Louis Dumur
L’ÉCOLE
DU DIMANCHE
illustrations :
Gustave Wendt
1911
bibliothèque numérique romande
À REMY DE GOURMONT
Le samedi matin, quand arrivait le Journal de Genève, il se passait quelque chose qui ne se passait pas les six autres jours. Ces six autres jours-là, le Journal de Genève attendait tranquillement dans sa bande que mon père prît le temps de l’ouvrir, ce qui se produisait généralement au dessert de notre repas de midi, heure favorable où, l’estomac satisfait, l’esprit détendu, l’horloger Ami Pécolas, tout en savourant son petit verre de schnick, donnait lecture des morts, jetait un coup d’œil aux annonces, essayait l’article politique, parcourait la discussion du Grand Conseil, s’intéressait aux faits divers de la ville et s’endormait sur la variété.
Mais le samedi, sitôt le journal halé par la fenêtre jusqu’à notre quatrième étage du quai des Étuves, par le moyen d’une ficelle au bout de laquelle pendait un petit panier où le facteur l’avait introduit, tante Bobette s’en emparait, en faisait elle-même et sans plus tarder sauter la bande, puis, sans s’occuper des annonces, oubliant le feuilleton, négligeant contre toute vraisemblance l’attraction des décès, elle courait à la troisième page, et là, pendant une bonne heure, abandonnant tous ses devoirs de ménagère, laissant se morfondre le balai, croupir la « panosse » et parfois monter le lait, elle étudiait, flairait, mâchait et ruminait vingt fois la liste des prédicateurs du dimanche.
Cette liste s’étageait sur toute une haute colonne. Débutant par l’indication du psaume et du cantique qui serait chantés aux offices, elle énumérait d’abord les six temples nationaux de la ville, à commencer par Saint-Pierre, la cathédrale, à continuer par Saint-Gervais et la Madeleine, donnant en regard de chacun d’eux le nom du prédicateur qui en occuperait la chaire. Elle rangeait à leur suite les trois temples suburbains de Carouge, de Plainpalais et des Eaux-Vives. Puis, ayant mentionné le service en langue allemande de l’Auditoire, elle alignait en bon ordre alphabétique les dix-neuf paroisses de la campagne, avec leurs prédicateurs, depuis Anières et Avully jusqu’à Vandœuvres et Versoix. Après avoir fait place à l’Église luthérienne et catalogué l’Église méthodiste, elle abordait l’Église évangélique libre, dont elle dénombrait les cinq lieux de culte. On la voyait alors s’égarer dans le dédale des salles et chapelles, d’où elle ne sortait que pour tomber dans les services en langue italienne. Ceux-ci nomenclaturés, elle s’engageait à travers l’Église anglaise, inventoriait l’Église épiscopale américaine, puis, après avoir passé par l’Église russe, parvenait enfin à se clore sur l’Église catholique non papiste, avec Notre-Dame et Saint-Germain.
Tante Bobette avait, on le voit, de quoi méditer et se tarabuster la cervelle pour décider lequel de ces nombreux cultes elle favoriserait de sa présence.
Irait-elle entendre le pasteur Papavert à Saint-Pierre ou le pasteur Goitre à la Fusterie ? le pasteur Lebon-Berger à la Rive droite, ou à l’Oratoire le pasteur Babel ?… Grave problème, qu’elle n’avait pas la prétention de résoudre sur l’heure, mais auquel elle penserait toute la journée et qui peut-être ne recevrait sa réponse que le lendemain matin, sur les neuf heures et demie, au moment où, son chapeau noué sous son menton perplexe, son châle drapé sur ses épaules recueillies, nos quatre étages descendus et son gros soulier à œillets posé sur l’étroit trottoir du quai des Étuves, il lui faudrait prendre, de son petit pas alerte, la direction définitive.
Mais, jusque-là, nous avions à subir, papa et moi, le flux abondant de ses réflexions.
— Quel guignon ! faisait-elle, le pasteur Plantaporet ne prêche pas demain à Plainpalais. Moi qui me réjouissais d’aller l’entendre ! C’est le pasteur Cruche qui le remplace.
C’est ainsi que cela débutait généralement. Comme par un fait exprès, le pasteur qu’elle avait envie d’entendre ne prêchait justement pas ce jour-là. Elle cherchait alors ses têtes.
— Voyons, il y a M. Jourdieu à Saint-Gervais, M. Bourde à la Madeleine, M. Riflard aux Eaux-Vives, M. Lepâtre aux Pâquis…
— Pourquoi n’irais-tu pas entendre Papavert à Saint-Pierre ? proposait secourablement mon père.
— Oh ! je t’en prie, Ami, répliquait tante Bobette, ne me parle plus de M. Papavert. J’en suis bien revenue. Il a du talent, je n’en disconviens pas, beaucoup de talent ; mais c’est trop apprêté, trop élégant, trop superficiel. On voudrait moins de belles phrases et plus de sincérité. Il a fait un jour un mot d’esprit ! J’ai vu le moment où toute l’assistance allait sourire. Et puis, que veux-tu, je n’aime pas Saint-Pierre. Ces hautes voûtes, ces immenses colonnes, c’est trop solennel, cela manque d’intimité. On y sent trop la présence de Dieu et pas assez celle de Jésus-Christ.
— Tu es bien difficile ! faisait mon père.
C’était régulièrement alors le grand épluchage des pasteurs de Genève. Tante Bobette les connaissait tous, pour les avoir longuement et minutieusement pratiqués. Si elle savait en apprécier les qualités diverses, elle s’entendait mieux encore à en poursuivre inexorablement les défauts. Elle les avait tous pesés, évalués, jaugés. Sur le grand livre de son jugement, chacun possédait sa page, au bas de laquelle, d’une phrase récapitulative, d’une sentence sommaire ou même d’un simple mot, pouvait se résumer son compte et s’inscrire son bilan. Et comme l’indulgence n’était pas la faiblesse de tante Bobette, la phrase, la sentence, le mot n’étaient pas toujours l’expression d’une suave aménité et témoignaient souvent de plus de perspicacité que de réelle charité.
Si elle tenait le pasteur Papavert pour léger, le pasteur Goitre ne logeait guère à meilleure enseigne : il était lourd. Certes, il était permis d’être pesant, monotone, fastidieux, mais au point où se le permettait le pasteur Goitre, non vraiment ce n’était plus permis. Sa foi avait beau être irréprochable, il en débitait l’expression avec une si accablante gravité qu’au bout de dix minutes il était impossible de résister au bâillement et au bout de quinze au sommeil. À passer par sa bouche et à se charger de son haleine, la parole de vie ne devenait plus qu’un narcotique.
Avec le pasteur Jourdieu, c’était une autre antienne. Le pasteur Jourdieu bégayait. Non pas un de ces bégaiements rédhibitoires qui eussent rendu impossible au prédicateur autrement le plus doué l’exercice de sa profession oratoire, mais un petit bégaiement de rien du tout, sournois, subreptice, dont on ne s’apercevait pas tout d’abord, et qui cependant finissait par s’imposer tyranniquement à l’oreille jusqu’à faire de l’audition du digne homme une véritable souffrance.
Quant au pasteur Bourde, il bafouillait. L’éminent prédicateur était si riche d’idées, creusait si profondément son sujet, voulait tellement entasser arguments sur arguments, textes sur textes, pour confondre, pulvériser, disperser son adversaire supposé, qu’on avait toutes les peines du monde à suivre sans s’y noyer le flux précipité que jetait innombrablement sa terrible faconde.
Et la revue de tante Bobette se poursuivait, inlassable, autant qu’impitoyable. Le pasteur Lepâtre était trop terre à terre, le pasteur Lebon-Berger trop dans les nuages ; le pasteur Chiquet ne faisait que de la théologie, le pasteur Crochon que de la morale ; M. Riflard, le pasteur ordinaire des Eaux-Vives, était ennuyeux comme la pluie, tout au rebours de M. Lagouille, qui était sec comme un puits sans eau ; le pasteur Pélican exagérait la simplicité, le pasteur Melon la solennité… Il n’était pas jusqu’aux particularités physiques qui ne fussent l’objet des critiques aiguës de tante Bobette : le pasteur Porchet était par trop gras, le pasteur Boudin par trop laid, le pasteur Guignol par trop grimacier. Et jusqu’aux différences de condition sociale qui la trouvaient revêche : le pasteur Pot, plusieurs fois millionnaire, n’avait-il pas honte de prêcher aux pauvres la charité chrétienne, et le pasteur Ducimetière, qui se permettait de n’avoir que son seul traitement pour équilibrer quatorze enfants tous vivants, ne rougissait-il pas de ne pouvoir consacrer au service du Seigneur que des redingotes élimées et un linge parcimonieusement renouvelé ?
Mais le grand reproche de tante Bobette, celui auprès duquel les autres paraissaient ne concerner que de simples peccadilles, le reproche majeur, qui frappait à ses yeux celui qui en était l’objet d’une tare capitale et lui valait le prononcé d’un interdit décisif, c’était l’inculpation de libéralisme. Voilà même ce qui scindait pour elle les pasteurs de Genève en deux groupes nettement distincts, tranchés comme le jour et la nuit. Si les orthodoxes, quels que fussent les défauts qu’elle s’ingéniait à leur découvrir, méritaient après tout sa confiance et bénéficiaient en fin de compte de sa relative indulgence, les libéraux, eux, se voyaient tous en bloc traités par elle en ennemis déclarés, et les plus grandes vertus, les plus hauts talents n’eussent pas suffi à garer le plus respectable d’entre eux de son mépris foncier et de sa vindicte personnelle. C’est à peine si elle leur accordait la qualité de chrétiens.
Qu’était-ce qu’un libéral ? et quand était-on libéral ? La question eût embarrassé plus d’un docte théologien ; mais pour tante Bobette elle se résolvait le plus aisément du monde. On pouvait croire à la divinité de Jésus-Christ et cependant être flétri par tante Bobette du terme de libéral ; on pouvait admettre la justification par la foi, s’incliner devant le mystère de la Trinité, ne reculer ni devant le dogme du péché originel, ni devant celui du jugement dernier, sans cesser pour cela d’être un horrible libéral. Pour révéler le libéral, la vraie pierre de louche, c’était le miracle. On n’était authentiquement orthodoxe qu’à la condition de croire aveuglément à tout miracle rapporté par la Bible. C’était net, c’était précis. Et c’est ce que faisait tante Bobette. La Bible lui disait que Jésus avait ressuscité Lazare, elle le croyait ; la Bible lui apprenait que Jonas était resté trois jours dans le ventre d’une baleine, il y était resté trois jours ; la Bible lui racontait que Josué avait arrêté le soleil, Josué avait arrêté le soleil, matériellement, réellement. Aucun de ces faits extraordinaires ne devait être discuté ; chercher à l’expliquer, ne fût-ce qu’en l’entourant de circonstances favorables à sa production, c’était déjà le discuter, partant glisser sur la pente qui mène à l’abîme de la négation. Tante Bobette n’en discutait aucun ; elle croyait à tous les miracles bibliques, à la confusion des langues, au buisson ardent, à l’ânesse de Balaam, au char de feu d’Élie, à l’étoile de Bethléem, aux démons envoyés dans les pourceaux et même, bien qu’elle fît partie d’une société de tempérance, au miracle des noces de Cana, où Jésus avait changé de l’eau en vin.
Seulement, la croyance de tante Bobette aux miracles s’arrêtait aux limites précises de la Bible. Sitôt qu’un miracle ne figurait pas dans la Bible, son incrédulité n’avait plus assez de sarcasmes, ni son intolérance d’animosité. Qu’il y eût des gens assez stupides pour croire aux miracles des saints du calendrier catholique, que la vierge noire d’Einsiedeln trouvât des fidèles ou que Lourdes, en France, attirât des légions de malades confiants dans le pouvoir guérisseur de son eau, voilà ce qu’elle ne pouvait ni comprendre, ni pardonner. Les cinq premiers livres de l’Ancien Testament avaient été dictés par Dieu à Moïse, les psaumes à David, les évangiles à leurs évangélistes, chaque prophète, chaque apôtre avait été tour à tour le scribe du Seigneur, mais en dehors de ce qui se trouvait réuni sous la couverture gaufrée de sa bible Martin, Dieu n’avait pas soufflé mot, plus fait un geste, plus inspiré personne, plus fourni le moindre de ces miracles dont il avait été si prodigue jusqu’au 21e verset du XXIIe chapitre de l’Apocalypse.
Tel était le fondement de tante Bobette, et je dois dire qu’il était exactement le même pour un très grand nombre de Genevois et surtout de Genevoises.
Son exclusivisme était si véhément qu’il la portait à étendre son scepticisme jusque sur ce qu’on est convenu d’appeler les « miracles de la science ». Il lui était certes difficile de douter de l’existence des chemins de fer et des bateaux à vapeur ; mais l’électricité lui était déjà des plus suspecte. Quant à l’idée qu’on pût arriver un jour à faire marcher des voitures sans chevaux ou à voler et à se diriger dans les airs, elle lui paraissait du plus haut comique.
Tante Bobette était, on le voit, un être doué de raison.
Aussi son horreur du libéralisme était-elle profonde. La pensée qu’il y avait des libéraux dans le canton lui était presque aussi insupportable que de savoir qu’il s’y trouvait aussi des catholiques, voire des catholiques ultramontains. Comment pouvait-on être catholique ? comment pouvait-on être libéral ? L’un et l’autre passaient son entendement, confondaient son imagination. Quant à se dire qu’il se rencontrait peut-être à Genève jusqu’à des athées, cela la faisait tout bonnement frémir, et là la colère ne pouvait plus que faire place à la terreur.
Le nombre des pasteurs libéraux n’était pas considérable ; mais il était encore bien trop grand au gré de tante Bobette. Les pasteurs Barbavoine et Chalumel étaient libéraux ; libéral le pasteur Bidodi ; libéral le pasteur Toupin ; libéral encore, et jusqu’aux extrêmes confins du rationalisme, le pasteur Lebigre, assez audacieux pour déclarer en chaire qu’il importait peu qu’on crût ou non que Jésus était le fils de Dieu, pourvu qu’on s’inspirât des préceptes de sa morale. Tante Bobette ne pouvait évoquer ces noms sans gémir d’angoisse et sursauter de scandale. Le vide autour d’eux, c’était tout ce qu’elle souhaitait, tout ce qu’ils méritaient. Inutile d’ajouter que jamais, au grand jamais, elle n’allait entendre un prédicateur libéral. Aussi, bien qu’elle appartînt à l’Église nationale, avait-elle un faible pour l’Église libre, qui ne tolérait dans son sein aucun de ces misérables échantillons du protestantisme.
Cependant, sa curiosité toujours en alerte et la vigilance de son esprit critique la poussaient parfois à assister au sermon de quelque pasteur douteux. Elle aimait à exercer ainsi sa surveillance sur le corps pastoral. Tel nouveau pasteur, sur le compte de qui elle n’était pas encore bien fixée, la voyait le suivre avec assiduité pendant quelques dimanches, jusqu’à ce qu’elle se fût formé sur lui une opinion motivée. Tel autre, pour lequel elle éprouvait une antipathie inexplicable, la sentait dardée sur lui comme un chasseur à l’affût, heureuse quand elle était parvenue à lever quelque parole imprudente, quelque allégation insuffisamment orthodoxe échappée à sa bouche suspecte. Elle revenait alors du temple le verbe haut et le teint excité, et s’écriait presque avec un accent de triomphe :
— Je m’en doutais, le pasteur Moulin tourne au libéralisme !
Les motifs qui, chaque samedi ou le dimanche matin, décidaient tante Bobette dans le choix de son prédicateur étaient donc des plus différents et, selon qu’elle se sentait en disposition d’assister au service divin pour critiquer ou pour s’édifier, ils pouvaient même varier du tout au tout. Il arrivait cependant qu’aucune hésitation ne fût possible, parce que la décision à prendre s’imposait pour ainsi dire d’elle-même. Tel était le cas, par exemple, quand le professeur Brouillard, le doyen de la Faculté de théologie, prêchait à Saint-Pierre son sermon annuel. Il mettait, disait-on, six mois à le préparer. Oh ! alors, toute la ville y courait et il fallait être là deux heures à l’avance pour trouver une place. Tante Bobette y courait aussi, malgré son aversion pour Saint-Pierre. C’était vaguement entaché de libéralisme. Mais en faveur de la rareté de ses exhibitions, les plus rigoristes le lui pardonnaient, quittes à rentrer chez eux en disant :
— C’était très beau, mais c’était bien froid.
Tel était encore le cas lorsque parlait le père Hyacinthe. Ses homélies faisaient sensation. Une foule composite s’y portait, où toutes les nuances du protestantisme fleuretaient avec le catholicisme national et où les ultramontains seuls brillaient de toute leur absence. Tante Bobette ne manquait jamais d’aller entendre le père Hyacinthe prêcher à Notre-Dame.
Mais si aucune de ces grandes attractions ne la sollicitait et qu’elle fût simplement en humeur de s’édifier, c’est encore au pasteur Babel qu’elle revenait de préférence. Ah ! celui-là, c’était un homme selon son cœur ! Il était juste, il était droit, il était grand, il était digne ; une noble simplicité éclairait ses traits ; sa foi était ardente et sa science profonde ; son talent de prédicateur n’était égalé que par son zèle comme curateur d’âmes ; il possédait à la fois la fermeté et la douceur, l’onction et la rigidité ; tour à tour enflammé, virulent, persuasif, il remuait les consciences, entraînait les convictions, attisait les ferveurs ; nul ne savait mieux que lui effrayer le pécheur, pour le consoler ensuite et d’un doigt assuré lui montrer le salut. À celui-là, tante Bobette n’avait rien à reprocher, et depuis vingt ans qu’elle le suivait, elle ne lui avait pas encore trouvé un défaut.
— Ah ! disait-elle, s’il n’y avait que des pasteur Babel, l’Évangile aurait vite fait de conquérir le monde.
Les dimanches d’édification de tante Bobette appartenaient le plus souvent au pasteur Babel.
Mon père, lui, dominicalement parlant, était infiniment moins ponctuel. Non qu’il se targuât d’indifférence ou qu’il fît l’esprit fort. Il se disait chrétien tout comme un autre. Mais il n’affichait pas ses sentiments religieux ; ce n’était pas son genre. Il avait avec Dieu des rapports lointains et mystérieux, qui n’appartenaient qu’au for le plus secret de sa conscience et dont il ne devait compte à personne. Et s’il conservait, en protestant fidèle, la foi de ses ancêtres, il évitait avec soin d’en exagérer les circonstances extérieures. Trois ou quatre fois par an, il se rendait à Saint-Gervais, sa paroisse ; il consentait encore à se déranger pour aller entendre le sermon annuel du professeur Brouillard ; et il ne manquait jamais, chaque 31 décembre, de monter à Saint-Pierre pour assister, en bon citoyen, au service d’actions de grâces commémorant la libération de Genève de la domination française. Mais c’était à peu près tout. On le voyait alors enfouir, selon l’usage, son visage dans son chapeau avant de s’asseoir, et se recueillir quelques instants dans les odeurs de sa coiffe. Il écoutait ensuite sans un mouvement le sermon ou la liturgie. Mais il n’avait pas apporté de psautier et il eût été impossible à son plus proche voisin de savoir s’il accompagnait en sourdine les chants ou si, l’esprit absent, il pensait durant ce temps à ses horloges.
Si tante Bobette le chicanait un peu sur son manque d’assiduité, il répondait :
— Que veux-tu, ma bonne, le bon Dieu m’a mis au monde pour faire des pendules. Pourvu qu’elles marquent l’heure et sonnent juste, voilà tout ce qu’il exige. C’est ma manière à moi de le louer.
Et on ne savait s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement.
Quant à moi, j’allais à l’école du dimanche.
Bien peigné, bien lustré, vêtu de mes plus beaux habits soigneusement entretenus par tante Bobette, la cravate correctement nouée sous un col immaculé, je me mettais en route, d’un pas bien ciré et ma petite bible sous le bras, pour aller recevoir à mon tour et selon mon âge le pain de vie hebdomadaire, encore plus nécessaire, paraît-il, à mon existence enfantine que le pain quotidien.
En passant les ponts de l’Île, je jetais par-dessus la nappe mouvante du Rhône, lorsqu’il faisait beau, un coup d’œil d’envie sur le coteau vert et bleu de Cologny, où il aurait fait si bon se promener. Place Bel-Air, je m’attardais à regarder les entrecroisements joyeux de la foule endimanchée et les tramways de Carouge et de Chêne qu’emplissaient les excursionnistes du Coin ou de Monnetier. Puis je m’engageais à regret dans la Corraterie. Les magasins du trottoir de droite étant tous fermés, j’en suivais la partie gauche, doublant la tour de l’Escalade, longeant le terre-plein de la Petite-Corraterie, avec ses bancs à pieds de lion, ses marronniers, sa fontaine, sa forge et son platane ceinturé de douves et cerclé comme un tonneau. Je parvenais ainsi à la place Neuve, dont le large horizon se développait majestueusement, de son musée à son conservatoire de musique et de sa grille monumentale à son Bâtiment Électoral. J’en admirais les proportions et l’espace, avant de prendre le chemin de Sous-la-Treille, dont je foulais, d’un pied mesuré, la longue corniche. Dominé d’un côté par la muraille qui soutenait la plateforme de l’Hôtel-de-Ville et dont je pouvais lire de distance en distance, encastrées dans la pierre, les dates d’achèvement, 1712, 1557, 1698, 1705, je dominais de l’autre la promenade des Bastions et son jardin botanique, dont les vieux arbres natifs, les essences étrangères, les collections de fleurs et les plantes alpestres construisaient au-dessous de moi leurs groupes pittoresques. Je débouchais alors sur le palais Eynard, qui alignait élégamment les quatre colonnes de son portique ionique devant les balustres de marbre de ses terrasses, affirmant, en sa pure architecture, le philhellénisme de son fondateur qui, en une époque héroïque, avait dépensé une fortune pour la cause de l’indépendance de la Grèce. Là s’ouvrait la rue de l’Athénée. Et un peu plus loin, au delà du petit pont du Calabri, c’était l’Athénée lui-même, temple et palais des sciences et des arts, non moins grec que le précédent, avec son architrave sur ses demi-colonnes corinthiennes et, dans leurs belles niches de pierre, ses bustes de grands hommes.
C’est en ce site si grec et dans cette rue dédiée à la déesse de la sagesse antique que se trouvait l’École du Dimanche.
Elle pouvait, il est vrai, se réconforter d’autre part de l’aspect de la vieille enceinte des Réformateurs, qui, surmontée des étroits jardins et des hautes façades de la rue Beauregard, prolongeait ses assises jusque sous les frondaisons de Saint-Antoine, tandis que, sur l’autre bord du fossé des Casemates, où un quinconce triangulaire enfonçait son coin de platanes, l’ancien bastion du Pin présentait ses rampes et son grand mur aux arcatures bouchées.
Mais l’École, elle, était moderne, banalement moderne, inconcevablement moderne. Elle négligeait ostensiblement de constituer un souvenir. Sur aucune de ses quatre faces elle n’émettait la prétention d’offrir une pierre vénérable, une inscription, une date, sinon celle, déplorable, de sa construction : 1862. Elle se montrait à cet égard d’un extrême désintéressement et c’était sous les simples espèces d’une grande bâtisse rectangulaire, aux trumeaux de crépi vert d’eau entre des chaînes d’encoignure en mollasse du lac que, sans autre apparat, elle s’élevait.
S’élevait, s’enfonçait, devrais-je dire. Car si l’immeuble qui la contenait dressait fort convenablement vers le ciel ses quatre étages de stores verts, et présentait ainsi, coiffé de son toit d’ardoises, la correcte apparence d’une honorable maison de rapport, l’École avait assez conscience de sa valeur purement immatérielle pour n’en occuper que le sous-sol. La porte centrale franchie, on y descendait par un large escalier de pierre à double palier. On se trouvait alors, dès le seuil d’une nouvelle porte à vitrage ondulé, dans une salle régulière et spacieuse, aux trois quarts ceinte d’une galerie à balustrade ajourée. En face d’une ample estrade munie d’une tribune couraient de longs bancs à dossier, tandis que, sous la galerie, toute une série de boxes disposaient chacun autour d’une chaise ou d’une escabelle de courtes banquettes. Une grande carte de Palestine tapissait le derrière de l’estrade. Elle était en quatre couleurs : rose pour la Galilée, jaune pour la Samarie, verte pour la Judée et bistre pour la Pérée. De place en place, la nudité propre des murs s’agrémentait d’écriteaux de ce genre : « Christ est ma vie » ; « Allez à Lui » ; « Pais mes brebis » ; « On le nommera Emmanuel » ; « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite » ; « Heureux les simples d’esprit » ; « Le royaume des deux est semblable à un grain de moutarde… »
C’était dans l’espoir de s’assurer chacun une petite place dans ce royaume que, tous les dimanches, deux cents enfants, garçons et filles, se pressaient dans la salle en sous-sol de la rue de l’Athénée. Âgés de huit à quinze ans, ils provenaient de milieux divers, plusieurs de l’aristocratie, d’autres de la riche bourgeoisie, la plupart de couches plus modestes, quelques-uns même, effacés et timides, des classes nettement populaires. Mais leurs vêtements du dimanche, le soin particulier apporté ce jour-là à leur toilette, les manières distinguées que jusqu’aux plus humbles essayaient de se donner leur imprimaient à presque tous une allure commune de bon ton et de décence. Ceci était surtout apparent chez les jeunes filles, qui, dans leurs robes claires, sous leurs jolis chapeaux et l’ondoiement de leurs cheveux enrubannés, présentaient un aspect des plus attrayants. Aussi était-il certain qu’à l’espoir de gagner le royaume se mêlait, chez les garçons, un sentiment particulier de plaisir à paître sous la même houlette que ce charmant troupeau d’agnelles. Le seul malheur, c’est que nous étions séparés d’elles. Tandis que nous paissions à gauche de la tribune, nos gentilles compagnes étaient parquées dans la partie de droite. Ce qui faisait, je dois l’avouer, que souvent, plus qu’il n’eût été convenable, les regards des petits moutons de gauche quittaient la grande carte de Palestine, les textes bibliques des murs ou même le visage vigilant du berger, pour aller errer langoureusement du côté des petites brebis de droite.
Un exercice de chant préludait à l’enseignement. Aussitôt qu’un nombre suffisant d’élèves garnissait les bancs, on voyait se dresser devant le pupitre la longue redingote de M. Bibermaul, le chantre ordinaire de l’école. Une main maigre au bout d’un bras sec ouvrait un livre noir, un crâne pointu se penchait et une bouche édentée s’allongeait pour émettre d’une voix aigre munie d’un fort accent bâlois :
— Gandigue teux nous allons jander.
Tout le long des bancs c’était alors un bruissement de recueils feuilletés. Puis, M. Bibermaul exhibait un petit diapason dont il tirait discrètement un son musical ; l’harmonium soufflait quelques accords préalables, et tous, moutons et brebis, nous entonnions, suivant de près le bêlement bâlois du bonhomme :
Chantons à notre Créateur,
Imitons les saintes phalanges ;
Joignons, dans une sainte ardeur,
Notre voix à la voix des anges !
Il pouvait y avoir en cours de route un petit déraillement ; mais l’organe de M. Bibermaul nous remettait vite sur la bonne voie.
Les plus mélodieux concerts
Sont ceux de la reconnaissance,
Et le Maître de l’univers
Aime les hymnes de l’enfance.
Après le « gandigue teux », consciencieusement tiré jusqu’au bout de son ultime strophe, c’était le tour du « gandigue zinguande-zept » :
Parle, Seigneur, ton serviteur écoute,
Disait à Dieu le jeune Samuel.
Ah ! que mon cœur suive la même route
Que tint alors cet enfant d’Israël !
Ou celui du « gandigue guadré-fingt-tousse » :
En marche ! en marche ! Allons en Canaan !
Volons à la terre promise !
Que rien jamais n’entrave notre élan !
Achevons la noble entreprise !
Ô Canaan, divin séjour !
Ô céleste patrie !
On est heureux de se voir chaque jour
Plus près de ta plage chérie !
À moins que ce ne fût l’exécution du « niméro zent-guadre », très populaire et où le baryton criard de M. Bibermaul donnait avec un enthousiasme communicatif :
Ché foutrais êdre in anche,
In anche ti pon Tié ;
Fifre au ziel en éjanche
Té zé déresdré lié.
Ch’aurais ine gouronne,
En mains la harbe t’or ;
Vers Chéssis zir zon drône
Mon jant brentrait l’ézor.
Et tous nous rêvions, bizarrement impressionnés à cette perspective d’être des anges et de passer toute une éternité, le front pris dans cette couronne et cette embarrassante harpe d’or aux mains, à chanter les louanges de « Chéssis » sur la plage de Canaan.
Pendant ce temps, la salle s’était remplie les bancs complétés, et le Seigneur, s’il en avait le loisir, pouvait contempler d’un œil flatté ces rangées de petites âmes républicaines toutes prêtes à faire leur cour à sa divine majesté et à son impérieuse toute-puissance.
On lui envoyait d’ensemble l’encens d’un nouveau cantique, puis, comme les deux aiguilles du grand cartel marquaient l’angle suraigu de onze heures, un coup de timbre retentissait et la jeune assemblée se disloquait en groupes de huit à dix élèves qui, chacun sous la direction d’un moniteur ou d’une monitrice, allaient prendre place dans les boxes ménagés sous la galerie.
La première partie du culte, réservée à l’explication familière d’un chapitre biblique, commençait alors, et dans tous ces petits centres distincts c’était aussitôt un bourdonnement de versets récités, de textes lus, de questions posées, de réponses, de commentaires ou de courtes homélies, qui se mêlait aux bourdonnements voisins, gonflait, montait, s’assourdissait, ronflait de nouveau, pour se perdre dans l’immense bruissement général transformant pour vingt ou vingt-cinq minutes la salle d’école en une ruche vrombissante d’abeilles.
Pendant les mois d’hiver, l’affluence des élèves multipliait les groupes, qui débordaient alors de partout, essaimaient dans tous les coins, et jusque sur la galerie. Il y en avait même un sur l’estrade, droit derrière la tribune, sous la carte de Palestine, où les plus grands garçons, objet de la respectueuse envie de tous les autres, avaient l’avantage de recevoir l’enseignement du plus solennel et du doyen des moniteurs, un certain M. Barbon, grand chrétien, gros rentier et ancien magistrat.
Ce corps des moniteurs, qui, sous la haute main du pasteur, était chargé de nous inculquer les principes de la religion chrétienne et de nous introduire en douceur dans les voies étroites du Seigneur, était vraiment particulier. Hétéroclite et bigarré, il comprenait, outre l’honorable Barbon, un notaire, un agent d’assurances, un marchand d’antiquités, un médecin homéopathe, deux ou trois étudiants en théologie, plusieurs femmes de pasteurs, quelques dames de la société et tout un lot de vieilles demoiselles qui, privées des joies de la maternité, ne trouvaient rien de plus louable que d’exercer sur les enfants des autres les droits qui leur avaient été si iniquement refusés.
Je me trouvais faire partie, cette année, du groupe de Mme Collignon. C’était une excellente dame, avec des prétentions, peut-être justifiées, à l’aristocratie. Femme d’un banquier de la ville, elle jouissait d’une considération générale, d’une belle campagne à Bellevue et d’un cœur d’or. Nous aimions sa sympathique corpulence, son sourire satisfait, sa parole onctueuse et ses doigts lourds aux bagues cossues. Sa bible sentait bon le cuir de Russie et nous étions fiers de la voir arriver à l’école dans un somptueux équipage, muni d’un valet galonné. Aussitôt que le timbre avait sonné, nous venions faire le cercle autour d’elle. Chacun avait sur les genoux sa bible Osterwald ou Martin, toute gonflée de signets brodés, de chromolithographies et de fleurs séchées. Un court recueillement courbait les têtes, tandis que les lèvres s’agitaient d’un murmure hâtif de versets répétés.
Nous étions neuf dans le groupe de Mme Collignon. Il y avait là Tripet, le fils du Modérateur de la Vénérable Compagnie des Pasteurs de Genève, Perrod, Carcaille, le gros Cuche, Crotu, Lemagnin, le petit Gaufre, qui avait une peur terrible de l’enfer, et l’un des jeunes Ducimetière, le huitième, le neuvième ou le dixième, je ne sais au juste. C’étaient tous d’exemplaires garçons, bien élevés, dociles, quelques-uns seulement laissant percer un peu plus de distraction ou d’ennui qu’il n’eût été séant, et je n’ai que peu de chose à en dire, sauf toutefois de Carcaille.
Carcaille me paraissait d’une intelligence extraordinaire ; Carcaille posait des questions auxquelles nul autre de nous n’eût songé ; Carcaille raisonnait ; Carcaille savait par cœur une centaine de chapitres et connaissait des milliers de versets, qu’il citait à propos et avec leurs références ; Carcaille était si fort qu’il embarrassait parfois l’excellente Mme Collignon, qui le considérait à juste titre comme son meilleur élève. Avec cela gentil garçon et parfait camarade. J’aimais Carcaille et j’admirais Carcaille. Quand il n’était pas là, il manquait quelque chose au groupe. Mais il était toujours là.
Après une courte prière, Mme Collignon faisait réciter les versets qu’elle nous avait donné à apprendre le dimanche précédent. Ce petit examen passé, on abordait l’explication du texte du jour.
— Mes chers enfants, disait Mme Collignon en agitant ses bagues, nous avons vu, dimanche dernier, comment un ange du Seigneur apparut au sacrificateur Zacharie pour lui annoncer qu’il aurait un fils. Quel était ce fils, mon cher Perrod ?
— Jean-Baptiste, répondait la voix sérieuse de Perrod.
— Bien. Et maintenant, mes enfants, l’un de vous pourrait-il me dire ce que fut Jean-Baptiste ?
— Un prophète, déclarait Tripet.
— Bien.
— Le dernier des prophètes, complétait Lemagnin.
— Mieux.
— Animé de la vertu d’Élie, survenait alors Carcaille, il prêcha dans le désert, se vêtit de poil de chameau, mangea des sauterelles et inventa le baptême. Ce fut le précurseur de Notre Seigneur Jésus-Christ.
