai ce soir.

Comme elle se débattait, le deïra l’attacha par le poignet, avec son mouchoir tordu, et l’emmena, lui ayant durement ramené son voile sur la figure.

Seule dans un cachot obscur, elle s’affala à terre. Dans son ignorance, tantôt elle se croyait perdue, redoutant presque la mort, tantôt elle concevait un espoir exagéré en l’intervention d’Abdelkader… Les heures furent longues.

Le soir, après l’extinction des feux, Tessaadith fut amenée au logement particulier du lieutenant.

— Ah ! te voilà ! Assieds-toi, la belle, que je te regarde. Tu es jolie.

En une défense farouche, elle recula, le visage sombre, l’œil mauvais, s’enroulant plus étroitement dans ses voiles. Elle avait compris, vaguement, mais elle ne voulait pas. Et elle était belle, d’une beauté mystérieuse de divinité courroucée. À coups de dents, à coups d’ongles, elle se défendit. À minuit, le lieutenant, furieux, la fit ramener en prison.

 

*    *    *

 

Abdelkader, envoyé en tournée, rentra. Quand il sut, il eut la rage du fauve hurlant sur le cadavre de sa femelle, compagne de ses agapes nocturnes dans les solitudes. Il était doublement impuissant : indigène et soldat, courbé sous un double joug, devenu écrasant.

Et il dut se soumettre. Du deïra, il n’obtint aucun renseignement. C’était un ordre du lieutenant, parce que la Chaouïya avait été accusée de prostitution clandestine et, avec un sourire cynique, le Kabyle ajouta :

— Ce n’était pas ta femme, après tout. Est-ce que tu sais ce qu’elle faisait, toi absent ? D’autres savent peut-être mieux que toi.

Et le valet avait ainsi ajouté la torture du doute à celle de la jalousie – car il comprenait – dans l’âme du spahi.

… Et Tessaadith, abrutie et brisée par le cachot, affaiblie, avait subi les caresses du lieutenant, comme jadis celles du marchand…

Parmi les officiers de la garnison, il n’y eut pas d’étonnement. Tous trois connaissaient de Lavaux. Par discipline, les deux adjoints du bureau se turent et gardèrent pour eux leur pensée, sans doute de mépris, car ils étaient fraîchement débarqués de France. Le lieutenant des tirailleurs haussa les épaules.

— Pas besoin de tant d’affaires pour avoir une femme. Moi, je vais tout bonnement chez Ben Dif. C’est plus propre.

Seul le docteur, débutant à deux galons, rêveur blond et pâle, s’indigna. Il prit le lieutenant à part, pour ne pas sembler complice moral des infamies, qui, sur son âme neuve, faisaient passer une ombre d’épouvante.

— C’est mal, lieutenant, cette histoire de femme de spahi. C’est bas et sans charme !

— Oh ! je ne vous en veux pas de ce que vous me dites là. Vous êtes novice, vous ne connaissez pas les bicots !

Depuis un mois qu’il était là, toutes les fois qu’il avait essayé de protester contre des choses qui n’étonnaient que lui, on lui avait toujours fait cette réponse : « On voit bien que vous ne connaissez pas les bicots ! » Et il restait dans l’incertitude. Pouvait-il y avoir toute une race, nombreuse et prolifique, de réprouvés, pour lesquels il ne fallait que cachot, chaînes et matraque, envers qui on était en droit d’abdiquer tous les principes élaborés par l’humanité à travers les siècles de souffrance ? Puis, tout à coup, il se souvenait d’autres discours entendus d’officiers aussi, bien plus intelligents et plus ouverts à la pensée et qui affirmaient les droits de la race vaincue à un sort meilleur. Et souvent une frayeur lui venait : était-il possible que, s’il restait dans ce Sud qui le grisait d’une singulière ivresse, il s’abrutirait comme les autres, verrait sa sensibilité s’émousser, son sens moral devenir obtus ? Et alors il désirait partir, s’enfuir loin de ce danger effroyable.

 

*    *    *

 

Les jours s’écoulaient.

Tessaadith, sombre et morne, était rigoureusement cloîtrée dans le logement particulier du lieutenant, qu’elle subissait, passive, mais pleine de haine cachée.

Abdelkader, raidi dans sa rage, sous le joug qu’il avait appris à haïr depuis qu’il l’avait blessé dans sa chair, gardait le silence. Devant le lieutenant, il baissait les yeux, refoulant sa révolte et méditant sa vengeance. Il savait que Tessaadith n’était plus en prison. Des paroles du deïra qui avaient troublé son cœur, il avait fait justice par une enquête minutieuse : Tessaadith lui avait été fidèle tant qu’elle était restée chez Fatma. Et il ne pouvait frôler le lieutenant sans des pensées homicides torturantes.

Il n’avait plus qu’un mois à souffrir, à voir son ennemi, à subir sa domination devenue goguenarde et méprisante : son engagement de quatre ans, le premier, finissait en novembre et, pour fuir la géhenne, il avait résolu de ne pas rengager.

Enfin, le jour heureux arriva et, le cœur plus léger, Abdelkader échangea le burnous rouge des mercenaires contre celui, blanc, des bédouins. Il resta à Eloued, travaillant de ses mains, sans cesser de penser à la vengeance. Mais c’était le sacrifice de sa vie, cela, et il était jeune… Le mépris des hommes s’affirmait. On lui avait pris sa femme, et il se taisait, même libéré de la servitude militaire. Il devait se venger. C’était en lui et chez les autres hommes de sa race le cri des atavismes séculaires, le talion ancestral, la dia sanglante…

Un jour, Abdelkader apprit que le lieutenant, nommé capitaine, partait pour le département d’Alger. Ses frères bédouins et les hommes en veste rouge regardèrent Abdelkader et sourirent. Alors il se décida.

 

*    *    *

 

La nuit d’hiver tombait, et des ombres funèbres descendaient du ciel en deuil sur le chaos des dunes que mordait le vent, effritant les collines, modifiant les formes, en un jeu capricieux, changeant à travers les siècles.

Le capitaine de Lavaux s’avançait, à cheval. Derrière lui, des spahis et le fidèle deïra surveillaient des Arabes nombreux qui poussaient devant eux quinze chameaux portant les bagages du hakem. Et de Lavaux songeait à son arrivée à Mecheria, son premier poste, avec deux chemises au fond d’une cantine.

Depuis Guémar, derrière les dunes, un bédouin avait suivi le convoi, de loin, son fusil au poing.

Comme le capitaine allait sortir d’un défilé étroit entre deux dunes, Abdelkader mit un genou à terre et épaula. Dans le silence crépusculaire, la détonation retentit, un bruit mat, suivi du sifflement de la balle. Le capitaine se dressa sur les étriers. Le cheval, cabré, bondit.

Puis, par deux ou trois oscillations, le capitaine roula à terre. Pendant une minute, il crispa ses ongles dans le sable, hoqueta, puis resta immobile.

Ennuyés des interrogatoires à venir, mais soulagés, les indigènes jetèrent le cadavre dans un tellis, en murmurant le nom d’Abdelkader, avec des hochements de tête approbatifs.

Abdelkader fut arrêté cinq jours après, mourant de faim dans les dunes. En cellule, il attendit pendant cinq mois, assis à terre, les poignets ramenés derrière le dos, attachés avec une chaîne à un piquet.

Tous les soirs, une femme en haillons, hâve et maigre, venait à la porte du quartier apporter un pain azyme ou quelque maigre pitance bédouine. Quand le caporal Robah, craignant Dieu et compatissant à tous les musulmans, était chef de poste, la nourriture était portée à la cellule d’Abdelkader, avec les phrases d’amour de Tessaadith. Les autres jours, les tirailleurs se régalaient en riant.

Les journaux firent grand bruit autour de cette affaire. De graves journalistes, connaissant l’Algérie pour avoir fait leur service aux zouaves, publièrent des articles étudiant le fanatisme musulman et l’esprit de révolte. Ils parlèrent de sénoussisme et de Mahdi et demandèrent des mesures très rigoureuses contre les indigènes, accusant les bureaux arabes de faiblesse. D’autres, métropolitains, confondirent le Souf avec le Zaccar et trouvèrent une corrélation directe entre le crime d’Abdelkader et la révolte de Margueritte. Sous ce titre : « Mort au champ d’honneur », un journal publia une biographie du colonel de Lavaux, l’un des pionniers de la civilisation française dans le Sud algérien, martyr du devoir, tombé sous les coups du fanatisme. On cita même des versets du Coran et Mahomet fut rendu responsable du « drame d’Eloued ».

Quelques officiers ayant conservé des âmes d’hommes sous la tunique sombre des hors-cadre, eurent honte. Dans le Sud, l’histoire de De Lavaux était connue et ces officiers songèrent au discrédit et à la honte infligés à l’armée, si pareilles choses étaient sues du public. D’ailleurs, la discipline était là, et ils gardèrent le silence, résignés à vivre au milieu des rancœurs. L’homme est moutonnier et s’accoutume à n’être qu’un rouage muet.

Au conseil de guerre de Constantine dont il était resté justiciable, comme indigène du territoire de commandement, Abdelkader fut accablé par le commissaire du gouvernement. Le réquisitoire fut brillant.

— Il faut un exemple, dit-il en terminant. Il faut montrer à nos sujets que nous ne ferons pas quartier à leur fanatisme sauvage. Il faut que le Conseil se montre impitoyable envers le scélérat qui a osé lever une main sacrilège contre le drapeau tricolore, en tuant un officier que nous pleurons tous.

À l’unanimité le conseil condamna Abdelkader à mort.

Il n’eut pas un sursaut quand l’interprète lui lut le verdict. Il le savait d’avance. Il ne protesta pas, il n’eut pas un mot. Sa main droite seule esquissa le geste résigné du musulman annihilant son vouloir devant le mektoub inéluctable.

Contre toute espérance, le président de la République, ennemi des tueries légales, commua la peine d’Abdelkader qui avait signé son pourvoi avec la même indifférence que quand il avait apposé, au bas des interrogatoires, les quelques signes qui, en arabe, signifient Abdelkader.

Il s’en alla très loin, de l’autre côté de la terre, pour vivre cette perpétuité terrestre de souffrances dans la servitude que, dans leur orgueil, les hommes se sont arrogé le droit d’infliger à d’autres hommes si semblables.

… Tessaadith, tombée à la maison de Ben Dif Allah, boit l’absinthe avec les tirailleurs et les spahis. Vieillie et flétrie, elle conserve quand même de la tendresse pour les mercenaires au burnous rouge, parce qu’ils lui rappellent celui qu’elle pleure encore parfois, quand elle est saoule – le beau mâle qui l’avait arrachée aux lubricités séniles du vieux, pour de superbes étreintes.

NUITS DE RAMADHAN :[48]

AU DOUAR

Toute la journée, l’œil morne, la tête courbée, les fellahs ont poussé leur petit grattoir, leur charrue en bois, encourageant d’un cri rauque leur attelage famélique.

Mais le soir s’approche. Le soleil rose descend vers les collines d’argile qui enserrent la vallée. Les buissons d’ar’ar étendent de longues ombres noires, serties de rouge, sur le sol irisé. Et les laboureurs, ragaillardis, s’en reviennent vers leurs mechta grises d’où s’élèvent de hautes colonnes, minces et à peine ondulées, de fumée bleue. Pieds nus, ils sont vêtus de gandouras terreuses, retenues à la taille par une ceinture de cuir ou de corde, et haut troussées sur leurs jambes musculeuses et velues. Sur leurs têtes rasées, abritant le visage bronzé au profil aquilin, ils portent un voile, un lambeau d’étoffe blanche, fixée par les cordelettes fauves. Ils sont pâles et leurs yeux sont cernés. — Louange à Dieu, disent-ils, l’heure est proche !

Groupés sur la terre battue, entre leurs gourbis au diss noirci par les hivers, ils attendent debout, dans le rayonnement d’or rose du couchant.

Mais le soleil a disparu, tout s’éteint, les choses prennent des teintes sévères, les lointains se voilent de brume, et le fil noir de la nuit, s’étend à l’Orient[49].

Alors, de tous les points de l’horizon, sur la terre bédouine, une voix monte, lente, plaintive… Les burnous terreux ont un frémissement, et les larges poitrines se dilatent. Après un bref silence, la voix profuse, la voix immense reprend son rappel de l’unité divine. Alors, très vite, les hommes rentrent sous le toit surbaissé de leur gourbi. Là, autour des feux de bois vert qui irritent leurs beaux yeux d’ombre, les jeunes femmes en haillons servent ce repas tant attendu depuis l’aube, dans la fatigue du travail ingrat, les reins cassés, les pieds embourbés sur la terre détrempée.

Ils fument, ils boivent un peu de café et ils mangent, les laboureurs et les bergers bédouins ; et une lueur de joie adoucit leurs faces rudes. Une espérance renaît dans leur cœur habitué à redouter l’infortune sans cesse renaissante pour eux, les plus déshérités des hommes : peut-être Dieu aura-t-il pitié d’eux, cette année, peut-être la récolte sera-t-elle bonne, et les charges moins lourdes… Incha allah !

Après le repas du Magh’reb, les hommes ressortent et vont se réunir dans un grand gourbi croulant qui sert de café maure. Là, les plus jeunes chantent, debout, par groupes se faisant face, aux sons cadencés et sourds des guellal… Par-ci par-là, le susurrement discret d’un flageolet de roseau vient ajouter sa note fluette d’immatérielle tristesse, plainte ou appel libre vers la vie errante, qui est le chant des bédouins.

Vers le milieu de la nuit, la gaîté tombe, et la lueur pâle des étoiles d’hiver éclaire vaguement les groupes grisâtres, assoupis. Puis, lentement, ils se lèvent et regagnent en silence leurs demeures, où les attendent les bédouines tatouées, aux attitudes d’idoles de jadis, qui leur servent le dernier repas, le sehour… Quelques cigarettes alanguissent encore la demi-somnolence de l’heure. Tout s’endort. Seuls la lamentation sauvage du chacal dans la montagne, le rauquement féroce des chiens vigilants et, par intervalles, le chant enroué du coq, viennent troubler le grand silence de la nuit plus froide et plus noire.

Et demain, dès l’aube maussade, sans boire, sans manger, sans même fumer, il faudra reprendre le dur labeur, la tête à la pluie transperçant les haillons, les pieds dans la boue gluante et glacée.

Isabelle EBERHARDT.

Noté au douar Herenfa (Ténès).

LA DEROUÏCHA[50]

Sous le ciel noir, des nuages en lambeaux fuient, chassés par le vent qui hurle. Au loin, derrière les montagnes où une obscurité sinistre semble ouvrir les portes des ténèbres infinies, la mer déferle et gronde, tandis que mugissent les oueds boueux qui roulent des arbres déracinés et des rochers arrachés au flanc déchiqueté des hautes collines rouges. Le pays est raviné, hérissé de chaînes de montagnes enchevêtrées, boursouflé d’un chaos de collines où la brousse jette des taches lépreuses.

Il fait froid, il fait désolé, il pleut…

Sur les cailloux aigus, dans les flaques d’eau glacée de la piste sans nom qui est la route du douar de Dahra, une femme avance péniblement, ses loques grisâtres arrachées, enflées comme des voiles par le vent. Maigre et voûtée comme le sont vite les bédouines porteuses d’enfants, elle s’appuie sur un bâton de zebboudj. Son visage sans âge est osseux. Les yeux, grands et fixes, ont la couleur terne des eaux dormantes et croupies. Des cheveux noirs retombent sur son front, ses joues et ses lèvres bleuies par le froid se retroussent et se collent sur des dents aiguës, jaunâtres.

Elle va droit devant elle, comme les nuages qui s’en vont sous la poussée du vent… Elle va sans savoir, peut-être.

Quand elle croise les rares fellah se rendant à l’ouvrage ou les bergers, elle passe indifférente et muette.

Après des heures longues, dans le froid atroce, elle arrive à la porte d’un bordj, au fond d’un ravin que surplombent de hautes montagnes d’un noir d’encre, et où flottent des nuées livides.

Les chiens fauves, au poil hérissé, aux petits yeux louches, éclairant d’une lueur féroce le museau aigu, fait pour fouiller les chairs saignantes, s’acharnent sur la mendiante avec leur rauquement sourd qui n’a rien de l’aboiement joyeux des bons gardiens d’Europe. De son bâton, elle protège ses jambes maigres.

Sans appeler, sans frapper, elle entre dans la cour, puis, par la porte basse, dans un gourbi d’où s’échappe une fumée âcre et où bourdonnent des voix de femmes.

Autour d’un foyer de bois humide, allumé entre quatre pierres, des femmes en mlahfa blanches s’activent, préparant le premier repas de la longue journée de jeûne.

— Sois la bienvenue, mère Kheïra ! disent les femmes avec une nuance de respect dans la voix. Et elles font à l’étrangère une place près du feu.

Mère Kheïra répond par monosyllabes, et ses traits gardent leur inquiétante immobilité. L’eau trouble de ses yeux ne s’allume d’aucune lueur dans le bien-être soudain du gourbi tiède.

Le groupe devient plus compact. Elles sont cinq ou six qui entourent une femme d’une trentaine d’années, au profil dur sous la chéchiya pointue des oranaises. Chargée de bijoux, elle est vêtue plus proprement que les autres. Sa voix et ses manières sont impérieuses. C’est Bahtha, la femme du Caïd, vieux marabout bédouin, débonnaire et souriant.

Par des ordres brefs, l’épouse du caïd dirige les mouvements des femmes autour du foyer et des marmites.

Cependant pour la derouïcha Kheïra, la dame hautaine se fait plus avenante et plus douce. Ses lèvres arquées en un pli méchant se détendent en un sourire.

— Comment es-tu venue, par un temps si affreux, mère Kheïra, et d’où viens-tu ?

— De loin… Hier, j’ai lavé et habillé du linceul la fille d’El-Hadj ben Halima, dans le Maïne… Puis, à la nuit, je suis partie… Il fait froid… Louange à Dieu !

— Louange à Dieu ! répètent en un soupir les femmes en regardant la derouïcha avec admiration ; depuis la veille, cette créature frêle et usée marche dans le froid et la tempête et elle est venue, poussée par sa mystérieuse destinée, chercher son pain à quatre-vingts kilomètres de l’endroit où, hier, elle exerçait sa lugubre profession de laveuse des morts.

— Et tu n’as pas peur, mère Kheïra ? demandent les femmes.

— Dieu fait marcher ses serviteurs. Les hyènes et les goules fuient quand passe celui qui prie. Louange à Dieu !

Dans ce cerveau éteint, seule la foi en Dieu demeure vivace.

D’humain, mère Kheïra n’a plus que ce besoin de recours suprême qui attendrit les cœurs les plus durs, et qui, chez les simples, résume toute la poésie de l’âme.

La nuit tombe brusquement, et les hommes rentrent, annonçant que l’heure de rompre le jeûne est venue ; à la mère Kheïra, femme d’entre les femmes, ils ne prennent pas garde et se font servir, parlant entre eux… Et comme je demande à l’un d’eux l’histoire de la derouïcha, il me la conte brièvement.

— Quand elle était jeune, elle était belle. Son père était un khammès très pauvre, et elle aimait garder les troupeaux dans la montagne. Elle se faisait des colliers de fleurs sauvages et parfumait ses loques avec du myrte et du timzrit (thym) écrasés entre deux pierres. Quand elle grandit, elle connut l’amour illicite et changeant des jeunes hommes qui vont, la nuit, guetter aux abords des douars les jeunes filles et les épouses, et qui, pour les joies prohibées, risquent leur vie.

Elle fut aimée par plusieurs, et deux jeunes hommes, tous deux fils de grande tente et semblables à des lions, échangèrent pour elle, une nuit, des coups de couteau… L’un mourut, l’autre alla s’engager aux spahis, pour fuir la vengeance des parents de sa victime.

Puis, honteux de sa fille, le père de Kheïra, homme honnête et naïf, qui craignait Dieu, la donna en mariage à un khammès aussi pauvre que lui et qui avait déjà deux jeunes épouses. Tous les plus durs travaux furent imposés à Kheïra. Étroitement surveillée, accablée de besogne et de coups, elle vieillit vite. Son mari mourut et elle se réfugia chez son père qui eut pitié d’elle et qui la garda.

Un jour, elle prit un bâton et s’en alla le long des routes en demandant l’aumône au nom de Dieu. Elle est devenue derouïcha et elle prie le Seigneur. Depuis cinq ans qu’elle erre ainsi, elle est inoffensive et sa vie est devenue pure. Elle lave les mortes et mendie. Quand on lui donne, elle partage avec tous les pauvres qu’elle rencontre et, souvent, ne garde rien pour elle… Elle est devenue aussi douce que l’agneau qui joue près de sa mère et l’innocence de sa vie la met à l’abri de tous les maux… Dieu pardonne nos péchés et ceux de tous les musulmans !

Le vieil homme se tut, mais le regard pensif de ses yeux d’ombre fixé sur la derouïcha disait peut-être ce qu’avaient tu ses lèvres…

Quand elle eut mangé et loué Dieu, malgré les instances des femmes, mère Kheïra se leva, reprit son bâton et sortit dans la nuit d’épouvante et de tempête, l’âme éteinte, insensible désormais aux agitations et aux passions humaines, comme à la morsure du vent et à la menace des ténèbres…

Isabelle EBERHARDT.

LES ENJÔLÉS[51]

Le soleil clair d’automne effleurait d’une tiédeur attendrie les platanes jaunis et les feuilles éparses sur le sable herbu de la Place du Rocher, la plus belle de la croulante Ténès. Dans la limpidité sonore de l’air, les sons gais et excitants des clairons retentissent, alternant avec les accents plus mélancoliques et plus africains de la nouba arabe… Déployant toute la fausse pompe militaire, revêtus de leurs vestes les moins usées, de leurs chéchiyas les moins déteintes, les tirailleurs passèrent… Il leur était permis de parler aux jeunes hommes de leur race qui, curieux ou attirés instinctivement par ce tableau coloré, suivaient le défilé.

Et les mercenaires, par obéissance et aussi par un malin plaisir, faisaient miroiter aux yeux des fellah les avantages merveilleux de l’état militaire, donnant sur leur vie des détails fantastiques.

Parmi ceux qui suivaient, attentifs aux propos des soldats, Ziani Djilali ben Kaddour, bûcheron de la tribu de Chârir, se distinguait par sa haute taille, son fin profil aquilin et son allure fière.

Ce qui l’avait le plus frappé dans les discours des tirailleurs, c’était leur affirmation qu’ils ne payaient pas d’impôts. D’abord, il avait été incrédule : de tous temps, les Arabes avaient payé l’impôt au Beylik… Mais Mustapha le cafetier lui avait certifié que les « Asker » avaient dit vrai… Et Djilali réfléchissait.

Son père se faisait vieux. Ses frères étaient encore jeunes et, bientôt, ce serait sur lui que retomberait tout le labeur de la mechta, et l’entretien de sa famille, et l’impôt, et le payement des sommes empruntées au riche usurier Faguet et aux Zouaoua…

Comment ferait-il ? Leur champ était trop petit et mal exposé, mangé de toutes parts par les éboulements de rochers et la brousse envahissante… Pour achever de lui rendre le séjour de son gourbi insupportable, sa jeune femme venait de mourir en couches…

Vivre sans s’inquiéter de rien, être bien vêtu, bien nourri, ne pas payer d’impôts et avoir des armes, tout cela séduisit Djilali, et il s’engagea avec d’autres jeunes gens, comme lui crédules, avides d’inconnu et d’apparat…

Le vieux Kaddour, brisé par l’âge et la douleur, le vieux père en haillons accompagna en pleurant les jeunes recrues qui partaient pour le dépôt des tirailleurs, à Blida… Puis, il rentra, plus cassé et plus abattu, sous le toit de diss de son gourbi, pour y mourir, résigné, car telle était la volonté de Dieu.

À la caserne, ce fut, pour Djilali, une désillusion rapide. Tout ce qu’on lui avait montré de la vie militaire avant son engagement n’était que parade et leurre. Il s’était laissé prendre comme un oiseau dans les filets. Il eut des heures de révolte, mais on le soumit par la peur de la souffrance et de la mort… Peu à peu, il se fit à l’obéissance passive, au travail sans intérêt et sans utilité réelle, à la routine, à la fois dure et facile du soldat où la responsabilité matérielle de la vie réelle est remplacée par une autre, factice.

La boisson et la débauche dans les bouges crapuleux remplacèrent pour lui les libres et périlleuses amours de la brousse, où il fallait de l’audace et du courage pour être aimé des bédouines aux yeux d’ombre et au visage tatoué.

Le cœur du fellah s’endurcit et s’assoupit. Il cessa de penser à la mechta natale, à son vieux père et à ses jeunes frères : il devint soldat.

Trois années s’écoulèrent.

L’automne revint, l’incomparable automne d’Afrique avec son pâle renouveau, ses herbes vertes et ses fleurs odorantes cachées dans le maquis sauvage. À l’ombre des montagnes, les coteaux de Chârir reverdissaient, dominant la route de Mostaganem et l’échancrure harmonieuse du grand golfe bleu, très calme et très uni, avec à peine quelques stries roses.

Sur la route détrempée par les premières pluies vivifiantes, les tirailleurs en manœuvres passent, maussades et crottés. Sur leurs visages bronzés et durs, la sueur et la boue se mêlent et, souvent, en un geste exaspéré, une manche de grosse toile blanche essuie un front en moiteur… Avec un juron, blasphème ou obscénité, les épaules lasses déplacent la morsure lancinante des bretelles de la lourde berdha[52].

Depuis que, au hasard des « opérations », sa compagnie est venue là, dans la région montagneuse et ravinée de Ténès, « Ziani » Djilali éprouve un malaise étrange, de la honte et du remords…

Mais la compagnie passe au pied des collines de Chârir et Djilali regarde le coteau où était sa mechta, près de la koubba et du cimetière où dort son vieux père qu’il a abandonné… Les frères, dispersés, sont devenus ouvriers chez des colons, vêtus de haillons européens, méconnaissables, ils errent de ferme en ferme. Le gourbi a été vendu et Djilali regarde d’un regard singulier, un fellah quelconque qui coupe des épines sur le champ qui était à lui, jadis… sur l’ancien champ des « Ziani ». Dans ce regard, il y a le désespoir affreux de la bête prise au piège, et la haine instinctive du paysan à qui on a pris sa terre et la tristesse de l’exilé…

Oh ! elle a beau retentir maintenant, la musique menteuse, elle ne trompe plus le fellah et elle ne l’entraîne plus, il se sent un poids dans le cœur, il voit bien qu’il a conclu un marché de dupes, que sa place n’est pas sous ce costume de mascarade, mais bien sur la terre nourricière, sous les haillons du laboureur, dans la vie pauvre, mais libre de ses ancêtres !

Et, d’un geste rageur, du revers de sa manche il essuie la sueur et la poussière de son front, et les larmes de ses yeux… Puis, il courbe la tête et continue sa route, car nul ne peut lutter contre le Mektoub de Dieu.

Isabelle EBERHARDT.

LE MARABOUT[53]

VARIÉTÉ LITTÉRAIRE

Les parois rouges de la montagne enserraient la vallée profonde et la brousse sombre tapissait les gorges et les fissures déchiquetées que les oueds tumultueux de l’hiver creusent dans le roc. Des oliviers sauvages, tordus et d’aspect maussade, de grands lentisques à ramure raide et immobile, au feuillage métallique, jetaient leur ombre bleue sur la terre raboteuse et dure. Au fond de la vallée, l’Ansar-ed-Dêm (la Source de Sang) jaillissait d’un creux d’obscurité, dans un fouillis de roches brisées, de stalactites dorés où, entre les mousses noires et les fougères graciles, l’eau souterraine laissait des coulées de rouille. Parfois, à l’aube, les bergers trouvaient dans l’herbe foulée et sur la rive humide du ruisseau les traces puissantes des néfra nocturnes : les panthères et les hyènes venaient boire là et des querelles éclataient terribles et sournoises, entre les grands rôdeurs de l’ombre.

Sur le versant occidental des montagnes qui ferment la vallée, une forka (fraction de tribu) gîtait, vivant pauvrement de quelques maigres petits champs conquis sur la montagne hostile.

Les habitants de la région parlaient arabe, mais la vallée portait le nom berbère de Taourirt et sa forka celui, plus étrange, d’Ouled-Fakroun (les Fils de la Tortue).

Même les plus vieux d’entre les fellah ignoraient l’origine de ce surnom bizarre… Peu leur importait d’ailleurs : ils étaient bien trop occupés à labourer leurs champs ingrats, à faire paître leurs maigres troupeaux, à fabriquer du charbon et, à l’occasion, à braconner un peu.

Dominant les chaumières de la fraction, au sommet d’une colline nue et rocheuse, s’élevait le gourbi, plus vaste et mieux bâti, de Sidi Bou-Chakour, vieux marabout très vénéré dans la région. Près du gourbi, un palmier doum arborescent poussait, et son étrange parasol de feuilles en éventails abritait la natte où le pieux vieillard aimait à s’asseoir, pour méditer, dire son chapelet ou recevoir les pèlerins.

Cependant, Sidi Bou-Chakour ne dédaignait pas l’humble et dur labeur du fellah. Il labourait et ensemençait lui-même son champ et surveillait son troupeau que des enfants faisaient paître dans la montagne.

Le bédouin appelle son bétail d’un nom caractéristique : el mêl (la fortune)… Vieille tradition de la vie pastorale nomade, déjà lointaine.

Sidi Bou-Chakour était un grand vieillard mince, quoique robuste. Son visage ovale, d’une beauté vraiment arabe, était bronzé et éclairé par la flamme toujours vive de son regard : sous les sourcils blancs, l’œil noir du marabout brillait comme aux jours de sa jeunesse.

Quand Sidi Bou-Chakour avait senti l’approche de la vieillesse, il avait congédié, sans querelles et sans dureté, ses deux plus jeunes femmes, gardant Aouda, sage et calme.

— L’homme vieux est comme le tronc d’un jeune arbre arrivant à la force de l’âge : il ne se courbe plus.

Le courant de la rivière que Dieu nous fait descendre, nous ne le remonterons plus jamais, et il ne sied pas à la créature vieillie d’essayer de se rajeunir. L’heure est venue pour moi, avait-il dit, de laisser de ce monde tout ce qui n’est pas strictement indispensable à la vie, et de me consacrer uniquement à l’adoration de Dieu le Très-Haut, et à son service dans le bien et le sentier droit.

Mais les fellah des Ouled Fakroun obligèrent leur marabout à ne pas abandonner tout à fait les affaires temporelles. Ils avaient en lui une grande confiance et, dans toutes les circonstances difficiles, allaient le consulter.

En effet, le vieillard n’était servile envers personne, pas même envers les hokkam (autorités). Quand une cause lui semblait juste, il prenait courageusement la parole pour la défendre et, bien des fois, il avait souffert de cet esprit d’indépendance qui, s’il eût eu des émules nombreux, eût été pour sa race un gage sûr de renaissance.

Sidi Bou-Chakour avait eu souvent des dissentiments avec les différents caïds qui s’étaient succédé depuis trente ans aux Beni-Bou-Abdallah, tribu dont dépendaient les Ouled-Fakroun. Mais ces hommes, bédouins eux-mêmes, avaient au fond le respect du marabout en même temps que la crainte de sa clairvoyance et de sa liberté de langage, et ils préférèrent entretenir des rapports courtois avec Sidi Bou-Chakour.

Un jour on envoya comme caïd aux Beni-Bou-Abdallah, un jeune fils de famille, devant sa nomination à la longue domesticité des siens. Cet homme, d’une platitude servile devant l’autorité, se montra d’autant plus dur envers les fellah sans défense qu’il administrait.

Fils de père naturalisé, élevé au lycée d’Oran où d’ailleurs ses études furent déplorables, nommé caïd très jeune grâce à ses hautes protections, le caïd Salah était un ambitieux, très dédaigneux au fond de sa race et sans scrupules.

Ces bédouins loqueteux, durs à la détente quand il s’agissait de donner des douros, loquaces quand ils se défendaient, irrésolus mais entêtés, le caïd ne voyait en eux qu’un vil bétail bon à mener durement et à exploiter autant que possible. Pour eux, il ne sentait aucun sentiment fraternel et il avait la naïveté étonnante et quelque peu ridicule de les considérer comme des sauvages, des êtres d’une tout autre race

D’une servilité plate vis-à-vis des autorités, le caïd Salah était hautain envers les pauvres, ses administrés. Par cette dureté envers ceux qu’il appelait dédaigneusement et avec une belle inconscience, les « Arabes », et par sa servilité, il espérait obtenir ce qu’on a le tort d’appeler les honneurs : les décorations et, qui sait, peut-être un jour un aghalik quelconque.

Dès son entrée en fonctions, dès sa première rencontre avec Sidi Bou-Chakour, le caïd sentit que le marabout serait son adversaire acharné. Selon son habitude, il s’empressa de dénoncer à son administrateur et même à Alger, le marabout comme « animé d’un très mauvais esprit à l’égard de notre domination ».

Mais on savait à quoi s’en tenir sur les aptitudes policières du caïd, et le marabout fut laissé en paix.

Toutes les fois que le caïd essayait d’intervenir dans les affaires de la forka des Ouled Fakroun, il se heurtait au bon sens et à l’énergie du marabout qui ne le laissait pas circonvenir les fellah apeurés et naïfs.

Un jour même, le marabout dit en pleine djemââ au caïd qui, par des paroles cauteleuses recelant des menaces, poussait les fellah à céder leurs terres pour la colonisation : — « Dépouille-nous, mais ne dis pas que tu es notre bienfaiteur. »

La haine du caïd Salah pour le marabout s’envenima de tous ces échecs. Malgré tout le faux « parisianisme » du caïd, la lutte qui, dès le premier jour, se poursuivait entre lui et Sidi Bou-Chakour était bien bédouine, sombre et pleine d’embûches.

Mais l’ordre le plus parfait régnait dans la forka, l’attitude du marabout était irréprochable et l’administration, malgré toutes les insinuations et les délations venimeuses du caïd, n’avait aucune raison de sévir. D’ailleurs, le caïd Salah se méprenait singulièrement sur l’effet produit par ses manières et ses procédés, il se croyait estimé tandis qu’en réalité il était méprisé. On se servait simplement de lui pour les besognes qu’il eût peut-être été imprudent de confier à d’autres, mais on ne voulait pas se créer des ennemis inutiles pour lui complaire.

 

*    *    *

 

Malheureusement, la triste et sombre affaire de Margueritte vint jeter la panique et la désorganisation dans tous les esprits. Le caïd, heureux de l’occasion, dénonça Sidi Bou-Chakour comme fanatique et dangereux. Et un jour le vieillard partit, menottes aux mains, pour la lointaine Taâdmit dont le nom seul fait frémir les arabes d’Algérie.

Fier et résigné, le marabout répondit aux accusations perfides du caïd par un réquisitoire précis et impitoyable contre son accusateur, contre celui que la France avait envoyé parmi eux pour la faire aimer et respecter et qui, au contraire, la faisait haïr en commettant des iniquités en son nom.

Dans le tumulte provoqué par l’affaire de Margueritte, la voix du marabout se perdit et il accepta son sort avec la résignation simple et sans faiblesse, du vrai musulman.

Là-bas, dans les montagnes qui dominent les Hauts-Plateaux, avec tant d’autres internés, Sidi Bou-Chakour, qu’aucun tribunal n’avait jugé ni condamné, travailla comme un forçat, coucha à terre par un froid glacial, sans même un couvre-pied, mangeant pour toute nourriture un demi-pain d’une livre et demie par jour…

Quand son mari fut parti pour le douloureux exil, la vieille Aouda, accablée de chagrin, fut cruellement traquée par le caïd moderne au bagout parisien, aux manières si singulièrement distinguées. Spoliée de son petit avoir sous prétexte que Sidi Bou-Chakour n’avait point de titre régulier de propriété, Aouda dut se réfugier avec l’infirme chez des fellah. Les Ouled-Fakroun et toute la tribu murmurèrent, mais, craignant la vengeance du caïd roumi, ils se turent et courbèrent la tête.

Les mois passèrent. La vieille femme pieuse s’éteignit bientôt, inconsolée. Quand, relâché sur l’intervention d’un fonctionnaire d’Alger, brave homme de sens droit, Sidi Bou-Chakour revint à Taourirth, c’était un vieillard caduc à l’incertaine démarche, au regard perdu. Il trouva sa petite terre passée en d’autres mains, son gourbi délabré, sa vieille compagne morte, et son palmier-doum à l’ombre duquel il aimait jadis s’asseoir, abattu.

Serein et résigné, sans une révolte, le vieux marabout s’accroupit sous le lentisque de la djemââ et attendit, en priant Dieu et en demandant l’aumône en Son nom, que l’heure prédestinée sonnât.

Sidi Bou-Chakour mourut peu de temps après son retour de Taadmith, entouré de la vénération des fellah pauvres et naïfs de la forka des Ouled-Fakroun. On l’enterra près de l’Ansard-ed-Dêm, sa sépulture devint un lieu de pèlerinage pour les bédouins des environs, car le saint homme, sans orgueil, les avait aimés et conseillés.

ISABELLE EBERHARDT.

LÉGIONNAIRE[54]

Se créer un monde personnel et fermé et s’entourer d’une atmosphère de rêve écartant toute atteinte hostile du dehors, ne voir et ne sentir des êtres et des choses que ce qui lui plaisait, telle était la formule morale à laquelle avaient abouti les errements, les anxiétés et les recherches de Dmitri Orschanoff. Pendant ses cinq ans de Légion étrangère, dans un milieu restreint et monotone, à l’abri des luttes pour la satisfaction des besoins matériels, Orschanoff était parvenu à réaliser en grande partie ce programme d’égoïsme esthétique.

Mais son engagement touchait à sa fin et la question troublante de l’avenir immédiat se posait, mettant l’esprit d’Orschanoff en contact direct et douloureux avec les réalités qu’il voulait fuir.

Assagi cependant, il s’astreignit à raisonner presque froidement, à se méfier surtout des résolutions hâtives. Il ne se souvenait que trop du chaos d’idées, de sensations, de tentatives d’action qu’avait traversé son esprit de théoricien.

Enfant du peuple, orphelin très tôt, élevé par son oncle, pauvre diacre du village presque illettré, Dmitri avait pourtant pu, grâce aux sacrifices inouïs de son oncle, suivre les cours du gymnase. Puis, la mort l’ayant privé de tout soutien, il avait gagné sa vie comme répétiteur, en faisant sa médecine à Moscou. Mais, bientôt, ses études ne le satisfirent plus et, en un fougueux élan, il se mêla au mouvement révolutionnaire russe. Il dut fuir à l’étranger.

À Genève, il avait été accueilli par la Société de prévoyance des étudiants russes et avait pu entrer à la Faculté. Mais, au lieu de continuer ses études, il s’était mis à « chercher sa voie », Orateur de club, littérateur, peintre, musicien, Dmitri avait essayé de tout et n’avait persévéré en rien. Il sentait en lui des sources fécondes d’énergie, d’activité, et tous les champs sur lesquels il avait débuté lui semblaient trop étroits.

Dmitri Orschanoff avait la faculté rare de pouvoir réussir dans toutes ses tentatives, et cela presque sans peine. Avec une volonté ferme et de l’ordre dans les idées, cette faculté eût été précieuse, mais dans le désarroi moral et intellectuel où se débattait Dmitri, elle lui fut funeste, lui permettant de se pardonner ses défaillances et de se promettre de regagner le temps perdu, après

Ainsi passèrent trois années. Les camarades de Dmitri se lassèrent de cette versatilité incurable et pensèrent qu’ils avaient peut-être tort de soutenir matériellement ce caractère désordonné quand tant de modestes travailleurs peinaient, dans la gêne et même la misère. Aux premières allusions de la part de ses camarades, Dmitri se crut incompris, se révolta. Il se sentit de trop et s’en alla.

Sans ressources, et pour se consoler, il songea aux doctrines tolstoïennes sur l’excellence du travail manuel. Délibérément, il se fit ouvrier. Tour à tour manœuvre, ouvrier agricole, forgeron et étameur ambulant, il erra en Suisse, en Alsace et en Savoie.

L’hiver fut rude, la deuxième année de son vagabondage. Il parcourait les villages misérables de la Savoie montagneuse, avec un autre étameur, Jules Perrin.

La neige couvrait les routes désertes. La bise soufflait en tempête, gelant les pieds des cheminots. Le travail et le pain manquaient. Et une grande désolation leur montait au cœur, des sommets blancs, de la vallée blanche, morte. Un jour, après une conversation avec un autre vagabond, au café, Perrin déclara à Dmitri qu’il allait, avec le copain, s’engager à la Légion étrangère pour manger à sa suffisance et pour avoir la paix.

Aller très loin, en Afrique, commencer une autre vie, cela sourit à l’esprit aventureux d’Orschanoff. D’ailleurs, depuis quelque temps, il sentait qu’un travail spontané, obscur encore, se faisait en lui. Il éprouvait un besoin de plus en plus intense de se recueillir et de penser. Or, là-bas, avec le pain et le toit assurés, il pourrait se renfermer en lui-même, s’analyser et suivre son âme qui, comme il disait, traversait une période d’émulation. Et Orschanoff suivit les deux vagabonds à Saint-Jean-de-Maurienne, au bureau de recrutement.

Sans savoir, sur le conseil d’un ancien qui les poussa du coude, ils optèrent pour le deuxième régiment. Dmitri se souvenait du voyage rapide et de l’étonnement presque voluptueux qu’il avait éprouvé en trouvant un printemps parfumé à son arrivée à Oran.

Puis, on l’avait habillé en soldat, affublé d’un matricule, formé à la routine du métier. Il avait bien eu des moments de révolte, de dégoût… Mais il s’était empressé de se renfermer en lui-même, de s’insensibiliser en quelque sorte. Ce processus qu’avait traversé son âme et qu’il avait qualifié de « période d’incubation » s’était terminé par un singulier apaisement dans ses idées et dans ses sentiments.

L’angoisse que, durant des années, avait provoqué en lui son besoin excessif d’action, d’extériorisation, et l’impossibilité de satisfaire ce besoin démesuré avec ses forces, cette douloureuse angoisse avait fait place à un grand calme, à une tournure d’idées toute contemplative. S’isolant complètement, cet homme qui, matériellement, était perpétuellement entouré d’individualités encombrantes, tapageuses, à l’esprit frondeur et méchant qui naît des contacts fortuits dans une foule, cet homme qui n’était presque jamais seul était parvenu à vivre comme un véritable anachorète et sa vie ne fut bientôt plus qu’un rêve.

… Presque tous les soirs, il sortait, après la soupe, et s’en allait, en dehors de la ville, errer le long des routes pulvérulentes. Puis, il s’asseyait au sommet de quelque colline rougeâtre, plantée de lentisques et de palmiers nains. Il regardait le jour mourir, illuminant de sang et d’or Saïda, la vallée, les montagnes… Pendant un court instant, tout cela semblait embrasé. Puis, de grandes ombres bleues montaient d’en bas vers les sommets, tout s’éteignait et, presque aussitôt les étoiles pâles s’allumaient dans le ciel pur, encore vaguement mauve.

Et Dmitri sentait toute la tristesse de cette terre d’Afrique le pénétrer, immense, mais d’une douceur infinie.

Et c’était sa vie, cette contemplation calme, depuis qu’il avait cru comprendre que nous portons notre bonheur en nous-mêmes et que ce que nous cherchons dans le miroir mobile des choses, c’est notre propre image.

… Maintenant il avait à résoudre cette question urgente : resterait-il, prolongerait-il cette vie lente qu’il aimait, pour cinq années encore, après lesquelles sa jeunesse serait à son déclin, car il aurait trente-six ans – ou bien, s’en irait-il libre, régénéré, délivré de son ancienne folie ?

Sa raison lui disait qu’il n’avait plus besoin de rester là. Il avait obtenu sa naturalisation, car on s’était intéressé à lui. Il pouvait donc demeurer dans cette Algérie quil aimait, l’élire pour patrie adoptive.

Son âme était sortie victorieuse et fortifiée de toutes les luttes qu’elle avait traversées. Il avait pénétré le secret précieux d’être heureux. Et il se sentait pris d’un intense besoin de liberté, de vie errante.

… Au café du Drapeau, après la soupe du soir. Des allemands ivres tapaient à coups de poing sur le marbre gluant des tables. Ils chantaient à tue tête, s’interrompant parfois pour se disputer.

Deux étudiants tchèques, échoués là comme élèves caporaux et qui avaient obligé Dmitri à les suivre dans ce débit, discutaient des théories socialistes. Orschanoff, accoudé sur la table, ne les écoutait pas. Il souffrait. S’il voulait rengager, un seul jour lui restait et il ne parvenait pas à prendre une résolution. La chaleur et le tapage du débit lui devinrent intolérables. Les allemands se levèrent et bousculèrent Dmitri et les tchèques sous prétexte de trinquer avec eux… Pour la première fois peut-être depuis plusieurs années, Dmitri sentit toute la laideur environnante… Et il sortit.

En dehors de la ville, dans le rayonnement de feu du couchant, sur la route blanche, des bédouins en loques, sur lesquels le soleil accrochait des lambeaux de pourpre, s’en allaient, poussant des chameaux chargés et chantant lentement, tristement. Devant eux, au haut d’une longue côte basse, la route semblait finir et l’horizon s’ouvrait, immense, tout en or.

La liberté était bonne et la vie était accueillante, tout en beauté, pour qui savait la comprendre et l’aimer…

Dmitri, apaisé enfin, résolut de s’en aller, d’élargir son rêve, de posséder, en amant et en esthète, la vie qui s’offrait, si belle.

 

*    *    *

 

— Adieu, sergent Schmütz !

— Adieu, der Russe ! et le sous-officier de garde accompagna d’un regard pensif, envieux peut-être, le soldat qui s’en allait pour toujours, libre.

Le temps était clair. Les vilains jours de l’hiver étaient passés et, dans le ciel pâle, le soleil déjà ardent souriait. Une grande joie montait au cœur de Dmitri, de tout ce renouveau des choses et de la liberté enfin conquise.

Et il s’éloigna avec bonheur, quoique sans haine, de la grande caserne où il avait tant souffert et où son âme s’était régénérée.

Dmitri Orschanoff alla de ferme en ferme, travaillant chez les colons… Il les trouva bien différents des paysans de France et, souvent, regretta le temps où il partageait la rude vie des braves Savoyards. Mais il aimait ce pays âpre et splendide et ne voulut point le quitter.

Depuis la fin des derniers labours d’hiver, Dmitri était resté comme ouvrier permanent chez M. Moret, qui était satisfait de ce serviteur probe et silencieux, travailleur adroit et se contentant d’un salaire très modique, presque celui d’un indigène.

La ferme de M. Moret, très grande, était située entre des eucalyptus et des faux-poivriers diaphanes, sur une colline basse qui dominait la plaine de la Mitidja. Au loin bleuissait le grand massif de l’Ouarsenis, et Orléansville dominait, de ses remparts débordés de jardins, le cours sinueux et raviné du Chéliff.

Dmitri s’était construit un gourbi à l’écart, sur le bord d’un oued envahi par les lauriers-roses. Il avait planté quelques eucalyptus, pour s’isoler. Les grandes meules de paille, brunies par l’hiver, masquaient les bâtiments de la ferme, et la chaumière primitive devint pour Dmitri un véritable logis où il installa sa vie nouvelle, si paisible et si peu compliquée, malgré tout ce qu’il y avait en elle d’artificiel et d’ingénieux.

Ce dénûment matériel semblait à Dmitri une des conditions de la liberté et il avait même depuis longtemps cessé d’acheter des livres et des journaux, se contentant, selon son expression, de lire de la beauté dans le grand livre de l’univers, largement ouvert devant lui…

Ainsi, Dmitri Orschanoff était parvenu à vivre selon sa formule, à se dominer et à dominer les circonstances… Et il ne comprenait pas encore que, s’il était parvenu à cette victoire, ce n’était que parce que, jusque-là, les circonstances ne lui avaient point été hostiles et que sa puissance sur elles n’était qu’un leurre…

 

*    *    *

 

Tatani, la servante de Mme Moret, était une jeune fille, svelte et brune, avec de grands yeux un peu éloignés l’un de l’autre, mais d’une forme parfaite. Elle avait une petite bouche au sourire gracieux et doux. Elle portait le costume des mauresques citadines, un mouchoir noué en arrière sur les cheveux séparés par une raie, une gandoura serrée à la taille par un foulard, une chemise blanche à larges manches bouffantes. Elle ne se voilait pas, quoiqu’elle eût déjà seize ans. Ce costume, qui ressemblait tant à celui des paysannes de son pays, fut peut-être le point de départ, chez Dmitri, du sentiment qui se développa dans la suite d’une façon imprévue.

Plus Dmitri se familiarisait avec les bergers et les laboureurs arabes, plus il leur trouvait de ressemblance avec les obscurs et pauvres moujiks de son pays. Ils avaient la même ignorance profonde, éclairée seulement par une foi naïve et inébranlable en un bon Dieu et en un au-delà où devait régner la justice absente de ce monde… Ils étaient aussi pauvres, aussi misérables, et ils avaient la même soumission passive à l’autorité presque toute-puissante de l’administration qui, ici comme là-bas, était la maîtresse de leur sort. Devant l’injustice, ils courbaient la tête avec la même résignation fataliste… Dans leurs chants, plaintes assourdies et monotones ou longs cris parfois désolés, Dmitri reconnut l’insondable tristesse des mélopées qui avaient bercé son enfance. Et, enfant du peuple, il aima les bédouins, pardonnant leurs défauts, car il en connaissait les causes… Tatani, la servante orpheline, lui apparut comme une incarnation charmante de cette race et il éprouva d’abord un simple plaisir esthétique à la voir aller et venir dans la cour ou la maison, si gracieuse, si alerte.

Mais Tatani souriait à Dmitri toutes les fois qu’elle le voyait. Ce beau garçon d’un type inconnu, aux cheveux châtains un peu longs et ondulés, aux larges yeux gris, très doux et très pensifs, avait attiré la petite servante. Elle venait de perdre sa vieille tante, qui l’avait étroitement surveillée et gardée sage. Aussi, Tatani n’était-elle pas effrontée comme le sont généralement les servantes mauresques. Sans aucune complication de sentiments, toute proche de la nature, elle aimait Dmitri. Instruite très tôt des choses de l’amour, elle éprouvait en sa présence un trouble délicieux et, quand il n’était pas là, elle pensait, sans chercher à combattre ce désir, combien il serait bon d’être à lui. Mais elle n’osait pas lui faire d’avances, se contentant de chercher à le voir le plus souvent possible.

La grosse Mme Moret, pas méchante, mais considérant sincèrement les indigènes comme une race inférieure, était exigeante envers Tatani et la rudoyait souvent, la battant même.

Dmitri éprouva pour la petite servante une sorte de pitié douce, de plus en plus attendrie. Bientôt, il lui parla, la questionna sur sa famille. Tatani n’avait plus qu’un frère, ouvrier à Ténès, qui ne s’occupait pas d’elle et auquel elle ne pensait jamais. Dmitri était chaste par conviction, et, longtemps, il ne songea pas même à la possibilité d’aimer Tatani d’amour. Tranquille vis-à-vis de sa conscience, Dmitri rechercha la société de la servante… Mais un jour vint où il sentit bien qu’elle avait cessé d’être pour lui seulement une vision gracieuse embellissant sa vie : il partagea le trouble qu’éprouvait Tatani quand ils étaient seuls.

Mais, là encore, comme il n’y avait rien de laid ni de pervers dans le sentiment nouveau qu’il se découvrait pour elle, et que ce sentiment lui était délicieux, Dmitri s’y abandonna. Moins timide déjà, Tatani l’interrogeait à son tour. Elle parlait un peu français et l’arabe devenait familier à Dmitri. Tatani écoutait ses récits, étonnée, pensive.

— Regarde la destinée de Dieu, lui dit-elle un jour. Tu es né si loin, si loin, que je ne sais pas même où cela peut être, car cela me semble un autre monde, ce pays dont tu me parles… et puis, Dieu t’a amené ici, près de moi qui ne sais rien, qui ne suis jamais allée plus loin qu’Elasnam[55] ou Ténès !

Tatani avait ainsi des moments d’une mélancolie pensive qui ravissait Dmitri. Pour lui, malgré toute la simplicité enfantine de ce caractère de femme, un voile de mystère enveloppait cette fille d’une autre race, en augmentant l’attrait.

Comme il se sentait sincère, Dmitri ne se reprocha pas la pensée qui lui était venue, qui le grisait : faire de Tatani son amie, sa maîtresse. N’étaient-ils pas libres de s’aimer par dessus toutes les barrières humaines, toutes les morales artificielles et hypocrites ?

 

*    *    *

 

… Le soleil rouge se couchait derrière les montagnes dentelées qui dominent la Méditerranée, de Ténès à Mostaganem. Ses rayons obliques roulaient à travers la Medjadja une onde de feu. Les quelques arbres, grands eucalyptus grêles, faux-poivriers onduleux comme des saules pleureurs, les quelques bâtiments de la ferme Moret, tout cela semblait grandi, magnifié, auréolé d’un nimbe pourpre. Dans la campagne où le travail des hommes avait cessé, un grand silence régnait.