— Cette fois, c’est très bien, approuvait Mme Collignon en couvant Carcaille d’un regard satisfait.
— Il eut la tête coupée par une danseuse, se souvenait tout à coup le gros Cuche.
Mais avant que la monitrice eût pu intervenir, l’érudit Carcaille corrigeait déjà :
— Non pas par la danseuse, mais par un garde d’Hérode, sur le désir de la danseuse, laquelle était poussée par sa mère, qui en voulait à Jean, car Jean disait à Hérode : Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère. Marc, six, dix-huit.
— C’est parfait, s’épanouissait Mme Collignon. Et comment la tête fut-elle apportée ?
Tous les neuf, la mémoire subitement rafraîchie par cette évocation mélodramatique, nous nous écriions :
— Sur un plat !
— Tout à fait très bien ! rayonnait alors Mme Collignon, tandis que le petit Gaufre, qui avait l’imagination vive, murmurait tout impressionné :
— Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle histoire épouvantable !
D’un index où reluisait un saphir, Mme Collignon feuilletait sa belle bible et continuait de la sorte :
— Aujourd’hui, mes chers garçons, nous allons voir comment le même ange du Seigneur apparut une seconde fois pour annoncer la naissance d’un autre enfant.
— De Jésus ! soupçonnions-nous d’une commune voix.
— Du bon Sauveur Jésus, en effet, confirmait la monitrice. Étudions attentivement et d’un cœur pénétré de reconnaissance ce récit du plus grand événement qui se soit jamais produit dans le monde. Prenons, à la suite du texte de dimanche dernier, au verset vingt-six du premier chapitre de l’évangile de Luc. Voulez-vous commencer, mon cher Crotu ?
Chacun de nous devait lire à son tour un verset, commenté ensuite par la monitrice, qui répondait aux questions que nous étions invités à lui poser. Nous avions ouvert nos bibles à l’endroit indiqué.
— « Or, au sixième mois, lisait Crotu, l’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth… »
— Au sixième mois ? interrompait Carcaille, qui avait la prétention de tout comprendre. Au sixième mois de quoi ?
— Mais, mon enfant, au sixième mois… Au sixième mois après l’annonciation de la venue du petit Jean-Baptiste.
— Ah ! bien, faisait Carcaille. Merci, madame.
— Au sixième mois donc, reprenait la monitrice, l’ange réapparut dans la petite bourgade de Nazareth, en Galilée…
Et Mme Collignon nous parlait de cette humble localité, jusque-là si obscure que le nom ne s’en trouvait pas cité une seule fois au cours de l’Ancien Testament. C’était pourtant là qu’allait s’écouler l’enfance du Sauveur des hommes. Elle nous en montrait l’emplacement sur une petite carte annexée à sa bible, nous en décrivait le site montagneux semblable à quelque aspect de notre Suisse, nous entretenait du pays et de ses habitants, nommait ses principales villes, Tibériade, Bethsaïda, Capernaüm, et désignait son lac, le lac de Génésareth, qu’un pasteur qui l’avait visité déclarait rappeler beaucoup le lac de Neuchâtel.
Et cela nous faisait bien plaisir.
Puis Cuche entreprenait le verset vingt-sept :
— « Vers une vierge, fiancée à un homme nommé Joseph, qui était de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie. »
— Moi, j’ai « jeune fille », dans ma version, déclarait Lemagnin.
— « Jeune fille » ou « vierge », c’est la même chose, répondait sans se troubler Mme Collignon. Toute jeune fille est une vierge et toute vierge est une jeune fille. Ces deux termes s’appliquent indifféremment à toute femme non mariée ; et c’est ce qu’était en effet Marie, qui n’était encore que fiancée à Joseph, ainsi que nous l’indique le verset que nous venons de lire.
— Alors, ma sœur est vierge ? s’étonnait étourdiment Perrod.
— Et mes dix sœurs le sont ! s’écriait, non moins admiratif, Ducimetière.
— Mais sans doute, mes enfants ! assurait avec conviction la monitrice.
Sur quoi Carcaille s’absorbait, réfléchissait un instant, méditait un supplément d’information, puis tout à coup :
— Alors, vous, madame, demandait-il très poliment, vous n’êtes plus vierge ?
À quoi Mme Collignon répondait tranquillement, en roulant ses grands yeux :
— Non, mon enfant, puisque je suis mariée.
Et chacun d’apprécier la clarté de ces explications, tandis que la monitrice faisait signe à Ducimetière de poursuivre.
— « Et l’ange étant entré chez elle, enfilait Ducimetière, lui dit : Je te salue, ô toi qui es reçue en grâce ; le Seigneur est avec toi. »
— Quelles magnifiques paroles ! s’extasiait alors notre monitrice, et comme on comprend, ce que nous dit le verset suivant, que Marie en demeurât troublée ! Troublée, ah ! certes, mes amis, il y avait de quoi ! Mettez-vous à sa place. « Je te salue ! » L’ange, le messager de Dieu la saluait, elle, l’humble fille de ce village perdu de Galilée ! « Toi qui es reçue en grâce. » Reçue en grâce ! elle était reçue en grâce ! comme qui dirait que la grâce, la faveur céleste était sur elle, l’emplissait toute, la recevait dans son sein. « Le Seigneur est avec toi. » Dieu lui-même lui signifiait sa présence dans sa pauvre demeure ; il se tenait là, en personne, l’Éternel tout-puissant, avec elle ! N’y avait-il pas de quoi donner le vertige ?… Et pourquoi le Seigneur était-il avec elle ? Pourquoi était-elle reçue en grâce ? Pourquoi ce bel ange, éblouissant de lumière, la saluait-il ? Pour lui annoncer quoi, mon bon Pécolas, verset trente et un ?
C’était à moi. Je lisais :
— « Et voici, tu deviendras enceinte… »
— Enceinte ? prononçait Carcaille, en relevant de dessus son livre une tête interrogative.
— Qu’est-ce qui vous arrête, mon cher Carcaille ? Vous ne comprenez pas cette expression ? Elle s’explique pourtant par le contexte : « Tu enfanteras un fils. » Une femme à qui l’on annonce qu’elle va donner le jour à un enfant est forcément enceinte. Les deux termes se valent. C’est la même chose.
— C’est le mot, madame, le mot que je comprends pas.
Nous étions tout oreilles, car aucun de nous, je pense, ne connaissait beaucoup mieux que Carcaille la signification précise de cet étrange vocable.
— Le mot ? C’est bien simple, se décidait la monitrice. Qu’est-ce qu’une ceinture ?
— C’est quelque chose qui entoure, répondait Perrod.
— Bien. De quoi une femme qui va avoir un fils peut-elle être entourée ?
— D’affection, proposait Crotu.
— Très bien.
— De soins, ajoutait Ducimetière qui la connaissait.
— De joie, disait le gros Cuche.
— D’espérance, trouvait Tripet.
— Parfait ! Et semblable à Sion « enceinte de ses tours », comme dit le psalmiste, une future mère se voit environnée de joie, d’espérance, de toutes sortes de sentiments divers, de gloire même. Or, la vierge qui allait donner le jour à Notre Seigneur n’avait-elle pas tous les droits à être heureuse, à être glorieuse… à être enceinte ?
Carcaille se déclarait satisfait et, comme son tour était venu, il poursuivait ainsi la lecture du texte sacré :
— « Alors Marie dit à l’ange : Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme ? » – Ah ! disait-il, voilà encore quelque chose de bien difficile. Marie déclare qu’elle ne connaît aucun homme, et pourtant, quelques versets plus haut, il est écrit qu’elle était fiancée à Joseph. Elle connaissait donc Joseph !
Cela se compliquait. Mme Collignon réfléchissait un moment, puis, résolument, s’engageait :
— Votre observation, mon bien cher enfant, ne manque pas d’une apparente justesse. Il est en effet malaisé de s’imaginer que Marie ne connût pas son fiancé. Elle le connaissait donc… Mais sans précisément le connaître. Elle pouvait ne l’avoir vu que rarement ; elle pouvait même ne l’avoir jamais vu ; car il est fréquent, chez les Orientaux, que les jeunes filles soient mariées par leurs parents sans avoir approché celui qui leur est destiné. Mais enfin, je veux bien qu’elle l’ait un peu connu. Cela suffirait-il pour qu’elle connût ses qualités, ses goûts, son caractère, tout ce qu’une jeune fiancée a besoin de savoir pour pouvoir dire qu’elle connaît réellement son futur mari ? Et si Marie répondit à l’ange qu’elle ne connaissait point d’homme, nous devons penser qu’elle ne jugeait pas qu’elle connût suffisamment Joseph pour se croire autorisée à dire qu’elle le connaissait… ce qui s’appelle connaître.
C’était tout à fait lumineux et Carcaille se déclarait de nouveau satisfait.
— « Et l’ange, répondant, lui dit, lisait à son tour le petit Gaufre de sa voix timide : le Saint-Esprit viendra sur toi et la vertu du Très-Haut te couvrira…
Il mouillait son doigt, tournait la page :
— … de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé le Fils de Dieu. »
— Le Fils de Dieu ! s’exaltait Mme Collignon. Car tel était Celui qui allait naître de cette vierge ! C’était notre Sauveur, notre Christ, notre Roi ! Celui qui est descendu du Ciel pour laver nos péchés ! L’Agneau sans tache, notre Rédempteur lui-même ! Et cela afin que s’accomplît la parole du prophète : « Voici, la vierge sera enceinte, et elle enfantera un fils, et on l’appellera Emmanuel ! »
— Esaïe, sept, quatorze, spécifiait Carcaille. Mais, pardon, madame, puis-je vous poser une question ?
— Certainement, mon enfant, acquiesçait la monitrice, non sans une visible inquiétude.
— Quel fut donc le vrai père de Jésus ?
— Mais voyons, mon cher garçon, ne le comprenez-vous pas ? C’est pourtant clairement indiqué dans le passage que nous venons de lire. Je suis sûre que vos chers camarades l’ont parfaitement saisi. Voyons, mes enfants, qui fut le père de Jésus ?
Nous bourdonnions en chœur :
— Le Saint-Esprit.
— Le Saint-Esprit, très bien. Vous voyez, mon bon Carcaille, comme c’est simple. C’est le Saint-Esprit qui fût le père de Jésus.
— Mais, reprenait l’insatiable Carcaille, je croyais que le Saint-Esprit était son frère.
— Comment, son frère ?
— Oui, puisque le Saint-Esprit est une des trois personnes de la Trinité. C’est donc le frère de Jésus. Et puisqu’il est son frère, il n’a pas pu être son père.
— Vous dites des bêtises, mon pauvre cher enfant. Le Saint-Esprit et Jésus sont, en effet, avec Dieu le Père, les trois personnes de la Trinité ; mais puisque Jésus est en même temps le fils de Dieu, il se trouve être aussi le fils du Saint-Esprit.
— Et le fils de lui-même ?
— Et le fils de… Tout cela est très mystérieux sans doute, mais nous devons le croire sans trop l’approfondir. D’ailleurs la Bible le dit et ce que dit la Bible est la vérité.
— Mais alors, la mère de Jésus, tout en ayant été sa mère a donc aussi été sa femme ?… continuait à tournoyer Carcaille, complètement ahuri par cet affolant chaos de mystères.
Mais à ce moment palpitant, le timbre se mettait à carillonner bruyamment, remplissant l’école de ses sonorités métalliques et provoquant aussitôt un brouhaha général. Les groupes se rompaient, les boxes se vidaient et, quittant nos banquettes, nous allions à nouveau nous presser sur les longs bancs de la partie centrale, à gauche les garçons, à droite les filles, culottes contre culottes et robes contre robes, pour recevoir l’enseignement général. Et tandis que la lumière artificielle qui tombait des lustres venait créer des reflets sur les chevelures des jeunes filles et que la galerie se garnissait de parents venus pour écouter l’allocution du pasteur, nos moniteurs et monitrices, rapprochant leurs sièges, fermaient autour de nous un cadre sympathique, où l’excellente Mme Collignon tamponnait d’un mouchoir de batiste un visage qui paraissait avoir quelque peu transpiré.
Le pasteur Babel, – car c’était lui, – le pasteur Babel faisait alors son entrée.
On le voyait, haut, maigre et noir, surgir des deux marches de l’estrade, qu’il coupait d’un pas transversal, pour venir planter ses longs bras sur la tribune et dominer de là l’assemblée. Au-dessus de la grande bible, pendant que s’éteignaient les murmures, s’immobilisait un instant son buste imposant et sévère, dont la blancheur du col rabattu fraisait de sa ligne large la tête inflexible. Son teint jaunâtre, ses pommettes bilieuses, ses contours faciaux jaunes et luisants comme du vieil ivoire rendaient plus ardent et plus sombre son œil extatique, et ce n’était pas sans un secret frisson qu’au milieu du profond silence qui s’était établi dans la salle on voyait sa lèvre rase s’ouvrir sur son mince collier de barbe à l’américaine et que l’on entendait sa voix âpre et pénétrante scander gravement ces mots :
— Prions l’Éternel !
Magiquement soulevé, l’auditoire se dressait.
Les deux bras du pasteur Babel, quittant alors l’appui du pupitre, se repliaient l’un vers l’autre en angle aigu ; leurs mains se joignaient et les doigts de ces mains se croisaient ; puis la tête avait un léger rejet de l’occiput ; les yeux se levaient vers le plafond, et l’invocation commençait.
Elle commençait d’une façon solennelle et lente. Puis le ton s’amplifiait, montait par degrés ; peu à peu le débit s’accentuait, devenait pressant ; les mots se gonflaient, roulaient, entrechoquaient leurs éclats ; les cordes vocales sonnaient de toute leur puissance ; l’angle des bras s’agitait, battait l’air du tremblement de ses mains croisées, tandis que l’œil demeurait obstinément fixe et que la voix, tour à tour suppliante, impérative, passionnée ou terrible, interpellait la majesté divine et lui enjoignait de l’entendre. Il semblait que, sous cette incantation, le Très-Haut lui-même quittât ses nuages pour descendre, formidable et hallucinant, dans le sous-sol de la rue de l’Athénée et nous écraser de sa fulgurante présence. C’était fort angoissant.
— Amen ! concluait largement le pasteur.
Des soupirs partaient des rangs des monitrices, quelques nez se mouchaient et le pasteur Babel, reprenant sa position première, daignait enfin ramener les yeux sur nous et, après avoir fortement enveloppé du regard son école, entamait son sermon.
— Mes chers enfants, débutait-il, vous venez de voir dans vos groupes comment un ange du ciel vint annoncer au monde que le Sauveur Jésus allait naître. C’était la nouvelle, la grande nouvelle ! Elle est au cœur de la Bible et marque le centre du christianisme. Elle est l’Évangile tout entier, et vous savez que ce beau mot d’« évangile » signifie précisément la « nouvelle », la « bonne nouvelle ».
Une respiration profonde, puis le pasteur Babel détachait un premier geste éloquent.
— Quelle est cette nouvelle ? Que nous apporte-t-elle ? Pour en comprendre toute l’incomparable valeur, il nous faut remonter à l’origine de l’homme et connaître notre condition première. Mes enfants, nous sommes tous pécheurs. Tous, vous m’entendez, tous, depuis vous qui m’écoutez, jusqu’à moi qui vous parle, et, comme tels, voués, de par la justice de Dieu, à la condamnation éternelle. Nul de nous ne peut échapper à cette condamnation, nul ne l’a jamais pu, nul ne le pourra jamais. Pour comprendre tout ce que signifiait pour les hommes la naissance du Sauveur, il faut descendre jusqu’au fond de cette effrayante notion du péché.
D’une voix pathétique, le pasteur Babel y descendait, jusqu’à cet effroyable fond, et nous y entraînait avec lui.
Il expliquait que Dieu, étant toute justice, ne pouvait ne pas réprouver celui qui avait commis le moindre manquement à sa loi. Quelle était-elle, cette loi ? Elle se résumait, comme le Christ lui-même l’avait indiqué, en ce suprême commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée », et en celui-ci, semblable au premier : « Et ton prochain comme toi-même. » Or, qui aimait Dieu de cet amour absolu ? Qui aimait son prochain – non pas certaines créatures à l’exclusion des autres, mais son prochain, c’est-à-dire n’importe qui – comme lui-même ? Personne, absolument personne. Pourtant la moindre infraction à cette double loi, ne fût-ce que pendant une minute, était le signe du péché, partant de la nécessaire et inexorable condamnation. Or, ce n’était pas pendant une minute de notre existence, ni pendant une minute par an, ni pendant une minute par jour que nous transgressions l’ordre divin, c’était à chacune de nos minutes. Nous étions en état de perpétuel péché. Quelle effroyable situation ! en quelle abominable horreur ne devions-nous pas être au Maître trois fois Saint ?
Impitoyable, le pasteur Babel se complaisait à retourner le fer de sa logique dans la plaie qu’il venait d’ouvrir. Il décrivait les innombrables formes du péché et classait méthodiquement les pécheurs. Les uns préféraient à Dieu la fortune, le rang, la considération ; d’autres la science ou le talent artistique. Ces pécheurs-là formaient une première catégorie, la plus nombreuse, ceux qui préféraient à Dieu le monde. Le pasteur Babel les appelait : les pécheurs mondains.
D’autres paraissaient nourrir un idéal plus élevé. Animés de sentiments tendres et généreux, ils ne livraient pas leur cœur au monde, ils le donnaient à la famille et à l’amitié. Les objets de leur plus grand amour étaient un père ou une mère, un frère, une sœur, un ami, au bonheur desquels ils rapportaient toutes leurs pensées et qui pouvaient leur être aussi chers, plus chers encore qu’eux-mêmes. Mais en cela ils violaient non seulement le premier commandement, mais aussi le second, détournant sur quelques êtres privilégiés l’amour qu’ils devaient exclusivement à Dieu ou, par répercussion, à leur prochain en général : c’étaient les pécheurs affectueux.
Enfin, le pasteur Babel discernait une troisième classe de pécheurs, beaucoup moins nombreuse que la première, plus rare encore que la précédente, comprenant ceux que l’on pouvait appeler les pécheurs d’élite, mais qui n’en étaient pas moins des pécheurs. Elle se composait des hommes qui ne détournaient leur amour ni sur le monde, ni sur les affections du cœur, mais sur ce qu’ils considéraient comme leur devoir.
Et là, l’éloquence du pasteur Babel s’élevait aux nues.
— Assurément, vibrait-il, de tels hommes sont supérieurs aux pécheurs mondains, et même aux pécheurs affectueux, et je me réjouirais pour la triste nature humaine qu’elle soit encore capable d’aussi nobles aspirations. Mais, quand nous aurons fait en leur faveur toute la part de l’équité et celle même du respect, il faudrait reconnaître cependant que ces hommes encore ne sont pas dans l’ordre. Ils se font un Dieu de leur conscience et par là ils démoralisent la conscience elle-même. Car la conscience se rapporte à Dieu comme la lune au soleil : elle n’a de lumière qu’autant que Dieu demeure notre lumière. Du moment qu’elle ne dit plus : Dieu veut, mais : Je dois, la conscience est une rebelle, elle pèche. C’est pourquoi ces esclaves naturels du devoir, ces adorateurs de la conscience pourront être des hommes exempts de vice, ils ne le seront pas de péché.
Cette troisième couche de pécheurs était rangée par le pasteur Babel sous ce titre : les pécheurs vertueux.
Bref, de classement en classement, il en résultait clair comme le jour que tous, tant que nous étions, depuis le plus abject des pécheurs mondains jusqu’au plus sublime des pécheurs vertueux, tous nous étions d’abominables gredins. Au regard de la justice de Dieu, le plus irréprochable, le plus pieux d’entre nous était au même rang que le plus infâme des assassins que la justice des hommes envoie à l’échafaud !…
Nous nous regardions terrifiés.
Satisfait de son effet, le pasteur Babel reprenait alors d’un ton pénétré, après avoir essuyé sur son front les perles de sueur que la chaleur de son élocution y avait fait sourdre :
— Eh bien, mes enfants, dans cette inexprimable angoisse où nous voilà plongés, un rayon d’espoir vient de luire, un salut nous est offert. Dans une étable de Bethléem, un enfant va naître, un enfant innocent, le seul juste celui-là.
Le seul juste, parce qu’il n’avait pas, comme nous, pour premier père le misérable Adam, mais qu’il était le Fils de Dieu lui-même, engendré par l’œuvre directe du Saint-Esprit, comme l’ange Gabriel l’avait annoncé à la Vierge Marie. En somme, nous expliquait pour la centième fois peut-être le pasteur Babel, Dieu, devant la désagréable perspective de la perte totale de l’espèce humaine et la constatation plus fâcheuse encore de n’avoir créé l’homme que pour la plus grande gloire de Satan, Dieu n’avait rien trouvé de mieux, pour satisfaire à la fois sa justice et sa « bonté », que de s’immoler lui-même, en la personne de son Fils Unique, chargé, pendant quelques instants, par le plus miraculeux des miracles, de tous les péchés humains, présents, passés et à venir. C’était simple et, par cette ingénieuse combinaison, le Malin se voyait joué, la postérité de la femme lui écrasait la tête, et du coup nous étions tous sauvés.
Tous ? Ah ! non pas : c’eût été par trop simple, et le pasteur Babel, non plus que ses innombrables collègues, n’eût plus rien eu à faire dans la bonne ville de Genève. Tous, hélas ! non ! et c’était bien en vain que l’homme du Golgotha avait eu la prétention d’assumer sur son chef couronné d’épines la totalité des péchés du monde. La plupart lui échappaient ; c’était indûment qu’il s’en était accablé, et il se voyait dans l’obligation de les restituer à leurs légitimes propriétaires. Car, – et c’est là qu’apparaissait la beauté de la religion qui nous avait conféré son baptême, – car il y avait une condition à ce salut ; il n’y en avait qu’une seule, mais il y en avait une, et formelle : il fallait avoir la foi.
La foi, tout était là. Le bénéfice du geste divin était à ce prix. Si la foi n’accompagnait pas la connaissance de ce bizarre sacrifice expiatoire, c’est inutilement que le sang avait coulé pour nous sur le Calvaire, le Dieu fait homme avait vainement souffert.
À ce point capital, le pasteur Babel n’hésitait pas à s’abandonner aux plus pathétiques accents.
— Ah ! mes enfants, entonnait-il, devant le spectacle du Fils de Dieu expirant pour vos péchés, seriez-vous insensibles, refuseriez-vous de jeter vos cœurs débordants de reconnaissance au pied de cette croix d’où vous vient le salut ? Quelle miséricorde ! Pour vous soustraire au châtiment, Jésus prend votre place, tend sa bouche au vinaigre, son flanc à la lance, ses membres aux clous meurtriers ! Et que vous demande-t-il en échange ? De croire en lui. Croire ! ah ! mes enfants, quel mot admirable ! « Crois, et tu seras sauvé », disait Paul au geôlier de Philippes. « Crois seulement », répondait Jésus au chef de la synagogue. Mais il ne s’agit pas de croire du bout des lèvres, de dire : Je crois, je crois, alors que tout le cœur ne croit pas réellement. Pour croire vraiment, il faut la foi. La Foi ! Ah mes enfants, quel mot sublime ! La Foi ! la Foi profonde ! la Foi, qui, comme le dit l’apôtre, est « une ferme attente des choses qu’on espère, une démonstration de celles qu’on ne voit pas », la Foi inaltérable, la Foi puissante, la Foi « jusqu’à transporter des montagnes », la Foi qui illumine, qui remplit de joie le croyant, car c’est à cela qu’on reconnaît qu’on a la Foi, vraiment la Foi !…
Et comme personne d’entre nous n’avait cette plénitude de bonheur dont parlait le pasteur Babel, que nul de nous ne se sentait en mesure de « transporter des montagnes » par la seule force de sa persuasion, l’angoisse, un instant dissipée par la perspective du salut gratuit, l’angoisse reprenait de plus belle. Certes, nous étions prêts à déclarer que la Bible était la vérité, à jurer, à signer, fût-ce avec notre sang, tout ce qu’on voulait, mais la foi, cette chose mystérieuse qui s’appelle la foi, la foi qui sauve, la foi qui assure la rédemption, avions-nous la Foi ? Accablés, nous n’osions souffler. Nous considérions cette FOI qu’il nous fallait avoir, sous peine déperdition, avec des yeux effarés de pauvres petits auxquels on aurait dit : « Savez-vous le CHINOIS ? Si vous ne savez pas le CHINOIS, on va vous empaler ! »
Encore, le chinois, on aurait pu à la rigueur l’apprendre, en se donnant beaucoup de peine. Mais la foi, la foi ne s’acquérait pas. On l’avait ou on ne l’avait pas. Comme on nous l’enseignait également, la foi se recevait par grâce. Par grâce ! mot admirable, mot sublime, pouvait s’écrier le pasteur Babel. Mot terrible ! pensions-nous à part nous, et qui nous remplissait d’une obscure épouvante.
Parvenu au bout de son monitoire, le pasteur Babel savourait son triomphe sur nos faces anxieuses, puis s’asseyait, visiblement satisfait.
Tout ébaubis, c’est à peine s’il nous restait la présence d’esprit de constater que le haut crâne, mélancolique et pointu, de M. de Bibermaul venait de surgir à nouveau pour un dernier cantique. D’une voix automatique et blanche, nous en suivions les versets. Puis, l’harmonium éteint, l’ombre noire du pasteur Babel se profilait derechef toute droite sur la carte de Palestine et la prière finale déroulait ses périodes, remerciant le Tout-Puissant de ses incommensurables bienfaits, appelant sur nos têtes la bénédiction du Père, la paix du Fils et la communion du Saint-Esprit.
Ainsi réconfortée, l’école se vidait lentement. Les vestons défilaient méditatifs sous leurs cols rabattus. Les robes blanches ou roses s’écoulaient gravement sous leurs cheveux ondoyés ou nattés. L’escalier vivait plusieurs minutes de notre jeune et trop sérieuse cohue. Puis c’était tout à coup le grand air, la lumière, le soleil, c’était le quinconce des platanes, le morceau de Salève, le vieux mur de la Réformation, l’Athénée avec ses bustes, le palais grec du philhellène Eynard. Nous respirions, nous regardions, nous nous dilations, tandis que Dieu, dont la lourde présence nous avait presque étouffés dans la salle en sous-sol, disparaissait si haut, si haut dans le ciel bleu, qu’il en était comme volatilisé.
Mais, malgré cet instant d’étonnement de nous retrouver de nouveau sur la terre et dans le décor familier de Genève, nos cœurs n’en conservaient pas moins une oppression singulière.
À droite, à gauche, en face ou par derrière, du côté des Tranchées, de celui de la ville ou vers les Casemates et Rive, les élèves se dispersaient, par groupes ou solitaires, accompagnés ou non de leurs parents, tandis que le pasteur Babel, très entouré, parlait encore, donnait des conseils, recevait des confidences, tapotait chrétiennement des joues ou maniait paternellement des mentons, que les moniteurs et monitrices prenaient congé jusqu’au prochain dimanche de leurs ouailles respectives et que nous assistions au départ fringant de Mme Collignon que son équipage emportait vers sa belle campagne de Bellevue.
Le plus souvent, au retour, je faisais un léger détour pour accompagner Carcaille, Crotu et le petit Gaufre, qui prenaient par la ville haute. Nous restions d’abord silencieux, comme si chacun ruminait en lui les tristes pressentiments que l’enseignement du pasteur Babel avait réveillés. Nous passions devant l’Athénée, dont les bustes imposants nous dominaient l’un après l’autre : Adhémar Fabri, en mitre, Besançon Hugues, Calvin, en capuce, Michel Roset, Rousseau, le naturaliste Charles Bonnet. Nous longions le portique du palais Eynard. Puis nous nous engagions sur la rampe montante de la Treille.
Le premier, Carcaille rompait le silence.
— Hélas ! prononçait-il, j’ai bien peur que nous ne soyons irrémédiablement perdus.
Ces mots correspondaient à nos pensées à tous quatre.
— Pourtant, disait Crotu, est-on sûr qu’il y a un enfer ?
Tout était là, en effet. Y avait-il un enfer ? Bien convaincus que nous étions des pécheurs, de misérables pécheurs, et non pas même des pécheurs vertueux, mais d’horribles pécheurs affectueux ou, pis encore peut-être, d’abominables pécheurs mondains, désespérant d’autre part de posséder jamais, par grâce ou autrement, la qualité extraordinaire de foi qui paraissait exigible pour mériter le salut, la question capitale, la seule, demeurait donc pour nous celle de notre condamnation. Qu’encourions-nous exactement ? À quoi étions-nous réservés ?
Le pasteur Babel ne s’exprimait pas très clairement à ce sujet. Le mot « enfer » venait peu souvent sur ses lèvres, où il était remplacé plus volontiers par celui de « perdition ». C’était vague et c’était mystérieux. Ce qui était certain, c’est qu’il y avait une perdition, et ce qui l’était non moins, c’est que cette perdition serait « éternelle ». Là-dessus, il n’y avait pas le moindre doute. Et à défaut de l’affirmation formelle qui nous en était donnée, la seule logique nous en eût attesté l’évidence. Du moment qu’il y avait un salut, que Jésus était descendu sur la terre, qu’il y avait des élus et des réprouvés, que la foi était nécessaire et que le pasteur Babel se donnait tant de peine pour nous en convaincre, c’est qu’il y avait aussi une damnation. C’était clair, c’était fatal. Sans cela, le christianisme tout entier n’était plus qu’un château de cartes qui s’écroulait par la base.
Maintenant cette damnation entraînait-elle précisément l’enfer, l’enfer avec ses grincements de dents, ses chaînes et ses supplices ?
La documentation de l’érudit Carcaille ne laissait malheureusement guère d’espoir à cet égard. Carcaille citait des textes, des textes…
— Y aura-t-il des flammes ? demandait, tout tremblant, le petit Gaufre.
— S’il y aura des flammes ? Mais certainement.
Et Carcaille récitait : « Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. » – « Et si ton œil te fait broncher, arrache-le ; car mieux vaut pour toi entrer dans le royaume de Dieu n’ayant qu’un œil que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans la géhenne, là où le ver ne meurt pas et où le feu ne s’éteint point. » – « Et le diable fut jeté dans l’étang de feu et de soufre, où est la bête et le faux prophète ; et ils seront tourmentés, jour et nuit, aux siècles des siècles. »
Les flammes faisaient, selon toute évidence, partie de l’attirail de la perdition.
— Peut-être qu’elles ne seront pas matérielles, se raccrochait Crotu.
— Espérons qu’elles ne seront pas matérielles, faisait Carcaille. Cependant il paraît bien difficile de considérer les flammes comme une image, car, si cela était, ce serait dit quelque part dans la Bible ; or, ce n’est dit nulle part.
Mais que ces flammes fussent ou non une image saisissante de ce qui nous attendait, qu’elles fussent ou non matérielles, les supplices infernaux n’en existaient pas moins, épouvantables, horrifiants, sans fin et sans plus aucun recours passé l’heure de la mort. C’était vraiment effrayant.
Si bien que le petit Gaufre, les genoux coupés, était obligé de s’asseoir, tout oppressé, sur le long banc de la promenade, et que, pour ma part, je n’en menais pas large non plus.
Le petit Gaufre se relevait cependant, et nous franchissions, de nouveau silencieux, la haute porte ionique de la Treille. Nous rasions la façade latérale de l’Hôtel de Ville. Parvenus à l’Arsenal, nous nous séparions. Crotu, Carcaille et le petit Gaufre prenaient par le Puits-Saint-Pierre, tandis que je devais tirer à gauche par la Grand’Rue. Nos mains se serraient. Stoïquement, Carcaille me répétait, en guise d’adieu :
— Je crois bien que nous sommes perdus !…
Je descendais tout courant la Grand’Rue, puis la Cité. À la fontaine de l’Escalade, je reprenais le pas. Ma tête se vidait d’être trop lourde de pensées. J’étais morne, morne. J’aurais désiré pleurer, mais je ne pouvais pas. Je repassais les ponts sans regarder rien ni personne. Je ne voyais pas le Rhône, qui coulait si bleu ; je ne voyais pas le coteau de Cologny, qui rayonnait si vert, pas plus que le panache mouvant des bateaux à vapeur qui appareillaient au loin pour Évian ou pour Ouchy. Je tournais machinalement au coin du quai des Étuves, je trouvais notre maison, et j’en gravissais lentement, comme accablé, les quatre étages, les oreilles encore bourdonnantes du sinistre refrain de Carcaille : « Nous sommes perdus ! »
Les dimanches où j’avais accompagné mes amis, il m’arrivait parfois de rentrer en retard et de trouver mon père et tante Bobette m’attendant les pieds sous la table.
— Je gage que tu as encore été baguenauder dans les Rues-Basses ! marronnait alors mon père. Aboule-toi, lambinoche !
La soupe aux grus fumait dans la soupière. Tante Bobette y plongeait le pochon et, tout en nous servant, demandait :
— Sur quoi le pasteur Babel a-t-il parlé ?
— Sur le péché, tante Bobette.
— J’espère que tu as bien écouté et tout retenu ?
— Oui, tante Bobette.
— Et ta monitrice, a-t-elle été contente de toi ?
— Oui, tante Bobette.
— As-tu bien su tes versets ?
— Oui, tante Bobette.
L’interrogatoire menaçant de s’éterniser, mon père l’interrompait d’autorité :
— Voyons, ma bonne, n’étourdis pas cet enfant de tes questions. Sa soupe refroidit. Ce garçon a besoin de manger, par-dessus tout ça !
J’échappais ainsi pendant quelques minutes à tante Bobette, qui ne tardait pas d’ailleurs, par de savantes manœuvres, à ramener la conversation de la soupe aux grus au catéchisme, dont elle entendait bien connaître tout le menu. Il fallait la satisfaire.
Parfois aussi, il m’arrivait de trouver à la maison le cousin Gobernard.
C’était un vieux garçon, de l’âge de mon père, qui vivait seul, avec son antique bonne, Fanchette, dans un appartement haut perché de la rue des Chanoines. De temps à autre, il s’invitait chez nous à dîner, le dimanche, histoire de maintenir les relations de famille et de taquiner un peu tante Bobette, qui ne pouvait pas le sentir et ne le voyait jamais arriver qu’avec terreur.
— Mais enfin, Bobette, demandait quelquefois mon père, qu’as-tu donc contre le cousin Gobernard ?
— Que veux-tu ? disait-elle, Gédéon – c’était le petit nom du cousin Gobernard – Gédéon est bien gentil de venir nous voir ; mais ses opinions, expliquait-elle, ses opinions ne me vont pas.
— Ses opinions, ses opinions… Chacun est libre d’avoir ses opinions, estimait sentencieusement mon père.
Le fait est que l’horloger appréciait pour son compte la compagnie du cousin Gobernard, qui l’aidait, par les pluvieuses après-midi dominicales, à vider une bouteille de La Côte et lui faisait volontiers un piquet.
Et moi, je l’aimais aussi le cousin Gobernard, qui était toujours de si verte humeur, avait le mot pour rire, savait tant de choses, qui avait beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup voyagé et racontait d’intéressantes histoires sur la Russie et sur l’Égypte, pays où il avait été successivement et de longues années précepteur et d’où il avait rapporté les petites rentes qui lui permettaient de vivre maintenant indépendant et sans autre souci que celui de ménager sa santé de quinquagénaire déjà sur le déclin.
Quand je trouvais le cousin Gobernard à table, la serviette au menton, entre mon père, tout jovial, et tante Bobette, toute hérissée, tout allait bien et j’en avais comme un petit flot de joie au cœur. Ce n’était pas sans que je fusse parfois intimidé, dérouté, couvert de confusion par ses brusques apostrophes ou ses questions déconcertantes ; mais c’était fait avec tant de bonhomie et l’on y sentait une si réelle bienveillance qu’il n’y avait pas moyen de lui en vouloir et que j’étais même très fier de le voir s’occuper de mon humble personnage comme si j’étais un être digne d’attention.
— Eh bien, mon gaillard, s’écriait-il dès qu’il m’apercevait, d’où viens-tu ?
— De l’école du dimanche, mon cousin.
— Tiens ! tiens ! Et qu’est-ce qu’on l’apprend à l’école du dimanche ?
— Mais, mon cousin, l’histoire sainte.
— L’histoire sainte ? Qu’cst-ce que c’est que ça ?
— C’est l’histoire du peuple d’Israël, mon cousin.
— Et en quoi cette histoire est-elle plus sainte que celle de la Confédération Suisse ?
Je ne me laissais pas démonter pour si peu.
— Parce que c’est celle du peuple élu de Dieu, dont firent partie Moïse, le roi David et tous les prophètes et qui vit naître Jésus-Christ, fils unique de Dieu et seconde personne de la Trinité, qui a souffert, qui est mort, qui est descendu aux enfers, qui est ressuscité et qui est monté au ciel, d’où il viendra pour juger les vivants et les morts.
— Sapristi ! voilà qui est extraordinaire !… Mais ce qui l’est bien plus, ajoutait-il d’un air entendu, c’est que je connais un autre peuple, qui se croyait lui aussi un peuple divin, qui eut lui aussi des rois et des prophètes, qui adorait lui aussi une trinité dont l’une des personnes a également souffert, est morte, est descendue aux enfers, est ressuscitée, pour juger dès lors éternellement les âmes des morts. Et de ce peuple, il ne reste rien aujourd’hui que trois pyramides, quelques colonnes de grès et une multitude de cadavres desséchés et roulés de bandelettes, qui attendent encore, disséminés dans tous les musées du monde, le grand jour de leur jugement.
Tante Bobette s’agitait et ne tardait pas à intervenir.
— Je vous en prie, Gédéon, ne troublez pas cet enfant avec vos calembredaines. Il n’a déjà que trop de disposition à prendre légèrement les choses sérieuses.
— Mais, ma chère cousine, se récriait le cousin Gobernard, ce que je dis ne manque pas tout à fait de sérieux, et les calembredaines ne sont peut-être pas du côté que vous croyez.
— Gédéon, je vous en conjure…
— Cependant, ma cousine…
— Gédéon !…
Sérieusement inquiété par l’émoi de tante Bobette, mon père se hâtait alors de charger l’assiette du cousin Gobernard d’une énorme tranche de gigot, pour lui fermer la bouche.
Cela réussissait, en effet. Mais une fois le gigot mangé, le caustique cousin faisait de nouveau des siennes.
— Et dis-moi, Nicolas, quel est ton pasteur ?
— Le pasteur Babel, mon cousin.
— Ah ! Babel… Babel… C’est un terrible mômier !…
Tante Bobette bondissait.
— C’est un homme admirable !… et vous ne lui allez pas à la cheville des pieds !…
— Bon, bon ; je ne suis pas digne de délier le cordon de son soulier. C’est entendu. Ce qui n’empêche pas…
— Qu’est-ce qui n’empêche pas ?
— Babel !… Babel… ! D’abord peut-on s’appeler Babel ?
— Vous vous appelez bien Gobernard !
— Ça, c’est vrai. Mais j’aime mieux m’appeler Gobernard que Babel. C’est plus chrétien.
Ces plaisanteries avaient le don de faire grimper aux murs tante Bobette.
Quelquefois, cela allait très loin. Il y avait entre eux des empoignées épiques. Mais je n’y assistais pas. Bien avant que la dispute fût devenue aiguë, on m’avait prudemment fait sortir de table. J’entendais de loin des éclats de voix, où je démêlais quelques lambeaux de ce genre :
— Vous n’êtes qu’un affreux incrédule !
— Amas de sornettes !… tas de billevesées !…
— Impie !… athée !… blasphémateur !…
— Tous tartufes !…
— Que Dieu ait pitié de votre âme !…
— Voltaire a dit…
— Quiconque scandalisera un de ces petits…
— Renan, Littré, Victor Hugo… Ceci tuera cela…
— Abomination de la désolation…
Le timbre pacificateur de mon père cherchait en vain à conjurer la tempête.
Mais je dois dire que le plus souvent elle se calmait d’elle-même, après quoi le baromètre ne tardait pas à remonter sinon tout à fait au beau, du moins au variable. On se faisait des concessions ; ou plutôt le cousin Gobernard était seul à en faire, car, sur le terrain religieux, tante Bobette n’en faisait jamais. Tout finissait par un à peu près de réconciliation, des embrassades et quelques bons verres de vin.
— Sacrée Bobette, est-elle assez têtue tout de même !
— Ce monstre de Gédéon, est-il assez méchant !
Méchant, ah ! non le cousin Gobernard était bon, très bon, excellent. Il me gâtait, m’apportait toutes sortes de jouets curieux, d’objets plaisants, de livres récréatifs. Il s’intéressait à mes études, à mes jeux, à mes projets d’enfant. Il avait toujours quelque proposition agréable à me faire. Il m’honorait même parfois de conversations sérieuses, où il me traitait presque en grande personne. Je l’aimais beaucoup, quoique sans trop oser l’exprimer ; papa l’aimait aussi ; et je suis sûr que, tout au fond d’elle-même, tante Bobette ne le détestait pas autant qu’elle le disait.
Mais il faut reconnaître que l’école du dimanche était entre eux un perpétuel sujet de discorde.
— C’est insensé ! s’écriait le cousin Gobernard, enfermer cet enfant toute la semaine et ne pas lui laisser son dimanche entier pour s’amuser !
— Le dimanche n’est pas fait pour s’amuser, répliquait vertement tante Bobette.
— Voyons, Nicolas, que diable, défends-toi, défends ta liberté ! Si tu veux, mon garçon, je t’emmène dimanche prochain au Salève. Nous partirons de bon matin, sac au dos, avec des provisions. Nous monterons par la Grande-Gorge, nous dînerons sur l’herbe au sommet, nous redescendrons par les Treize-Arbres et Monnetier. Ça te va ?
Si ça m’allait ! Mais l’œil rigoureux de tante Bobette me réduisait invinciblement au refus.
— Merci beaucoup, mon cousin, mais, décidément, je ne puis pas… Ce sera pour plus tard… pour cet été, si vous voulez bien, pendant les vacances, un jour sur semaine…
— Et encore si je le permets, stipulait tante Bobette, que ne paraissait guère séduire l’idée de me laisser toute une journée sous l’influence désastreuse du cousin Gobernard.
Quelque tentante que pût être pour un petit Genevois comme moi la perspective d’une course au Salève, je dois à la vérité de dire que l’œil de tante Bobette n’était cependant pas l’unique raison qui me portât à en décliner l’alléchante proposition. Et ici, je me vois obligé à un aveu qui va sans doute me faire rougir de honte. Depuis quelques dimanches – je prends mon courage à deux mains – l’école de la rue de l’Athénée exerçait sur moi un attrait que ne suffisaient pleinement à expliquer ni les sermons du pasteur Babel, ni les exégèses embrouillées de Mme Collignon, ni même les affolantes arguties de Carcaille. Mystérieux d’abord, cet attrait avait fini par prendre corps, par se situer, par se personnaliser, pour ainsi dire, et j’en connaissais fort bien maintenant la véritable cause et l’indiscutable origine. Bref, – oserai-je l’avouer ? – je crois que j’étais en train de nourrir un des plus graves péchés affectueux dont le pasteur Babel aimait à nous défiler l’inquiétante série, et cela – roserai-je l’avouer ? – à l’égard d’une des plus blanches agnelles dont ce même pasteur Babel guidait les tendres pas sur les chemins du Seigneur.
Un beau dimanche d’avril, je l’avais aperçue, parquée dans la partie de droite au milieu des chapeaux fleuris, aigrettés ou soyeux de ses nombreuses compagnes. Je ne vis d’abord que son charmant profil, se délinéant finement entre la conque mignonne de l’oreille et un petit nez délicieux. Un toquet de velours noir très simple se gonflait des replis pressés d’une admirable chevelure blonde, dont les ondoiements pleins de reflets profonds descendaient, me semblait-il, très bas entre le dossier de chêne clair et la taille flexible. Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Je ne l’avais jamais remarquée auparavant. Était-ce une nouvelle élève ? Ces questions, je ne me les posai naturellement pas tout de suite, mais après un certain nombre de distractions, d’un ordre plus ou moins volontaire, et elles ne se précisèrent réellement que le dimanche suivant, alors qu’ayant réussi, à la faveur du mouvement de dislocation des groupes et de l’entrecroisement de la sortie, à la voir une ou deux fois de face, j’eus constaté, à mon extrême émoi, qu’elle était encore plus jolie, entre ses deux yeux couleur de pervenche et la fossette de son menton nacré, que tout ce dont l’inspiration de son profil avait préalablement rempli mon imagination.
C’en était fait ; le péché était consommé, et cela, en eus-je en un instant le sentiment, pour jusqu’à la fin des siècles.
De ce beau dimanche d’avril, data pour moi une ère nouvelle pour le moins aussi importante que l’ère chrétienne.
Désormais, je ne pensai plus qu’à ma délicieuse agnelle inconnue. Ses yeux de pervenche me suivirent partout, en classe, à la maison, le long des rues ou au bord du lac, et jusque sur le sein quasi maternel de tante Bobette, au baiser du matin comme au baiser du soir. Sa longue chevelure blonde entortilla mes rêves. Les six jours de la semaine parvenus à s’écouler, l’aube du dimanche se levait radieuse. La matinée se passait pour moi dans une exaltation croissante. À partir de neuf heures, je ne tenais plus en place. Dix heures sonnaient enfin, puis dix heures et demie. Heureusement qu’à ce moment tante Bobette se trouvait au temple, sans quoi mon état lui eût paru inquiétant. Je prenais avec une délicieuse angoisse le chemin de l’école. L’air était lumineux, parfumé. Le Rhône chantait son bouillonnement. La Corraterie s’ouvrait à mes pas comme une avenue merveilleuse, et ce n’était pas sans un tremblement ému que je saluais bien bas, lorsque je rencontrais, sous la tour de l’Escalade ou devant la forge, le riche pasteur Pot, l’éminent Bourde ou le respectable Goitre. Puis c’était la Treille, la Treille profonde avec ses dates. Le palais Eynard apparaissait tout nimbé de clarté. C’était ensuite l’Athénée… Mais je ne voyais plus rien ; je me trouvais je ne sais comment devant la porte de l’école ; j’en descendais l’escalier, la tête tournoyante ; je pénétrais dans la salle…
Ponctuelle et toujours plus jolie, elle était là… Alors, j’oubliais tout. M. Bibermaul avait beau hisser devant nous son crâne pointu et nous exhaler sa voix nasillarde, mon cantique restait tout intérieur et n’avait rien de commun avec celui dont les accents, si brillamment versifiés, montaient au Seigneur. Automatiquement, je me levais avec tout le monde pour la prière, mais je n’en percevais que comme un chaos sonore l’ardent bourdonnement. Il est inutile d’ajouter que je ne savais pas un mot de mes versets, au grand navrement de Mme Collignon, et que les objurgations éloquentes du pasteur Babel me trouvaient parfaitement hors de leur portée. J’étais durant tout le service plongé dans une sorte de torpeur enchantée. C’est tout au plus s’il me restait la présence d’esprit de me dire que je respirais le même air que ma chère inconnue, et que je regardais la même carte de Palestine, dont les quatre couleurs se brouillaient à mes yeux.
Cet état de béatitude passive ne pouvait longtemps me suffire. Il me fallait à tout prix savoir qui elle était. Je serais mort plutôt que d’essayer de le demander à un de mes camarades. Mais peut-être pourrais-je par moi-même connaître tout au moins où elle demeurait. Un dimanche, je n’y tins plus. Je me décidai donc, non sans un terrible gargouillement de conscience, à compléter le péché. Je la suivrais !
À la sortie, je me glissai, affreusement mais exquisément torturé, le long de l’escalier. Je me coulai dans la rue jaune de soleil, et j’attendis. L’équipage de Mme Collignon piaffait à la porte. Au loin, le vieux mur des Réformateurs courait vers Saint-Antoine couvert de glycines. Les platanes sommeillaient ; la promenade du Pin dressait son monticule. Pressé, multicolore, papillotant, le flot des élèves trouvait son issue, s’ouvrait en éventail, se dispersait. Je vis Carcaille, Crotu et le petit Gaufre qui me cherchaient. Dissimulé derrière l’honorable dos de M. Barbon, ils me cherchèrent vainement. Puis ce fut le pasteur Babel, porté par toute une vague de monitrices. Sèche comme un figuier biblique, l’austère Mme Babel suivait le sillage de son époux. Un remous enleva M. Barbon. Et soudain ce fut elle, elle !… Ébloui, je fermai les yeux, peut-être comme une autruche, pour qu’elle ne me vît pas…
Quand je les rouvris, mon apparition rejoignait M. et Mme Babel, qui montaient la rue de l’Athénée en compagnie d’autres personnes. Tout rouge, je pris la même direction, qui, je dois le dire, était tout à l’opposé de la maison paternelle. Je suivais le groupe à une trentaine de pas, distance que je tendais plutôt à augmenter, car la rue était droite et je ne risquais pas de les perdre de vue. Le pasteur pérorait et ses manches gesticulaient noblement. Les dames approuvaient du chapeau. Deux messieurs en haut-de-forme accentuaient de la canne l’adhésion générale. On passa devant la maison Paccard.
Sa bible et son recueil de cantiques à la main, ma délicieuse petite inconnue marchait sagement au côté de Mme Babel. Sur son toquet et sur ses cheveux blonds, elle avait ouvert le minuscule dôme d’une ombrelle grise. La robe, grise également et que relevait sobrement une écharpe de foulard mauve, tombait à mi-jambe sur d’étroits bas gris que venaient chausser haut des bottines de chevreau noir. N’eût été la magnifique chevelure d’or qui roulait jusque sous la ceinture, l’ensemble eût paru presque sévère, mais d’une sévérité vraiment charmante et dont les battements précipités de mon cœur me disaient toute la puissance.
On croisa le boulevard Helvétique, puis la rue Massot. Je courus un peu pour diminuer la distance, car au boulevard des Tranchées on devait nécessairement tourner à droite ou à gauche. À ce point critique, il y eut une halte. Des saluts s’échangeaient, des mains se serraient, des chapeaux s’abaissaient, tandis que, sous l’enseigne d’angle d’une agence agricole, le square de Champel ouvrait sa vaste cour, montrait son puits et que l’estaminet Charlet alignait ses tonnelles où pintaient des buveurs. Puis le groupe se scinda. Une partie prit à gauche, l’autre à droite. Cette dernière comprenait M. et Mme Babel, deux dames et ma petite inconnue aux cheveux blonds. Ce fut naturellement celle que je suivis. Parvenue au bout des Tranchées, elle s’engagea dans le chemin de Champel, laissa à droite le chemin Sautter, à gauche le chemin Malombré, passa devant la campagne Claparède toute feuillue de ses marronniers centenaires, d’où elle ne tarda pas à aborder, par son angle septentrional, le triangulaire plateau de Champel. Là, nouvel arrêt, nouveaux saluts, suivis d’une nouvelle scission. Les deux dames s’éloignèrent par le chemin Bertrand. Mon cœur battait à tout rompre. Les Babel et leur ange, car je ne doutais plus maintenant qu’elle ne leur fût de quelque façon inféodée, longèrent de leur triple pas la pelouse roussie du plateau. Ils allaient en atteindre l’angle austral, et je me demandais déjà s’ils comptaient m’entraîner jusqu’au Bout-du-Monde, lorsqu’ils tournèrent à droite dans un raidillon, au coin duquel se lisait cette tôle indicatrice : Chemin Michel Servet, et s’arrêtèrent devant une modeste villa, dont la façade blanche regardait le versant de ce site rendu fameux par je ne sais plus quel souvenir brûlant de l’histoire de Genève. Un jardinet soigneusement ratissé la précédait. Le clédal, bien huilé, glissa sans bruit sur ses gonds ; j’entendis de légers crissements de gravier sous des pas. J’arrivai juste à temps pour voir un pan de redingote et le bas d’un pantalon disparaître derrière l’embrasure d’une porte qui se refermait. Sur le montant de pierre de l’entrée, l’ovale d’une plaque de cuivre me présenta ces mots gravés en noir : MONSIEUR BABEL, PASTEUR.
Tout étourdi de mon aventure, je restais sur mes deux jambes devant ce clédal sans trop savoir que penser, lorsque la demie de midi, sonnant à l’hôpital cantonal, me rappela soudain au sentiment de ma situation et surtout à celui de la distance qui me séparait du quai des Étuves, où tante Bobette et papa, les pieds sous la table, devaient déjà m’attendre avec impatience.
Prendre mes jambes à mon cou était évidemment une figure, mais point trop éloignée de ce qui se passa en réalité. Le chemin de Champel fut redescendu par moi avec une rapidité de cerf. Poursuivi par tous les abois de ma conscience, je me retrouvai en quelques minutes au coin du boulevard des Tranchées, d’où je me lançai éperdument dans le cours des Bastions. Ma bible m’embarrassait beaucoup, mais je devais raisonnablement la rapporter. Heureusement que la déclivité constante du terrain facilitait ma course. Je franchis comme un fou la grille de la promenade et m’engageai sur la piste d’asphalte, non sans commencer toutefois à donner des signes manifestes de fatigue. Je passai devant l’Université. Au Muséum, la tête de la girafe dressant ses courtes cornes derrière une vitre du premier étage me fit ressentir douloureusement l’inconvénient de n’être qu’un homme. Je débouchai plus qu’à moitié mort sur la place Neuve. Par une chance inespérée, un tramway venant de Carouge la traversait en ce moment, au plein trot de ses deux chevaux. D’un élan de détresse je réussis à l’atteindre, à sauter sur son marchepied. J’allais pouvoir souffler quelques instants !… Je me trouvais encore en possession des deux sous que, tout absorbé par mon grand projet, j’avais complètement oublié de glisser dans le tronc de l’école. Ils trouvèrent là un emploi vraiment providentiel. Que l’air me parut bienfaisant à empoumonner sans autre mouvement que l’inspiration haletante de ma poitrine !… Mais j’étais encore loin d’être remis, que nous arrivions déjà à la rue Centrale. Il me fallut descendre pour reprendre ma course. Midi trois quarts sonnaient à la tour de l’Île… La rue de la Monnaie, le premier pont, la rue des Moulins, le second pont, le quai, la maison, les quatre étages, la porte… la porte enfin !…
Et le cousin Gobernard, qui n’était pas là pour amortir la réception !…
— Ah ça ! guenapin…
— Mon Té ! mon Té ! dans quel état…
— D’où sors-tu ?…
— Il est ruisselant ! Il faut qu’il se change !…
— Nom d’un canard ! nous en serons au dessert quand il se mettra à table !
Pour le moment on n’en était qu’au rôti, mais je crus m’apercevoir que ce rôti était quelque peu brûlé. Comme autant d’yeux sur les murs, les horloges me faisaient honte de tous leurs cadrans.
Tante Bobette m’entraîna dans ma chambre, tira de mon armoire du linge de rechange et, non sans m’avoir recommandé de m’essuyer vigoureusement du haut en bas, me laissa seul à mes réflexions.
Ces réflexions furent courtes, mais nettes. Elles se concentrèrent sur un unique objet : la combinaison d’un mensonge. Engagé si avant sur le chemin de la perdition, je n’en étais pas à un péché près.
Je revins sec et décidé.
— C’est Carcaille, dis-je, lorsque le premier flot de questions eut passé, c’est Carcaille qui…
— Carcaille ?…
— Ce garçon de mon groupe qui est si fort sur les Écritures…
— Eh bien ?
— Carcaille a absolument voulu que je l’accompagne chez lui.
— Pour quoi faire ?
— Pour me montrer sa Bible illustrée.
— Carcaille a une Bible illustrée ?
— Magnifique… une Bible illustrée magnifique.
— Il n’aurait pas pu l’apporter à l’école ?
— C’est une Bible… une Bible énorme… Il peut à peine la soulever… Il a bien fallu que j’aille chez lui.
— Tu ne pouvais pas y aller un autre jour ?
— Carcaille n’est pas libre les autres jours.
— Ou cet après-midi ?…
— Carcaille n’est jamais libre l’après-midi du dimanche… Il va chez ses cousins.
— Enfin, tu aurais au moins pu nous prévenir !
— Mais je ne savais pas !… Il y a deux mois que Carcaille me tourmente pour que j’aille voir sa Bible. Aujourd’hui, il m’a dit : Cette fois, si tu ne viens pas, je me fâche avec toi… Alors, comme je ne voulais pas être fâché avec Carcaille…
— C’est bon, c’est bon, mange, voulut clore mon père.
Mais cette histoire de bible, qui avait réussi à calmer tante Bobette, avait en même temps piqué sa curiosité. Je n’en étais pas quitte pour si peu.
— Comment se fait-il que Carcaille ait une Bible illustrée ?
— C’est son oncle qui la lui a donnée pour sa fête.
— Cela doit coûter très cher.
— Son oncle est très riche.
— Alors, tu l’as vue, cette Bible ?
— Oui, tante Bobette.
— Comment est-ce fait ? Il y a des images ?
— Des images, beaucoup d’images.
— En couleur ?
— Les unes en couleur, les autres en noir.
— Et les personnages, comment sont-ils représentés ?
— Ils sont en vêtements antiques, les anges avec des ailes, le bon Dieu sur un nuage, le bras tendu, un éclair au bout de l’index.
— Le bon Dieu a-t-il une barbe ?
— Il a une barbe, tante Bobette.
— C’est curieux, moi, je le verrais plutôt sans barbe.
— Chacun son goût, dit mon père.
— Et les patriarches ? reprenait tante Bobette. As-tu vu les patriarches ?
— J’ai vu Abraham, fis-je.
— Oh ! Abraham, on le voit partout. Il est au musée… Mais Mathusalem !... Y avait-il Mathusalem ? C’est ça qui doit être intéressant, un Mathusalem à neuf cents ans !
— Je n’ai pas vu Mathusalem… Tu comprends, je n’ai pas eu le temps de tout regarder…
Je trouvais que mon mensonge devenait un peu long. Je commençais à en sentir le poids. J’avais hâte de changer de sujet de conversation. Aussi m’efforçai-je de dévier celle-ci du côté du catéchisme, ce qui avait en outre l’avantage de continuer à plaire à tante Bobette. Mais lorsque j’entrepris de raconter ce qui nous avait été dit à l’école du dimanche, je m’aperçus que, comme je n’avais rien écouté, je ne pouvais rien raconter du tout. J’en fus réduit à me rabattre sur un catéchisme vieux au moins d’un mois. Je m’enfonçai courageusement dans ce nouveau mensonge. Et comme tante Bobette voulait tout savoir, ce nouveau mensonge dura tout aussi longtemps que le premier. Il menaçait même de ne plus finir, car, après l’exposé de la leçon, tante Bobette, insatiable, s’informait de mille détails, prétendait connaître les moindres circonstances du culte, demandait s’il y avait beaucoup de monde sur la galerie, si le pasteur Babel, qui avait déjà prêché le matin, n’était pas enroué, si Mme Collignon portail sa belle robe de soie ponceau, si… Et comme je n’avais rien remarqué de tout cela, et pour cause, je voyais se perpétuer, bien malgré moi, la déplorable fantaisie de mes réponses.
Mais soudain je me dis que tante Bobette, qui était si bien renseignée sur ce qui se passait à Genève et surtout sur ce qui concernait ses pasteurs, que tante Bobette, qui connaissait la fortune du pasteur Pot et l’âge du professeur Brouillard, qui avait fait le compte des enfants du pasteur Ducimetière, des œuvres que présidait le pasteur Lebon-Berger et des tics du pasteur Guignol, qui était au courant des innombrables familles, ascendants, collatéraux, descendants de ces innombrables pasteurs et ajoutait à cette sérieuse érudition des notions non moins précises sur leurs habitudes, leurs relations, leurs fournisseurs, leurs adresses et villégiatures, et jusque sur le mobilier et la disposition de leurs appartements, que tante Bobette, dont la merveilleuse inquisition s’étendait aux ecclésiastiques les moins faits pour l’intéresser, vu qu’elle se trouvait dans l’impossibilité d’entendre quoi que ce soit à leurs sermons, comme M. Teufel, le pasteur luthérien allemand, dont elle savait qu’il était marié pour la troisième fois, ou comme le pasteur épiscopal italien, M. Asinelli, qui venait de se fiancer avec une de ses catéchumènes, que tante Bobette, enfin, devait nécessairement savoir quelque chose touchant la mystérieuse chevelure d’or qui m’avait conduit jusque sur le seuil de la demeure du pasteur Babel.
Mais comment interroger tante Bobette ? Par quel cauteleux détour amener l’entretien sur le seul terrain qui m’intéressait, mais terrain si brûlant que la seule pensée d’en approcher me comblait d’une intime angoisse ? De quelle façon, sans trop me découvrir aux yeux de lynx de tante Bobette et sans avoir à mourir de honte au bas de sa robe de laine, introduire dans notre humble salle à manger la radieuse image de l’adorable jeune fille ? C’est ce que, pendant que tante Bobette préparait le café et que papa reniflait son petit verre de schnick en lisant le journal, je mis longtemps à méditer.
Enfin, prenant mon courage à deux mains en même temps que mon air le plus détaché, je dis :
— À propos, tante Bobette, je voulais justement te demander…
— Quoi donc, mon enfant ?
— Est-ce que… est-ce que le pasteur Babel a une fille ?
— Le pasteur Babel ?… Non, mon enfant, non, le pasteur Babel n’a pas de fille… Pourquoi cette question ?…
— C’est que, tante Bobette, fis-je en m’efforçant de plonger dans le vide un œil parfaitement niais, c’est que… voilà… depuis quelques dimanches, il vient au catéchisme une nouvelle élève… et ce matin, à la sortie de l’école, j’ai remarqué… j’ai cru remarquer… qu’elle partait avec M. et Mme Babel…
À ces quelques mots, qui constituaient pourtant une stricte vérité, la seule phrase véridique même qui depuis une heure eût passé par mes lèvres, je me sentis infiniment plus troublé que par tous mes mensonges précédents. Mais l’air aussitôt intéressé de tante Bobette m’engagea à persévérer dans cette voie périlleuse.
— Comment, fit-elle, qu’est-ce que tu me racontes ?… Tu es sûr qu’elle est partie avec M. et Mme Babel ?
— Parfaitement sûr. Je l’ai vue.
— N’y avait-il pas d’autres personnes avec eux ?
— Il y avait d’autres personnes, tante Bobette, mais c’est bien avec les Babel qu’elle était ; j’en suis certain.
— Quelle histoire !… Tu entends, Ami ?… C’est extraordinaire !
— Tu ne sais pas qui c’est ? risquai-je.
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Très intriguée, elle me fit recommencer mon mince récit. Puis mon supplice commença. Il me fallut décrire la jeune fille, détailler la physionomie, l’allure, le costume, évaluer son âge, déterminer depuis combien de dimanches elle était là. Je n’omis rien, sauf, bien entendu, ma poursuite à Champel. Cela me prit pas mal de temps et bon nombre de palpitations de cœur.
Parvenu sans faiblir au bout de cette épreuve, et comme tante Bobette ne trouvait plus aucune question à me poser, je me sentis enfin en mesure de respirer à l’aise et même, je puis le dire, avec une notable satisfaction. Car, bien que cette fois-ci la rare information de tante Bobette se fût trouvée en défaut, je l’entendais répéter, tout excitée, ces mots qui me remplissaient d’espoir :
— Il faut absolument que je sache qui est cette petite !
Quant à papa, pour ne rien changer à ses habitudes, il s’était tout bonnement endormi sur la variété du Journal de Genève.
Le samedi suivant, quand le journal arriva sous sa bande, tante Bobette ne s’absorba pas pendant trois heures sur la liste des prédicateurs. D’un index rapide, elle constata simplement que le pasteur Babel prêchait à l’Oratoire, et le lendemain matin, sur les neuf heures, elle prenait de son petit trot décidé la direction du temple de la rue Tabazan.
Quand je revins de l’école du dimanche, où je n’avais naturellement pas osé, pour ma part, me livrer à la moindre tentative d’investigation, je la trouvai radieuse.
— Je sais, je sais ! s’écria-t-elle, à peine avais-je pris place à table. Où avais-je la tête aussi, de n’y avoir pas songé !…
— Que sais-tu ? demandai-je d’un ton remarquablement désintéressé.
— Je sais qui est cette petite des Babel.
— Ah ! fis-je avec une merveilleuse indifférence.
— Figure-toi que j’ai rencontré à l’Oratoire la bonne dame Rojoux, qui est intime avec les Babel. Elle m’a tout raconté. Eh bien, voilà. M. Babel… M. Babel a une sœur… Ça, je le savais… Cette sœur, qui s’est mariée dans le canton de Vaud, a épousé un certain M. Rosier, de Vevey… Ça, je le savais… Ce M. Rosier… Tu écoutes, Ami ?
— J’écoute, mais mange d’abord ta soupe, fit mon père qui avait déjà avalé la sienne et s’apprêtait à découper le gigot dominical.
La cuillère de tante Bobette lampa quelques gorgées.
— Ces Rosier de Vevey, ne tarda-t-elle pas à reprendre… C’est toute une histoire !… Ces Rosier ont une fille…
Si mon père n’écoutait pas, moi, j’écoutais pour deux.
— … une fille… qui est donc la propre nièce du pasteur Babel. Il y a deux ans… qu’est-il arrivé ?… M. Rosier a-t-il fait de mauvaises affaires ? a-t-il eu l’idée de faire plus vite fortune ? Bref, il a liquidé son commerce de sculptures suisses et est parti pour l’Amérique du Sud, laissant sa femme seule à Vevey, avec la petite, qui avait alors une dizaine d’années… Tout allait bien : M. Rosier écrivait de sept en quatorze, disant qu’il était content, mais qu’il ne songeait pas encore à rentrer au pays. Après avoir vendu des petits chalets et des vaches en bois, il vendait maintenant des bœufs véritables. C’était beaucoup plus fructueux, mais aussi bien plus absorbant… Il parlait déjà de faire venir sa femme et sa fille en Amérique, lorsque cette pauvre Mme Rosier, dont la santé n’avait jamais été bien brillante, est tombée malade… Était-ce une maladie de langueur ? était-ce de l’anémie cérébrale ? Les médecins ne savaient trop que dire… Bref… Tu entends, Ami ?…
— J’entends, j’entends. Ne t’occupe pas de moi, je découpe.
— Bref, cette pauvre Mme Rosier, qui commençait à déménager, a dû être transportée à Cery… On dit que c’est une espèce de folie religieuse… oh ! pas dangereuse du tout, très douce, mais qui sera peut-être longue à guérir… Figure-toi que la pauvre femme attend chaque matin le retour de Jésus-Christ...
— Oui, dit mon père en piquant de la fourchette une tranche de gigot qu’il fit passer par-dessus la table dans l’assiette de tante Bobette, cela peut en effet durer un certain temps.
La voix étranglée d’émotion par cette histoire, qui me semblait des plus romanesques, je me hasardai alors à demander :
— Et… et la petite fille ?…
— C’est ici, affirma tante Bobette, se souvenant tout à coup que j’étais là, c’est ici, mon enfant, qu’il faut admirer la bonté de Dieu. Que serait-elle devenue, celle pauvre petite, entre son papa en Amérique et sa pauvre maman à Cery, si le bon Dieu n’avait veillé sur elle ? Heureusement qu’il veillait, le bon Dieu ! Grâce à lui et au pasteur Babel, le petit oiseau presque orphelin a retrouvé un nid…
Mes yeux se remplissaient de larmes. J’étais tout à la fois gonflé de joie et d’attendrissement. Penser que, sans ce concours extraordinaire de circonstances, je n’eusse jamais vu la charmante oiselle dorée qu’abritait maintenant le nid de Champel ! Je me sentais tout prêt à reconnaître que la bonté de Dieu était effectivement immense.
— Alors, elle va demeurer longtemps à Genève ?
— Aussi longtemps sans doute que son papa ne sera pas revenu.
Je ne pus que souhaiter au fond du cœur que son père restât toujours en Amérique et sa mère tout aussi longtemps à Cery.
Ô ma chère, ma chère petite… Mais je m’aperçus que si je savais son histoire si je connaissais son nom de famille, j’ignorais encore son prénom… Oserais-je poser cette dernière question ?
— Il paraît qu’elle est assez mignonne, cette petite, continuait tante Bobette en absorbant son gigot. Je ne sais pas, je ne l’ai pas vue. En tout cas, elle porte un bien vilain nom… Elle s’appelle Églantine.