Dmitri et Tatani étaient assis derrière les meules protectrices et, la main dans la main, ils se taisaient, car les paroles eussent troublé inutilement le charme profond, la douceur indicible de l’heure.

Enfin, avant de partir pour la ferme, Tatani, tout bas, promit à Dmitri de venir le rejoindre la nuit, dans son gourbi.

Et Dmitri, resté seul, s’étonna que le bonheur vînt à lui comme cela, tout seul, dans la vie qui, à ses débuts déjà lointains, lui avait semblé si hostile, si dure à vivre. Le calme, la contemplation et l’ivresse charmante de l’amour, tout cela lui était donné généreusement, et il songeait avec reconnaissance à ces cinq années de labeur moral, là-bas, dans la triste Saïda… Saïda ! La Bienheureuse… Certes, elle était bénie, cette petite ville perdue où, parmi les Heimatlos[56] assombris par l’inclémence des choses, il avait appris à être heureux !

 

*    *    *

 

Désormais, la vie de Dmitri Orschanoff ne fut plus qu’un rêve très doux, auprès de la petite servante bédouine. Presque toutes les nuits, elle le rejoignait dans l’ombre de son gourbi et, comme une épouse, elle rangeait les hardes et l’humble ménage de l’ouvrier. Puis, dans la sécurité de leur amour, dans le silence complet de la nuit, ils se redisaient les mots puérils, les mots éternellement berceurs de l’amour.

Quel était leur avenir ? Ils n’y songeaient que pour se le représenter comme la continuation indéfinie de leur bonheur qui leur semblait devoir durer autant qu’eux-mêmes.

Cependant entre leurs deux âmes si dissemblables subsistait un abîme de mystère. Dmitri la voyait toute simple, à peine plus compliquée que les oiseaux de la plaine… Mais ce petit oiseau, tantôt rieur et sautillant, tantôt triste tout à coup, ne ressemblait pas aux oiseaux du lointain pays septentrional où était né Dmitri : il y avait en elle toutes les hérédités séculaires de la race sémitique, immobilisée encore dans le décor propice de l’Afrique, dans l’ombre mélancolique de l’Islam. Pour Tatani, Dmitri était une énigme : elle l’aimait aussi intensément qu’elle pouvait aimer, quoique regrettant qu’il fût un kefer, un infidèle. Cependant, d’instinct, elle le devinait très savant. Il répondait à toutes ses questions. Un jour elle lui dit avec admiration : — Toi, tu es très savant. Tu sais tout… Puis, après un court silence, elle ajouta tristement : — Oui, tu sais tout, sauf une chose que même moi, si ignorante, je n’ignore pas…

— Laquelle ?

— Qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que Mahomed est l’envoyé de Dieu.

Après avoir proféré le nom vénéré du Nabi, elle ajouta pieusement : « Le salut et la paix soient sur lui ! » Dmitri lui prit les mains. — Tatani chérie, dit-il, c’est vrai, je ne suis pas musulman… Mais je ne suis pas non plus chrétien, car, si j’avais le bonheur de croire en Dieu, j’y croirais certainement à la façon des musulmans…

Tatani demeura étonnée. Elle ne comprenait pas pourquoi, puisqu’il n’était pas roumi, Dmitri ne se faisait pas musulman… Car Tatani ne pouvait pas concevoir qu’une créature pût ne pas croire en Dieu…

Tout l’été et deux mois d’automne leur bonheur dura, sans que rien vînt le troubler.

Mais un jour, ce frère qui avait abandonné Tatani et qu’elle avait oublié, vint à la ferme réclamer sa sœur qu’il avait promise en mariage.

Elle essaya de protester, mais la loi était contre elle et elle dut obéir. Sans même avoir pu revoir Dmitri, elle dut voiler pour la première fois de sa vie son visage éploré et, montée sur une mule lente, suivre son frère dans un douar voisin où étaient les parents de sa femme.

Elle fut reçue presque avec dédain.

— Tu devrais encore être bien heureuse qu’un honnête homme veuille t’épouser, toi, une déclassée, une servante de roumis, que tout le monde a vue se débaucher avec des ouvriers.

Tel était le langage que lui tint son frère.

Tatani fut donnée à Ben-Ziane, un khammès de M. Moret. Elle revint donc habiter sur les terres de la ferme, près de Dmitri.

Orschanoff, quand il avait appris le départ de Tatani, avait éprouvé un sentiment de révolte voisin de la rage. Sa souffrance avait été aiguë, intolérable. Devant le fait accompli, sanctionné par la loi, Dmitri était impuissant.

Toute démarche de sa part eût aggravé le sort de Tatani. Alors, Dmitri résolut de la revoir.

Après le dur labeur de la journée, Orschanoff passa toutes ses nuits à rôder autour du gourbi isolé de Ben-Ziane.

Cet homme, un peu aisé, étranger à la tribu, avait épousé Tatani parce qu’elle lui avait plu, sans se soucier de l’opinion. Il la gardait jalousement.

Mais, parfois, Ben-Ziane était obligé de se rendre aux marchés éloignés et d’y passer la nuit. Il laissait Tatani à la garde d’une vieille parente qui s’endormait dès la tombée du jour et à qui tout était égal, pourvu qu’on ne la dérangeât pas.

Dès que Tatani apprit que Dmitri la guettait, la nuit, elle s’enhardit et sortit. Dans les ténèbres, ils s’appelèrent doucement.

Dmitri la serra convulsivement dans ses bras et ils pleurèrent ensemble toute la détresse de leur séparation.

Depuis cette nuit-là, commença pour Dmitri une torture sans nom. Il ne vivait plus que du désir exaspéré et de l’espoir de revoir Tatani. Mais les occasions étaient rares et Dmitri s’épuisait à passer toutes ses nuits aux aguets, dormait quelques heures dans l’herbe mouillée, sous la pluie, sous le vent déjà froid. Il attendait là, obstinément, tressaillant au moindre bruit, appelant parfois à voix basse. Tout ce qui n’était pas Tatani lui était devenu indifférent.

Il s’acquittait de sa besogne d’ouvrier par habitude, presque inconsciemment. Son gourbi tombait en ruines et il ne le réparait pas. Il négligeait sa mise et tout le monde avait pu deviner, rien qu’à ce brusque changement, le secret de ses amours avec Tatani. Quelquefois, après les nuits d’angoisse, les horribles nuits où elle ne venait pas, des idées troubles inquiétaient Dmitri… Il sentait la brute qui dort en chaque homme se réveiller en lui…

Il eût voulu chercher l’apaisement dans le meurtre : tuer ce Ben-Ziane, cet usurpateur, et la reprendre, puisqu’elle était à lui !

Parfois, Ben-Ziane passait devant la ferme. Il était grand et fort, avec un profil d’aigle et de longs yeux fauves au dur regard de cruauté et d’audace…

… Ainsi, d’un seul coup, à la première poussée brutale de la réalité, tout le bel édifice artificiel de ce que Dmitri appelait son hygiène morale s’était effondré, misérablement. Il commençait à voir son erreur, à comprendre que personne, pas plus lui qu’un autre, ne peut s’affranchir des lois inconnues, des lois tyranniques, qui dirigent nos destinées terrestres. Mais un tel désarroi régnait en lui qu’il ne pouvait se raisonner.

… Ils eurent encore quelques entrevues furtives… Comme la souffrance commune les avait rapprochés l’un de l’autre ! Comme ils se comprenaient et s’aimaient mieux et plus noblement depuis que leur tranquille bonheur de jadis avait été anéanti !

… Le soleil se couchait. Dmitri rentra des champs. La nuit allait tomber, et il reverrait Tatani. En dehors de cela rien n’existait plus pour lui. Comme il conduisait les bœufs à l’abreuvoir, il entendit de loin deux coups de fusil successifs… Quelques instants après, des hommes qui couraient sur la route en criant passèrent. Salah, le garde champêtre indigène, entra dans la cour au grand trot, réclamant M. Moret, adjoint. — Il y a Ben-Ziane qui a tué sa femme, Tatani ben Kaddour, de deux coups de fusil…

L’arabe, sans achever, partit.

Dmitri était demeuré immobile, plongé en une stupeur trouble, en une sombre épouvante. Puis, il sentit une douleur aiguë en pensant que c’était lui, l’assassin, que, sous prétexte d’aimer Tatani, en réalité pour la satisfaction de son égoïste passion, il l’avait conduite à la mort !

Dmitri, comme en rêve, suivit les gens de la ferme, qui, à travers champs, couraient vers le gourbi. Dehors, assis sur une pierre, les poignets enchaînés, le beau Ben-Ziane était gardé par le garde champêtre et deux bédouins. Le caïd écrivait à la hâte son rapport. Dans le gourbi où la foule avait pénétré, les femmes se lamentaient autour du cadavre étendu à terre. Mme Moret découvrit Tatani. Pâle, les yeux clos, la bouche entr’ouverte, la jeune femme semblait dormir. Sur sa gandoura rose, des taches brunes indiquaient les deux blessures en pleine poitrine. La parente racontait la scène rapide. Ben-Ziane était subitement rentré du marché de Cavaignac avant le jour indiqué. Un autre khammès l’avait averti que, la veille dans la nuit, il avait vu sa femme sortir et rejoindre un homme dans les champs. Cet homme, c’était sans doute l’ancien amant de Tatani, l’ouvrier russe. En rentrant, Ben-Ziane avait examiné les vêtements et les souliers de sa femme : le tout portait des taches de boue. Alors, il l’avait poussée contre le mur du gourbi et avait déchargé sur elle son fusil à bout portant.

Les yeux de Ben-Ziane restaient obstinément fixés droit devant lui et un sombre orgueil y luisait. Et Dmitri songea que son devoir était de dire la vérité aux assises pour que cet homme ne fût pas condamné impitoyablement… Il n’eut pas la force de rester là plus longtemps, et il s’en alla, sentant que, désormais, tout lui était indifférent, qu’il ne désirait plus rien… Tout s’était effondré, l’écrasant, et il ne lui restait plus rien, sauf sa douleur aiguë et son remords.

… La route serpente entre les collines rougeâtres, lépreuses, où poussent les lentisques noirâtres et les palmiers nains coriaces.

Dmitri Orschanoff, sous la grande capote bleue, erre lentement, lentement, sur la route grise et il regarde, apaisé maintenant pour toujours, le soleil rouge se coucher et la terre s’assombrir.

Après l’écroulement de sa dernière tentative de vie libre, Dmitri avait compris que sa place n’était pas parmi les hommes, qu’il serait toujours ou leur victime, ou leur bourreau, et il était revenu là, à la légion, avec le seul désir désormais d’y rester pour jamais et de dormir un jour dans le coin des Heimatlos, au cimetière de Saïda…

Isabelle EBERHARDT.

Ténès, novembre 1902

L’ARRIVÉE[57]

Jules Bérard, fils d’un petit propriétaire jurassien, affiné par un séjour à la ville, ouvrier jardinier, imbu d’idées libertaires, avait voulu apporter sur un sol nouveau le petit avoir que lui avait laissé son père. De loin, Bérard s’était fait une idée des groupements français d’Algérie, qui l’avait séduit. Ces groupements devaient être comme de fortes familles françaises essaimées sur la terre vierge, y apportant leur énergie, leur solidarité florissante loin du cadre étroit et routinier de la vie métropolitaine.

Certes, il y aurait là-bas beaucoup de difficultés : le climat parfois meurtrier, le sol inconnu, la sécheresse, le sirocco, les sauterelles, les indigènes… Les manuels qu’avait lus Bérard parlaient de tout cela. Mais il trouverait là-bas d’autres colons, expérimentés déjà, qui le mettraient sur la voie, qui le conseilleraient, le protégeraient.

Et, après de longues et coûteuses formalités, Bérard avait obtenu une concession au centre de Moreau qu’on agrandissait et qui dépendait de la petite ville de*** dans le Tell constantinois.

Bérard arriva à Moreau un soir d’automne triste et nuageux. Il faisait noir, il faisait froid et un vent âpre courbait les eucalyptus grêles de la grand’rue.

— Vous êtes le Français de la concession de l’Oued Khamsa ?

L’aubergiste, une grosse italienne en caraco lâche, accueillit Bérard par ces mots.

Bérard avait hâte de prendre contact avec ses nouveaux concitoyens, et il entra dans la salle de l’auberge.

Un vacarme assourdissant y régnait, et le « bonjour tout le monde ! » de Bérard s’y perdit. Il distingua quelques bribes de phrases, jetées à pleine voix, avec un accent qui lui sembla étranger.

— Quand je te dis qu’il est avec Santos, le patron du b… !

— Alors, comme ça, on aurait un caoued pour maire ?

… Et un troisième reprenait avec rage :

— Tous des vendus, des crapules, des voleurs !

Le tumulte augmentait.

Un homme d’une trentaine d’années, brun et de gestes exubérants, vint s’attabler en face de Bérard, et tout de suite, entama la conversation.

— Alors, vous venez de débarquer ? Ça se voit…, seulement, comme on est français, faut pas s’y tromper… Nous savons qu’ils vont tout de suite chercher à vous embrouiller, les hommes à l’adjoint… Veillez-vous… C’est tous des canailles, des sans-patrie… C’est eux qui mangent la colonie. Pensez-voir : aux élections sénatoriales, ils ont voté pour Machin, celui-là qu’il est pour les bicots contre les colons. Nous, nous sommes avec le Maire. Faudra pas vous laisser embrouiller, vous comprenez.

— Mais je ne suis pas venu ici pour faire de la politique… Ça m’est égal. Je veux me rendre compte, travailler.

Le colon le regarda avec un air de surprise hostile.

— Ah, voilà… ça, on le sait. Le gouvernement donne des concessions à des gens de France qui se fichent pas mal des intérêts de la colonie, qui ne veulent pas marcher avec les colons, tandis que nos fils sont obligés de travailler comme ouvriers, côte à côte avec les pouilleux…

Et le colon se leva…

Un autre le remplaça. Celui-là encore parla longuement à Bérard des mérites du maire, un philanthrope qui… un homme de bien, quoi ! qui était au moins avec les colons, celui-là. En même temps, l’interlocuteur de Bérard ne tarissait pas d’invectives et de menaces contre les vendus, les francs-maçons, les voleurs, les types de l’adjoint Molinat. Bérard écoutait, ennuyé. Il eût voulu demander quelques renseignements utiles sur le climat, la qualité de la terre, les ouvriers… Mais, à toutes ses questions, le colon répondait, agacé :

« — Vous verrez… le climat ? Bien, il est pas mauvais… Vous vous arrangerez… Vous ferez comme nous… » Et, tout de suite, il retombait dans son rabâchage « politique », avec une faconde extraordinaire.

Bérard manœuvra pour se débarrasser de cet orateur intarissable et sortit.

La rue était déserte et noire. Après une courte promenade, Bérard entra dans un autre débit. Là aussi on criait, on discutait.

Bérard avisa un groupe de colons un peu calmes qui jouaient aux cartes, et s’assit à leur table, dans un coin.

— Eh bien, Messieurs, est-ce que ça marche à votre convenance, par là ? Moi, je viens faire comme vous… me mettre colon.

Tout de suite, Bérard remarqua une certaine gêne dans l’attitude des joueurs.

— Où êtes-vous descendu ?

— Mais dans la première auberge à droite sur la route de ***…

Les joueurs s’entre-regardèrent, comme si Bérard avait dit une énormité.

— Ah, mince alors ? Alors à présent, ils recrutent leur monde comme ça, de force ? Mais vous ne savez pas chez qui vous êtes descendu. Monsieur ? C’est un repaire de voleurs, de bandits… C’est la réunion de la bande au Maire, à l’usurier Girot !

— Mais ça m’est égal. Je suis descendu là en attendant de m’établir, d’avoir bâti !

— Mais vous ne comprenez pas que vous serez déshonoré, si vous restez avec ces gens-là. Et puis, ils vous entortilleront. Vous ne connaissez pas Girot, ça se voit.

Encore une fois, Bérard affirma son indépendance politique, mais il fut interrompu.

— Ce n’est pas admissible. Ici nous sommes pour les situations franches : faut être avec les honnêtes gens, ou bien faut être avec les voleurs… Y a pas à faire de manières… C’est comme ça.

— Je serai toujours avec les honnêtes gens, dit Bérard, évasivement.

Un autre colon, à qui Bérard s’adressa pour avoir quelques éclaircissements, lui tint un tout autre langage. Nettement hostile, celui-là, il se contenta de répondre aux questions du nouvel arrivant.

— Nous autres, fils de colons, nous trimons, nous nous débrouillons comme nous pouvons. Eh bien, faites comme nous, puisqu’on vous donne des concessions… Seulement, si vous êtes venu par ici, c’est que vous n’avez pas pu vous arranger chez vous… C’est ce que le gouvernement ne veut pas comprendre, quand il s’obstine à nous envoyer un tas de gens qui ne connaissent rien du pays et qui veulent faire les malins. Quand on vous aura vu à l’œuvre, on parlera… À présent, c’est pas la peine.

Bérard sortit.

Un instant encore il erra dans la nuit. Comme il passait devant une échoppe ouverte, éclairée par une lampe fumeuse, il s’arrêta : des arabes étaient là, qui buvaient du café. Alors, pour voir, il entra et commanda une tasse.

Assis dans un coin, il observa ces hommes d’une autre race qu’on lui avait dite ennemie de la sienne.

Dépenaillés, vêtus de loques européennes, ils avaient l’air misérable et sombre.

À son entrée, quelques-uns s’étaient chuchoté des mots en le regardant… Et ce regard était fermé et hostile…

Bérard eut l’idée de parler au cafetier qui comprenait le français.

— Ils n’ont pas l’air heureux…

Je crois qu’ils ne nous aiment pas…

— Non, pourquoi ? Kif-Kif… seulement il y en a par là qui en avaient de la terre et du blé, avant l’agrandissement. À présent, ils n’ont rien… Alors ils ne sont pas contents, tu comprends. Mais ça fait rien.

Bérard, sa tasse de café bue, s’en alla. Et il comprit qu’il était un intrus. De son arrivée : tout le monde se plaignait, les fils de colons, car ils eussent voulu sa concession pour eux… Les arabes, parce qu’on leur avait pris leur terre…

Et ceux qui l’avaient accueilli moins froidement, n’avaient eu d’autre désir que de l’embrigader dans tel ou tel parti… Une grande tristesse lui vint au cœur, de cette désillusion, de ce village hostile et noir qui dormait maintenant dans la nuit froide.

ISABELLE EBERHARDT

LE CHEMINOT[58]

VARIÉTÉ LITTÉRAIRE

La route serpente, longue, blanche, vers les lointains bleus, vers les horizons attirants.

Sous le soleil, elle flambe, la route pulvérulente, entre l’or mat des moissons, le rouge des collines que voile une brume incandescente, et le vert sombre de la brousse.

Au loin, fermes opulentes, bordjs délabrés, gourbis pauvres dans l’accablement du jour, tout dort.

De la plaine monte un chant, long comme la route sans abri, comme la pauvreté sans lendemain de joie, comme une plainte inentendue : le chant des moissonneurs kabyles.

Le blé pâle, l’orge fauve, s’entassent sur la terre épuisée de son labeur d’enfantement.

Mais tout cet or tiède étalé au soleil n’allume pas une lueur dans l’œil vague du cheminot.

Il passe.

Ses loques sont grises… Elles semblent couvertes de la même poussière terne qui adoucit la terre battue au pied nu de l’errant.

Grand, émacié, le profil aigu abrité par l’auvent du voile en loques, la barbe grise et inculte, l’œil terne, les lèvres fendillées par la soif, il va.

Et, quand il passe devant une ferme ou une mechta, il s’arrête et frappe le sol de son long bâton d’olivier sauvage.

Sa voix rauque perce le silence de la campagne et il demande le pain de Dieu.

Il a raison, le cheminot à la silhouette tragique, le pain sacré qu’il demande sans implorer lui est dû, et l’aumône n’est qu’une faible restitution, comme un aveu d’iniquité.

Le cheminot n’a pas de logis, pas de famille. Libre, il erre et son regard vague fait sien tout ce grand paysage d’Afrique dont, selon son gré, il écarte les bornes, à l’infini.

Quand, las d’avancer, accablé de chaleur, il veut se reposer, les grands lentisques des coteaux et les eucalyptus en pleurs des routes lui offrent leur ombre et la sécurité d’un sommeil sans rêves.

Peut-être, jadis, le cheminot a-t-il souffert d’être un sans-foyer, de ne rien avoir, et aussi, sans doute, de demander ce que, d’instinct, il se savait dû.

Mais maintenant, après des années longues, toujours pareilles, il n’a plus de désirs, et subit la vie, indiffèrent.

Souvent, les gendarmes l’ont arrêté et il a été emprisonné… Mais il n’a jamais compris – on ne lui a d’ailleurs pas expliqué – pourquoi il pouvait être défendu à un homme de marcher sous la caresse de la bonne lumière féconde, de traverser ce coin de l’univers qui lui semble sien. Il n’a pas compris pourquoi ces gens qui ne lui avaient pas donné d’abris et de pain lui interdisaient de ne pas en avoir.

À l’accusation d’être un vagabond, il a toujours répondu : « Je n’ai pas volé, je n’ai pas fait de mal… » Mais on lui a dit que cela ne suffisait pas, et sa défense simple est restée inentendue…

Et cela lui a semblé injuste, ainsi que beaucoup d’autres choses qui sont écrites pour les illettrés sur le ruban de la grand’route.

 

*    *    *

 

Mais, la haute taille du Cheminot s’est cassée et sa démarche est devenue incertaine : la vieillesse et son usure sont venues prématurées, dans l’abandon.

Un jour, malade d’une de ces tristes maladies de vieillards dont la brève guérison ne console plus, le cheminot tomba sur le bord de la route.

Des musulmans pieux le trouvèrent là et l’emportèrent à l’hôpital. Silencieux, il accepta.

Mais là bas, le vieil homme des horizons larges souffrit de l’oppression des murs blancs, de l’espace limité…

Et ce lit trop moelleux lui sembla moins doux et moins sûr que la terre, la bonne terre dont il avait l’accoutumance.

L’ennui le prit, avec la nostalgie de la route libre.

Il sentit que, s’il restait là, il mourrait tristement, sans même la consolation des choses dont son œil avait l’habitude.

Avec dédain, on lui rendit ses loques sordides… Mais il ne put marcher longtemps et resta affalé, en ville.

Un agent de police l’aborda, lui offrant son aide. Le cheminot répondit :

— Si tu es musulman, laisse-moi, de grâce… Je veux mourir dehors… dehors. Laisse-moi !

Et, avec le respect de sa race pour les pauvres et pour les fous, l’agent s’éloigna.

Alors, dans la nuit tiède, le Cheminot se traîna hors de la ville hostile et s’endormit sur l’herbe douce, au bord d’un oued qui murmurait à peine.

Sous l’obscurité amie, dans le grand vide d’alentour, le Cheminot goûta l’adoucissement du repos non troublé.

Puis, comme il se sentait plus fort, il repartit de nouveau droit devant lui à travers les champs et la brousse.

 

*    *    *

 

La nuit finissait. Une lueur pâle montait, profilant en noir les montagnes lointaines de Kabylie. Dans les fermes, le cri enroué des coqs appelait la lumière.

Le Cheminot avait dormi sur un talus de gazon que les premières pluies d’automne avaient fait germer.

Une fraîcheur pénétrante flottait dans la brise avec de subtiles senteurs de lys et de cyclamens invisibles.

Le Cheminot était bien faible. Une grande langueur envahissait ses membres, mais la toux qui l’avait secoué depuis les premières fraîcheurs s’était calmée.

Il fit jour. Derrière les montagnes, une aube rouge resplendissait, jetant des traînées sanglantes sur le golfe calme où à peine quelques frissons vagues couraient, teintant l’eau de hachures dorées.

La brume infuse voilait à peine d’une haleine éparse les coteaux de Mustapha, et le paysage s’ouvrait, grand, doux, serein. Pas de lignes heurtées, pas d’oppositions de couleurs. Un sourire un peu sensuel et triste aussi planait dans l’assoupissement mal dissipé des choses. Et les membres du Cheminot s’engourdissaient.

Il ne songeait à rien, sans désirs ni regrets et, doucement, dans la solitude de la route, la vie sans complications, et pourtant mystérieuse qui l’avait mû pendant tant d’années, s’endormait en lui ; et c’était sans exhortations ni tisanes, la félicité ineffable de mourir.

Les premiers rayons du soleil tiède, filtrant à travers les voiles humides des eucalyptus, parèrent d’or et de pourpre le profil immobile, les yeux clos, les loques tendues, les pieds nus et poudreux, et le long bâton d’olivier : tout ce qui avait été le Cheminot, dont l’âme insoupçonnée s’était exhalée en un murmure de vieil Islam résigné, en une harmonie simple avec la mélancolie des choses…

ISABELLE EBERHARDT

LE PORTRAIT DE L’OULED-NAÏL[59]

CHRONIQUE

Exposé aux regards curieux des étrangers, dans toutes les vitrines de photographes, il est un portrait de femme du Sud au costume bizarre, au visage impressionnant d’idole du vieil Orient ou d’apparition… Visage d’oiseau de proie aux yeux de mystère. Combien de rêveries singulières et peut-être, chez quelques âmes affinées, de presciences de ce Sud morne et resplendissant, a évoquées ce portrait d’« Ouled-Naïl » chez les passants qui l’ont contemplée, que son effigie a troublés ?

Mais qui connaît son histoire, qui pourrait supposer que, dans la vie ignorée de cette femme, d’un ailleurs à la fois si proche et si lointain, s’est déroulé un vrai drame humain, que ces yeux d’ombre, ces lèvres arquées ont souri au fantôme du bonheur ?

Tout d’abord, cette appellation d’« Ouled-Naïl » appliquée au portrait d’Achoura bent Saïd est fallacieuse : Achoura, qui existe encore sans doute au fond de quelque gourbi bédouin, est issue de la race farouche des Chaouïyas de l’Aurès.

Son histoire, mouvementée et triste, est l’une de ces épopées de l’amour arabe, qui se déroulent dans le vieux décor séculaire des mœurs figées et qui n’ont d’autres rapsodes que les bergers et les chameliers, improvisant, avec un art tout intuitif et sans artifices, des complaintes longues et monotones comme les routes du désert, sur les amours de leur race, sur les dévouements, les vengeances, les nefra et les rozzo

Fille de bûcherons, Achoura avait longtemps poursuivi l’indicible rêve de l’inconscience en face des grands horizons bleus de la montagne et de ses sombres forêts de cèdres. Puis, mariée trop jeune, elle avait été emmenée par son mari dans la triste et banale Batna, ville de casernes et de masures, sans passé et sans histoire. Cloîtrée, en proie à l’ennemi lourd d’une existence pour laquelle elle n’était pas née, Achoura avait connu toutes les affres du besoin de la liberté inassouvi. Répudiée bientôt, elle s’était fixée dans l’une des cahutes croulantes du Village-Nègre, complément obligé des casernes de la garnison.

Là, sa nature étrange s’était affirmée. Sombre et hautaine envers ses semblables et les clients en vestes ou en pantalons rouges, elle était secourable et bonne pour les pauvres et les infirmes.

Comme les autres pourtant, elle s’enivrait d’absinthe et passait de longues heures d’attente assise sur le pas de sa porte, la cigarette à la bouche, les mains jointes sur son genou relevé. Mais elle conservait toujours cet air triste et grave qui allait si bien à sa beauté sombre, et, dans ses yeux au regard lointain, à défaut de pensée, brûlait la flamme de la passion.

Un jour, un fils de grande tente, Si Mohammed el Arbi, dont le père était titulaire d’un aghalik du Sud, remarqua Achoura et l’aima. Audacieux et beau, capable de passions violentes, le jeune chérif fit le bonheur de la Chaouïya, le seul bonheur qui lui fut accessible : âpre et mêlé de souffrance. Jaloux, blessé dans son orgueil par de basses promiscuités, Si Mohammed el Arbi souffrit de voir Achoura au Village-Nègre, à la merci des soldats. Mais l’en retirer eût été un scandale, et le jeune chérif craignait la colère paternelle…

Comme il arrive pour toutes les créatures d’amour, Achoura se sentit naître à une vie nouvelle. Il lui sembla n’avoir jamais vu le soleil dorer la crête azurée des montagnes et la lumière se jouer capricieusement dans les arbres touffus de la montagne. Parce que la joie était en elle, elle sentit une joie monter de la terre, comme elle alanguie, en un éternel amour.

Achoura, comme toutes les filles de sa race, regardait le trafic de son corps comme le seul gage d’affranchissement accessible à la femme. Elle ne voulait plus de la claustration domestique, elle voulait vivre au grand jour et elle n’avait point honte d’être ce qu’elle était. Cela lui semblait légitime et ne gênait pas son amour pour l’élu, car l’idée ne lui vint même jamais d’assimiler leurs ineffables ivresses à ce qu’elle appelait du mot sabir et cynique de « coummerce »…

Achoura aima Si Mohammed el Arbi. Pour lui, elle sut trouver des trésors de délicatesse d’une saveur un peu sauvage.

Jamais personne ne dormit sur le matelas de laine blanche réservé au chérif et aucun autre ne reposa sa tête sur le coussin brodé où Si Mohammed el Arbi reposa la sienne… Quand il devait venir, elle achetait chez les jardiniers roumis une moisson de fleurs odorantes et les semait sur les nattes, sur le lit, dans toute son humble chambre où, du décor habituel des orgies obligées, rien ne restait… Le taudis qui abritait d’ordinaire tant de brutales ivresses et de banales débauches devenait un délicieux, un mystérieux réduit d’amour.

Impérieuse, fantasque et dure envers les hommes, Achoura était, pour le chérif, douce et soumise sans passivité. Elle était heureuse de le servir, de s’humilier devant lui, et ses façons de maître très despotique lui plaisaient. Seule, la jalousie de l’aimé la faisait parfois cruellement souffrir. Les exigences de la condition d’Achoura blessaient bien un peu la délicatesse innée du chérif, mais il voulait bien, se faisant violence, les accepter, pour ne pas s’insurger ouvertement contre les coutumes, en affichant une liaison presque maritale. Mais ce qu’il craignait et ce dont le soupçon provoquait chez lui des colères d’une violence terrible, c’était l’amour des autres, c’était de la sincérité dans les relations d’Achoura avec les inconnus qui venaient quand le maître était absent. Il avait la méfiance de sa race et le soupçon le tourmentait.

Un jour, sur de vagues indices, il crut à une trahison. Sa colère, avivée encore par une sincère douleur, fut terrible. Il frappa Achoura et partit, sans un mot d’adieu ni de pardon.

Si Mohammed el Arbi habitait un bordj solitaire dans la montagne, loin de la ville. À pied, seule dans la nuit glaciale d’hiver, Achoura alla implorer son pardon. Le matin, on la trouva devant la porte du bordj, affalée dans la neige. Touché, Si Mohammed el Arbi pardonna.

Âpre au gain et cupide avec les autres, Achoura était très désintéressée envers le chérif ; elle préférait sa présence à tous les dons.

Un jour, le père du jeune homme apprit qu’on parlait de la liaison de son fils avec une femme du village. Il vint à Batna et, sans dire un mot à Si Mohammed el Arbi, obtint l’expulsion immédiate d’Achoura.

Éplorée, elle se réfugia dans l’une des petites boutiques de la rue des Ouled-Naïl, dans la tiédeur chaude et odorante de Biskra.

Malgré son père, Si Mohammed el Arbi profita de toutes les occasions pour courir revoir celle qu’il aimait. Et, comme ils avaient souffert l’un pour l’autre, leur amour devint meilleur et plus humain.

… Aux heures accablantes de la sieste, accoudée sur son matelas, Achoura se perdait en une longue contemplation des traits adorés, reproduits par une photographie fanée qu’elle couvrait de baisers… Ainsi, elle attendait les instants bénis où il venait auprès d’elle et où ils oubliaient la douloureuse séparation.

Mais, le bonheur d’Achoura ne fut pas de longue durée. Si Mohammed el Arbi fut appelé à un caïdat opulent du sud, et partit, jurant à Achoura de la faire venir à Touggourt, où elle serait plus près de lui. Patiemment, Achoura attendit. Les lettres du caïd étaient sa seule consolation, mais bientôt elles se firent plus rares. Si Mohammed el Arbi, dans ce pays nouveau, dans cette vie nouvelle si différente de l’ancienne toute d’inaction et de rêve, s’était laissé griser par d’autres ivresses et captiver par d’autres yeux. Et le jour vint où le caïd cessa d’écrire… Pour lui, la vie venait à peine de commencer. Mais, pour Achoura, elle venait de finir.

Quelque chose s’était éteint en elle, du jour où elle avait acquis la certitude que Si Mohammed el Arbi ne l’aimait plus. Et, avec cette lumière qui était morte, l’âme d’Achoura avait été plongée dans les ténèbres. Indifférente désormais et morne, Achoura s’était mise à boire pour oublier. Puis elle revint à Batna, attirée sans doute par de chers souvenirs. Là, dans les bouges du village, elle connut un spahi qui l’aima et qu’elle subjugua sans qu’il lui fût cher. Alors, comme le spahi avait été libéré, elle vendit une partie de ses bijoux, ne gardant que ceux qui lui avaient été donnés par le chérif. Elle donna une partie de son argent à des pèlerins pauvres partant pour La Mecque et épousa El Abadi qui, joueur et ivrogne, ne put se maintenir dans la vie civile et rengagea.

Achoura rentra dans l’ombre et la retraite du foyer musulman, où elle mène désormais une vie exemplaire et silencieuse.

Elle s’est réfugiée là pour songer en toute liberté à Si Mohammed el Arbi, le beau chérif qui l’a oubliée depuis longtemps et qu’elle aime toujours.

Isabelle EBERHARDT.

CRIMINEL[60]

VARIÉTÉ LITTÉRAIRE

Dans le bas-fond humide, entouré de hautes montagnes nues et de falaises rouges, on venait de créer le centre de Robespierre.

Les terrains de colonisation avaient été prélevés sur le territoire des Ouled-Bou-Naga, des champs pierreux et roux, pauvres d’ailleurs… Mais les « directeurs », les « inspecteurs » et autres fonctionnaires d’Alger, chargés de « peupler » l’Algérie et de toucher des appointements proconsulaires n’y étaient jamais venus.

Pendant un mois, les paperasses s’étaient accumulées, coûteuses et inutiles, pour donner un semblant de légalité à ce qui, en fait, n’était que la ruine d’une grande tribu et une entreprise aléatoire pour les futurs colons.

Qu’importait ? Ni de la tribu, ni des colons, personne ne se souciait dans les bureaux d’Alger…

Sur le versant ouest de la montagne, la fraction des Bou-Achour occupait depuis un temps immémorial les meilleures terres de la région. Unis par une étroite consanguinité, ils vivaient sur leurs terrains sans procéder à aucun partage.

Mais l’expropriation était venue, et on avait procédé à une enquête longue et embrouillée sur les droits légaux de chacun des fellah au terrain occupé. Pour cela, on avait fouillé dans les vieux actes jaunis et écornés des cadis de jadis, on avait établi le degré de parenté des Bou-Achour entre eux.

Ensuite, se basant sur ces découvertes, on fit le partage des indemnités à distribuer. Là, encore, la triste comédie bureaucratique porta ses fruits malsains…

 

*    *    *

 

Le soleil de l’automne, presque sans ardeur, patinait d’or pâle les bâtiments administratifs, laids et délabrés. Alentour, les maisons en plâtras tombaient en ruines et l’herbe poussait sur les tuiles ternies, délavées.

En face des bureaux, la troupe grise des Ouled-Bou-Naga s’entassait. Accroupis à terre, enveloppés dans leurs burnous d’une teinte uniformément terreuse, ils attendaient, résignés, passifs.

Il y avait là toutes les variétés du type tellien : profils berbères aux traits minces, aux yeux roux d’oiseau de proie ; faces alourdies de sang noir, lippues, glabres ; visages arabes, aquilins et sévères.

Les voiles roulés de cordelettes fauves et les vêtements flottants, ondoyants au gré des attitudes et des gestes, donnaient aux Africains une nuance d’archaïsme, et sans les laides constructions « européennes » d’en face, la vision eût été sans âge.

Mohammed Achouri, un grand vieillard maigre au visage ascétique, aux traits durs, à l’œil soucieux, attendait un peu à l’écart, roulant entre ses doigts osseux les grains jaunes de son chapelet. Son regard se perdait dans les lointains où une poussière d’or terne flottait.

Les fellah, soucieux sous leur apparence résignée et fermée, parlaient peu.

On allait leur payer leurs terres, justifier les avantages qu’on avait, avant la pression définitive, fait miroiter à leurs yeux avides, à leurs yeux de pauvres et de simples.

Et une angoisse leur venait d’attendre aussi longtemps… On les avait convoqués pour le mardi, mais on était déjà au matin du vendredi et on ne leur avait encore rien donné.

Tous les matins, ils venaient là, et, patiemment, attendaient. Puis, ils se dispersaient par groupes dans les cafés maures de C…, mangeaient un morceau de galette noire, apportée du douar et durcie, et buvaient une tasse de café dun sou… Puis à une heure, ils retournaient s’asseoir le long du mur et attendre… Au Magh’reb, ils s’en allaient, tristes, découragés, disant tout bas des paroles de résignation… et la houle d’or rouge du soleil couchant magnifiait leurs loques, parait leur lente souffrance.

À la fin, beaucoup d’entre eux n’avaient plus ni pain ni argent pour rester à la ville. Quelques-uns couchaient au pied d’un mur, roulés dans leurs haillons…

Devant les bureaux, un groupe d’hommes discutaient et riaient : cavaliers et gardes champêtres se drapaient dans leur grand burnous bleu et parlaient de leurs aventures de femmes, voire même de boisson.

Parfois, un fellah, timidement, venait les consulter… Alors, avec le geste évasif de la main, familier aux musulmans, les makhzenia[61] et les chenâbeth[62] qui ne savaient pas, eux aussi, répondaient :

— Osbor !… Patiente…

Le fellah courbait la tête, retournait à sa place, murmurant :

— Il n’est d’aide et de force qu’en Dieu le Très-Haut !

Mohammed Achouri réfléchissait et, maintenant, il doutait, il regrettait d’avoir cédé ses terres. Son cœur de paysan saignait à la pensée qu’il n’avait plus de terre…

De l’argent ?

D’abord, combien lui en donnerait-on ?… puis, qu’en ferait-il ? où irait-il acheter un autre champ, à présent qu’il avait vendu le lopin de terre nourricière ?…

Enfin, vers neuf heures, le caïd des Ouled-Bou-Naga, un grand jeune homme bronzé, au regard dur et fermé, vint procéder à l’appel nominatif des gens de sa tribu… Un papier à la main, il était debout sur le seuil des bureaux. Les fellah s’étaient levés avec une ondulation marine de leurs burnous déployés… Ils voulurent saluer leur caïd… Les uns baisèrent son turban, les autres son épaule. Mais il les écarta du geste et commença l’appel. Son garde champêtre, petit vieillard chenu et fureteur, poussait vers la droite ceux qui avaient répondu à l’appel de leur nom, soit par le « naâm » traditionnel, soit par : « C’est moi… » Quelques-uns risquèrent même un militaire « brésent ! » (pré-sent).

Après, le caïd les conduisit devant les bureaux qu’ils désignent du nom générique de « Domaine » (recette, contributions, domaines, etc.).

Le caïd entra. On lui offrit une chaise.

Un cavalier, sur le seuil, appelait les Ouled-Bou-Naga et les introduisait un à un.

Parmi les derniers, Mohammed Achouri fut introduit.

Devant un bureau noir tailladé au canif, un fonctionnaire européen, en complet râpé, siégeait. Le khoja, jeune et myope, avec un pince nez, traduisait debout.

— Achouri Mohammed ben Hamza… Tu es l’arrière-petit-cousin d’Ahmed Djilali ben Djilali, qui possédait les terrains du lieu dit « Oued-Nouar », fraction des Bou-Achour. Tu as donc des droits légaux de propriété sur les champs dit Zebboudja et Nafra… Tous comptes faits, tous frais payés, tu as à toucher, pour indemnité de vente, la somme de onze centimes et demi[63]… Comme il n’y a pas de centimes, voilà.

Et le fonctionnaire posa deux sous dans la main tendue du fellah.

Mohammed Achouri demeura immobile, attendant toujours.

— Allez, rouh… balek !

— Mais j’ai vendu ma terre, une charrue et demie de champs et plusieurs hectares de forêts (broussailles)… Donne-moi mon argent !

— Mais tu l’as touché… C’est tout ! Allez, à un autre ! Abdallah ben Taïeb Djellouli !

— Mais ce n’est pas un payement, deux sous !… Dieu est témoin…

— Nom de Dieu d’imbécile ! Balek fiça !

Le cavalier poussa dehors le fellah qui, aussitôt dans la rue, courba la tête, sachant combien il était inutile de discuter.

En un groupe compact, les Ouled-Bou-Naga restaient là, comme si une lueur d’espoir leur restait dans l’inclémence des choses. Ils avaient le regard effaré et tristement stupide des moutons à l’abattoir.

— Il faut aller réclamer à l’administrateur, suggéra Mohammed Achouri.

Et ils se rendirent en petit nombre vers les bureaux de la commune mixte, au milieu de la ville.

L’administrateur, brave homme, eut un geste évasif des mains… — Je n’y peux rien… Je leur ai bien dit, à Alger, que c’était la ruine pour la tribu… Ils n’ont rien voulu savoir, ils commandent, nous obéissons… Il n’y a rien à faire.

Et il avait honte en disant cela, honte de l’œuvre mauvaise qu’on l’obligeait à faire.

Alors, puisque le hakem qui ne leur avait personnellement jamais fait de mal, leur disait qu’il n’y avait rien à faire, ils acceptèrent en silence leur ruine et s’en allèrent, vers la vallée natale, où ils n’étaient que des pauvres désormais.

Ils ne parvenaient surtout pas à comprendre, et cela leur semblait injuste, que quelques-uns d’entre eux avaient touché des sommes relativement fortes, quoique ayant toujours labouré une étendue bien inférieure à celle qu’occupaient d’autres qui n’avaient touché que des centimes, comme Mohammed Achouri.

Un cavalier, fils de fellah, voulut bien leur expliquer la cause de cette inégalité de traitement.

— Mais qu’importe la parenté avec des gens qui sont morts et que Dieu a en sa miséricorde ? dit Achouri. Puisque nous vivions en commun, il fallait donner le plus d’argent à celui qui labourait le plus de terre !…

— Que veux-tu ? Ce sont les hokkam… Ils savent mieux que nous… Dieu l’a voulu ainsi…

Mohammed Achouri, ne trouvant plus de quoi vivre, quand le produit de la vente de ses bêtes fut épuisé, s’engagea comme valet de ferme chez M. Gaillard, le colon qui avait eu la plus grande partie des terres des Bou-Achour.

M. Gaillard était un brave homme, un peu rude d’ailleurs, énergique et, au fond, bon et honnête.

Il avait remarqué l’attitude nettement fermée, sournoise de son valet. Les autres domestiques issus de la tribu étaient, eux aussi, hostiles, mais Mohammed Achouri manifestait un éloignement plus résolu, plus franc, pour le colon, aux rondeurs bon enfant duquel il ne répondait jamais.

Au lendemain de la moisson, comme le cœur des fellah saignait de voir s’entasser toute cette belle richesse née de leur terre, les meules de M. Gaillard et sa grange à peine terminée flambèrent par une belle nuit obscure et chaude.

Des preuves écrasantes furent réunies contre Achouri. Il nia, tranquillement, obstinément, comme dernier argument de défense… Et il fut condamné.

Son esprit obtus d’homme simple, son cœur de pauvre dépouillé et trompé au nom de lois qu’il ne pouvait comprendre, avaient dans l’impossibilité où il était de se venger du Beylik, dirigé toute sa haine et sa rancune contre le colon, l’usurpateur. C’était celui-là, probablement, qui s’était moqué des fellah et qui lui avait donné à lui, Achouri, les dérisoires deux sous d’indemnité pour toute cette terre qu’il lui avait prise ! Lui, au moins, il était à la portée de la vengeance…

Et, l’attentat consommé, cet attentat que Mohammed Achouri continuait à considérer comme une œuvre de justice, le colon se demandait avec une stupeur douloureuse ce qu’il avait fait à cet Arabe à qui il donnait du travail, pour en être haï à ce point… Ils ne se doutaient guère, l’un et l’autre, qu’ils étaient maintenant les solidaires victimes d’une même iniquité grotesquement triste !

Le colon, proche et accessible, avait payé pour les fonctionnaires lointains, bien tranquilles dans leurs palais d’Alger… Et le fellah ruiné avait frappé, car le crime est souvent, surtout chez les humiliés, le dernier geste de liberté.

ISABELLE EBERHARDT.

PLEURS D’AMANDIERS[64]

VARIÉTÉ LITTÉRAIRE
 

À Maxime Noiré, le peintre
des horizons en feu et des
amandiers en pleurs.

Bou-Saâda, la reine fauve vêtue de ses jardins obscurs et gardée par ses collines violettes, dort, voluptueuse, au bord escarpé de l’oued où l’eau bruisse sur les cailloux blancs et roses. Penchés comme en une nonchalance de rêve sur les petits murs terreux, les amandiers pleurent leurs larmes blanches sous la caresse du vent… Leur parfum doux plane dans la tiédeur molle de l’air, évoquant une mélancolie charmante…

C’est le printemps et, sous ces apparences de langueur, et de fin attendrie des choses, la vie couve, violente, pleine d’amour et d’ardeur, la sève puissante monte des réservoirs mystérieux de la terre, pour éclore bientôt en une ivresse de renouveau.

Le silence des cités du Sud règne sur Bou-Saâda et, dans la ville arabe, les passants sont rares. Dans l’oued pourtant, circulent parfois des théories de femmes et de fillettes en costumes éclatants.

Mlahfa violettes, vert émeraude, rose vif, jaune citron, grenat, bleu de ciel, orangé, rouges ou blanches brodées de fleurs et d’étoiles multicolores… Têtes coiffées du lourd édifice de la coiffure saharienne, composée de tresses, de mains d’or ou d’argent, de chaînettes, de petits miroirs et d’amulettes, ou couronnées de diadèmes ornés de plumes noires. Tout cela passe, chatoie au soleil, les groupes se forment et se déforment en un arc-en-ciel sans cesse changeant, comme des essaims de papillons charmants.

D’autrefois, ce sont encore des groupes d’hommes vêtus et encapuchonnés de blanc, aux visages graves et bronzés, qui débouchent en silence des ruelles ocreuses.

 

*    *    *

 

Depuis des années, devant une masure en boue séchée au soleil ami, deux vieilles femmes sont assises du matin au soir. Elles portent des mlahfa rouge sombre, dont la laine épaisse forme des plis lourds autour de leur corps de momies. Coiffées selon l’usage du pays, avec des tresses de laine rouge et des tresses de cheveux gris teints au henna en orangé vif, elles portent de lourds anneaux dans leurs oreilles fatiguées, que soutiennent des chaînettes d’argent agrafées dans les mouchoirs de soie de la coiffure. Des colliers de pièces d’or et de pâte aromatique durcie, de lourdes plaques d’argent ciselé couvrent leurs poitrines affaissées ; à chacun de leurs mouvements rares et lents, toutes ces parures et les bracelets à clous de leurs chevilles et de leurs poignets osseux tintent.

Immobiles comme de vieilles idoles oubliées, elles regardent à travers la fumée bleue de leurs cigarettes, passer les hommes qui n’ont plus un regard pour elles, les cavaliers, les cortèges de noces, les caravanes de chameaux ou de mulets, les vieillards caducs qui ont été leurs amants, jadis… tout ce mouvement de la vie qui ne les touche plus.

Leurs yeux ternes, démesurément agrandis par le Kehol, leurs joues fardées quand même, malgré les rides, leurs lèvres rougies, tout cet apparat jette comme une ombre sinistre sur ces vieux visages émaciés et édentés.

… Quand elles étaient jeunes, Saâdia, à la fine figure aquiline et bronzée, et Habiba, blanche et frêle, charmaient les loisirs des Bou-Saadi et des nomades.

Maintenant, riches, parées du produit de leur rapacité d’antan, elles contemplent en paix le décor chatoyant de la grande cité où le Tell se rencontre avec le Sahara, où les races d’Afrique viennent se mêler. Et elles sourient… à la vie qui continue immuable et sans elles, ou à leurs souvenirs… qui sait ?

Aux heures où la voix lente et plaintive des mouedden appelle les croyants, les deux amies se lèvent et se prosternent sur une natte insouillée, avec un grand cliquetis de bijoux. Puis elles reprennent leur place et leur songerie, comme si elles attendaient quelqu’un qui ne vient pas…

Rarement, elles échangent quelques paroles.

— Regarde, ô Saâdia, là-bas, Si Châlal, le cadi… Te souviens-tu du temps où il était mon amant ? Quel fringant cavalier c’était alors ! Comme il enlevait adroitement sa jument noire ! Et comme il était généreux, quoique simple adel encore. À présent, il est vieux… Il lui faut deux serviteurs pour le faire monter sur sa mule aussi sage que lui, et les femmes n’osent plus le regarder en face… lui dont je mangeais les yeux de baisers !

— Oui… Et Si Ali, le lieutenant, qui, simple spahi, était venu avec Si Châlal, et que j’ai tant aimé ? T’en souviens-tu ? Lui aussi, c’était un cavalier hardi et un joli garçon… Comme j’ai pleuré, quand il est parti pour Médéah ! Lui, il riait, il était heureux ; on venait de le nommer brigadier et il m’oubliait déjà… Les hommes sont ainsi… Il est mort l’an dernier… Dieu lui accorde sa miséricorde !

Parfois, elles chantent des couplets d’amour qui sonnent étrangement dans leurs bouches à la voix chevrotante, presque éteinte déjà.

Et elles vivent ainsi, insouciantes, parmi les fantômes des jours passés, attendant que l’heure sonne.

Le soleil rouge monte lentement derrière les montagnes drapées de brume légère. Une lueur pourpre passe à la face des choses, comme un voile de pudeur. Ses rayons naissants sèment des aigrettes de feu à la cime des dattiers et les coupoles d’argent des marabouts semblent en or massif… Pendant un instant, toute la vieille ville fauve flambe, comme calcinée par une flamme intérieure, tandis que les dessous des jardins, le lit de l’oued, les sentiers étroits demeurent dans l’ombre, vagues, comme emplis d’une fumée bleue qui délaye les formes, adoucit les angles, ouvrant des lointains de mystère entre les petits murs bas et les troncs ciselés des dattiers… Sur le bord de la rivière, la lueur du jour incarnadin teinte en rose les larmes éparses, figées en neige candide, des amandiers pensifs.

 

Devant la demeure des deux vieilles amies, le vent frais achève de disperser la cendre du foyer éteint, qu’elle emporte en un petit tourbillon bleuâtre. Saâdia et Habiba ne sont pas à leur place accoutumée.

À l’intérieur, une plainte tantôt rauque, tantôt stridente, monte. Autour de la natte sur laquelle Habiba est couchée, tel un informe paquet d’étoffe rouge, sur l’immobilité raide duquel les bijoux scintillent étrangement, Saâdia et d’autres amoureuses d’antan se lamentent, se déchirant le visage à grands coups d’ongles.

Et le cliquetis des bijoux accompagne en cadence la plainte des pleureuses.

À l’aube, Habiba, trop vieille et trop usée, est morte sans agonie, bien doucement, parce que le ressort de la vie s’était peu à peu brisé en elle.

… On lave le corps à grande eau, on l’entoure de linges blancs sur lesquels on verse des aromates, puis on le couche, le visage tourné vers l’Orient.

Vers midi, des hommes viennent qui emportent Habiba vers l’un des cimetières sans clôture où le sable du désert roule librement sa vague éternelle contre les petites pierres grises, innombrables.

C’est fini… Et Saâdia, seule désormais, a repris sa place. Avec la fumée bleue de son éternelle cigarette achève de s’exhaler le peu de vie qui reste encore en elle… tandis que sur les rives de l’oued ensoleillé et dans l’ombre des jardins, les amandiers finissent de pleurer leurs larmes blanches, en un sourire de tristesse printanière…

Isabelle EBERHARDT.

Bou-Saâda, le 3 février 1903.

À L’AUBE[65]

VARIÉTÉ LITTÉRAIRE

Sous la caresse du soleil dissipant lentement la buée violette de la nuit, la plaine s’étend, immense, toute rose, tachetée de noir, comme une peau de panthère étalée : elle est couverte de petits arbrisseaux gris, coriaces, rampants, qui sont des chih et des timzrith et qui, lavés de rosée, embaument.

Heure bénie, heure légère de l’aube dans la plaine libre où la lumière vivifiante roule sa vague de feu, sans obstacle, d’une plage du ciel à l’autre… Heure où l’on oublie la fatigue et la morne somnolence de la route nocturne, longue, monotone, dans le froid qui, avec l’invincible sommeil, engourdit hommes et chevaux… heure où la gaîté des choses réveillées pénètre les âmes…

Là-bas, vers le sud, la plaine s’ouvre, infinie, attirante… L’horizon est encore voilé de brume légère… Ce sont les chotts limpides et bleus, les sebhka perfides, les sables blonds, les montagnes étranges de la chaîne saharienne aux sommets en terrasses, puis, le désert avec tous ses ensorcellements et toute sa lumière resplendissante et morne…, son éternel et décevant printemps, sa vie libre et errante et son bienfaisant silence.

Au nord, de hautes montagnes barrent l’horizon, azurées, aux crêtes neigeuses, précédées de collines pâles, blanchâtres où glissent les lueurs roses du soleil… Et là est le Tell, avec les villes, les chemins de fer, les haines, les hypocrisies, le bruit agaçant, l’ennui lourd et exaspérant de la vie « civilisée ».

Elle est déserte, cette route de Boghari à Laghouat… Rarement, on croise quelques lourds chariots attelés de six ou sept mulets au pesant collier surchargé de sonnailles. Les cochers, en blouses et turbans, sommeillent assis de côté sur l’avant-train, leur fouet au cou… Quelques-uns, conservant des âmes de bédouins à travers les vicissitudes du trabadjar européen, chantent ou tirent d’un petit djouak en roseau des sons d’une immatérielle tristesse lente, exprimée en un souffle ou en un murmure d’eau courante.

Mais, vers le Nord, un petit tourbillon de poussière fauve monte, comme une fumée rousse. Cela se rapproche, et bientôt on distingue une troupe noirâtre de piétons qui avancent entre des cavaliers rouges.

Un convoi de prisonniers…

Soldats en uniformes râpés et souillés, chargés pesamment de sacs, beaucoup portent deux fusils qui leur battent dans le dos ; d’autres, les épaules serrées dans un carcan fait de deux bûches attachées au-dessus des bras. Arabes enchaînés, pieds nus, obligés de marcher au milieu de la route, sur les cailloux aigus.

Les militaires s’en vont aux compagnies de discipline, à Laghouat sans doute. Les indigènes, à Taadmith, le bagne administratif, mystérieusement caché dans les hauteurs les plus glacées et les plus inhospitalières des Hauts-Plateaux et dont le nom seul fait frémir.

Et tous ces hommes que, civils comme militaires, aucune juridiction régulière n’a jugés, qui sont livrés au bon plaisir de chefs hiérarchiques et d’administrateurs qui les condamnent sans appel, en dehors de toutes les formes élaborées par les codes, s’en vont, mornes, l’œil sombre, le visage poussiéreux et ruisselant de sueur vers les géhennes obscures du sud, où leurs souffrances sont sans témoins, et leurs plaintes sans écho. Démenti flagrant jeté à la vantardise et à l’orgueil de l’hypocrite civilisation !

Les musulmans échangent avec les passants le salut de paix… Quelques-uns se retournent vers ces inconnus qui s’en vont, libres, et les regardent, comme cherchant auprès d’eux un appui.

Mais la troupe douloureuse passe, s’éloigne, et bientôt, dans le rayonnement rouge du matin, elle n’apparaît plus, de nouveau, que comme un petit tourbillon de fumée fauve qui se dissipe et disparaît.

Vision de mauvais rêve !

Boghari, février 1903.

Isabelle Eberhard

MEDDAH[66]

TYPES ALGÉRIENS

Dans les compartiments de troisième classe étroits et délabrés, la foule, en burnous terreux, s’entasse bruyamment. Le train est parti et roule, indolent, sur les rails surchauffés, que les bédouins ne sont pas encore installés. C’est un grand brouhaha joyeux… Ils passent et repassent par-dessus les cloisons basses, ils calent leurs sacs et leurs baluchons en loques, s’organisant comme pour un très long voyage… Habitués aux grands espaces libres, ils s’interpellent très haut, rient, plaisantent, échangent des bourrades amicales.

Enfin, tout le monde est casé, dans l’étouffement croissant des petites cages envahies à chaque instant par des tourbillons de fumée lourde, chargée de suie noire et gluante.

Un silence relatif se fait.

Des baluchons informes, des sacs émergent les djouak, les gasba, les benadir et une rh’aïta, tout l’orchestre obligé des pèlerinages arabes.

Alors, dans le compartiment du centre, un homme se lève, jeune, grand, robuste, fièrement drapé dans son burnous dont la propreté blanche contraste avec le ton terreux des autres… Son visage plus régulier, plus beau d’homme du sud est bronzé, tanné par le soleil et le vent. Ses yeux, longs et très noirs, brillent d’un singulier éclat sous ses sourcils bien arqués.

De sa main effilée d’oisif, il impose silence.

C’est El Hadj Abdelkader, le meddah. Il va chanter et tous les autres, à genoux sur les banquettes, se penchent sur les cloisons pour l’écouter.

Alors, tout doucement, en sourdine, les djouak et les gasba commencent à distiller une tristesse lente, douce, infinie, tandis que, discrètement encore, les benadir battent la mesure monotone.

Les roseaux magiques se taisent et le meddah commence, sur un air étrange, une mélopée sur le sultan des saints, Sidi Abdelkader Djilani de Bagdad.

 

Guéris-moi, ô Djilani, flambeau des ténèbres !

Guéris-moi, ô la meilleure des créatures !

Mon cœur est en proie à la crainte,

Mais je fais de toi mon rempart.

 

Sa voix, rapide sur les premiers mots de chaque vers, termine en traînant, comme sur une plainte. Enfin, il s’arrête sur un long cri triste, repris aussitôt par la rh’aïta criarde, qui sanglote et qui fait rage, éperdue, comme en désespoir… Et c’est de nouveau le bruissement d’eau sur les cailloux ou de brise dans les roseaux des djouak et des gasba qui reprend, quand se tait la rh’aïta aux accents sauvages… puis la voix sonore et plaintive du rapsode arabe.

Les auditeurs enthousiastes soulignent certains passages par des Allah ! Allah ! admiratifs.

Et le train, serpent noir, s’en va à travers la campagne calcinée, emportant les ziar, leur musique et leur gaîté naïve vers quelque blanche koubba de la terre africaine.

 

*    *    *

 

Vers le nord, les hautes montagnes fermant la Medjoua murent l’horizon. De crête en crête, vers le sud, elles s’abaissent peu à peu jusqu’à la plaine immense du Hodna.

Au sommet d’une colline élevée, sur une sorte de terrasse crevassée et rouge, sans un arbre, sans un brin d’herbe, s’élève une petite koubba, toute laiteuse, esseulée dans toute la désolation du chaos de coteaux arides et âpres où la lumière incandescente de l’été jette des reflets d’incendie.

En plein soleil, une foule se meut, houleuse, aux groupes sans cesse changeants et d’une teinte uniforme d’un fauve très clair… Les bédouins vont et viennent, avec de grands appels chantants autour du magam élevé là en l’honneur de Sidi Abdelkader, le seigneur des Hauts-Lieux.

Sous des tentes en toile bise déchirées, des kabyles en blouse et turban débitent du café mal moulu dans des tasses ébréchées. Attirées par le liquide sucré, sur les visages en moiteur, sur les mains, dans les yeux des consommateurs, les mouches s’acharnent, exaspérées par la chaleur.

Les mouches bourdonnent et les bédouins discutent, rient, se querellent, sans se lasser, comme si leur gosier était d’airain. Ils parlent des affaires de leur tribu, des marchés de la région, du prix des denrées, de la récolte, des petits trafics rusés sur les bestiaux, des impôts à payer bientôt.

À l’écart, sous une grande tente rayée et basse, les femmes gazouillent, invisibles, mais attirantes toujours, fascinantes par leur seul voisinage pour les jeunes hommes de la tribu.

Ils rôdent le plus près possible de la bienheureuse bith-ech-châr, et quelquefois un regard chargé de haine échangé avec une sourde menace de la voix ou du geste révèlent tout un mystérieux roman, qui se changera peut-être bientôt en drame sanglant.

… À demi couché sur une natte, les yeux mi-clos, le meddah se repose.

Très apprécié pour sa belle voix et son inépuisable répertoire, El Hadj Abdelkader ne se laisse pas mener par l’auditoire. Indolent et de manières douces, il sait devenir terrible quand on le bouscule. Il se considère lui-même comme un personnage d’importance et ne chante que quand cela lui plaît.

Originaire de la tribu, héréditairement viciée par les séculaires prostitutions des Ouled-Naïl, vagabond dès l’enfance, accompagnant des meddah qui lui avaient enseigné leur art, El Hadj Abdelkader avait réussi à aller au pèlerinage des villes saintes, dans la suite d’un grand marabout pieux. Adroit et égoïste, mais d’esprit curieux, il avait, pour revenir, pris le chemin des écoliers : il avait parcouru la Syrie, l’Asie Mineure, l’Égypte, la Tripolitaine et la Tunisie, recueillant, par-ci par-là, les histoires merveilleuses, les chants pieux, voire même les cantilènes d’amour et de nefra affectionnés des bédouins… Il sait dire ces histoires et ses propres souvenirs avec un art inconscient. Illettré, il jouit parmi les tolba eux-mêmes d’un respect général rendant hommage à son expérience et à son intelligence. Indolent, satisfait de peu, aimant par-dessus tout ses aises, le meddah ne voulut jamais tremper dans les louches histoires de vol qu’il a côtoyées parfois et n’a à se reprocher que les aventures, souvent périlleuses, que lui fait poursuivre sa nature de jouisseur, d’amoureux, dont la réputation oblige.

En tribu, le coq parfait, l’homme à femmes risquant sa tête pour les belles difficilement accessibles, jouit d’une notoriété flatteuse et, malgré les mœurs, malgré la jalousie farouche, ce genre d’exploits jouit d’une indulgence relative, à condition d’éviter les conflits avec les intéressés et surtout le flagrant délit, presque toujours fatal. Pour l’étranger, cette quasi-tolérance est bien moindre et l’auréole de courage du meddah se magnifie encore de ce surcroît de danger et d’audace.

Aussi, durant toute la fête, les yeux du nomade cherchent-ils passionnément à découvrir, sous le voile de mystère de la tente des femmes, quelque signe à peine perceptible, prometteur de conquête.

… Après les danses, les luttes, la longue station autour du meddah, dont la robuste poitrine ne se lasse pas, après les quelques sous de la ziara donnés à l’oukil, qui répond par des bénédictions, les bédouins, las, s’endorment très tard, roulés dans leurs burnous, à même la bonne terre familière, refuge de leur confiante misère. Peu à peu, un grand silence se fait, et la lune promène seule sa clarté rose sur les groupes endormis sur la terre nue…

C’est l’heure où l’on peut voir un fantôme fugitif descendre dans le lit desséché de l’oued, où, assis sur une pierre, le meddah attend, dans la grisante incertitude… Comment sera-t-elle, l’inconnue qui, dessous l’étoffe lourde de la tente, lui fit, au soleil couchant, un signe de la main ?

… Sur des chariots, sur des mulets, à pied ou poussant devant eux de petits ânes chargés, les ziar de Sidi Abdelkader s’en vont, et, arrivés au pied de la colline, se dispersent pour regagner leurs douars, cachés par là-bas dans le flamboiement morne de la campagne.

Et le meddah, lui, prend au hasard une piste quelconque, son maigre paquet de hardes en sautoir, attaché d’une ficelle. Droit, la tête haute, le pas lent, il s’en va vers d’autres koubba, vers d’autres troupes de ziar, qu’il charmera du son de sa voix et dont les filles l’aimeront, dans les nuits complices…

Insouciant, couchant dans les cafés maures où on l’héberge et où on le nourrit pour quelques couplets ou quelques histoires, El Hadj Abdelkader s’en va à travers les tribus bédouines ou kabyles, sédentaires ou nomades, remontant en été vers le nord, franchissant en hiver les Hauts-Plateaux glacés pour aller dans les ports souriants du Sahara : Biskra, Bou-Saâda, Tiaret…

De marché en marché, de taâm en taâm, il erre ainsi, heureux, en somme, du bonheur fugitif, peu compliqué des vagabonds-nés…

Mais un jour vient, insidieux, inexorable, où toute cette progression, à travers des petites joies successives, faisant oublier les revers, s’arrête.

La taille d’El Hadj Abdelkader s’est cassée, sa démarche est devenue incertaine, l’éclat de ses yeux de flamme s’est éteint : le beau meddah est devenu vieux.

Alors, mendiant aveugle, il continue d’errer, plus lentement, conduit par un petit garçon quelconque, recruté dans l’armée nombreuse essaimée sur les grandes routes… Le vieux demande l’aumône et le petit tend la main.

Parfois, pris d’une tristesse sans nom, le vieux vagabond se met à chanter, d’une voix chevrotante, des lambeaux de couplets, ou à ânonner des bribes des belles histoires de jadis, confuses, brouillées dans son cerveau finissant…

… Un jour, des bédouins qui s’en vont au marché trouvent, sur le bord de leur chemin, le corps raidi du mendiant, endormi dans le soleil, souriant, en une suprême indifférence… « Allah yarhemou[67] », disent les musulmans qui passent, sans un frisson…

Et le corps achève de se raidir, sous la dernière caresse du jour naissant, souriant avec la même joie mystérieuse à l’éternelle Vie et à l’éternelle Mort, aux fleurs du sentier et au cadavre du meddah

Isabelle EBERHARDT

Bou-Saâda, février 1903.

LES ILOTES DU SUD[68]

VARIÉTÉ LITTÉRAIRE

En dehors de la ville, au pied des dunes grises, un carré de maçonnerie sans toit, aux murs percés d’ouvertures en forme de trèfles se dresse, projetant une courte ombre transparente sous les rayons presque perpendiculaires du soleil, au milieu du flamboiement inouï de tout ce sable blanc qui, vaste fournaise, s’étend à l’infini, des petites maisons à coupoles de la ville aux dos monstrueux de l’Erg.

Un chant lent et triste monte de cette singulière construction, avec le grincement continu, obsédant, d’une roue et de chaînes mal graissées.

Dans la petite bande d’ombre bleue, un homme vêtu de blanc, coiffé du haut turban à cordelettes noires est à demi couché, un bâton à la main. Il fume et il rêve. De temps en temps, quand le grincement se fait plus sourd et plus lent, l’homme crie : — Pompez ! Pompez !...

À l’intérieur, trois ou quatre hommes maigres et bronzés, vêtus de laine blanche, tournent péniblement un treuil rouillé, et la chaîne fait monter l’eau qui coule avec un bruissement frais dans les petites séguiya de plâtre.

Ils tournent, ils tournent, accablés, ruisselants de sueur. Si le spahi de garde est un brave garçon, conservant sous la livrée du métier de dureté la reconnaissance d’une commune origine, les pauvres diables peuvent s’arrêter parfois, éponger leur front en sueur… Sinon, pompez, pompez toujours !

Et ainsi toute la longue journée, avec, au cœur, l’angoisse de se demander si leurs parents leur apporteront un peu de pain ou de couscous, car l’État ne leur donne rien, sauf l’écrasant travail sous le ciel de plomb, sur le sable calciné… Ceux qui viennent de loin, attendent, plus mornes, la dérisoire pitance que leur accorde la « commune » par l’intermédiaire du dar-ed-diaf et qui suffit à peine à entretenir leur existence.

— Pourquoi es-tu en prison ? demande le spahi à un nouveau venu, grand garçon mince, au profil d’oiseau de proie.

— Hier, je sommeillais devant le café de Hama Ali. Le lieutenant de tirailleurs a passé et je ne l’ai pas salué… Alors, il m’a donné des coups de canne et s’est plaint au bureau arabe. Le capitaine m’a mis quinze jours de prison et quinze francs d’amende.

Le spahi, récemment arrivé des territoires civils, s’étonne. — Alors, ici, les Arabes sont tenus de saluer les officiers, comme nous autres, les militaires ?

— Oui, tous les officiers… Sinon, on est battu et emprisonné… Nous avons eu un lieutenant qui obligeait même les femmes à le saluer… Oh, le régime militaire est serré, terrible !

Le spahi, indifférent, continue son interrogatoire.

— Et toi, le vieux ? La question s’adresse à un petit vieux timide et silencieux.

— Moi… je suis des Ouled-Saoud. Alors, comme la maîtresse du lieutenant Durand est partie, et qu’elle avait beaucoup de bagages, le lieutenant a donné des ordres aux caïds. Le mien m’avait ordonné d’amener ma chamelle, mais comme elle est blessée au dos, je n’ai pas voulu la prêter. Je suis en prison depuis huit jours. Le lieutenant, en m’interrogeant, m’a donné une gifle quand j’ai dit que ma chamelle était malade et on ne m’a pas dit combien de prison j’ai à faire… Dieu m’est témoin que ma chamelle est blessée…

Lancé sur le chapitre des doléances, le vieux qu’on n’écoute plus continue à larmoyer sa détresse prolixe.

— Moi, dit un troisième, je suis venu au marché où j’ai vendu un pot de beurre. Le lendemain, je devais en toucher le prix, mais il y avait une lettre pressée pour le cheikh de Debila… Alors, on me l’a remise en m’ordonnant de repartir tout de suite… J’ai eu beau supplier, j’ai été menacé de la prison. Alors, pour ne pas perdre le prix de mon beurre, j’ai fait semblant de partir, restant jusqu’au matin. Ça s’est su, Dieu sait comment, et je suis en prison pour quinze jours, avec quinze francs d’amende.

— Tu aurais mieux fait de perdre le prix du beurre, alors, remarque judicieusement le spahi.

Mais tout ça « c’est des histoires ! » Et il retourne se coucher à l’ombre, criant aux prisonniers : « Pompez ! »

Et le grincement monotone reprend, en même temps que le chant long, plaintif, des prisonniers qui semblent dévider indéfiniment leurs tristesses, leurs timides récriminations contre cette puissance redoutable, qui broie et écrase toute leur race : l’Indigénat discrétionnaire.

Isabelle Eberhardt

L’ENLUMINEUR SACRÉ[69]

CHRONIQUE

Sous les petites coupoles de plâtre que dore le soleil, les boutiques s’alignent, minuscules, inégales comme des alvéoles. Les comptoirs branlants sont de planches brutes.

Dans la lumière exaspérée, les mouches bourdonnent, alléchées, grisées par le suc fermenté des dattes.

Les ombres violettes, très brèves, coupent l’éblouissement des choses, et l’accablement de l’heure tait les bruits.

Le maître de l’une des boutiques, assis sur une caisse, accoudé sur le comptoir, le capuchon rabattu sur le front, sommeille, l’œil mi-clos, dans la pose assoupie, mais vivante, du félin au repos.

Dans le fond, sur une natte, Si El Hadj Hamouda s’applique au travail patient d’enluminure qui délaie en douceur la monotonie des heures : il copie, d’un kalàm expert, les paroles des Livres, ornant d’or et de cinabre les pages ambrées, après avoir pieusement inscrit sur la première la formule : « Ne le touchez, si vous n’êtes pur. »

Lentement, d’une main calme et agile, Hadj Hamouda enroule en volutes les caractères de rêve, les encadre d’arabesques déliées, où les rouges et les verts rehaussent les ors pâlissant, sépare les versets par de petites étoiles naïves, en guise de points.

La feuille de parchemin simplement posée sur son genou, ses encres en de petites tasses ébréchées, l’enlumineur travaille, malgré la lourdeur amollissante de l’air, malgré l’obstination des mouches.

Enveloppé de burnous blancs, encapuchonné, un long chapelet au cou, Hadj Hamouda, de visage émacié et brun, de traits réguliers, la barbe grisonnante à peine, poursuit son œuvre patiente. Son regard est calme, éteint, et l’ambition y paraît à peine. Parfois, une ombre de sourire passe sur sa lèvre quand lui plaisent la bonne ordonnance d’une page, la grâce d’une vignette.

Il vit de ce travail charmant, en une insouciance heureuse, en cette boutique qui l’abrite, avec la piété hospitalière de l’Islam. Après des années, il y reste toujours l’hôte discret, ne se mêlant pas du mouvement journalier, presque pas même des conversations.

Parfois, quelque vieux taleb, distingué et poli, aux gestes graves, vient s’asseoir sur la natte du calligraphe après avoir baisé son front en signe de respect. Des nombreux salam, sans hâte, puis des discours lents, où passent des choses très vieilles.

Les enfants eux-mêmes n’osent venir jouer devant la boutique et la présence de Hadj Hamouda la sanctifie presque.

Aux heures où l’appel plaintif des mouedden plane sur la ville, l’enlumineur se lève, rejette ses burnous sur son épaule, d’un geste ample et beau, et s’en va à la mosquée des Messaàba.

Entre les dernières maisons du ksar et les premières dunes qui continuent les coupoles en teintes plus claires, un dôme gris s’élève, sur des murs bas et effrités, dans un enclos où de jeunes dattiers tamisent en bleu l’ardeur de la lumière.

Près du puits à hottara[70], dont l’armature grince, lourde et criarde, dans un bassin de plâtre, les fidèles font les ablutions rituelles.

Puis, dans l’intérieur fruste et nu, sur les nattes desséchées, jaunies, se prosternent ensemble en attestant l’unité absolue de Dieu.

Hadj Hamouda, au premier rang, récite à voix haute les versets chantants : le plus savant parmi les assistants, il est l’imam.

Après, du même pas lent, il regagne sa boutique où il reprend son kalàm et son travail suranné.

Le soir, à l’heure rouge où le soleil embrase le ksar, Hadj Hamouda, toujours seul, promène son rêve restreint, doux, sa mélancolie sans motifs extérieurs, au sommet des dunes, sur les pistes grises, entre les tombeaux disséminés.

Parfois, il s’arrête les mains levées et ouvertes devant lui comme un livre, et il dit une fatiha[71] devant quelque tombeau anonyme ou quelque koubba blanche, esseulée dans le désert.

Après la prière de l’Icha, il rentre dans la boutique et reprend sur sa natte la prière commencée à la mosquée. Assis, la tête penchée, il égrène son chapelet, l’œil voilé d’un rêve plus lointain.

Puis, sur l’humble couche, toujours solitaire, il s’endort, sans regrets et sans désirs.

Exempt de colère et de passion, sans famille, sans soucis, Hadj Hamouda vit, attendant en paix l’heure inconnue.

Isabelle EBERHARDT.

LIBÉRÉ[72]

CHRONIQUE

Le soleil rouge descendait derrière la Bonne-Mère dorée qui resplendissait tout en haut, sur sa colline blanche.

Le temps était calme, ce soir de partance.

Sur le quai de la Joliette, au pied des maisons noires, la vie coulait, bruyante, active, dans la richesse des marchandises entassées, exhalant une haleine ardente d’exotisme.

Le Félix-Touache allait partir pour l’Afrique et les portefaix musclés montaient un à un, en courant, les sacs gris de la poste.

Puis un serviteur arpenta lentement les ponts, agitant la sonnette des adieux.

… Ce fut l’heure des irrémédiables départs, des recommencements pleins d’espoir aux lendemains inconnus.

Dans la mer d’argent où de petits serpents d’or rose se jouaient, les amarres tombèrent lourdement, et la sirène jeta, dans la solennité du soir, son grand cri sourd de monstre songeur.

Sur le pont, dans la plèbe fraternelle, les soldats, les ouvriers, les arabes convoyeurs de bestiaux, les émigrants, tous se rapprochaient déjà, se mêlaient.

Podolinsky, le journaliste russe, sous sa défroque de toile bleue et sa chéchiya kabyle, poursuivait là son étude tranquille des simples, indolent comme eux, aimant leur vie rude, leur sociabilité sans hypocrisie.

Dans la joie du départ, il sentait un amour lui venir pour les êtres et il sourit à leur gaîté.

Seul accoudé à tribord, sur le bastingage, un homme auquel, comme à Podolinsky, personne n’avait dit adieu, regarda la terre s’éloigner et, dans son œil cave et farouche, une lueur de joie passa.

Jeune, bronzé, à l’anguleux visage mal rasé, il portait un costume européen qui lui allait étrangement mal : un pantalon bleu trop court, une blouse, un chapeau de paille. Ses pieds nus étaient chaussés d’espadrilles et un tatouage bleu pointillait sa main droite.

Longtemps, l’homme se tint à l’écart, promenant sur les passagers un regard furtif, soupçonneux. Puis, cédant à un irrésistible besoin de parler, il vint s’asseoir près de Podolinsky, dont la solitude le rassurait.

Et, tout de suite, spontanément, il lui conta son histoire.

Libéré conditionnel de trois mois, il sortait du pénitencier de Chiavari, en Corse. Il avait été condamné, tout jeune, à sept années de bagne, pour meurtre.

Ammara ben M’hammed était fils de pauvres fellah des Ouled-Ali, entre Sétif et Bordj-Bou-Arréridj.

Son père cultivait quelques petits champs pierreux, sur le versant d’un coteau nu, où seuls les lentisques et les palmiers nains poussaient.

L’enfant gardait le maigre troupeau de chèvres et de moutons sur les hauteurs.

Il vivait ainsi, solitaire, dans le silence morne de la campagne aux horizons vagues où flambait le soleil dévorateur.

Au long des journées où il ne se passait rien, il taillait des flageolets de roseau et jouait des airs monotones qu’il inventait, assis sur une pierre, à l’ombre grêle de quelque buisson de lentisque ou de thuya ar’ar.

Il chassait les gerboises et les oiseaux pour les faire cuire dans la terre et les manger avec la galette azime noire que sa mère lui donnait tous les matins.

Au foyer, c’était l’éternelle misère bédouine, le gourbi obscur, la couche dure, la nourriture parcimonieuse, la lassitude de la mère parmi les enfants nombreux et la dure autorité du père qui n’avait que de rares caresses pour les tout petits et qui, son champ ensemencé, sa masure réparée, s’en remettait pour le reste à Dieu, et passait ses jours étendu sur une natte au café maure, avec les autres hommes de la tribu.

Ammara préférait la solitude dans la campagne, où il se figeait en son silence sauvage.

Il n’avait qu’une joie, quand, à l’heure rouge du soir, il rentrait au douar : son père, ancien garde-champêtre, n’avait jamais voulu se séparer de son cheval gris. Et c’était Ammara qui, le soir, montait Messaoud, sans selle, au galop, pour le conduire à l’abreuvoir.

Ammara aimait son cheval. C’était le seul objet de sa tendresse.

 

*    *    *

 

Le petit berger grandit, et très vite, fut homme.

Alors, il vit la beauté des filles canéphores qui descendaient, le soir, à la fontaine, et les désira.

Toujours silencieux et sombre, il se lança seul dans les aventures dangereuses de l’amour au douar.

Il arriva qu’Ammara obtint les grâces de Lakri, la maîtresse de son cousin Ali.

Le délaissé chercha dès lors l’occasion de se venger.

Un matin Ammara trouva la place de son cheval vide, sous l’olivier sauvage qui abritait le gourbi… Tout de suite il soupçonna son cousin. Tandis que son père allait se plaindre au caïd, Ammara fouilla tous les recoins familiers de la campagne, et, dans un fourré épais, au-dessus duquel planaient des vautours fauves, il découvrit Messaoud mort, la gorge béante… Il eut un cri de douleur et de rage. Il se jeta à terre et pleura. Puis, il se leva et jura de se venger.

 

*    *    *

 

Par une nuit obscure et un grand vent glapissant qui courbait la brousse, Ammara rampa jusqu’à la mechta de son cousin.

Dans l’enclos d’épines des gourbis, Ali dormait sur son burnous. Ammara n’avait pas d’armes. Doucement, lentement, il retira le fusil d’Ali de dessous sa tête et le déchargea à bout portant sur le dormeur. Puis il jeta l’arme et s’enfuit, droit devant lui, au hasard.

Avant le meurtre, il pensait retourner simplement à son gourbi et feindre d’ignorer le crime.

C’eût peut-être été son salut, mais une peur irraisonnée l’envahit soudain, le domina et il s’éloigna de son douar, courant toujours.

Quand il retrouva un peu de calme, dans le silence de la campagne indifférente, il espéra trouver un refuge là-bas, dans les hautes montagnes de Kabylie qui fermaient l’horizon vers le nord.

Alors commença pour lui un sombre martyre.

Se cachant le jour dans les oueds, au fond des taillis griffus, il marchait la nuit, tressaillant au moindre bruit, évitant toute rencontre humaine. Il mâchait des racines amères.

La faim et la fièvre s’emparèrent de lui et il vécut désormais en une sorte de délire constant, hanté par l’épouvante.

Il n’avait pas de remords, pourtant : il s’était simplement vengé, il n’était pas un brigand… La hantise de la poursuite, seule, le faisait trembler…

Bientôt, il souffrit tellement de la faim qu’il s’enhardit jusqu’à demander du pain aux abords des mechta, à la brune…

Mais, dans le pays stérile et funèbre des Portes-de-Fer, chez les fellah kabyles, le vagabond arabe ne rencontra qu’un accueil soupçonneux, presque hostile.

Alors il comprit que ces gens le livreraient et il alla se terrer dans une fissure de rochers, comme une bête traquée, pour mourir.

Il perdit conscience des choses. Combien de temps resta-t-il dans la crevasse ? Il n’en savait rien. Ce fut là que le trouvèrent les gardes forestiers qui lui attachèrent les poignets et l’emmenèrent. Que leur avait-il dit ? Avait-il avoué ? Il n’avait gardé aucun souvenir des premiers jours qui suivirent son arrestation.

On avait jugé Ammara. Il avait toujours nié, obstinément, car, disait-il, il ne faut jamais avouer : tant qu’on nie, on peut encore conserver de l’espoir. Mais quand on a avoué, n’est-ce pas irrémédiablement fini ?

Seule, sa jeunesse l’avait sauvé d’une condamnation impitoyable. D’ailleurs il n’avait même pas essayé de se défendre, et des circonstances de son procès, il ne se souvenait que vaguement.

Durant sa captivité, soumis et passif, détenu exemplaire, il n’avait pourtant jamais eu de repentir. Du bagne, Ammara avait gardé un souvenir de presque indifférence. Ces sept ans passés là-bas lui apparaissaient comme une simple interruption dans le cours normal de sa vie.

De ce que l’avaient fait les années silencieuses de son enfance, le châtiment n’avait rien changé.

Ammara se tut…

 

*    *    *

 

Un Joyeux s’approcha, les mains dans les poches de son pantalon, bâillant, l’ennui goguenard.

— C’est ton frangin, ça ? dit-il au journaliste en désignant Ammara d’un mouvement de menton.

— … Oui, répondit Podolinsky songeur.

Était-ce bien seulement par besoin de silence qu’il avait dit cela ?

La nuit vint, calme, douce.

À côté du meurtrier, sous la même couverture grise, Podolinsky s’étendit sur les planches tièdes.

Au-dessus de leurs têtes, les yeux sanglants des fanaux fixaient la nuit, et la mâture du navire à peine bercé passait et repassait doucement sur le ciel profond, sur le regard innombrable des étoiles.

Isabelle EBERHARD.

TAALITH[73]

NOUVELLE

Elle se souvenait, comme d’un rêve très beau, de jours plus gais sur des coteaux riants que dorait le soleil, au pied des montagnes puissantes que des gorges profondes déchiraient, ouvraient sur la tiédeur bleue de l’horizon… Il y avait là-bas de grandes forêts de pins et de chênes-liège, silencieuses et menaçantes, et des taillis touffus d’où montait une haleine chaude dans la transparence des automnes, dans l’ivresse brutale des printemps…

Il y avait des myrtes verts et des lauriers-roses étoilés au bord des oueds paisibles, à travers les jardins de figuiers et les oliveraies grises… Les fougères diaphanes jetaient leur brume légère sur les coulées de sang des rochers éventrés, près des cascades de perle, et les torrents roulaient, joyeux au soleil, ou hurlaient dans l’effroi des nuits d’hiver.

Petite bergère libre et rieuse, elle avait joué là, dans le bain continuel de la bonne lumière vivifiante, les membres robustes, presque nus, au soleil…

Puis elle songeait avec un frisson retrouvé aux épousailles magnifiques, quand on l’avait donnée à Rezki ou Saïd, le beau chasseur qu’elle aimait.

Et il lui semblait, dans le recul du souvenir, que ces jours révolus avaient tous été sans trouble et sans tristesse, que tout s’enivrait alors de son ivresse.

Puis, les heures noires étaient venues… Brusquement, tout avait été brisé, rasé, dissipé, comme le vent disperse un tourbillon courant sur la route ensoleillée. Une nuit, des voleurs de chevaux avaient tué Rezki d’un coup de fusil… Ç’avait été le deuil affreux de toute sa chair arrachée, la folie des vêtements déchirés, des joues griffées, sanglantes sous les cheveux épars. Elle avait hurlé, comme les femelles sauvages de la montagne, sous la morsure du plomb… Après, son père s’était éteint, durant un hiver glacé, de misère et d’épouvante, comme la tempête amoncelait les lourdeurs de la neige sur le gourbi chancelant… Quelques mois après, Zouïna, la mère de Taalith, épousait un marchand qui les emmenait toutes deux à Alger.

Et maintenant, Taalith était captive là, dans cette cour mauresque fermée comme une prison de hautes murailles peintes en bleu pâle, entourées de colonnades de cloître, au milieu de toute l’oppression inquiétante du vieil Alger turc et maure, tout d’obscurité et de méfiance farouche… Elle étouffait là, dans cette ombre délétère, parmi des femmes qui parlaient une autre langue et qui l’appelaient dédaigneusement « El-Kebeïla », la kabyle.

Là, une nouvelle torture avait commencé : son beau-père voulait la remarier, la donner à son associé, vieux et laid.

La chair d’amoureuse de Taalith se révolta contre l’union sénile et elle refusa, farouche.

— J’aime Rezki ! répondait-elle à sa mère quand elle lui parlait de sa jeunesse et de sa beauté, pour la décider.

Et c’était vrai. Elle aimait l’époux amant-mort, celui dont sa chair gardait le souvenir douloureusement doux.

Mais, devant l’insistance énervante de sa mère et la brutalité de son beau-père qui la battait cruellement, Taalith sentit l’inutilité de la lutte sans issue… Et puis, n’aimait-elle pas le mort, ne lui était-elle pas fidèle, ne se sentait-elle pas seule et incapable d’un nouvel amour…

Son visage brun aux longs yeux de caresse triste, au front tatoué et à la bouche tendre se raidit, se tira en une maigreur maladive. Une flamme étrange s’alluma dans son regard assombri.

Un jour, elle dit à son beau-père :

— Puisque c’est écrit, j’obéirai… Puis, toujours plus silencieuse et plus pâle, elle attendit.

 

*    *    *

 

C’était la veille du jour où devaient commencer les fêtes nuptiales. La nuit avait peu à peu assoupi les bruits des nichées pauvres de la maison. Taalith et Zouïna étaient seules.

— Mère, dit Taalith avec un étrange sourire, je veux que tu m’habilles et que tu me pares, comme je serai demain, pour voir si je serai au moins belle, moi dont les yeux sont morts à force de pleurer !

Zouïna, heureuse de ce qu’elle croyait un renouveau de joie enfantine, se hâta de passer à Taalith les fines chemises de gaze lamée, les gandouras de soie claire, les foulards chatoyants… puis elle la chargea de tous ses bijoux kabyles : sur sa tête aux longs cheveux teints, elle attacha le diadème d’argent orné de corail… Au cou nu et pur, elle enroula les colliers de verre, de pièces d’or et de corail, par dessus le lourd gorgerin ciselé. Elle serra la taille souple dans la large ceinture d’argent et chargea les poignets ronds de bracelets, les chevilles frêles de khalkhal chantants. Un collier de pâte odorante et durcie enveloppa le corps de Taalith d’une senteur chaude.

Puis, Zouïna, accroupie à terre, admira Taalith.

— Tu es belle, œil de gazelle ! répétait-elle.

Taalith avait pris son miroir. Elle se regarda longtemps, comme en extase, si longtemps que Zouïna s’endormit.

Alors, retirant ses khalkhal sonores, Taalith sortit dans la cour toute blanche dans la lueur oblique de la lune, glissant sur le dallage, laissant les colonnades dans l’ombre bleue.

— Comme en rêve, Taalith murmura : « Il doit être tard ! »

Enfiévrée, tremblante, elle appuya son front brûlant contre le marbre froid d’une colonne… Une insupportable douleur serrait sa gorge, un sanglot muet qui la secouait toute, sans une larme. Les ornements de corail de son diadème eurent un faible cliquetis contre la pierre… Alors Taalith tressaillit, se redressa, très pâle.

Dans un coin, le vieux puits maure sommeillait, abîme étroit et sans fond.

Elle se pencha un instant sur le mystère noir du trou… Puis, elle monta sur la margelle usée. Un instant, elle apparut ainsi, toute droite dans la gloire lunaire, comme une idole argentée.

Elle ferma les yeux, un murmure pieux d’Islam remua ses lèvres, et elle se laissa tomber, dans l’ombre d’en dessous, avec un frôlement de soie, un cliquetis de bijoux. Puis, un choc mat, un clapotis lointain : l’eau noire, le monstre, léchait les parois gluantes… Puis, tout se tut.

Taalith, parée en épousée, avait disparu. Tous l’accusèrent de s’être enfuie pour aller se prostituer dans les bouges de la Casbah.

Mais Zouïna, hagarde, vieillie, devina la vérité et supplia qu’on la descendît dans le puits, au bout d’une corde. Devant cette incessante prière qui semblait de la folie, l’autorité fit murer le puits. Alors, Zouïna s’arracha les ongles et la chair des mains contre la pierre, hurlant pendant des jours le nom chéri : Taalith !

On chercha au dehors, en vain. Alors, on rouvrit le gouffre, un homme descendit, trouva Taalith qui flottait…

On ramena le cadavre sur les dalles blanches, et le soleil discret du soir ralluma des lueurs roses sur les bijoux enserrant encore les chairs boursoufflées, verdâtres, toute l’immonde pourriture qui avait été Taalith.

Isabelle EBERHARD.

VESTE BLEUE[74]

CHRONIQUE

Lentement, dans la tiédeur de la nuit, le clairon égrena les notes tristes de l’extinction des feux. La dernière phrase se prolongea, en une plainte, mourut.

Au quartier des tirailleurs, tout s’endormit. Les corps las se vautraient dans l’accablement du sommeil.

Kaddour Chénouï ne dormit pas cette nuit-là. Couché sur le dos, les bras nus sous sa tête brûlante, il rêva, dans le vague de son esprit d’illettré. Il était libérable le lendemain. En quatre ans, bien souvent, il avait furieusement désiré ce jour béni. Et voilà que maintenant, ce dernier soir au quartier, il ne savait pas si c’était de la joie ou de l’angoisse qui faisait battre son cœur si fort.

De quinze à vingt ans, au Dahra, son douar natal, Kaddour avait déserté la mechta et le champ paternel, pour courir la brousse profonde avec le vieux fusil de son oncle, le jour, à la chasse, la nuit, à la poursuite des belles au front tatoué. Il gardait avec orgueil sur sa poitrine bombée, sur les muscles saillants de ses bras, les traces des coups de couteau, de pierre, voire même de feu reçus pour des maîtresses auxquelles il ne songeait plus.

La dure autorité du père, pauvre fellah, n’avait pu soumettre Kaddour. Parfois, il allait vendre des charges de bois ou de charbon à Orléansville ou à Ténès. Il regardait alors avec envie les tirailleurs. Il les admirait, ces hommes si crânes qui ne craignaient plus rien, pas même Dieu, et qui allaient en riant jusqu’aux pires débauches, jusqu’aux excès sanglants. Il crut que la liberté était sous la veste bleue.

Un jour, son père le frappa. Kaddour s’enfuit à Ténès et s’engagea.

La prison, voire même les coups, réprimèrent vite les révoltes de sa désillusion. Il apprit plus tard que le soldat, esclave à la caserne, peut être le maître au dehors, terroriser les civils, boire, jouer, courir les filles. Et il se fit à cette vie, pas mauvais soldat, plutôt doux au quartier, chenapan terrible au dehors, d’ivresse mauvaise.

Pourtant, il n’avait pas eu le courage de rengager au corps. Une nostalgie lui était venue, du douar, des grandes montagnes sombres, avec, pour horizon, la mer qui semblait remonter plus haut que les sommets… Et maintenant qu’il allait être libre, une angoisse lui venait, presque de la peur.

 

*    *    *

 

— Vas en paix et pardonne-nous !

Les tirailleurs, sans émotion, embrassèrent celui qui s’en allait. Il sortit. Sa tête tournait, il était comme ivre.

Tout de suite, il quitta Ténès, où il avait fait ses derniers six mois, au retour de Laghouat.

Sous la porte d’Orléansville, il se retourna pour regarder encore une fois le grand quartier, dominant, par dessus le rempart gris, la vallée profonde de l’oued Allala… Et Kaddour se souvint des heures nocturnes, haletantes, passées, sous cette porte, à attendre les femmes, servantes mauresques ou espagnoles, que tentaient sa large carrure, son masque régulier de statue de bronze et l’éclat ardent de ses longs yeux dorés… C’était fini.

Il continua sa route.

Dans les gorges, des aigles planaient, fauves, avec un imperceptible battement des ailes. Ils ressemblaient à des clous d’or fichés dans le ciel incandescent.

Puis, ce fut la vraie campagne, les dos arrondis des collines arides, dominant la plaine nue où le village français de Montenotte, serti d’eucalyptus, jetait sa tache noire.

On était en juillet. Il n’y avait plus une note verte dans la gamme exaspérée des couleurs. Les pins, les lentisques, les palmiers nains étaient d’un noir roux, sur le sol rouge.

Les oueds desséchés, avec leurs parois de sanguines, semblaient de longues plaies béantes avec, au fond, l’ossature grise des pierres et les lauriers-roses étoilés qui agonisaient. Les champs moissonnés jetaient leurs reflets fauves sur le versant des collines. Sous le ciel terne, tout brûlait. À l’horizon menaçant, des flammèches semblaient courir, sous des fumées rousses.

Kaddour avait coupé un bâton d’olivier sauvage. Il le portait sur sa nuque, les deux mains aux bouts, la poitrine en avant. C’était bon, marcher seul et libre, sans sac ni fusil, retourner chez soi.

Au loin, une promenade militaire passa. Ce furent d’abord les clairons sonores et insouciants, puis, la déchirante tristesse, la griserie sombre de la nouba africaine.

C’était fini, cela encore : il n’obéirait plus à la cadence ! Pour un instant encore, son cœur se serra.

 

*    *    *

 

Les grands caroubiers de la djemmaâ, sur un plateau dénudé, les gourbis en diss noirâtre, enclos d’épines grises.

C’était la forca des Ouled-bou Medine.

Le tirailleur s’avança vers leur gourbi, timidement presque. Les chiens s’élancèrent, hurlant leur menace sauvage. Une jeune femme s’enfuit, se couvrant le visage.

Quand le père, grand, osseux, au profil d’aigle, vit Kaddour, il loua Dieu, gravement, sans joie.

Les deux frères, plus jeunes, étaient devenus des hommes élancés et fiers, avec une fine barbe naissante et une audace farouche dans leurs beaux yeux roux.

Mohammed et Aly restèrent indifférents, fermés. Seule, la vieille Kheïra, la mère, pleura de joie sur la tête rasée de son fils aîné. Elle obtint pour lui une vieille gandoura, un burnous et un turban du père. Kaddour avait honte maintenant de sa défroque militaire.

Dans un coin, le tirailleur apercevait Fathma, la femme de son frère Mohammed. Elle se tenait dans l’ombre, se voilant le visage.

Mohammed, méfiant, rôdait autour des deux gourbis de la famille. Il n’osait cacher sa femme à son frère, c’était contraire aux usages. Mais une sourde haine lui venait, pour cet homme qu’il ne reconnaissait plus, qui avait fait le pire des métiers, mangé la soupe immonde, bu du vin en blasphémant Dieu et le Prophète.

Ainsi s’ouvrait la mechta, d’accueil rude, comme à regret.

Au café maure, les fellah, dès la fin des travaux strictement nécessaires, coulaient de longues journées d’inaction. Quand Kaddour entra, on eut pour lui un vague regard de mépris. Peut-être que s’il fût sorti de prison, on eût été plus indulgent ; on allait en prison de force, tandis qu’on s’engageait volontairement.

Alors, toute la joie du retour tomba en lui. Il sentit bien qu’il serait presque toujours pour eux l’askri, presqu’un m’tourni, un renégat.

Au gourbi, la vie lui sembla dure. Il couchait à terre, mangeant de la galette noire. Il fallait couper du bois dans la brousse épineuse, le descendre en ville, très loin, brûler du charbon dans la montagne, réparer les gourbis.

Kaddour essaya de reprendre les courses aventureuses, nocturnes, qui occupent la jeunesse des douars. Mais seules les déchues, celles pour lesquelles on ne se cachait même pas, voulaient de l’amour d’un tirailleur…

Et au gourbi, il y avait Fathma, la femme de Mohammed, belle, langoureuse, avec des yeux de soumission et de tendresse.

Kaddour avait été repris par la foi et les scrupules de sa race. L’inceste lui sembla d’abord un crime si monstrueux qu’un musulman ne pouvait le commettre.

Mais l’hostilité du milieu, la haine croissante de Mohammed et la violence du désir de Kaddour brisèrent sa résistance.

Marié, Mohammed courait toujours les mechta voisines, abandonnant souvent Fathma… Et elle avait remarqué l’amour de son beau-frère le tirailleur, qui lui semblait une sorte de héros, parce qu’il avait beaucoup péché.

Une nuit, Mohammed poursuivit une hyène qui rôdait autour du troupeau.

Et Kaddour, son couteau à la main, se glissa dans le gourbi de son frère. Tout de suite, sans résistance, Fathma céda.

Dès lors, presque toutes les nuits, avec une audace inouïe, Kaddour alla la rejoindre, profitant des moindres absences de son frère.

 

*    *    *

 

L’hiver passa. À la mechta des Chénouï, Kaddour était resté un étranger. Il était devenu un laboureur déplorable, passant des heures à fumer, vautré dans la brousse, tandis que les bœufs sommeillaient dans le sillon interrompu. Aly s’était marié, et, comme Mohammed, il se méfiait de Kaddour, lui témoignant ouvertement son inimitié. Le père Chénouï, silencieux et raide, manifestait sa désapprobation, n’adressant jamais la parole à Kaddour.

Dans la forca d’ailleurs, on méprisait le tirailleur, on lui reprochait de jurer et de blasphémer parfois.

Et il se sentait gênant, détesté, stigmatisé pour toujours, comme si sa chair avait gardé l’empreinte indélébile de la veste bleue.

 

*    *    *

 

Le soleil déjà chaud du printemps brûlait les collines. Depuis quarante jours, pas une goutte de pluie n’était tombée. Dans les champs pâles, de larges taches livides se formaient, comme des lèpres, des brûlures mauvaises.

De tous les douars éparpillés dans la campagne, un grand cri montait vers l’ironie du ciel souriant. Encore la sécheresse, qui décimait les fellah depuis deux ans !

Chez les Chénouï, la misère aigrissait les cœurs. La vieille Kheïra était morte. Le tirailleur était de trop.

Un jour, la haine, latente depuis des mois, qu’il y avait entre Kaddour et Mohamed, les jeta l’un contre l’autre, le couteau à la main. Séparés par le vieux Chénouï, à coups de matraque, ils restèrent tremblants de rage.

Et, malgré les larmes secrètes de Fathma, Kaddour s’en alla, un matin, sans dire adieu aux siens, le cœur durci et fermé à jamais.

… Le long de la route, Kaddour marchait. Le vent sec, achevant de crevasser la terre, fouettait les jambes musclées du bédouin, sous sa gandoura en loques et son burnous fauve. Maigre, les yeux ardents, il retournait là-bas, à la ville, reprendre la veste bleue et la chechia écarlate.

Sur le flanc des collines brûlées, à travers l’agonie des récoltes, une troupe d’enfants venait. Les garçons, déjà enturbanés, fiers de leurs burnous, les petites filles en melahfa, le front tatoué, l’œil farouche, marchaient, promenant une grande poupée, une longue perche affublée d’une gandoura rouge et d’un foulard noir. Sur un air lent et triste, ils chantaient une invocation pour demander la pluie.

Les petits bédouins passèrent, dans la gloire du soleil dévorateur, accomplissant leur rite millénaire, conservé à travers des siècles d’Islam.

Ils passèrent, et le réprouvé, sur la route poudreuse, haussa les épaules.

— Que tout brûle ici ! Là-bas, au quartier, il y aura toujours de la soupe.

Isabelle EBERHARDT.

ZOH’R ET YASMINA[75]

TYPES ALGÉRIENS

I

Le soleil brûle le pavé pâle des rues. L’ombre bleuâtre, vaincue, se tapit sous les arcades, derrière les piliers.

Zoh’r et Yasmina, se tenant par la main, vont dans la gloire du soleil, promenant leur grâce de jeunes chats câlins.

Bab-Azoun, le boulevard, la grande nappe de lumière de la place du Gouvernement sont leur domaine. Elles y vivent, même le soir, dans la clarté alternée des lunes électriques blanches et des becs de gaz rouges…

Zoh’r, six ans, très brune, petit visage fin, aux traits déliés, auréolé d’une chevelure bouclée et inculte, très noire, drape son corps frêle en une loque rose pâle.

Elle est coquette, elle sait déjà cacher les déchirures de sa robe par des plis savants.

C’est en souriant de ses lèvres charnues, de ses larges yeux de caresse, qu’elle tend sa menotte couleur d’ambre, gazouillant à la cantonade :

— Athini sourdi ! M’siou, madame, sourdi !

Elle poursuit les promeneurs, sautillant devant eux comme un moineau de ville, familier et rusé.

Yasmina, plus grande, d’une pâleur de cire, voile son épaisse toison brune, à reflets fauves, et son corps maigre dans une vaste melahfa verte.

Yasmina est triste, sans savoir, et elle mendie en silence, se contentant d’un geste implorant.

Elles se sont rencontrées un soir, au coin d’une rue.

La mère de Zoh’r, fille de la Casbah, était en prison, et la petite fille avait fui vers la ville des Roumis.

C’était l’hiver et un grand vent froid balayait le dur pavé, la rue déserte… Yasmina l’orpheline et Zoh’r l’abandonnée se blottirent l’une contre l’autre dans le renfoncement d’une porte, pour avoir plus chaud et pour y dormir.

Mais, dans le jour limpide, le soleil pare la misère de couleurs splendides, en Alger, et jette des paillettes d’or, des reflets de pourpre sur la pouillerie des haillons… Les tristesses et les angoisses de la misère du nord sont inconnues ici, où le soleil est le souverain, le grand consolateur…

Zoh’r et Yasmina, très tôt, ont appris les jeux pervers, avec les ciradjou impudents, la moisson dangereuse qui pousse dans la rue, sous la floraison rouge des chéchiyas graisseuses.

Quand la recette est bonne, Zoh’r et Yasmina vont s’attabler dans quelque gargote arabe, rue de la Marine, et savourent des plats épicés, des rouges chorba bien grasses.

Les autres jours, elles grignotent du pain sec, sous les arcades.

Et elles poussent ainsi, très vite, dans la rue indifférente, petites fleurs charmantes nées de la fermentation chaude du ruisseau.

II

Dans la façade lézardée d’une maison très vieille, sous un porche en marbre délicieusement sculpté, une porte basse et massive garde encore son dessin compliqué, ses mosaïques de clous en cuivre.

Dès qu’il fait nuit, un judas grillé grince et une gerbe de lumière glisse dans la rue obscure, coule sur le pavé noir, enchevêtre d’ombres capricieuses le fouillis des porte-à-faux dorés par le temps.

Zoh’r et Yasmina apparaissent derrière le grillage.

Bien étranges ces deux têtes sans corps, dans la lumière d’une lampe invisible…

Zoh’r, coiffée d’un foulard de soie rouge brodé de paons vert émeraude, le cou enroulé de couronnes de jasmin, de larges anneaux d’or aux oreilles, a gardé son sourire d’antan, sur ses lèvres voluptueuses, dans ses yeux d’ombre tiède…

Derrière elle, Yasmina semble rêver, enveloppée d’un voile bleu pâle retenu sur la tête par un diadème d’argent massif, avec des ornements de corail qui retombent sur le front pâle, comme des gouttelettes de sang…

L’azur des yeux de Yasmina recèle toujours le même mystère de tristesse et de silence. Ses lèvres pâles, que le rouge avive à peine, ne sourient pas.

Des hommes passent, roumis, juifs, bédouins enturbannés, bandes tapageuses de zouaves, de chass-d’afs, de matelots, de spahis en vestes rouges.

Et Zoh’r les appelle, câline, enjôleuse comme jadis, quand elle était petite mendiante.

Elle fait cliqueter ses bijoux, elle rit, de son rire de gorge, qu’elle sait troublant et qui soulève voluptueusement le satin paille de son casaquin plissé.

Parfois, on se laisse prendre, on entre, et le tumulte de la rue en folie envahit le vieux logis où les siècles ont jeté une moire de mystère et de silence.

Dans l’étroit escalier de pierre, aux marches très hautes, c’est un cliquetis d’éperons, de sabres, un grand bruit de lourds souliers ferrés.

Indifférente au gazouillis continu de Zoh’r, aux plaisanteries, aux injures, aux caresses et aux bourrades des envahisseurs, Yasmina les suit, lentement, mollement.