Églantine !… Elle s’appelait Églantine !… Quel joli nom ! quel nom charmant !… Églantine ! Églantine !… Je ne sais combien de fois je le répétai, tout bas d’abord, puis, aussitôt que je pus m’enfuir dans ma chambre, tout haut, tout haut ensuite… pas trop haut cependant pour qu’on ne l’entendît pas des pièces voisines, mais assez haut pour que j’en pusse déguster à loisir le son captivant et en savourer longuement les harmonieuses syllabes.
Ô chère tante Bobette, je te pardonne bien volontiers ta tendresse parfois un peu tyrannique en faveur de la minute d’inoubliable joie que tu m’as donnée !
Du jour où je pus donner un nom à mon idole, il va sans dire que sa pensée s’imposa encore plus complètement à moi. Son image ne me quittait plus. Toute mon ambition consista dès lors à l’approcher, à lui parler, à entendre sa voix, à toucher au moins une fois sa main.
Pendant le chant des cantiques, tandis que la haute bobine de M. Bibermaul dominait le chœur zélé des élèves, je m’ingéniais à démêler d’entre l’écheveau confus des voix le fil d’or qui sortait de ses lèvres roses. Mon oreille croyait parfois le saisir et un doux émoi inondait mon être. Le sous-sol de la rue de l’Athénée prenait dès lors à mes yeux un petit air de paradis ; la béatitude céleste me devenait moins incompréhensible ; la « harpe » du cantique ne me semblait nullement un objet déplacé entre mes mains ; M. Bibermaul lui-même me paraissait peu éloigné d’être un ange, et je voyais pousser des ailes sur ses épaules étroites.
Au moment de la sortie générale, je retardais tant que je pouvais mon départ, de façon à laisser passer le flot des garçons et à me trouver mêlé aux robes des filles, heureux quand je réussissais à opérer ma sortie non loin d’elle, à monter l’escalier dans son sillage, à frôler le drap de son vêtement ou à recevoir à peu près en même temps qu’elle, des mains du moniteur qui en faisait la distribution à la porte, mon Messager de l’École du dimanche. Il m’arriva un jour par mégarde de prendre deux de ces feuilles. Églantine était à côté de moi. J’eus l’inspiration de lui offrir celle que j’avais reçue en double. J’effleurai ses doigts. Elle me remercia. Peu s’en fallut que je ne tombasse inanimé, tellement l’émotion de mon audace, de cet effleurement et de ce merci m’avait bouleversé.
Une fois sorti, au lieu de rentrer tout droit chez moi ou d’accompagner Carcaille, Crotu et le petit Gaufre, je restais à rôder devant l’école, cherchant à me rapprocher du groupe qui se formait autour du pasteur Babel. Celui-ci daignait parfois m’apercevoir et m’adresser un petit signe amical. Je m’avançais couvert de confusion. Mme Babel s’élevait toute en os sur sa tige anguleuse. La jolie nièce du pasteur Babel ouvrait son ombrelle grise.
Le pasteur me prenait le menton.
— Comment va ta bonne tante ? Toujours alerte ? toujours vaillante ?
— Oui, monsieur le pasteur, balbutiais-je.
— Dieu soit loué ! Et ton cher père, que malheureusement je ne vois pas très souvent au temple ?
— Il se porte bien, monsieur le pasteur, et vous présente ses respects.
Et je lançais un grand salut, dont la moitié pour le moins s’adressait, dans mon cœur, à Mlle Églantine.
Puis je reprenais tout excité le chemin du quai des Étuves, tout triste aussi de la longue semaine qui allait suivre, comme un grand désert à traverser.
Ainsi qu’un précieux talisman, je conservai, à défaut d’autre chose, le numéro du Messager de l’École du dimanche dont elle avait reçu le double de ma main, le jour où j’avais effleuré la sienne. Sous une naïve vignette malhabilement gravée sur bois, où l’on admirait un jeune nègre recevant de toute la déférence de sa tête crépue l’enseignement d’un missionnaire en panama, c’était une assez absurde histoire africaine où se trouvait conté comment le sympathique Maboultoké, – ainsi se dénommait le jeune singe, – après avoir vu son père, sa mère et toute sa parenté mangés par les anthropophages et failli partager lui-même leur lamentable sort, providentiellement sauvé de la marmite par les bons blancs chrétiens, avait été initié aux douceurs de l’Évangile en même temps qu’à la décence des cotonnades anglaises. Et pour moi aussi Massa Jésus est venu ! tel était le titre de ce captivant récit, et telle était aussi l’exclamation finale par laquelle l’intéressant Maboultoké manifestait son enthousiasme de néophyte.
Je relus plus de vingt fois cette édifiante histoire, jusqu’à la savoir par cœur. Maboultoké devint mon ami, car je ne doutais pas qu’il n’eût également touché l’âme, que je présumais tendre, de ma chère Églantine. Ce petit noir créait entre nous un lien. J’aurais voulu demander à ma petite amie blanche ce qu’elle pensait de l’histoire de Maboultoké et si ses beaux yeux s’étaient, comme les miens, humectés de larmes au moment où les hommes blancs, armés de leurs bonnes carabines, étaient apparus au milieu des cannibales en appétit et leur avaient crié : « Au nom de Dieu, vous ne mangerez pas cet enfant ! »
Cette idée d’échanger quelques impressions avec ma petite amie, sur Maboultoké ou sur n’importe quoi d’autre, me travailla plusieurs jours. J’aurais aimé à lui communiquer deux ou trois de mes sentiments, non les plus secrets, que je ne voulais pas connaître moi-même, mais les plus simples, comme : « J’aime mieux le soleil que la pluie », ou : « Genève est une belle ville », ou encore : « La vue du Mont-Blanc est digne d’admiration. » J’aurais désiré la questionner : « Quelle est votre fruit favori ? » « Préférez-vous Genève ou Vevey ? » « Lequel des personnages de la Bible trouvez-vous le plus sympathique ? » ou telle autre de ces questions qui n’ont l’air de rien, mais par lesquelles on arrive très bien à se comprendre et à savoir si décidément l’on se plaît.
Puis je pensai, je rêvai plutôt, car la chose me paraissait bien impossible, au plaisir qu’il y aurait à lui écrire une lettre. Je lui aurais dit je ne sais quoi, que j’étais heureux de la revoir chaque dimanche, que le canton de Vaud devait être un bien beau pays, que je lui présentais mes humbles civilités, ou quelque chose de plus insignifiant encore ; mais j’aurais formé des lettres pour elle sur du beau papier ivoirin, des mots moulés de mon encre et qui auraient été jusqu’à elle, qu’elle aurait lus. Seulement, jamais je n’aurais osé les signer. Et une lettre, ça se signe, n’est-ce pas ?
À force d’y songer, le désir de lui envoyer un témoignage mystérieux de mon affection s’insinua de plus en plus dans ma cervelle, jusqu’à devenir irrésistible. Je possédais plusieurs de ces jolies cartes de Noël, ornées de fleurs, d’oiseaux ou de barques voguant sur le lac au clair de lune, où l’on s’adresse des vœux et des félicitations dans un cartouche réservé à cet effet. Pourquoi ne lui en enverrais-je pas une, la plus belle, sur laquelle j’aurais inscrit quelques vers ? Après en avoir passé plusieurs fois la revue, je finis par choisir une touffe d’edelweiss fleurissant un rocher pittoresquement planté sur un paysage de montagne.
Des vers, j’étais bien incapable d’en faire, et j’en connaissais peu de tout faits. Je ne savais guère que des fables de La Fontaine et quelques « Enfantines » de M. Louis Tournier. Ni les unes, ni les autres ne me parurent bien satisfaisantes. Enfin, il me sembla que puisque l’école du dimanche avait été le milieu de notre rencontre, un beau verset de la Bible serait tout indiqué. Mais où en trouver un qui pût remplir à mon gré l’office auquel je le destinais et délicatement exprimer ce que j’aurais voulu dire ? Je le cherchai longtemps. Il m’apparut vite que le Nouveau Testament était totalement inapte à m’apporter ce que je souhaitais. J’explorai l’Ancien. J’avais une belle version toute neuve où les passages poétiques étaient imprimés en lignes inégales, ce qui les faisait ressembler à des vers. C’est là que je dirigeai mes recherches. Je parcourus successivement le livre de Job, les Psaumes, les Proverbes. Puis j’arrivai à un livre dont il n’était pas souvent question à l’école du dimanche, mais qui n’en était pas moins dans la Bible et par conséquent ouvert à mon choix : le Cantique des Cantiques, du roi Salomon. Je vis tout de suite que c’était là que je trouverais.
Quelle poésie ! Ah ! vraiment, la Bible était un bien beau livre ! Il y avait dans ces quelques pages tout ce que je désirais, et j’aurais pu citer d’un bout à l’autre ce chant merveilleux, sans rencontrer l’ombre d’une virgule à en retrancher. Seule la place dont je disposais m’obligeait à n’en copier qu’un court fragment.
Voici ce que, de ma plus artistique calligraphie, j’inscrivis sur ma carte aux edelweiss :
Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !
Tes jeux sont des colombes ;
Tes dents sont une rangée de brebis tondues,
Qui remontent de l’abreuvoir ;
Tes lèvres ressemblent à un fil cramoisi,
Et ta bouche est charmante ;
Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres,
Suspendu au flanc de la montagne.
Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !
Certes, je n’aurais jamais osé lui dire de moi-même de si belles choses ; mais du moment que c’était dans la Bible, je pouvais me donner sans scrupule le bonheur de les lui répéter et considérer même cette délicieuse manifestation de mes sentiments comme des plus louables. Bien entendu, je ne signai pas : on m’aurait plutôt tué. Je mis donc simplement au-dessous, ce qui était au reste la textuelle vérité : Cantique des Cantiques.
Les edelweiss et le roi Salomon, tout cela se mariait peut-être assez étrangement. Mais je ne m’en préoccupai pas. Ce mélange était profondément helvétique, et cela suffisait à ma satisfaction.
Coquettement couverte d’un papier de soie, la précieuse carte fut glissée sous une enveloppe immaculée, où ma main émue traça ces mots, que je m’efforçai de rendre fermes :
À mademoiselle Églantine Rosier
chez monsieur le pasteur Babel
Champel
E. V.
Il était tard quand j’eus terminé cette importante opération, gommé l’enveloppe et collé proprement sur son angle nord-est le timbre de cinq centimes brun à l’Helvétia assise. Tante Bobette sonnait déjà pour le souper. Je dissimulai vite ma missive dans ma bible.
— Qu’est-ce qu’il a, cet enfant ? Il est dans les bioles ! remarqua mon père, tandis que, tout préoccupé, je mangeais en silence.
— C’est sa crise de croissance. Es-tu malade, Nicolas ?
— Non, tante Bobette.
L’impatience me gagnait. J’aurais voulu porter dès le soir ma lettre à la boîte ; mais je voyais bien que je ne trouverais pas de prétexte pour sortir et qu’il me faudrait attendre au lendemain.
Comme, en désespoir de cause, je me disposais déjà à m’aller coucher, pour atteindre plus vite ce lointain lendemain, mon père, qui avait l’habitude de fumer un cigare après le souper, en humant un peu l’air à la fenêtre, s’aperçut que son étui était vide.
— Va me chercher un paquet de grandsons, Nicolas. Allons, ouste ! déguille-toi ! fit-il en me tendant une pièce de cinquante centimes.
Je courus dans ma chambre prendre ma lettre, avant de me « déguiller » du haut de nos quatre étages dans la rue. La boîte était au bas de Coutance, contre la maison de la Croix-Blanche. Son grand caisson de tôle noire s’ornait des armoiries accolées de Suisse et de Genève, surmontées du cor de poste. L’ouverture en était haute et je dus me dresser sur la pointe des pieds pour en soulever le couvercle. Il retomba sur ma lettre en faisant : toc ! Et cela fit toc ! aussi, mais beaucoup plus fort, dans mon cœur.
Je me dépêchais de rentrer et j’avais déjà regravi trois étages, quand je m’aperçus que j’avais complètement oublié les cigares. Il me fallut redescendre, retraverser la place, me précipiter dans le débit au coin de la rue du Temple, attendre fiévreusement la remise du paquet de vingt « bouts » contre celle de mes dix sous…
Quand je réapparus, tout essoufflé, devant mon père, l’horloger Ami Pécolas, je le trouvai debout, le sourcil en circonflexe, sa belle montre de précision à la main :
— Onze minutes, vingt-six secondes, trois dixièmes pour aller m’acheter un paquet de grandsons !… Décidément, mon garçon, tu as quelque chose de dérangé dans le boîtier.
Une fois l’an, quand revenait la belle saison, Mme Collignon, notre monitrice, invitait ses élèves et ceux de ses amies à venir passer une après-midi de dimanche dans sa campagne de Bellevue. Une soixantaine d’enfants, garçons et filles, se voyaient conviés à cette petite fête, ainsi que la plupart des moniteurs et monitrices, et le pasteur, M. Babel. Cet événement eut lieu, cette année, le premier dimanche de juin, celui même qui suivit l’envoi de ma touffe d’edelweiss à Mlle Églantine.
Rendez-vous général avait été pris à la gare. Bien avant le moment fixé pour le départ, – trois heures, heure de Berne, – nous étions là, les neuf du groupe Collignon, depuis Tripet, le fils du Modérateur de la Vénérable Compagnie, jusqu’au gros Cuche, en passant par Perrot, Lemagnin, Crotu, le petit Gaufre et, bien entendu, Carcaille, l’indispensable et fidèle Carcaille. J’allais oublier Ducimetière, dont la nombreuse tribu de frères et de sœurs formait un contingent important de l’ensemble. Réunis sous la marquise en groupement sympathique, nous regardions les arrivants gravir le tertre de la gare par la rampe ou l’escalader par les marches. Nous nous intéressions à reconnaître de loin les élèves de l’école mêlés aux autres voyageurs, à les nommer à mesure qu’ils approchaient, à définir les silhouettes de moniteurs et de monitrices, et à attendre l’apparition sensationnelle du pasteur par le travers de la place de Cornavin ou au débouché de la rue du Mont-Blanc, pendant que l’honorable M. Barbon, moniteur du groupe des grands, chargé de l’organisation générale du départ, un grand parasol vert à la main, courait de ci de là sur ses jambes torses, s’agitait, s’affairait, interpellait le chef de gare, objurguait les employés, comptait ses têtes, vérifiait ses tickets et confrontait de minute en minute l’allure de sa montre avec celle de la grosse horloge du chemin de fer.
— Voici Léchaud !
— Voici Châble !
— Voici Courvoisier et les filles Rampon !
Et tout à coup Cuche aperçut le pasteur :
— Le voilà ! cria-t-il.
— Où ça !
— Là-bas ! désigna le bras du gros Cuche.
Effectivement, le pasteur apparaissait du côté de la gendarmerie. Mon cœur aussitôt ne fit qu’un tour. Coiffée d’un joli chapeau de Montreux, la blonde nièce du pasteur Babel, en robe blanche et ceinture paille, avançait son petit pas en marge du sien, donnant gentiment la main à son oncle qu’abritait un grave panama en tout point semblable à celui du missionnaire africain du Messager de l’École du dimanche.
— Il va prendre l’escalier, dit Tripet.
— Non, la rampe, fit Cuche.
— Je parie pour l’escalier !
— Et moi pour la rampe !… Que paries-tu ?
— Ma part de gâteau chez Mme Collignon.
— Bonne pache, pache faite ! Trente sous pour la défaite !
— Que c’est vilain de parier ! fit à côté de nous un jeune moniteur qui arborait la casquette blanche d’une société d’étudiants. « Que votre oui soit oui et que votre non soit non, est-il dit, afin que vous ne tombiez pas sous le jugement. »
— Jacques, cinq, douze, compléta savamment Carcaille.
Malgré ce fâcheux présage, nous étions tous au pari de Tripet et du gros Cuche.
Du coin de la gendarmerie, le pasteur, agrémenté de sa compagne, dirigeait une marche oblique sur la butte de la gare. Il opéra un écart à droite, évita un tombereau, contourna à gauche un char de foin, s’arrêta un instant pour recevoir le salut d’un paroissien… et s’engagea résolument sur la rampe.
— J’ai gagné ! triompha le gros Cuche.
Le pasteur signalé, tout le monde s’était massé à l’entrée, les garçons tête nue, les filles tapotant leurs jupes pour une révérence, pendant que, le chapeau d’une main, de l’autre le grand parasol vert déployé en dôme sur son crâne cramoisi, M. Barbon se portait respectueusement au-devant de lui.
Mais je n’avais d’yeux que pour Mlle Églantine, dont l’approche m’étourdissait comme celle d’une jeune fée.
Trois heures, heure de Berne, marquaient leur angle droit au cadran de la gare et à celui de M. Barbon, et les derniers retardataires traversaient hors d’haleine le terre-plein, quand nous passâmes sur le quai. Deux grands wagons de la Suisse Occidentale nous avaient été réservés. Sous la surveillance de nos moniteurs, nous en envahîmes avec ordre les compartiments. J’étais très ému. Si ému que, le hasard m’ouvrant l’accès du même compartiment que ma petite fée, je me sentis incapable de profiter de cette faveur et m’enfuis cacher mon trouble dans le compartiment voisin, entre les rotules aiguës de Ducimetière, les coudes de Carcaille et les rotondités charnues du gros Cuche.
Le train cria sur ses essieux, cracha sa fumée, tandis qu’accompagnés de l’assourdissante cymbale d’une plaque tournante s’élevaient, des vingt fenêtres de nos deux wagons, les accents du cantique :
En marche ! en marche ! Allons en Canaan !
Volons à la terre promise !
Nous étions partis.
Le voyage n’était pas long : quinze courtes minutes. La double voie de Lausanne glissait entre ses fils télégraphiques, ses arbres, ses campagnes, historiée ci et là de belles échappées. Le limpide paysage circulait sous nos yeux. Successivement s’encadrèrent à nos fenêtres les parcs du coteau de Pregny. Puis ce fut Chambésy, avec sa gare fleurie. Des haies, des vergers, des jardins nous montrèrent tour à tour leurs aspects, que venait parfois éclipser, énorme, la tête d’un employé cheminant le long du marchepied extérieur.
Ce fut aux sons d’un second cantique que nous abordâmes Bellevue :
Debout ! sainte cohorte,
Soldats du Roi des rois !
Tenez d’une main forte
L’étendard de la foi !
Radieuse, printanièrement empanachée, toute épanouie, Mme Collignon nous attendait sur le quai de la petite gare, entre ses deux filles, Mlles Esther et Sarah.
— Loué soit Dieu, chère Madame, quelle admirable journée ! s’écria le pasteur Babel en l’accostant les mains tendues, pendant que nos dix portières nous dégorgeaient à la fois.
Le temps, en effet, était délicieux. Sous un ciel idéalement pur, une prairie, presque aussi verte que le parasol de M. Barbon, montait en pente douce vers le village de Genthod, dont on apercevait les premières maisons entre les arbres.
— Ces chers enfants !… que je suis heureuse ! s’ébrouait la monitrice, du milieu de l’assaut des bras, des fronts et des chapeaux.
Le train parti sur Versoix, nous traversâmes les voies pour sortir du côté du lac, qui apparut aussitôt, considérablement bleu, derrière une petite esplanade de platanes. Blanche, blonde et rose, Mlle Églantine me semblait une fleur vivante. Nous dévalâmes vers les toits de Bellevue, entre des vignes, des espaliers, des jardins et de petits vergers. Un tonnelier dressait à gauche le foudre de son enseigne. Des capucines grimpaient aux kiosques. Sur la route de Lausanne, des guinguettes ouvraient leurs tonnelles, Au Mont-Blanc, Au Bon Crépy, et l’on voyait leurs tables et leurs bancs descendre en gradins jusqu’au bord de la vague. Non loin, le poids public présentait sa plaque de bois, tandis que, derrière un tilleul, une confortable gendarmerie offrait l’aspect officiel de sa lanterne rouge et jaune.
Entre trois colonnes de pierre surmontées de vases à fleurs, la belle grille de la campagne Collignon ouvrait ses fers de lances sur la courbe gracieuse d’une allée pénétrant une pelouse gonflée de parterres.
— Mâtin, c’est cossu par ici ! s’émerveilla Lemagnin, qui, dans la rue des Chaudronniers, où son père rétamait les cuivres, n’avait aucune idée d’un pareil luxe.
Le fait est que beaucoup d’entre nous eussent considéré comme un palais l’élégante loge-chalet, toute tapissée de vigne de Canada, qui gardait l’accès de ce somptueux domaine.
Un saint respect nous envahit, comme devant la preuve visible de la munificence de Dieu pour ceux qui le servent.
Sur deux étages de riche maçonnerie, la maison de maîtres en élevait un troisième de charpenterie sculptée, coiffé d’une gigantesque toiture oberlandaise aux chevrons ouvragés et aux mansardes dentelées. Tout un guillochis de galeries ajourées et de balcons chantournés en ornementait les façades, tandis qu’une vérandah aux serrureries renaissance la prenait de plain-pied et qu’un portique toscan donnait entrée à son vestibule empire. Ensemble composite et qui eût peut-être ébouriffé un architecte, mais dont la fastueuse ordonnance ne pouvait manquer d’emplir nos âmes simples d’une vaste admiration.
Bouqueté d’arbres magnifiques, le parc inclinait noblement ses ondulations vers le lac, où il se terminait par une large terrasse qu’un mur bas couvert de lierre arrêtait sur le flot. C’est là qu’attirés naturellement par la pente du sol, la lumière et la surprenante beauté de la vue, nous nous portâmes tout d’abord. Après quelques instants d’une muette contemplation, la voix du pasteur Babel s’éleva :
— Comme nous sommes privilégiés de vivre dans un si beau pays ! s’écria-t-il avec enthousiasme, et sans se préoccuper autrement de l’injustice qu’il prêtait à son Créateur. Bénissons chaque jour Dieu, mes enfants, d’avoir fait ces belles montagnes et de nous avoir donné ce beau lac bleu.
Injustice divine à part, il était certain que le spectacle était merveilleux.
Ourlée par la courbe molle du rivage, l’éblouissante mante du lac étendait sans un pli sa trame d’azur. Des traînées blanches et des glissements de lumière en faisaient chatoyer la soie. Sous l’angle du soleil, une zone miroitante la galonnait comme une ceinture de feu. Masquée en partie par les sinuosités de la rive, Genève se manifestait vers le sud par la longue échappée des Eaux-Vives qui projetaient leurs lignes claires jusque sous le coteau de Cologny. Au-dessus se dressait le vaste écran du Salève, déployant son envergure du double sommet des Pitons au morne bas d’Étrembières. En face, sous le dos vert foncé des Voirons, le coteau vert clair de Vésenaz se piquetait de ses maisons éparses ou groupées, hissant en l’air le réservoir de Bessinge et trempant dans l’eau les villas de Bellerive et leurs mâts oriflammes. La ligne de la côte se continuait à gauche jusqu’à Hermance, dominée par le monticule de Boisy portant son château blanc, puis, au moment où elle allait devenir savoisienne, disparaissait, mangée par la pointe suisse du Creux de Genthod, dont les peupliers bleu pâle s’effilaient dans le ciel bleu vif. Sur ces plans successifs et versicolores, la chaîne des hautes montagnes posait, comme sur un écrin ouvert, le diadème scintillant de ses cimes. Elle s’enchâssait, magnifiquement ouvrée, entre l’or massif du Salève et le bronze patiné des Voirons, fixée par la forte griffe du Môle. C’était tout d’abord le formidable diamant du Mont-Blanc, la pièce souveraine, colossal et resplendissant joyau, taillé à grands éclats, entouré des précieuses gemmes du Goûter et de l’Aiguille du Midi. Puis venaient les trois somptueuses roses du Plan, de Blaitière et de Charmoz suivies par la superbe couronne dentelée des Grandes Jorasses. À leur gauche étincelaient les deux splendides brillants de l’Aiguille du Dru et de l’Aiguille Verte. Ébloui, le regard se portait alors sur la dernière et la plus limpide peut-être de ces pierres royales, la radieuse Aiguille d’Argentière, dont l’eau était si pure que l’on voyait pâlir sur elle l’azur du ciel.
— Que c’est beau ! continuait à s’extasier le pasteur, qui décidément paraissait renoncer en ce jour de fête à sa sévérité coutumière pour ne plus s’abandonner qu’à des sentiments de sérénité et d’universelle bienveillance. Que c’est beau ! Devant de pareilles merveilles, on ne peut qu’admirer la puissance du Créateur ! Dire qu’il a tiré toutes ces choses du néant !…
Et Mme Collignon, participant à l’exaltation générale, s’écria elle aussi, bien qu’elle eût chaque jour ce même panorama devant les yeux :
— Que c’est beau !
Nous ne crûmes mieux faire, pour manifester dignement notre enthousiasme, que d’entonner, sous l’élan de nos moniteurs, l’hymne national :
Ô monts indépendants,
Répétez nos accents…
que nous chantâmes sur l’air de God save the King.
Puis le pasteur Babel clôtura ces premières impressions par une éloquente prière où il éleva congrûment vers le Très-Haut la reconnaissance de nos cœurs et l’offrande de nos âmes, tandis que mon regard, quittant la radieuse Aiguille d’Argentière, revenait tout ému se poser sur le visage, à l’eau non moins pure, de ma petite amie, qui se tenait douce et recueillie auprès de son oncle. Aussi, pendant l’invocation du pasteur Babel, me surpris-je à mon tour adressant à ce même Dieu créateur du Mont-Blanc, du lac et du coteau de Vésenaz, cette humble mais instante prière :
— Ô mon Dieu, donne-moi le courage d’aborder en ce jour, ma petite Églantine et inspire-moi pour elle des paroles charmantes, afin qu’elle puisse savoir combien elle m’est chère !
— Amen ! fit en même temps que moi le pasteur Babel.
Fut-ce l’effet de cette prière ou la honte de n’avoir pas mieux su profiter jusqu’ici de la faveur des circonstances, le fait est que je me sentis aussitôt plein d’une bravoure admirable. Je voyais bien aussi que jamais je ne retrouverais une occasion pareille d’exercer ma tendresse et cette grave pensée contribuait encore à stimuler mon ardeur. Je me disposai donc valeureusement à attendre, prêt aux grandes actions, ce qui allait se passer.
Ce qui allait se passer, c’était bien simple. Comme l’après-midi ne pouvait s’écouler tout entière à admirer les montagnes et à louer le Seigneur, des jeux allaient nous offrir un salutaire intermède, dont la prévoyance de l’excellente Mme Collignon avait agréablement assuré la variété. Des engins de gymnastique, reck, parallèles, trapèze, pas de géant, invitaient les fervents d’exercices d’agilité. Dans le petit port de la villa, des bateaux de plaisance attendaient les amateurs de canotage. Toute une collection de volants, de raquettes, de paumes et de cerceaux se proposaient aux demoiselles. Une partie de barres s’organisa sur la terrasse. Les boules et les quilles quêtaient des pointeurs, et il n’était pas jusqu’à un populaire jeu de tonneau, dont une magnifique grenouille béante ne sollicitât les adresses.
Allais-je être séparé toute la journée de ma petite amie ? Inquiet, nerveux, attentif, je suivis la répartition des joueurs, sans vouloir rien décider pour moi-même avant de connaître le choix d’Églantine. Je vis Mlle Sarah Collignon s’avancer vers elle et l’entraîner du côté d’une pelouse où Tripet, le fils du Modérateur de la Vénérable Compagnie, un maillet à la main, disposait les arceaux d’un jeu de croquet. Je m’élançai à leur suite.
— Nous sommes sept, comptait Tripet. Cela ne va pas. Il faut un nombre pair. Qui est-ce qui sait encore jouer au croquet ?
— Moi ! m’écriai-je.
— Très bien. La partie sera complète. Nous allons maintenant tirer au sort les couleurs.
Il rassembla derrière son dos le faisceau des maillets et les distribua au hasard, gardant pour lui le dernier. Églantine eut le bleu ; je reçus le rouge. Ô bonheur ! nous étions dans le même camp. Ma vaillance grandit.
— Je suis votre partenaire, mademoiselle, lui dis-je de l’air le plus dégagé que je pus, mais non sans un tremblement infini qui me parcourut des talons aux cheveux.
Elle sourit et parut me reconnaître. Mlle Sarah nous présenta :
— Nicolas Pécolas, un des élèves de maman ; notre amie Églantine, la nièce du pasteur Babel.
— Êtes-vous fort au croquet ? me demanda Églantine d’une voix que je jugeai descendre tout droit du ciel.
— Pas précisément, mademoiselle ; mais je ferai mon possible pour ne pas me montrer trop indigne du camp dont vous faites partie.
Décidément, Dieu m’inspirait. Je n’aurais jamais trouvé ça tout seul.
Nous primes nos boules, chacun selon la couleur correspondant à celle de son maillet. Nous avions encore dans notre camp la jaune et la verte, que personnifiaient Ducimetière et l’une de ses sœurs. Tripet avec la boule brique, Mlle Collignon avec la boule crème, et deux autres joueurs que je ne connaissais pas, en possession de la noire et de la blanche, formaient le camp adverse.
La boule crème de Mlle Sarah avait la main. Elle passa, l’un après l’autre, les deux premiers arceaux, y adjoignit sans incident le troisième, mais vint buter contre la cloche, qu’elle ne réussit pas à franchir. Ducimetière suivait avec la jaune. Son début fut fâcheux ; après avoir dû reprendre deux fois le départ, il ne parvint qu’à grand’peine à passer le premier arceau, et choppa si malheureusement sur le fer du second qu’il en ricocha dans une position ridicule. La jolie bouche de Mlle Églantine eut une moue dont l’infortuné Ducimetière ne dut pas se sentir fier. La boule noire, du camp ennemi, ayant sur ces entrefaites doublé sans encombre le cap de la cloche, la sœur de Ducimetière, qui lui succédait, ne crut devoir moins faire, pour relever l’honneur de sa famille et par surcroît la fortune de notre camp, que de prendre deux coups sur Mlle Collignon et de ne s’arrêter qu’à l’orée des deux derniers arceaux qui donnaient accès au piquet de tête. Par malheur, la boule blanche en fit tout autant. Ce fut alors au tour d’Églantine. Elle s’avança sur ses bottines, le maillet en main, le poignet fin, plaça du bout du pied sa boule sur la ligne de départ, pinça sa robe, leva légèrement son maillet, dont le manchon bleu décrivit un arc de cercle, et d’un petit choc sec, bien ajusté, franchit d’un coup les deux premiers arceaux.
— Bravo ! m’écriai-je flatteusement.
Le troisième arceau fut passé avec non moins de maestria. Mais, prudente, elle ne voulut point tenter le coup ardu de la cloche et se contenta de se placer avantageusement pour le tour suivant.
Hélas ! Tripet allait tout gâter. Le passage de sa boule brique opéra un véritable ravage. Négligeant Ducimetière, dont la position ne pouvait être pire, il fonça comme un sauvage sur sa sœur trop bien placée, la croqua sans pitié, prit deux coups sur la blanche pour aller passer son troisième arceau, roqua sur Mlle Sarah, qu’il plaça, franchit la cloche, retrouva la boule blanche au sortir du cinquième arceau, l’emmena toucher avec lui le piquet, la reprit dans son jeu de retour, puis, tombant sur la boule bleue d’Églantine, l’envoya d’un grand coup de maillet voltiger hors des limites.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria celle-ci, je suis frite !
Je n’eus plus qu’une pensée : voler au secours de ma petite amie. C’était mon tour. J’assurai mon poignet et invoquai le bon Dieu pour la seconde fois. Mes deux premiers arceaux passés, je me mis tout d’abord en devoir d’exercer sur l’ennemi de justes représailles. Je débusquai Mlle Sarah de sa position ; puis, m’attaquant à Tripet, je l’expédiai d’un maillet vengeur à l’autre bout du jeu. Je pris ensuite deux coups sur la noire, pour aller chercher Églantine. Je fus assez heureux pour l’atteindre, et plus heureux encore pour la rejeter par un carambolage audacieux sur sa cloche, tandis que j’allais moi-même ricocher sur la blanche, que je délogeai, tout en me servant d’elle pour m’adjuger un troisième arceau. Je pus alors venir doucement retoucher Églantine, que ce léger heurt acheva de placer.
— Faites-moi passer ! supplia-t-elle, les yeux encore pleins de la terreur de Tripet.
Le coup était délicat. Je le risquai cependant. Je coulai ma boule derrière la sienne. Les deux sphères se jumelèrent en un mince contact. Je maintins ma rouge du pied, puis, d’un choc bien dirigé, j’en fis sonner le bois. Toc ! La bleue partit en avant, tandis que Mlle Églantine retenait son souffle. Un second coup : ma rouge s’élançait à sa suite, et, l’une après l’autre, les deux boules franchissaient la cloche, dont le grelot sonnait joyeusement à notre double passage.
— Ça y est ! respira-t-elle.
J’essuyai mon visage trempé de sueur. J’étais bien content.
— Vous êtes très fort, me dit-elle. Je n’aurais jamais cru que vous réussiriez.
Je me serais entendu décerner le prix de thème latin aux promotions du Collège que je n’eusse pas été plus orgueilleux.
Le second tour se passa à réparer les ruines. Chacun avait à reconquérir une place, sauf Églantine et moi, qui en profitâmes pour mettre derrière nous quelques arceaux. Au troisième tour, Tripet était corsaire, désormais libre de se livrer sans freina sa redoutable activité ; la noire, la blanche et la crème de Mlle Sarah n’étaient pas loin non plus de terminer ; quant à nous, nous étions plus ou moins avancés sur le chemin du retour, à l’exception toutefois de Ducimetière, qui se battait toujours contre son deuxième arceau.
— Ce malheureux Ducimetière, dis-je, va nous enterrer.
Ce mot eut le privilège de faire rire Mlle Églantine. Mais notre position n’en était pas moins critique.
Le quatrième tour vit deux nouveaux corsaires, dont l’un dans le camp de Tripet ; j’étais l’autre. À la fin du cinquième tour, il y avait trois corsaires dans chaque camp. Mais tandis que Mlle Sarah tentait sa cloche de retour, notre malencontreux Ducimetière n’avait pas avancé d’un pas.