Elles demandent des sous, Zoh’r et Yasmina, à tous ces hommes, comme elles en mendiaient jadis aux hiverneurs amusés. Maintenant, personne ne leur en donnerait plus par charité : elles sont trop belles.

Les deux fleurs charmantes s’épanouissent dans la fermentation plus ardente des ruelles saures et des bouges odorants…

III

Dans la poussière rousse de la route, pieds nus, courbées sous de lourds sacs d’herbe humide, Zoh’r et Yasmina s’en viennent vers Alger, dans la gloire rouge du soleil couchant.

Cassées par l’âge, sous leurs haillons fauves, le visage ridé, l’œil cave et sanglant, la bouche édentée, elles traînent leurs pauvres jambes desséchées, déjà raidies…

En passant devant les villas fleuries, Zoh’r crie leur herbe pour les lapins, leur mouron. Sa voix est devenue chevrotante et rauque.

Yasmina passe, indifférente, silencieuse.

Quand les sacs sont vides, les deux vieilles remontent vers la Casbah.

Elles se tiennent dans une boutique abandonnée, au fond d’une impasse obscure où les masures se tassent et se fendent, s’étayant mutuellement, dans leur vétusté fraternelle.

Elles font bouillir sur des brindilles sèches les débris de légumes soigneusement choisis le matin dans les caisses à ordures.

Puis, elles s’étendent sur des tas de chiffons et elles s’endorment en geignant.

Elles sont silencieuses, car elles commencent à oublier, tombant peu à peu à la résignation morne de l’animalité finissante…

Parfois pourtant, Zoh’r parle, essayant d’évoquer les souvenirs de la Casbah, les nuits ardentes de soûlerie d’amour.

Mais Yasmina, l’œil éteint, garde ce silence éternel qui, toute sa vie, la retrancha des êtres et des choses.

Elles s’endorment dès qu’il fait nuit, faute de lumière, et parce qu’elles devront se lever et redescendre, avec leurs sacs de chiffonnières, vers les rues animées, dès que le soleil se lèvera là-bas, au delà de Matifou baigné de brume lilâtre, sur le grand golfe voluptueux et rose.

Isabelle EBERHARDT.

LE SORCIER[76]

TYPES ALGÉRIENS

Un vieux cep de vigne se tord contre la chaux roussie de la muraille et retombe sur les faïences vertes, encore brillantes, de la fontaine turque, en une étreinte lasse et fraternelle.

La rue au pavé noir monte étroite, capricieuse, étranglée entre l’affaissement sénile des maisons centenaires, penchées sur elle par leurs étages en surplomb.

Un jour discret, verdâtre, glisse à travers le fouillis des porte-à-faux dorés par le temps. De mystérieuses petites meurtrières s’ouvrent dans l’épaisseur des murs, trous noirs ne révélant rien. Les portes cloutées sont basses, renfoncées, énigmatiques.

Vers le haut, la ruelle s’engouffre sous une voûte sombre, surbaissée.

Tout est mort, tout est silencieux, dans ce coin du vieil Alger barbaresque.

Seule, une boutique de fruitier arabe jette sa note gaie dans tout cet assombrissement des choses. Une échoppe étroite où s’entassent, en des mannes et des couffins, les pommes dorées, les poissons luisants, les légumes plantureux, les roses carottes, les raisins blancs, les noirs, lourds et gonflés de suc miellé, les citrons verts et les tomates surtout, la gloire écarlate des tomates qui saignent sous les rares rayons obliques du soleil intrus…

À côté, dans une niche encore plus petite, en contre-bas de la rue, habite le taleb marocain El Hadj Abdelhadi El Mogh’rebi, sorcier et médecin empirique.

El Mogh’rebi peut avoir cinquante ans. Long, très mince sous sa djellaba brune, il porte un turban volumineux, contrastant étrangement avec la maigreur osseuse de son visage bronzé, aux yeux pénétrants et vifs. Il ne sourit jamais.

Son mobilier est fruste : une natte, deux coussins couverts d’indienne jaune, une couverture djeridi rouge et verte pour toute literie, deux ou trois petites étagères marocaines anxieusement fouillées et peinturlurées, chargées de vieux livres jaunis, de fioles de drogues et d’encre, quelques petites marmites et un réchaud arabe en terre cuite, un mortier en cuivre et une meïda, basse petite table ronde.

El Mogh’rebi, accroupi sur sa natte, attend avec une indifférence songeuse ses clients.

Depuis vingt ans, les habitants du quartier sont habitués à voir le taleb ouvrir sa boutique avant le jour, aller faire ses ablutions à la fontaine et rentrer pour prier et préparer lui-même son café.

Parfois, un passant s’arrête, souhaite au taleb la paix et la miséricorde divine, puis, retirant ses souliers, entre et s’accroupit en face d’El Mogh’rebi.

Tantôt, c’est quelque vieux maure en costume aux nuances claires, tantôt un notable de l’intérieur, amplement drapé de laine et de soie blanches, coiffé du haut guennour à cordelettes en poil de chameau, tantôt quelque humble fellah enveloppé de loques fauves, ou une vieille dolente, émissaire des belles dames d’honnête lignée, ne sortant pas, ou une libre hétaïre de la haute ville…

Pour tous les hommes, El Mogh’rebi garde la même politesse grave et bienveillante. Pour les femmes, il est plus négligent, plus familier aussi parfois.

La plupart des clients viennent consulter le taleb sur l’avenir, avec la soif étonnante et déraisonnable qu’ont tous les humains de dissiper la brume bienfaisante des lendemains ignorés…

Le procédé, très vieux, employé par El Mogh’rebi, est l’Écriture de sable. Il remet au client un kalam en lui recommandant de s’en appuyer la pointe à la place du cœur, en formulant en lui-même la question ou le souhait qui l’amènent.

Puis, il lui demande son nom et celui de sa mère et, sur une planchette de bois jaune polie, il trace un grimoire inintelligible, un carré composé de lettres arabes, finissant vers le bas en triangle. Il se livre à un calcul à lui connu, puis, presque toujours sans se tromper, il dit au client la nature de son souhait : argent, honneurs, amour, vengeance. Jamais, il ne précise l’objet lui-même, en indiquant seulement l’espèce. Il prédit alors si l’impétrant obtiendra ou non l’objet de ses souhaits. Les clients habituels d’El Mogh’rebi affirment qu’il ne se trompe jamais…

Le refrain de ses prédictions est toujours le même, qu’elles soient bonnes ou mauvaises : « Mon fils, patiente, car la patience est bonne. Elle est la clé de la consolation. »

Le taleb accepte sans murmurer la rétribution qu’on lui offre.

D’autres fois, ce sont à ses lumières de khakim, médecin, que l’on vient s’adresser. Il a, suspendues aux solives blanchies de son échoppe, des bottes de simples desséchés. Il manie ces herbes avec une science accomplie de leurs différentes propriétés. Par contre, en chirurgie, son savoir est très limité et ne dépasse guère celui d’un rebouteux des campagnes de France.

Il compose également des élixirs et des philtres, il prépare des amulettes, avec une conviction absolue en leur efficacité.

À l’inverse des charlatans européens, El Mogh’rebi fuit les foules et le tumulte et ne se donne pas la peine de débiter des boniments.

Pour quelques pièces blanches, il rend les services qu’on lui demande, sans jamais se déranger, sans rien faire pour attirer les clients.

Cette monotonie des choses quotidiennes est comme la condition indispensable de sa vie. Il envisagerait sans doute tout changement comme un désagrément, peut-être même comme une infortune.

Sur ses origines, son passé, sa famille, El Mogh’rebi est muet. L’on sait seulement qu’il est originaire d’Oudjda et qu’il habite Alger depuis son retour de la Mecque, il y a vingt ans… vingt ans d’immobilité et de silence sur tout ce qui n’est pas son art.

Ses habitudes, comme le décor de sa ruelle, sont immuables, et ses jours tombent au néant, comme des gouttes d’eau dans le sable…

La soif du merveilleux et de l’inconnu qui brûle les cœurs simples et angoisse les âmes encore proches de la mystérieuse nature durera bien autant que la vie d’El Mogh’rebi et de ses émules, et que leur vieille science surannée, réfugiée dans les trous d’ombre et de paix des cités de jadis.

Isabelle EBERHARDT.

M’TOURNI[77]

CHRONIQUE

À M. A. Robert

Une masure en pierres disjointes, un champ maigre et caillouteux dans l’âpre montagne piémontaise, et la misère au foyer où ils étaient douze enfants… Puis, le dur apprentissage de maçon, chez un patron brutal.

Un peu aussi, plus vaguement, à peine ébauchés dans sa mémoire d’illettré, quelques échappées de soleil sur les cimes bleues, quelques coins tranquilles dans les bois obscurs où poussent les fougères gracieuses au bord des torrents.

À cela se bornaient les souvenirs de Roberto Fraugi, quand, ouvrier errant, il s’était embarqué pour Alger avec quelques camarades.

Là-bas, en Afrique, il travaillerait pour son propre compte, il amasserait un peu d’argent, puis, quand approcheraient les vieux jours, il rentrerait à Santa-Reparata, il achèterait un bon champ et il finirait ses jours, cultivant le maïs et le seigle nécessaires à sa nourriture.

Sur la terre ardente, aux grands horizons mornes, il se sentit dépaysé, presque effrayé : tout y était si différent des choses familières !

Il passa quelques années dans les villes du littoral, où il y avait des compatriotes, où il retrouvait encore des aspects connus qui le rassuraient.

Les hommes en burnous, aux allures lentes, au langage incompréhensible, lui inspiraient de l’éloignement, de la méfiance, et il les coudoya dans les rues, sans les connaître.

Puis, un jour, comme le travail manquait à Alger, un chef indigène des confins du Sahara lui offrit de grands travaux à exécuter dans son bordj. Les conditions étaient avantageuses, et Roberto finit par accepter, après de longues hésitations : l’idée d’aller si loin, au désert, de vivre des mois avec les arabes, l’épouvantait.

Il partit, plein d’inquiétude.

Après de pénibles heures nocturnes dans une diligence grinçante, Fraugi se trouva à M’sila.

C’était l’été. Une chaleur étrange, qui semblait monter de terre, enveloppa Roberto. Une senteur indéfinissable traînait dans l’air, et Fraugi éprouva une sorte de malaise singulier, à se sentir là, de nuit, tout seul au milieu de la place vaguement éclairée par les grandes étoiles pâles.

Au loin, dans la campagne, les cigales chantaient, et leur crépitement immense emplissait le silence à peine troublé, en ville, par le glou-glou mystérieux des crapauds tapis dans les séguia chaudes.

Des silhouettes de jeunes palmiers se profilaient en noir sur l’horizon glauque.

À terre, des formes blanches s’allongeaient, confuses : des arabes endormis, fuyant au dehors la chaleur et les scorpions.

Le lendemain, dans la clarté rosée de l’aube, un grand bédouin bronzé, aux yeux d’ombre, réveilla Fraugi dans sa petite chambre d’hôtel.

— Viens avec moi, je suis le garçon du caïd.

Dehors, la fraîcheur était délicieuse. Un vague parfum frais montait de la terre rafraîchie et un silence paisible planait sur la ville encore endormie.

Fraugi, juché sur un mulet, suivit le bédouin monté sur un petit cheval gris, à long poil hérissé, qui bondissait joyeusement à chaque pas.

Ils franchirent l’oued, dans son lit profond. Le jour naissant irisait les vieilles maisons en toub, les koubba sahariennes, aux formes étranges.

Ils traversèrent les délicieux jardins arabes de Guerfala et entrèrent dans la plaine qui s’étendait, toute rose, vide, infinie.

Très loin, vers le sud, les monts des Ouled-Naïl bleuissaient à peine, diaphanes.

— La plaine, ici, c’est le Hodna… Et là-bas, sous la montagne, c’est Bou-Saâda, expliqua le bédouin.

Très loin, dans la plaine, au fond d’une dépression salée, quelques masures grisâtres se groupaient autour d’une koubba fruste, à haute coupole étroite.

Au-dessus, sur un renflement pierreux du sol, il y avait le bordj du caïd, une sorte de fortin carré, aux murailles lézardées, jadis blanchies à la chaux. Quelques figuiers rabougris poussaient dans le bas-fond, autour d’une fontaine tiède dont l’eau saumâtre s’écoulait dans la seguia où s’amassaient le sel rougeâtre et le salpêtre blanc, en amas capricieux.

On donna au maçon une chambrette nue, toute blanche, avec, pour mobilier, une natte, un matelas, son coffre et une matara en peau suspendue à un clou.

Là, Fraugi vécut près d’une demi-année, loin de tout contact européen, parmi les Ouled-Madhi bronzés, aux visages et aux yeux d’aigle, coiffés du haut guennour à cordelettes noires.

Seddik, le garçon qui avait amené Fraugi, était le chef d’une équipe de manœuvres qui aidaient le maçon, accompagnant leur lent travail de longues mélopées tristes.

Dans le bordj solitaire, le silence était à peine troublé par quelques bruits rares, le galop d’un cheval, le grincement du puits, le rauquement sauvage des chameaux venant s’agenouiller devant la porte cochère.

Le soir, à l’heure rouge où tout se taisait, on priait, sur la hauteur, avec de grands gestes et des invocations solennelles. Puis, quand le caïd s’était retiré, les khammès et les domestiques, accroupis à terre, causaient ou chantaient, tandis qu’un djouak murmurait ses tristesses inconnues.

Au bordj, on était affable et bon pour Fraugi, et surtout peu exigeant. Peu à peu, dans la monotonie douce des choses, il cessa de désirer le retour au pays. Il s’accoutumait à cette vie lente, sans soucis et sans hâte, et, depuis qu’il commençait à comprendre l’arabe, il trouvait les indigènes sociables et simples, et il se plaisait parmi eux.

Il s’asseyait maintenant avec eux sur la colline, le soir, et il les questionnait ou leur contait des histoires de son pays.

Depuis sa première communion, Fraugi n’avait plus guère pratiqué, par indifférence. Comme il voyait ces hommes si calmement croyants, il les interrogea sur leur foi. Elle lui sembla bien plus simple et plus humaine que celle qu’on lui avait enseignée et dont les mystères lui cassaient la tête, disait-il…

 

*    *    *

 

En hiver, comme les travaux au bordj étaient terminés et que le départ s’approchait, Fraugi éprouva de l’ennui et un sincère regret.

Les khammès et les manœuvres eux aussi le regrettaient : le roumi n’avait aucune fierté, aucun dédain pour eux. C’était un Oulid-bab-Allah, un bon enfant.

Et un soir, tandis que, couchés côte à côte dans la cour, près du feu, ils écoutaient un meddah aveugle, chanteur pieux venu des Ouled-Naïl, Seddik dit au maçon : — Pourquoi t’en aller ? Tu as un peu d’argent. Le caïd t’estime. Loue la maison d’Abdelkader ben Hamoud, celui qui est parti à La Mecque. Il y a des figuiers et un champ. Les gens de la tribu s’entendent pour construire une mosquée et pour préparer la Koubba de Sidi-Berrabir. Ces travaux te feront manger du pain, et tout sera comme par le passé.

Et, pour que tout fût comme par le passé, Fraugi accepta.

Au printemps, quand on apprit la mort à Djeddali d’Abdelkader, Fraugi racheta l’humble propriété, sans même songer que c’était la fin de ses rêves de jadis, un pacte éternel signé avec la terre âpre et resplendissante qui ne l’effrayait plus.

Fraugi se laissait si voluptueusement aller à la langueur des choses qu’il ne se rendait même plus à M’sila, se confinant à Aïn-Menedia.

Ses vêtements européens tombèrent en loques et, un jour, Seddik, devenu son ami, le costuma en arabe. Cela lui sembla d’abord un déguisement, puis il trouva cela commode, et il s’y habitua.

 

*    *    *

 

Les jours et les années passèrent, monotones, dans la paix somnolente du douar. Au cœur de Fraugi, aucune nostalgie du Piémont natal ne restait plus. Pourquoi aller ailleurs, quand il était si bien à Aïn-Menedia ?

Il parlait arabe maintenant, sachant même quelques mélopées qui scandaient au travail ses gestes de plus en plus lents.

Un jour, en causant, il prit à témoin le Dieu en dehors de qui il n’est pas de divinité. Seddik s’écria : — Ya Roubert ! Pourquoi ne te fais-tu pas musulman ? Nous sommes déjà amis, nous serions frères. Je te donnerais ma sœur, et nous resterions ensemble, en louant Dieu !

Fraugi resta silencieux. Il ne savait pas analyser ses sensations, mais il sentit bien qu’il l’était déjà, musulman, puisqu’il trouvait l’Islam meilleur que la foi de ses pères… Et il resta songeur.

Quelques jours plus tard, devant des vieillards et Seddik, Fraugi attesta spontanément quil n’y a d’autre dieu que Dieu et que Mohammed est l’envoyé de Dieu.

Les vieillards louèrent l’Éternel et Seddik, très ému sous ses dehors graves, embrassa le maçon.

Roberto Fraugi devint Mohammed Kasdallah.

La sœur de Seddik, Fathima Zohra, devint l’épouse du m’tourni. Sans exaltation religieuse, simplement, Mohammed Kasdallah s’acquitta de la prière et du jeûne.

 

*    *    *

 

Roberto Fraugi ne revint jamais à Santa Reparata de Novarre, où on l’attendit en vain…

Après trente années, Mohammed Kasdallah, devenu un grand vieillard pieux et doux, louait souvent Dieu et la toute-puissance de son mektoub, car il était écrit que la maisonnette et le champ qu’il avait rêvé jadis d’acheter un jour à Santa Reparata, il devait les trouver sous un autre ciel, sur une autre terre, dans le Hodna musulman, aux grands horizons mornes…

Isabelle EBERHARDT.

AÏN-DJABOUB[78]

CONTE

Les concitoyens de Si Abderrahmane ben Bourenane, de Tlemcen, le vénéraient, malgré son jeune âge, pour sa science et sa vie austère et pure. Cependant, il voyageait modestement, monté sur sa mule blanche et accompagné d’un seul serviteur. Le savant allait ainsi de ville en ville, pour s’instruire.

Un jour, à l’aube, il parvint dans les gorges sauvages de l’oued Allala, près de Ténès.

À un brusque tournant de la route, Si Abderrahmane arrêta sa mule et loua Dieu, tout haut, tant le spectacle qui s’offrait à ses regards était beau.

Les montagnes s’écartaient, s’ouvrant en une vallée de contours harmonieux. Au fond, l’oued Allala coulait, sinueux, vers la mer, qui fermait l’horizon.

Vers la droite, le mont de Sidi-Merouane s’avançait en pleine mer, en un promontoire élevé et hardi.

Au pied de la montagne, dans une boucle de l’oued, la Ténès des musulmans apparaissait, en amphithéâtre, toute blanche dans le brun chaud des terres et le vert puissant des figuiers.

Une légère brume violette enveloppait la montagne et la vallée, tandis que des lueurs orangées et rouges embrasaient lentement l’horizon oriental, derrière le djebel Sidi-Merouane.

Bientôt, les premiers rayons du soleil glissèrent sur les tuiles fauves des toits, sur le minaret et les murs blancs de la ville.

Et tout fut rose, dans la vallée et sur la montagne. Ténès apparut à Si Abderrahmane, à la plus gracieuse des heures, sous des couleurs virginales.

Près des vieux remparts de Ténès, noircis et minés par le temps, entre les maisons caduques, délabrées sous leur suaire de chaux immaculée, s’ouvre une petite place qu’anime seul un café maure fruste et enfumé, précédé d’un berceau fait de perches brutes où s’enroulent les pourpres d’une vigne centenaire. Un large divan en plâtre, recouvert de nattes usées, sert de siège.

De là, on voit l’entrée des gorges, les forêts de pins, le djebel Sidi-Abdelkader et sa koubba blanche, les ruines de la vieille citadelle, qu’on appelle la smala. Tout en bas, parmi les roches éboulées et les lauriers-roses, l’oued Allala roule ses eaux claires.

Dans le jour, Si Abderrahmane professait le Coran et la Loi à la mosquée. On avait deviné en lui un grand savant et on l’importunait par des marques de respect qu’il fuyait.

Aussi, venait-il tous les soirs, avant l’heure rouge du soleil couchant, s’étendre à demi sous le berceau de pourpres.

Là, seul dans un décor simple et tranquille, il goûtait des instants délicieux.

Loin de la demeure conjugale, il évitait soigneusement toutes les pensées et surtout tous les spectacles qui parlent aux sens et réveillent.

Cependant, un soir, il se laissa aller à regarder un groupe de jeunes filles puisant de l’eau à la fontaine.

Leurs attitudes et leurs gestes étaient gracieux. Comme elles étaient presque enfants encore, elles jouaient à se jeter de l’eau en poussant de grands éclats de rire.

L’une d’elles pourtant semblait grave.

Plus grande que ses compagnes, elle voilait à demi la beauté de son visage et la splendeur de ses yeux, sous un vieux haïk de laine blanche qu’elle retenait de la main. Sa grande amphore de terre cuite à la main, elle était montée sur un tas de décombres et elle semblait regarder, songeuse, l’incendie crépusculaire qui l’empourprait toute et qui mettait comme un nimbe léger autour de sa silhouette svelte.

Depuis cet instant, Si Abderrahmane connut les joies et les affres de l’amour.

Tout son empire sur lui-même, toute sa ferme raison l’abandonnèrent. Il se sentit plus faible qu’un enfant.

Désormais, il attendit fébrilement le soir pour revoir Lalia : il avait surpris son nom.

Enfin, un jour, il ne put résister au désir de lui parler, et il lui demanda à boire, presque humblement.

Gravement, détournant la tête, Lalia tendit sa cruche au taleb.

Puis, comme Si Abderrahmane était beau, et que, tous les soirs, il adressait la parole à la jeune fille, celle-ci s’enhardit, lui souriant, dès qu’elle l’apercevait.

Il sut qu’elle était la fille de pauvres khammès, qu’elle était promise à un cordonnier de la ville et qu’elle ne viendrait bientôt plus à l’aiguade, parce que sa plus jeune sœur, Aïcha, serait guérie d’une plaie qui la retenait au lit et que ce serait à elle, non encore nubile, de sortir.

Un soir, comme les regards et les rires de ses compagnes faisaient rougir Lalia, elle dit tout bas à Si Abderrahmane : « Viens quand la nuit sera tombée, dans le Sahel, sur la route de Sidi-Merouane. » Malgré tous les efforts de sa volonté et les reproches de sa conscience, Si Abderrahmane descendit dans la vallée, dès que la nuit fut.

Et Lalia, tremblante, vint, pour se réfugier dans les bras du taleb.

 

*    *    *

 

Toutes les nuits, comme sa mère dormait profondément, Lalia pouvait s’échapper. Enveloppée du burnous de son frère absent, elle venait furtivement rejoindre Si Abderrahmane au Sahel, parmi les touffes épaisses des lauriers-roses et les tamaris légers.

D’autres fois, les nuits de lune surtout, ils s’en allaient sur les coteaux de Chârir, dormir dans les liazir et le klyl parfumés, les grandes lavandes grises et les romarins sauvages…

Ils éprouvaient, à se serrer l’un contre l’autre, dans l’insécurité et la fragilité de leur union, une joie mélancolique, une volupté presque amère qui leur arrachait parfois des larmes.

 

*    *    *

 

Pendant quelque temps, les deux amants jouirent de ce bonheur caché.

Puis, brutalement, la destinée y mit fin : le père de Si Abderrahmane étant à l’agonie, le taleb dut rentrer en toute hâte à Tlemcen.

Le soir des adieux, Lalia eut d’abord une crise de désespoir et de sanglots. Puis, résignée, elle se calma. Mais elle mena son amant à une vieille petite fontaine tapissée de mousse, sous le rempart.

— Bois, dit-elle, et sa voix de gorge prit un accent solennel. Bois, car c’est l’eau miraculeuse d’Aïn-Djaboub, qui a pour vertu d’obliger au retour celui qui en a goûté. Maintenant, vas, ô chéri, vas en paix. Mais celui qui a bu à l’Aïn-Djaboub reviendra, et les larmes de ta Lalia sècheront ce jour-là.

— S’il plaît à Dieu, je reviendrai. N’est-il pas dit : c’est le cœur qui guide nos pas ?

Et le taleb partit.

Lui que les voyages passionnaient jadis, que la variété des sites charmait, Si Abderrahmane sentit que, depuis qu’il avait quitté Ténès, tout lui semblait morne et décoloré. Le voyage l’ennuyait, et les lieux qui lui plaisaient auparavant lui parurent laids et sans grâce.

« Hélas, pensa-t-il, ce ne sont pas les choses qui sont changées, mais bien mon âme en deuil. »

 

*    *    *

 

Le père de Si Abderrahmane mourut et les gens de Tlemcen obligèrent en quelque sorte Si Abderrahmane à occuper le poste du défunt, grand mouderrès.

Il fut entouré des honneurs dus à sa science et à sa vie dont la pureté approchait de la sainteté. Il avait pour épouse une femme jeune et charmante, il jouissait de l’opulence la plus large.

Et cependant, Si Abderrahmane demeurait sombre et soucieux. Sa pensée nostalgique habitait Ténès, auprès de Lalia.

Cependant, il eut le courage de demeurer cinq ans dans ses fonctions de mouderrès.

Quand son jeune frère Si Ali l’eut égalé en science et en mérites de toutes sortes, Si Abderrahmane se désista en sa faveur de sa charge. Il répudia sa femme et partit.

Il retrouverait Lalia et l’épouserait… Ainsi, Si Abderrahmane raisonnait comme un petit enfant, oubliant que l’homme ne jouit jamais deux fois du même bonheur.

 

*    *    *

 

Et à Ténès, où il était arrivé comme en une patrie, le cœur bondissant de joie, Si Abderrahmane ne trouva de Lalia qu’une petite tombe grise, sous l’ombre grêle d’un eucalyptus, dans la vallée.

Lalia était morte, après avoir attendu le taleb dans les larmes plus de deux années.

Alors, Si Abderrahmane se vit sur le bord de l’abîme sans bornes qui est le néant de toutes choses.

Il comprit l’inanité de notre vouloir et la folie funeste de notre cœur avide qui nous fait chercher la plus impossible des choses : le recommencement des heures mortes.

Si Abderrahmane quitta ses vêtements de soie de citadin et s’enveloppa de laine grossière. Il laissa pousser ses cheveux et s’en alla nu-pieds, dans la montagne où, de ses mains inhabiles, il bâtit un gourbi. Il s’y retira, vivant désormais de la charité des croyants qui vénèrent les solitaires et les pauvres.

Sa gloire maraboutique se répandit au loin. Il vivait dans la prière et la contemplation, si doux et si pacifique que les bêtes craintives des bois se couchaient à ses pieds, confiantes.

Et cependant, l’anachorète revoyait, des yeux de la mémoire, Ténès baignée d’or pourpre, et la silhouette auréolée de Lalia l’inoubliée, et l’ombre complice des figuiers du Sahel, et les nuits de lune sur les coteaux de Chârir, sur les lavandes d’argent et sur la mer, tout en bas, assoupie en son murmure éternel.

Isabelle EBERHARDT.

NOMADES[79]

Le jour d’hiver se levait, pâle, grisâtre, sur la hammada pierreuse. À l’horizon oriental, au-dessus des dunes fauves de la Zousfana, une lueur sulfureuse pâlissait les lourdes nuées grises. Les arêtes sèches, les murailles abruptes des montagnes se détachaient en teintes neutres sur l’opacité du ciel morne.

La palmeraie de Beni-Ounif, transie, aux têtes échevelées, s’emplissait de poussière blafarde, et les vieilles maisons en toub du ksar émergeaient, jaunâtres, de l’ombre lourde de la vallée, au delà des grands cimetières désolés.

Une tristesse immense planait sur le désert, terne, dépouillé de sa parure splendide de lumière.

Dans la vallée, autour des chevaux entravés, couverts de vieilles couvertures en loques, des chameaux couchés, goumiers et sokhar s’éveillaient. Un murmure montait des tas de burnous terreux, roulés sur le sol, parmi les bissacs noirs et blancs, les tellis en laine et toute la confusion des pauvres bagages nomades. Le rauquement plaintif des chameaux bousculés couvrait ces voix humaines, au réveil maussade.

En silence, sans entrain, des hommes se levaient pour allumer les feux. Dans l’humidité froide, les djerid secs fumaient, sous la gaîté des flammes.

Depuis des mois, abandonnant leurs douars, les nomades marchaient ainsi dans le désert, avec les convois et les colonnes, poussant leurs chameaux maigres dans la continuelle insécurité du pays sillonné de djiouch affamés, de bandes faméliques de coupeurs de routes, terrés comme des chacals guetteurs dans les défilés arides de la montagne.

Depuis des mois, ils avaient oublié la somnolente quiétude de leur existence de jadis, sans autre souci que leur maigre pitance, et les éternelles querelles de tribu à tribu, que vidaient quelques coups de fusil, sans écho…

Maintenant, c’était l’hiver, le froid glacial, les nuits sans abri, près des brasiers fumeux, dans l’attente et l’incertitude d’un nouveau départ.

Avec la grande résignation de leur race, ils s’étaient faits à cette vie, la subissaient, parce que, comme tout ici bas, elle venait de Dieu.

Des voisinages de hasard, des amitiés étaient nées, de ces rapides fraternités d’armes, écloses un jour, et sans lendemain.

Et c’étaient de petits groupes d’hommes qui attachaient leurs chevaux ensemble, ou qui poussaient leurs chameaux vers le même coin du camp, qui mangeaient dans la même grande écuelle de bois, et mettaient en commun les intérêts peu compliqués de leur vie : achats de denrées, soins des bêtes, leur seule fortune, et, le soir, longues veillées autour du feu, passées à chanter les cantilènes monotones du bled natal, souvent lointain, et à jouer du petit djouak en roseau. Les uns étaient des Amour d’Aïn-Sefra, d’autres des Hamyan de Méchéria, des Trafi de Géryville. Quelques-uns, poètes instinctifs et illettrés, improvisaient des mélopées sur les événements récents, disant la tristesse de l’éveil, les dangers sans cesse renaissants, l’âpreté du pays de la poudre, les escarmouches si nombreuses qu’elles ne surprenaient ni n’inquiétaient plus personne, devenant chose accoutumée…

Et il y avait, au fond de tous ces chants, l’immense insouciance de tout, qui était latente en leurs cœurs simples, et qui les rendait braves.

Parfois, des néfra éclataient entre gens de tribus ou même de tentes différentes… Alors, souvent, le sang coulait.

Le vent glacé balaya brusquement le camp des Trafi, soulevant des tourbillons de poussière et de fumée, faisant claquer la toile tendue du marabout blanc du chef de goum, ornée d’un fanion tricolore.

La silhouette de l’officier français passa… Placide, les mains fourrées dans les poches de son pantalon de toile bleue, la pipe à la bouche, il inspectait hommes et bêtes, distraitement.

Autour d’un feu, trois goumiers et un sokhar Hamyani parlaient avec véhémence, quoique bas. Leurs visages de gerfaut aux yeux d’ombre et aux dents de nacre se penchaient, attentivement, et la colère agitait leurs bras maigres : la veille au soir, l’un deux, Abdallah ben Cheikh s’était pris de querelle avec un chamelier marocain des Douïa Menia campés sur la hauteur, près du village.

Hammou Hassine, un très vieux dont une barbe neigeuse couvrait le masque brûlé et maigre, murmura :

— Abdallah… les nuits sont noires et sans lune. De nos jours la poudre parle souvent toute seule… On ne sait jamais.

Tout de suite, l’excitation des nomades tomba. Des sourires à dents blanches illuminèrent l’obscurité de leurs visages.

Ils achevèrent de boire le café, puis ils se levèrent, secouant la terre qui alourdissait leurs burnous. Lentement, paresseusement, ils vaquèrent aux menus soins du camp : ils suspendirent les vieilles musettes de laine rouge au cou des chevaux, ils étendirent de la menue paille fraîche devant leurs bêtes, firent un pansage sommaire au cheval gris de l’officier. Quelques-uns commencèrent des reprises aux harnachements, à leurs burnous. D’autres montèrent au village, pour d’interminables marchandages chez les juifs, et de longues beuveries de thé marocain dans les salles frustes des cafés maures.

Ils n’éprouvaient pas d’ennui, dans leur inaction forcée. Des chameaux grognèrent et se mordirent, un cheval se détacha et galopa furieusement à travers le camp. Deux hommes se disputèrent pour quelques brassées de paille…

Et ce fut tout, comme tous les jours, dans la monotonie des heures vides.

Abdallah ben Cheikh et le sokhar Abdeldjebbar ould Hada s’en allèrent lentement, la main dans la main, vers le lit desséché de l’oued.

Assis derrière une touffe de lauriers-roses, ils parlèrent bas, s’entendant pour la vengeance. Abdallah et Abdeldjebbar étaient devenus des amis inséparables. Très jeunes tous deux, très audacieux, ils avaient déjà poursuivi ensemble des aventures périlleuses d’amour, au douar du makhzen, ou chez les belles amouriat de Zenaga.

Ils demeurèrent ensemble le restant de la journée, inspectant soigneusement, sans en avoir l’air, le camp des Doui Ménia

Après un crépuscule de sang trouble, sous la voûte tout de suite noire des nuages, la nuit tomba, lourde, opaque. Le vent s’était calmé et ce fut bientôt le silence dans l’immensité vide d’alentour.

Dans les camps, on chantait encore, autour des feux qui s’éteignaient, jetant parfois leurs dernières lueurs roses sur les Nomades couchés, roulés dans leurs burnous noirs ou blancs.

Puis, tout se tut. Les chiens seuls grognaient de temps en temps, comme pour se tenir éveillés.

Un coup de feu déchira le silence. Ce fut un grand tumulte, des djérids qui s’enflammaient, agités à bras tendus : on trouva le Méniaï, près de ses chameaux, roulé à terre, la poitrine traversée.

Au camp des Trafi, Abdallah ben Cheikh joignait ses questions à celles de ses camarades, tandis que, dans l’ombre, Abdeldjebbar regagnait les chameaux de son père, entassés les uns près des autres, autour du brasier éteint.

L’enquête n’aboutit à rien. On enterra le Méniaï dans le sable roux, et on ammoncela quelques pierres noires sur le tertre bas, que le vent rasa en quelques jours.

Le sirocco avait cessé de souffler et, dans les jardins, la fraîcheur humide des nuits faisait naître comme un pâle printemps, avec des herbes très vertes sous les dattiers dépouillés de leur moire de poussière grise.

Un grand mouvement régnait dans les camps et au village : l’ordre de partir était arrivé. Les goumiers Trafi et les Amour s’en allaient à Béchar, avec une colonne. Les Sokhar descendaient vers le Sud, avec le convoi de Beni-Abbès.

Accroupis en cercle dans les rues du village, parmi les matériaux de construction et les platras, les Mokhazni en burnous bleus, les spahis rouges et les nomades aux voiles fauves partageaient tumultueusement des vivres et de l’argent, avant de se séparer : ils liquidaient les vies communes, provisoires.

Les Sokhar et leurs bach-hammar poussaient les chameaux dans l’espace nu qui sépare la gare du chemin de fer des murailles grises de la redoute et du bureau arabe.

Parfois, un cavalier passait au galop, jetant l’épouvante et le désordre dans le groupe compact de chameaux dont la grande voix rauque et sauvage dominait tous les bruits.

Les nomades s’appelaient, se parlant de très loin, par longs cris chantants, par gestes échevelés.

Et c’était un chaos de chameaux, de chevaux sellés, d’arabas grinçantes, de sacs, de caisses, de burnous claquant au vent, dans la poussière d’or tourbillonnant au soleil radieux…

Puis, le goume des Trafi, avec ses petits fanions tricolores flottant au dessus des cavaliers, tourna la redoute et s’en alla vers l’ouest.

Pendant un instant, on le vit, baigné de lumière, sur le fond sombre de la montagne… Puis, il disparut.

Lentement, les chameaux chargés descendirent dans la plaine, en longue file noire, poussés par les Sokhar.

Une compagnie de tirailleurs fila sur la gauche avec un piétinement confus, piquant le rouge des chéchya et des ceintures sur la teinte bise de la tenue de campagne.

Les derniers chameaux disparurent dans la brume rose, sur la route de Djenan-ed-Dar, vers le Sud. Dans sa vallée aride, Beni-Ounif retomba au silence somnolent.

Les Nomades étaient partis, sans un regard de regret pour ce coin de pays où ils avaient vécu quelques semaines.

Sur l’emplacement désert des campements, des tas de cendre grise et des monceaux d’ordures attestaient seuls le séjour de tous ces hommes qui, après avoir dormi, mangé, aimé, ri et tué ensemble, s’étaient séparés, le cœur léger, peut-être pour toujours.

Isabelle EBERHARD.

LA NUIT[80]

NOUVELLE

Hâtif, le soir d’automne descendait sur la plaine ocreuse que fermaient les chaînes de collines arides.

La grande terrasse rectiligne et puissante du djebel Outar se profilait tout en or, sur l’horizon rouge.

Pendant un court instant, une houle pourpre roula à travers le désert nu, et les dunes fauves de la Zousfana flambèrent, toutes roses.

Au loin, le siroco, qui s’apaisait, promenait encore quelques petits tourbillons de poussière blonde. Ils s’en allaient, solitaires, vers l’incendie du couchant.

Dans toute cette gloire quotidienne de lumière, la redoute, le camp et les vieux casernements en toub de Djenan-ed-Dar paraissaient petits et chétifs, timide essai de vie et de sécurité.

En l’immense stérilité alentour, seuls les quelques dattiers du cercle, en groupe serré, fraternel, dressaient leurs têtes échevelées, toutes noires, où les reflets du jour finissant jetaient des aigrettes d’or.

Stolz, seul, errait derrière les masures frustes et branlantes des mercantis. La grande capote des légionnaires alourdissait sa taille frêle, et la visière de son képi jetait une ombre bleue sur son visage jeune, desséché et bronzé, que coupait une moustache blonde.

Comme tous ses camarades de la légion, Stolz avait une histoire, dont le drame l’avait amené là.

Fils naturel d’un industriel riche de Düsseldorf et d’une institutrice, Stolz avait, depuis son enfance, assisté à la douleur et à ce que tous deux croyaient être la honte de sa mère.

À l’école, il avait souffert du dédain méchant et de l’inconsciente cruauté de ses condisciples. Plus tard, devenu répétiteur dans un collège, il demeura timide et farouche. Son cœur endolori croyait découvrir du mépris ou une pitié insultante dans l’attitude de tous ceux qui l’approchaient.

Faible et doux, tout de tendresse, Stolz n’était pas devenu le révolté que, fort, il eût dû être, sous l’injustice imbécile des hommes.

Son père ne l’avait pas abandonné matériellement. C’était lui qui avait pourvu aux frais de son instruction. Quand sa mère mourut, Stolz, de cette attitude quasi paternelle, conçut l’espoir de se faire adopter un jour pour avoir un nom honoré.

Aux avances passionnées de son fils, le vieillard demeura silencieux, impénétrable.

Alors, Stolz pensa que, s’il commettait un acte désespéré, son père serait ému et, pour le sauver de la déchéance définitive, lui accorderait la grâce tant souhaitée.

Il gagna la France et s’engagea à la légion étrangère. Dès son arrivée à Saïda, il avait écrit à son père, lui disant qu’il ne pouvait plus vivre en Allemagne, objet de dédain et d’éloignement pour tous.

C’étaient cinq ans de sa vie que Stolz sacrifiait ainsi. Il accepta avec courage son dur métier nouveau, soldat modèle, d’un entrain et d’une patience rares ; il vivait de toute l’ardeur de son espérance.

On envoya sa compagnie dans le sud. Il s’en réjouit : on se battait, là-bas. Son père le saurait en danger. Il aurait pitié…

Et ainsi, pendant des mois, Stolz avait écrit des lettres où il avait mis tout son cœur, implorant cet homme qui, si loin, lui semblait disposer de sa vie.

Il avait eu quelques heures de découragement, en ne voyant rien venir… les heures étaient aussi les plus lucides ; mais Stolz s’obstinait dans son attente.

Et voilà que, ce soir, le vaguemestre lui avait remis une lettre de son père, et tout s’était brusquement effondré : c’était un refus définitif, irrévocable. On lui défendait même d’écrire.

D’abord, une sorte de torpeur lourde avait envahi l’esprit de Stolz. Il avait erré, sans but, dans la cour de la vieille redoute. Puis, pris d’un immense besoin de solitude, il était sorti.

Toute la lucidité de son esprit lui était revenue. De par son éducation et ses convictions, son malheur était irréparable. Il le comprit.

Puisque le retour là-bas, au pays, était devenu inutile, puisqu’il ne serait jamais qu’un exclu de la société, un paria, autant valait rester là, disparaître pour toujours parmi les heimatlos[81] de la légion.

Mais alors, c’était un pacte conclu avec cette vie de soldat, avec cette terre âpre qu’il ne pouvait aimer, parce que sa nature trop faible et trop tendre n’en percevait pas la superbe mélancolie, la splendeur inouïe.

Et, tout à coup, comme le soir achevait de tomber, noyant le désert d’obscurité et de silence, il sentit pour la première fois le malaise lourd que causait ce pays à son âme d’homme du Nord. Il perçut la menace qui planait dans ces horizons vides, sur la terre sans eau où aucune vie ne germerait jamais.

Sa détresse fut immense. Le voile des lendemains ignorés, qui, seul bienfaisant, nous fait vivre, s’était déchiré devant ses yeux. Il lui sembla embrasser, d’un regard, tout ce que serait sa vie : une morne succession de jours, d’années monotones, d’actes sans but ni intérêt !

 

*    *    *

 

La nuit tomba, lourde, obscure, sous le ciel violet. Les grandes étoiles claires versaient une lueur vague sur le désert noir, assoupi dans le silence menaçant.

Le rauquement sauvage des chameaux agenouillés devant les masures grises du bureau arabe se tut.

Stolz, son fusil sur l’épaule, déambulait lentement le long du mur ouest de la vieille redoute. Il se traînait péniblement. Une lassitude infinie brisait ses membres. Un dégoût immense des choses paralysait sa pensée.

… Les clairons égrenèrent dans la nuit la plainte lente, très douce, de l’extinction des feux. La sonnerie dernière sembla planer dans le silence, puis mourut…

Stolz s’arrêta.

Il était calme, maintenant, se résignant devant l’irréparable, courbant la tête.

Pas une seule fois, dans toute sa vie, il n’avait songé que ce qu’il croyait être un malheur immense n’était qu’une illusion, une convention stupidement cruelle et surannée. Pour toujours, l’idée qu’il était, de par sa naissance, un paria avait subjugué son esprit.

Maintenant, tout effort lui apparaissait inutile et il sentait qu’il ne saurait où puiser le courage de vivre dans l’obscurité noire où il était tombé.

Alors, une idée lui vint, tout à coup, très mélancolique et très douce : il y avait une issue, simple, immédiate, la fin de toute souffrance…

Stolz ne s’attendrit pas sur lui-même. Il ne se pencha pas, pitoyable, sur sa vie gâchée.

Un grand calme s’était fait en lui. Dans la tristesse infinie de cette heure solitaire, il se sentit fort.

Tout de suite, sans hésitation, sans crainte, sa résolution devint inébranlable. Alors, comme il n’avait pas de hâte, comme il ne redoutait aucun revirement de sa volonté, il s’intéressa à des choses menues : le reflet rouge d’une lanterne balancée qui suivait le mur de la nouvelle redoute, une flamme très haute et très blanche qui s’était allumée au loin, dans la dune.

Il songea : — La nuit est belle… Demain, il n’y aura plus de vent…

Puis, il sourit… Pour lui, demain ne viendrait jamais.

Méthodiquement, en bon soldat soigneux, il posa la crosse de son fusil à terre, appuyant le canon sur sa poitrine : c’était le moment, on allait venir le relever.

Avec la pointe de sa baïonnette, il appuya sur la détente. La détonation, sèche, brève, roula dans le silence, se tut.

Lentement, Stolz s’affaissa au pied du mur.

 

*    *    *

 

En groupe silencieux, les légionnaires, le visage assombri, les yeux secs, revenaient du petit cimetière perdu dans l’immensité pulvérulente. Ils rapportaient le brancard des morts.

Et le jour d’automne acheva de se lever, clair, radieux, sur les montagnes lointaines aux arêtes arides, sur le désert noyé de limpidités roses et sur la petite tombe toute fraîche de Stolz, parmi les autres sépultures mélancoliques, esseulées dans le vide de la terre déshéritée.

Isabelle EBERHARDT.

Béni-Ounif, novembre 1903.

DANS LE SENTIER DE DIEU[82]

NOUVELLE

Les champs crevassés agonisaient sous le soleil. Les collines fauves, nues, coupées de falaises qu’ensanglantaient les ocres et les rouillés, fermaient l’horizon où des vapeurs troubles traînaient.

Çà et là, tranchant durement sur le rayonnement terne du sol, quelques silhouettes noires de caroubiers ou d’oliviers sauvages jetaient une ombre courte, rougeâtre.

Vers le sud, au delà des ondulations basses et des ravins desséchés où se mouraient les lauriers-roses, une ligne s’étendait, d’un bleu sombre, presque marin : la grande plaine du Hodna, barrée, très loin et très haut dans le ciel morne, par la muraille azurée, toute vaporeuse, du djebel Ouled-Naïl.

L’immense campagne calcinée dormait dans la chaleur et la soif. Quelques broussailles de jujubiers et de lentisques nains avaient poussé à l’ombre grêle d’un bouquet d’oliviers grisâtres, aux troncs contournés et bizarres. Les menues herbes du printemps, desséchées, tombaient en poussière, parmi l’envahissement épineux des charbons poudreux.

Enveloppé de loques terreuses, un vieillard était couché là, seul dans tout ce vide et ce silence. Décharné, le visage osseux, de la teinte brune rougeâtre de la terre alentour, avec une longue barbe grise, l’œil clos, il semblait mort, tellement son souffle était faible et son attitude raidie.

Près de lui, dans un tesson de terre cuite, quelques débris de galette azyme attestaient la charité des croyants de quelque douar voisin, caché dans les ravins profonds.

Un essaim de mouches exaspérées couvrait le visage et les mains noueuses du vieux, dont le soleil brûlait les pieds nus.

Insensible, il dormait béatement.

Sur la piste qui serpentait au pied des collines, trois cavaliers parurent : un européen, portant le képi brodé des administrateurs, et deux indigènes drapés dans le burnous bleu du makhzen.

Le roumi aperçut le vieillard endormi et sa pitié en fut émue. Aux questions des mokhaznis, l’errant répondit, de sa voix presque éteinte déjà : — Je suis Abdelkader ben Maammar, des Ouled-Darradj de Barika. Je ne fais point de mal, et comme je n’ai rien, sauf la crainte de Dieu, c’est Dieu qui pourvoit à la vie qu’il m’a donnée, jusqu’à ce que l’heure soit sonnée.

Mais le hakem roumi crut devoir adoucir les dernières heures du vieux musulman, et il lui dit qu’il serait transporté à dos de mulet jusqu’à l’hôpital de Bordj-bou-Arréridj, où il aurait un bon lit et une nourriture suffisante. Il pourrait s’y reposer, y reprendre au moins quelques forces.

Insensible, sans un mot, le vieillard se laissa charger sur un mulet amené du douar. Le hakem en avait décidé ainsi et lui, l’arabe, n’avait pas à juger cette décision. Il se soumettait, sans joie ni révolte, parce que c’était ainsi.

 

*    *    *

 

Couché sur l’étroit lit blanc, lavé de ses souillures et revêtu de linges immaculés, l’errant semblait se rétablir, revenir à la vie.

Pourtant, il gardait son silence farouche. Obstinément, il tournait le vague de son regard terne vers la large baie ouverte sur le vide du ciel incandescent.

Dans tout ce bien-être inusité, lui, le nomade, fils de nomades, regrettait la misère pouilleuse et les longues marches pénibles sous le soleil de feu, à la recherche des maigres offrandes dans le sentier de Dieu

Et bientôt cette longue salle blanche et sévère, ce lit trop doux, ce calme et cette abondance lui devinrent intolérables…

Il se dit guéri, supplia en pleurant les médecins de le laisser partir. On l’accusa d’ingratitude, on lui dit qu’il n’était qu’un sauvage, et, pour s’en débarrasser, on le laissa sortir.

Un matin limpide dans la grande joie du jour commençant, il reprit ses haillons et son long bâton d’olivier. Sans un regret, presque allègrement, il se hâta vers la porte de la ville et s’en alla, sordide et superbe dans le soleil levant.

 

*    *    *

 

Sur la croupe nue d’une colline aride, en face du Hodna bleuâtre, immense et monotone comme la mer, une koubba blanche dressait la silhouette neigeuse de ses murs rectilignes, de sa coupole ovoïde.

Alentour, pas un arbre, pas une ombre sur la terre brûlée d’un rouge sombre qui flambait au soleil.

Vers le nord, les coteaux s’étageaient, comme les vagues figées d’un océan tourmenté. Ils allaient, montant insensiblement, jusqu’à la muraille géante des monts de Kabylie.

Une famille grise de petites tombes en pierre brute se pressait sous la protection de Sidi Abdelkader de Baghdad, maître de la koubba et seigneur des hauts lieux…

Accroupi contre le mur lézardé, près de la petite porte basse, le vieux cheminot rêvait, l’œil mi-clos, son bâton entre ses genoux maigres.

Depuis qu’il avait quitté l’asile abhorré où il s’était senti prisonnier, le vieillard avait erré de douar en douar.

Maintenant, sa vie vacillante s’éteignait. Une grande langueur engourdissait ses membres et un froid lui semblait monter de la terre qui l’appelait. Il était venu échouer là, près de la koubba sainte. Une très vieille femme au visage parcheminé, drapé d’une melahfa de laine en loques, gardait seule le lieu vénéré, gîtant dans un vieux gourbi en pierres sèches. Elle aussi était avare de paroles et usée, bien près de la fin.

Tous les matins et tous les soirs, la pieuse veuve déposait devant le vagabond, hôte de Dieu, une galette d’orge et un vase en argile plein d’eau fraîche. Puis elle rentrait dans l’ombre de la koubba pour y brûler du benjoin et marmotter des prières.

Tous deux, sans presque jamais se parler, avaient associé leurs décrépitudes, attendant l’heure, sans hâte ni effroi.

Quand, par hasard, quelques bédouins venaient prier sous les voûtes basses de la koubba miraculeuse, le vieillard, par accoutumance, élevait sa voix chevrotante en une psalmodie monotone.

— Pour Dieu et Sidi Abdelkader Djilaoui, seigneur de Baghdad, sultan des saints, faites l’aumône, ô croyants !

Et, gravement, les musulmans tiraient de leurs capuchons de laine un peu de galette noire ou quelques figues sèches.

Les jours s’écoulaient, monotones, dans la somnolence de l’été finissant…

Aux premières fraîcheurs de l’automne, le vent du nord balaya les brumes troubles de l’horizon, et la lumière terne des journées accablantes devint dorée sur la terre reposée et dans le ciel serein.

Le vieillard s’était encore desséché, son corps s’était comme replié sur lui-même, comme rapetissé, son œil cave s’était voilé des premières ombres de la nuit définitive et sa voix s’était éteinte.

Il finissait, lentement, sans secousses ni angoisses, avec les dernières ardeurs de l’été.

Le chant éclatant des coqs perchés sur le toit du gourbi réveilla la vieille, sur sa mince natte usée.

Elle prit une petite amphore d’eau, fit les ablutions rituelles. En silence, selon la coutume des femmes, elle pria, se prosternant devant la majesté de Dieu, seigneur de l’aube.

Elle pria longuement, accroupie, ses doigts osseux et gourds égrenant son chapelet. Son visage de momie, raccourci et noir, sous le turban de laine rouge et de linges sombres des nomades, n’exprimait rien, comme celui d’une morte.

Puis, elle redressa ses reins cassés avec un gémissement, prit sous un grand plat en bois une galette froide, emplit un petit vase rouge à la peau de bouc et sortit.

Le jour se levait, lilas et rose, sur le moutonnement infini des collines, sur le vide marin de la plaine.

De grandes ombres violettes obscurcissaient encore le fond des ravins, entre les dos éclairés des coteaux, tandis que la koubba solitaire flambait déjà, toute rouge.

La gardienne caduque s’en alla à pas lents vers la porte du sanctuaire, portant l’offrande quotidienne au vieil hôte.

Depuis la veille, tassé, affalé à sa place coutumière, sans quitter le bâton symbolique, le vagabond n’avait pas bougé.

Ses traits s’étaient comme adoucis et la vieille crut voir une singulière clarté glisser sur le visage mort.

Sans agonie, sans plaintes, le vieux était retourné à la poussière, durant les heures calmes de la nuit.

Sans frayeur, la gardienne étendit le corps déjà glacé, lui tournant le visage vers le soleil rouge qui montait à l’horizon. Puis, elle le recouvrit des pans rabattus de son burnous en invoquant Dieu.

Lentement, comme tous les jours, elle nettoya le sol plâtré de la koubba, elle secoua la poussière des draperies de vieille soie rouge et verte couvrant le makam. Quand elle eut terminé ces soins pieux, elle rentra dans son gourbi et s’enveloppa de son haïk noir, et, son bâton à la main, elle s’en vint au douar voisin.

Des hommes graves, hachem en burnous fauves, le front ceint de cordelettes noires, vinrent laver le corps du vagabond et l’envelopper du linceul blanc. Debout, superbes dans la gloire du soleil d’automne, ils prièrent, tandis que deux autres creusaient la fosse à coup de hachettes.

Quand le corps fut couché dans le trou béant, les bédouins le couvrirent de branches de myrte et l’isolèrent du sol par des poutrelles grossièrement taillées. Puis ils rejetèrent la terre sanguine, comblant la fosse.

La vieille femme apporta, sur un chiffon de laine, des galettes azymes et des figues sèches qu’elle distribua, en mémoire du mort, aux quelques mendiants, habitués à hanter les enterrements.

Graves, calmes devant la mort qu’ils jugeaient nécessaire et sans laideur ni épouvante, les hachem s’en allèrent.

La vieille resta seule, près de la tombe récente, pour attendre l’heure proche où elle aussi descendrait dans l’obscurité éternelle.

Isabelle EBERHARDT.

Beni-Ounif, novembre 1903.

DEUIL[83]

NOUVELLE

Un long voile de gaze mauve, transparente, pailletée d’argent, jeté sur un foulard de soie vert tendre, encadrant un visage pâle, ovale, et ombrant la peau veloutée, l’éclat des longs yeux sombres. Dans le lobe délicat des oreilles, deux grands cercles d’or ornés d’une perle tremblante, d’un brillant humide de goutte de rosée. Sur la sveltesse juvénile du corps souple, une lourde robe de velours violet, aux chauds reflets pourpres et, pour en tamiser et en adoucir le luxe pompeux, une mince tunique de mousseline blanche brochée. La finesse des poignets, chargée de bracelets d’or et d’argent ciselé, où saignaient des incrustations de corail. Des attitudes graves, sourires discrets, beaucoup de tristesse inconsciente souvent, gestes lents et rythmés, balancement voluptueux des hanches, voix de gorge, pure et modulée : Fathima-Zohra, danseuse du Djebel Amour.

Dans une ruelle européenne d’Aflou, près du grand minaret fuselé de la nouvelle mosquée, Fathima-Zohra habitait une boutique étroite, châsse hétéroclite et délabrée de sa beauté : un lit de France à boules polies, réhabilité par l’écroulement soyeux d’un lourd ferach de haute laine aux couleurs ardentes, laide armoire à glace voilée d’étoffes chatoyantes, coffres du Maroc peints en vert et ornés de ciselures en cuivre massif, petite table basse, historiée de fleurs naïves, superbe aiguière au col élancé, fine, gracile, allumant des feux fauves dans la pénombre violette… Le rideau blanc de la fenêtre brodant de ramages légers le fond bleu du ciel entrevu.

Touhami ould Mohammed, fils du caïd des Ouled-Smaïl, avait transplanté là Fathima-Zohra, fruit savoureux des collines de pierre rose du Djebel Amour.

Dans la brousse, thuyas sombres et genévriers argentés, dans le parfum pénétrant et frais des thyms et des lavandes, sous une tente noire et rouge, Fathima-Zohra était née, avait grandi, bergère insouciante, fleur hâtive, vite épanouie au soleil dévorateur.

Un jour d’été, près du r’dir rougeâtre où elle emplissait sa peau de bouc, le fils des djouad l’avait vue et aimée. Il chassait dans la région, avec les khammès de son père et les minces sloughis fauves. Touhami revint ; il posséda Fathima-Zohra, parce qu’il était parfaitement beau, très jeune, malgré la fine barbe noire qui virilisait sa face régulière aux lignes sobres, parce qu’aussi il était très généreux, parant la beauté de la vierge primitive. D’ailleurs, c’était écrit.

Elle l’avait suivi dans la corruption de la petite cité prostituée. Elle était partie sans regret, ne laissant sous la tente paternelle qu’une marâtre hostile et l’éternelle misère bédouine.

Passive d’abord héréditairement, Fathima-Zohra était devenue une amoureuse ardente, à l’éveil de ses sens harmonieux, faits pour les voluptés.

Pour elle, Touhami laissa sa femme, jeune et belle, languir seule dans la smala du caïd Mohammed. Il brava la colère de son père, de ses oncles, la réprobation de tous les musulmans pieux. Il passait des jours et des semaines d’assoupissement voluptueux, dans le refuge de Fathima-Zohra, indifférent à tout, tout entier à l’emprise de leur sensualité inassouvie, exaspérée dans l’inaction et la solitude à deux. Il vécut ainsi, avec la grande insouciance de sa race, d’une prodigalité folle, s’endettant chez les juifs, comptant sur son père, malgré tout.

Puis, un jour, tout fut anéanti, brisé, balayé : on se battait dans le sud-ouest, le beylik avait besoin de goums de toutes les tribus nomades de la région. Le caïd Mohammed saisit cette occasion : il prétexta sa vieillesse et fit désigner son fils aîné pour commander les goums des Ouled-Smaïl.

Fathima-Zohra se lamenta. Touhami devint sombre, partagé entre le regret des griseries perdues et la joie orgueilleuse de partir pour la guerre.

La guerre ! Dans l’esprit de Touhami, ce devait être quelque chose comme une grande fantasia très dangereuse, où on pouvait mourir, mais d’où on revenait aussi couvert de gloire et de décorations. Lui, comptait sur la chance.

Il fallait partir tout de suite, et les amants se résignèrent à l’inévitable. Leur dernière nuit fut ineffable : extases douloureuses finissant dans les larmes, serments très jeunes, très naïfs, très irréalisables…

 

*    *    *

 

Le large disque carminé du soleil nageait, sans rayons, dans l’océan pourpre de l’aube. De petits nuages légers fuyaient, tout frangés d’or, sous le vent frais des premiers matins d’automne, et de grandes ondes de lumière opaline roulaient dans la plaine, sur l’alfa houleuse.

Les goumiers en burnous blancs ou noirs, encapuchonnés, silhouettes archaïques, traversèrent le village, sur leurs petits chevaux maigres, nerveux, que les longs éperons de fer excitaient à plaisir. En tête, Touhami faisait cabrer son étalon noir.

Il avait grand air, avec ses burnous et son haïk de soie blanche, sa veste bleue toute chamarrée d’or et sa selle en peau de panthère brodée d’argent. Il était heureux maintenant, et son visage rayonnait : il commandait des hommes, il les menait au combat.

Les belles filles ouvraient leurs portes pour dire adieu aux cavaliers qui passaient, amants anciens, amants de la veille, qui leur souriaient, très fiers eux aussi.

Parée et immobile comme une idole, les joues pâles et les paupières gonflées de larmes, Fathima-Zohra attendait sur son seuil, depuis une heure, depuis que la destinée de Dieu avait arraché Touhami à sa dernière étreinte.

Ils échangèrent un adieu discret, rapide, poignant… Les yeux de Touhami se voilèrent. Il enleva furieusement son cheval. Tout le goum le suivit, galopade échevelée, animée de grands cris joyeux, accompagnés des you-you déjà lointains des femmes.

 

*    *    *

 

Les mois s’écoulèrent, monotones, mornes pour Fathima-Zohra esseulée, pleins de désillusion pour Touhami.

Au lieu de la guerre telle qu’il l’avait rêvée, telle que la comprennent tous ceux de sa race, au lieu des mêlées audacieuses, des grandes batailles, au lieu des escarmouches hardies, de longues marches à travers les hamadas désolées, sur les pistes de pierre du sud oranais.

Tantôt les goums escortaient les lents convois de chameaux, ravitaillant les postes du sud, tantôt ils se lançaient à la poursuite de djichs insaisissables, de harkas qu’on ne joignait jamais… Quelques rares fusillades, avec des bandits faméliques qui se cachaient, quelques captures faciles de tentes en loques, pouilleuses, hantées de vieillards impotents, d’enfants affamés, de femmes qui hurlaient, qui embrassaient les genoux des goumiers et de leurs officiers français, demandant du pain. Pas une bataille, pas même une rencontre un peu sérieuse. Une fatigue écrasante et pas de gloire.

Touhami s’ennuyait ; il s’impatientait, souhaitant le retour aux étreintes de Fathima-Zohra.

 

*    *    *

 

Un défilé aride sous un ciel gris, entre des montagnes aux entablements rectilignes de roches noirâtres, luisantes. Quelques rares buissons de thuyas, des chevelures grises d’alfa. Un grand vent lugubre glapissant, dans le silence et la solitude. La nuit était prochaine, et le goum se hâtait, maussade, sous la pluie fine : c’était la dure abstinence du Ramadhane, en route et par un froid glacial.

Tout à coup une détonation retentit, sèche, nette, toute proche. Une balle siffla, l’officier cria : Au trot ! Le goum fila, pour occuper une colline et se défendre. Une autre détonation, puis un crépitement continu, derrière les dentelures d’une petite arête commandant le défilé. Un cheval tomba. L’homme galopa à pied. Un autre roula à terre. Un cri rauque, et un bras brisé lâcha les rênes d’un cheval qui s’emballa.

L’œuvre de mort était rapide, sans entrain encore, puisque sans action de la part des goumiers.

Quand ils eurent abrité leurs chevaux derrière des rochers, les Ouled-Smaïl vinrent se coucher dans l’alfa : enfin ils ripostaient. Et ils tirèrent avec rage, cherchant à deviner la portée des coups, criant des injures au djich invisible. Une joie enfantine et sauvage animait leurs yeux fauves ; ils étaient en fête.

Touhami avait voulu rester à cheval, à côté de l’officier, calme, soucieux, qui allait et venait, songeant aux hommes qu’il perdait, à la situation peut-être désespérée du goum isolé. Il n’avait pas peur, et les goumiers l’admiraient, parce qu’il était très crâne et très simple, et parce qu’ils l’aimaient bien.

Touhami, au contraire, riait et plaisantait, tirant à cheval, maîtrisant sa bête qui, à chaque coup, se cabrait, les yeux exorbités, la bouche écumante. Il ne pensait à rien qu’à la joie de pouvoir dire aux siens, plus tard, qu’il s’était battu.

— Mon lieutenant, tu entends les mouches à miel, qu’elles sifflent autour de nous !

Touhami plaisanta les balles, faisant sourire le chef. Il arma son fusil, tira, visant dans un buisson qui semblait remuer… Puis, tout à coup, il lâcha son arme et porta ses deux mains à sa poitrine, se penchant étrangement sur sa selle. Il vacilla un instant, puis tomba lentement, s’étendant sur le dos, de tout son long, pour une dernière convulsion. Ses yeux restèrent grands ouverts, comme étonnés, dans son visage très calme.

— Pauvre bougre ! Et le lieutenant regretta l’enfant nomade qui désirait tant se battre et à qui cela avait si mal réussi.

L’étalon noir s’enfuit vers la vallée où il sentait les autres chevaux.

 

*    *    *

 

Sous les voûtes basses, blanchies à la chaux, des lampes fumeuses répandent une faible clarté, laissant dans l’ombre les angles de la salle.

Des nomades vêtus de laines blanches, des spahis superbement drapés de rouge, des mokhazni en burnous noir, s’alignent le long des murs, accroupis sur des bancs. Silencieux, attentifs, ils écoutent, ils regardent. Parfois un œil s’allume, une paupière bat, le désir pâlit un visage.

La r’aïta bédouine pleure et gémit, tour à tour désolée, déchirante, haletante, râlant comme un spasme de volupté. Et, comme un cœur oppressé, le tambourin accélère son battement, devient frénétique et sourd… Des fumées de tabac, des relents de benjoin, alourdissent l’air tiède.

Parée comme une épousée, toute en velours rouge et en brocart d’or, sous son long voile neigeux, Fathima-Zohra danse, lente, onduleuse, toute en volupté. Ses pieds glissent sur les dalles, avec le cliquetis clair des lourds khalkhal d’argent, et ses bras grêles agitent, comme des ailes, deux foulards de soie rouge. La lueur douteuse des lampes jette des traînées de sang, des coulées de rubis, dans les plis de la tunique de la danseuse.

Mais Fathima-Zohra ne sourit pas. Elle reste pâle, muette, et son regard est sombre. Elle danse, allumant les désirs de tous ces mâles dont l’un sera son amant pour cette nuit. Mais en elle rien ne vibre, rien ne s’émeut : un matin trouble de fin d’automne, sous la pluie, une troupe d’hommes en loques, montés sur des chevaux fourbus, a traversé, maussade et silencieuse, le village… Et l’un d’eux lui a conté comment Touhami ould Mohammed est mort par une soirée néfaste de Ramadhane, dans un défilé désert du Mogh’reb lointain.

Isabelle EBERHARDT.

Aflou, décembre 1903.

EN MARGE[84]

CHRONIQUE

À perte de vue, des ondulations basses de Taourira aux montagnes bleues des Beni-Haoua, la forêt de chênes-lièges moutonnait, sombre, marine, sous la caresse du vent.

Sur les dos arrondis des collines, dominant la houle verte d’en bas, c’était le maquis épais, la puissante brousse africaine. L’argent des lavandes et des absinthes amères dans le velours profond, presque noir, des lentisques nains, l’or pâle des jujubiers épineux sur le gris terne des oliviers sauvages, l’émeraude des myrtes dans le brun obscur des romarins, les éventails mordorés, tachés de rouille, des palmiers doum au milieu des chevelures grisonnantes de l’alfa… Et çà et là, des espaces nus, des lèpres crayeuses, coupées d’âpres falaises rouges, d’oueds desséchés, envahis de lauriers-roses, sur les galets blanchissant comme des ossements.

Sous l’ardente caresse du soleil, une senteur forte de vie et de fécondité montait de cette terre haletante de chaleur…

Au milieu d’une grande clairière, des gourbis, des baraques en troncs à peine équarris, des tentes blanches, une petite enceinte en terre : le camp des travaux publics, le détachement envoyé de l’atelier d’Orléansville aux chantiers de chêne-liège de Bissa.

Ils vivaient là, ragaillardis par le grand air, par le bon soleil déjà chaud du printemps qui effaçait leur pâleur morne de reclus. Des chants montaient de la forêt, aux heures de travail, même des éclats de rire… Et pourtant, les hommes à l’impassible visage de bronze, en veste bleue, ceinturés et coiffés d’écarlate qui circulaient alentour, inexorables, le fusil chargé sur l’épaule, et le revolver des chaouchs hargneux demeuraient une double menace perpétuelle.

 

*    *    *

 

Jean Hausser, la forte tête du détachement, avait encore treize ans à tirer. Un soir de fièvre tafiatique, à Bel-Abbès, légionnaire, il avait insulté et menacé le sergent de sa section… Grand, les muscles saillants sur sa robuste charpente, l’œil gris et vif sous la longue visière, Hausser était très fier des tatouages qui illustraient son corps : scènes de l’histoire de France, portraits de personnages illustres, inscriptions patriotiques.

Après s’être, selon son expression, fait bouillir le cuir pendant deux ans dans l’ardente plaine du Chélif, il avait été envoyé à Bissa. Malgré la déveine qui l’avait fait passer au tourniquet, il était donc quand même né sous une heureuse étoile. En effet, si on trimait toujours ferme, et si les chaouchs n’étaient pas devenus meilleurs, il y avait au moins de l’air et aussi, dans tous les cœurs, un espoir plus vivace d’évasion possible. Et puis, pour le détenu, tout changement, parfois même aggravant son sort, est une chance.

Hausser dédaignait ses camarades. Il n’avait trouvé, parmi eux, aucun qui fût digne de devenir son frangin.

Il trimait en silence, tout seul, et, tout seul aussi, il s’enivrait.

C’était décidé, cela, dès l’arrivée du détachement au chantier. Hausser avait tout calculé d’avance, tout pesé. Et, après, calme, sans hâte, il attendait l’occasion.

Elle vint. Un soir, le sergent l’envoya remplir des bidons à la source d’Aïn-Taïba, en dehors du camp. Un seul homme l’accompagnait, un bleu. Hausser causa au soldat, plaisanta. L’autre, tout jeune, naïf encore et indécis en son redoutable métier de geôlier en plein air, répondit, souriant. Hausser fit mine de se pencher sur le réservoir où coulait l’eau de la source.

— Tiens, dit-il, qu’est-ce qu’il y a là au fond. Le tirailleur se pencha à son tour… Il fut saisi à la gorge, terrassé, bâillonné avec un chiffon mouillé, préparé d’avance.

Ligoté avec sa propre ceinture, le soldat resta couché près de son fusil inutile. Hausser le fouilla, lui prenant monnaie et tabac, puis, il fila dans la forêt, changea de direction, gagnant la brousse ; il n’avait pas voulu faire son affaire au tirailleur. On ne savait jamais, on risquait d’être repris, et, alors, ça faisait une sale affaire.

Hausser, étendu dans la brousse, à quelques kilomètres du camp, attendait la tombée de la nuit : il avait son idée, qui le faisait sourire d’aise.

Quand il fut presque nuit, il descendit dans un oued, à l’orée de la chênaie. Il entassa des feuilles sèches de palmier-nain contre la broussaille résineuse. Il y mit le feu : comme cela, ça couverait longtemps, car le doum est comme de l’amadou, et il aurait le temps de s’éloigner. V’là de l’ouvrage pour les hirondelles de potence ! Plus souvent qu’y vont me courir après… ‘présent !

Et il s’en alla vers l’est, alerte et dispos, tandis que, derrière lui, une aube rouge montait, envahissant bientôt la moitié du ciel. Le vent fraîchissant roulait une houle de flammes sur la forêt et sur la brousse.

 

*    *    *

 

Après des jours de fringale, au fond des oueds, et des nuits de marche, Hausser, épuisé, arriva dans les environs de Cherchell.

Enfin, une lessive hasardeusement étendue sur une haie vive lui fournit une blouse, un pantalon, une chemise.

Une casquette hors d’usage ramassée sur un tas d’ordures compléta sa « tenue civile ». Quant aux vêtements de trave, il les jeta au fond d’un oued embroussaillé de ronces : ni vu, ni connu !

Alors, joyeux, Hausser gagna Cherchell : maintenant, il était libre, définitivement.

 

*    *    *

 

Pendant des mois, Hausser travailla chez des colons, en une quiétude parfaite. Il en arriva peu à peu à oublier presque ses treize années de bagne qui lui restaient à subir, et qui le guettaient à chaque instant. Barbu, redevenu fort et souple, se faisant appeler Pierre Godard, qui le reconnaîtrait ?

Hausser s’enhardit même jusqu’à accepter une place de charretier à Duperré… bien près, pourtant, d’Orléansville.

Et là, très vite, un de ces hasards bêtes et meurtriers, qui brisent tout à coup les vies, perdit Hausser.

C’était à l’époque du tapage et des beuveries, à l’occasion des élections municipales. Le patron de Hausser se présentait comme conseiller. Il paya à boire, largement.

Et Hausser, qui ne pouvait même pas voter, vivant sous un faux nom, se mêla aveuglement à ces choses, il but ; il se mêla à des groupes, il pérora… Le soir, dans l’ivresse plus ardente, il y eut une bagarre. Hausser, avec ses poings de géant, tapa, blessant du monde… Puis, comme une masse, ivre et à moitié assommé, on le porta à la geôle.

Le réveil fut sombre. Maintenant, s’il s’en tirait, ce serait bien par un miracle !

Devant le commissaire, Hausser voulut lutter jusqu’à la fin. Il s’appelait Godard, il avait perdu ses papiers, il était honorablement connu en ville… Oui, mais où avait-il fait son service militaire ? Il répondit, sans se troubler, qu’il avait été réformé ayant les poumons malades… Alors, une autre question vint, plus redoutable ; où avait-il passé son conseil de révision ? Hausser pâlit un peu. À Lorient…

C’était loin… Pourtant, il y avait le télégraphe, on pourrait savoir… Que faire ?

Depuis un instant, dans le jour gris et terne tamisé par les croisées sales, le commissaire feuilletait les vieux signalements des individus recherchés. Un silence lourd régnait dans la laideur pauvre du bureau de police. Dehors, un enfant arabe chantait.

Le commissaire releva la tête, considéra Hausser. Puis, tout à coup, il se tourna vers le planton.

— Défrusque-moi cet homme-là.

Et le commissaire sourit… C’était fini.

Alors, crânement, Hausser se déshabilla lui-même.

— Mon garçon, lui dit le commissaire, quand on a treize ans à tirer aux travaux et surtout quand on est ornementé dans votre style, on ne fait pas de politique… C’est malsain !

Hausser resta calme. Il se consolait, songeant qu’il avait quand même su s’évader et vivre en liberté pendant près d’un an. Et puis, on ne le renverrait plus à Orléansville : évasion avec violence sur le factionnaire, incendie, c’étaient les travaux forcés, cette fois.

Il se redressa, goguenard. — Ben quoi, m’sieu le commissaire ? Oui, c’est vrai, c’est moi que je suis Hausser. Et pis ? C’est y qu’y en a beaucoup, de comme moi ? P’ête ben que vous-même, que vous êtes galonné et tout, et que vous vous f… du public, à c’te heure, vous seriez pas fichu d’faire ce que j’ai fait. Pis, dites-le vous bien, si ç’avait pas été qu’on s’a soûlé, c’est pas encore vous, ben sûr, que vous m’auriez pigé !

— Taisez-vous ! Allez avec l’agent, qui vous mènera à la gendarmerie. En avant !

— C’est bon… c’est bon ! On y va. Comme c’est pour longtemps, pas b’soin d’se presser.

Isabelle EBERHARDT.

OBSCURITÉ[85]

I
LE MAGE

Pour arriver chez moi, il fallait monter des rues et des rues mauresques, tortueuses, coupées de couloirs sombres sous la forêt des porte-à-faux moisis.

Devant les boutiques inégales, on côtoyait des tas de légumes aux couleurs tendres, des mannes d’oranges éclatantes, de pâles citrons et de tomates sanglantes. On passait dans la senteur des guirlandes légères de fleurs d’oranger ou de jasmin d’Arabie lavé de rose avec, au bout, des petits bouquets de fleurs rouges.

Il y avait des cafés maures avec des pots de romarin et des poissons rouges flottant dans des bocaux ronds sous des lanternes en papier, des gargoulettes où trempaient des bottes de lentisque.

À côté, c’étaient des gargotes avec des salades humides et des olives luisantes, des étalages de confiseurs arabes avec des sucres d’orge et des pâtisseries poivrées, des fumeries de kif où on jouait du flageolet.

On frôlait des mauresques en pantalons lâches et en foulards gorge-de-pigeon ou vert Nil, des espagnoles avec des roses de papier piquées dans leurs crinières noires.

On pouvait acheter de tout, on entendait tous les langages, tous les cris de la vie méditerranéenne, bruyante, toute en dehors, mêlée aux réticences et aux chuchotements de la vie maure.

Enfin, au fond d’une impasse, par une porte branlante, on entrait dans un patio frais, plein d’une ombre séculaire.

Un escalier de faïence usée, une autre porte : on était sur ma terrasse, étroite, dallée en damier noir et blanc, qui dominait toutes les terrasses et toutes les cours d’Alger, dévalant doucement vers le miroir moiré du port, où les grands navires à l’ancre me parlaient de voyages lointains, en cette fin d’été sereine.

Ma chambre était petite, voûtée, peinte en bleu pâle, avec des niches dans les murailles.

Là, les bruits n’arrivaient qu’atténués, vagues, et rien n’indiquait le cours du temps, sauf les rayons obliques du soleil qui cheminaient, à travers les heures somnolentes, sur les murs anonymes d’en face.

Il faisait bon, dans ce vieux réduit barbaresque, rêver et s’alanguir en de longues inactions, dans le désir d’anéantissement lent, voluptueux, d’une âme lasse.

Le soir surtout, un silence de cloître pesait sur mon logis où personne ne venait et où on ne parlait jamais.

Pourtant, j’avais un voisin, sur une autre terrasse, en contre-bas.

Il finit par m’intriguer : il rentrait très tard, jamais avant onze heures. Au bout d’un instant, un murmure montait de sa chambre, une sorte de psalmodie basse, qui durait parfois jusqu’au jour.

Un soir de lune, comme le sommeil ne venait pas, j’allai m’accouder au vieux parapet moussu.

Alors, mon regard plongea dans la chambre de mon voisin, par la croisée ouverte : une chambre banale d’hôtel meublé, avec des meubles impersonnels et trébuchants et des poussières anciennes sur des tapisseries fanées.

Au milieu, un homme d’une cinquantaine d’années, un européen, était debout, le front ceint d’une bandelette blanche, avec, par-dessus une chemise empesée et une cravate, une sorte de long surplis noir. Sur la poitrine, il avait un grand zodiaque brodé en fils d’argent.

Devant l’homme, sur un trépied, dans un petit fourneau arabe en argile plein de braise, des épices et du benjoin se consumaient.

Dans la lueur incertaine d’un mince cierge de cire jaune, une fumée bleuâtre montait, toute droite légère.

À côté, un livre était ouvert sur un tabouret. L’homme le consultait parfois.

Puis il reprenait sa pose, les bras étendus au-dessus du brûle-parfum, psalmodiant des paroles hébraïques.

Peu à peu, son visage pâlit, ses yeux aux prunelles verdâtres s’élargirent et un tremblement le secoua tout entier.

Ses cheveux et sa barbe se hérissèrent, sa voix se fit saccadée et rauque.

Enfin il tomba sur le vieux divan dont les ressorts grincèrent, et il resta là longtemps, longtemps les yeux clos.

… La petite fumée bleue devint plus ténue, s’évanouit. Le cierge jaune coula, s’éteignit.

L’homme en extase, en proie aux rêves inconnus, demeura immobile et muet dans les ténèbres chaudes.

 

*    *    *

 

Le lendemain, je m’enquis de mon voisin. Je n’appris rien que de très banal : l’homme au zodiaque et aux incantations était d’origine allemande et exerçait la profession d’accordeur de piano.

C’est tout ce que j’ai jamais su de lui.

II
LE MOGHRÉBIN

Dans un quartier écarté de la Casbah, dans une impasse blanche et déserte, El Hadj Zoubir Et Tazi gîtait en une échoppe grande comme une armoire.

Une natte, un coussin en indienne à fleurs passées, une petite étagère chargée de vieux livres et de fioles, un coffre vert à coins de cuivre poli, un réchaud en terre, quelques humbles ustensiles de cuisine… c’était tout.

El Hadj Zoubir était vieux et bronzé, de constitution frêle, avec un fin profil d’oiseau, l’œil cave et expressif, sous d’épais sourcils grisonnants.

Il portait le costume de son pays, la djellaba de drap bleu et le petit turban blanc autour de la chéchiya rouge.

Calme, poli, accueillant, El Hadj Zoubir était à son ordinaire fort silencieux, avec des attitudes pensives et de longs regards scrutateurs.

Né dans la sombre Taza, capitale des Guébala pillards, il avait appris là-bas les sciences musulmanes et aussi un art qui se conserve depuis des siècles dans l’isolement farouche et l’obscurité marocaines : la sorcellerie.

À pied, avec des bandes de lettrés pillards et coupeurs de routes, il avait parcouru tout le Maroc, de Melilla au Tafilalet, de Tétouan à Figuig, d’Oudjda à Mogador. Puis, à travers l’Algérie, la Tunisie et la Tripolitaine, il était allé étudier dans une inaccessible zaouïya de la Cyrénaïque. Enfin, par l’Égypte où il avait écouté pieusement les docteurs d’Elazhar, il avait gagné La Mecque, d’où il était revenu par la Syrie et Stamboul.

Quand le marocain fut devenu mon ami, il aima me raconter, avec des images ingénieuses et des détails curieux, ces longues pérégrinations accomplies en mendiant au nom de Dieu, et qui avaient occupé trente années de sa vie.

Devant ses clients, gens de la ville, mauresques aux gestes dolents, arabes de l’intérieur, le Tazi prenait un air fermé et mystérieux.

On le consultait pour la bonne aventure, pour des amulettes, pour conjurer ou jeter des sorts.

Et, souvent, le Tazi forçait mon admiration.

— Tiens, disait-il au client, prends ce calam de roseau, invoque le nom de Dieu le Très-Haut, appuie la pointe contre ton cœur et formule en toi-même le souhait qui t’amène.

Pendant ce temps, le sorcier fixait son regard ardent sur celui du client. Après, il reprenait la plume et, sur une planchette d’écolier arabe, il traçait en carré des lettres et des chiffres correspondant au nom du client et de sa mère. Puis, rapidement, il se livrait à un calcul inconnu dont il inscrivait le résultat au bas du carré, de façon à rétrécir les lignes dont la dernière n’avait plus qu’une seule lettre.

Alors, avec une aisance et une sérénité parfaite, sans jamais se tromper, il disait le souhait qui avait été formulé en silence. Puis, il supputait les chances de succès.

Pourtant, quand le calcul magique révélait des éventualités trop noires, le Tazi les atténuait, les enveloppant de paroles d’encouragement et d’espoir.

Une fois, quand une mauresque sortit de l’échoppe, laissant une pièce blanche, le Tazi soupira.

— Voilà, Si Mahmoud, une femme qui est jeune et qui est belle. Elle vient me consulter sur l’issue de ses amours… Au lieu des étreintes rêvées, c’est le sang et le linceul qui l’attendent. La vie et la mort sont entre les mains de Dieu !

El Hadj Zoubir vivait ainsi seul, sans famille, sans autre logis que sa boutique et sans autre fortune que sa science millénaire.

Il était calme et serein, et ses jours s’écoulaient sans bruit et sans souci, comme un ruisseau de plaine, dans ce coin oublié d’Alger déchu.

 

*    *    *

 

Cette année, après une longue absence, je suis montée à l’impasse blanche. J’ai trouvé la boutique fermée. Un vieux marchand de kif du voisinage m’a appris qu’au mois de redjeb de l’an dernier, El Hadj Zoubir Et Tazi s’est éteint doucement, au milieu de ses grimoires et de ses fioles.

III
LA MAIN

Une réminiscence, vieille déjà de quatre années, du Souf âpre et flamboyant, de la terre fanatique et splendide que j’aimais et qui a failli me garder pour toujours, en quelqu’une de ses nécropoles sans clôtures et sans tristesse.

C’était la nuit, au nord d’El-Oued, sur la route de Béhima.

Nous rentrions, un spahi et moi, d’une course à une zaouïya lointaine, et nous gardions le silence.

Oh ! ces nuits de lune sur le désert de sable, ces nuits incomparables de splendeur et de mystère !

Le chaos des dunes, les tombeaux, la silhouette du grand minaret blanc de Sidi Salem, dominant la ville, tout s’estompait, se fondait, prenait des aspects vaporeux et irréels.

Le désert où coulaient des lueurs roses, des lueurs glauques, des lueurs bleues, des reflets argentés, se peuplait de fantômes.

Aucun contour net et précis, aucune forme distincte, dans le scintillement immense du sable.

Les dunes lointaines semblaient des vapeurs amoncelées à l’horizon et les plus proches s’évanouissaient dans la clarté infinie d’en haut.

Nous passions sur un sentier étroit, au-dessus d’une petite vallée grise, semée de pierres dressées : le cimetière de Sidi-Abdallah.

Dans le sable sec et mouvant, nos chevaux las avançaient sans bruit.

Tout à coup, nous vîmes une forme noire qui descendait l’autre versant de la vallée, se dirigeant vers le cimetière.

C’était une femme, et elle était vêtue de la mlahfa sombre des soufiat, en draperie hellénique.

Surpris, vaguement inquiets, nous nous arrêtâmes et nous la suivîmes des yeux. Deux palmes fraîches dressées sur un tertre indiquaient une sépulture toute récente. La femme dont la lune éclairait maintenant le visage ratatiné et ridé de vieille, s’agenouilla, après avoir enlevé les palmes.

Puis, elle creusa dans le sable avec ses mains, très vite, comme les bêtes fouisseuses du désert.

Elle mettait une sorte d’acharnement à cette besogne.

Le trou noir se rouvrait rapidement sur le sommeil et la putréfaction anonymes qu’il recelait.

Enfin, la femme se pencha sur la tombe béante. Quand elle se redressa, elle tenait une des mains du mort, coupée au poignet, une pauvre main roide et livide.

En hâte, la vieille remblaya le trou et replanta les palmes vertes. Puis, cachant la main dans sa mlahfa, elle reprit le chemin de la ville.

Alors, pâle, haletant, le spahi prit son fusil, l’arma, l’épaula.

Je l’arrêtai : — Pourquoi faire ? Est-ce que cela nous regarde ? Dieu est son juge !

— Oh, Seigneur, Seigneur, répétait le spahi épouvanté. Laisse-moi tuer l’ennemie de Dieu et de ses créatures !

— Dis-moi plutôt ce qu’elle peut bien vouloir faire de cette main !

— Ah, tu ne sais pas ! C’est une sorcière maudite. Avec la main du mort, elle va pétrir du pain. Puis elle le fera manger à quelque malheureux. Et celui qui a mangé du pain pétri avec une main de mort prise une nuit de vendredi par la pleine lune, son cœur se dessèche et meurt lentement. Il devient indifférent à tout et un rétrécissement de l’âme affreux s’empare de lui. Il dépérit et trépasse. Dieu nous préserve de ce maléfice !

Dans le rayonnement doux de la nuit, la vieille avait disparu, allant à son œuvre obscure. Nous reprîmes en silence le chemin de la ville aux mille coupoles, petites et rondes, que semblaient prolonger, d’un horizon à l’autre, les dos monstrueux de l’Erg, en une gigantesque cité translucide des Mille et Une Nuits, peuplée de génies et d’enchanteurs.

Isabelle EBERHARDT.

LE VAGABOND[86]

CONTE

Un matin, les pluies lugubres cessèrent et le soleil se leva dans un ciel pur, lavé des vapeurs ternes de l’hiver, d’un bleu profond.

Dans le jardin discret, le grand arbre de Judée tendit ses bras chargés de fleurs en porcelaine rose.

Vers la droite, la courbe voluptueuse des collines de Mustapha s’étendit et s’éloigna en des transparences infinies.

Il y eut des paillettes d’or sur les façades blanches des villas.

Au loin, les ailes pâles des barques napolitaines s’éployèrent sur la moire du golfe tranquille.

Des souffles de caresse passèrent dans l’air tiède. Les choses frissonnèrent. Alors l’illusion se réveilla dans le cœur du Vagabond.

Il s’isola, avec celle qu’il aimait, dans la petite maison laiteuse où les heures coulaient, insensibles, délicieusement alanguies, derrière le moucharabié de bois sculpté, derrière les rideaux aux teintes fanées.

En face, c’était le grand décor d’Alger qui les conviait à une agonie douce.

Pourquoi s’en aller, pourquoi chercher ailleurs le bonheur, puisque le Vagabond le trouvait là, inexprimable, au fond des prunelles changeantes de l’aimée, où il plongeait ses regards, longtemps, longtemps, jusqu’à ce que l’angoisse indicible de la volupté broyât leurs deux êtres ?

Pourquoi chercher l’espace, quand leur retraite étroite s’ouvrait sur l’horizon immense, quand ils sentaient l’univers se résumer en eux-mêmes ?

Tout ce qui n’était pas son amour s’écarta du Vagabond, recula en des lointains vagues.

Il renonça à son rêve de fière solitude. Il renia la joie des logis de hasard et la route amie, la maîtresse tyrannique, ivre de soleil, qui l’avait pris et qu’il avait adorée.

Le Vagabond au cœur ardent se laissa bercer, pendant des heures et des jours, au rythme du bonheur qui lui sembla éternel.

La vie et les choses lui parurent belles.

Il pensa aussi qu’il était devenu meilleur, car, la force trop brutalement saine de son corps brisée, et la trop orgueilleuse énergie de son vouloir alanguie, il était plus doux.

… Jadis, aux jours d’exil, dans l’écrasant ennui de la vie sédentaire à la ville, le cœur du Vagabond se serrait douloureusement au souvenir des fééries du soleil sur la plaine libre.

Maintenant, couché sur un lit tiède, dans un rayon de soleil qui entrait par la fenêtre ouverte, il pouvait évoquer tout bas, à l’oreille de l’aimée, les visions du pays de rêve, avec la seule mélancolie très douce qui est comme le parfum des choses mortes.

Le Vagabond ne regrettait plus rien. Il ne désirait que l’indéfinie durée de ce qui était.

 

*    *    *

 

La nuit chaude tomba sur les jardins. Un silence régna, où seul montait un soupir immense… soupir de la mer qui dormait, tout en bas, sous les étoiles… soupir de la terre en chaleur d’amour.

Comme des joyaux, des feux brillèrent sur la croupe molle des collines. D’autres s’égrenèrent en chapelets d’or le long de la côte ; d’autres s’allumèrent, comme des yeux incertains, dans le velours d’ombre des grands arbres.

Le Vagabond et son aimée sortirent sur la route, où personne ne passait. Ils se tenaient par la main et ils souriaient dans la nuit.

Ils ne parlèrent pas, car ils se comprenaient mieux en silence.

Lentement, ils remontèrent les pentes du Sahel, tandis que la lune tardive émergeait des bois d’eucalyptus, sur les premières ondulations basses de la Mitidja.

Ils s’assirent sur une pierre.

Une lueur bleue coula sur la campagne nocturne et des aigrettes d’argent tremblèrent sur les branches des arbres humides.

Longtemps, le Vagabond regarda la route, la route large et toute blanche qui s’en allait au loin.

C’était la route du Sud.

Dans l’âme soudain réveillée du Vagabond, un monde de souvenirs s’agitait.

Il ferma les yeux pour chasser ces visions. Il crispa sa main sur celle de l’aimée.

Mais, malgré lui, il rouvrit les yeux.

Son désir ancien de la vieille maîtresse tyrannique, qui s’enivrait de soleil, le reprenait. De nouveau, il était à elle, de toutes les fibres de son être.

Une dernière fois, en se levant, il jeta un long regard à la route : il s’était promis à elle.

… Ils rentrèrent dans l’ombre vivante de leur jardin et ils se couchèrent en silence sous un grand camphrier.

Au-dessus de leurs têtes, l’arbre de Judée étendit ses bras chargés de fleurs roses qui semblaient violettes, dans la nuit bleue.

Le Vagabond regarda son aimée, près de lui.

Elle n’était plus qu’une vision vaporeuse, inconsistante, qui allait se dissiper dans la clarté lunaire.

L’image de l’aimée était vague, à peine distincte, très lointaine. Alors, le Vagabond, qui l’aimait toujours, comprit qu’il allait partir à l’aube, et son cœur se serra.

Il prit l’une des grandes fleurs en chair du camphrier odorant et la baisa, pour y étouffer un sanglot.

 

*    *    *

 

Le grand soleil rouge s’était abîmé dans un océan de sang, derrière la ligne noire de l’horizon.

Très vite, le jour s’éteignit, et le désert de pierre se noya en des transparences froides.

En un coin de la plaine, quelques feux s’allumèrent.

Des nomades armés de fusils agitèrent leurs longues draperies blanches autour des flammes claires.

Un cheval entravé hennit.

Un homme accroupi à terre, la tête renversée, les yeux clos, comme en rêve, chanta une cantilène ancienne où le mot amour alternait avec le mot mort

Puis, tout se tut, dans l’immensité muette.

Près d’un feu à demi éteint, le Vagabond était couché, roulé dans son burnous.

La tête appuyée sur son bras replié, les membres las, il s’abandonnait à la douceur infinie de s’endormir seul, inconnu parmi des hommes simples et rudes, à même la terre, la bonne terre berceuse, en un coin de désert qui n’avait pas de nom et où il ne reviendrait jamais.

Aïn-Taga, avril 1904.

Isabelle EBERHARDT.

LE PARADIS DES EAUX[87]

CHRONIQUE

Des négresses au corps mince et souple dansaient, baignées de lueurs bleuâtres.

Dans leurs visages très noirs, l’émail de leurs dents brillait, en de singuliers sourires.

Elles drapaient leurs formes grêles en de longs voiles rouges, bleus ou jaune soufre, qui s’enroulaient et se déroulaient au rythme bizarre de la danse et flottaient au vent, devenant parfois diaphanes comme des vapeurs.

Leurs mains sombres agitaient les doubles castagnettes en fer des fêtes soudanaises.

Tantôt, les castagnettes battaient en une cadence sauvage, tantôt elles se heurtaient sans bruit.

… Mais les négresses se détachèrent peu à peu du sol et flottèrent en l’air.

Leurs corps s’allongèrent, se tordirent, se déformèrent, tourbillonnant comme les poussières du désert aux soirs de siroco.

Enfin, elles s’évanouirent dans l’ombre des poutres enfumées, sous le plafond…

 

*    *    *

 

Les yeux du vagabond s’ouvrirent péniblement.

Son regard erra sur les choses. Il cherchait les étranges créatures qui, quelques instants auparavant, dansaient devant lui.

Il les avait vues, il avait entendu leurs rires de gorge semblables à de sourds gloussements, il avait senti sur son front brûlant les souffles chauds que soulevaient leurs voiles.

Elles avaient disparu, laissant au vagabond le souvenir d’une angoisse inexprimable.

Où étaient-elles maintenant ?

L’esprit fatigué du vagabond cherchait à sortir des limbes où il flottait depuis des heures ou depuis des siècles, il ne savait plus.

Il me semblait revenir d’un abîme noir où vivaient des êtres, où flottaient des choses subissant des lois différentes de celles qui régissent le monde de la réalité…

Le cerveau surchauffé du vagabond s’efforçait douloureusement à chasser les visions troubles.

 

*    *    *

 

Un grand silence pesait sur la zaouïa accablée de sommeil.

C’était l’heure mortelle de midi, l’heure des mirages et des fièvres d’agonie.

La chaleur s’épaississait sur les terrasses en toub incandescente et sur les dunes qui scintillaient au loin.

On avait couché le vagabond malade sur une natte, dans un réduit donnant sur une terrasse haute.

La petite pièce s’ouvrait toute grande sur le ciel de plomb et sur le désert de pierre et de sable qui brûlait sous le soleil.

… Aux poutrelles de palmier du plafond, on avait suspendu une outre en peau de bouc.

L’eau s’égouttait lentement dans un grand plat de cuivre posé à terre.

Toutes les minutes, la goutte tombait, résonnant sur le métal, avec un bruit clair et régulier, d’une monotonie de tic-tac d’horloge d’hôpital ou de prison.

Ce bruit causait au vagabond une souffrance aiguë, comme si la goutte obstinée tombait sur son crâne en feu.

Accroupi auprès du malade, un esclave soudanais, aux joues ornées de profondes entailles, agitait en silence un chasse-mouches en crin teint au henné.

Le vagabond regardait l’esclave. Pendant des instants, longs comme des années, il imaginait la volupté qu’il éprouverait quand l’esclave aurait enlevé le plat, sur son ordre, et quand la goutte d’eau tomberait sur le sol battu, avec un bruit mat.

Mais le vagabond ne pouvait parler, et la goutte tombait toujours, inexorable, sonnant sur le cuivre poli.

 

*    *    *

 

Les poutrelles du plafond s’évanouirent.

Maintenant, c’étaient des palmes d’un bleu argenté qui se balançaient et bruissaient au-dessus de la tête du vagabond.

Autour des troncs fuselés des dattiers, sous les frondaisons arquées, des pampres très verts s’enroulaient, et des grenadiers en fleurs saignaient dans l’ombre.

Le vagabond était couché dans une séguia, sur de longues herbes aquatiques, molles et enveloppantes comme des chevelures de femmes.

Une eau fraîche et limpide coulait le long de son corps et il s’abandonnait voluptueusement à la caresse humide.

Un autre séguia coulait à portée de sa bouche. Parfois, sans faire un mouvement, il recevait l’eau glacée entre ses lèvres.

Il la sentait descendre dans mon gosier desséché, dans sa poitrine où s’éteignait, peu à peu, l’intolérable brûlure de la soif.

… L’eau ! L’eau bienfaisante, l’eau bénie des rêves délicieux !

… Le vagabond s’abandonnait aux visions nombreuses, aux extases lentes du Paradis des Eaux, où il y avait d’immenses étangs glauques sous des dattiers gracieux, où coulaient d’innombrables ruisseaux clairs, où des cascades légères ruisselaient des rochers couverts de mousses épaisses et où de toutes parts, des puits grinçaient, répandant alentour des trésors de vie et de fécondité…

Quelque part, très loin, une voix monta, une voix blanche qui glapissait dans le silence.

Elle venait des horizons inconnus, à travers les verdures et les ombrages éternels du Paradis des Eaux. La voix troubla le repos du vagabond.

De nouveau, ses yeux s’ouvrirent sur la petite chambre d’exil.

La voix s’affirma réelle, monta : l’homme des mosquées annonçait la prière du milieu du jour.

L’esclave dressa l’index noir de sa main droite et attesta tout haut l’unité de Dieu et la mission prophétique de Mohammed.

Puis il se leva, drapant son grand corps d’ébène dans ses voiles blancs.

Il pria. À chaque prosternation, sa koumia, son long poignard marocain à lame courte et à gaine de cuivre ciselé, heurta le sol.

Il disait : « Dieu est le plus grand », et il se prosternait, le front dans la poussière, le regard tourné vers la guébla.

Le vagabond suivait des yeux les gestes lents de l’esclave.

Quand il eut fini de prier, le soudanais reprit sa place près du malade et agita de nouveau le long chasse-mouches en crin.

 

*    *    *

 

Des vapeurs rousses montaient des terrasses qui se fendaient. Dans l’air immobile, lourd comme du métal en fusion, aucune brise ne passait, aucun souffle.

Les vêtements blancs du vagabond étaient trempés de sueur et il sentait un poids écrasant oppresser sa poitrine.

Une soif brûlante, une soif atroce que rien ne pouvait apaiser, le dévorait.

Ses membres étaient brisés et endoloris, et sa tête lourde roulait sur le sac qui lui servait d’oreiller.

L’esclave trempa un lambeau de mousseline dans un vase plein d’eau et en humecta le visage et la poitrine du vagabond. Puis, il lui versa dans la bouche quelques gouttes de thé tiède à la menthe poivrée.

Le vagabond soupira et étira ses membres las.

La voix du moueddhen s’était tue sur le ksar accablé de chaleur.

L’esprit du vagabond plana de nouveau dans les régions vagues peuplées d’apparitions étranges, et où coulaient les eaux bénies…

 

*    *    *

 

Le jour de feu s’éteignait dans le rayonnement rouge de la vallée et des collines.

Au delà des sebkhas de sel, les dattiers s’allumèrent comme de grands cierges noirs.

De nouveau, le moueddhen clamait son appel mélancolique.

Le vagabond était tout à fait éveillé maintenant.

Les yeux aux paupières meurtries et alourdies s’ouvraient avidement sur la splendeur du soir.

Soudain, une tristesse infinie descendit dans son cœur.

Des regrets enfantins l’envahirent.

Il était seul, seul dans le recoin de la terre marocaine et seul partout où il avait vécu, partout où il irait toujours.

Il n’avait pas de patrie, pas de foyer, pas de famille, ni même d’amis.

Il avait passé, comme un étranger et un intrus, n’éveillant que la réprobation et l’éloignement.

À cette heure, il souffrait, loin de tout secours, parmi les hommes qui assistent, impassibles, à la ruine de tout ce qui les entoure et qui se croisent les bras devant la mort et la maladie en disant : mektoub.

Sur aucun point de la terre, aucun être humain ne songeait à lui, ne souffrait de sa souffrance.

Le cœur du vagabond se serra affreusement et des larmes roulèrent dans ses yeux.

Puis, plus lucide, calmé, il méprisa sa faiblesse et sourit. S’il était seul, n’était-ce pas parce qu’il l’avait souhaité, aux heures conscientes où sa pensée s’élevait au-dessus des sentimentalités du cœur et de la chair également infirmes ?

Être seul, c’est être libre, et la liberté était le seul bonheur accessible à la nature du vagabond.

Alors, il se dit que sa solitude était un bien et une grande paix mélancolique et douce descendit dans son âme.

 

*    *    *

 

Un souffle chaud se leva vers l’ouest, un souffle de fièvre et d’angoisse.

La tête déjà lasse du vagabond retomba sur l’oreiller.

Son corps s’anéantissait en un engourdissement presque voluptueux. Ses membres devenaient légers, flous, comme s’ils avaient peu à peu cessé d’exister.

La nuit d’été, sombre et étoilée, tomba sur le désert. L’esprit du vagabond quitta son corps et s’envola pour toujours vers les jardins enchantés et les grands bassins bleuâtres du Paradis des Eaux.

Isabelle EBERHARDT.

Kenadsa, juin 1904.

JOIES NOIRES[88]

CHRONIQUE

Parfois des cris fusent des cantines du village : disputes ou chants de légionnaires en bordée.

… Ici, au « Village Nègre », les derniers bruits s’éteignent.

La pleine lune verse des flots de lumière bleue sur les maisons en toub grises, sur les rues vides et, tout près, sur la dune qui semble diaphane.

La porte d’un petit café maure est encore entr’ouverte et une raie de lumière rouge glisse sur le sable, jusqu’au mur d’en face.

Des sons tumultueux – des sons nègres de tam-tam et de chants monotones s’échappent de ce taudis blanchi à la chaux.

Nous entrons, le nègre Saadoûn et moi.

Il faut traverser la salle, grande comme une cellule, puis pénétrer dans la cour par un trou à peine praticable.

Au milieu des décombres, dans la clarté diffuse qui tombe d’en haut, un groupe de femmes s’agite.

Deux vieilles, accroupies dans l’ombre, battent tambourin et chantent, en leur idiome incompréhensible, une mélopée infiniment traînante, coupée d’une sorte de halètement sauvage, de râles rauques, saccadés.

Trois autres négresses dansent.

L’une d’elles est jeune et belle.

Son long corps souple se tord, ondoie et se renverse lentement, avec des frémissements factices, tandis que ses bras ronds, aux chairs dures, esquissent une étreinte passionnée.

Sa tête roule alors sur ses épaules et ses larges yeux roux se ferment à demi, tandis qu’un sourire langoureux entr’ouvre ses lèvres sur l’émail parfait de ses dents.

Des reflets argentés courent sur les cassures des plis raides de sa longue tunique de soie bleu de ciel qui flotte autour de ses épaules, comme de grandes ailes vaporeuses.

Les lourds bijoux d’argent sonnent en cadence.

Parfois, quand elle frappe les paumes de ses mains, ses bracelets s’entrechoquent avec un bruit de chaînes.

Les deux autres, fanées, avec des masques de momies, secouent des voiles rouge sang sur des corps pesants.

… En face, assis le long du mur, les hommes regardent cette danse des prostituées noires, qui, comme un rite rapporté de la patrie soudanaise, revient tous les mois à la pleine lune.

Quatre ou cinq nègres, dont deux soudanais de race pure, types de rare et décevante beauté nègre, aux traits fins, aux longs yeux roux, tout arabes. Leurs joues sont ornées de longues entailles au fer rouge et un anneau d’argent traverse le lobe de leur oreille droite.

Immobiles, impassibles, l’œil fasciné par les danses, ils regardent, sans un mot.

Les autres, kharatine et métis, rient, avec des attitudes et des grimaces simiesques.

… Un seul blanc parmi eux, un spahi, fine figure d’arabe des Hauts Plateaux : l’amant de la belle négresse.

Accoudé sur son burnous rouge plié, il regarde, lui aussi, en silence.

Un pli dur fronce ses sourcils arqués et les abaisse sur l’éclat de ses yeux noirs où passent les reflets changeants de ses émotions.

Tantôt, quand se pâme la négresse qui le regarde et lui sourit de temps en temps, tout le corps musclé du spahi s’étire… Tantôt, quand elle semble prêter un peu d’attention aux rires et aux plaisanteries des nègres, les mains nerveuses du nomade, qu’aucun travail n’a jamais déformées, se crispent convulsivement.

Et il ne nous voit pas même entrer. Il met toute son âme dans cette contemplation de la femme qui lui a fait oublier son foyer, ses enfants, ses amis, qui l’a pris et le retient là, dans son bouge en ruines.

… À côté, dans une petite chambre voûtée, dans une niche de la muraille nue et blanche, une bougie brûle.

Sur des nattes, sur des hardes bariolées, une dizaine de nègres sont à demi couchés.

Entre eux, sur un plateau en cuivre, des verres à thé et des petites pipes de kif.

Des loques blanches sur des corps noirs aux muscles saillants comme des cordes, des voiles de mousseline terreuse autour de faces prognathiques et lippues et, çà et là, le rouge écarlate d’une chéchiya…

Les deux soudanais qui étaient dans la cour nous ont suivis.

Ils s’assoient côte à côte, au fond de la pièce.

L’un prend un bendir, un tambourin arabe, et l’autre un chalumeau.

Alors, une des négresses apporte une cassolette en terre cuite avec, sur des charbons ardents, de la poudre de benjoin et de l’écorce de cannelle.

La petite fumée bleue monte sous la voûte et emplit bientôt le réduit où s’épaissit une lourde chaleur.

Les deux nègres commencent leur musique, lentement d’abord, comme paresseusement.

Puis peu à peu, ils s’excitent. Des gouttes de sueur perlent sur leur front, les prunelles sombres de leurs yeux se dilatent et leurs narines mêmes palpitent. Ils se renversent en arrière, roulant sur la natte, comme ivres.