Ce fut alors que les maillets s’en donnèrent. D’un bout à l’autre du jeu les boules bondissaient, roulaient, s’entrechoquaient, zigzaguaient, croquant et toquant leurs couleurs, sonores, vibrantes, géométriques, acharnées à se poursuivre, à s’expulser et à rayer d’éclairs bleus, blancs, noirs, rouges le tapis plane du gazon ras. Une frénésie de chasse animait les corsaires. La terrible brique de Tripet courait d’effroyables bordées. Je dois dire que je ne lui en cédais que le moins possible et que la douce nièce du pasteur Babel elle-même sentait son fin poignet s’endolorir sous la vivacité de ses touches.
Un cercle de spectateurs avait fini par se former autour de nous. Le pasteur Babel nous fit l’honneur d’y mêler un instant sa redingote.
— Quel est le meilleur joueur ? demanda-t-il, s’intéressant avec condescendance à nos prouesses.
— Monsieur le pasteur, c’est Tripet, déclarai-je, tandis que le désastreux maillet brique sévissait avec une fougue à laquelle le digne Modérateur de la Vénérable Compagnie eût eu peine à reconnaître son sang.
— Oh ! mon oncle, fit alors la voie tout animée de Mlle Églantine, si monsieur Tripet est le plus vigoureux, moi je dis que le plus adroit, c’est monsieur Pécolas.
Je me sentis rougir de plaisir.
Sur quoi le pasteur Babel daigna nous gratifier d’un petit signe indulgent et continua sa promenade.
Lorsque j’eus préconisé un plan de campagne, consistant à faire convoyer le désolant Ducimetière par la boule bleue et la boule verte pendant que je ferais bonne garde, le jeu se serra. Il me fallait à la fois protéger le périlleux voyage de la boule jaune de Ducimetière contre les entreprises des corsaires ennemis et maltraiter le plus possible la boule crème de Mlle Sarah pour lui interdire l’accès de ses derniers arceaux. C’est à quoi je m’employai de mon mieux. Ce que furent les péripéties de cette lutte finale, où les grands coups de Tripet, les énervements des maillets féminins, l’incomparable maladresse de Ducimetière et l’ubiquité de ma boule rouge entrecroisèrent cent fois leurs rayons, je m’abstiendrai de le narrer. Qu’il suffise de savoir qu’au vingt-huitième tour, par une astucieuse manœuvre, nous réussissions à amener notre lamentable traînard de conserve avec nos trois corsaires droit devant le piquet de but, où ce furent le petit pied et le maillet bleu de Mlle Églantine qui eurent la gloire de leur conférer la touche de la victoire, à la barbe éplorée de nos adversaires déconfits.
Mieux que tout ce que j’aurais pu rêver, cette partie de croquet, d’autant plus heureusement terminée qu’elle avait été chaudement disputée, comblait l’espace qui me séparait de ma petite amie et qu’une heure avant je pouvais encore juger incommensurable. Je sentis que je venais d’entrer indiscutablement dans ses bonnes grâces. J’en fus si transporté que je ne me souviens pas d’avoir jamais éprouvé depuis un pareil frémissement. Est-il besoin de dire que jamais non plus auparavant je n’avais rien connu d’analogue ? C’était un sentiment nouveau, indéfinissable, extraordinairement troublant, qui m’inondait d’une joie mystérieuse et me semblait jeter tout à coup sur ma vie un grand rayonnement. Le lac, les montagnes, l’air, le ciel, tout en participait, tout y baignait comme moi-même et en voyait soudainement décupler sa beauté.
Nous descendîmes vers le lac sous les ramures lumineuses. Des tables étaient dressées sur la terrasse, entourées déjà de groupements animés. Debout sur le parapet et sous son grand parasol vert, l’honorable M. Barbon envoyait des gestes à un canot retardataire. L’embarcation approchait, glissante et grossissante, entre les pattes obliques de ses rames. L’étudiant en casquette blanche la gouvernait, et parmi ceux qui la montaient je reconnus Carcaille et le petit Gaufre. Un chant s’en élevait, dont nous recevions l’harmonie, mêlée au clapotis de l’eau contre les pierres de la rive. C’était le cantique :
Une nacelle, en silence,
Vogue sur un lac d’azur ;
Tout doucement elle avance
Sous un ciel tranquille et pur.
La voix mélodieuse d’Églantine se mit doucement à accompagner les chanteurs. Jamais cantique ne m’avait paru si joli !
Pourquoi fallut-il qu’une note intensément comique vînt déranger l’ordonnance de ces impressions poétiques ? Des vêtements, une culotte, un veston et jusqu’à une chemise qui séchaient au soleil ayant requis notre curiosité, nous ne tardions pas à apprendre que, pendant que nous étions occupés à notre croquet, un incident, qui aurait pu avoir des suites fâcheuses, s’était produit sur la berge. Deux ou trois de nos condisciples, dont le gros Cuche, ayant découvert des engins de pêche, n’avaient rien eu de plus pressé que d’aller se poster sur les rocs qui protégeaient la terrasse contre les lames et de tenter l’amorçage par l’immersion de multiples hameçons, convenablement pourvus de mie de pain et de vers de vase. Au commencement, tout alla bien. En une heure, nos pêcheurs avaient bien réuni une dizaine de sardines. Mais tout à coup le gros Cuche avait senti au bout de sa ligne une résistance inaccoutumée. C’était une énorme perche qui s’était égarée dans ces parages. Il en vit émerger de l’eau, dans un tourbillon d’écume, le mufle argenté. Peu expert dans l’art d’amener la grosse bête, le malheureux Cuche, qui tenait pourtant de toutes ses forces à sa capture, avait lutté désespérément, suant à longues gouttes, tirant, secouant, se cramponnant, appelant au secours.
— Par ici ! criait-il. Venez m’aider ! C’est la pêche miraculeuse !
Hélas ! le miracle s’était bien produit, mais en sens inverse. Entraîné par le poids de sa bête, vaincu par ses commotions, perdant l’équilibre, le gros Cuche était tombé dans le lac. On l’en avait retiré non sans peine, car, l’endroit étant assez profond, notre imprudent ami, que dominait au surplus la fatale lourdeur de son derrière, y avait enfoncé jusqu’aux oreilles, pendant que sa ligne, plus légère, filait rapidement à la remorque de la perche dans la direction du haut lac.
Ruisselant, soufflant, jetant l’eau, il avait été vivement transféré dans la maison, dépouillé de ses habits, frotté et changé. Ce n’était heureusement qu’un bain. Effectivement, nous le vîmes reparaître, affublé de vêtements empruntés à la garde-robe du banquier Collignon et dans lesquels, malgré son excès d’embonpoint, il flottait comme dans une nasse. Le spectacle était si risible qu’une hilarité générale accueillit sa rentrée dans le monde des hommes. Mlle Collignon elle-même, bien qu’encore sous le coup de son émotion, ne put se retenir d’y participer, et l’on vit jusqu’au pasteur Babel, dont la figure paraissait pourtant imperméable à toute gaîté, s’enfouir un instant dans son mouchoir pour y déplisser à son aise ses lèvres minces.
C’est à peine si un calme relatif put s’établir pour nous permettre d’entendre, avec la déférence convenable, la prière que l’inlassable ecclésiastique crut encore de sa mission de prononcer préalablement au goûter qui nous attendait.
Ma ferme intention était d’y prendre part dans le voisinage immédiat de ma petite amie. Pour la troisième fois, le Seigneur daigna exaucer ma prière. Il le fit d’autant plus facilement que les joueurs de croquet prirent tous place à la même table. Je n’eus qu’à m’installer d’autorité auprès d’elle, ce dont elle parut d’ailleurs enchantée. Nous avions en outre avec nous Carcaille, Crotu et le gros Cuche, qui, dans les habits du banquier Collignon, occupait bien double place à lui tout seul.
J’ai beau rassembler mes souvenirs, je me vois tout à fait incapable de me rappeler ce qui, durant ce goûter, nous fut servi. Fut-ce l’onctuosité des crèmes ou la croustillance des pâtisseries qui donna le ton à cette collation ? Y eut-il des sandwichs, des cakes, des sorbets ? Bûmes-nous des sirops, du thé, du laitage ? Les fromages y développèrent-ils leurs arômes et les confitures leurs bouquets ? Tout ce dont je me souviens, c’est que Cuche, qui en avait d’ailleurs grand besoin, n’oublia pas de réclamer le bénéfice de son pari et se fit impitoyablement adjuger la part de gâteau de Tripet. J’étais tout à l’exquis émoi de me sentir près d’Églantine ; je n’avais d’autre impression que celle de sa robe blanche qui vivait à quelques pouces de moi, que celle de ses longs cheveux qui noyaient ses épaules, de son bras qui frôlait le mien, de sa tête souriante et rose qui se tournait souvent de mon côté. Mais d’elle je me rappelle tout, ses mouvements, ses gestes, ses regards, je me rappelle ses paroles, tout, jusqu’au moindre mot.
Nous ne nous parlâmes pas tout de suite. Il fallut d’abord entendre Cuche raconter son accident, Carcaille sa promenade en bateau ; puis on revint longuement sur les péripéties du croquet. Mais quand ces divers sujets eurent été épuisés, je songeai à en aborder de plus intimes avec ma jolie voisine. Le rêve que j’avais fait se réalisait : j’allais pouvoir lui confier quelques-uns de mes sentiments, et peut-être la questionner sur quelques-uns des siens.
— Ah ! dis-je tout ému, quel beau jour ! quel temps superbe !…
— Oui, fit-elle gentiment.
— Quand on pense qu’il aurait pu pleuvoir !…
Elle me regarda, sourit, puis dit :
— Vous n’aimez pas la pluie ?
— Oh ! non, fis-je, j’aime mieux le soleil que la pluie !… Pas vous ?
— Ça dépend, fit-elle. J’aime le soleil dans le canton de Vaud, mais à Genève je préfère la pluie.
— Tiens ! m’étonnai-je. Pourquoi ?
— C’est que Genève me semble faire bien... je veux dire s’allier naturellement avec la pluie… tandis que le canton de Vaud… ah ! le canton de Vaud !…
Sa voix se nuança d’enthousiasme, son œil brilla, toute sa figure s’anima sous son joli chapeau de Montreux.
— Alors, demandai-je, vous aimez mieux Vevey que Genève ?
— Oh ! s’écria-t-elle, il n’y a pas de comparaison !…
Puis elle reprit, intriguée :
— Vous savez donc que je suis de Vevey ?
— Mais oui, fis-je, on me l’a dit.
— C’est vrai, je suis Veveysane… Mais ce n’est pas seulement Vevey, c’est toute la contrée qui l’entoure… Cully, Lutry, Clarens, Montreux… C’est le plus beau pays du monde !
Elle me parla de ce pays, son pays, comme elle disait. Elle m’en décrivit les aspects, les sites enchanteurs ; elle évoqua les courbes de ses rives, leurs vignes en gradins, leurs corniches, leurs monts, les innombrables bourgades qui les animent, Saint-Saphorin sur son golfe, Chexbres sous son signal, Marsans, Glérolles, la Tour-de-Peilz et sa ruine, Blonay et son manoir, Clarens, ses quais, ses platanes, son bois de châtaigniers, son cimetière, le vieux castel du Châtelard, l’élégance de Montreux entre sa double baie, Vernex, Glion, Territet, Veytaux et, comme pour garder décorativement ce magnifique ensemble, le grandiose et romantique château de Chillon, plongeant dans le miroir du lac le reflet de ses neuf tours.
— Il n’y a pas de comparaison ! répétait la petite Vaudoise.
— Genève, objectai-je un peu piqué, Genève est pourtant une belle ville.
— Oui, il y a des rues, des ponts, des monuments… mais il n’y a pas la nature, le cadre… Ah ! si Genève était sur le coteau de Lavaux, ce serait évidemment une belle ville.
Je restai un instant rêveur. Je songeais à ce pays doré où je n’avais jamais été. Le plus loin que j’étais allé, c’était à Nyon. Je me rappelai avoir vu là le lac s’ouvrir comme une mer, le ciel s’élargir et de nouvelles montagnes apparaître bleuâtres vers l’est. C’était là-bas, là-bas… De grands steamers s’y dirigeaient à travers l’immensité bleue ; des trains y tendaient de toutes leurs fumées. Mais je n’avais pris ni les uns, ni les autres. L’azur du ciel semblait s’y éclaircir et celui du lac s’y accentuer. C’était de là-bas qu’elle venait, de la côte enchantée, du pays du soleil, des vignes et des châteaux.
Je la regardai, je vis le tissu léger de son cou palpiter finement sous son oreille nacrée, mon cœur remua et je n’hésitai plus à me convaincre qu’une pareille petite fée ne pouvait en effet venir que d’une contrée merveilleuse.
— Je voudrais connaître Vevey, dis-je.
— Est-il possible que vous n’ayez pas été à Vevey ? Vous n’allez pas quelquefois dans le canton de Vaud ?
— J’ai été à Nyon.
— Vous n’êtes pas même allé jusqu’à Lausanne ?
— Non.
— Vous n’avez jamais vu le fond du lac ?
— Non.
— Vous n’avez jamais vu la Dent du Midi ?
— Jamais, avouai-je.
Je crus qu’elle allait me considérer comme un phénomène, mais elle soupira :
— Il est vrai que Genève est si loin !…
Je me sentis néanmoins diminué à ses yeux de ne pas connaître la Dent du Midi.
— Est-elle plus belle que le Mont-Blanc ? demandai-je.
— Beaucoup plus belle. Elle a sept pointes.
— Alors, dis-je, ce n’est pas une dent, c’est toute une mâchoire.
Elle rit, et je pus contempler ses petites dents à elle, blanches, fines, émaillées, reposant comme un double rang de perles sur la soie rose de leur mignon coffret.
On passait une coupe où elle prit une orange.
C’était une énorme orange de Jérusalem, rouge et cortiqueuse. Elle emplissait ses deux mains de sa lourde sphère.
— Oh ! dit-elle en commençant à la dépouiller, elle est trop grosse pour moi. Voulez-vous partager ?
Je me sentis devenir plus rouge que l’orange de Jérusalem. Mon cœur battit violemment. Je n’eus pas la force de répondre.
Son ongle rosé brilla dans la pulpe sanglante. Elle détacha la moitié du fruit pour me l’offrir. Mes doigts tremblèrent en la recevant. Adam devait avoir tremblé ainsi sous l’arbre du jardin d’Eden. Mais bien que sachant ce qu’il en était survenu, ma conscience ne me fit nullement entendre que je succombais au même péché. Mon tremblement était une jouissance exquise, et quand le jus parfumé, précieusement pressé par mes lèvres, coula dans mon gosier, remplissant ma bouche de sa fraîche saveur, je me sentis transporté en plein paradis.
Je disais que je ne savais pas ce que j’avais mangé chez Mme Collignon : je me rappelle et me rappellerai toujours que j’y ai mangé la moitié d’une orange.
Mais il me fallait dire quelque chose pour cacher mon trouble.
— Quel est votre fruit favori ? balbutiai-je.
— Le raisin, répondit-elle. Et vous ?
Je n’osai pas répondre l’orange. Je m’en tirai par une nouvelle question :
— Le raisin blanc ou le raisin noir ?
— Le raisin blanc, cela va sans dire ; le noir n’existe pas pour une Vaudoise.
— C’est vrai, approuvai-je, le blanc est bien meilleur.
Nous dégustions chacun notre dernière tranche d’orange, elle en rêvant peut-être à ses raisins blancs de Lavaux, moi en pensant sûrement aux jolis doigts qui l’avaient séparée.
— L’avez-vous trouvée bonne ? fit-elle avec un petit coup de langue sur le bout de son index.
— Oh ! très bonne, délicieuse… Je me demande si elle vient réellement de Jérusalem.
— Je ne pense pas ; ce doit être le nom de cette sorte. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il soit nulle part question d’oranges dans la Bible.
— Je ne vois pas non plus, dis-je en faisant de vains efforts de mémoire.
J’aurais pu demander sur ce point l’avis autorise de Carcaille, mais je me trouvais si bien de notre conversation à deux que je ne jugeai pas à propos de le faire intervenir.
— Tandis qu’on y rencontre beaucoup de raisins, ajoutai-je. Le raisin est un fruit biblique.
— Oui, il y a les raisins du songe expliqué par Joseph.
— Les raisins et les ronces de la parabole.
— La grappe rapportée par les Israélites.
— La vigne de Noé.
— Celle de Naboth.
— Les fruits de la Bible, dis-je, sont le raisin, la pomme, la figue, l’olive, la grenade, la pistache…
— Et le fruit de l’arbre de Vie…
— Celui-là, c’était peut-être l’orange.
— Mais non, puisque personne n’en a jamais mangé, Dieu craignant que nous ne devenions éternels comme lui.
— C’est juste, dis-je, confus, en me rappelant le passage de la Genèse. Vous êtes forte sur les Écritures. Lisez-vous beaucoup la Bible ?
— Mon oncle m’en fait apprendre un chapitre chaque matin.
— Et ça vous plaît ? Vous aimez la Bible ?
— Ça dépend : j’aime les histoires de l’Ancien Testament ; je n’aime pas les prophètes ; j’aime les paraboles ; je n’aime pas les épîtres.
— Et quel est le personnage de la Bible qui vous est le plus sympathique ?
Ses mignons sourcils se rapprochèrent un moment, puis elle dit :
— Comment voulez-vous que je réponde ?… Je suis bien obligée de dire Jésus, puisque c’est lui qui nous a sauvés.
— Oui, sans doute… Mais Jésus n’est pas un personnage, c’est le Fils de Dieu. Mettons-le à part.
— Alors, voyons… Eh bien, je pencherais… je pencherais pour Rebecca.
— Pourquoi ?
— Parce que son histoire fait rêver toutes les jeunes filles… Et vous, quel est votre personnage préféré ?
— Moi, répondis-je sans hésiter, c’est le roi Salomon.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il a écrit le Cantique des Cantiques.
Un coup de tonnerre éclatant inopinément dans l’atmosphère paisible qui régnait sur le lac n’aurait pas produit pareil effet.
— Oh ! fit-elle, toute rouge à son tour, serait-ce vous qui avez écrit cette carte que j’ai reçue ?
— C’est moi, dis-je avec une forte étreinte intérieure, mais décidé à soutenir courageusement ma responsabilité. C’est moi. Est-ce qu’elle vous a plu ?
— Oh ! si vous saviez comme mon oncle s’est mis en colère !
— Le pasteur Babel s’est mis en colère ?
— Horriblement.
— Un pasteur se mettre en colère !…
— Il a été terriblement fâché.
— Mais pourquoi ?
— Il a dit que c’était une chose épouvantable…
— Oh !…
— Que celui qui avait écrit cela était un monstre…
— Un monstre ?… Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Ce n’était pourtant qu’un verset de la Bible.
— Mais qui disait des choses…
— Cependant tout ce que la Bible dit est excellent !
— Il paraît que non.
— Et vous, êtes-vous fâchée ?
— Moi, non… Mais je n’ose plus vous regarder.
— Je ne croyais réellement pas…
— Oh ! soyez tranquille, je ne dirai jamais que c’est vous !
— J’ai peut-être eu tort, pardonnez-moi…
— Je…
— C’est que je ne savais pas comment vous dire… Ç’a été plus fort que moi… Je…
Mais elle n’écoutait plus. Elle s’était levée. J’étais devenu tout pâle. Heureusement que comme tout le monde se levait aussi, vu que le goûter était fini, son brusque départ ne parut nullement insolite. Je vis disparaître sa taille blanche, couverte de ses blonds cheveux, au milieu d’un remous d’enfants. Le pompon de son chapeau de Montreux émergea encore quelques instants d’entre les têtes, puis je le perdis aussi de vue. Il me sembla que je tombais dans un vide sans fond. Toute mon énergie fondait à grandes bulles et se dissolvait. Une faiblesse étrange m’envahissait. J’allai m’affaisser contre le mur bas de la terrasse, les coudes sur le parapet, et je restai là je ne sais combien de temps, des larmes plein les yeux, tandis que le lac clapotait doucement au-dessous de moi.
Le moment du départ arrivait. Les moniteurs assemblaient leurs élèves et l’honorable M. Barbon, que l’ardeur déclinante du soleil avait enfin engagé à fermer son parasol vert, organisait l’évacuation en bon ordre de l’hospitalière campagne Collignon.
Le retour à Genève devait s’effectuer par le bateau à vapeur. Cet épilogue de la petite fête n’en était pas la partie la moins attrayante, et le temps de plus en plus délicieux, dans la quiétude du soir qui tombait, semblait inviter lui-même au charme d’une promenade sur l’eau.
La campagne Collignon était proche du port de Bellevue. Nous l’atteignîmes en peu de minutes. Notre foule bigarrée se répandit sur sa petite place, qu’abritaient deux tilleuls. Elle envahit sa berge de pierre et son embarcadère de bois. Devant nous, les Voirons faisaient le gros dos sous les caresses obliques du soleil couchant.
— Le bateau ! cria le premier Tripet, voici le bateau !…
On n’en apercevait encore que la cheminée empanachée glissant derrière les peupliers de la pointe de Genthod. Mais il ne tarda pas à émerger des verdures et à doubler l’extrémité de la mince langue de terre que houppetaient deux petits arbres verts. Puis il s’équilibra, piqua droit sur nous, semblable à un gros insecte, avec la corne de sa cheminée, l’antenne de son mât et les deux yeux rouges de ses prises d’air. D’aplomb sur ses tambours, il paraissait immobile ; mais il grandissait à vue d’œil. Nous perçûmes bientôt le bruit de ses roues. Il poussa un long sifflement sourd et commença à se présenter de flanc.
— C’est le Bonivard ! annonça de nouveau Tripet.
Les lettres se dessinaient en jaune sur le fond bleu du tambour : BONIVARD. Au-dessous se voyaient, accotés, les trois écussons de Suisse, de Vaud et de Genève. Mes yeux se portèrent sur l’écusson vaudois. Il était à gauche, coupé de vert et de blanc, et je lus sa devise : Liberté et Patrie.
Lentement, calmement, le Bonivard accostait les pilotis.
M. Barbon fit procéder avec méthode à l’embarquement et nous passâmes tous devant lui. Il ne resta bientôt plus sur la plateforme que Mme Collignon et ses deux filles, Esther et Sarah, qui avaient déjà le mouchoir à la main pour nous saluer. Le pasteur Babel leur adressait, à la coupée, de dernières formules d’adieu, d’édification et de remerciement.
Dans l’entrepont, autour des machines, je retrouvai Carcaille, le petit Gaufre et le gros Cuche. Celui-ci avait endossé ses vêtements, secs, mais si rétrécis qu’il s’y trouvait ficelé et gonflé comme une andouille. Un sifflet brusque, un ronflement ; les machines bougèrent, s’animèrent dans leur huile. J’étais très triste.
Je quittai l’entrepont, ses bielles, ses bagages, ses affiches d’hôtels, de messageries et de chocolats, pour aller m’appuyer contre le bastingage. L’eau filait, s’engouffrait sous le tambour. Insensiblement, Bellevue s’éloignait, ses arbres, ses auberges, son débarcadère au bout duquel les trois silhouettes Collignon agitaient encore leurs mouchoirs.
Tandis que nous longions la terrasse, où j’avais été tour à tour si heureux et si malheureux, une petite main me prit tout à coup le poignet. C’était Églantine.
— Venez, me dit-elle. Allons à l’avant. J’aime tant sentir le vent du bateau et voir se fendre l’eau !
Fou de joie, je la suivis. Sa petite main ne quittait pas la mienne.
Nous nous faufilâmes entre les bancs, les chaises et les pliants, le long du pont encombré de passagers. À mesure que nous avancions vers l’extrémité du steamer, la brise se développait et faisait flotter les boucles de la jeune fille. Un léger roulis se précisait. Des chaînes, des filins dormaient enroulés. Au delà de la cloche d’argent du bateau et de l’engrenage des ancres, il n’y avait plus personne. Par les regards des sabords, on voyait glisser l’eau que venait de couper l’étrave.
— Vous n’avez pas peur ? dis-je.
— Un peu… mais c’est si agréable !…
Elle m’attira contre l’angle de proue. Nous nous adossâmes à des cordages. Nous étions là presque cachés, seuls, séparés de tout, n’ayant derrière nous que le bruissement du vapeur, et devant nous, autour de nous, que l’eau, l’eau miroitante et subtile, l’eau dans le cadre lointain et reflété de ses rives, l’eau attirante, limpide, toute l’immensité de ce somptueux décor lacustre, où nous ne nous sentions plus qu’un double et imperceptible point.
— On est bien, ici, murmura-t-elle.
— Oh ! oui, on est bien ! soupirai-je en écho.
Au bout d’un instant, elle enleva son chapeau.
— Tenez-moi, dit-elle en se penchant par-dessus le bord.
Je sentis mon bras se couler autour de sa taille, tandis qu’elle avançait craintivement sur l’abîme.
— Oh ! fit-elle en se rejetant en arrière, cela donne le frisson !
Et je crus sentir courir sur elle comme un léger tremblement.
— Avez-vous froid ? demandai-je.
— Oh ! non, il fait si doux !
La soirée était en effet délicieusement molle : présage de mauvais temps, peut-être ; mais, pour le moment, sans autre souffle d’air que la brise provoquée par le mouvement du vapeur et dans cette pureté extraordinaire qui rapprochait et colorait les montagnes, on ne pouvait rien rêver de plus exquis.
— Ah ! dit-elle, c’est bien différent de mon premier voyage !
— Quel voyage ?
— Il y a quelques mois… quand je suis venue à Genève…
— Il était plus long, observai-je.
— Je crois bien, quatre heures !… presque tout le lac Léman…
Elle appelait le lac : le Léman ; moi, je l’appelais : le lac de Genève.
Alors, la petite Vaudoise me raconta son grand voyage.
Son oncle était venu la chercher à Vevey. Elle s’était embarquée avec lui un matin. Le temps était beau, presque chaud, quoiqu’on fût en hiver. Le lac – le Léman – s’étendait admirablement bleu et calme entre les montagnes grandioses de la Savoie et les riantes Alpes vaudoises. Au loin, la Dent du Midi étincelait de toutes ses cimes. Successivement, Chillon, Montreux s’étaient effacés, puis Glion et la Tour-de-Peilz. La vieille église Saint-Martin était restée plus longtemps visible. On avait abordé tour à tour Cully, Lutry, Pully, sous leurs étages de vignobles ensoleillés. Puis on avait touché Ouchy. Le temps était toujours beau, mais un petit air froid commençait à tomber de Lausanne. Le lac s’offrait là dans toute sa largeur et l’on entrevoyait à peine la côte d’Évian. En avançant vers Morges, l’atmosphère avait encore fraîchi. En même temps, le ciel et l’eau perdaient graduellement leur belle couleur, pour revêtir des teintes plus pâles et plus dures. Le Jura, que l’on n’avait pas aperçu jusque-là, manifestait vers l’ouest ses croupes monotones. À Rolle, le vent du nord était devenu intolérable. Il se précipitait rude et rapide dans la direction de Genève. C’était la bise, la sinistre bise. Le lac moutonnait. Ses courtes vagues hargneuses harcelaient le bateau. Puis les côtes s’étaient resserrées, les horizons rétrécis. Le triste et sombre Jura y faisait prédominer maintenant ses formes revêches. Coppet, Versoix. La figure du pasteur Babel semblait s’émacier et se durcir avec le paysage, à mesure qu’on approchait de Genève. La bise cinglait, sifflait, glaçait. Ses âpres morsures gerçaient douloureusement la peau et ses assauts fanatiques empêchaient presque de se tenir debout. Alors, la ville apparut, morne, grise, menaçante. Tapie sous les trois tours noires de sa cathédrale, sa lourde masse obstruait le lac et, de ses deux bras pâles projetés en avant, semblait vouloir en étrangler le courant. L’arrêt d’un pont rectiligne y traçait sa barre rigoureuse, devant un îlot muré d’où quelques hauts arbres dépouillés dressaient dans un ciel d’acier leurs squelettes. C’était Genève. En compagnie du pasteur Babel, sévère et terrible comme sa ville, la pauvre petite Églantine du pays de Vaud avait débarqué transie de froid sur le sol de sa nouvelle patrie.
Ce petit récit m’impressionna vivement.
— Comme vous avez dû être malheureuse ! m’écriai-je.
— Oui, les premiers jours… J’ai bien pleuré. Mais je m’y suis faite… Et aujourd’hui… aujourd’hui, répéta-t-elle, c’est bien différent.
Oui, c’était différent. Au lieu de la bise glaciale d’hiver, c’était le zéphyr odorant de juin. Les rives estompaient doucement leurs verdures dans l’ombre du soir qui montait. Une suave teinte rose s’était répandue sur la chaîne des hautes Alpes, où le dôme du Mont-Blanc rougeoyait comme un brasier céleste. Un flot serein nous berçait. Mélodique, un orchestre italien faisait soupirer ses violons. La ville s’éployait langoureusement entre ses jardins, ses parcs, ses terrasses. Derrière les arches festonnées du pont du Mont-Blanc, les peupliers de l’île Rousseau enlevaient leur bouquet harmonieux. Une première étoile brilla faiblement au-dessus du Salève. Quelques fenêtres s’allumèrent aux façades déjà mystérieuses de la ville haute.
— Oui, oui, aujourd’hui… murmurait presque défaillante ma petite amie, aujourd’hui, cela me rappelle Clarens…
À ce mot, qu’elle prononça d’une voix si tendre que je crois en entendre encore l’accent, mon bras, qui, je ne sais comment, était demeuré autour de sa taille, crut devoir presser cette dernière avec la plus chaude sympathie.
— Voulez-vous être mon ami ? me demanda Églantine toute émue.
Si je voulais !… Le cœur bouleversé par cette question, je ne trouvais pas de mots pour répondre. Mais tandis que nos têtes s’étaient inclinées l’une vers l’autre, un souffle de brise vint enrouler autour de mon cou une boucle de ses cheveux. Ma joue en sentit le contact ; le bout en frôla ma bouche. Alors, fou, l’esprit perdu, ma tête se pencha encore plus vers la sienne, et mes lèvres touchèrent sa peau fine, tiède et veloutée… Je crus que j’allais m’évanouir de bonheur.
Mais si je m’étais vraiment évanoui de bonheur, il eût suffi, pour me faire revenir à moi avec la plus grande promptitude, du poids d’une main dure qui vint au même moment me tomber sur l’épaule. Je me retournai brusquement. Une grande ombre était derrière moi, ombre trop matérielle, hélas ! car, à en suivre l’arête sombre montant inexorablement de bouton en bouton, et au cri d’effroi de ma compagne terrorisée, je n’eus pas de peine à reconnaître le spectre du pasteur Babel en personne et parfaitement virant.
— Petits misérables !… proféra-t-il, tandis qu’on passait les jetées de Genève.
Je suppose, par ce qui suivit, qu’il prononça ces mots avec une intention de pluriel ; mais pour l’instant je ne les pris que pour moi, et je me sentis tout aussitôt précipité comme par un coup de tonnerre au plus profond de l’étang de soufre et de feu dont parlait Carcaille et dont avait si peur le petit Gaufre.
— Oh ! pardon ! pardon !… balbutiai-je épouvanté et le cerveau tournoyant… Monsieur le pasteur ! je ne le ferai plus !…
— Tu l’as fait, Nicolas Pécolas !… Ne nie pas, je l’ai vu !
Songeais-je à nier ?
— Tu viendras me parler demain, chez moi, à quatre heures et demie. Quant à toi, ajouta-t-il en se retournant sur Églantine, ne crie pas ! Je te défends de crier, entends-tu ? Je t’interdis de pleurer !… Pas de scandale ici ! objurgua-t-il sourdement.
Il l’entraîna rapidement. Églantine étranglait ses sanglots. J’entendis un instant le claquement convulsif de ses dents.
J’étais anéanti.
Comment débarquai-je ? Que se passa-t-il ? Quittai-je le Bonivard sous l’œil vigilant de M. Barbon ? Pris-je congé de mes camarades de l’école du dimanche ? Serrai-je les mains de Carcaille, de Crotu, du gros Cuche, de Ducimetière ? Ou m’enfuis-je comme un voleur, comme un coupable ? Je ne sais. Je dus sans doute tituber le long des quais. Peut-être songeai-je à me jeter au Rhône. Ce qu’il y a de certain, c’est que je finis par rejoindre la maison, où je fis ma rentrée pâle comme un mort.
— Ah ! mon Té ! mon Té !… s’écria tante Bobette en m’apercevant. Que t’est-il arrivé, mon pauvre enfant ?
Ma mine devait être bien décomposée, car mon père et le cousin Gobernard, qui était là, ne manifestèrent pas moins d’inquiétude.
— As-tu mangé quelque chose qui t’a fait mal ? fit mon père.
— C’est ça !… cria tante Bobette, je suis sûre que c’est une indigestion !
— Qu’as-tu mangé ?
— Je ne sais pas.
— Du pouding ? de la tourte ?
— Je ne sais pas.
— Comment, tu ne sais plus ce que tu as mangé ?
— Non.
— Voyons, rappelle-toi.
— Une orange.
— Ce n’est pas une orange qui t’a indigéré !
— À moins qu’elle ne fût gâtée, opina le cousin Gobernard.
On m’entourait, on me pressait, on m’accablait de questions.
— J’y suis ! fit tante Bobette, le nez décisif. C’est la crème !… Je parie que la crème était tournée !… Ce n’est pas étonnant avec cette chaleur !
Elle m’emmena dans ma chambre, me déshabilla, me mit au lit, puis, malgré mes vives résistances, m’administra de force un vomitif.
Bien entendu, cette médication me rendit encore plus malade. Sur quoi une nouvelle hypothèse se fit jour dans l’esprit anxieux de tante Bobette :
— Dis-moi, Nicolas, le lac était-il agité ? As-tu eu le mal de mer ?
— Je ne sais pas.
— Mais enfin, qu’y a-t-il donc, mon enfant ? qu’y a-t-il, au nom du ciel ?
Alors, devant les angoisses de tante Bobette, effondré, prostré, lamentable, n’ayant plus la force de mentir, ni de rien cacher, je bégayai, tout hoquetant et le cœur décroché :
— Oh ! tante Bobette !… oh ! tante Bobette !… J’ai embrassé la nièce du pasteur Babel !