L’homme au tambourin élève son instrument à bras tendus, au-dessus de sa tête, et frappe, frappe, par saccades sourdes, sans cesse accélérées, jusqu’à une cadence folle.

Le joueur de chalumeau, les yeux fermés, balance sa tête coiffée du haut turban à cordelettes des nomades arabes.

Les autres chantent, sans s’arrêter, comme sans respirer, et c’est le chant haletant, le terrible chant qui, tout à l’heure, soulevait d’une ardeur sauvage la chair en moiteur des négresses.

Les pipes de kif circulent.

Peu à peu, avec le thé à la menthe poivrée, avec les fumées odorantes, les senteurs nègres, la musique et l’étouffement de la pièce, un souffle de démence semble effleurer les fronts ruisselants des nègres.

Des sursauts convulsifs les secouent tout entiers.

Tout à coup, le beau soudanais qui jouait du tambourin semble pris de fureur. Il lance de toutes ses forces le bendir sur les trois petites cornes du brûle-parfums.

La peau mince se crève.

Alors, des rires s’élèvent. Avec une sorte de rage, les nègres déchirent l’instrument.

… Et le chalumeau pleure, pleure à l’infini, sur un air d’une déchirante tristesse.

Je sors, la tête en feu.

Dans la cour, les femmes ont allumé un feu de palmes sèches, qui illumine d’une clarté brutale leurs contorsions lascives.

Accoudé sur son burnous rouge, le spahi contemple sa maîtresse plus ondoyante et plus excitée, à mesure que l’heure s’avance. Il n’a pas bougé, et le pli dur de ses sourcils s’est accentué.

De ce taudis noir s’exhale une sensualité violente, exaspérée jusqu’à la folie et qui finit par devenir profondément troublante.

… Dehors, tout se tait, tout rêve et tout repose, dans la clarté froide de la lune.

Il fait bon s’en aller au galop, sous la brise fraîche de la mi-nuit, sur la route déserte, fuir la griserie sombre de cette terrible orgie noire…

Isabelle EBERHARDT.

Aïn-Sefra, septembre 1904.

SUD-ORANAIS

Impressions

I[89]

C’est le grand repos du retour, l’arrêt subit des impressions qui, depuis trois mois, se succédaient, tyranniques, en un torrent débordé.

Je me souviens :

Ce fut d’abord l’arrivée dans le Sud-Oranais ; le lent petit train traversant les plaines grises, que le matin limpide d’automne teinte en rose et lilas.

À l’horizon, des lointains de montagnes à peine distinctes, diaphanes.

Quelques gares, hautes petites bastilles crénelées, aux lourdes portes de fer, esseulées dans le grand vide : Naâma, Mékalis.

Puis, c’est Aïn-Sefra, double décor de village français aux pâles verdures telliennes, peupliers d’argent, platanes débiles, jaunis, et de ksour en toub grise, aux rues inégales et désertes.

Au pied des montagnes très hautes et très bleues, les crêtes dentelées des dunes fauves, les ondulations molles du sable roux et l’envahissement de l’alfa houleuse.

Ici, c’est l’ombre de la guerre, les troupes plus nombreuses, plus bruyantes, sous la morne somnolence des garnisons de paix routinière.

Goumiers, nomades des Hauts-Plateaux montés sur de petits chevaux maigres, tout en muscles, mokhazni en longs burnous noirs brodés de rouge sur la poitrine, la ceinture hérissée de cartouches, tirailleurs bleus, spahis tout rouges et légionnaires, gens du nord blonds sous la grande capote, c’est un va-et-vient, des arrivées et des départs.

Les buvettes et des cafés maures sont pleins d’un joyeux tapage. Ici, l’on chante les couplets grivois des chansons à deux sous, ou les sentimentalités des romances allemandes, et, à côté, la vieille « raïta » africaine pleure et hurle ses tristesses sauvages, accompagnant les mélopées lentes, coupées de longs cris désolés.

Dominant la ville, la grande redoute, avec ses bâtiments roses, et l’hôpital militaire où sont encore les survivants d’El-Moungar.

Quatre ou cinq légionnaires, avec des pansements de linge très blanc, errent sous les longues galeries voûtées, dans le désœuvrement de leur convalescence.

Les soldats

Deux ou trois Français, parmi ces étrangers : rudes figures bronzées et sourires naïfs. Un peu fiers d’être « interviewés », un mot qu’on leur a appris, cela les intimide pourtant ; ils finissent par m’adresser à leur chef, le caporal Zolli. Celui-ci s’exprime en un français correct, presque élégant.

Il raconte l’attaque, la halte imprudente, sans aucune précaution, la petite vallée fatale d’El-Moungar, l’insouciance du malheureux capitaine Vauchez qui disait en riant qu’il irait au Tafilalet, en bras de chemise, et cela quelques heures avant sa mort. Le caporal, dans son récit, sait faire renaître les affres de cette journée de lutte acharnée, loin de tout secours. Il est très modeste et n’exagère pas l’importance du rôle qu’il a joué, avouant que sa blessure à la main droite l’a empêché, presque dès le début, de faire le coup de fer.

Parfois, ses hommes, plus frustes, risquent un mot, quelque souvenir naïf et poignant, ou quelque plaisanterie sur leur propre infortune. « On avait rudement soif, ce soir-là », dit l’un d’eux qui ne semble pas se souvenir d’autre chose ; puis le caporal évoque d’autres souvenirs d’une guerre qu’il a vue, celle de Macédoine. Il s’arrange pour être toujours où l’on se bat.

ISABELLE EBERHARD.

II[90]

Dans une autre salle, au rez-de-chaussée, parmi des tirailleurs, un grand mokhazni, bronzé, musclé, sec, figure énergique et régulière de sémite nomade. Mouley Idriss fut blessé à la jambe quelques jours avant El-Moungar, par un djich. Très primitif, très naïf, Mouley Idriss est cependant intéressant, car il exprime l’opinion générale de nos indigènes du Sud-Ouest sur la situation actuelle. Pour lui, il n’est question ni de guerre contre le Maroc, ni de guerre sainte. La région a toujours été un bled-el-baroud (pays de la poudre) et les tribus de la vague frontière se sont toujours razziées mutuellement.

D’ailleurs, Mouley Idriss, comme tous nos indigènes, désigne les djicheurs d’un mot bien caractéristique : el-khian, les voleurs, les bandits. Et c’est bien là l’expression du sentiment général de la masse indigène dans le Sud-Ouest Oranais. Cela explique comment tous nos auxiliaires musulmans, mokhaznis, goumiers, cavaliers-courriers, sokhars, etc., dont la plupart sont recrutés parmi les nomades de la région, n’éprouvent aucune répugnance à combattre leurs coreligionnaires dissidents.

Mouley Idriss considère les opérations militaires actuelles comme des harkas, contre-harkas, et répression des djiouch, tout simplement.

Au fond ne désire-t-il pas bien sincèrement que cet état de choses change, car il est nomade, et n’a pas les mêmes raisons que les ksouriens agriculteurs de désirer la paix ; la vie de poudre et d’aventures n’est pas incompatible avec les mœurs pastorales, comme elle l’est incontestablement avec toute tentative agricole.

Mouley Idriss appartient au makhzen de l’agha de Tiout Sidi Mouley, descendant de la grande famille maraboutique de Sidi Ahmed ben Youssef de Miliana, la plus puissante et la plus vénérée dans toute la région, ainsi que la plus inébranlablement dévouée à la cause française.

Fausse alerte

Huit heures, le soir, grande oppression sur Aïn-Sefra, dans l’obscurcissement des boutiques qui se ferment peureusement, des cafés qui se barricadent comme aux grands soirs de soûlerie épique, « quand la Légion donne ». Pas de passants civils, un silence lourd, presque une impression de ville assiégée.

Les boutiquiers, les mercantis, comme les appellent les Arabes, se rassemblent dans les salles closes, autour du champ vert déserté des billards. Ils prennent des airs graves. Ce sont des doléances et l’éternelle exagération des choses, le grossissement par la peur : on trouve la garnison ridiculement insuffisante, on parle de voie ferrée coupée, de fil télégraphique détruit, de grande harka s’assemblant du côté de Suissifa… On évalue la distance séparant la ville de la redoute, salut, refuge souhaité.

Presque de la panique en somme, ce soir de mon arrivée. Et tout cela, parce qu’une patrouille du makhzen a été attaquée à une vingtaine de kilomètres d’ici, à Téniet-Merbakh, qu’un mokhazni a été tué et qu’on a signalé le passage d’un djich près de la gare de Mékalis, au nord d’Aïn-Sefra…

Tout se passe très bien pourtant, et les heures lentes de la nuit s’écoulent sans la moindre alerte, sans l’écho du moindre coup de feu… Les fantômes, évoqués la veille, se dissipent avec le jour et la vie reprend, toute de petit négoce âpre.

Oued-Dermel

Hadjerath-Mguil, une gare, donjon isolé, une redoute en toub, dominant quelques masures branlantes, tout au pied des derniers contreforts des Beni-Smir rougeâtres. Un oued envahi d’alfa et de lauriers-roses défleuris, quelques palmiers dans le lit sec… Au bord, près de la redoute, deux petites tombes : l’une, vieille déjà de trois ans, l’autre, toute récente, où achèvent de se décolorer quelques pauvres couronnes : celle du brigadier Marschall, tué tout dernièrement à Chaabeth-Hamra, dans les Beni-Smir, à la poursuite d’un djich.

Elles ont un air d’abandon et de tristesse infinie, ces deux sépultures de soldats, avec leurs croix esseulées, comme dépaysées dans le grand décor du désert.

Derrière la redoute, halte avec Taïeb Rzaïni, mon guide de hasard, recruté à la gare. Nous entrons sous une tente nomade en loques, dans un fouillis de chiffons, de sacs, de coffres.

Une femme, flétrie, la peau tannée par le soleil, drapée de haillons rouges, nous accueille et nous offre le thé, avec force plaisanteries risquées et des taquineries à l’adresse de Taïeb qui sort des spahis et s’en va au makhzen de Taghit : Hassouna, fille du Djebel-Amour, ancienne aventure de Taïeb à Duveyrier, actuellement plus au moins mariée avec un portefaix de la gare, Tidjani Ould Maammar de Bou-Semghoun… Ce Tidjani loqueteux, en défroque européenne de trabadjar, est l’un des héros obscurs de l’affaire Marschall : quand le berger qui gardait les moutons enlevés par le djich vint apporter la nouvelle du vol à la redoute, Tidjani alla emprunter un fusil au juif de l’endroit et, pour son seul plaisir, partit à pied, avec les mokhaznis d’Oued-Dermel, à la poursuite du djich, et assista à la rencontre où le brigadier de spahis fut tué.

Tidjani va chercher sa mule boiteuse, pendant que l’hétaïre assagie nous accable de questions, sur le mode affectueux cependant. Elle vit là, où la poudre parle presque tous les jours, avec la plus étonnante insouciance… Elle rit en parlant des djiouch terrés tout près, dans la brousse et les gorges des Beni-Smir… Parfois, elle a quelques mots de regret pour le lointain Djebel-Amour natal.

Apparition étrange que cette fille de peine vieillie, dans ce dans ce décor et en ces jours troublés…

ISABELLE EBERHARD.

III[91]

Nous partons, montant tour à tour la mule de Tidjani. Celui-ci nous fait un long discours pour excuser sa bête de mettre tant de temps à franchir les six kilomètres qui nous séparent de Mogtaâ Oued-Dermel, où nous allons. Sans l’écouter, l’insouciant Taïeb chante les belles Amouriat tatouées, les longues chevauchées sur les pistes arides et la guerre d’escarmouches.

Je regarde les lignes du paysage s’élargir, devenir plus harmonieuses, au sortir du chaos de roches déchiquetées et d’arêtes aiguës que traverse le chemin de fer, depuis Aïn-Sefra. La muraille des Beni-Smir s’éloigne vers l’Ouest et la vallée s’ouvre. Sable roux, à peine ondulé, avec des chevelues grises de drinn, plus triste et plus coriace encore que l’alfa des Hauts-Plateaux. À la surface du sol, un vent récent a laissé de menues plissures, vagues légères qui donnent un aspect marin au site désert.

Au pied du piton arrondi du Djebel-Tefchétéla, le douar du makhzen : une vingtaine de tentes basses, noires et brunes, comme tapies peureusement.

Les Mokhaznis, recrutés un peu partout dans la région, sont venus camper là, avec femmes et enfants, pour surveiller la voie ferrée et les montagnes alentour où les djiouch, sont nombreux.

Leurs maigres petits chevaux, attachés près des tentes, mâchent mélancoliquement des brassées de drinn. Quelques chèvres noires folâtrent sur les toits ; des chiens hérissés, féroces, nous accueillent… Un grand air de tristesse et de solitude sur ce campement de Mercenaires en longs burnous noirs.

Le cheikh Abderrahman Ould Ramdane, encore jeune, nous reçoit, reconnaît Taïeb. Et les braves Mokhaznis nous font fête, nous gorgeant de thé marocain à la menthe poivrée et de dattes, avec de la galette noire et du beurre.

Ce sont eux qui ont donné la chasse aux derniers djiouch, qui ont assisté à la mort de Marschall. Ils me content les continuelles alertes au milieu desquelles ils vivent, et les ruses des pillards, qui tirent toujours de loin et sans se montrer. « Ce sont des chacals toujours à l’affût de quelques moutons ou d’un cheval à enlever », disent-ils.

Ici, encore, aucune impression de guerre, dans le sens propre de ce mot, c’est-à-dire de lutte de nation à nation, ou de religion à religion : du pillage et sa répression, voilà tout.

Les Mokhaznis sont des gens très simples et très primitifs, des bergers et des chameliers qui continuent leur existence rudimentaire sous le burnous du beylik français, sans presque la modifier. Taïeb les caractérise par ce mot un peu dédaigneux, et bien spahi : « Ils ne sont pas dégourdis. »

Cependant, quittant l’ombre étouffante de la tente où, derrière des tentures de laine rouge, des chuchotements et des frôlements de femmes intriguent mon compagnon, nous allons nous coucher à demi sur un tertre de sable au-dessus de l’oued qui, pour les Mokhaznis représente l’inexistante frontière du Maroc.

Autour de nous, cinq ou six minces profils de nomades aux traits sobres et durs, d’une belle pureté de lignes.

Un grand silence pèse sur ce pays perdu, sur ce douar et sur notre petit groupe.

Le soleil descend vers les crêtes dorées de la montagne, et des lueurs roses effleurent le sable, allumant des aigrettes de feu sur les touffes de drinn.

Un grand arabe en loques surgit, aborde les Mokhaznis, leur parle à voix basse.

Alors cheikh Abderrahmane se lève.

— Allons-nous en, dit-il. Et vous autres, rabattez tout de suite toutes les bêtes sur le douar : il y a un djich d’Ouled Abdallah dissidents, à deux kilomètres d’ici.

Un djich ! Cela ne me semble d’abord pas bien sérieux. D’ailleurs, peut-être le djich ne s’approchera-t-il pas de Mogtaâ.

Pourtant, les Mokhaznis s’en vont paresseusement, en maugréant un peu, rassembler leurs bêtes.

Huit heures. La lune n’est pas encore levée, et nous sommes accoudés sur les tapis, dans la tente où règne une obscurité complète : Abderrahmane nous a à peine laissé le temps d’avaler un peu de couscous d’orge et quelques dattes, arrosant le tout d’une dizaine de petits verres de thé. Il a fait éteindre toutes les lumières ; il a placé des sentinelles couchées aux quatre coins du douar.

Les Mokhaznis ont ouvert la tente où nous sommes et ils ont apportés leurs fusils qu’ils chargent avec soin et qu’ils gardent en main, couchés à plat ventre, scrutant l’ombre de leurs yeux de lynx.

Alors commence une longue veillée. Les Mokhaznis croient que le douar sera attaqué cette nuit. On parle à voix basse, on se cache pour fumer malgré la défense du cheikh.

Le silence est lourd, avec, à côté, dans le gynécée, une chanson étouffée et monotone de femme qui berce son petit.

Tout à coup les chiens commencent à grogner sourdement. Leur agitation va, croissante, puis ils bondissent avec des aboiements furieux. Ils courent au-dessus de nos têtes, sur les tentes. C’est un vacarme assourdissant.

— Tu entends, Si Mahmoud, me dit Taïeb : les chiens aboient dans toutes les directions. Ce sont eux. Ils nous entourent à cette heure.

La sensation que j’éprouve n’est certes pas de la peur, mais toute cette mise en scène et ce vacarme dans la nuit, avec des gens qui nous en veulent, qui sont là et qu’on ne voit pas, tout cela produit sur moi une bizarre impression de rêve un peu trouble.

Cela dure pendant près de deux heures, ces hurlements de chiens et cette attente.

Taïeb a sommeil et il bougonne : « Qu’ils nous attaquent ou qu’ils s’en aillent ! Qu’est-ce qu’ils font là, dans l’obscurité, ces fils de chiens ! »

Un Mokhazni le plaisante : « Va donc leur dire de s’en aller, pour nous laisser dormir. Tu nous rendras service ! »

Mais les chiens continuent à aboyer, et le djich ne donne toujours pas signe de vie.

Puis, peu à peu, une accalmie se fait, nous sommeillons. Au milieu de la nuit, nouveaux aboiements de chiens au-dessus de nos têtes. De nouveau, on veille, on attend. Rien. Le silence retombe sur le douar, plus lourd. Nous dormons.

 

*    *    *

 

C’est l’aube, l’heure radieuse entre toutes au désert. Je m’éveille au murmure grave des Mokhaznis qui prient dans la lumière mauve du jour limpide.

Nous sortons. Abderrahmane nous donne des chevaux, pour retourner à Hadjerath où je vais reprendre le train, et continuer ma route vers le sud.

Autour du douar, à deux cents mètres à peine, les Mokhaznis relèvent de nombreuses traces toutes fraîches.

Les djicheurs n’étaient sans doute pas en nombre, et ils n’ont pas osé attaquer le douar, qu’ils savaient averti, puisqu’aucune bête ne pâturait au dehors…

Et nous repartons, nous remontons vers les roches déchiquetées et noires de Hadjerath-M’ghil.

ISABELLE EBERHARDT.

IV[92]

Bourgade morte

Djenien-bou-Rezg, une grande redoute claire, quelques dattiers grêles, quelques masures essaimées dans la plaine ardente… Puis, cela passe comme une vision de rêve.

Maintenant, c’est Duveyrier, la Zoubia des Arabes, dans un cirque de roches fauves, de roches noires.

Naguère, Duveyrier était la station terminus du chemin de fer, et le village, tout neuf, tout européen, s’était cru de l’importance. Les maisons basses, passées à la chaux grise, se multipliaient, les buvettes et les cantines, amas de planches et de plaques de fer blanc à peines clouées, s’ouvraient pour les beuveries et les chants de la Légion. Une duègne hardie amena même là quelques vagues hétaïres, désertant les bouges de Saïda et d’Oran.

Les théories de chameaux venaient s’agenouiller dans les rues de sable, pour s’en aller ravitailler les postes éloignés du Sud.

Duveyrier fut la source du fleuve d’abondance coulant vers les lointains plus arides.

Une apparente prospérité régna pendant quelques mois. Des gens commencèrent à s’enrichir, épaves d’un peu partout, attirés par la liberté d’un trafic facile, trouble même parfois.

Lors de certaines transactions, on murmurait tout bas le nom qui emplit depuis des années les échos du Sud-Oranais, le vieux nom presque légendaire, qui sonne plus étrangement là-bas où il est une réalité : Bou-Amama.

Puis, un jour, la petite voie obstinée, les deux rails de fer qui s’en vont, luisants et esseulés, à travers le bled, dépassa Duveyrier pour aller s’arrêter en face de Figuig fascinatrice.

Une autre ville surgit du jour au lendemain : hâtive comme les herbes du désert, après la première pluie d’automne. Et la vie éphémère de Duveyrier fut vite absorbée par « Béni Ounif-de-Figuig. »

Aujourd’hui, dans la lumière blonde du matin, c’est une singulière impression d’abandon prématuré et de tristesse que produit Duveyrier, au passage du train lent : maisons aux murs tout neufs, mais sans toitures, avec les orbites noires de leurs portes et de leurs fenêtres béantes… Les mercantis ont emporté tout ce qu’ils ont pu, poutres, planches, croisées, dans leur exode précipité… Les buvettes closes ou éventrées tombent déjà en ruines et s’ensablent.

Il semble qu’une calamité, incendie ou inondation, s’est abattue sur cette bourgade née d’hier et l’a rendue au silence éternel du désert alentour.

Seule, la petite garnison donne encore un air de vie et de gaîté, piquant ça et là, le long des rues mornes, le coquelicot écarlate d’un burnous de spahis ou le bleuet pâle d’une tenue de tirailleur.

… À la gare, beaucoup de gens qui viennent, distraction unique, voir passer le train.

À Duveyrier, c’est aussi le premier reflet des mois troublés qui viennent de s’écouler : c’est avec étonnement que je vois une escouade de tirailleurs en armes monter avec nous. Ils accompagnent le train jusqu’à Béni-Ounif de crainte d’une attaque.

Encore une fois, comme à Aïn-Sefra, comme à Hadjerath-M’ghil, aucune impression de danger réel, dans le grand calme et le sourire du jour limpide.

Beni-Ounif

La Zousfana : un petit pont de fer peint en gris, très laid et très dépaysé dans le décor d’alfa et de lauriers roses. L’oued, peu profond, garde cependant une eau trouble et rougeâtre qui coule lentement sur les galets blancs, avec, au milieu, un mince filet pur et limpide, quelque source voisine. La Zousfana ne se dessèche jamais et ses bords verdoient, autour du petit bordj et des masures qui servent de station. L’air est humide et chaud avec une buée blanche qui traîne à l’horizon.

Puis, voilà la grande plaine de Djenan-ed-Dar, vers la gauche, un horizon rouge, net, avec, très loin, le Djebel Sidi-Moumen, terrasse absolument carrée, géométrique, qui se dresse vers le Sud-Ouest.

Et à droite, ce sont le col et la palmeraie de Ta’la, au pied des montagnes hautes et dentelées qui enserrent Figuig. En même temps, nous entrons dans l’immense pulvérulence de la vallée de Beni-Ounif, fermée par des collines arides, rougeâtres, stratifiées, et s’ouvrant largement vers l’Ouest.

De Figuig nous ne voyons toujours que la palmeraie. Sur un fond neutre, chaud, le mouchetage innombrable des dattiers : une peau de panthère étendue au soleil.

… Beni-Ounif-village, des maisons grises, des échafaudages, des tas de sable et de toub rouge, des tas de madriers et de planches d’un jaune pâle. La haute tour fauve des Entrepôts Francs domine le village vers la gauche : à l’Ouest, un entablement de rochers. Puis la petite gare, avec la mélancolie des rails s’arrêtant brusquement, devant l’immense avenir.

Vers la droite, la redoute, basse, toute blanche, délabrée.

Et au delà, en face de la puissante coulée verte du col de Zenaga, aux lignes sobres et nettes d’un violet profond, encadrant l’envahissement des palmiers c’est, sur une pente douce, le vieux ksar de Beni-Ounif, amas charmant de ruines en or pâle, en chamois ardent dans le velours sombre de la palmeraie.

Ça et là, quelques ruelles encore debout, habitées, couvertes comme presque toutes les rues ksouriennes, en poutrelles de palmiers : avenues obscures et fraîches avec des bancs de terre ménagés dans l’épaisseur des murailles où se tiennent les palabres des djemaâ berbères. Puis, brusquement, des trouées de soleil, de lumière, coupant les ombres bleues, les ombres fauves des passages couverts.

Ailleurs, parmi des décombres, des maisons éventrées, montrant des restes d’humbles ménages arabes, poteries brisées, traces de fumée noire sur les parois claires.

La vie se retire lentement du vieux ksar, pour passer au village voisin, utilitaire, bruyant et laid.

Vers l’Est, le ksar descend vers le fond de l’oued desséché, aux berges perpendiculaires et déchiquetées.

Là, c’est le règne humide des jardins dont les murailles en toub préservent le mystère et l’ombre, des étranges feggaghir, sources souterraines captées et dirigées par des corridors praticables, sous les jardins et les habitations.

Plus haut, vers l’Ouest, une large brèche au milieu des décombres. Un sentier de chèvres la traverse, menant à la muraille extérieure, presque intacte en cet endroit et très haute. Sa crête commence à s’effriter lentement, en fines dentelures.

Une petite porte, méfiante, étroite, si basse qu’il faut se ployer en deux pour la franchir, pour aboutir dans le cimetière sans clôture et sans tristesse, où l’ombre de la mort disparaît dans la stérilité alentour. Au-delà du cimetière, entre quelques touffes de longs dattiers frêles, la koubba de Sidi Slimane Bou Semakha, le sanctuaire encore inviolé des khouans de Bou-Amama… Toute blanche, toute laiteuse, la koubba se profile sur le fond savoureux du Djebel-Mélias bleu sombre.

Les heures s’écoulent, et le lambeau de ciel que la petite porte du Ksar découpe sur l’ocre mat du rempart, change, depuis le mauve irisé des matins au bleu incandescent et terne des midis et au rouge carminé, au pourpre doré des mogh’rebs… Alors, la petite porte semble s’ouvrir sur une fournaise dont le reflet ardent glisse jusqu’au fond des ruines.

Et pourtant, au Ksar comme au village, comme dans la plaine, l’éternelle poussière calcaire, qui ternit et embrume les choses, qui voltige, innombrable, dans l’air embrasé des jours de schehili, de sirocco.

ISABELLE EBERHARDT.

V[93]

Sensations de voyage

Les passants sont rares dans les ruelles du Ksar. Parfois, un fellah poussant devant lui un petit âne de djerid, palmes fraîchement coupées, qui passent le long des murailles avec un frôlement métallique. L’homme marche, l’œil vague, le bâton sur l’épaule, tenu d’un geste hiératique comme on en voit aux figures des bas-reliefs égyptiens. Il chante doucement une mélopée berbère, échange quelques salam distraits… Une vieille passe, courbée sous une outre pesante… Assis sur les bancs en toub, les Zoua ou les autochtones noirs, les kharatine, discutent lentement, se grisant d’ombre et d’immobilité longue.

Les Zoua, arabes berbérisés, drapent en d’épaisses laines blanches des corps chétifs : l’afflux de sang ksourien a abâtardi leur race, et ils n’ont plus rien de la belle prestance et de la robustesse souple des nomades. Ils parlent entre eux l’arabe et font bande à part, très fiers de leurs origines maraboutiques : Ils se disent tous descendants de Sidi Slimane bou Semoukha et parents de Bou Amama.

Les Zoua restés au ksar après l’exode de nombreux des leurs vers Figuig ou au delà, vivent de leurs jardins et aussi de la ziara fructueuse de Sidi Slimane qu’ils se partagent.

Leur chef spirituel est le portier du marabout, un certain Ben Cheikh, homme d’une quarantaine d’années, pauvrement vêtu, de manières douces et insinuantes… Pourtant, son masque émacié et bronzé aux yeux fuyants dénote une astuce et une volonté peu communes.

Les kharatine, grands, aux membres grêles, la face allongée et osseuse, ressemblent à leurs congénères de l’Ouad Rsir’, dans le sud Constantinois.

Ils parlent comme les ksouriens, le chel’ha, idiome berbère qui se rapproche un peu de la zenatia du M’zab. Quelques-uns, venus du Touat ou de plus loin encore, parlent le kouri, autre idiome berbère que les ksouriens de la région figuiguienne n’entendent point.

Les Kharatine, depuis l’occupation, sont devenus la majorité au ksar de Beni-Ounif et c’est l’un d’entre eux, Bou Sehta, qui a été nommé caïd, au grand mécontentement des Zoua : les ksouriens blancs et à plus forte raison les Zoua, chorfa ou nobles, méprisent profondément les Kharatine, naguère encore leurs esclaves. Ils ne les admettaient pas plus que les Juifs dans leurs djemaâ délibératives, seul organe de leur organisation républicaine rudimentaire.

Bou Sehta est d’ailleurs d’un effet plutôt comique. Grand, avec de longs bras, d’allures gauches, sans dignité d’allures, le caïd de Beni-Ounif, ne revêt son beau burnous écarlate et n’essaye de se donner des airs de gravité que les jours de fête, pour se présenter devant les hakkam français.

Les Zoua se moquent ostensiblement du caïd Bou-Sehta et l’appellent « El Khartani » ou « El-Abd » (le nègre, l’esclave). Bou Schta, débonnaire, avec son large rire et ses gestes simiesques, fait semblant de ne s’apercevoir de rien et se contente de la soumission de ses Kharatine, gardant au fond le respect et la crainte des marabouts de Sidi Slimane.

… Dans la tristesse recueillie et le silence de nécropole du Ksar, ce sont les enfants qui jettent la seule note gaie et vivante. Les tout petits surtout sont impitoyables, noirs pour la plupart et nus sous des chemises trop courtes. Au sommet de leur crâne rasé, une longue mèche de cheveux crépus et laineux, entremêlés de petits coquillages blancs ou d’amulettes.

Ils ont déjà appris à mendier des sous, quand passent des européens. Alors, ils sautent, ils trépignent, ils s’acharnent avec des grâces et des drôleries de chats naissants. Puis, ils se battent férocement pour les sourdis de cuivre qu’on leur jette, ils se roulent et se mordent dans la poussière soulevée en nuage blond. La meneuse, c’est petite Fathma.

Elle peut avoir onze ans. Son corps impubère d’une souplesse féline, disparaît sous des loques de laine vert sombre, retenues sur sa frêle poitrine d’enfant par une agrafe superbe, en argent repoussé, ornée de corail très rouge. Son visage rond, aux joues veloutées, d’une chaude couleur de bronze, est à la fois effronté et doux, avec des yeux de caresse et des lèvres déjà charnues, au sourire provocant et voluptueux. De race berbère blanche, petite Fathma sera très belle et très impudique, dans peu d’années…

Suivie par sa cour turbulente de bambins aux chairs d’ambre ou d’ébène, elle galope à travers les mines, égrenant son rire limpide, aux échos morts. Elle apparaît tout à coup penchée sur une terrasse défoncée, perchée sur un pan de muraille brûlante. Elle implore, elle minaude, elle sourit.

Puis l’offrande reçue, je l’ai vue prendre câlinement la main donatrice entre ses menottes menues et dire, avec un sérieux troublant : « Je t’aime beaucoup, Sidi ! ». Et si on lui répond qu’elle fait cela pour avoir plus de sous, elle fait une moue chagrine et proteste, avec un hochement de tête grondeur : — Non, non, ce n’est pas pour ça ! Je t’aime… comme ça… pour Dieu ! » Ce qui signifie en arabe, que son amour est désintéressé.

Étrange petite créature, qui est comme l’âme charmante, mais décevante et fugitive, des décombres rousses !…

Visite à la Koubba de Sidi Slimane bou Semakha, un matin très chaud et très clair d’octobre… Une impression intense de recul subit vers les siècles abolis de foi et d’immobilité.

Une sage politique, pour ne pas blesser les susceptibilités locales et surtout voisines, a respecté jusqu’à présent l’inviolabilité du sanctuaire : aucun chrétien n’y a jamais pénétré.

Les officiers français, lors de l’occupation, se sont contentés de recevoir la soumission des Ksouriens dans le corridor extérieur de la Koubba.

C’est avec Ben Cheikh que je vais au makam du grand saint du Sud Ouest.

Après le corridor dallé, nous tournons à droite et nous quittons nos chaussures. C’est le makam, le tombeau au milieu d’une petite salle toute blanche, mystérieusement éclairée par en haut. Le tombeau est en bois, en forme de pyramide, recouverte de draperies de soie rouge et verte.

Comme tout en ce lieu, ces vieilles étoffes de jadis ont un grand charme de vétusté, avec leurs couleurs fanées, adoucies dans la pénombre bleuâtre. Une grille en bois ouvré, si vieux qu’il s’effrite sous l’ongle, entoure le makam.

Une fantaisie bizarre a placé là une très haute et très antique horloge d’Europe, dont la boîte en bois est peinturlurée de fleurs naïves en cinabre, en indigo et en or.

Par quel hasard imprévu, après quelles vicissitudes singulières cette horloge est-elle venue échouer là, en plein désert, aux portes de Figuig ! Épave sans doute de quelque pillage lointain sur les côtes d’Andalousie, passée en ex-voto après une longue pérégrination à travers tout le Maroc…

Le mouvement est arrêté depuis longtemps et ne trouble plus le silence pieux. De petits cierges de cire vierge et des cassolettes de benjoin alourdissent l’air sous la coupole surbaissée…

Un très vieux mokaddem, tout courbé sous ses voiles de laine immaculée, reçoit la ziara, nous accompagnant de quelques bénédictions murmurées d’une voix éteinte… Nous sortons et la grande lumière d’or nous éblouit, dans la plaine nue semée de petites pierres grises dressées : des tombes et des tombes, innombrables.

 

*    *    *

 

Vers le Sud et le Sud-Ouest du village, une haute colline rocheuse ferme l’horizon.

Au pied de cette muraille ocreuse, un coin charmant. Au fond du lit desséché de l’oued, un groupe de dattiers et de lauriers-roses, autour d’un puits.

On y fait des briques de toub, et on a éventré la colline, où la carrière ouvre comme des plaies roses avec des coulées de sanguine. Des ouvriers marocains en loques européennes et en turban bas travaillent en chantant sous les ordres d’un vieil Espagnol tanné, basané, au fruste visage ensauvagé par une barbe inculte de gnome…

Puis, vers l’Ouest de Ben-Zireg et de Béchar, plus rien, la plaine nue, la hamada dallée de pierre noire, coupée de petites arêtes aiguës. Vers la droite, les hautes montagnes aux teintes changeantes, et la petite palmeraie de Mélia, tapie à l’entrée d’un défilé profond : encore un repaire de djiouch et un lieu peu sûr, dit-on, et qui a l’air bien tranquille et bien désert vu de loin, en face du grand décor morne et splendide de la plaine et des collines.

De ce côté, les caprices de la lumière faussent la perspective des choses, rapprochent ou éloignent singulièrement les ondulations du terrain. Un matin, une longue théorie de chameaux qui pâturaient au pied des collines, très loin, me semblèrent tout à coup grandir, se déformer, devenir géants… Puis, peu à peu, comme le soleil tournait, ils redevinrent tout petits, à peine visibles dans la brume incandescente.

VI[94]

Les Camps

Puis, en haut, sur le plateau de la redoute, les clairons égrènent les notes traînantes de mélancolie et d’apaisement : l’extinction des feux… Peu à peu les feux s’éteignent, les ombres s’épaississent sur les corps las qui se roulent dans les loques et s’étendent sur la terre, le fusil sous la tête, à portée de la main.

Tout à coup, un jour, tout s’ébranle, tout est rechargé sur les chameaux qui geignent ; tout est reficelé, emporté au loin. Les chevaux, les chameaux, les hommes, tout disparaît dans un tourbillon de poussière et la brise du lendemain disperse les cendres des foyers et les ordures accumulées…

Dimanche

Dimanche soir. Le ciel est couvert. Le siroco souffle son haleine chaude, sa brûlante et mortelle caresse sur la moiteur des corps énervés.

Le tapage et les cris commencent, dans les cafés maures et dans les cantines aux noms sonores : Au Retour de Taagda, à l’Étoile du Sud, à la Mère du Soldat

La Légion y porte l’ivresse obstinée et terrible du Nord. Les portes ouvertes versent des flots de lumières roses dans les rues de sable et d’ombre.

C’est un entassement inimaginable de capotes sombres vers les comptoirs branlants.

Et l’absinthe coule, et le siroco souffle. On commence à s’échauffer, et c’est maintenant la Babel des chants, des lourds patois germaniques, des gazouillements italiens, des rauques syllabes heurtées des dialectes espagnols. Tout le monde parle, et personne n’écoute.

Puis, tout à coup, sans raison, ce sont des effusions drôles en apparences, tristes pourtant, car elles sont un essai d’épanchement très humain, des accolades de gens ivres, qui finissent toujours par des injures et des coups, par du sang parfois.

Dehors, la patrouille, légionnaires ou tirailleurs, le fusil sur l’épaule, circule gravement, attendant les chutes et les rixes.

… À la Mère du Soldat, un petit Allemand, pâle, joue de l’accordéon et d’autres dansent… Ils s’excitent et ils suent, ils commencent à se déshabiller, à jeter au hasard leurs vêtements. Puis, ils renversent les bancs, ils cassent et chavirent tout… Alors, la patronne, ancienne cantinière, survient, mince cavale efflanquée et déhanchée, au mufle osseux et blême, avec des crins jaunes sur un crâne pointu. D’une poigne de fer, jurant plus fort que les troupiers, elle expulse les plus turbulents…

À l’Étoile du Sud, c’est un groupe d’officiers qui, eux, n’osent pas se soûler et rouler à l’oubli en public, et que pourtant l’ennui et le cafard tenaillent… Ils s’engouffrent là, pour boire, pendant des heures, lentement, en écoutant une Espagnole vieillie, au dur masque sanguin, roucouler une romance sentimentale, la Paloma.

Dans les cafés maures, c’est la vague bleue des tirailleurs, avec la floraison des chéchias rouges et des écroulements écarlates de burnous de spahis. On joue aux cartes, avec des éclats de voix et des fusées de rires formidables… On chante.

À demi couché sur l’épaule d’un grand tirailleur bronzé, au fin visage impassible, un mokhazni tout jeune, peut-être un peu ivre, souffle de toutes ses forces dans une rh’aïta dont la plainte endiablée perce et domine tout le tapage. Un tirailleur se lève, emprunte deux foulards de coton rouge à grands ramages naïfs, jaune canari, et danse, au milieu des rires, la danse des Ouled-Naïl, les filles de son pays, imitant leurs déhanchements lascifs et le frisson artificiel de leur chair.

Puis, par besoin de crisper leurs mains avides sur de la chair vivante, les soldats, grisés de fumée et de thé marocain, luttent et se roulent furieusement sur les nattes, sur les bancs, avec de grands cris.

— Neuf heures… Les ivrognes jonchent le sable des rues. Les cris et les chants vont se taire, et seules, montent dans l’ombre et la chaleur, le râle et la plainte furieuse, toute la rage, tout le rut inassouvi des mâles qui appellent, en vain, les étreintes et les caresses de la femme, depuis des mois.

ISABELLE EBERHARDT.

VII[95]

Djenan-ed Dar

Il est, dans le décor pétrifié de Beni-Ounif, des soirs lourds, des soirs funèbres où le sirocco sème des cendres ternes sur les choses, où le spleen du Sud, le noir cafard envahit les âmes et les replie sur elles-mêmes en une angoisse sombre.

Pas de calme et d’anéantissement voluptueux de l’être, dans ce paysage de tourmente géologique, aux lignes dures et heurtées, aux couleurs éteintes.

Et c’était, ces soirs-là, vers Djenan-ed-Dar, petite poignée de poussière humaine, essai timide de vie perdu dans le vide et la stérilité de la plaine immense, libre, tranquille, que je fuyais, pour y chercher les aspects connus et aimés du désert berceur.

La chaîne basse du Gara s’avance et finit en un promontoire arrondi, tout rose, éventré de larges plaies blanches : des carrières béantes.

Et là, au tournant, brusquement, tout change. C’est l’espace sans bornes, aux lignes douces, imprécises, ne s’imposant pas au regard et fuyant, attirantes, vers des inconnus de lumière.

Une monotonie harmonieuse des choses, un sol ardent et rouge, un horizon de feu changeant.

Seule végétation d’aspect minéral elle-même, le bossellement innombrable, argenté, des choux-fleurs, l’étrange plante de la hamada de pierre : une agglomération serrée, ronde, de petites étoiles dures et aiguës, tenant au sol par une seule faible tige ligneuse.

Et rien d’autre, pas même une touffe d’alfa, pas même un triste jujubier sauvage, à l’infini.

Vers l’Est, la vague muraille bleutée des montagnes et les dentelures fauves des dunes de la Zousfana, mouchetées du noir des dattiers disséminés…

Au Sud-Ouest, vers la droite, plus rien, l’horizon qui flambe, vide et superbe… Très loin, à peine distincte, la silhouette rectiligne et puissante du Djebel-Sidi-Moumène qui s’éteint dans le rayonnement morne du ciel.

… Djenan, une citadelle grise, sévère, toute seule sur une ondulation basse de la plaine : la nouvelle redoute.

Vers la droite, c’est le terrain de campement où des cités éphémères, des essaims de tentes blanches fleurissent et se succèdent, en un presque continuel renouvellement.

Tirailleurs, légionnaires viennent camper là, en attendant de se disperser dans les lointains postes du Sud… De petites vies provisoires s’y ébauchent, de petites habitudes s’y prennent.

Puis, le lendemain, tout est fini, balayé, et, très vite oublié.

Plus loin encore, dans un bas-fond un peu fertile, quelques bouquets de dattiers aux troncs multiples, très hauts et très sveltes, qui abritent les masures en planches du cercle. Un coin de fraîcheur et d’oubli, où les exilés coulent les heures lentes, devant les absinthes nostalgiques…

Encore un champ nu et pierreux, puis les murailles basses, lézardées, croulantes, de la vieille redoute où gîtent encore des légionnaires et des spahis.

À droite, ce qui servait jadis de bureau arabe, quand Djenan-ed-Dar était le centre de la région : quatre ou cinq petites masures en pisé et en planches dans une cour s’ouvrant sur la plaine.

Derrière la vieille redoute, une ébauche de rue, deux rangées de cahutes branlantes, cantines, boutiques, café maure, commençant et finissant aussitôt sur le vide du bled désert…

Et c’est tout… Bien peu de chose, à côté de Beni-Ounif déjà prospère, en pleine vie et en pleine fièvre de mouvement.

Et pourtant, Djenan a plus de caractère et plus d’originalité. C’est bien le hameau militaire, né des besoins de la guerre et qui disparaîtra avec elle.

Et puis, à Djenan, on commence à éprouver cette sensation d’éloignement, d’isolement dans l’immobilité des choses, que la présence du chemin de fer efface à Beni-Ounif, embryon d’une Biskra nouvelle, plus aride et plus âpre.

Ici, comme à Beni-Ounif, quelques mercantis espagnols ou juifs se disputent les maigres sous des mercenaires arabes ou étrangers. Au fond de leurs maisons, moitié baraques, moitié gourbis, faites d’un fouillis de vieux matériaux ayant déjà servi ailleurs, en d’autres cités provisoires, les pionniers de la civilisation versent des alcools âcres, des drogues terribles à tous ceux que terrasse le cafard.

… Et, assise devant une masure noire, une maigre Espagnole, sans âge, au petit museau irrégulier, à la dure crinière noire, attend, avec une passivité lasse, les soldats que les soirs de chaleur et de malaise, les soirs de rut sauvage, précipitent vers elle.

Devant sa porte aussitôt close, ce sont des querelles violentes, parfois des batailles, surtout quand les mauvaises têtes de la Légion se heurtent à celles des tirailleurs. Tous crient brutalement leur désir, sans honte, et cette pauvre loque d’apparence encore femelle, prend à leurs yeux une grâce, un attrait, presque une beauté, dans leur détresse.

ISABELLE EBERHARDT.

VIII[96]

Djenan-ed Dar (suite)

… À l’heure crépusculaire, l’ivresse montait, dans Djenan, et l’alcool roulait sa folie et ses chants à travers les cantines.

Je me réfugiais derrière le café maure, sur un vieux banc boiteux qu’étayait un bidon à pétrole. Là, plus rien, une petite vallée stérile, une longue dune basse et, derrière, l’incendie illimité du jour finissant.

De la salle enfumée, des mélopées arabes, des plaintes lentes de djouak, des stridences de rh’aïta se dissipaient dans le silence.

Une fois, je trouvai sur mon banc un légionnaire rêveur, tout seul. Figure germanique et blonde sous le fort hâle du Sud, regard réfléchi, presque triste.

Au bout d’un instant, la conversation s’engagea, par petites phrases d’abord. Je craignais l’entretien banal tant de fois renouvelé et aussi, je devais chercher mes mots, en mon allemand à moitié oublié.

Pour répondre à son étonnement d’entendre un arabe lui parler, tant bien que mal, la langue de chez lui, je contai une histoire de collège quelconque.

Alors, il évoqua des réminiscences lointaines, faisant passer, avec un certain art inconscient, toute une épopée de vie gâchée, de trimardage à travers le monde, qui me le rendit sympathique. Né à Düsseldorf, étudiant en droit, il avait été pris, à vingt ans, par un invincible besoin de voyages et d’aventures. Il s’était engagé et avait combattu en Chine sous les ordres du général de Waldersee. Puis, libéré, il avait été successivement matelot, garçon d’hôtel et drogman à Alger, puis trappiste à Staouéli… Là encore, il n’avait pu se fixer et il était venu échouer à la Légion, sans trop savoir comment.

Ce fut tout. Son histoire contée, le légionnaire se tut, retombant à son silence nostalgique.

Puis, dans la nuit à peine bleutée de lueur stellaire, l’appel claironna ses notes impérieuses et brèves.

Le légionnaire s’enfuit en courant.

Et, depuis lors, cet errant devint mon compagnon préféré, quand je cédais à l’attrait sans cesse croissant de Djenan-ed-Dar.

Un soir, comme il bourrait lentement sa longue pipe d’écume, Fremdling se plaignait : — Le malheur ici, c’est qu’on ne trouve rien à lire… Jamais même un journal ! On s’abrutit, à vivre ainsi comme des bêtes. Il ferait bon, à cette heure, lire ici ensemble, en prenant le café.

Il eut comme une hésitation.

— J’ai bien un livre… Mais voilà, toi, tu n’es pas chrétien, et tu ne voudras sans doute pas…

Je lui parlai de la proche parenté de l’Islam et du vieux judaïsme, de leur même farouche monothéisme. Alors, tout joyeux, il courut à la vieille redoute, dans sa fruste chambrée de toub croulante.

Quand il revint, il déplia pieusement un très ancien foulard de cachemire jaune.

La reliure de marocain noir de sa Bible s’illustrait d’une croix couchée obliquement sur une aube d’or, un large soleil se levant sur un vague horizon obscur.

Des noms allemands et des dates déjà anciennes rappelaient des souvenirs de jadis, écrits en belles lettres gothiques, sur la garde jaunie du livre. Entre les feuillets minces, usés, des fleurs naïves pâlissaient, pensées, églantines, violettes mortes, tombant en poussière, cueillies sur des prairies lointaines.

— C’est la Bible que le pasteur de chez nous a remise à ma mère le jour de son mariage. C’est tout ce que j’ai gardé d’elle, et de la chère maison, là-bas…

Un instant, la voix du légionnaire parut trembler un peu.

Puis, ouvrant le livre sur les lamentations et les prophéties de destruction du grand Isaïe, il lut gravement, psalmodiant presque.

… Sur le désert vide, plongé en des transparences roses, le soir s’allumait.

D’un horizon à l’autre, une houle de flamme pourpre roulait à travers le ciel vert et or.

La voix lente du soldat scandait les versets, et sa langue septentrionale sonnait étrangement, à cette heure et dans ce décor…

Le petit livre noir, talisman touchant rapporté des brumes du Nord où des siècles d’exil en avait faussé et pâli la splendeur, redevenait peu à peu le vrai livre d’Israël, conçu sur la terre semblable, aussi aride, de l’antique Judée resplendissante.

Et, dans le dernier rayonnement rouge du soir, sur la dune basse, des armées et des tribus blanches passèrent, et des silhouettes de prophètes, aux yeux âpres et ardents, s’agitèrent…

Puis, le légionnaire referma son livre. Le soir s’éteignit sur le désert violet où s’étaient dissipées les visions de la Bible.

ISABELLE EBERHARDT.

IX[97]

Chez les Marabouts

Dans le ksar de Beni-Ounif, le soir.

Une chambre fruste en très vieille toub grise, sorte d’antre aux parois irrégulières et caduques, au plafond bas en tiges de palmes noircies et gondolées…

Une nudité vétuste de cellule. Rien qui marque le cours du temps, dans ce décor d’immobilité et d’insouciance musulmanes, chez ces gens qui assistent, placides, indifférents, à la décrépitude des choses, qui ne relèvent jamais les ruines.

Collé sur le sol raboteux, un mince cierge de cire jaune éclaire à peine ce lieu. Le vent du soir pénètre par les crevasses de la muraille, et la flamme rouge vacille, promenant de grandes ombres noires sur les murs ternes. Les trous de ténèbres s’enfoncent au fond de la salle, où s’accumulent des choses informes, indistinctes.

Une petite ouverture carrée s’ouvre dans le mur, presque à fleur de terre, sur le sommeil des palmeraies, sur le rouge mourant du ciel, sur l’immense silence de la plaine.

Nous sommes à demi couchés en cercle, sur une natte usée, sur un vieux tapis en loques. Au milieu, sur un plateau d’étain, des petits verres aux couleurs tendres, bleus, roses, verts, historiés de naïves fleurs d’or, une théière en métal, un demi pain de sucre, tout le vieil attirail du thé de l’hospitalité marocaine, parfumé à la menthe poivrée, doux, lourd, grisant : le breuvage des causeries lentes, à voix basse, coupées de rêve.

Accroupi contre l’un des rudes piliers de terre, Ben-Aïssa, le marabout conteur d’histoires, pâle, d’une souriante laideur dans ses voiles de laine terreuse, prépare gravement le thé, les coudes aux genoux, les bras musclés et nus, seuls en mouvement dans la nonchalance lasse de son corps.

Ma tête repose sur mes burnous pliés. Je regarde l’hôte, le meilleur d’entre les sombres khouans de Bou Amama, le plus simple et le moins astucieux, sorte de derouïch accueillant et rieur… À côté de lui, étendu mollement, en une pose d’une grâce féline, mon compagnon occasionnel de route, l’ex spahi Taïeb Rzaïni, drapé dans son mince burnous de laine immaculée, neuve, aux longs plis moelleux. Un large sourire à dents très blanches éclaire le bronze obscur de ce visage bédouin, sec, linéaire, et l’ombre des grands yeux durs.

La lueur douteuse du cierge cisèle étrangement le mince profil d’oiseau de proie du grand mokhazni Abd el Hakem, son corps anguleux et robuste disparaissant sous la lourdeur molle de son burnous bleu : un silencieux celui-là, très fruste et tout dépaysé dans ce service du beylik français où l’appât de la solde l’a jeté.

Derrière eux, quelques immobiles silhouettes figuiguiennes, draperies blanches, faces de cire. Tout au fond, un masque simiesque, tout noir, presque effrayant : le khartani Tahar, demi-frère de Ben Aïssa.

Tous se taisent, écoutant attentivement l’hôte qui parle de sa singulière voix rapide et saccadée, modulée parfois en plainte ou en caresse enfantines.

Il nous raconte des anecdotes de jadis, des légendes, où défilent les saints de l’Islam et leurs miracles, les hauts faits des ancêtres, toute la vie âpre et violente des nomades du Sud, et les mystères, les intrigues, la ruse et le sang de la vie ksourienne.

— Tu as vu, Si Mahmoud, la pierre qui est là, dehors, contre le mur de ma maison ? Cette pierre a son histoire. Jadis, du vivant de notre saint maître Sidi Abdelkader Mohammed, que Dieu nous fasse profiter de ses vertus ! des querelles terribles éclataient sans cesse entre les différents ksours de Figuig, pour l’eau des séguia et des feggaguir. Chaque ksar, chaque fraction voulait capter toute l’eau et vouer à la sécheresse et à la mort les jardins des voisins. Longtemps, Sidi Abdelkader exhorta les ksouriens à agir avec équité, à partager en frères l’eau que le Dispensateur de tous les biens leur donnait en abondance. Longtemps, il leur parla, et sa parole avait la douceur et le parfum ambré du miel sauvage. Mais les impies sont sourds, et l’œil des entêtés ne s’ouvre pas même au soleil éblouissant. Le sang coulait toujours et les mains fratricides prenaient plus souvent le sabre que la pioche.

Un jour, après un grand carnage entre les Hammamine, le saint homme de Dieu se lassa. Il arriva à la limite de la colère, et maudit les impies, en ces termes : « Soyez maudits, ksours qui renfermez l’impiété, qui abritez la cruauté et la discorde ! Soyez maudits, vous, et votre terre, et jusqu’aux pierres de vos montagnes ! »

Alors, trois pierres maraboutes se détachèrent du sol natal et fuirent la malédiction du saint. L’une d’elle se réfugia dans la koubba pure de Sidi Slimane bou Semakha, où on la voit encore. La seconde est demeurée sur le chemin des croyants, pour les instruire et les exhorter à la mansuétude… C’est celle près de laquelle nos ancêtres ont bâti cette maison, qui est très vieille. Et la troisième…

— Sidi Ben Aïssa, combien d’années a-t-elle, ta demeure ?

Ben Aïssa esquisse un grand geste évasif.

— Dieu seul le sait, car lui seul saurait compter les années qui se succèdent, semblables, sur les générations qui passent !

… Depuis un instant, Taïeb est très occupé à préparer du kif ; sur un plat à couscouss en bois d’Ouezzan renversé, avec son djénoui, le long poignard tranchant des Sahariens, il coupe menu les branches et les feuilles desséchées du chanvre indien. Puis, il frotte les morceaux entre ses deux mains, les réduit en poussière et les mélange de tabac maure.

Une très petite pipe en fer, sur un long tuyau de roseau de la Zousfana circule de l’un à l’autre.

Peu à peu tout se tait. Un lourd silence plane sur la vieille maison croulante, sur la salle emplie d’ombre et de fumée bleue.

L’heure est tardive, et le petit cierge se fond et s’éteint. Nous nous endormons en une douce quiétude, en un rêve doux, qui flotte dans le vague, affranchi du joug pesant de l’espace et du temps.

Ô volupté des logis de hasard où, insouciant, seul, ignoré, oublié de tous, on s’endort !… Ombre amie des ports provisoires, des haltes lentes sur la route ensoleillée du vagabond libre ! Douceur infinie des rêves quintessenciés, dans les abîmes de silence et d’immobilité, aux pays d’Islam !

ISABELLE EBERHARDT.

X[98]

Mériéma

Un ciel bas, opaque, incandescent, un terne soleil sans rayons, qui brûle pourtant. Sur la poussière qui couvre tout, sur les façades blanches ou gris pâle des maisons basses, au village, une réverbération morne, aveuglante, qui semble sortir d’un brasier intérieur.

Sur les crêtes anguleuses des collines arides, des flammes sombres semblent courir et des fumées rousses s’amassent derrière les montagnes de Figuig.

Bien ne brille, rien ne reluit, rien ne vit, dans ce flamboiement et cette chaleur immobile.

Parfois pourtant, une haleine de sécheresse, un souffle chaud vient on ne sait de quelle lointaine fournaise, pour soulever brusquement de petits tourbillons de poussière qui fuient, rapides, vers l’Est, et se dissipent dans la grande plaine calcinée…

À la gare, entre les wagons noirs, surchauffés, et les palissades de bois, des êtres attendent, européens accablés, arabes aux gestes lents. Des chevaux et des mulets, résignés, le col tendu vers la terre, la tête pendante et l’œil injecté de sang.

Et, sur tout cela, un indicible silence, qu’on sent, et qui pèse… Ce n’est ni du repos, ni de la volupté, ce silence : c’est de l’alanguissement morbide et de l’angoisse.

Ce fut là ma première impression de Beni-Ounif, un midi de sirocco, au commencement d’octobre.

Pas de guide, nulle vision étrangère des choses, nulle oiseuse explication qui vint s’imposer à mon esprit, tandis que, pour la première fois, j’errais seule dans ce coin de pays nouveau.

À la sortie du village, vers l’Ouest, un pan de muraille en construction, d’un gris ardent de métal en fusion.

Plus loin, au delà des rails bleus finissant dans une tranchée rouge, rien, la plaine semée de pierres noires, la poussière, une nudité chaude, infinie.

Tout au pied du mur, un mince filet d’ombre fauve, transparente, sans fraîcheur.

Là, je vis Mériéma, accroupie devant un amas de vieille ferraille et de débris de toutes sortes.

Un corps nu, déjeté, déchu, des mamelles lamentables, vides, pendantes, une chair affaissée, noire, souillée de poussière.

Une tête crépue et rase de garçon, un visage maigre, ridé, une bouche large et épaisse s’ouvrant sur des fortes dents jaunes, et des yeux à fleur de tête, de pauvres yeux troublants de bête malade.

Un masque tristement simiesque de souffrance, de crainte et d’égarement.

Elle dodelinait étrangement de la tête, en fouillant de ses longues mains osseuses son tas de chiffons et de balayures.

Et elle parlait sans s’arrêter un seul instant, à la cantonade, en une incompréhensible langue aux consonances barbares. Quelquefois, quand on lui parlait arabe, son murmure continu montait en une sorte de lamentation irritée.

Je lui tendis la main. Elle m’étira successivement les doigts, avec toujours son verbiage : peut-être une incantation, et des grimaces de cauchemar.

Mériéma, servante dans une famille musulmane de Méchéria, était mariée. Elle avait un fils, Mahmoud. Pieuse, calme, elle jouissait parmi les femmes d’une réputation de bon sens et de vertu, presque de sainteté. Dans cette vie effacée, qui eût dû s’écouler sans secousses, comme une eau introublée, la mort du petit Mahmoud jeta le désarroi. Très vite, l’intelligence de la négresse s’éteignit pour toujours.

Elle cessa de parler arabe, revenant à l’idiome de ses ancêtres noirs, cantonnés en des solitudes lointaines, bien au-delà du Touat.

Puis, Mériéma s’enfuit, seule et nue, sur les routes, vers le Sud, vivant de la charité des croyants, qu’elle ne sollicite même pas.

Elle était venue se fixer à Beni-Ounif qu’elle semblait préférer, puisqu’elle y revenait toujours. Plusieurs fois on l’avait menée au ksar d’Oudar’ir où des musulmans pieux voulurent la garder. Mais toujours elle s’enfuyait, déchirait les vêtements qu’on lui donnait et revenait en sa nudité pitoyable dans les rues de Beni-Ounif, gîtant sous des tas de planches, ou à la belle étoile, en plein village.

Pourtant là, elle était tourmentée par les enfants qui se moquaient d’elle et la poursuivaient à coups de pierres… Et, les soirs de grande soûlerie, les légionnaires et les tirailleurs sevrés d’amour, en leur rut sauvage, oubliaient la laideur de Mériéma, dédaignaient ses plaintes et ses cris.

 

*    *    *

 

Un matin d’opale, le sirocco s’est assoupi sur la plaine où, pendant des jours pesants, il a semé des cendres rousses.

À l’aube, un vent léger, venu du Nord, a secoué la poussière des palmeraies qui reverdissent dans la vallée, autour du ksar d’ocre.

En des transparences vertes, le jour se lève.

Les tirailleurs passent, s’en allant vers le lit de l’oued où quelques dattiers et des lauriers-roses mettent un sourire de vie au bord des grandes carrières de toub sanguine.

En tenue de toile blanche, avec leurs instruments de cuivre où le soleil levant allume des étincelles d’or et l’attirail plus sévère de leur nouba, les tirailleurs vont s’exercer, éveiller longuement les échos de la vallée morte de notes éclatantes de clairons, de notes plaintives et glapissantes de rh’aïta, du martellement sourd des tambours…

Ils traversent le village, et la gloire de l’heure matinale met un sourire sur leurs visages bruns aux dents blanches, une caresse sur leur cou musclé et nu.

D’un geste sec, mécanique, tous les bras lèvent ensemble les cuivres et une musique alerte, d’une gaîté audacieuse et insouciante éclate.

Tout à coup, sortant d’un trou d’ombre, comme un pantin noir, Mériéma surgit. On l’a affublée d’une gandoura blanche et d’un vieux chapeau de femme en paille, aux rubans bleus déteints.

Précédant la troupe des musiciens qui vient, elle saute, elle danse, elle sourit, avec des cris perçants de singe énervé. Peu à peu, accélérant son mouvement qui devient un déhanchement frénétique, elle lacère sa gandoura et continue sa danse, nue, gardant seulement le chapeau, retenu par une ficelle…

Et jusqu’aux carrières de toub, elle accompagne ainsi la musique des tirailleurs, dans le flamboiement du matin sans nuage.

 

*    *    *

 

C’est l’automne, un jour de calme sur le désert silencieux, sur le village qui semble assoupi. Une légère buée blanche embrume le ciel que traversent des vols rapides d’oiseaux migrateurs.

Dans le lit de l’oued, parmi les dalles de pierre blanche ou noire et des frondaisons aiguës et bleues, Mériéma est assise.

Avec des oripeaux multicolores ramassés dans les ordures, elle a orné les buissons, comme pour quelque cérémonie étrange d’un culte fétichiste.

En cadence, ses bras maigres et noueux levés au-dessus de sa tête, elle bat du tambourin et elle chante, sur un air monotone, de sa voix aigre de fausset, une inintelligible mélopée où revient pourtant le nom de Sidi Abdesselam, le grand saint du Maroc.

Une fumée âcre monte en spirales grises d’un petit brasier que la folle a allumé devant son arbre…

De ce lieu monte une fade odeur de charnier, des ossements y traînent et une grande mare de sang pourpré s’irise, putréfiée au soleil : c’est là qu’on abat les bêtes de boucherie.

Mais Mériéma ne voit pas l’immonde tuerie, les débris sanglants. Elle ne sent pas l’odeur de mort.

Elle prie, elle chante, elle pleure, retranchée à jamais des êtres et des choses, en la solitude lugubre de son âme obscurcie.

 

*    *    *

 

J’ai rencontré Mériéma un dernier soir de départ.

Il était très tard, la lune décroissante se levait, pâle, comme furtive, sur la plaine bleue.

Et Mériéma toute noire et toute nue dansait seule sur une dune basse.

ISABELLE EBERHARDT.

XI[99]

Visions de Figuig

Sourires aimables sur des visages reposés, gestes lents et graves sous les voiles blancs… Silence et recueillement dans les cours vastes où les hommes glissent sans bruit, comme des ombres… Murmures de prière et d’extase… Immobilité des choses à travers des siècles… À première vue, on ne discernerait rien d’autre dans les vieilles zaouiyas de l’ouest, seules inexpugnables dans la tourmente qui gronde alentour et les ruines d’un monde qui croule. – Et pourtant, derrière cette façade d’indifférence hautaine, d’éloignement des choses du siècle, il y a autre chose : de sombres intrigues qui, au Mogh’reb, finissent toujours dans le sang, des haines séculaires, des dévouements absolus et des trahisons savantes, des passions d’une violence terrible qui sommeillent dans les cœurs, des ferments de massacre et de guerre…

Mais, toutes ces choses-là, il faut se faire admettre dans les zaouiyas, y vivre, y acquérir quelque confiance, pour les distinguer et les comprendre… Car, au dehors, tout est d’une blanche sérénité immuable.

… Dans l’ancienne zaouïya de Bou-Amama, à Figuig, après une journée chaude, traversée de souffles d’orage, un soir pesant et calme, avec une oppression particulière dans le silence infini.

Le soleil se couche sans les irisations limpides accoutumées, sans délicatesses de tons, en un incendie violent, passant sans transition du rouge sanglant de l’horizon au vert mordoré du zénith où flottent quelques vapeurs plus pâles, roses comme des lambeaux de chair vive.

La palmeraie voisine des Hammamine s’abîme en une ombre hâtive, d’un bleu profond, presque noir déjà, et, sur les cimes échevelées, seules quelques flammes d’or rouge courent encore.

Par dessus les murailles basses de la cour, on voit la grande plaine qui s’étend derrière Figuig, jusqu’au Djebel-Grouz. Sablonneuse, à peine ondulée, elle brûle d’un feu terne, comme un immense brasier couvert de cendre à peine rosée.

Vers la droite, en bas, au-delà de la palmeraie, c’est une vallée désolée, d’une irrémédiable stérilité, la koubba de Sidi Abd-el-Kader Mohammed, le patron de Figuig. Sa grande coupole prend des teintes de cuivre surchauffé, et des reflets de métal en fusion coulent sur ses murs.

En face, très loin, sous les dentelures flamboyantes des montagnes, une longue ligne noire à peine distincte : les quelques dattiers d’El-Ardja.

Plus près, Dar-el-Beïda, le bordj isolé du makhzen chérifien braisille tout seul dans la plaine qui peu à peu va pâlir et s’éteindre.

Vers la gauche, à l’ouest, la haute silhouette déjà assombrie du Grouz et la muraille basse et oblique du djebel Melias.

La nuit va tomber.

De toutes les mosquées de Figuig, des hauts minarets d’Oudarhir et d’El-Maïz, de la koubba lointaine de Sidi Abd-el-Kader et de la cour même de la zaouïya, une grande voix monte, lente. Son appel traînant plane très haut, au-dessus des sept ksours : c’est l’edden du mogh’reb.

Rapides, de grandes ombres bleues rampent des excavations du sol vers les sommets qui s’éteignent, noyés en de transparences marines…

Alors, contournant les murailles d’Oudarhir et évitant Elmaïz, surgissent inattendus et inquiétants, une dizaine d’hommes hâves, décharnés sous des guenilles sans nom, l’œil soupçonneux et farouche.

Ils sont armés de fusils et poussent devant eux un maigre petit troupeau de moutons.

… Près de moi, un mokaddem grave, au regard de caresse et d’obscurité, achève de prier, se lève.

— Sidi Mohammed, lui-dis-je, quels sont ces gens ?

— Oh, rien : des bergers de Mélias tout simplement.

Pourtant, il a l’air contrarié et me quitte, disparaissant au tournant d’un pan de mur.

Tandis que s’épaissit l’obscurité lourde, ces bergers qui ressemblent à des pillards entrent dans les avenues couvertes de Hammam Foukani.

Après un instant, j’entends des bêlements étouffés, dans une arrière-cour de la zaouïya. Le mokaddem qui revient, traînant ses savates marocaines jaunes, explique : — Ces pauvres gens éprouvés par la guerre, viennent vendre ici leurs moutons et implorer la bénédiction du cheikh et de ses ancêtres, (que Dieu leur accorde ses grâces !) Ils n’ont pas d’autre asile que la zaouïya.

 

*    *    *

 

Une salle longue, aux murs nus, au sol couvert d’épais tapis de haute laine, avec, épars, de longs coussins de soie jaune et verte brochée de fleurs d’or.

Dans un haut chandelier, une bougie unique éclaire la pièce. Sur le tapis, la lumière discrète coule en ondes pourpres, bleues, violettes ou mordorées, suivant la coloration franche et chaude des laines. Dans un coin, elle allume un éclair bleu sur le flanc bombé d’une bouilloire marocaine en cuivre rouge poli, sur un haut trépied. À terre, elle fait d’un petit plateau une lune pâle et coule des eaux adamantines dans le cristal d’une vieille cruche, près des paillettes multicolores des petits verres à thé.

Sid Ahmed, le beau-frère de Bou-Amama, le maître actuel de la zaouïya, est à demi couché sur le tapis. Son corps robuste et souple est drapé d’un burnous de drap grenat foncé et un haïk de fine laine encadre son visage brun maigre, sa barbe noire où quelques fils blancs commencent à se mêler.

Masque d’intelligence, de ruse et de finesse, au regard tour à tour affable, presque caressant ou dur, au sourire sans douceur, souvent ironique… Gestes plutôt nombreux et vifs, sans l’ampleur grave et la retenue imposante des autres marabouts du Sud.

Sid Ahmed aime à plaisanter et à rire. Il tâche surtout de prendre le ton dégagé et léger qu’il voit aux européens.

À cette heure tardive pourtant, il semble préoccupé. Il me parle longuement de la palmeraie et des gens de Mélias, sans que je l’interroge, et avec une insistance qu’il n’a pas d’ordinaire, lui qui glisse si aisément et si adroitement sur les sujets qu’il ne lui plaît pas de traiter.

En face de nous, Ben Cheikh, le gardien de Sidi Sliman bou Semakha, de Beni-Ounif, avec lequel je suis venue.

D’aspect chétif et franchement ascétique celui-là, avec une extraordinaire intensité de vie dans ses yeux fuyants.

Il parle librement devant celui qui remplace le maître exilé. Lui aussi a son importance, car il est parmi les agents les plus dévoués et les plus adroits de Bou-Amama, restés à Beni-Ounif lors du grand exode.

Il me raconte que des khouans sont partis le matin pour aller en ziara chez le cheikh Bou-Amama, là-bas, en sa zaouïya nomade, près du Djebel-el-Teldj, la Montagne de la Neige. Avec un profond soupir, Ben Cheikh déplore la destinée qui le retient, lui qui voudrait tant revoir le maître. Puis, pour la centième fois peut-être depuis que je le connais, il me dit, avec son sourire engageant : — Si Mahmoud, tu devrais aller voir le cheikh. Avec moi et la protection de Sid Ahmed, tu n’as rien à redouter. Tu iras à la zaouïya comme tu viens ici. Quant à Sidi Bou-Amama, il te recevra à bras ouverts, comme son propre fils. Tu devrais faire cela. Après, à ton retour, tu pourrais dire aux Français : « J’ai vu Bou-Amama. Il ne m’a pas fait de mal, et il n’en fera à personne de ceux qui vivent dans l’Est, avec les Français. Il n’est pas l’ennemi de la France et, entre elle et lui, il n’y a qu’un malentendu. »

J’écoute, et je réponds évasivement, à la façon des Arabes : « In châ Allah, j’irai un jour… »

Et j’irai peut-être un jour. Qui sait ?…

Le silence retombe. Vaguement, Si Ahmed sourit. Ben Cheikh semble plongé en ses regrets de serviteur fanatique. La lumière vacille et promène ses ombres sur les tapis et les murs, en une danse fantastique, en attitudes difformes.

Je les regarde tous les deux, ces hommes dont la surface polie et avenante cache des abîmes, ces hommes à l’âme fermée, à la volonté opiniâtrement tendue vers un but, servir Bou-Amama, par tous les moyens, et lui rendre Figuig… Et je les préfère ainsi, graves et silencieux, plus en harmonie avec le calme du décor.

La porte est ouverte sur la large galerie couverte qui entoure le premier étage de son ombre fraîche. En face, un lourd pilier carré en toub grise se détache de la nuit obscure, sous le reflet rougeâtre de la bougie. Une forme blanche est accroupie à terre, contre le pilier. Dans cette masse immobile, on ne distingue pas le visage… Un esclave khartani de la zaouïya, tout noir dans ses voiles blancs.

Dans la cour, on parle à voix basse, des pieds nus passent avec des frôlements légers.

Et une lourde oppression pèse sur l’oasis endormie et sur cette maison du mystère, dans la nuit sans limpidité et sans fraîcheur.

 

*    *    *

 

L’heure s’avance. Sid Ahmed s’est retiré et Ben Cheikk, roulé dans son burnous, dort profondément. Je m’étends près de la porte restée ouverte… Les maigres bergers armés de fusils, venus si furtivement, à la brune, hantent ma pensée. Qui sont-ils ?

Pourtant, on peut dormir tranquille ici, en une sécurité absolue.

Mais le sommeil ne vient pas.

Il fait chaud et des effluves de fièvre traînent dans l’air.

Je me lève et, sans bruit, je descends. Dans le patio obscur, des hommes dorment. Je trouve la porte de la grande cour où on attache les chevaux.

Là, dans la lueur incertaine des étoiles, les bergers sont couchés, le fusil sous la tête, la cartouchière serrée sur le ventre creux, par dessus la djellaba en loques. Au repos, des visages décharnés de souffrance et de dureté, des joues creuses, des yeux caves, clos par la fatigue.

Dans un coin, un amas blanchâtre, moelleux, qui ondule parfois : les moutons.

Je rentre et je m’assieds près d’un pilier, sous la galerie du premier étage. Au bout d’une heure peut-être, deux hommes se réveillent en bas. Un instant, ils écoutent le silence puis, ils se mettent à parler… Et alors, j’apprends que les faux bergers de Mélias sont des Beni-Ghil dissidents, des vagabonds, débris d’un djich dissout par la faim, et qui viennent de très loin avec ces moutons acquis Dieu sait où et comment… Ils viennent apporter des nouvelles de l’ouest et se ravitailler…

Mais le sommeil me gagne, très calme et très doux à cette heure plus fraîche de la minuit.

 

*    *    *

 

À l’aube irisée, dans la joie du réveil, la cour de la zaouïya est vide : les Beni-Ghil ont disparu, se sont dissipés comme une vision irréelle de la nuit…

 

ISABELLE EBERHARDT.

XII[100]

Sous la capote

Un jour d’adieux sur le quai encombré de la gare, un vieil officier de la Légion me disait, promenant un regard mélancolique sur les légionnaires affairés qui passaient et repassaient devant nous.

— Tas de repris de justice, d’évadés du bagne, de sans patrie… que sais-je ! Voilà comment on juge trop souvent la Légion. Certes, nous avons là beaucoup d’épaves, beaucoup de naufragés de la vie. C’est aussi vrai que les légionnaires boivent et que, parfois, leur ivresse est terrible. Mais, diable, il n’y a pas que ça en eux, les défauts et les vices ! Ah, si on contait leur dure vie, toujours dans des bleds où on manque de tout et on meurt, et où il n’y a surtout pas de galerie pour les admirer et les encourager ! Voilà, tenez, nous autres qui revenons de Ben Zireg où, pendant des mois, nous n’avons pas été tranquilles un seul jour, où nous avons laissé du monde… Eh bien, savez-vous que c’était pour nous reposer qu’on nous avait envoyés là-bas. Et maintenant, à peine relevés, on nous expédie au Tonkin… Voilà !

Et le vieil officier esquissa un geste vague, un geste arabe qui semblait dire : mektoub !

 

*    *    *

 

Quelques jours auparavant, j’avais assisté à la rentrée du détachement du Ben Zireg.

Sur la dune basse, derrière Beni-Ounif, d’où on domine la route de l’ouest, par une après-midi claire d’hiver saharien, avec une pâleur, une langueur attristée des choses.

D’abord, quelques chameaux disséminés, quelques bach-hamar, quelques spahis surgirent de la vallée de pierre.

Puis, les légionnaires vinrent, maigres, tannés, l’œil cave et fiévreux, sous leurs capotes déteintes et usées, avec leurs vieux équipements fatigués, couverts de poussière.

Leurs officiers se penchaient sur les selles pour serrer la main aux camarades, avec la joie intense de revoir ce coin perdu de Beni-Ounif, comme s’ils fussent rentrés en une capitale de rêve…

Et ils étaient beaux ainsi, avec leurs hardes de peine, dans la gloire du jour calme, les légionnaires blonds devenus farouches au fond des hamada arides… Très peu semblables, surtout aux soldats de parade évoluant ou caracolant inutilement sur le pavé des villes amies.

Dans la menace et la splendeur morne des horizons, sur cette terre berceuse et mortelle, dans l’âpreté de leur vie quotidienne, les soldats prennent une autre allure.

 

*    *    *

 

Souvent, j’ai songé à tout ce qu’il y avait d’incertain et de problématique dans leur vie à tous, là-bas, à la tombée de la nuit pleine d’embuches sur la cour délabrée où, derrière de petits murs de terre chancelants, les pauvres mokhazni s’endormaient, roulés dans leurs burnous bleus…

Je vivais près d’eux, avec eux et je les connaissais bien, les simples et braves bédouins qui s’étaient donnés tout entiers à ce qu’ils appellent naïvement le « serbiss ».

Fils d’ancêtres nomades depuis les origines du monde, nés aux échos des fusillades, ils n’ont ni l’esprit frondeur, ni le langage spécial que l’arabe apprend à la caserne.

Ils continuent avec une insouciance superbe sous le burnous du beylik leur existence rudimentaire et rêveuse. C’est à demi couchés sur la poussière chaude ou sur les nattes des cafés maures qu’ils attendent, à chaque instant, l’ordre de monter à cheval et d’aller se battre.

Quelques personnes ont, lors de l’attaque d’El-Moungar, gravement ergoté sur les makhzen de la frontière et autres choses lointaines. Elles ont émis des doutes sur la fidélité des auxiliaires musulmans dans la région.

Ces doutes ont fait sourire tous ceux qui connaissent ces braves gens, leurs chefs surtout qui m’ont dit souvent qu’avec les mokhazni, ils iraient au bout du monde.

 

*    *    *

 

Il y avait là-bas une tâche à accomplir, une tâche ardue, multiple, lente, délicate.

Il fallait – et ce n’est pas encore fini – débrouiller sans cesse les fils ténus et tortueux des intrigues marocaines, qui finissent presque toujours dans le sang, les déjouer, et cela sans secousses brutales. Il fallait savoir se servir de toutes les forces en présence, négocier avec des gens qui temporisent et qui attendent.

Avec cela, faire naître de la terre assoiffée, semée de pierres brûlées, une ville nouvelle, y créer une vie, un mouvement, une petite fourmilière active et féconde, qu’il fallait encore protéger et rassurer.

Pour faire vivre la ville, on dut créer un marché, inspirer aux voisins, ksouriens ou nomades, assez de confiance pour qu’ils y viennent trafiquer et contenir en deça de l’illusoire frontière les explosions dangereuses des haines séculaires.

Et tout cela, les officiers du Commissariat français de Figuig, deux ou trois jeunes sur qui pesaient ces terribles responsabilités, l’ont entrepris et déjà presque mené à bien, de bon cœur, modestement, sans se plaindre de ce qu’ils furent, pendant des mois, campés en des cahutes de planches et de pisé, étroites comme des cellules, sans se décourager aussi au milieu des alertes continuelles, des brusques départs pour des courses pénibles et dangereuses à la poursuite des pillards ou au secours de postes lointains.

Il faut savoir gré à ces gens là de n’avoir pas, dans la solitude et l’inévitable ennui de certaines heures, succombé au terrible cafard, de ne s’être démoralisés, d’être restés des hommes modernes, lucides, énergiques…

Surtout, il faut les estimer, parce qu’ils n’ont pas rêvé de « raids » brillants, meurtriers et inutiles, de « promenades militaires » et autres amusettes et dangereuses, parce qu’ils ont eu le courage de s’atteler franchement à une œuvre de paix et de bon sens, et cela même pendant qu’une volonté supérieure, aujourd’hui disparue, semblait vouloir « civiliser » le Sud-Ouest aux accords des symphonies à la mélinite…

ISABELLE EBERHARDT.

XIII[101]

Lézards

Contre les murs en toub effrités, que le temps avait dorés et découpés en dentelures bizarres, le vent accumulait peu à peu du sable.

Dans le bas, où, sous terre, l’humidité durait, les ksouriens avaient planté des dattiers aux frondaisons puissantes qui jaillissaient du sol et se recourbaient en arceaux.

C’était l’automne, et des herbes menues poussaient sous les palmiers, dans la fraîcheur un peu salée de l’ombre.

Au soleil encore chaud, des souffles de caresse passaient, avec une brise légère.

Les fellah de Beni-Ounif avaient abandonné ce coin de la palmeraie. Aucun bruit n’y parvenait et on y goûtait un silence bienfaisant. On pouvait s’y plonger en une sorte de non-existence délicieuse.

J’étais couchée sur le sable, depuis des instants ou depuis des heures, je ne savais plus.

Le moindre mouvement eût troublé l’harmonie de mes sensations ténues, lentes, sans heurts.

Près de moi, Loupiot, mon chien noir, un étrange griffon né et baptisé chez des soldats, et qui s’était attaché à moi, partageait mon immobilité.

Assis dans une pose de sphynx, il guettait de vagues formes mouvantes, quelque part très loin.

 

*    *    *

 

Le soleil, tourna, glissa, oblique, sur un pan de mur où l’eau des pluies d’hiver avait creusé de petits sillons noirâtres.

Alors, des lézards vinrent se délecter sur le mur, crispant leurs petits ongles mous sur les rugosités de la toub striée.

Ils étaient en face de moi, et ils m’occupèrent pendant longtemps. Il y en avait de tout petits, minces comme des aiguilles, d’un gris cendré, qui jouaient à se poursuivre, rapides, flexibles, promenant très vite des cercles d’ombre sur la surface du mur.

D’autres, bleutés, plus gros, s’aplatissaient et soufflaient, gonflant leurs ventres allongés.

Les plus beaux s’épanouissaient en teintes rares comme de longues fleurs vénéneuses.

Il y en avait surtout de très gros, au vert d’émeraude pur, le corps tout couvert de petites pustules dorées, semblables à des yeux de libellule. Sur leur tête plate, des lignes pourpres traçaient un dessin compliqué.

Ceux-là étaient tout à la volupté de la chaleur, étalés, paresseux, la queue molle et pendante. Ils s’immobilisaient ainsi, assoupis, heureux, ne tombant pourtant pas.

Ils ne se dérangeaient même pas pour attraper les mouches bleues qui se promenaient tout près d’eux, confiantes.

Parfois, leur bouche s’ouvrait, remuant comme en un bâillement sensuel.

Leurs petits yeux noirs, très brillants, se fermaient à demi.

Ils semblaient pleins de dédain pour l’agitation puérile des petits lézards gris qui continuaient leur course circulaire, comme pris de vertige.

 

*    *    *

 

Le chien vit tout à coup les lézards.

Alors, il se leva et s’approcha doucement, prudemment, sans bruit. Il tendit son museau velu, l’œil intrigué, l’oreille dressée.

Devant le mur, il s’assit et considéra avec étonnement le jeu des lézards se retournant parfois, comme pour s’assurer de ma présence ou pour me prendre à témoin.

Mais le soleil descendait à l’horizon, et il projeta l’ombre déformée du chien sur la famille des bêtes paisibles.

Rapides, furtifs, les lézards s’enfuirent, disparurent dans dans les fissures de la vieille muraille, dans les trous d’ombre où ils habitaient.

Le mur déserté redevint nu et doré dans le soleil plus tiède du soir…

Agonie

Le convoi de Béchar partit vers midi, emportant des madriers un nouveau poste et des planches pour fonder un nouveau poste.

Parmi les bêtes de charge, la chamelle grise de de Maammar ould Djilali, affaiblie par les longues marches et par la faim, se traîna avec peine jusque dans la vallée, en face de la petite palmeraie de Mélias.

Là, brusquement, ses longues pattes tremblèrent et fléchirent. Avec une plainte rauque, la chamelle s’agenouilla.

Puis, elle se renversa sur le côté.

Maammar connut que sa chamelle allait mourir, et il gémit une invocation à Dieu, car une grande douleur avait étreint son âme bédouine : depuis quatre ans, il s’était habitué à cette Messaouda, cette chamelle grise, si légère, si forte et si douce, avec laquelle il avait bien des fois déjà, suivi les convois du Sud-Oranais.

Le convoi s’était arrêté.

Avec des cris et des imprécations, on fit agenouiller les autres chameaux du groupe de Maamar, et on partagea sur eux la charge de la bête mourante.

On lui ôta aussi son petit bât en bois et les loques qui protégeaient sa bosse pelée.

Un instant, Maammar, ses bras noueux ballants, sa tête d’aigle courbée, considéra, atterré, sa Messaouda.

Puis, il se résigna en soupirant au mektoub de Dieu. Il ramassa son bâton et s’en alla, poussant devant lui les autres chameaux, avec un sifflement bref et un ah ! guttural.

 

*    *    *

 

Le jour finissait en apothéose sur la vallée lugubre, enserrée entre le Grouz sévère et les petites collines sèches, sans un arbrisseau, d’une couleur terne de cendre éteinte.

Des reflets d’incendie coulèrent sur les rochers qui prirent des teintes vives de braise.

Messaouda, la chamelle grise affalée, vivait encore, résignée, immobile, attendant elle aussi, l’heure du mektoub.

Pourtant, vers la tombée du jour, un long spasme parcourut tout à coup son grand corps, depuis ses pattes étendues jusque sa petite tête aux longues dents jaunes, serrées convulsivement, aux grands yeux douloureux et doux qui pleuraient.

Et ces vraies larmes, lourdes et lentes, étaient d’une poignante et très décevante[102] tristesse, sur cette face de bête primitive, soudain si singulièrement rapprochée de notre humanité, dans l’angoisse de la mort.

Après, ce fut une grande convulsion. Le poil soyeux se mouilla d’une sueur froide. Les pattes remuèrent, se repliant, comme pour finir.

Messaouda releva la tête et, l’œil exorbité, plein d’épouvante, elle poussa un cri rauque, plaintif, terrible.

Puis, la chamelle s’affaissa de nouveau. Le long cou souple s’étendit, la tête se rejeta en arrière, en un geste d’un abandon suprême.

Les yeux devinrent vitreux, s’éteignirent.

Le poil terni, les membres raides, comme aplatis contre terre et diminués déjà, Messaouda, la chamelle grise, était morte.

 

*    *    *

 

Trois jours se sont écoulés depuis que le convoi de Béchar a passé dans la vallée stérile, en face de Mélias…

Midi. Le soleil darde à pic ses feux sur les dalles noires.

La carcasse de Messaouda s’ouvre, béante.

Sur le long cou, parmi les vertèbres à nu, sur la petite tête, pendent des lambeaux de poils soyeux souillés de sang coagulé.

Sur les côtes, une peau mince reste tendue, en des transparences rouges.

Au hasard des combats nocturnes, les chacals ont ouvert le ventre, arrachant les entrailles et les viscères, qu’ils se sont ensuite disputés rageusement, avec des hulullements funèbres.

… Au soleil, des légions d’insectes nécrophores, d’un noir nuancé des saphirs et des émeraudes de la putréfaction, grimpent à l’assaut de la charogne.

Par petits lambeaux, ils la dévorent, hâtant l’heure de sa destruction finale.

Quand des chevaux passent, ils pointent leurs oreilles nerveuses, en reniflant, avec leur peur obscure des choses de la mort dont ils s’écartent, comme s’ils en sentaient le souffle pénétrer au plus profond de leur chair mortelle…

Ils s’écartent, les chevaux tremblants, de la chamelle grise abandonnée sur le bord de la piste déserte, comme la coque d’une barque échouée sur la grève…

ISABELLE EBERHARDT.

XIV[103]

Soirs de Ramadan

C’est le premier jour du long et dur carême musulman.

Il semble interminable, dans l’abstinence absolue, sans même la consolation d’une cigarette.

Depuis le matin, les gens errent, roulés frileusement dans leurs burnous, au milieu du désarroi de leurs habitudes.

D’autres s’affalent au pied des murs, en des poses farouches.

Des querelles éclatent, dans l’énervement des heures pesantes…

… Enfin, le jour baisse.

Alors, des groupes se forment, dans les rues du village, pour l’attente tout-à-coup gaie et impatiente.

Tous les visages se tournent vers l’ouest, vers les vallées de pierre noire du Maroc où le soleil descend, se plongeant peu-à-peu dans un monde de vapeurs cuivrées.

Ils sont beaux, les gens du Sud au costume sévère, debout dans la buée de sang qui semble monter de la terre rougie.

Leurs ombres s’étendent, démesurées sur la poussière qu’ils foulent lentement.

Au dehors, c’est l’attente aussi, autour des feux parmi les chameaux couchés, au camp des maigres nomades, Douï Menia et Oued-Djerir de l’Oued-Guir, hier encore dissidents et pillards, prenant aujourd’hui des airs de chameliers paisibles, pour venir s’approvisionner, après la terrible famine des derniers mois.

Autour d’eux les autres bédouins racontent en riant des histoires très vieilles sur leur impiété.

— Jadis, les Douï Menia revenaient de la guerre. C’était pendant le carême, et ils souffraient de la faim, car les journées de route étaient longues, surtout dans le désert. Leurs cœurs se serraient, car il leur restait encore cinq jours de marche, dans le bled désert. Ils rencontrèrent un arabe, qui s’en allait tout seul, son bâton sur l’épaule. Ils l’apostrophèrent, par ennui, et lui demandèrent son nom. « Je m’appelle Ramadhane », répondit le malheureux. Alors, les Douï Menia, gens sauvages et ignorants, lui tinrent le discours suivant : « Alors c’est toi qui es Ramadhane, et c’est à cause de toi que nous souffrons, pendant trente jours chaque année, de la faim et de la soif ! C’est toi qui nous tourmentes ! »

Puis, ils prirent le voyageur et le tuèrent. Ils rompirent le jour même le jeûne. En arrivant chez eux, ils se moquèrent des leurs qui jeûnaient encore. — Pourquoi continuez-vous à jeûner ? Ramadhane est mort. Nous l’avons rencontré en route et nous l’avons tué. Il n’y a plus besoin de jeûner !

— Oui, répond un autre arabe, mais tu ne sais pas comment ils font carême, les Douï-Menia. Comme il y a trente jours dans le mois de carême, ils choisissent trente hommes dont chacun jeûne un jour. Comme cela, disent-ils, le Ramadhane a reçu son dû. On a jeûné les trente jours qu’il exige, et la tribu s’est acquittée envers lui.

Malgré ces moqueries, les détrousseurs demeurent indifférents et muets, sous leurs haillons superbes.

Dans les cafés maures, les garçons avec des foutas bariolées autour des reins, en guise de tabliers, posent les tasses pleines devant les musulmans qui roulent des cigarettes.

Ce sont les derniers instants d’attente, les plus fébriles. Sur les visages pâlis et tirés, l’ombre de de l’ennui s’efface.

Des rires s’élèvent, des plaisanteries. Moi, on me traite narquoisement de Meniaï parce que j’ai eu la naïveté de rentrer, pour annoncer que les Douï Menia ont rompu le jeûne et pour proposer d’en faire de même.

Maintenant, la lueur du soir s’éteint dans la nuit violette.

Les choses prennent des teintes bleues, des teintes profondes et froides.

Alors, de très loin, des ruines du Ksar, au fond de la vallée, une voix monte, douce, lente, mélancolique ; c’est le moueddhen qui annonce la prière du mogh’reb et la rupture du jeûne.

Un immense soupir de soulagement s’échappe des poitrines.

Les musulmans louent Dieu.

Et les hommes pieux, aux gestes lents, au lieu de se jeter sur la nourriture et le tabac, comme nous, se lèvent et sortent, pour prier d’abord, sans hâte, gravement, comme toujours.

Et ces premières heures du soir, en ramadhane, ont leur grand charme, un peu mélancolique.

Une atmosphère d’intimité fraternelle inusitée règne dans les cafés maures, dans l’apaisement et la joie du mogh’reb.

Et moi, je me prends à évoquer en silence des visions d’autres ramadhane passés et vieux déjà de plusieurs années, en différents coins, très lointains, de la terre africaine… Ce sont les décors, discrètement sensuels de Tunis, la fièvre d’Alger déjà plus mêlée et plus troublée, puis, le ramadhane au pays splendide et fanatique du Souf, dans les petites cités à coupoles de l’Erg ardent.

ISABELLE EBERHARDT.

XV[104]

Nuit de Ramadhan

La nuit est froide et claire. C’est la pleine lune du ramadhane. Des torrents de lumière glauque coulent sur le village où brûlent les flammes brutales et rouges des lanternes, devant les cafés.

Ici, dans la cour du bureau arabe, entre les masures croulantes, les chevaux entravés sommeillent.

Parfois, un étalon s’éveille et hennit, les naseaux tendus vers le coin où des juments mâchent, tranquilles, leur paille sèche.

Il y a grande fête, chez les braves mokhazni, ce soir.

Ils sont une cinquantaine qui viennent s’asseoir en cercle sur le sable.

Au milieu, collée sur la semelle d’un soulier renversé, une bougie qui vacille et qui éclaire l’énergie mâle et la gaité enfantine des visages.

… Il fait bon s’étendre à terre dans la nuit froide et lunaire, sous la caresse d’un gros kheïdous, le burnous en poil de chameau noir des gens de l’ouest.

Il fait bon, silencieux et immobile, écouter pendant des heures les chants des nomades, leurs grands cris désolés d’amour et de mort, avec le son argentin, le son aquatique du djouak en roseau.

Deux mokhazni du cercle de Géryville, tout jeunes, enfants de la steppe d’alfa aux horizons larges, s’assoient l’un en face de l’autre et se mettent à chanter une cantilène plaintive, dont le refrain est un long cri triste qui finit en une sorte de râle désolé.

D’abord, ils semblent sommeiller, les yeux clos, et leur voix est comme un susurrement d’eau qui coule.

« … Hier, toute la journée, je me suis plaint et j’ai pleuré – Je regrettais ma tente – Je regrettais ma gazelle – Aujourd’hui, le soleil m’a regardé – et j’ai souri – et le chagrin s’est éloigné de mon cœur…

Puis, insensiblement, les voix montent, s’affermissent, deviennent plus rapides.

« Tais-toi, ô mon cœur, et ne pleure pas, ô mon œil – Les larmes ne servent de rien – Nul ne peut obtenir ce qui n’était pas écrit – Et ce qui est écrit, nul ne saurait l’éviter – Notre pays est le pays de la poudre, – et nos tombeaux sont marqués dans le sable – Calme-toi, ô mon âme, tais-toi jusqu’à ce que guérisse ta blessure – et si elle ne guérit pas, console-toi, il y a la mort…

Alors, du cercle des mokhazni, une autre voix s’élève, plus fruste et plus rauque, qui pleure une plainte désolée sur le sort du soldat musulman.

— Dieu m’a abandonné – car je suis un pécheur. – J’ai quitté ma tribu et ma tente. – J’ai revêtu le burnous bleu, j’ai pris pour épouse le fusil. – Les chefs nous annoncent un départ lointain. – Mon cœur est mon avertisseur, – il m’annonce une mort prochaine. – Demain, ce sera l’heure qui sonnera – L’ange de la mort s’approchera de moi. – Sera-ce un Guilil haillonneux ou un Filali sans pitié dont la balle m’anéantira ? Ceci est parmi les secrets de Dieu. Et qui priera sur moi la prière des morts, qui pleurera sur ma tombe ? Je mourrai, et nul n’aura pitié de moi. Les voix, plus nombreuses, montent dans la nuit tranquille, et les chalumeaux murmurent d’immatérielles tristesses.

Je ferme les yeux, dans la fraîcheur de la brise… Je ne pense plus à rien.

Il fait bon s’endormir, n’importe où, à la belle étoile, en sachant qu’on s’en ira demain et qu’on ne reviendra jamais, tandis que chantent des bédouins, tandis que pleurent des djouak, tandis que s’évapore et s’éteint, comme une flamme inutile, la pensée…

ISABELLE EBERHARDT.

XVI[105]

À Figuig

Une ruelle obscure aboutissant à un carrefour à ciel ouvert où coulent des reflets bleus, le long des murs pâles : la djemaâ du ksar d’El-Maïz.

Quelques boutiques, grandes comme des alvéoles, où l’on pénètre par des portes basses comme des gueules de réserves. Et là, des générations de ksouriens qui pâlissent sur des travaux menus.

Enveloppés de laine blanche, quelques-uns penchent des fronts reposés et de grands yeux noirs sur des grimoires arabes : ce sont les scribes, hommes de la loi ou écrivains publics.

D’autres promènent des mains effilées et lestes sur le souple « filali » rouge.

Ils tirent des soies aux couleurs vives, amortissent les rouges sombres et les bleus pâles avec les verts intenses et les violets froids.

Leur labeur ressemble à un jeu, tellement leurs mouvements sont rapides et aisés, limités aux seuls poignets, dans l’immobilité du torse incliné et des jambes croisées.

Quelquefois, suspendue à un clou, une « djebira » achevée met une tache gaie sur la nudité grise d’un mur, dans le clair obscur d’une échoppe.

Sous un portique très vieux, aux lourds piliers carrés, un vieillard est assis sur une natte. Il est calme et souriant, le vieux berbère, sous ses voiles blancs. Tous les jours, dès l’aube, il vient s’asseoir là, pour de longues heures d’immobilité.

Devant lui, il y a plusieurs jarres en terre pleines d’eau. Dans chacune nage un entonnoir en cuivre rouge percé par le bas et qui se remplit lentement.

Jadis, les ksouriens ingénieux ont calculé le temps exact qu’il fallait pour irriguer telle ou telle fraction de la palmeraie, et ils ont inventé le système des entonnoirs en cuivre dont chacun correspond à une fraction donnée.

Il faut à l’entonnoir autant de temps pour être plein qu’aux jardins de la fraction pour recevoir l’eau bienfaisante.

Et, pour éviter les vieilles querelles, la djemaâ d’El-Maïz prépose aux entonnoirs un vieillard sage et calme, qui passe sa vie à surveiller ses engins archaïques sous le portique de la djemaâ.

En face de lui, il y a un mur nu, avec des arabesques frustes à l’outremer.

Au pied de ce mur, sur les bancs en terre, les ksouriens viennent discuter les affaires du ksar, décider de la guerre et de la paix, juger les fautes des hommes et, souvent, les condamner à mort.

Depuis des années et des années, « le cheikh-el-ma » assiste, impassible, aux plus tumultueux palabres.

Il regarde, en souriant, ses jarres et, sur le mur d’en face, le jeu du soleil et les reflets bleus du ciel.

ISABELLE EBERHARDT.

XVII[106]

Visions de Figuig

La vallée de Figuig s’ouvrait sous le soleil comme un grand calice d’opale.

J’étais assise sur le parapet en terre dorée d’une haute tour branlante, si vieille et si fragile qu’elle semblait prête à tomber en poussière.

La tour se mirait dans l’eau sombre d’un étang, à l’orée des jardins d’Oudarh’ir. Elle était située très haut et dominait toute la vallée.

J’étais seule dans la gloire du jour naissant, et je rêvais, en regardant Figuig, l’oasis-reine, qui ne m’était jamais apparue aussi belle, peut-être parce que j’allais partir le lendemain.

Au loin, vers le sud, par dessus les monts de Ta’arla et de Mélias, par dessus les collines de Beni-Ounif, le désert rouge remontait très haut dans le ciel, barrant l’horizon d’un trait net et obscur, comme la haute mer.

La déchirure puissante du col de Zenaga s’ouvrait comme le lit d’un fleuve, avec la coulée noire de ses dattiers, entre le Djebel Ta’arla d’une teinte d’indigo intense et le Djebel Zenaga éclairé obliquement, tout rose.

À gauche, le col de la Juive, aride et pierreux entre des coteaux nus, et le col des Moudjahedine où se jouent les mirages aux midis accablants d’été.

L’entrée plate et stérile de la vallée scintillait au soleil.

Plus près, sous mes pieds, la palmeraie de Zenaga roulait sa houle immense, jusqu’au Djorf, la haute falaise grise qui coupe l’oasis en deux terrasses superposées.

Les têtes compactes des dattiers prenaient des teintes de velours bleu pâle où glissaient des reflets argentés.

Vers la droite, le vieux ksar faisait une tache d’or fauve plus ardente, sur toutes ces pâleurs délicates.

Une clarté vivante !

 

*    *    *

 

Au pied de la tour, debout, le dos contre le mur fruste, un vieillard aveugle tendait en silence la main vers le chemin où passaient les croyants.

Il était très grand et très beau, le visage émacié aux yeux vides, d’une impassibilité de bronze obscur. Son corps osseux se drapait magnifiquement dans ses haillons couleur de terre.

… Plus loin, sur la route ensoleillée, deux femmes berbères s’arrêtèrent, et la lumière se joua dans les plis lourds de leurs draperies de laine pourpre qui balayaient la poussière.

Au-dessus d’un mur, la petite tête douce d’un jeune dromadaire se balança avec un rauquement plaintif et une étrange grimace à longues dents jaunes.

Un débris de toub desséchée se détacha du sommet de la tour et tomba dans l’eau morte de l’étang où de grands cercles d’argent s’élargirent, venant mourir aux bords humides.

 

*    *    *

 

Pour la dernière fois, je redescendis vers Zenaga, par le sentier du Djorf où les chevaux glissent et frémissent de côtoyer l’abîme.

À mesure que je m’abaissais, la muraille des dattiers murmurants montait, cachant les lointains illuminés.

En bas, dans l’ombre de la palmeraie, une ségnia fraîche coulait sur de la mousse. Des jardins ksouriens étalaient le luxe de leurs verts glauques, de leurs verts mordorés. Le soleil, filtrant à travers les palmes aiguës qu’un vent léger agitait à peine, semait des paillettes d’or sur le sable rouge et sur les cailloux blancs. Plus loin s’ouvraient des sentiers délicieux, entre les hautes murailles en toub claire des jardins. Sous les palmes recourbées en arceaux, des figuiers se penchaient vers la lumière, avec leurs feuilles dorées par l’hiver où se mêlaient les feuilles roussies de la vigne, à côté de celles, rouges encore, comme des fleurs épanouies, des grenadiers et des pêchers.

Une pénombre charmante atténuait les lignes et les couleurs, dans ce dédale de ruelles sans habitations, si tranquilles qu’on entendait les tourterelles roucouler doucement dans les arbres, tout près.

Parfois, à un tournant, c’était le miroir immobile d’un grand étang où se miraient les dattiers, dont les plantes parasites envahissaient les troncs ciselés.

Et partout, le murmure continu, le chant profus des séguias d’eau courante, jaillissant d’un mur, disparaissant tout-à-coup sous terre avec un bruit frais de cascatelles, pour reparaître deux pas plus loin, sous les dentelles légères des fougères vertes.

Le soleil montait lentement, comme en triomphe, sur la paix et la joie de l’oasis délicieuse.

 

*    *    *

 

Au delà de la palmeraie, l’ombre éternelle des rues couvertes du ksar de Zenaga, des formes blanches passaient en silence et comme furtivement, rasant les murs, où les portes farouches s’entr’ouvraient à peine, où les placettes irrégulières perçaient des regards de lumière bleue.

Dans toute cette méfiance, dans tout ce silence, on entendait seulement, à travers les épaisses murailles aveugles, le bourdonnement continu du vieux moulin à bras africain et la mélopée lente et monotone, en idiome berbère, de quelque femme ksourienne invisible.

 

*    *    *

 

Je partis en songeant avec tristesse que peut-être dans quelques années, le lucre et la mode qui ont pollué Biskra viendraient troubler le charme encore intact de ce vieux recoin saharien qui s’est conservé jalousement presque sans changer à travers les siècles, dans sa primitive beauté.

… Sur la piste poudreuse, dans la nudité chaude de la vallée, des Figuiguiens à cheval s’en vinrent, escortant des ânes chargés de sacs d’orge et de blé, que poussaient des esclaves kharatine noirs.

Les berbères, très blancs et très calmes sous la neige de leurs voiles de laine fine, avançaient lentement, les rênes lâchées sur le cou de leurs montures tranquilles.

Le regard vague de leurs grands yeux noirs errait au loin sur les montagnes de leur pays, où achevait de s’éteindre la féerie rose du matin.

Ils passèrent devant mon compagnon en burnous bleu et moi, et nous jetèrent distraitement le salut de paix qui est comme le mot d’ordre de l’Islam, le signe de solidarité et de fraternité entre tous les musulmans, des confins de la Chine aux bords de l’Atlantique, des rivages du Bosphore à ceux du Sénégal.

Et, en regardant ces hommes passer dans la vallée, je compris plus intimement que jamais l’âme de l’Islam, et je la sentis vibrer en moi : dans l’âpreté splendide des décors, la résignation, le rêve très vague, l’insouciance profonde des choses de la vie et de la mort.

Et je compris aussi pourquoi le mendiant aveugle était si noble et si calme, la main tendue vers les passants qu’il ne pouvait voir, dans la nuit éternelle de sa cécité, et pourquoi, au lieu de se démener et de peiner à la sueur de leur front, les musulmans sommeillent, au cours monotone des jours calmes, étendus dans l’ombre de vieux murs qui s’effritent et qu’ils ne relèvent point, sur la terre nue qui leur est douce…

ISABELLE EBERHARDT.

XVIII[107]

Départ

C’était l’hiver. De grands vents glapissants soulevaient des tourbillons de poussière rousse. De lourds nuages noirs traînaient à la face des montagnes et habitaient les défilés escarpés. Le désert avait pris un aspect hostile et menaçant.

Bien à contre-cœur, il fallait partir, retourner vers l’écœurante banalité et le morne ennui de la vie captive, à Alger. Finies les chevauchées tranquilles, dans le soleil, au milieu des paysages apaisés et lumineux de l’automne, vers Djenan-ed-Dar et vers Figuig… Finis les rêves lents, au cours des heures d’assoupissement voluptueux et mélancolique, couchée sur le sable roux, à suivre d’un regard vague les palmes bleuâtres agitées par la brise passer et repasser, comme des agrès de navire, sur l’azur attirant de ciels sans nuages !

Le dernier soir, accoudée contre la porte en ruines du vieux bureau arabe, je regardais le soleil se coucher dans un monde de vapeurs de sang terne et de soufre livide, au dessus des petites vallées stériles qui se succèdent et qui mènent au Mogh’rib.

Là, pour la première fois peut-être, je sentis que j’aimais désormais ce pays : c’était un exil pour moi de partir.

Là encore, comme en tant d’autres coins de la terre musulmane africaine, j’allais laisser un peu de moi-même, j’allais emporter des regrets vivaces et une longue nostalgie.

Je me mettais presque à accuser la vie nomade, en songeant à la tristesse des brusques départs, des destructions de petites choses éphémères, de petits décors de vie auxquels on commence à s’habituer et qu’on aime déjà sans s’en apercevoir jusqu’à l’inévitable fin.

Âpre et splendide terre du Sud-Oranais, terre farouche, sans douceur et presque sans sourire, vieille terre de rapine et de poudre, où les hommes sont aussi frustes et aussi durs que le sol aride !

Ce dernier soir, au fond de mon âme s’agitait l’éternelle question : reverrai-je jamais tout cela ?

… Lentement, les spahis et les mokhazni rentraient, par petits groupes, pour le premier repas de la journée de jeûne.

Moi, je me contentai d’allumer une cigarette, et je restai là, à regarder passer les braves camarades simples des jours écoulés, les compagnons de mes promenades et de mes veillées.

Tout-à-coup, ma vague tristesse devint plus sombre et plus poignante : lesquels d’entre ceux qui défilaient ainsi devant moi étaient destinés à tomber bientôt sous les balles marocaines et à dormir leur dernier sommeil dans cette terre brûlée, loin de leurs steppes natales ? La plupart étaient jeunes et rieurs, pleins de vie, d’insouciance simple et superbe. Ils passaient en chantant, et quelques-uns s’approchaient :

— Si Mahmoud, disaient-ils, reste parmi nous. Nous nous sommes habitués à toi, nous sommes tes frères, à présent, et nous te regretterons si tu pars, parce que tu es un brave garçon et parce que tu as mangé le pain et le sel et que tu es monté à cheval avec nous.