Allons, allons, fit le cousin Gobernard, qui était venu le lendemain prendre de mes nouvelles et auquel il avait bien fallu raconter toute l’histoire, allons, allons, ce n’est pas si grave !
— Ah ! vous trouvez ?…
— Bon sang ! ma cousine, vous vous mettez aussi dans des états… Ce garçon aurait assassiné père et mère que vous n’en seriez pas plus suffoquée !…
— Mon Té ! mon Père ! persistait à se lamenter tante Bobette, qui aurait jamais pu penser que notre Nicolas… C’est la fin du monde !…
— Non, vraiment, ma bonne Bobette, permettez-moi de dire que vous exagérez. Tout ça parce que ce petit a embrassé une jolie fille !…
— Au nom du ciel ! Gédéon !… s’effarait ma pauvre tante en se bouchant les oreilles.
Et comme j’assistais, consterné, à ces explications, le cousin Gobernard, prenant en pitié ma détresse, ajoutait pour me remonter :
— Puisque tu dois aller te faire admonester par le pasteur, vas-y. Mais ne te frappe pas, mon garçon. Ta peccadille ne tire pas à conséquence. Après tout, cela vaut mieux que d’avoir manqué un examen ou de t’être donné une entorse. Et si ce Babel entonne ses grands airs et tape trop fort sur la poêle du nommé Satan, ne te laisse pas étourdir, mon garçon, et envoie-le carrément bouler. C’est mon avis, conclut-il.
Heureusement que tante Bobette n’entendit pas la façon pittoresque dont le cousin Gobernard formulait cet avis, car c’est alors qu’elle aurait été bien réellement suffoquée.
Un peu réconforté par la cordiale allure du cousin Gobernard, je me sentis capable d’envisager sans trop de tremblement la perspective de mon redoutable tête-à-tête avec le pasteur Babel. Aussi mon désir irrésistible de fuir à l’autre bout de la Suisse, plutôt que d’affronter le terrible ecclésiastique, fit-il bientôt place à une plus juste évaluation des choses, je veux dire des dangers immédiats que je courais. Je ne risquais évidemment ni d’être mangé, ni d’être saigné vif, ni d’être battu, et tout se réduirait, vraisemblablement, à un formidable savon évangélique, que je n’avais plus qu’à me préparer à essuyer avec le plus complet héroïsme. Quant aux dangers ultérieurs, la perte du repos de ma conscience, le ver rongeur du remords ou même la damnation éternelle, j’aurais le temps d’y songer.
À quatre heures donc, à l’issue des classes, au lieu de prendre comme d’habitude le chemin de la maison, je sortis du collège par la porte de Saint-Antoine et je m’engageai, d’un pas peu fringant, dans la direction de Champel. Je passai les ponts des Tranchées. L’observatoire bombait sa coupole grise vers un ciel ironique, qu’interrogeaient aussi, quelques pas plus loin, les bulbes dorés de l’église russe. Pour moi, j’avais abandonné tout essai de prière, sentant que, de ce côté, le pasteur Babel avait toute chance d’être plus écouté que moi. Sans tenter l’illusoire protection du moindre parapluie, je m’inclinais d’avance sous l’orage divin, quitte à chercher à en recevoir le moins possible et à me secouer après du mieux que je pourrais.
C’est dans ces dispositions résignées que j’atteignis le chemin de Champel. Je revis la place triangulaire et son herbe roussie. Je relus la plaque indicatrice du chemin Michel Servet. Je me retrouvai enfin devant le clédal de Monsieur Babel, pasteur, comme quatre heures et demie sonnaient à l’hôpital cantonal. J’en fis jouer le battant. Puis je traversai le petit jardin d’un pied morne et j’allai, sans aucune espèce d’enthousiasme, soulever le heurtoir de la porte, qui tomba en rendant un son mat.
Une bonne intimidante m’ouvrit. Je lui déclinai mon nom d’une voix sourde en demandant le pasteur.
— Suivez-moi. Monsieur le ministre est dans son cabinet.
Je la suivis dans un vestibule nu, puis le long d’un escalier sévèrement décoré de textes bibliques. À ce moment, je dois le dire, j’aurais réellement préféré être à cent lieues de là. Mais il n’y avait maintenant plus à reculer.
Mon cerbère en jupons s’arrêta devant une porte feutrée, qu’elle poussa et me fit franchir assez rudement par les épaules, en aboyant :
— Monsieur le ministre, c’est le jeune Nicolas Pécolas.
Je me trouvai dans une pièce assez sombre, où je ne distinguai d’abord qu’un grand bureau de chêne massif, derrière lequel, siégeant dans un fauteuil de bois sans capiton, le pasteur Babel profilait sa maigreur ascétique. Courbé sur son pupitre entre deux piles de bouquins ouverts, le pasteur travaillait. Complètement médusé par cette présence, je restais là debout, le chapeau entre les doigts, l’œil sur ce crâne inquiétant, attendant qu’il daignât porter son regard sur ma chétive personne et que sa bouche irritée commençât à me signifier sa vitupération.
Au bout de plusieurs longues minutes, comme aucun changement ne survenait, je me hasardai à promener les yeux sur les autres parties de la chambre, au clair-obscur de laquelle je m’habituais peu à peu. J’en considérais les murs chargés de reliures à dos noir, les chaises de cuir, la cheminée de marbre gris et sa pendule au sujet de bronze représentant le patriarche Abraham levant le couteau sur son fils Isaac pour obéir à l’ordre de Dieu. Une robe pastorale et un rabat étaient rangés sur un dossier. Dans un coin, un petit harmonium luisait. Mais ce qui attira surtout mon attention, ce fut un grand portrait de Calvin, gravé sur bois, qui, de son cadre d’ébène, semblait dominer toute la pièce. Fortement éclairé par la fenêtre, dans le rectangle de laquelle venait s’inscrire un morceau du paysage brûlé de Champel, le réformateur présentait de trois quarts son faciès émacié, ses lèvres serrées, le mince flot pointu de sa barbe et son long nez qui ressemblait à celui du pasteur Babel. Sa tête était prise dans une calotte qui couvrait ses oreilles et que surmontait un bonnet plat. Une queue de renard entourait son cou. La gravure portait en exergue ces mots : JEAN. CALVIN. FIDELLE. MINISTRE. DE. LA. PAROLLE. DE. DIEV.
J’examinais ce portrait depuis un bon quart d’heure et je commençais à me sentir fatigué, n’osant ni bouger, ni m’asseoir, lorsqu’un remuement provenant du fauteuil ramena instantanément mes yeux à leur première position. Effectivement, le pasteur Babel remuait. Je vis sa plume se poser, sa tête se lever, ses mains prendre appui contre son pupitre pour reculer un peu le fauteuil, dans lequel le buste se redressa ; je vis ses bras se croiser, son regard s’attacher sur moi, sa bouche s’ouvrir enfin…
Tout figé, j’attendais.
— Ah ! te voilà !…
Bien décidé à rester muet comme un poisson ou à ne repoudre que par les monosyllabes indispensables, je ne bougeai pas un muscle.
— Te voilà, Amalécite !…
Amalécite !… Il me fallut pourtant tressaillir. C’était le nom du plus méchant de ces peuples païens qui s’opposèrent en leur temps aux enfants d’Israël et que Dieu finit par exterminer. Aux yeux du pasteur Babel, je n’étais plus qu’un Amalécite !
— Je me demande avec effarement et consternation, je me demande avec douleur et déchirement, prononça alors le pasteur, si j’ai devant moi l’un des élèves de mon école du dimanche ou un de ces affreux gredins sans feu ni lieu, sans foi ni loi, qui rôdent par nos rues et désolent notre ville ! Voilà donc le résultat de mes efforts ! voilà le fruit de l’enseignement chrétien que je t’ai inculqué ! Quelle épreuve, Seigneur ! Quelle amertume, ô mon Dieu !…
Il s’arrêta pour juger de l’effet de son petit exorde. Je ne bronchais pas. Il poursuivit :
— Hélas ! le péché est partout ; il pénètre les cœurs les mieux gardés ; il exerce en tout lieu son horrible puissance. Malheureux Pécolas, tu aurais été le dernier que j’eusse soupçonné d’une mauvaise action. Aussi ma douleur est profonde. Mais qu’est-elle, Pécolas, qu’est-elle auprès de celle de Dieu, qui t’a vu comme moi, et que tu as cruellement offensé ?
Je commençai à trouver qu’il allait un peu loin, je veux dire un peu haut. Que pouvait faire à Dieu, le Créateur du ciel et de la terre, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu des armées, le Dieu des cohortes célestes, que j’eusse été surpris, sur l’avant du Bonivard, en train d’embrasser modestement la blonde nièce du pasteur Babel ?
Mais celui-ci continuait :
— Lorsque Adam, sous l’arbre du jardin d’Eden, mangea du fruit défendu, il ne se doutait pas des conséquences de son acte. Mais le péché venait d’entrer en lui. Et les conséquences du péché sont terribles. M’entends-tu, Pécolas ?
— Oui, monsieur le pasteur.
— Pour avoir simplement mangé de ce fruit, Adam fut chassé du paradis terrestre, astreint à travailler la terre, enfin condamné à mort. Mais ce n’est pas tout. De par ce premier péché, ce triple châtiment frappa en outre tous ses descendants, le genre humain tout entier ! Ah ! s’il avait prévu cela, Adam aurait-il goûté de cet abominable fruit ?… M’écoutes-tu, Pécolas ?
— Oui, monsieur le pasteur.
— Eh bien, cette histoire est celle de tout pécheur. C’est la tienne, Pécolas, car, une fois engagé dans la voie du péché, on ne sait où on va. Demain tu en commettras un plus grave, après-demain un plus grave encore, et de péché en péché, de chute en chute, tu en arriveras à l’état de pécheur endurci, incapable de repentance et dès lors voué inexorablement à la condamnation éternelle. – Me comprends-tu, Pécolas ?
— Oui, monsieur le pasteur.
— Arrête-toi pendant qu’il en est encore temps, malheureux garçon ; ne continue pas à glisser sur la pente fatale, amende-toi, pleure, repens-toi, tombe à genoux, demande-moi pardon et surtout demande pardon à Dieu, à Dieu qui est plein de miséricorde, mais qui est aussi rempli d’horreur pour le péché… de courroux, de justice !…
Mais je ne tombai pas à genoux. J’étais trop occupé par une réflexion nouvelle qui venait de naître dans mon esprit. Si Adam avait péché, me disais-je, c’était qu’il avait contrevenu à un ordre de Dieu. Dieu lui avait dit : « Tu ne mangeras pas du fruit de l’arbre de la science. » Et Adam en avait mangé. Il avait désobéi. Mais moi, avais-je désobéi ? Où était-il dit : Tu n’embrasseras pas la nièce du pasteur Babel… ou n’importe quelle autre jeune fille ?… J’avais beau chercher, je ne voyais aucun texte qui pût m’être appliqué. Si tel était le cas, avais-je donc commis un péché ?
— Eh bien, Pécolas ? attendait le pasteur.
Il fallait que j’en eusse le cœur net. Je me hasardai :
— Monsieur le pasteur, je voudrais auparavant vous poser une question.
— Parle, je suis là pour t’écouter… et pour l’éclairer, s’il en est besoin.
— Monsieur le pasteur, où est-il dit dans la Bible que Dieu défend d’embrasser une jeune fille ?
La tête que fit le pasteur Babel, à cette simple question, fut des plus surprenantes. Complètement ahuri par ma demande, il se la fit répéter, comme si ses oreilles hésitaient à l’avoir entendue. Puis il se tira la barbe, fronça le sourcil, me considéra pour voir si je n’avais pas l’air de me moquer de lui, et comme je n’en avais pas l’air du tout, il se retira la barbe, se gratta le front, puis finit par manifester son réel embarras en barbotant :
— Mon enfant… mon enfant…
Alors, plein d’assurance, je m’écriai :
— Monsieur le pasteur, cela n’est dit nulle part !
— Comment, nulle part ?…
— Non, monsieur le pasteur, vous ne pouvez me citer aucun texte, et c’est injustement que vous m’accusez de péché. Je n’ai pas péché.
— Tu n’as pas…
Certes, j’avais commis des péchés, de nombreux péchés dans ma vie ; j’avais menti, j’avais trompé, je m’étais mis en colère, j’avais souhaité le mal, j’avais plus ou moins violé les neuf dixièmes des commandements ; et beaucoup de ces péchés, à ma honte, avaient été découverts. Or, jamais on ne m’en avait fait des reproches aussi vifs que pour celui-ci, qui n’en était pas un, qui ne violait rien du tout, ou qui, s’il en était un tout de même, paraissait bien petit en comparaison des autres, une simple peccadille, comme disait le cousin Gobernard. C’était incompréhensible.
Mais le pasteur s’était ressaisi :
— Eh bien, non, articula-t-il, je ne te citerai pas de texte. Mais j’en appellerai à un autre témoignage, plus probant peut-être : ta conscience. Lorsque je t’ai mis la main sur l’épaule, pourquoi t’es-tu troublé ? pourquoi as-tu tremblé ? pourquoi aurais-tu voulu te cacher, disparaître, comme Adam à l’ouïe de la voix de l’Éternel se cacha loin de sa face ? C’est ta conscience qui parlait, ta conscience, Pécolas, et elle te disait : Ce que tu as fait est mal !…
Ce fut à mon tour d’être embarrassé ! Évidemment, ma conscience avait parlé. Je ne pouvais le nier. Elle avait même parlé beaucoup plus longtemps que ne le croyait le pasteur Babel, puisqu’elle était allée s’épancher jusque sur le sein bouleversé de tante Bobette. Ma conscience s’était, en effet, amplement manifestée. Mais était-ce bien ma conscience ? N’était-ce pas plutôt un assemblage obscur de craintes artificielles, faites de défiance de moi-même et des autres, d’appréhension de l’inconnu, de peur irraisonnée de l’opinion d’autrui, et qui n’avait rien de commun avec la véritable conscience ? Plus j’y réfléchissais, moins je parvenais à discerner dans mon acte le moindre reflet d’un péché. Le bonheur dont j’avais été inondé en l’accomplissant me semblait contradictoire à la notion même de péché. Jamais je n’avais été heureux lorsque j’avais réellement péché. Aussi répondis-je au pasteur Babel :
— Je me suis effrayé, il est vrai ; mais, je le vois maintenant, bien à tort. Je n’aurais dû avoir aucun sujet d’alarme, car je ne commettais aucun mal. Aucun mal, monsieur le pasteur, aucun péché. Non ! non !… Il n’y a qu’un cas où un baiser donné constitue un péché, et l’Écriture le dit en propres termes (décidément je devenais aussi fort que Carcaille) : c’est quand ce baiser est un baiser de haine. Mais, monsieur le pasteur, m’écriai-je, ce n’était pas un baiser de haine que je donnais, c’était un baiser d’amour !
À peine avais-je prononcé ce dernier mot, que je crus que le pasteur Babel venait d’être touché d’un fer rouge. Il bondit hors des bras de son siège, marcha à moi tout maigre et hérissé d’indignation. Sa manche se leva. Je baissais déjà la tête en haussant le coude, prêt à recevoir le coup… Mais il se retint ; son bras retomba. Il devint tout pâle.
— Tu oses discuter avec moi ! frémit-il. Lorsque je te dis, moi, ton pasteur, moi, ministre du Saint Évangile, que tu as commis un péché, tu ne me crois pas ?… Mais alors, alors, tu n’es qu’un révolté !…
Sa fureur était semblable à celle du Dieu d’Israël. Je croyais voir Jéhovah lui-même sur le mont Sinaï, et son collier de barbe paraissait lancer des flammes.
Mais je me sentais maintenant animé d’une force puissante. Il me semblait presque que je devenais un homme. Je le défiais. Soulevé par l’injustice de ses paroles, je ne le craignais plus.
Révolté ! Le mot revenait dans sa bouche. Il l’y roulait, le faisait sonner, s’en grisait. Il avait trouvé le mot, le mot définitif, le mot qui me jugeait et me stigmatisait. Révolté ! révolté ! je n’étais qu’un révolté !
Révolté ! jetait-il comme une écume. Malheur à ceux qui se révoltent !…
— Je ne suis pas un révolté !
— Satan le tient. Tu es la proie de l’Être du Mal.
— Monsieur le pasteur !…
— Et cette ignoble carte, car c’est évidemment toi qui l’as écrite, l’envoi de cette carte, oses-tu dire aussi que ce n’est pas un péché ?
— Elle portait un texte de la Bible.
— Quel texte !…
— Un passage d’un cantique, du Cantique des cantiques, ce qui signifie, monsieur le pasteur, comme vous l’avez dit un jour vous-même, le plus beau des cantiques !
— Polisson !…
Puis il se reprit, furieux et se mordant les lèvres :
— Je veux dire… je veux dire… que tu ne sais pas ce que tu dis !
— Mais, monsieur le pasteur…
— Suffit ! je ne veux plus entendre un révolté !… Va-t’en !… Je prierai Dieu pour toi.
— Monsieur le pasteur, je…
— Va-t’en, va-t’en, te dis-je !… Et je t’interdis, je t’interdis, entends-tu, de remettre les pieds à l’école du dimanche !
À ces mots, je fus pris d’une grande angoisse.
— Oh ! mais c’est impossible ! m’écriai-je… Je veux revenir à l’école du dimanche !
Je pensai que je ne reverrais plus Églantine.
— Tu n’y reviendras jamais !
— Monsieur le pasteur !
— Tu n’y reviendras que quand tu te seras humilié, que quand tu auras pris le sac et la cendre, que tu seras convaincu de ton péché et que tu seras revenu ici me demander pardon… pardon à genoux !
— Monsieur le p…
— Va-t’en ! va-t’en !…
Acculé à la porte, sous son grand geste frénétique, je dus sortir.
Mais à peine avais-je repassé cette porte, à peine avais-je été ainsi poussé dans le corridor, que des cris aigus partis d’une chambre voisine vinrent me glacer d’effroi. Je n’hésitai que l’ombre d’une seconde à en reconnaître la source.
Ces cris provenaient indubitablement du gosier d’Églantine. D’autres voix s’y mêlaient. Que se passait-il ?
Que lui faisait-on, à elle ?
On la terrorisait, on la maltraitait, peut-être !…
Mon sang ne fit qu’un tour. Je m’élançai dans la direction du vacarme, tandis que, sorti sur mes talons, le pasteur Babel se précipitait après moi et tentait de me saisir au collet pour me jeter dans l’escalier. Mais ma force était à ce moment herculéenne. Je ne sentis pas plus la poigne du pasteur Babel que je ne me laissai arrêter par ses injonctions. Affolé par les cris de ma petite amie, qui retentissaient de plus belle, je bousculai une porte, par laquelle nous pénétrâmes, l’un sur l’autre, le pasteur et moi, dans une pièce plus claire que le cabinet et de même exposition que lui.
Là, un spectacle imprévu vint me remplir d’épouvante. Fortement maintenue par les deux bras osseux de Mme Babel. Églantine, la figure décomposée, se débattait avec désespoir sur un haut escabeau, le corps enveloppé d’un peignoir comme d’un suaire. Ses magnifiques cheveux dénoués la baignaient tout entière et coulaient jusqu’à terre. Derrière elle, une paire d’immenses ciseaux luisants à la main, sautillait une silhouette étrange, en laquelle je ne tardai pas à reconnaître M. Paradis, le coiffeur de la rue Tabazan.
— Ze ne vous ferai pas de mal, mademoiselle, ze ne vous ferai pas de mal, zézayait-il au milieu des sanglots éperdus de la jeune fille.
— Je ne veux pas ! je ne veux pas !… hurlait-elle. Je ne veux pas qu’on me coupe les cheveux !…
Paraissant avoir oublié ma présence, le pasteur Babel s’était porté vers le groupe.
— On te les coupera, malheureuse enfant !… Tes cheveux ont été pour toi une occasion de chute, on te les coupera !…
— Je ne veux pas… !
— Opérez, monsieur Paradis. Mais M. Paradis hésitait.
— Le fait est, monsieur le ministre… une si belle zevelure… le fait est que c’est dommaze.
— Précisément, monsieur Paradis, ses cheveux étaient trop beaux. Elle en était vaine. Or, a dit le Seigneur, si ton œil droit te fait broncher, arrache-le ; si ta main droite te fait pécher, coupe-la, car il vaut mieux pour toi qu’un seul de tes membres périsse et que ton corps entier n’aille pas dans la géhenne.
— Très zuste, très zuste, monsieur le ministre. Mais tout de même… Sans ses zeveux, mademoiselle ne sera plus si zolie.
— C’est justement ce que je veux. Je veux l’enlaidir.
— C’est dommaze, c’est dommaze… Comment les couperai-ze ?
— Ras.
M. Paradis plongea la main dans le fleuve d’or, en rassembla un flot et ouvrit ses grands ciseaux. Mais il suspendit encore le coup fatal pour demander :
— Qu’allez-vous faire de ces zeveux, monsieur le ministre ?
— On les brûlera.
— Miséricorde !… Mais ça vaut très zer, des zeveux pareils !… Ze vous les azète, moi… Ze vous en donne cinq cents francs.
D’émoi, Mme Babel lâcha d’une main sa victime.
— Cinq cents francs ! s’exclama-t-elle, béante, en jetant un œil allumé sur son mari. Mon ami !… cinq cents francs !…
Le pasteur Babel eut un léger spasme des paupières. Un combat intérieur se livrait en lui. Mais ce fut très court. Sa lèvre se contracta, son cou se raidit, et il répéta durement :
— On les brûlera !…
— Cinq cents francs !… Mon ami !… Pour l’Église ! supplia Mme Babel.
— On les brûlera ! on les brûlera ! fulminait le pasteur avec une violence croissante…
— Mon ami… Pour les pauvres !…
— On les brûlera !…
Jugeant un plus long délai superflu, l’homme aux ciseaux commença sa besogne. Les lames crièrent dans la chevelure et les premières boucles tombèrent. Églantine sanglotait à me fendre l’âme.
Je ne pus en supporter davantage. Tout sanglotant aussi, je m’élançai, je m’emparai d’une des boucles tombées, celle peut-être qui avait frôlé ma bouche, et je m’enfuis… je m’enfuis, poursuivi par les « pour les pauvres ! » suppliants de Mme Babel et les sinistres « on les brûlera ! » du pasteur Babel, dont je croyais toujours voir le bras noir se profiler furieusement sur le décor de Champel, pendant que je dégringolais l’escalier, que je traversais le jardin et que je détalais comme un fou dans la direction de la ville, la poche toute gonflée de cette mèche chaude qui vivait sous mes doigts.
Trop excité d’abord pour me rendre compte de l’énormité de mes actes durant ce néfaste lundi, je ne tardai pas à mesurer la gravité de mon cas par la consternation de tante Bobette, lorsqu’elle eut compris, sur le peu que j’osai lui en dire, que j’étais bel et bien chassé de l’école du dimanche. Elle ne parlait de rien de moins que d’aller sur l’heure se traîner elle-même aux genoux du pasteur Babel pour implorer mon pardon. Il fallut toute l’autorité, fort relative d’ailleurs, mais heureusement efficace à cette occasion, du cousin Gobernard, qui, pendant ces jours critiques, crut devoir se montrer quotidiennement à la maison, pour la dissuader de ce projet.
— Rien ne presse, disait-il. Avec le temps ça s’arrangera. Laissons d’abord ce forcené de Babel se calmer.
Et mon père, en homme sage et ennemi de l’éclat, l’appuyait.
— Quand ce garçon serait privé de son catéchisme quelques dimanches, le grand malheur ! émettait avec poids le cousin Gobernard. Tranquillisez-vous, Bobette, le diable n’est pas encore à ses trousses, et pourvu que d’ici là ce petit conserve un bon estomac, l’esprit dispos et le ventre libre, vous aurez tout loisir pour lui concilier à nouveau les bonnes grâces du Très-Haut.
Malheureusement, deux au moins des conditions si judicieusement attachées à ma tranquillité et à celle de tante Bobette par l’excellent cousin Gobernard se trouvèrent bientôt singulièrement compromises. Je ne mangeais plus, je ne dormais plus, un abattement et une inquiétude insurmontables s’emparaient graduellement de mon esprit. Un malaise étrange m’étreignait. Le mardi, ça allait encore ; le mercredi, ça allait moins bien ; le jeudi, ça n’allait plus du tout.
— Diantre ! diantre ! faisait le cousin Gobernard déconcerté, tu m’étonnes, mon garçon. Qu’est-ce qui t’arrive ? As-tu un hanneton dans le ciboulot ? Du nerf, saperlipopette !
Et il s’en prenait à tante Bobette :
— C’est votre faute aussi, ma cousine, avec vos lamentations perpétuelles… Vous l’abrutissez de vos jérémiades !…
— Par exemple ! se récriait tante Bobette. Depuis trois jours je n’ouvre pas la bouche.
— Mais vous n’en pensez pas moins. Et vous lui faites une tête !…
Quelle que fût mon affection pour tante Bobette, ce n’était pourtant pas la tête qu’elle pouvait me faire qui causait mon désarroi. Ce n’était pas davantage la tristesse que j’éprouvais à la pensée du désastre qu’avait souffert à cause de moi ma chère Églantine. Était-ce peut-être l’appréhension que nous pussions être séparés pour toujours ? Non plus. S’il n’y avait eu que cela, je n’aurais pas été si angoissé. Les difficultés auraient au contraire stimulé mon énergie. J’aurais tout fait pour la revoir. Je l’aurais revue ! Et puisque j’avais déjà conquis sa sympathie, puisqu’elle m’avait demandé d’être son ami, rien ne m’aurait arrêté. J’aurais franchi monts et vaux, j’aurais accompli des prouesses merveilleuses pour lui prouver ma tendresse !…
Un tourment plus secret me rongeait. Il était né soudain, d’une pensée tout d’un coup apparue. Mon altercation avec le pasteur Babel m’avait beaucoup ému. J’en revoyais le déroulement dramatique ; j’en repassais dans ma tête les moindres incidents. Mais si je ne parvenais toujours pas à comprendre ce qui m’avait mérité une si formidable algarade, je me disais cependant que, pour me l’avoir infligée, le pasteur Babel devait avoir eu des motifs bien puissants, d’autant plus puissants peut-être que je ne les connaissais pas. Et je ne me cachais pas non plus, au souvenir de la fureur décuplée de l’ecclésiastique lorsque avait éclaté ce qu’il avait appelé ma « révolte », je ne me cachais pas que, pour grave qu’eût été mon premier péché, sa gravité s’était incomparablement accrue du fait de n’avoir pas voulu le reconnaître.
Mais quel pouvait être exactement ce péché, ce péché énigmatique et redoutable, tellement plus gros de conséquences que tous mes péchés antérieurs, qu’il avait fini par me valoir mon expulsion sommaire du cabinet de M. Babel et mon exclusion de l’école du dimanche ? C’est ce que je me demandais avec trouble et transissement. Et tout d’un coup… tout d’un coup ç’avait été comme une illumination… une illumination maudite… Un texte, un terrible texte avait surgi dans ma mémoire, menaçant, tragique, fatal. Je l’avais recherché en tremblant. Il était encore plus terrible que je ne le croyais. Jésus, le doux Sauveur lui-même, avait prononcé : « Je vous le dis en vérité, tous les péchés seront pardonnés aux fils des hommes, mais quiconque aura péché contre le Saint-Esprit n’obtiendra jamais de pardon, car il est coupable d’un péché éternel. »
Avais-je peut-être commis, sans m’en douter, le mystérieux péché contre le Saint-Esprit ? À cette pensée, une sueur froide avait inondé mes tempes. Ce péché, cet extraordinaire péché, celui que tout le sang de Jésus ne pouvait racheter, ce péché des péchés était-il mon péché ? Horrible incertitude ! Et la féroce sentence se déroulait sans répit dans mon cerveau fiévreux, me coupant bras et jambes, m’annihilant, m’écrasant. Je songeais aux terreurs du petit Gaufre, et ces terreurs, je les partageais maintenant, j’en connaissais le vertige, j’en éprouvais l’affolant cauchemar… Mon Dieu ! mon Dieu ! avais-je commis le péché contre le Saint-Esprit ?…
Le vendredi, j’étais sérieusement malade. Le samedi, devant ma mine terreuse, le cousin Gobernard déclara :
Il n’y a pas à dire, ce petit se fait du mauvais sang.
— C’est le remords ! proféra lugubrement tante Bobette.
— Nom d’un pétard ! il faut le secouer. Ce garçon a besoin de prendre l’air. Voyons, Nicolas, que dirais-tu d’une excursion au Salève ? Ça te va-t-il ?… Ça va ! Je l’emmène demain.
— Si vous voulez, mon cousin, dis-je sans conviction.
— Bonne idée, approuva mon père. Ça lui fera du bien.
— Gédéon…
— Vous, taisez-vous. On ne vous demande pas votre avis. Un dimanche à la montagne, croyez-m’en, cela lui vaudra mieux que le catéchisme.
Mais tante Bobette avait une objection qu’elle tenait essentiellement à formuler.
— Gédéon… je ne puis vous confier ainsi Nicolas pour toute une journée…
— Que craignez-vous ?
— Je crains… je crains… Il faut auparavant que vous me fassiez une promesse.
— Quoi donc ?
— Gédéon… Gédéon, promettez-moi que vous ne lui direz pas un mot de religion.
— Bien, bien, c’est entendu.
— Vous me le promettez solennellement ?
— Je vous dis que c’est entendu. Préparez-lui son petit sac, et ne le chargez pas trop. Pas de pain, ni de vin ; nous nous en munirons à Bossey, au pied de la montagne. Quelques œufs durs et une tranche de fromage. Le reste, j’en fais mon affaire. Et demain matin, mon garçon, trouve-toi à six heures au bas de la Cité, pour le tramway de Carouge.
Sur quoi mon père ajouta :
— Je vous aurais bien accompagnés, mais je crois que la course serait maintenant un peu trop forte pour moi… Ce sacré Gobernard ! Il a encore des jambes pour monter au Salève !…
Le lendemain, comme six heures sonnaient à la tour de l’Île, je me trouvais au rendez-vous. Je ne tardai pas à voir apparaître, à mi-côte de la Cité et dégringolant la rue à grands pas, la corpulente stature du cousin Gobernard, en large feutre mou, la vareuse au vent, le bâton ferré à la main, les souliers à clous aux pieds et portant en bandoulière un gros bissac en toile cachou aux formes singulièrement rebondies.
— Tu es exact, c’est parfait. Nous aurons le beau ; le baromètre monte. Pourvu que nous n’ayons pas trop chaud et que nous puissions faire la grimpée à l’ombre, ça ira bien. Allons, enfourne-toi. Nous aurons tout à l’heure assez à jouer de nos jambes.
Nous prîmes place dans le véhicule, qui enleva avec effort le tournant de la rue Centrale, pour se lancer au grand trot dans la Corraterie, fouetté par le petit air frais du matin.
— Eh bien, mon gaillard, fit-il en m’allongeant une forte claque sur la cuisse, nous allons respirer un peu de nature et revoir ce vieux Salève !…
Nous suivîmes la rue du Conseil-Général, nous enfilâmes l’interminable route de Carouge, nous atteignîmes le pont sur l’Arve. Puis ce fut Carouge, que nous parcourûmes dans toute sa longueur entre ses maisons basses. Nous parvînmes enfin, après de multiples arrêts, place du Rondeau, où, tout engourdis, nous descendîmes. Le tramway n’allait pas plus loin. Située à l’extrémité de la petite ville, la place s’ornait d’un café à tonnelles, à l’enseigne Au Mont Salève, et d’une auberge à volets gris que ne déparait point le titre ronflant À Hôtel de l’Europe et devant laquelle stationnait la diligence de Cruseilles. Deux routes s’en détachaient : celle de Saint-Julien-en-Genevois, par le Plan-les-Ouates, et celle de Col-longes-sous-Salève. Nos sacs bien assujettis, le mien sur le dos, celui du cousin Gobernard sur son flanc gauche, c’est cette dernière route que nous attaquâmes. Le ciel était d’un léger bleu saphir et les pinsons chantaient dans les arbres.
Par une lente montée, nous abordâmes le plateau de Grange-Colomb. La montagne s’offrait là dans toute son ampleur. Elle ressemblait à un énorme dromadaire accroupi, avec sa bosse que nous allions escalader, son encolure du creux de Monnetier, et le Petit-Salève formant la tête, qui allait frotter son museau dans le sable de l’Arve.
Nous descendîmes sur Troinex ; nous laissâmes derrière leurs rideaux d’arbres et dans leurs cris de coqs ses maisons caquetantes et nous longeâmes son petit ruisseau murmurant. Puis nous poursuivîmes notre chemin sur Bossey, dont nous ne tardâmes pas à apercevoir la grosse église, ocellée de son cadran. Mais le paysage avait beau accentuer son pittoresque, les flancs du Salève, couturés d’arbrisseaux, avaient beau rapprocher pas à pas leurs formes géantes, je ne regardais guère et c’est à peine si je prêtais attention aux propos dignes d’intérêt du cousin Gobernard sur les lieux, les gens, les bêtes et les choses.
— Tu ne dis rien. Dors-tu encore ?
— Non, mon cousin.
— Es-tu déjà fatigué ? Trouves-tu que nous marchons trop vite ?
— Non, mon cousin.
— Nous, nous arrêterons quelques instants ici, le temps de poser les sacs, de souffler un peu et de compléter les provisions.
Nous débouchions sur la ferme de l’Hôpital de Bossey, postée contre le socle de la montagne et qui servait d’auberge aux ascensionnistes. Des tables et des bancs rustiques y invitaient à la halte. Le cousin Gobernard s’y sépara de son bissac, non sans un certain soulagement. Il détendit largement ses bras, remua une bonne demi-douzaine de fois son épaule droite, puis dit :
— Il n’y a pas d’eau potable au sommet ; nous allons prendre deux bouteilles.
— D’eau ?
— De vin. Du moment que nous nous chargeons de liquide, nous n’allons pas nous amuser à transporter de l’eau.
Une grosse servante accourait, le tablier sur le ventre.
— Tiens, monsieur Gobernard !… Il y a longtemps qu’on ne vous avait vu par ici.
— Oui, ça fait un bout de temps. On n’est plus jeune !… Donne-nous, ma fille, deux bonnes gouttes de vin du pays… et une miche.
Dix minutes plus tard, surlestés des deux bouteilles et de la miche, la miche dans mon sac, les bouteilles dans les soufflets du cousin Gobernard, nous grimpions entre les vignes le raidillon de Crevin, au bruit frétillant d’un petit torrent.
Formidable, saisissante, verticale et noire, la Grande-Gorge ouvrait devant nous sa faille monstrueuse. Mince sillon au début, la redoutable fente se creusait, s’approfondissait, se tordait, pour s’évaser vers la crête en un colossal entonnoir. À mesure que nous nous rapprochions de la paroi, le spectacle devenait écrasant et terrible. C’était à gauche la surface nue et blanche de la Pierre-à-Papet et le mystère pénétrant de l’inabordable Petite-Gorge ; à droite, c’était le menaçant Saugonnet, l’éperon du Sarrot, les dangereuses Varappes, l’arête vive et farouche du Feuillet. Après un âpre cailloutis où roulèrent quelque temps nos semelles, nous battions un sentier plus stable et peu à peu nous nous enfoncions dans la gorge.
— Eh bien, à quoi penses-tu ? me demanda mon cousin de plus en plus surpris de mon silence.
À quoi je pensais ? C’est à peine si j’osais me le définir à moi-même. Mais mes impressions intimes n’étaient certes point en désaccord avec ce tragique paysage, tandis que, lacet après lacet, nous nous élevions et que la montagne nous engloutissait.
Ayant quitté sa vareuse, qui maintenant chevauchait son sac, le cousin Gobernard, en chemise de flanelle, marchait posément devant moi, de son pas de montagne, prenant régulièrement appui sur son bâton dont le fer crissait sur le sol abrupt.
Nous montions depuis une heure, quand, avisant un replat de la roche contre laquelle virait notre étroit sentier, il jugea le moment venu d’opérer un nouvel arrêt. Je pris place à côté de lui sur la margelle de pierre. Droit sous nos pieds dévalait le précipice hérissé de broussailles. Devant nous se dressait vertigineusement l’autre paroi de la gorge, avec ses assises énormes, ses escarpements, ses surplombs, ses corniches, ses crénelures et ses couches géologiques. Un rocher singulier s’en détachait, brandi de la montagne comme un sinistre pantin, et qu’on appelait la Poupée. Un fragment de roc délité roula des hauteurs avec un bruit d’enfer. Il sautilla sur des éboulis et se perdit dans l’abîme. Gardienne du gouffre, la Poupée semblait grimacer.
— À quoi penses-tu ? répéta le cousin Gobernard.
— Mon cousin, fis-je alors très impressionné, je voudrais vous demander… mais je ne sais pas…
— Quoi donc ? interrogea-t-il avec encouragement.
— Mon cousin… pourriez-vous me dire… ce que c’est que… le péché contre le Saint-Esprit ?
— Le péché contre le Saint-Esprit ?… Qui est-ce qui t’a fourré cette bourde dans la tête ?
— C’est Jésus.
— Quel Jésus ?
— Mais Jésus… Jésus de Nazareth… le Sauveur, quoi !… C’est dans la Bible.
Mon cousin me regarda de ses gros yeux, remplis à la fois de narquoiserie et de bonté, avec l’air de dire : « Je me doutais bien, mon petit, de ce qui te tracassait ! » Mais comme il ne se pressait pas de répondre, me méprenant sur son silence, je lui demandai encore :
— Mon cousin, connaissez-vous la Bible ?
— Je la connais, fit-il, probablement mieux que toi.
— Eh bien alors, fis-je, pourriez-vous au moins me dire… Vous avez dit que ce que j’avais commis en… embrassant la nièce du pasteur Babel… n’était qu’une peccadille. Mais il n’y a pas de peccadilles devant Dieu, il n’y a que des péchés, et dont le moindre est puni de la mort du pécheur. Alors, pourriez-vous me dire s’il est écrit quelque part dans la Bible que ce que j’ai commis est un péché ?
Les deux gros yeux, bons et narquois, se fixèrent de nouveau sur moi.
— Mon pauvre garçon !… Non, cela n’est dit nulle part… Pas que je sache, au moins… Mais quand la Bible le dirait, qu’est-ce que cela ferait ?
Ce fut à mon tour de le considérer avec étonnement, attendant qu’il voulût bien m’expliquer cette dernière phrase, qui me paraissait des plus incompréhensibles.
Au lieu de cela, il me fit d’abord raconter par le menu mon entrevue avec le pasteur, qu’il ne connaissait qu’imparfaitement et qu’il écouta très attentivement, m’en faisant même répéter certains points. Il resta ensuite longtemps silencieux, se bornant à envoyer, d’un bâton méditatif, de petits cailloux voler dans le précipice. Je voyais son front se plisser et ses veines se gonfler. Je me demandais ce qu’il ruminait.
Il se décida enfin.
— J’avais bien promis à ta tante, commença-t-il, de ne pas entamer avec toi le chapitre de la religion. Mais, vraiment, je ne puis te laisser dans l’état d’inquiétude, de réelle souffrance où je te vois. Non, non, continua-t-il avec force, ce n’est pas possible. Je t’aime, mon garçon, et j’ai pitié de toi. Je romps ma promesse. C’est une bonne action.
Ce début solennel ne laissa pas de m’émouvoir. Qu’est-ce que le cousin Gobernard pouvait bien avoir à me révéler ? J’attendis la suite avec impatience.
Un nouveau caillou fut projeté plus vigoureusement et le cousin Gobernard, assurant sa voix sur un ton tout ensemble ferme et mesuré, prononça :
— Tu crois donc à tout ce que la Bible dit ?
— Mais il faut bien, mon cousin, puisque c’est la vérité.
— Alors tu t’imagines que la Bible est la vérité ?
— Sans doute.
— Eh bien, détrompe-toi, mon garçon. La Bible n’est pas la vérité. Ceux qui te le disent te mentent ou se leurrent. La Bible n’est nullement la vérité. C’est un livre comme un autre ; et comme, en maintes de ses parties, il est plus vieux que la plupart des autres, il est aussi beaucoup plus plein d’erreurs, de faussetés, de contre-vérités, de contes, de légendes, de superstitions, dont il n’y a pas lieu de croire un seul mot.
— Ce n’est pas possible, mon cousin, fis-je très effrayé et pensant qu’il devenait fou.
— C’est si possible, mon enfant, que rien n’est aujourd’hui plus certain.
— Non ! non !…
— Sur la foi de ce qu’on t’enseigne à l’école du dimanche, tu ne doutes pas que la Bible ne soit inspirée de Dieu et que le livre dicté par lui ne soit, jusqu’au moindre mot, exempt de tout mensonge comme de toute erreur. Mais la Bible est-elle vraiment inspirée ? Tout est là. Comment le sais-tu ? On te l’a dit. Et si on te dit le contraire, qui croiras-tu ? Tu devras donc essayer de te rendre compte par toi-même des fondements de ta croyance en la divinité des Écritures… Me suis-tu, Nicolas ?
— Oh ! parfaitement, dis-je, commençant à me rassurer un peu sur l’état mental de mon cousin.
— Qu’est-ce donc que la Bible ?… Et, d’abord, d’où proviennent les documents réunis sous ce titre ? Quelle en est la valeur ? Qui les a écrits ?
— Mais, dis-je, les Évangiles ont été écrits par Matthieu, Marc, Luc et Jean, les épîtres par Paul, les prophéties par leurs prophètes, les Psaumes par David, le Cantique des Cantiques par Salomon et le Pentateuque par Moïse.
— Eh bien, non, mon ami. La plupart de ces attributions traditionnelles sont controuvées. On ignore à peu près complètement en quels temps et par quels auteurs ont été rédigés ces écrits soi-disant sacrés. Ce sont des inconnus qui ont tracé les règles sous lesquelles ont vécu, souffert et gémi tant de siècles… Les cinq livres du Pentateuque, par exemple, ceux qui contiennent le récit des origines et le code de l’ancienne Loi, ne sont pas l’œuvre de Moïse.
— Le Pentateuque n’a pas été écrit par Moïse ?
— Aucunement.
— Cependant…
— Juges-en par toi-même.
D’un air malicieux, il tira du fond de sa vareuse une petite bible de poche qu’il me tendit.
Ah ! cousin Gobernard ! cousin Gobernard ! je me suis demandé bien souvent si cette petite bible s’était vraiment trouvée par hasard dans votre vêtement, comme vous me l’affirmâtes sans rougir, ou si vous n’aviez pas prémédité dès le départ de manquer à la promesse que vous aviez fallacieusement faite à la pauvre tante Bobette !
— Ouvre au Deutéronome, dernier chapitre, et lis.
Je lus attentivement les douze versets du trente-quatrième chapitre du Deutéronome. C’était le récit de la mort de Moïse, de son enterrement, du deuil des Israélites pendant trente jours et de la nomination de son successeur Josué.
— Eh bien ? demanda le cousin Gobernard lorsque j’eus terminé ma lecture.
— Eh bien ? dis-je sans comprendre où il voulait en venir.
— Tu ne vois pas ?
— Quoi ?
— Tu ne trouves rien là d’extraordinaire, si l’on admet que Moïse soit l’auteur de ce livre ?
— Non.
— Comment !… Moïse écrivant le récit de sa propre mort !… de son propre enterrement !…
Je me frappai la tête comme un imbécile.
— Je n’avais jamais vu ça, fis-je, ou plutôt je n’y avais jamais pris garde en le lisant.
— Les gens qui lisent la Bible, observa mon cousin, ne voient généralement rien. Ils la lisent sans réelle attention, par habitude, par marmottement. C’est à eux que pourrait s’appliquer cette parole : Ils ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, mais ils n’aperçoivent ni ne comprennent. – Eh bien, que dis-tu de Moïse racontant sa mort ? Comment expliques-tu ça ?
J’aurais pu évidemment répondre, comme l’eût fait sans doute Mme Collignon, que c’était un mystère. Mais je préférai reconnaître honnêtement que je ne l’expliquais pas.
— Cependant, ajoutai-je, on pourrait peut-être accepter que ce chapitre ait été écrit postérieurement à Moïse par quelque autre écrivain sacré, qui en aurait complété le Deutéronome.
— Mais alors, si ce chapitre n’est pas de Moïse, qui peut assurer que l’avant-dernier soit de lui, ou le précédent, ou n’importe lequel des autres ? On va très loin comme cela… et nous irons en effet très loin. – Cherche, maintenant, Genèse, trente-six, trente-et-un.
Je lus :
— « Voici les rois qui ont régné dans le pays d’Édom, avant qu’un roi régnât sur les enfants d’Israël. »
— Eh bien ? fit de nouveau le cousin Gobernard.
Honteux de ma distraction précédente, je m’absorbai longuement, profondément sur ce simple verset qui n’avait l’air de rien, comme devant un rébus. Tout à coup je m’écriai :
— J’y suis !… Du temps de Moïse, il n’y avait pas de rois sur Israël ; il n’y en eut que beaucoup plus tard. Par conséquent ceci ne peut avoir été écrit par Moïse, ni même par un de ses successeurs, mais seulement par quelqu’un qui vivait sous les rois.
— Ou après, ajouta sceptiquement le cousin Gobernard.
Quelque rude que fût le choc, je ne pouvais cependant me rendre du premier coup.
Fort à propos je me rappelai qu’un dimanche tante Bobette était rentrée toute en colère à la maison ; elle venait d’assister au sermon d’un pasteur libéral qui avait poussé, paraît-il, son libéralisme jusqu’à avancer que les cinq premiers livres de la Bible pouvaient bien ne pas être de Moïse et que cela n’avait que peu d’importance pour l’autorité de la Bible.
J’exposai le fait à mon cousin.
— Le pasteur libéral avait peut-être raison, avançai-je.
— Le pasteur libéral avait tort, et ta tante Bobette était parfaitement fondée à être en colère contre lui. Si ces livres ne sont pas de Moïse, l’autorité de la Bible en est bel et bien compromise, car la Bible spécifie en propres termes qu’ils sont de lui.
Mon cousin me montra, en effet, plusieurs passages de l’Ancien Testament où cette partie des Écritures était explicitement attribuée à Moïse et d’autres dans le Nouveau d’où il ressortait que Jésus, le Fils de Dieu, n’avait pas hésité à partager cette illusion.
Voilà donc déjà, pensais-je, un chapitre et une bonne douzaine de passages dont la gênante présence s’accordait mal avec ma croyance en l’inspiration des Écritures. Où allait-on s’arrêter ? Alors que l’existence d’un seul texte suspect me paraissait inconciliable avec l’idée que je me faisais du Saint-Livre, ma confiance, ébranlée sur un point, pouvait-elle imperturbablement subsister pour le reste ?
J’étais ahuri, consterné, et peu s’en fallut que, devant ces révélations, je ne me laissasse choir d’émotion dans la Grande-Gorge, sous l’œil même de la Poupée.
— Eh ! attention, saperlipopette ! Nous ne sommes pas sur le Grand-Quai !…
Et réajustant son bissac, qu’il passa cette fois sur son flanc droit, empaumant son bâton et donnant du jarret sur ses souliers à clous :
— Mais nous n’allons pas moisir ici. Debout, mon garçon ! Nous pourrons continuer à causer tout en marchant.
La conversation continua, en effet, tantôt morcelée par les incidents du chemin, tantôt plus suivie au cours des nombreux arrêts dont nous entrecoupions la montée.
— Alors, mon cousin, par qui a été écrit le Pentateuque ?
Le cousin Gobernard toussa, cracha, souffla, ferroya copieusement de la canne.
— De nombreux savants, mon enfant, se sont appliqués à débrouiller ces difficiles questions de l’origine des textes bibliques. S’ils n’ont pu qu’exceptionnellement en déterminer les vrais auteurs, au moins ont-ils souvent réussi à en établir approximativement la date. Pour le Pentateuque, il paraît certain qu’il ne fut rédigé que sous Esdras, après le retour des Juifs de Babylone.
— Mille ans après Moïse ! m’écriai-je.
— Mais il comprend des documents de toutes les époques : légendes rapportées de Babylone, fragments de législations diverses, récits de temps reculés transmis de bouche en bouche, mutilés et transformés par les siècles. Quelques-uns de ces morceaux sont extrêmement anciens. C’est ainsi qu’on a découvert, dans des fouilles en Chaldée, un code de lois antérieur à l’époque supposée de Moïse et très semblable aux commandements attribués au législateur hébreu.
J’écoutais bouche bée. De nouveaux et extraordinaires horizons s’ouvraient devant moi.
— Maintes traces de cette antiquité subsistent dans nos textes. Voici, par exemple, l’histoire de Rebecca.
Je dressai l’oreille.
— As-tu jamais remarqué, dans ce poétique conte, un détail bien typique ? Lorsque Éliezer, le serviteur d’Abraham, reconnaît en Rebecca celle qu’il doit demander en mariage pour Isaac, que lui donne-t-il ?
— Un anneau d’or et deux bracelets.
— Très bien. Il lui passe les bracelets aux mains, mais où lui met-il l’anneau ?
— Mais… au doigt, je pense.
— Pas du tout, au nez.
— Au nez ?
— Parfaitement. Reporte-toi au texte.
Je m’y reportai, car j’avais toujours entre les mains la petite bible du cousin Gobernard, et je lus, en effet, avec stupéfaction dans le récit d’Éliezer : « Je mis l’anneau à son nez. »
— Ce détail, continuait mon cousin, fait bien voir que cette charmante histoire nous vient en droite ligne d’une de ces tribus de bédouins qui parcouraient autrefois ces pays, avec leurs troupeaux et dont les filles avaient l’habitude de se pendre des anneaux au nez, comme le font encore de nos jours certaines peuplades sauvages.
Il faudra, me dis-je, que je signale à Églantine ce détail pittoresque de l’histoire qui fait rêver toutes les jeunes filles. Et je m’imaginai aussitôt la jolie nièce du pasteur Babel avec un anneau d’or au bout de son nez… Mais cela ne lui remplacerait pas ses cheveux ! pensai-je tristement.
— Voilà les perles que l’on trouve encore dans ces vieux récits, poursuivait mon cousin. Mais dans quel état nous sont-ils parvenus, défigurés par des légions d’annalistes, massacrés par les copistes, maquillés par les interpolateurs, triturés par les prêtres et rendus à rebours par les traducteurs ! Quand on examine de près les livres du Pentateuque, on n’y trouve plus qu’un innommable ramas de débris de tous les peuples, de tous les temps et de toutes les religions, qu’un capharnaüm de loques disparates dont pas une n’a conservé sa broderie originale.
Sur quoi, le cousin Gobernard changea de nouveau son bissac de côté.
— Quant aux autres parties de l’Ancien Testament, reprit-il, elles ne font pas meilleure figure. Il n’en est aucune qui puisse légitimement se prévaloir du nom dont elle se pare.
— Les Psaumes de David ne sont pas de David ?
— Non.
— Le Cantique des Cantiques n’est pas de Salomon ?
— Pas davantage. Ce qu’il y aurait de plus authentique, ce sont certains écrits des prophètes. Encore les plus respectables d’entre eux, ceux qui nous ont été transmis sous le nom d’Esaïe, doivent-ils être répartis entre deux auteurs différents qui vivaient à deux cents ans de distance, tandis que d’autres, comme le livre de Daniel, ne constituent que d’infâmes supercheries, dont il faut retarder l’élucubration jusqu’à une époque où l’empire perse n’existait plus et où la fameuse fosse aux lions n’était plus qu’un conte bleu.
J’en fus bien fâché pour l’intéressant Daniel, mais j’avais hâte d’aller plus loin.
— Et le Nouveau Testament, mon cousin ?
— C’est encore pire, mon garçon. Nos évangiles ne sont que des rédactions de troisième ou de quatrième main, d’après des récits antérieurs qui ont disparu et qui n’avaient d’ailleurs guère plus de consistance que les fables sur Romulus et Rémus de l’histoire romaine ou que l’épopée de notre héroïque Guillaume Tell. Les documents probants font à tel point défaut que certains savants ont été jusqu’à mettre en doute l’existence même de Jésus.
— Cependant, mon cousin, Matthieu et Jean l’ont connu ?
— D’après nos récits, oui. Mais ces deux dignes personnages ne sont nullement responsables des écrits qui s’autorisent de leurs noms. Nous avons même, pour ce qui concerne Jean, deux déclarations de son évangile, qui manifestent clairement qu’il n’en est pas l’auteur.
Mon cousin me montra ces passages, qui me parurent, en effet, si formels que je dus m’incliner.
— La naïveté de ces compilateurs est si grande qu’ils vont jusqu’à raconter des choses qu’il était matériellement impossible que personne ait vues ou entendues. C’est ainsi que nos évangélistes n’éprouvent aucune difficulté à rapporter des paroles prononcées par leur maître pendant qu’ils dormaient.
— C’est ici, observai-je, qu’il faut bien croire qu’il n’y avait que Dieu qui pût les leur dicter.
— Leur a-t-il aussi dicté les innombrables erreurs et contradictions dont fourmillent leurs textes ?
— Il y a des erreurs jusque dans les Évangiles ?
— Les Évangiles n’en sont pas plus exempts que le reste de la Bible.
— Un exemple, mon cousin, un exemple, je vous en supplie !
— À ton aise, mon ami. Voyons d’abord le fait le plus simple : la naissance du Christ. Matthieu le fait naître sous Hérode, c’est-à-dire, au plus tard, quatre ans avant notre ère ; Luc place sa naissance au moment d’un recensement qui eut lieu dix ans après. Laquelle de ces deux dates est la bonne ? Dieu aurait bien dû nous faire connaître d’une façon plus précise, ne fût-ce que pour nous permettre de mieux fixer notre ère, l’époque d’un événement qu’il devait juger important.
— Patapla ! m’écriai-je. Toute la chronologie qui dégringole !
— Voyons la mort. Dans les trois premiers Évangiles, Jésus est crucifié le lendemain de la fête de Pâque ; dans le quatrième, le supplice a lieu la veille. À l’âge maintenant. Pour Jean, Jésus a près de cinquante ans lors de sa mort ; pour Luc, il en a trente-deux. Passons au ministère. Luc le fait durer un an et demi ; Jean le prolonge sur plus de trois ans…
— C’est extraordinaire ! fis-je, réellement abasourdi par ces divergences.
— Quelques détails, au hasard. Selon les trois premiers Évangiles, Jésus commence sa prédication après que Jean-Baptiste a été mis en prison ; selon le quatrième, avant. Dans le miracle de Jéricho, Luc lui fait guérir son aveugle en entrant dans la ville, Marc en la quittant, et Matthieu lui en fait guérir deux. « Ne prenez pas de bâton pour le voyage », font dire Matthieu et Luc à Jésus envoyant les douze apôtres en mission ; « prenez-en un », lui fait au contraire recommander Marc. « Tu seras aujourd’hui même avec moi dans le paradis », promet, dans Luc, le crucifié au bon larron ; mais il apparaît bien, dans Jean, qu’il n’a pas pu tenir sa promesse, car il déclare trois jours après à Marie de Magdala : « Je ne suis pas encore remonté vers mon Père. » Ce pauvre Jésus sort bien inconséquent des mains de ses annalistes, heureux encore quand ils ne le transforment pas en malfaisant idiot, comme Marc qui, contant à son tour l’affaire du figuier, maudit et desséché par le Seigneur parce qu’il n’y avait trouvé que des feuilles et pas de fruits, ajoute : « Or, ce n’était pas la saison des figues. »
— Assez ! fis-je tout altéré.
— Mais ce qui est autrement grave que toutes ces inexactitudes, c’est l’incompatibilité foncière qui existe entre le Jésus des trois premiers évangiles et celui que nous présente Jean. Il y a là deux personnages complètement différents, contradictoires, irréductibles. Il y a là deux Jésus. Lequel choisir ? Aussi le plus grand des Pères de l’Église, saint Augustin, a-t-il pu s’écrier : « S’il n’y avait pas l’autorité de l’Église, je ne croirais pas à l’Évangile. » Or, comme nous autres protestants nous ne croyons à l’autorité de l’Église qu’à cause de l’Évangile, tu peux calculer ce qu’il en reste.
De son épaule droite, le cousin Gobernard fit passer la courroie de son bissac sur son épaule gauche.
Je cherchais toujours à résister.
— Et les prophéties, mon cousin, les prophéties ! Nierez-vous que les prophéties n’aient prédit Jésus ?
— Une simple observation, mon ami, répliqua le cousin Gobernard. Si les prophètes avaient vraiment prédit Jésus, les Juifs, qui croient comme nous en leurs prophètes, auraient reconnu Jésus pour leur Messie. Ils ne l’ont point fait. C’est donc qu’ils n’ont jamais pensé que ces fameuses prophéties se rapportassent à Jésus. Et ils ont raison. Les évangélistes qui les invoquent, ou ne les comprennent pas, les citant d’après une version grecque pleine de fautes, ou forgent de toutes pièces les événements qu’ils racontent pour les faire concorder avec de pseudo-prophéties. C’est ainsi que Matthieu, imaginant l’histoire de la naissance miraculeuse de Jésus, cite Ésaïe en ces termes : « Voici, la vierge sera enceinte et elle enfantera un fils. » Or, si l’on se reporte au texte invoqué, on trouve qu’il n’y est pas du tout question d’une vierge, mais d’une jeune femme, ce qui ne présente plus rien de miraculeux et n’avait nullement besoin d’attendre huit siècles pour se produire… – Mais tu ne comprends peut-être pas, mon enfant, la différence qu’il y a entre une vierge et une jeune femme ?…
— Si, si, je la connais très bien, fis-je, me rappelant à point la lumineuse leçon de Mme Collignon à ce sujet.
— C’est donc à une vulgaire erreur de traduction qu’est due l’origine de cette légende, qui est devenue un dogme pour toutes les Églises chrétiennes. Ailleurs, ce même Matthieu, qui a une prédilection pour les oracles, applique à la trahison de Judas une parole qu’il donne comme étant de Jérémie. Or, la citation, dénaturée du reste comme toujours, est non de Jérémie, mais de Zacharie. Le fraudeur est pris là sur le fait. Le maladroit s’est simplement trompé de prophète. Il a pris Zacharie pour Jérémie !…
Très égayé et de plus en plus en verve, le cousin Gober-nard poussait de grands éclats de rire.
Nous étions arrivés à l’endroit dit l’Écho de la Grande-Gorge, et les deux mots « Zacharie », « Jérémie » se répercutaient avec ses rires, de haut, de face, de biais, de derrière et semblaient même remonter sardoniquement du fond de l’abîme. C’était d’un effet bizarre, impressionnant et quelque peu satanique, si j’ose encore employer ce terme.
Une fois sur le chapitre des divagations bibliques, mon cousin fut intarissable. Il s’amusa aux dépens d’Élie, qui trouve moyen d’envoyer une lettre au roi Joram, alors qu’il est depuis longtemps mort et enterré, je veux dire enlevé au ciel. Il s’extasia sur le chiffre de cinq cent mille hommes d’élite tués au cours d’une seule bataille par Abija à Jéroboam, alors qu’aucune guerre antique ou moderne n’a été capable d’occire à la fois un nombre aussi fabuleux de combattants. Il se demanda comment Aaron avait fait pour mourir en deux endroits différents et comment les Égyptiens s’y étaient pris pour poursuivre les Israélites avec de la cavalerie, bien que tous leurs chevaux eussent péri par la cinquième plaie. Il s’étonna que Dieu, qui avait fixé les jours de l’homme à cent vingt ans, ait laissé vivre beaucoup plus longtemps les patriarches. Il me découvrit que, pour la Bible, le lièvre était un animal ruminant, ce qui était jusqu’ici contraire à mes notions, pourtant rudimentaires, d’histoire naturelle. Il me fit faire des calculs sur l’âge d’Abraham, qui me prouvèrent que la Bible était non moins brouillée avec les plus simples opérations de l’arithmétique. Puis il se livra à toutes sortes de conjectures pour comprendre comment Caïn, après le meurtre d’Abel, avait pu craindre d’être rencontré et tué, puisqu’il n’y avait plus sur la terre que deux hommes, lui et son père Adam, dont le troisième enfant, Seth, n’était pas encore né. Fallait-il en induire que la terre était déjà habitée ? Mais alors par qui ? Quels étaient ces autres hommes ? Et Adam n’était-il plus l’unique père des humains ?…
Que sais-je encore ? J’en oublie les trois quarts, mais le peu que j’en rapporte suffit à faire comprendre le singulier état d’esprit dans lequel on se doute que je me trouvais.
Bref, de fil en aiguille et de Jésus à Caïn, nous nous retrouvions au premier livre du Pentateuque et, à travers le cours des âges, nous en étions remontés jusqu’à son premier chapitre, qui est, comme chacun sait, celui de la création.
— Oui, fit alors mon cousin, les sept jours ! On n’ose plus parler de jours, quoiqu’il s’agisse bien de jours en réalité, puisqu’ils ont un soir et un matin. On dit maintenant « les époques ». Soit, adoptons les époques.
Il me fit remarquer d’abord une chose des plus curieuses. Dieu, créateur du ciel et de la terre, n’avait pas créé l’eau. En effet, si on le voit créer le ciel au second jour, créer la terre au troisième, en aucun des sept jours de la semaine originelle on ne le voit créer l’eau. Il se borne à séparer en deux, au second jour, par la création de l’étendue, une eau qui existait. Avant toute chose, nous dit le texte, il y avait un chaos liquide et ténébreux au-dessus duquel se mouvait le souffle de Dieu. Semblablement à Dieu lui-même, l’eau préexistait. Mon cousin m’expliqua que c’était là le reste vénérable d’une très vieille théogonie orientale, où l’œuvre créatrice était représentée comme une victoire de Dieu sur les forces hostiles des eaux de l’abîme. Pour cette époque reculée, le bleu du firmament était de l’eau, que l’on voyait se réunir, sur l’horizon marin, avec l’autre bleu, celui des eaux inférieures ; et le ciel n’était que l’espace restreint qui séparait ces deux masses d’eau et où étaient suspendus, pour présider au jour et à la nuit, les luminaires du soleil, de la lune et des étoiles. Il n’était donc pas exact d’enseigner, d’après la Genèse, que Dieu était le créateur du monde : il n’en était que l’ordonnateur.
Après m’avoir fait sentir l’intérêt de ce vieux texte, qui contribuait à nous éclairer sur les plus anciennes conceptions de l’univers, mon cousin ne manqua toutefois pas de m’en faire aussi reconnaître l’absurdité. Loin que les eaux fussent primordiales, elles se trouvaient encore suspendues à l’état gazeux dans les couches supérieures de la planète en ignition, alors que le noyau terrestre était depuis longtemps formé. Toute lumière nous venant du soleil et des astres, l’idée d’une lumière antérieure à la matière cosmique et indépendante d’elle était extravagante. Comment le soleil avait-il pu être créé après la terre qui tourne autour de lui et comment, sans le soleil, cette terre avait-elle pu se couvrir de végétation ? Tout cela était du plus haut comique. Il était au reste parfaitement faux que les végétaux fussent apparus avant les animaux. Et me montrant dans les rochers qui nous faisaient face l’affleurement d’une couche géologique :
— En quelques coups de marteau, mon ami, tu trouverais probablement là quelque fossile animal antérieur à l’apparition de toute espèce de plante sur notre planète.
Il n’était pour ainsi dire pas un détail du récit sacré qui ne constituât une hérésie scientifique. On y voyait les oiseaux créés dans la même journée que les poissons et précédant les animaux terrestres, ce qui était le contraire de la réalité. Quant à l’homme, c’était tout à fait mystérieux. Si, dans le premier récit de la création, il apparaissait en dernier lieu, comme couronnement de l’œuvre du sixième jour, dans le second récit, qui lui est particulièrement consacré, on nous le montrait formé avant les plantes, et par conséquent avant le soleil !… « Et Dieu vit que tout ce qu’il avait fait était très bon. » Il était vraiment satisfait de peu.
Mais plus rien ne pouvait m’étonner. Ou plutôt je ne m’étonnais plus que d’une seule chose, c’était de n’avoir pas vu tout cela moi-même et d’avoir dû attendre les révélations du cousin Gobernard. J’étais comme quelqu’un à qui on vient de découvrir le secret d’un tour de prestidigitation et qui, l’instant d’avant plein d’admiration, s’écrie, l’instant d’après : « Mon Dieu, que c’est bête ! » Je me rendais compte maintenant de ma naïveté ; peu à peu, le sortilège se dissipait, l’ombre s’évanouissait, les ténèbres s’éclairaient ; j’éprouvais un sentiment étrange d’ébahissement à la fois et de délivrance : la prison s’ouvrait et je demeurais encore tout interdit sur le seuil à me demander si j’allais oser affronter l’air pur, la lumière, le soleil.
En même temps nous sortions de la partie resserrée de la gorge et nous débouchions dans le cirque supérieur, dont tout un flanc nous apparaissait déjà baigné de clarté. L’horizon des pentes s’élargissait, soutenant un toit de saphir intense de plus en plus vaste. Les ramures chinoises des sapins s’y profilaient sur le vert clair des hêtres, des saules et des sorbiers. Dans l’herbe, la gentiane printanière nous ouvrait son œil bleu, la potentille dorée et la cotonneuse anthyllide sonnaient leurs notes pimpantes, tandis que les cyclamens roses, tapis sous les mousses, distillaient leurs parfums et que la globulaire, la saponaire, les drabas brodaient les rochers de leur soie bigarrée. Chaque pas nous rapprochait de la crête.
— Encore un petit effort ! dit mon cousin en changeant pour la dernière fois son bissac de côté.
Et tout à coup ce fut le grand large, l’éblouissement, la féerie. Au détour d’un dernier buisson, nous avions mis le pied sur le gazon ras du sommet et nous émergions dans l’azur.
— Hein, c’est beau ! fit le cousin Gobernard en soufflant cordialement.
L’immense vallée du Léman se développait à perte de vue et géographiquement sous nos yeux, avec la plaine éclatante de son lac, ses rives somptueuses, ses côtes mollement inclinées, entre les vagues du Jura et la mer écumante des sommités alpestres. Coiffant son port, Genève, ramassée d’abord autour de Saint-Pierre, déployait spacieusement ses quartiers, projetait ses faubourgs, éclaboussait tout son vert canton de ses innombrables cottages et de ses blancs villages. Au delà, vers le nord, la ligne du littoral vaudois fuyait en ondulant, ponctuée par les étincellements de ses villes, Coppet, Nyon, Rolle, puis s’incurvait gracieusement vers l’est où, tout au fond, brillait encore Lausanne. S’enfonçant entre la Tour de Gourze, la Dent d’Oche et les Cornettes de Bise, la belle plaine bleue disparaissait ensuite, absorbée par les Alpes de la Savoie. De ce côté, c’était un formidable entassement de pics, de dômes, de pointes, d’aiguilles, de crêtes, de môles, une gigantesque forteresse prenant tout l’est et le sud, avec ses avancées énormes, ses contreforts, ses bastions, ses fantastiques escarpes, ses fraises, ses machecoulis, poudrée de ses glaciers et crénelant vers le ciel ses mille redans de neige, armés et faisant feu de tous les rayons du soleil. C’étaient le mont de Semnoz, les dents de Lanfon, la Tournette, la Tête de Parmelan, Soudine, Balajou, les piques aiguës des Aravis, la chaîne des Vergys ; puis, c’était, majestueux, triple, dominateur et colossal, le bloc foudroyant du Mont-Blanc, avec les blindes braisillantes de sa coupole et ses glacis rutilants ; c’étaient ensuite les assises du Brezon, le Môle, le resplendissant Buet, et, plus à gauche, les Alpes de Sixt, la pointe de Tanneverge, l’Avaudruz, la frise du Criou, plus à gauche encore le Roc d’Enfer… Extraordinaire et fascinant spectacle, dont je ne me lassais pas d’embrasser l’ensemble ou de distinguer les détails, passant du vert des campagnes, au bleu du lac, au blanc des cimes, fou de couleurs, ivre d’espace et comme noyé dans cette magnifique apothéose.
Soudain, j’eus un tressaillement. Là-bas, près du Buet, mais si loin, si loin que ce ne devait plus être en Savoie, je venais de découvrir une fine aigrette à sept pointes d’argent, si délicate qu’elle semblait flotter dans l’éther. Je la désignai à mon cousin.
— La Dent du Midi, répondit-il.