Ils savaient bien, par tant d’indiscrétions européennes, que Si Mahmoud était une femme. Mais, avec la belle discrétion arabe, ils se disaient que cela ne les regardait pas, qu’il eût été malséant d’y faire allusion et ils continuaient à me traiter comme aux premiers jours : en camarade lettré et un peu supérieur.

Les spahis et les mokhzani passèrent.

Je m’en allai.

Eux aussi, comme le beau ksar en toub doré, comme le triste village gris, comme la vallée aride, comme Figuig et comme Djenan, je sentais que je les aimais maintenant, et je les regrettais.

La nuit tomba, noire, profonde et sonore comme un abîme.

Un grand silence pesa sur le village où les lanternes des cantines luisaient seules, toutes rouges, comme des yeux ternes de fauves tapis dans l’ombre.

Parfois, une rafale de vent passait dans les ténèbres, avec un hurlement long, une plainte infiniment triste.

J’étais couchée dans un réduit près duquel, dans une grande salle vaguement éclairée par une seule chandelle, cinq ou six assas marocains étaient assis en rond sur une natte, leurs fusils sur leurs genoux. Ils fumaient du kif et chantaient, la tête renversée en arrière, les yeux clos comme en extase. Dans la cour, des chevaux inquiets s’ébrouaient et s’agitaient. Je ne pouvais dormir. Des visions troubles me hantaient…

Vers le matin, la chandelle, s’éteignit dans la salle de garde. Les marocains las se turent. Les chevaux s’assoupirent. Une pluie fine et régulière tomba avec un murmure immense sur le sommeil triste des choses.

Le jour se leva, gris, terne, noyé de buées opaques et de lourds nuages verdâtres semblables à des lambeaux de chairs en putréfaction.

Le ksar semblait en boue sale et délavée, et la palmeraie noire roulait comme une mer démontée, sous les secousses furieuses du vent.

Au milieu de tout cet assombrissement des choses, le village sans un arbre, sans une tache de verdure, était d’une laideur sinistre de lieu de détention.

… Je quittai Beni-Ounif noyé d’eau noire, changé, presque effrayant.

Lentement, comme à regret, le train remonta les plaines embrumées et le chaos de roches noires de Hadjerath-Mguil et de Mograr.

Et moi, triste à pleurer, je me roulai dans mon burnous marocain noir et je me couchai, fermant les yeux, pour ne rien voir, pour essayer de n’emporter de là-bas qu’une vision ensoleillée.

 

*    *    *

 

Aïn Sefra, par un grand clair de lune glacial. Les hautes montagnes se dressaient, couvertes de neige jusqu’en bas. Elles prenaient des mollesses, des rondeurs de lignes laineuses, dans la lueur glauque de la nuit.

Et, comme des vagues monstrueuses, les grandes dunes fauves montaient à l’assaut de la montagne, figées dans leur colère éternelle.

C’était une étrange vision, ces dunes désertiques que j’avais vues, au commencement de l’automne, flamboyantes sous le soleil et qui, maintenant, se profilaient sur les montagnes toutes blanches, très septentrionales…

Aïn Sefra, avec ses jardins aux arbres dénudés et les grêles squelettes de ses jeunes peupliers, sommeillait frileusement dans la nuit calme.

ISABELLE EBERHARDT.

XIX[108]

Retour

Sous le soleil d’hiver, Aïn-Séfra ressemblerait à un triste village du Nord, avec ses maisons pâles et ses arbres sans feuilles… Mais il y a la note africaine des dunes rougeâtres, et les bâtiments militaires avec leurs arcades en briques sanguines, et le grand vide du désert de sable.

L’air est limpide et frais et dans le ciel clair, des caravanes légères de nuages laineux passent, promenant leurs ombres bleuâtres sur la plaine dorée.

Je vais regagner la province d’Alger par la longue route des hauts plateaux.

La morne tristesse du départ, à Béni-Ounif, s’est dissipée. Mes sensations d’aujourd’hui sont lentes et apaisées. Sans hâte, je m’en vais vers le ksar, au pied des dunes.

Là, il y a encore quelques aspects sahariens : les grands dattiers qui ne changent pas à travers les saisons, les koubbas blanches immuables à travers les siècles, dans la poussière et la nudité du décor.

Elles entourent le ksar, les koubbas saintes, et le veillent comme des sentinelles de rêve et de silence.

Sidi Bou-Tkhil, patron d’Aïn-Séfra, Sidi Abdelkader Djilani, émir des saints de l’Islam, Sidi Sahali, protecteur des chameliers et des nomades…

C’est aujourd’hui la Fedhila du mois de ramadhane, la mi-carème arabe qui ne suspend pas le jeûne et qu’on fête seulement par des chants et des visites aux lieux maraboutiques.

Dans l’ombre des koubbas, des voix pures de jeunes filles invisibles psalmodient des litanies surannées, avec l’accompagnement sourd des tambourins.

Ces voix claires s’envolent et semblent se dissiper dans le silence infini qu’elles ne troublent pas.

Au loin, sur la route de Mékalis, des chameaux roux s’en viennent lentement, broutant le btom amer qui pousse au long des pistes pierreuses.

Ils descendent par Aïn-Séfra vers Beni-Ounif, pour l’un des grands convois de l’extrême-sud.

Je les regarde passer et, une fois de plus, la tentation me vient, au lieu de retourner vers l’ennui et la captivité à la ville, de redescendre avec les chameliers insouciants vers les horizons aimés, et de ne jamais revenir…

 

*    *    *

 

Tiour, un petit ksar souriant dans la châsse verte d’une oasis, au bout de la vallée de sable et d’alfa.

Des sentiers étroits, bordés de murs en terre sous l’ombre éternelle des dattiers, traversent le désordre charmant des jardins qui reverdissent. Puis, dans l’obscurité d’une ruelle ksourienne, l’entrée d’une demeure blanche et silencieuse, avec de grandes cours ensoleillées : la maison de l’agha des Amour, Sidi Mouley, descendant du grand saint Sidi Ahmed ben Youssef de Miliana.

L’agha est absent, et c’est Si Mohammed, son fils, qui me reçoit. Il ressemble à une grande fleur étiolée, ce jeune homme, avec son visage très beau, d’une pâleur de cire, et ses grands yeux très noirs et très lourds qui s’ouvrent à demi, comme fatigués.

Il est gracieux et timide, avec pourtant déjà toute la gravité de son rang et une réserve un peu hautaine qu’il quitte très vite, pour devenir souriant et presque gai.

… Quand la nuit est tombée, je vais au dar-diaf voir les mokhazni et les spahis avec lesquels je suis venue et qui s’en vont en patrouille dans la montagne.

Pour arriver au dar-diaf, c’est un dédale de rues noires et enchevêtrées. Ça et là, brusquement, une faible coulée de lumière filtre par une fente de mur ou de porte close, et ensanglante la toub terne de la rue. Alors, ces voies sans passants prennent des profondeurs et des reculs de souterrains où vacillent des ombres vagues.

Au dar-diaf, dans la cour, une scène de la vie nomade, la scène que pendant des jours et des jours, je verrai maintenant tous les soirs, en différents décors.

Les soldais de l’ouest sont à demi couchés sur des nattes, autour d’un medjmar, un brasero arabe en terre cuite et d’un plateau à thé.

Derrière eux, dans la pénombre bleue, les chevaux mâchent paresseusement le drinn et s’ébrouent.

Les mokhazni chantent, comme toujours, le soir, ils doivent penser aux belles amouriats bronzées, essaimées au loin sous les tentes, car ils modulent de langoureuses chansons d’amour, tristes pourtant, d’une tristesse d’abîme.

« Étourneau bleu qui t’envoles vers mon pays, dis à ma gazelle, dis à mon amie qu’elle envoie acheter neuf coudées d’étoffe blanche… Dis-lui qu’elle couse le vêtement de son amant, qu’elle le couse en chantant, le vêtement blanc de son amant. Ce sera son dernier vêtement et il ne le mettra qu’après que son corps aura été lavé à grande eau pure, quand ses yeux seront fermés. Dis-lui que son amant la salue et lui dit adieu. Un jour, la folie et la colère l’ont pris et il a quitté la tente, il a acheté un cheval gris et il est parti. Il a revêtu le burnous bleu, il a sanglé sa gandoura d’une cartouchière en filali rouge, il a jeté un fusil sur son épaule, et il est parti sur la frontière, au pays de poudre. Étourneau bleu, dis à mon amie que son amant lui dit adieu, et la prie de coudre son linceul, car il mourra seul au loin et les chacals mangeront sa chair et lécheront ses os… »

Et les mokhazni chantent leur complainte désolée, sans tristesse et sans appréhension… Pourtant, l’improvisateur naïf dit peut-être vrai et parmi eux, il y en aura qui dormiront leur dernier sommeil dans le bled désert… Mais n’y a-t-il pas le mektoub et à quoi bon s’inquiéter de ce qui est écrit ?…

Je rentre chez l’Agha. Dans la grande salle blanche, des hommes bronzés, en burnous noirs devisent gaîment. Dans le coin près de la cheminée où brûlent les bûches tordues et dures du désert, des fusils sont appuyés contre le mur, des cartouchières sont pendues.

À terre, des sacs en laine noire et grise et de lourds tapis du Djebel-Amour s’entassent. Ce sont les chefs du goum des Trafi de Géryville qui remontent du sud, après quatre mois de fatigues et de dangers. Ce sont aussi mes futurs compagnons de route, jusqu’à Géryville. Ils racontent leurs peines, là bas dans les hamada désolées, ils parlent aussi du retour dans leurs tribus et la joie adoucit leurs rudes visages encore noircis par le soleil ardent du sud…

La soirée finit en de longs silences las, et je vais me coucher, rêvant au lendemain, à ce long voyage à cheval qui me console un peu de devoir quitter le sud.

Un grand silence lourd pèse sur le ksar. Quelque part, très loin, au camp des goumiers, un chalumeau bédouin pleure tout doucement. Je l’écoute comme en rêve, longtemps, longtemps.

Le chalumeau se tait et tout tombe au sommeil. Je m’endors en songeant vaguement à la joie d’être au moins libre et tranquille dans les grandes steppes vides, pour ce retour à Alger que j’aurais tant voulu retarder encore, indéfiniment.

ISABELLE EBERHARDT.

VERS BÉCHAR[109]

I

Dans la joie mélancolique des veilles de départs, mes dernières visions de Beni-Ounif sont lentes, calmes, douces.

C’est la veille du Mouled, la Noël musulmane et, toute la nuit, dans le silence du ksar en ruines et des grandes palmeraies, montent des battements sourds de tambourins et des voix monotones, berceuses, qui célèbrent la nativité du Prophète.

Enfin, les fidèles, las, s’endorment. Les voix se taisent et le vent frais d’avant l’aube passe avec un murmure marin sur le sommeil des jardins.

Le jour se lève, en des lueurs orangées, sur le ksar roux, sur la koubba blanche de Sidi-Slimane, sur la poussière terne.

La face pâle et verdâtre de la lune s’abîme en un monde de vapeurs troubles.

Nous partons, le mokhazni Djilali et moi.

En face de la koubba de Sidi-Slimane, Djilani arrête son cheval et implore la protection du grand saint de l’ouest.

C’est un nomade de Géryville, ce Djilani, une bonne figure bronzée et énergique, au sourire enfantin.

 

*    *    *

 

Les heures s’écoulent. Le soleil est très haut à l’horizon, et nous marchons toujours sur la même piste fauve où la brise soulève des tourbillons de poussière.

Alentour, c’est la vallée monotone, les pierres noires, avec, à droite, la chaîne bleuissante du Grouz et, à gauche, les éternelles collines arides.

Ça et là, une baraque en planches, une tente nomade noire, une tente européenne blanche, d’informes gourbis en broussailles du désert ; les chantiers de construction du chemin de fer.

Là, un peu de vie grouille, des hommes vont et viennent, des chants tristes, des chants marocains ou espagnols se perdent dans l’immense silence alentour.

Puis, plus rien, le tracé de la voie, des remblais et des tranchées couleur de sanguine dans la hamada sans cesse pareille, âpre et pauvre.

… Dans un nuage de poussière cuivrée, des légionnaires passent, remontant vers le nord.

Ils défilent avec un piétinement confus de troupeau en migration et disparaissent bientôt dans la buée ardente des lointains.

 

*    *    *

 

Bou-Ayech, un poste tout récent, qu’on a bâti à l’ouest de Bou-Yala abandonnée.

Une redoute en terre crayeuse, des baraquements vagues, d’informes gourbis marocains.

À deux cents mètres, on ne distingue rien dans l’éblouissement du soleil qui flambe sur la terre rouge et c’est très inattendu, ce petit essai de vie provisoire, qui durera autant que l’insécurité dans le pays.

Nous essayons de nous reposer à l’ombre, au « café maure » : une fosse creusée dans la terre, avec un toit en broussailles.

Mais les mouches, les terribles essaims de mouches du sud nous chassent bientôt de ce refuge et nous repartons, nous nous en allons très loin, dans le lit desséché de l’oued où quelques dattiers ombragent un puits.

Dans le ravin, sur le sol sanglant, des oliviers sauvages, épineux et tordus, jettent les taches noires de leurs ombres courtes.

Là, nous trouvons des amis, cinq ou six mokhazni d’Ounif en patrouille et nous passons avec eux le restant de la journée, tandis que près du puits, gardés par de grands légionnaires blonds, des hommes demi-nus, le corps couvert de tatouages, lavent du linge sur des pierres : les exclus.

Les légionnaires chantent en allemand, dans l’ennui de leur faction.

Très bizarre contraste, ces hommes du nord avec leurs ritournelles germaniques, dans le grand décor désertique.

… C’est le soir.

Avec la patrouille du makhzen, nous venons installer notre campement contre le mur de la redoute, près du camp des tirailleurs.

C’est d’abord la gaîté du petit ménage nomade, les soins des chevaux qui hennissent aux musettes pleines, la flamme claire du feu qui s’allume, le va-et-vient bruyant de la fin du jour.

Les tirailleurs viennent bien fraterniser avec nous, mais eux, les soldats frondeurs qui parlent sabir, restent des étrangers pour les mokhazni, les graves enfants du sud, restés très simples et très naïfs sous leur burnous bleu.

Quand le soleil est couché, tandis que les tirailleurs continuent à rire et à chanter, les mokhazni s’écartent dans le désert et prient, avec de beaux gestes lents et solennels.

Et la nuit tombe, claire, limpide, toute rose, sur la vallée déserte où les pierres et le sable scintillent vaguement sous la lune.

 

*    *    *

 

À l’aube, sur la route, nous sommes de nouveau seuls, Djilani et moi.

Nous traversons des oueds charmants où des immortelles blanches et des asters bleus s’épanouissent sous la brume légère des fenouils dorés.

Les lavandes argentées font des taches claires sur l’alfa sombre et les touffes noires d’oliviers sauvages.

Le désert vit et sourit, dans la fraîcheur et la limpidité infinie du matin.

 

*    *    *

 

Ben-Zireg. Après des défilés ravinés, pleins de pierres déchiquetées et roulantes, jalonnés de chameaux morts, le ventre ouvert ou déjà desséché, une vallée d’ardoise d’un noir verdâtre, entre les murailles puissantes de l’Antar à droite et du Béchar à gauche, finissant toutes deux en éperons hardis et abrupts sur la désolation et le vide de la vallée.

Sur le fond lugubre du sol nu, une grande redoute blanche qui paraît livide.

Sur le bord de l’oued en fer à cheval qui contourne la vallée, quelques masures en pierres fauves, sans crépissages : gargote espagnole et cafés maures.

Il est midi. Un feu sombre semble brûler sur la poussière d’ardoise, au pied des collines noires.

Nous allons chercher un peu d’ombre sous de maigres dattiers, dans l’oued.

Là, il y a quelques puits d’eau tiède et troublée.

Trois petits ânes, les yeux mangés de mouches, la tête pendant vers le sol, attendent, résignés, qu’on les fasse boire.

Un grand juif du Tafilala, roux, gandoura verte et turban noir, porte des couffins de pierres sous la surveillance d’un légionnaire.

Dans les palmes brûlées, tout un peuple de cigales crisse indéfiniment.

Avec le grincement aigre de la chaîne du puits, ce cri immense des cigales est le seul bruit dans ce décor d’une poignante tristesse.

 

*    *    *

 

Le soleil se couche et des reflets de sang traînent sur les collines et la vallée.

Pendant un instant, le Djebel Antar flambe, tout rose, puis tout s’éteint et s’assombrit.

Bien lugubre, à la tombée du jour, ce décor de Ben-Zireg, naguère encore repaire de détrousseurs marocains.

 

*    *    *

 

À Ben-Zireg, comme à Bou-Ayech, comme partout sur la dure terre ingrate du sud-ouest oranais, ce sont les vaillants légionnaires qui ont posé la première pierre du village futur, qui ont même su faire pousser quelques buissons et quelques légumes dans le lit de pierre et d’ardoise stérile de l’oued.

Et ces pauvres gens peuvent tirer autant de gloire de ces efforts utiles et pacifiques que de leurs exploits de guerre aux plus lointaines colonies.

Sans regrets, sans espoirs, sans aucunes attaches, ces hommes sont tout à leur tâche obscure, loin des regards admiratifs, loin de tout ce qui rend courage et stimule les énergies.

Ce qu’ils ont déjà fait et la vie qu’ils mènent suffisent pour leur faire pardonner bien des travers de leur caractère particulier…

Isabelle EBERHARDT.

Kenadsa, juin 1904.

 

II[110]

Encore un défilé pierreux, d’un gris rose sous la lune, et, sortant de la vallée de Ben-Zireg, nous entrons dans une grande plaine.

Les montagnes s’écartent à l’horizon.

La terre pâlit. Plus d’ardoise, plus d’argile rouge. Du sable blond qui s’irise dans la transparence verdâtre du matin.

… Des heures s’écoulent, et c’est de nouveau le flamboiement aveuglant du jour.

À notre gauche, courent maintenant deux étranges chaînes parallèles de collines en forme de pitons réguliers, inclinés vers le nord-est : Bezazil-el-Kelba, les mamelles de la chienne.

La chaîne la plus rapprochée est d’une teinte d’ocre fauve pâle.

L’autre, plus haute et moins symétrique, prend des nuances d’un violet rougeâtre.

Pendant des kilomètres et des kilomètres, nous longeons ces collines singulières, bordant le vide de la plaine.

Çà et là, un oued desséché avec de grands lentisques arborescents, des touffes de jujubiers épineux et de btom amer.

Nous rencontrons quelques nomades Douï-Ménia, loqueteux, armés de vieux fusils et chaussés de la naala, la sandale saharienne en cuir de bœuf retenue par une attache en laine passant entre l’orteil et les autres doigts du pied.

Ils nous saluent humblement, mais avec un regard oblique sur le burnous bleu du mokhazni.

La chaleur devient brûlante et lourde et nous nous assoupissons sur nos selles surchauffées.

Nos chevaux s’en vont au pas, paresseusement, le long de la route tracée.

Nous ne pensons plus à rien. Parfois, Djilani essaye de chanter pour se réveiller, mais sa mélopée triste se ralentit bientôt et meurt dans l’écrasant silence de la méridienne.

… Quelques gourbis légers, des chevaux entravés, des hommes en gandouras, le cou et les bras nus, qui ressemblent à des bergers : un poste de mokhazni, sur la hauteur.

On boit du café dans de vieux quarts en fer, on cause des affaires du bled.

Et nous repartons de nouveau.

Enfin, à l’horizon, sous une dune fauve qui flambe, une ligne noire s’étend : la palmeraie d’Ouagda.

C’est loin encore, cette ombre souhaitée, et pourtant nous nous égayons. Djilani chante maintenant, s’interrompant pour me montrer en riant le grand lac bleu que le mirage fait miroiter au pied de la palmeraie, et où les dattiers semblent se mirer.

Au bord du lac, une armée passe, lentement, avec un grand étendard rouge.

— Regarde, regarde, Si Mahmoud, le srab (mirage) qui se joue de nous !

Et Djilani rit comme un enfant, tandis que je regarde le lac azuré osciller et se rétrécir à mesure que nous approchons.

Nous longeons les palmeraies d’Ouagda. Le lac a disparu. Les soldats en marche ne sont plus que quelques pierres noires, et le grand étendard rouge n’est que l’armature immobile d’un puits saharien.

 

*    *    *

 

Béchar – un embryon de village dominant l’oued. Des maisons en toub, des chantiers. Quelques boutiques déjà dans une grande cour de caravansérail.

Là, sous de petites tentes, des juifs roux de Kenadsa, vêtus de gandouras vertes et jaunes, avec un petit turban noir sur leurs cheveux huileux, martellent lentement des bijoux en or et en argent. Les métaux précieux fondent en de petites casseroles de fer, des braises fument en de petites forges.

Et les juifs pâles se penchent attentivement sur leur menu travail, avec, parfois, un chant cadencé et monotone au zézayant accent.

Plus haut, presque au pied de la longue dune dorée, la redoute encore inachevée, les cours encombrées de matériaux.

Vers le sud-ouest, l’emplacement du bureau arabe.

Là, surtout, c’est une genèse, un labeur hâtif. Une palissade en fil de fer sépare seule la cour de la plaine nue.

Des tentes blanches d’officiers se dressent parmi les chevaux des spahis et du makhzen entravés.

Le café maure, sous une tente nomade en loques ; de vieilles nattes usées, quatre pierres et un bidon en fer blanc sur un feu de djerids secs et des essaims de mouches, innombrables, acharnées, que le thé marocain sucré attire.

Le cafetier, jeune ksourien de Kenadsa, a déjà appris des légionnaires à jurer en allemand et même en flamand, et il accompagne volontiers ses discours d’énergiques « god ferdom ».

Pourtant, quand je m’amuse à lui expliquer que c’est un blasphème, il paraît tout contrit.

Ici comme à Ounif, comme partout, les insouciants mokhazni montent la garde, à demi couché sur le sable chaud, leur fusil auprès d’eux, l’œil mi-clos, en une immobilité de chats se délectant à l’ombre brève des murailles.

Le soir, sur le petit mur du quartier de la légion, des hommes s’accoudent, pour parler, en langues diverses, des mois qui leur restent encore à tirer.

Deux suisses jurent de ne plus rengager et font d’interminables projets de « noce à tout casser » dans les jolies petites villes des bords du lac Léman.

Tous ces noms si lointains sonnent bien étrangement à cette heure du soir dans cette redoute sud-oranaise, et tous ces plans de pauvres soldats étrangers n’ont pas bien l’air de devoir jamais se réaliser.

Plus bas, au delà d’un grand terrain vague où le vent chasse des tourbillons de poussière, le ksar de Taagda, un dédale de ruelles couvertes et noires, de maisons à terrasses, parfois très hautes, le tout entouré d’une muraille flanquée de tours carrées en toub d’une teinte grise prenant au soleil des reflets métalliques.

Des koubbas maraboutiques d’un blanc fané, et, comme toujours, d’innombrables sépultures apportant leur note de mélancolie et d’abandon autour des demeures des vivants.

 

*    *    *

 

Dans le lit large et profond de la rivière, au cœur des palmeraies, je retrouve avec une émotion nostalgique des aspects de l’oued gracieux qui arrose Bou-Saâda : au pied des grands dattiers sveltes, des grenadiers en fleurs et, dans l’eau coulant lentement sur des cailloux blancs, des lauriers-roses constellés de corolles d’une pâleur ardente.

Ces jardins sahariens, avec leur fraîcheur humide et leur ombre mystérieuse, semblent avoir poussé presque miraculeusement au milieu de la hamada brûlée et nue, sur la terre maudite qui paraît à jamais stérile.

Il est des coins charmants, des refuges d’ombre et de paix somnolente, au fond de cette grande palmeraie de Béchar.

De grands figuiers aux troncs noueux se tordent et étendent leurs branches fragiles vers les séguias qui murmurent doucement sous l’enchevêtrement des grenadiers et des vignes.

L’eau transparente coule entre les plans de pastèques aux feuilles découpées et les menthes poivrées qui servent à aromatiser le thé. Au-dessus de tout cela, les dattiers groupés par familles, avec leurs troncs ciselés et leurs longues frondaisons bleuâtres où le soleil jette des flèches d’or et allume des miroitements d’acier poli.

 

*    *    *

 

Les gens de Béchar sortent le soir de leur ksar sombre, pour s’étendre sur le sable chaud.

Quelques marabouts enveloppés de minces haïks de laine transparente, le visage blanc et impassible, s’éventent avec des chasse-mouches en crins blancs.

Le reste, des kharatine noirs, plus frustes et plus primitifs que ceux de Figuig.

Ils portent une simple chemise blanche à larges manches, ceinturée autour des reins et, en bandoulière, un long couteau marocain et une zaboula, une sacoche en cuir qui tient lieu de poche et de bourse.

Beaucoup vont tête nue sous l’écrasant soleil. D’autres enroulent une cordelette en poil de chameau fauve sur leur front obscur.

Il en est qui portent sur les joues des cicatrices régulières ; ceux-là sont de souche soudanaise, esclaves ramenés naguère par les berabers et qui se souviennent encore de la terre lointaine où sont nés leurs pères. La plupart sont originaires du Mossi.

Plus on s’enfonce vers le sud-ouest, plus sombres et plus fermés deviennent les visages, plus rares aussi se font les hommes de race blanche.

C’est une sensation de dépaysement, presque de malaise, ce fourmillement noir, ces visages obscurs aux traits anguleux, après la beauté régulière des Hauts-Plateaux et l’élégance pâle de certains types ksouriens de Figuig.

C’est aussi à Béchar que j’éprouve une sensation d’éloignement réel, pour la première fois dans le sud oranais.

Pourtant, ici, je n’ai pas retrouvé la sensation singulière de malaise et d’oppression vague que j’ai toujours ressentie à Beni-Ounif, dans l’étroite vallée de pierre noire sans horizon.

Ici, c’est le vrai désert, large et libre, où la lumière roule ses ondes changeantes sur le beau sable d’or.

Isabelle EBERHARDT.

Kenadsa, juin 1904.

HAUTS-PLATEAUX[111]

Vers Géryville

C’est le matin, un matin d’hiver pâle et lumineux avec un soleil doux qui caresse les figuiers et les grenadiers dénudés de la cour et qui allume des flammes blanches dans les palmes aiguës que la brise froide agite à peine.

Le caïd des Akkerma et son goum sont déjà partis, avant l’aube.

Je les rejoindrai le soir seulement, à l’étape.

Enveloppés de grands burnous en poils de chameaux noirs, nous montons à cheval le vieux goumier Mohammed Naïmi et moi.

Nous cheminons en silence, d’abord à travers les jardins, puis dans la vallée tout de suite inculte et déserte où l’alfa roule ses flots grisâtres.

Ce n’est pas gai, ce départ de bon matin, en carême, et l’esprit se replie sur lui-même pour de vagues songeries ternes.

Les chevaux au contraire s’excitent à l’air frais et s’ébrouent joyeusement.

La journée va être longue, sans manger et surtout sans fumer, dans la monotonie de l’interminable vallée.

Des deux côtés, des montagnes stratifiées, d’un bleu pâle et brumeux ferment l’horizon.

Au nord-est, très loin, une autre montagne s’élève peu-à-peu, rectiligne et puissante.

Et je songe avec une nostalgie plus amère à la silhouette toute semblable du Djebel Moumène, là-bas, à l’horizon rouge de Djenan-ed-Dar.

Dans la brume blanchâtre du matin, le soleil monte et la vallée d’alfa devient plus souriante.

Le malaise des premières heures de jeûne se dissipe aussi peu à peu.

Je me console en me disant qu’il me reste encore au moins une vingtaine de jours de vie nomade.

Sur cette route de Géryville, nous ne rencontrons que quelques petits bergers accroupis près de touffes d’alfa qu’ils font flamber pour se chauffer.

Alors, nous mettons pied à terre, car nos pieds s’engourdissent dans les minces bottes en filali rouge et nos mains se raidissent à ne plus pouvoir tenir les rênes.

Mohamed Naïmi voit que je semble triste et avec la grande bonhomie des nomades, il commence à me raconter des histoires pour m’égayer.

Bien simples et souvent bien poignantes, les histoires du bon goumier : le départ du pays natal, avec les cavaliers Trafi, les regrets et les adieux, les femmes et les gosses qui pleurent, puis, les jours et les jours de route dans la monotonie des hamada, tantôt à la poursuite d’insaisissables djiouch, tantôt simplement pour éclairer et escorter les lents convois de chameaux.

Puis, Naïmi s’étire voluptueusement sous son lourd burnous et dit avec un sourire à dents très blanches :

— Louange à Dieu, tout cela est passé, et demain ou après-demain, chacun sera dans sa tente.

Ce qu’il sous-entend bien clairement, c’est le dur célibat, des mois durant, la solitude loin des belles bédouines au front tatoué.

Pourtant Naïmi approche de la cinquantaine et sa barbe grisonne.

Je l’encourage un peu et il se met à me conter les prouesses amoureuses de sa jeunesse, en termes corrects et voilés, mais avec une flamme rallumée dans ses longs yeux fauves d’oiseau de proie.

Pas banales, ces amours nomades, et vraiment faites pour mettre dans ces frustes existences de bergers quelques notes romanesques qui, plus tard, laissent leur empreinte sur toute la physionomie morale des bédouins, sur leur caractère et leurs attitudes.

Qu’importe qu’elle soit inconsciente, la grande poésie sauvage de leur vie !

 

*    *    *

 

Le soleil décline à l’horizon, et nous arrivons dans un défilé étroit entre deux hautes montagnes où l’alfa est plus touffue, dans la brousse épineuse de grands oliviers sauvages, et on redescend.

C’est le Djebel Breïsath, à droite de la route de Géryville.

Au milieu d’une clairière, sur un petit plateau incliné vers l’Oued, une dizaine de belles tentes à rayures rouges et noires, surmontées de boules de laine rouge : le campement de la fraction maraboutique des Ouled-Sidi-Mohammed-el-Medjdoub.

Les chevaux de notre goum sont attachés autour des tentes et les gens du douar allument de grands feux pour préparer la diffa du caïd des Akkerma, Si Larbi ould hadj Ali.

Loupiot, mon chien, qui a suivi mes bagages portés par une mule, s’élance à ma rencontre avec des gémissements joyeux.

C’est un bon moment, l’arrivée au campement, en temps de Ramadane, une sensation de home retrouvé sous cette tente étrangère que je quitterai demain pour toujours, mais où je suis si bien ce soir, étendue sur d’épaisses haraïr.

Le brave caïd trône au milieu de ses hommes bronzés et passablement déguenillés, après quatre mois de Sud.

Assis en demi-cercle, le menton aux genoux, les marabouts écoutent attentivement les histoires que leur conte le caïd et les nouvelles de l’Ouest.

Tous les Arabes de l’Oranie du Sud s’intéressent passionnément aux affaires de la frontière et du Maroc.

Chez ces Trafi et ces Amour dont Bou-Amama était il y a vingt ans le chef, plus aucune envie de suivre la fortune du vieux détrousseur.

Aujourd’hui, ils sont les plus vaillants parmi les soldats musulmans qui combattent là-bas pour la France.

 

*    *    *

 

On veille tard, pour attendre l’heure du deuxième repas et un grand murmure de voix monte du campement dans la nuit noire.

On parle bestiaux, moutons, chameaux, alfa et marchés, à présent. Et ce sont ces conversations de pasteurs que j’entendrai répéter à toutes les étapes jusqu’à Boghari…

Enfin, longtemps après minuit, tout se tait et je m’endors, malgré le froid qui transperce burnous et couvertures et malgré les étirements félins de Loupiot, pelotonné contre ma poitrine.

 

*    *    *

 

Nous entrons dans la plaine, au lever du jour.

D’abord, nous suivons une piste pierreuse, dans un terrain dénudé qui s’irise de teintes violacées.

En face de nous, une muraille se dresse, haute, impénétrable, grise ; une zone de brouillard épais où le soleil se levant à l’opposé dessine de pâles arcs-en-ciels et de grands demi-cercles blancs qui semblent des voûtes sous lesquelles nous devons passer.

Il fait un froid glacial dans toute cette brume et une buée argentée couvre bientôt nos burnous, le poil des chevaux et la barbe des goumiers.

Nous trottons pendant près d’une demi-heure pour essayer de nous réchauffer, mais le froid augmente toujours et nous descendons dans un petit cirque de monticules noirs ou l’alfa est très épaisse.

Bientôt, de hautes fumées grises montent dans la brume et des flammes claires coulent au ras du sable mouillé.

La bonne chaleur nous rend courage, apporte un peu de gaîté dans notre petite troupe dont le réveil fut maussade.

Un mokzani et quelques goumiers nous rejoignent.

Le mokzani Ahmed s’en vient de Taghit, tout seul sur sa jument gris souris, pour revoir ses parents qui campent quelque part près de Brézizina vers le Sud.

Une heure plus tard, quand la brume s’est dissipée, nous joignons les chameaux des sokhar Trafi, qui portent les bagages du goum et une dizaine de caisses de cartouches que le goum doit rendre au bureau arabe de Géryville.

ISABELLE EBERHARDT.

Vers Géryville (suite)[112]

Il est midi et le soleil luit, chaud et ardent comme au printemps.

À mesure que nous remontons vers le Nord, le terrain devient plus rouge et plus ferreux et de longues ondulations traversent la plaine, creusant de larges oueds encore à sec.

À droite, tout en bas, apparaît un petit ksar très blanc, avec des jardins aux arbres dénudés. Pas un dattier.

C’est Chellala Guéblia.

À gauche, sur la colline, au bord de la route, une grande koubba de Sidi Abdelkader Djilani de Baghdad.

Un carré de maçonnerie entre de hautes murailles nues et une coupole ovoïde très allongée, le tout d’une blancheur ancienne, vaguement dorée par le soleil.

Nous arrivons au pied de cette montagne aux contours géométriques qu’on apercevait depuis Tiout et qui ressemble au Djebel-Sidi-Moumène.

Dans une petite dépression du sol très rouge, un ksar joli en toub fauve d’une teinte foncée et de beaux jardins de palmiers : Chellala Dahraouïa où nous allons passer la nuit.

Le ksar est bâti sur un terrain très accidenté, coupé de fondrières profondes.

Nous traversons les rues en partie couvertes, les étranges rues ksouriennes pleines d’ombre et de mystère.

Nous longeons sur un étroit sentier une brèche large comme un précipice au fond de laquelle il y a des jardins et une vieille koubba dont le revêtement de chaux s’est effrité et dont la coupole fruste arrive à hauteur du chemin.

Des tombes l’entourent, petites pierres grises dressées.

Nous arrivons chez le caïd Hadj Ahmed, un vieillard accueillant et jovial qui nous reçoit dans la salle des hôtes, une longue pièce blanchie, avec un lit européen dans un coin et des tapis du Djebel-Amour entassés à terre.

Pour attendre le Magh’reb, nous sortons sur un coteau nu, au-dessus du ksar et là, nous lézardons longuement au soleil, sur la terre tiède, en compagnie du cadi, du caïd et de quelques lettrés dont un beau jeune homme brun qui chante d’une voix douce, le fils du caïd de Bou-Semghoun, ksar du Sud-Ouest de la région.

À Chellala, les ksouriens parlent encore chelh’a et c’est ici pour la dernière fois que j’entends le vieil idiome berbère, étrange et incompréhensible, qui assombrit encore tout le mystère voulu de la vie indigène, à Figuig : plus loin nous rentrons en pays purement arabe.

 

*    *    *

 

Au coucher du soleil, encore une impression du sud retrouvée ici.

Tandis que nous regagnons le Ksar, nous rencontrons, sur la route des puits, une théorie de femmes en longs voiles rouges ou blancs qui s’en vont dans le soir rouge, avec des amphores et des peaux de boucs sur leurs épaules.

De longues ombres violettes cheminent à leurs pieds sur la terre rose…

 

*    *    *

 

Toute la vie nomade se résume bien dans cette question que le caïd Larbi pose à son collègue de Chellala, au départ :

— Ne pourrais-tu me dire où est campée ma famille, actuellement ?

Le caïd Hadj Ahmed fait un geste qui, à moi, me semble bien vague : il étend sa main droite vers le nord-est. Cela suffit, le caïd des Akkerma a compris et il trouvera son foyer errant, à plus de cent kilomètres de l’endroit où il l’avait laissé au commencement de l’automne…

 

*    *    *

 

Douéïs, une vallée entre des collines pierreuses et nues et des montagnes que le caïd me nomme : Djebel-Bessebaa, Ousseïra, Mezrou’, Tazina, où coulent d’abondantes fontaines.

Au fond de la vallée, un oued raviné ronge comme une longue plaie saignante et des ghedir qui commencent à s’emplir.

Il est trois heures quand nous approchons du campement du caïd.

Deux ou trois coups de fusil partent en l’air et le you-you argentin des femmes se prolonge aux échos de la montagne.

Toute la tribu accourt au devant du chef, homme simple et rude, sans malice, et des frères revenant du Bled-el-Baroud (pays de la poudre).

Je vais passer ici la journée de demain, puis je quitterai les braves Trafi pour gagner Géryville.

Après le repas du magh’reb, je m’en vais errer seule avec Loupiot dans l’alfa.

Je veux que la griserie de ma jeunesse se dissipe, puisque je comprends que, si même je devais retourner un jour là-bas, je n’y retrouverais rien de ce que j’y ai laissé.

 

*    *    *

 

La soirée et la nuit se passent gaiement sous la tente des hôtes où nous sommes bien une trentaine, ce qui fait que nous ne sentons pas trop le terrible froid d’avant l’aube.

 

*    *    *

 

C’est le matin, vers dix heures, je dis adieu au caïd Larbi et à tous les gens des Akkerma, un adieu fraternel et presque ému.

Puis, je reprends la route de Géryville seule avec un grand gars nommé Abdesselam, gauche et sauvage, qui commence par garder un silence obstiné pendant plusieurs heures.

Il fait tiède sous un ciel clair.

Après des ravins et des fondrières, nous traversons une grande plaine de sable d’aspect tout à fait saharien.

Le soleil devient presque chaud et la journée s’écoule vite.

Nous avons à franchir quatre-vingt-quinze kilomètres pour arriver à Géryville et sur cette route, il n’y a rien, pas un douar, sauf un dar-diaf misérable et à moitié ruiné, qui est gardé par quelques bédouins de lignée maraboutique mais qui ressemblent plutôt à des rôdeurs, les Ouled El Hadj ben Amar.

Le dar-diaf est très loin, à soixante kilomètres au moins du campement de Si Larbi et nous trottons presque toute la journée pour y arriver avant la nuit.

Abdesselam consent peu à peu à causer, mais je constate son incurable bêtise et je préfère écouter une mélopée monotone et plaintive que mon guide lance à pleine voix aux échos du bled.

Il me confie qu’il n’a jamais été à Géryville, que, d’ailleurs, il n’a jamais mis les pieds dans un village français, et il me pose les questions les plus saugrenues auxquelles je réponds vaguement, l’esprit ailleurs.

Je regrette mon compagnon du premier jour, Mohammed Naïmi, intelligent et intéressant.

Le soleil se couche. C’est le magh’reb et j’ai la consolation de pouvoir enfin allumer une cigarette.

Mais du dar-diaf et des Ouled Sid-El-Hadj-ben-Amar, toujours pas de trace.

La route file, toute droite, dans la plaine déserte aboutissant à l’horizon à une chaîne de longues collines basses où quelques oliviers sauvages ont poussé.

— Peut-être est-ce là-bas, au pied de la colline, ce dar-diaf, dis-je.

— Dieu seul le sait.

Rien d’autre à tirer de la brute, et je me contente de partir au grand trot.

La nuit va tomber et nous nous engageons dans un défilé où la route descend et où les ombres violettes du soir embrument déjà les choses.

Enfin, voilà le dar-diaf déjeté et croûlant, dans un terrain marécageux coupé de séguias fraîches.

Nous faisons boire les deux vaillantes juments, puis, nous cherchons les gardiens.

Ils sont campés dans une sorte de fissure de la montagne, sous des tentes déclinées et pouilleuses et ils ont eux-mêmes bien mauvaise mine, avec des figures faméliques et rapaces.

Longs pourparlers pour le prix de la diffa et l’orge.

Enfin nous déjeunons d’un peu de mauvais café et de couscous noir sans viande et nous nous reposons sous l’une des tentes. Par une déchirure du rideau intérieur, des yeux curieux de femmes nous guettent.

Abdesselam a envie de coucher là et les « marabouts » voudraient nous retenir.

Mais moi, ce lieu et ces gens me pèsent. Je préfère le silence de la nuit glacée et sans lune et je ne me laisse pas fléchir.

Nous remontons à cheval et nous filons, très vite, pour rejoindre la route.

L’obscurité est opaque et un vent froid se lève.

Abdesselam maugrée un peu et finit par se taire, voyant que je ne l’écoute pas.

Enfin, nous trouvons une fontaine, et un abreuvoir, au pied d’une haute colline envahie par l’alfa.

Nous montons et nous allumons du feu pour nous chauffer et nous éclairer pendant que nous mangeons un peu de galette bise, le deuxième repas de la nuit de ramadhane.

ISABELLE EBERHARDT.

 


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en novembre 2021.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Isa, Yves, Anne C., Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé d’après : Nouvelle Revue Moderne, numéros des 15 septembre, 15 octobre, 15 novembre 1895 et 15 mai 1896 ; L’Athénée en mars, avril, juin et juillet 1898 et mars 1900 ; Le Progrès de l’Est dès le 4 février 1902 (publié en feuilleton) ; Les Nouvelles des 15 et 21 mai, 8 juillet, 27, 28 et 29 août, 24, 25 et 26 septembre 1902 ; La Revue blanche No XXVIII de juillet 1902 ; Fragment autographe, non daté, acquis par la Bibliothèque de Genève ; La Grande France en octobre 1902 ; Akhbar des 14 et 28 décembre 1902, 4, 11, 18, 25 janvier, 8, 15 février, 1er et 11 mars 1903, 3, 10, 17, 24 et 31 janvier, 14, 21 et 28 février, 6, 13 et 27 mars, 10, 17 et 24 avril, 1er, 8, 15 et 22 mai, 5 juin, 3 et 10 juillet 1904 ; La Dépêche Algérienne du 12 et 28 janvier, 11 mars, 14 avril, 12 mai, 19 juin, 1er et 25 août, 15 et 30 septembre, 28 octobre, 13 décembre 1903, 5 et 25 janvier, 5 et 24 avril, 3 mai, 27 et 28 juin, 17 juillet et 31 octobre 1904 ; La Vigie algérienne du 2 décembre 1903. Per Fas et Nefas, Sous le Joug, édition de référence : Écrits sur le Sable, Paris, Bernard Grasset, 1990. Yasmina, édition de référence : Contes et Paysages, Paris, éd. de la Connaissance, 1925. La photo de première page a été prise par Sylvie Savary.

Nos remerciements aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM) et au Centre de documentation historique sur l'Algérie (CDHA) à Aix-en-Provence pour leur aide et leur disponibilité.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…

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[1] Publié dans la Nouvelle Revue Moderne du 15 septembre 1895.

[2] Publié dans la Nouvelle Revue Moderne des 15 octobre et 15 novembre 1895.

[3] Publié dans la Nouvelle Revue Moderne, le 15 mai 1896.

[4] Publié dans L’Athénée en mars, avril, juin et juillet 1898.

[5] Ouléma, pluriel de âlem, savant, docteur en théologie, en droit et en sciences, comprises sciences naturelles, élémentaires, belles-lettres, poétiques, etc., etc.

[6] Zéouïya, édifices religieux servant à la fois de mosquées privées, de lieu de réunion, d’habitation parfois et d’école aux nombreuses confréries musulmanes ayant pour but des pratiques religieuses très variées, des études islamiques, mais surtout la propagation et la défense de l’Islam.

[7] Aïssaouas, confrérie comptant dans l’Occident musulman une grande quantité de membres capables par de très curieux phénomènes d’extase réelle, d’arriver à une insensibilité, à une analgésie plupique complète.

[8] Taleb, savant connaissant le Coran, la loi, la jurisprudence, la poétique, l’histoire musulmane et la si riche littérature arabe.

[9] Djéma, mot servant à désigner à la fois les mosquées et, dans le langage vulgaire, les écoles primaires.

[10] Cab-cab, sorte de sandales en bois dur, retenues sur le cou-de-pied par une lanière de peau, à l’usage des Négresses et des Juives.

[11] Naçaras, chrétiens Nasaréens. On dit au singulier Nousrani ou vulgairement Roumi, c’est-à-dire Romain catholique.

[12] Beldi, Maure.

[13] Kénoûn, pot-au-feu rond en terre cuite rouge, muni de trois cornes, seul en usage parmi les Arabes.

[14] Gandoura, vêtement commun aux deux sexes, avec une petite différence de longueur et de forme. Longue tunique sans manches, très large, les épaules retombant sur les bras.

[15] Hamdou-lillah, louange à Dieu ! Formule constamment usitée dans la conversation.

[16] Méïda, petite table de forme ronde à quatre pieds très basse.

[17] Tolbas, pluriel de taleb. Le mot savant et régulier est âlem, pluriel Oulémas. De là le titre de ce récit.

[18] Mosquée, en dialecte algérien.

[19] Sidna Eyoub : Job, patriarche biblique.

[20] Sidna Ibrahim, Abdelkader et Ben Kerim sont les Saints Musulmans préférés à Annéba. Dieu est le plus grand ! Formule qui revient souvent dans la prière et que l’on emploie dans bien des circonstances : par exemple, dans une maison en deuil, etc., etc.

[21] Senoussyas : puissante confrérie comptant d’innombrables adeptes en Afrique surtout, et qui a pour but de ramener l’Islam à son unité et à sa pureté primordiales.

[22] Kacidé : chant arabe.

[23] Publié dans L’Athénée en mars 1900.

[24] Publié en feuilleton dans Le Progrès de l’Est dès le 4 février 1902.

[25] En Arabe, il y a là un jeu de mots intraduisible. (Les notes de ce chapitre sont intitulées, dans l’édition Doyon : Écrites par Isabelle Eberhardt.) (BNR.)

[26] Guerba : petite outre en peau de chèvre ou de bouc goudronnée dont ou se sert pour le transport des liquides.

[27] Kéfer : infidèle, idolâtre, ternie improprement employé par les illettrés pour désigner tous les non-musulmans, tandis qu’il n'est usité par le Coran et les savants que pour désigner les athées et les idolâtres.

Haram : défendu, péché.

[28] Aziza : chérie, bien-aimée.

[29] Mabrouck : béni.

[30] Frank ou Frandjy : chrétien, Franc.

[31] Publié dans Les Nouvelles des 15 et 21 mai 1902.

[32] Rir’, plur. Rouara, habitants de l’Oued-Rir’.

[33] Koubba, tombeau de saint musulman ou chapelle commémorative en sa mémoire.

[34] Publié dans la Revue blanche No XXVIII de juillet 1902.

[35] Dans l’édition de Victor Barrucand : « n’est licite qu’aux musulmans ». (BNR.)

[36] Petite Sicile.

[37] Publié dans Les Nouvelles le 8 juillet 1902.

[38] Bône.

[39] Rivière d’Or.

[40] Publié dans Les Nouvelles des 27, 28 et 29 août 1902.

[41] Berda, bât de mulet, surnom expressif que donnent les tirailleurs indigènes à leur sac.

[42] Taleb, pluriel Tolba, lettrés arabes.

[43] Réunion des Ministres et Tribunal musulman.

[44] Transcription d’un fragment autographe, non daté, d’Isabelle Eberhardt, acquis par la Bibliothèque de Genève. Il s’agit vraisemblablement d’une variante ou d’une ébauche du Roman du Turco.

[45] Publié dans Les Nouvelles des 24, 25 et 26 septembre 1902.

[46] Publié dans La Grande France en octobre 1902.

[47] Tellis : grand sac qui sert à charger les mulets et les chameaux. Tissé en poil de chèvre rayé noir et blanc.

[48] Publié dans l’Akhbar du 14 décembre 1902.

[49] C’est une erreur de croire que le jeûne doit être rompu quand on ne peut distinguer un fil noir d’un fil blanc. Le fil noir dont parlent les musulmans est la ligne d’ombre s’étendant à l’Est au commencement de la nuit. (Note de l’auteur.)

[50] Publié dans l’Akhbar du 28 décembre 1902.

[51] Publié dans l’Akhbar du 4 janvier 1903.

[52] Berdha, bât de mulet, nom expressif que donnent à leur sac les tirailleurs indigènes.

[53] Publié dans l’Akhbar du 11 janvier 1903.

[54] Publié dans La Dépêche Algérienne du 12 janvier 1903.

[55] Elasnam (les idoles), nom arabe d’Orléansville.

[56] Heimatlos, sans patrie, mot allemand, passé dans le jargon de la légion étrangère.

[57] Publié dans l’Akhbar du 18 janvier 1903.

[58] Publié dans l’Akhbar du 25 janvier 1903.

[59] Publié dans La Dépêche Algérienne du 28 janvier 1903.

[60] Publié dans l’Akhbar du 8 février 1903.

[61] Mekhazni, cavalier du makhzen.

[62] Chenâbeth, plur. du mot sabir de Chambith, garde champêtre.

[63] Rigoureusement authentique.

[64] Publié dans l’Akhbar du 15 février 1903.

[65] Publié dans l’Akhbar du 1er mars 1903.

[66] Publié dans La Dépêche Algérienne le 11 mars 1903.

Meddah, rapsode arabe.

[67] « Dieu lui accorde sa miséricorde », se dit des morts.

[68] Publié dans l’Akhbar le 11 mars 1903 mars 1903.

[69] Publié dans La Dépêche algérienne le 14 avril 1903.

[70] Hottara, armature de puits en troncs de palmiers.

[71] Fatiha, 1re sourate du Coran.

[72] Publié dans La Dépêche Algérienne le 12 mai 1903.

[73] Publié dans La Dépêche algérienne du 19 juin 1903.

[74] Publié dans La Dépêche Algérienne le 1er août 1903.

[75] Publié dans La Dépêche Algérienne du 25 août 1903.

[76] Publié dans La Dépêche Algérienne du 15 septembre 1903.

[77] Publié dans La Dépêche algérienne du 30 septembre 1903.

[78] Publié dans La Dépêche Algérienne du 28 octobre 1903.

[79] Publié dans La Vigie algérienne du 2 décembre 1903.

[80] Publié dans La Dépêche Algérienne du 13 décembre 1903.

[81] Heimatlos, sans-patrie, terme allemand usité à la légion.

[82] Publié dans La Dépêche Algérienne du 5 janvier 1904.

[83] Publié dans La Dépêche Algérienne du 25 janvier 1904.

[84] Publié dans La Dépêche Algérienne du 5 avril 1904.

[85] Publié dans La Dépêche Algérienne du 24 avril 1904.

[86] Publié dans La Dépêche Algérienne du 3 mai 1904.

[87] Publié dans La Dépêche Algérienne du 17 juillet 1904.

[88] Publié à titre posthume dans La Dépêche Algérienne du 31 octobre 1904 avec une introduction de Victor Barrucand : « Le meilleur hommage que nous puissions rendre à la défunte est de publier le dernier manuscrit que nous ayons reçu d’elle, daté d’Aïn-Sefra, septembre, et qui devait paraître ces jours-ci. »

[89] Publié dans l’Akhbar du 3 janvier 1904.

[90] Publié dans l’Akhbar du 10 janvier 1904.

[91] Publié dans l’Akhbar du 17 janvier 1904.

[92] Publié dans l’Akhbar du 24 janvier 1904.

[93] Publié dans l’Akhbar du 31 janvier 1904.

[94] Publié dans l’Akhbar du 14 février 1904.

[95] Publié dans l’Akhbar du 21 février 1904.

[96] Publié dans l’Akhbar du 28 février 1904.

[97] Publié dans l’Akhbar du 6 mars 1904.

[98] Publié dans l’Akhbar du 13 mars 1904.

[99] Publié dans l’Akhbar du 27 mars 1904.

[100] Publié dans l’Akhbar du 10 avril 1904.

[101] Publié dans l’Akhbar du 17 avril 1904.

[102] Corrigé par la suite en déconcertante. (BNR.)

[103] Publié dans l’Akhbar du 24 avril 1904.

[104] Publié dans l’Akhbar du 1er mai 1904.

[105] Publié dans l’Akhbar du 8 mai 1904.

[106] Publié dans l’Akhbar du 15 mai 1904.

[107] Publié dans l’Akhbar du 22 mai 1904.

[108] Publié dans l’Akhbar du 5 juin 1904.

[109] Publié dans La Dépêche Algérienne du 27 juin 1904.

[110] Publié dans La Dépêche Algérienne du 28 juin 1904.

[111] Publié dans l’Akhbar du 3 juillet 1904.

[112] Publié dans l’Akhbar du 10 juillet 1904.