Mes yeux se voilèrent de larmes. Ils restèrent longtemps fixés sur la belle montagne de ma petite amie. Puis ils s’en détachèrent lentement, suivirent longuement la route du lac, passèrent sous Lausanne qui brillait, voguèrent en vue de Rolle, de Nyon, s’engagèrent entre les rives resserrées du Petit-Lac, cherchèrent Bellevue devant la languette du Creux de Genthod, débarquèrent à Genève… Ils s’arrêtèrent un instant sur la tour de Champel, qui s’effilait entre les arbres ; puis ils rencontrèrent Carouge, retrouvèrent le ruban blanc du chemin de Troinex et vinrent se perdre dans les buissons qui masquaient Bossey, les buissons noirs de la gorge qui s’ouvrait sous mes pieds, cette terrible Grande-Gorge où venait de sombrer ma croyance.
— À table ! cria le cousin Gobernard. À table, maintenant, nous l’avons bien gagné !
Il était onze heures, et le soleil tombait à plomb. Il n’aurait fallu rien de moins que le parasol de M. Barbon pour rester sur le sommet. Aussi cherchâmes-nous un abri, que nous ne tardâmes pas à trouver à l’ombre des arbustes croissant en contrebas de la première assise du côté de Genève. Nous y installâmes notre campement.
— Ce sac était diablement lourd ! s’exclama le cousin Gobernard en en débouclant les courroies avec une légitime satisfaction. Qu’est-ce que ma vieille Fanchette a bien pu y fourrer ? Je suis aussi curieux que toi de le savoir. Mais voyons d’abord le tien. Espérons que les œufs de la tante Bobette ne seront pas arrivés en trop fâcheux état.
La miche de la ferme de l’Hôpital ayant été sortie, on trouva, par-dessus une belle tranche de Gruyère aux yeux humides, une douzaine d’œufs soigneusement empaquetés, mais dont la plupart étaient en effet cassés, ce qui pour des œufs durs n’offrait pas grand inconvénient.
— Allons, il n’y a pas trop de mal… Mais je parie qu’elle a oublié le poivre et le sel. Juste ! Sacrée Bobette ! Pourvu que Fanchette y ait pensé !
Fanchette y avait pensé. Deux petits paquets renfermant du poivre et du sel furent découverts dans un coin du bissac. Ce bissac contenait bien d’autres merveilles. On en tira un énorme pâté, croustillant et safrané, qu’un coup de couteau démontra plein de jambon et de veau reposant dans un lit de gelée. Ce fut ensuite un magnifique saucisson, luisant et replet, dont l’odeur engageante et forte allumait les narines. Deux côtelettes de porc suivirent, enrubannées de papier. Douze cornichons, bien roulés dans du coton imbibé de vinaigre… À chaque exhibition, je poussais un cri de joie et le cousin Gobernard m’imitait sans réserve.
Mais ce n’était pas tout. Je le vis plonger encore au fond du sac et en retirer un demi-poulet, gras, dodu, doré, blanc, qu’il éleva triomphalement.
— Les armes complètes de Genève ! s’écria-t-il. À gauche, la demi-volaille. À droite, la clef de la cave… La cave, la voici, fit-il en montrant les deux bouteilles… Et au cimier, auréolées du lumignon, les trois lettres J H S, qui signifient, selon les meilleures autorités : J’ai Horriblement Soif !
Ce n’était pas tout encore. On découvrit, dans l’inépuisable bissac, un petit pot de miel, des biscaumes, un paquet de croquettes de chocolat Suchard, qui me parurent avoir été mises là à mon intention, un mignon flacon d’eau de cerises pour le cousin Gobernard et jusqu’à deux gobelets de cuir qui nous permirent de boire le vin de Bossey plus chrétiennement qu’au goulot des bouteilles.
— Ah ! mon garçon ! ah ! mon garçon ! quel festin nous allons faire ! salivait le cousin Gobernard. Je me sens un appétit !… Car si j’ai horriblement soif, j’ai aussi horriblement faim. Attaquons !…
Nous attaquâmes incontinent. Le pâté, comme de juste, eut les honneurs de l’ouverture.
— Hein ! mon gaillard ! que dis-tu de ça ?…
J’en disais tellement que je ne disais rien, car j’avais déjà la bouche pleine.
Le petit vin de Bossey ne fut pas inférieur à sa réputation. Il accompagna merveilleusement le fumet du pâté. Et quand les premières gouttes en passèrent mon gosier, une bienheureuse délectation coula dans mon être en sueur, avec le désir instinctif d’en bénir quelque prévoyante Providence qui aurait poussé l’amabilité jusqu’à en avoir fait mûrir le jus exprès pour moi.
— Ça va mieux ! s’épanouit le cousin Gobernard, après une série déjà imposante de formidables bouchées. Ça va mieux ! Ça commence à aller mieux !…
La moitié du pâté avait disparu. Ça commençait, en effet, pour moi aussi, à aller mieux !… Une escouade rouge de coccinelles striait un rocher. Un épervier brochait de ses ronds la soie du lac.
— Cependant, mon cousin, cependant, dis-je…
— Encore une tranche !
— Je veux bien… Cependant, mon cousin, le monde ne peut pas s’être fait tout seul !
— Ah ! nous y voilà !… fit mon cousin en vidant d’un coup son gobelet de cuir. Nous y voilà ! C’est le fameux argument, le grand argument ! Le monde ne s’est pas fait tout seul. Tu l’entendras souvent. C’est ce que j’appellerai l’argument du pâté. Ce pâté ne s’est pas fait tout seul, donc, Dieu existe.
— Il y a d’abord le charcutier, insinuai-je.
— Précisément, il y a le charcutier. Parlons-en, du charcutier !
Après une nouvelle rasade et un nouvel assaut au pâté, promu soudain à la dignité de pâté théologique, mon cousin continua :
— Qui a fait le pâté ? C’est le charcutier. Mais qui a fait le charcutier ? — Qui a fait le monde ? C’est Dieu. Mais qui a fait Dieu ? — Je sais qui a fait le pâté, mais je ne sais pas qui a fait le charcutier, et comme je n’ai aucune espèce de renseignement à cet égard, je ne cherche pas à le savoir. Car, en vertu du même principe, il me faudrait ensuite savoir qui a fait celui qui a fait le charcutier, et ensuite qui a fait celui qui a fait celui qui a fait le charcutier qui a fait le pâté, et ça n’en finirait plus, comme dans la chanson de l’alouette. Eh bien, pas plus que je ne cherche à savoir qui a fait le charcutier, je ne cherche à savoir qui a fait le monde. Je ne puis me soustraire à l’énigme du monde, puisque le monde est là et que j’y suis. Mais pour aller plus loin, je refuse. Si l’existence du monde est une énigme, l’existence de Dieu serait une énigme bien plus grande encore. Nous aurions deux énigmes au lieu d’une. Merci ! une seule me suffit.
Je ne sais si je saisissais bien le raisonnement de mon cousin. Mais je ne laissais pas de penser comme lui que deux énigmes au lieu d’une, c’était peut-être beaucoup.
Il y eut une pause pour entamer le saucisson, dont la réalité du moins était indubitable, puis mon cousin reprit :
— Si l’on me dit : Dieu est éternel, il existe parce qu’il existe, il n’y a aucune raison pour ne pas dire aussi : L’univers est éternel, il existe parce qu’il existe. Si l’on me dit : Dieu est tout-puissant, le monde ne l’est pas, je répondrai : Qu’en savez-vous ? Vous ne connaissez que la puissance de l’univers et vous n’avez jamais eu la moindre manifestation de la puissance de quelque chose qui ne serait pas l’univers. Pourquoi ne serait-ce pas l’univers qui est tout-puissant ? Y a-t-il un phénomène qui échappe à l’univers et qui ait besoin d’une explication autre que la puissance de l’univers ?
— Il y a la pensée, objectai-je en portant la dent sur l’épaisseur suintante d’un rond de saucisson.
— La pensée !… Sais-tu si quelque parcelle du morceau de saucisson que tu absorbes en ce moment, en passant dans ton sang et de là dans ton cerveau, ne va pas précisément donner lieu à la pensée que tu m’exprimeras dans deux heures ! Nous ne connaissons pas les procédés d’élaboration de la pensée, mais rien ne nous autorise à présumer qu’ils soient différents de ceux de la vie elle-même.
— Mais la vie ?
— Nous n’en connaissons pas davantage le principe. La vie étant un produit de l’univers, son énigme se confond avec celle de l’univers. C’est toujours la grande énigme, la seule énigme, et il n’y en a pas d’autre. Elle comprend tout l’inconnu. – Qui a fait le charcutier ? Dieu. Qui a fait Dieu ?… Eh bien, je vais te le dire. C’est l’homme. Dieu est le mot dont nous cachons notre ignorance.
— Alors, que faut-il croire ?
— Au delà des faits, tout ce que tu voudras. Le champ des hypothèses est illimité. Toutes te sont permises. À condition toutefois que ces hypothèses, comme celles que proposent les religions, ne soient pas ruinées d’avance par les faits eux-mêmes.
— Et vous, mon cousin, quelles hypothèses faites-vous ?
— Moi, je n’en fais aucune.
Les côtelettes réduites, on se mit au poulet. Mon cousin s’adjugea la cuisse et me passa l’aile. Puis, tout en grignotant, il poursuivit :
— Vois-tu, mon petit, les hypothèses, c’est bien dangereux. Il faut être un grand savant pour s’en permettre. Autrement, quelle chance avons-nous, nous autres, pauvres profanes, que nos fantaisies puissent être exactes et se vérifier quelque jour ? Vraiment aucune. Quand les anciens étaient intrigués par le bruit du tonnerre et lui cherchaient mille explications, y compris des explications divines, auraient-ils jamais pu imaginer l’électricité ?
— Évidemment non, dis-je, puisqu’ils ne l’ont pas imaginée.
— Ils ne possédaient pas les éléments pour en concevoir même l’idée. Toutes leurs conjectures ne leur servaient donc à rien, qu’à les égarer. Devant l’inconnu, mon enfant, sachons dire : Je ne sais pas. C’est la meilleure attitude. Sais-tu ce que tu deviendras dans la vie ? ce que tu feras, ce qu’il t’adviendra, comment tu vivras et comment tu mourras ? Tu n’en sais rien et tu ne cherches pas à le savoir, sachant que ce serait inutile. Cela te rend-il moins heureux, moins confiant, moins disposé à vivre cette vie avec tout ce qu’elle t’apportera d’inconnu ? Eh bien ! devant l’énigme de l’univers, où nous sommes plongés, où nous vivons et dont nous vivons, il faut savoir dire : Je ne sais pas. Celui qui dit : « Je ne sais pas » est infiniment supérieur à celui qui dit : « Je sais » et qui ne peut savoir que des contes.
C’est en de tels propos que nous achevâmes notre repas. Et certes, en ce moment, je me sentais parfaitement heureux. Mon ignorance actuelle, après ma fausse science du bas de la montagne, ne me semblait nullement une déchéance. Le corps reposé, l’estomac satisfait, dans cet air pur des hauteurs, devant cet admirable paysage et après les grandes idées que nous venions de remuer, un calme, une sérénité extraordinaires m’envahissaient. J’aurais bien voulu que cette intéressante et belle conversation continuât. Mais le cousin Gobernard prétendit ne plus ouvrir la bouche avant d’avoir dormi au moins une heure. Effectivement, je le vis s’étendre à l’ombre d’un buisson, le chapeau sur le visage, le ventre rebondi et le genou droit replié, et j’entendis bientôt des ronflements sonores sortir de son vaste feutre. Il me fallut bien en faire autant.
Ce fut mon cousin qui me tira par les pieds.
— Debout, dormeur !
Il m’éveillait d’un joli rêve, où je me voyais aux côtés d’Églantine sur la plus haute cime de la Dent du Midi, et où, au lieu de neige, nos pieds foulaient des lis, tandis que le pasteur Babel, mué en diable, tourbillonnait dans l’abîme où l’avait précipité le doigt vengeur du cousin Gobernard.
Les sacs rebouclés et désormais d’une angélique légèreté, nous regagnâmes le sommet pour suivre la crête du Salève dans la direction des Treize-Arbres. Nous marchions gaîment sur l’herbe courte des pâturages. Le soleil était ardent. Nos mouchoirs flottaient sur nos nuques. De ci, de là, nous rencontrions un troupeau de vaches, dont les flancs tachetés marbraient le gazon, ou un groupe de promeneurs qui, faisant la course en sens inverse, s’en allaient redescendre par la Grande-Gorge ou, plus loin, par la Croisette et le Coin. L’air était pur comme un cristal. Les montagnes se détachaient vivement. De nouvelles cimes apparaissaient, tandis que d’autres s’occultaient ou se modifiaient, selon les jeux de la perspective, à mesure que nous avancions.
Mon cousin me parla des montagnes. Il m’expliqua qu’elles n’étaient pas surgies d’un coup de baguette magique, mais qu’il avait fallu plusieurs milliers de siècles pour leur formation.
— Les Alpes, m’apprit-il, sont les dernières venues.
Ce qui l’amena à me parler de nouveau de Dieu.
Mais juste comme nous réabordions ce sujet palpitant, nous arrivions aux Treize-Arbres. La petite auberge montagnarde rangeait sur sa fruste terrasse ses quelques tables de bois. Il y avait là, comme chaque dimanche pendant la belle saison, de nombreux touristes. C’était un relai obligé. Nous y bûmes une bouteille de blanc, tout en consommant le reste peu important de nos provisions, dont nous livrâmes les derniers débris aux poules et au chien de l’établissement.
De là, on descendait en une petite heure dans le vallon de Monnetier. Nous dévalions depuis quelques minutes quand, fort désireux d’entendre la suite des réflexions de mon cousin sur Dieu, je lui dis :
— Il y a pourtant de grands savants qui croient en Dieu.
— Certes, fit-il, je le sais. Il y en aura, je pense, de moins en moins ; il y en a cependant. Mais quel est ce Dieu, à la conception duquel un certain nombre d’esprits distingués, dépouillés autrement de toute superstition théologique, ne veulent pas encore renoncer ? C’est une sorte d’âme générale de l’univers, dont celui-ci n’est que l’émanation matérielle et dont il reçoit, avec l’existence et la vie, son sens et sa raison d’être. Les déistes, comme on les appelle, pensent que le monde n’est pas dû au hasard, qu’une intelligence le gouverne, qu’il a un but ou, comme on dit, une fin. Cette croyance est des plus respectables. Je ne la partage pas, car il ne s’agit là que d’une de ces hypothèses dont nous parlions tout à l’heure. Mais je reconnais que, si elle ne peut se soutenir par aucune preuve réelle, elle ne saurait non plus être combattue par aucun argument péremptoire. C’est une affaire de choix, et ceux qui désirent un Dieu peuvent s’accorder celui-ci.
— Pour moi, dis-je, ça m’est égal. Pourvu que la Bible soit fausse, c’est tout ce que je demande.
— Et tu es bien convaincu qu’elle l’est ?
— Oh ! absolument.
— C’est le principal. Mais une fois fixé sur la véracité de la Bible, il convient aussi que tu mesures la valeur de son enseignement et la beauté de ses dogmes. Et tout d’abord l’idée qu’elle se fait de Dieu. Car il y a un abîme entre le Dieu philosophique que nous venons d’évoquer et l’idole que dresse le christianisme. Celui-là n’avait pas attendu celle-ci pour naître ; on le voit apparaître avec les premières lueurs de la sagesse antique et il vivra sans doute encore alors que sa grotesque contrefaçon sera depuis longtemps tombée en poussière. Si le Dieu des philosophes est un peu vague, celui de la Bible a du moins un mérite : il n’est pas mystérieux. On connaît son histoire. D’abord particulier, dieu entre d’autres dieux, il arrive à les absorber tous et devient un ; puis, las de sa solitude, il se dédouble ; et, par un nouvel avatar non moins extraordinaire, il finit par être triple. Il a des sentiments, des vertus, jusqu’à des passions humaines. Il centralise nos instincts, jusqu’aux plus contradictoires : la justice, la colère, la bonté, la vengeance. Il réalise en lui nos désirs : la puissance, l’éternité, la connaissance, l’ubiquité. C’est l’homme, tel que l’homme se voudrait. Et avec quelle logique ! C’est encore ce qu’il y a de plus ébouriffant dans cette fantasmagorie. On l’entend commander solennellement : « Tu ne tueras pas ! » et on le voit se livrer à des massacres épouvantables ; dont les cinq cent mille tués de Jéroboam ne sont qu’un échantillon. Puis, les hommes n’observant pas les commandements que lui-même est le premier à violer, sa prétendue « justice » se déclare offensée et, devenu double, il ne trouve rien de mieux pour la satisfaire que de sacrifier, en rémission du « péché » des hommes, pour un temps du reste assez court comparé à son éternité, la seconde partie de sa personne. Cette seconde partie ne fut d’ailleurs pas bien malheureuse : elle accomplit des miracles et mourut d’une mort qui n’avait rien d’exceptionnel et que partagèrent des milliers d’autres individus.
Nous arrivions à la Croix, dont les hauts bras de pierre se profilaient entre les sapins sur le paysage de l’Arve. Une paysanne savoyarde se signait. Nous passâmes en silence.
Puis mon cousin reprit :
— Grâce à cette ingénieuse idée, la justice de Dieu put être apaisée. Mais elle ne le fut pas tant qu’il n’imposât en revanche à l’homme la plus bizarre des clauses. Le sauvé malgré lui, pour l’être effectivement, devait croire qu’il l’était. Sans quoi, l’argent avait beau avoir été versé, la dette continuait à courir et le fatal plongeon survenait à l’échéance. Et non content de cette restriction, il exceptait en outre de son éventuel salut ceux qui s’aviseraient de manquer de respect à sa troisième partie et commettraient ainsi le péché qui t’a si fort épouvanté. Voilà qui était parfait et le Triple-Dieu pouvait se congratuler lui-même de son insondable intelligence. Mais que devenaient alors les innombrables hommes qui, ayant vécu avant l’époque de l’étrange sacrifice, l’avaient forcément ignoré et n’avaient pu, en conséquence, satisfaire à la clause de la foi ? Que devenaient ceux qui, nés hors du christianisme, n’en auraient jamais entendu parler ? Étaient-ils condamnés en bloc ? La « justice » de Dieu risquait de se trouver à une cruelle épreuve. Devant cette difficulté, Dieu aurait décidé, à l’inférer d’un ou deux textes obscurs de saint Paul, que, tout en participant au bénéfice du salut, les « païens » seraient dispensés de la condition de la foi. Les voilà donc dans une bien meilleure situation que nous ! Les voilà tous ou presque tous « sauvés », alors que, chez nous autres, pauvres chrétiens, selon les termes désastreux du « sauveur » lui-même, « il y a beaucoup d’appelés, peu d’élus ». Et l’on arrive à ce résultat merveilleux que le sacrifice par trop public du Christ, au lieu de peupler le ciel, augmente dans une proportion considérable le nombre des réprouvés. Telle est, mon cher ami, l’essence du christianisme. Moi qui te parle, si j’avais le bonheur d’ignorer la Bible, n’ayant jamais contrevenu aux lois de mon pays et étant en somme un honnête homme, je serais probablement sauvé, tandis que, Genève ayant le malheur d’être chrétienne et moi celui de n’avoir pas la foi, je suis bien certainement voué à toutes les flammes de l’éternelle perdition.
— Mais puisque tout cela est faux ! m’écriai-je un peu effrayé malgré moi, pendant qu’au fond du creux dont nous dégringolions la pente apparaissaient l’église pointue comme une broche et les toits léchés de soleil du village de Monnetier.
Mon cousin eut un large rire rassurant et continua :
— Le mot d’ordre de tous les chrétiens devrait donc être : Cachez le Christ ! N’en parlez à personne ! Loin d’être la « bonne nouvelle », c’est la plus dangereuse des nouvelles. Aussi a-t-on peine à comprendre la fureur des missionnaires à vouloir la porter aux peuples qui ont le privilège de ne pas en connaître la funeste alternative. Comment ne se disent-ils pas que, pour la presque totalité de ceux qu’ils convertissent, le baptême qu’ils leur confèrent équivaut à une lettre de cachet pour l’enfer ?
Je songeai au missionnaire en panama du Messager de l’École du dimanche et je me demandai s’il n’eût pas, en effet, mieux fait de laisser dévorer tout cuit le petit Maboultoké, plutôt que de l’apprêter à être plus tard, selon toute probabilité, cuit tout cru dans les cuisines de Satan.
— Le salut par le Christ ! la justification par la foi ! dogme burlesque et sauvage, gesticulait le cousin Gobernard, et aux conséquences absurdes duquel je défie un chrétien d’échapper, pour peu qu’il croie, je ne dirai pas à la lettre, mais seulement à l’esprit de la Bible. Et si l’on considère que, depuis la multiplication des mondes, que l’on ne peut pas supposer être tous des déserts, la même tragi-comédie du Christ, devenu le fantastique commis-voyageur du « salut », doit s’être jouée dans les milliards de planètes et continuer à se jouer tant qu’il y aura des globes en suspens et des nébuleuses en formation, on se demande comment il se trouve encore des gens pour croire à de pareilles insanités, à moins qu’ils ne soient totalement fous et à enfermer sans plus tarder aux Vernaies.
Très échauffé, tant par la vive allure de notre marche en descente que par l’âpreté de sa discussion, le premier soin de mon cousin, en entrant à Monnetier, fut de découvrir une auberge. Il n’en manquait pas dans cette localité de villégiature, pittoresquement assise à califourchon sur le col de la montagne accroupie, dont le Grand-Salève formait le dos et le Petit-Salève la tête. Aussi nous trouvâmes-nous bientôt installés sous une tonnelle, devant une table qui n’avait rien de la rusticité de celle des Treize-Arbres, au milieu des promeneurs endimanchés de la ville et de misses anglaises pensionnaires des divers établissements de l’endroit. Des odeurs de thé, de sirops et de biscuits flottaient dans l’air. Des interjections britanniques de joueurs de tennis jaillissaient d’un jardin.
Deux fortes cannettes de bière passèrent l’une sur l’autre dans le gosier altéré du cousin Gobernard. Je me contentai plus modestement d’une jatte de café au lait, accompagnée de petits pains au beurre. Puis, après vingt minutes de légitime repos, nous quittions Monnetier, ses pensions, ses Anglaises et ses ânes, et nous confiions nos pas à la pente raide du Pas-de-l’Échelle, dont l’abrupt sentier avait dû partiellement être taillé en degrés dans la roche. Sur son contrefort, le château de l’Ermitage dressait ses tourelles en poivrières, diminuant progressivement au-dessus de nous à mesure que nous descendions vers Veyrier.
Nous étions à peu près au bas, quand je vis mon cousin tourner brusquement dans les éboulis.
Je crus qu’il avait un besoin à satisfaire, mais il me fit signe de le suivre. Au bout de quelques minutes d’une marche tortueuse, nous arrivions devant l’entrée d’une singulière excavation, dont le sol paraissait avoir été abondamment fouillé et remué.
— Tiens, une grotte ! m’écriai-je.
— La caverne de Veyrier, prononça mon cousin. C’est une station préhistorique.
Mon œil se fit interrogateur. C’était la première fois que j’entendais parler d’une pareille chose.
— Il y a une dizaine d’années, dit mon cousin en avançant de quelques pas sous la roche proéminente qui plafonnait la caverne et en taquinant le sol meuble du fer de son bâton, il y a une dizaine d’années, on a découvert ici des ossements…
— C’était une tombe ? demandai-je.
— Pas précisément. Ces ossements furent reconnus comme des restes d’animaux très anciens, tels qu’on n’en rencontre plus dans nos climats. Il y avait là des os de renne, d’ours, de lynx, de bouquetin, de castor. Puis on y trouva des objets travaillés, des instruments en silex, taillés en couteaux, en scies, en racloirs, en poinçons, en pointes de lances et de flèches ; on y trouva même un fragment de bois de renne sur lequel était gravé le dessin d’un bouquetin. Ces débris, que tu peux voir aujourd’hui au musée archéologique de Genève, sont les témoins d’une vieille, d’une très vieille humanité, de primitifs ancêtres qui vivaient dans nos régions à une époque bien antérieure à celle que la Bible assigne à la création de l’homme.
— Et a-t-on retrouvé aussi, m’informai-je très intéressé, des os de ces anciens hommes ?
— Ici, non. Mais dans d’autres cavernes, et même dans des cavernes beaucoup plus anciennes que celle-ci, on en a découvert ; on a découvert jusqu’à des squelettes complets, et de si vieux que leurs os étaient différents de nos os actuels et ressemblaient plus à des os de grands singes qu’à des ossements humains. Il a pourtant fallu se rendre à l’évidence : c’étaient bien des hommes.
— Quelle antiquité pouvaient-ils avoir ?
— Oh ! une antiquité dont les misérables chiffres de la Bible ne donnent aucune idée. Cinquante mille ans, cent mille ans peut-être. L’un des principaux savants qui s’occupent de ces études pense que l’apparition de l’homme sur la terre doit remonter à deux cent cinquante mille ans.
— C’est formidable ! m’écriai-je stupéfait.
Sur quoi mon cousin ajouta cette réflexion :
— Tous ces hommes-singes sont-ils aussi sauvés par la grâce de Jésus-Christ et les rares élus chrétiens auront-ils l’avantage de rencontrer leur foule au paradis ?
Nous rejoignîmes alors le chemin et nous gagnâmes le village de Veyrier, où nous eûmes le plaisir, en passant la frontière, de saluer l’écusson à la croix fédérale. Nous étions en plaine et sur la grande route de Genève. Je marchais tout pensif. De nouvelles suggestions travaillaient mon cerveau.
— C’est sans doute, dis-je, à cause de toutes ces découvertes des savants que les pasteurs libéraux ne croient plus à l’inspiration directe des Écritures. Avec eux de grandes difficultés s’évanouissent. Ils rejettent l’enfer, ils expliquent les miracles, ils ne s’en tiennent plus à la lettre des textes, mais les interprètent, ils reconnaissent que de nombreux passages, des parties entières de la Bible ne sont pas authentiques… Cela ne les empêche cependant pas de rester pasteurs, ni de demeurer chrétiens.
— Je sais, je sais, fit mon cousin. Il y en a qui refusent tout caractère divin à la personne de Jésus-Christ. Il y en a même qui vont beaucoup plus loin et qui ne veulent voir d’un bout à l’autre de la Bible qu’une succession de symboles. C’est fort aimable de leur part. Mais, à mon avis, les libéraux sont des tourtes. Si tout est symbolique dans le christianisme, à quoi bon le christianisme ? Des symboles analogues et tout aussi impressionnants se rencontrent dans les religions antérieures, aussi bien dans les mythes de l’Inde que dans ceux de la Grèce et de Rome. Pourquoi changer de fables, si les fables nouvelles ne sont pas destinées à être crues ? D’ailleurs, à notre époque, nous n’avons plus besoin de symboles. Un bon fait, une idée nette valent mieux que toutes les imagés, fussent les plus belles, sous lesquelles on les déguisera. Non, le libéralisme ne veut rien dire. Ce n’est qu’une mystification de plus. Ou orthodoxe, ou rien !… Comment les libéraux peuvent-ils encore attacher quelque valeur à un livre qu’ils démolissent point par point et à une religion qui ne leur enseigne plus aucune vérité positive ?
— Il y a la morale, observai-je.
— Quelle morale ?
— Mais la morale de la Bible.
— La morale de la Bible ? Il y a au moins une douzaine de morales dans la Bible. Laquelle ? Est-ce la morale de Moïse ? Est-ce celle de Jacob ? Celle de l’Ecclésiaste ? Celle de saint Jean, de saint Paul ?…
— Celle de Jésus.
— Il y a aussi plusieurs morales de Jésus. Est-ce celle de celui qui a prononcé : « En vérité je vous le dis, au jour du jugement, le pays de Sodome et de Gomorrhe sera traité moins rigoureusement que cette ville-là » ; ou de celui qui a conseillé : « Ne résiste pas au méchant ; si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente aussi l’autre » ?… Admettons que ce soit cette dernière, celle de celui qui a dit après Hillel : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » C’est cette morale-là, je crois, qu’on a le plus souvent en vue, lorsqu’on parle de morale chrétienne.
— C’est bien celle-là, dis-je.
Nous traversions le pont de Sierne. L’Arve coulait nue et grise entre ses hautes berges. Pendant une centaine de pas mon cousin demeura silencieux, roulant apparemment dans sa tête ce qu’il avait à me dire sur ce point capital.
— Mon enfant, dit-il enfin, la morale évangélique de l’amour a fait un peu de bien et beaucoup de mal. Elle aurait fait moins de bien encore et beaucoup plus de mal, si elle avait jamais pu être sérieusement observée. Certes, l’homme doit être bon, autant que la bonté ne fait qu’un avec la justice. Mais ce n’est pas cette bonté-là, cette bonté véritablement humaine, que prêche le Christ. Ce qu’il demande à l’homme, c’est l’abnégation totale de sa personnalité, son détachement de toute préoccupation terrestre, le sacrifice absolu de sa volonté. Rien de plus pernicieux que cette doctrine ; rien de plus démoralisant que cette morale. Elle va tellement à l’encontre de la vie, que, si elle était exactement appliquée, elle aboutirait infailliblement à la ruine de toute civilisation, et probablement à la mort même de l’humanité. Il serait trop long de t’expliquer en détail toutes ces choses et peut-être ne serais-tu pas mûr pour les comprendre. Mais il est un autre aspect de la question qui doit être envisagé et qui, lui, ne t’échappera pas. Pour juger de cette morale, il suffit de se demander : Moralise-t-elle ceux qui y croient et, les premiers de tous, ceux qui l’enseignent, nos pasteurs ? Comment la pratiquent-ils ? Que font-ils pour en démontrer l’excellence ? Eh bien, il faut le déclarer, les pasteurs vivent comme s’ils n’y croyaient pas. Ils la tournent en dérision. Ils font le contraire de ce qu’elle commande. Que dit le Christ ? Ceci : « Vends tout ce que tu as et distribue-le aux pauvres. Puis viens et suis-moi. » Que dit encore le Christ ? Ceci : « Quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède est indigne de moi. » Que dit-il encore ? Ceci : « Si quelqu’un vient à moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, il ne peut être mon disciple. » Voilà ce que devraient s’efforcer de réaliser, tout d’abord dans leur propre vie, nos pasteurs, s’ils étaient sincères. Le font-ils ? Leur maître leur ordonne de ne rien posséder : ne possèdent-ils rien ? Leur maître leur enjoint d’abandonner père et mère, de ne se soucier ni de leur femme, ni de leurs enfants, autrement dit de n’en pas avoir, pour mieux être à son service exclusif : obéissent-ils ? Les voit-on courir les bourgs et les campagnes, uniquement occupés à prêcher leur évangile, à stigmatiser les riches, à secourir les pauvres et ne comptant que sur Dieu pour leur nourriture, comme les corbeaux « qui ne sèment ni ne moissonnent, qui n’ont ni cellier ni grenier, et que Dieu nourrit » ? Les voit-on renoncer à toute entreprise mondaine, fuir leur intérêt matériel et celui de leur famille, mépriser l’argent, le bien-être, les avantages sociaux, se conduire en un mot comme d’authentiques serviteurs de celui qu’ils entendent servir ?… Que non pas ! Ces messieurs portent redingote ; ils sont bien assis, bien dotés, bien nourris ; ils ont des maisons, que dis-je, de confortables presbytères ; ils touchent des traitements ; beaucoup sont riches, quelques-uns très riches, tous convoitent de beaux mariages ou de solides alliances ; ils aiment la chère, la société, les plaisirs profanes ; ils ont des femmes qui font figure et des enfants qu’ils élèvent comme des fils de famille ; ces serviteurs ont des domestiques ; ils goûtent la renommée et quêtent les applaudissements ; ils recherchent les honneurs ; ils ne se bornent pas à rendre à César ce qui appartient à César, ils soutiennent un état politique et social qui est la négation de l’idéal chrétien, ils participent à l’établissement de lois qu’ils devraient réprouver, ils font acte de citoyens, ils votent, ils sont César !…
Je songeais, durant cette diatribe, aux millions du pasteur Pot, aux succès mondains du pasteur Papavert, aux triomphes oratoires du professeur Brouillard, à tant d’autres qui vivaient entourés de biens, de considération et d’hommages terrestres ; j’évoquais Mme Collignon, son équipage, ses bijoux, ses larbins, sa superbe campagne de Bellevue ; je pensais au pasteur Ducimetière, qui poussait si loin l’amour de la famille qu’il n’avait pu le satisfaire à moins de quatorze enfants ; et je pensais aussi au pasteur Babel qui, ayant eu, lui, quelque chose à vendre, avait refusé d’en faire de l’argent et de le distribuer aux pauvres.
— Et ce sont ces gens-là, continuait avec excitation mon cousin, ce sont ces gens qui prétendent nous enseigner ce que c’est que la morale, ce que c’est que l’Évangile, ce que c’est que le Christ ! Ce sont ces gens qui ont l’outrecuidance de se dire les ministres de Dieu, les détenteurs de la vérité, qui censurent nos actions, régentent nos pensées, décrètent : ceci, c’est le bien, cela, c’est le mal, démarquent les mauvais et les bons, les justes et les coupables, incrustent nos cerveaux de leurs légendes tyranniques et serrent le carcan sur nos aspirations ! Ce sont ces gens qui osent nous parler de repentance, de soumission, de salut par la foi en leur charlatanisme et qui, juchés sur leur Bible comme sur une estrade, se prévalent de cette collection de faux pour asseoir leur domination non seulement sur ceux qui ont la naïveté de les écouter, mais aussi sur ceux, plus nombreux encore, qui, par faiblesse, lâcheté ou bienséance, font semblant de les croire !… Eh bien, ces gens-là, conscients ou inconscients, sachant froidement ce qu’ils font ou partageant dans le fond de leur être les doutes, les angoisses, l’affolement, la vilenie ou l’abrutissement de leurs victimes, trompeurs et trompés, dupes et dupeurs, mais coopérant tous à la même œuvre néfaste, contribuant à la vaste imposture, faussant les esprits, poignant les cœurs, opprimant les consciences, quelques-uns même allant jusqu’à gonfler de terreur l’âme tendre et innocente des enfants, ces gens-là, je dis qu’il n’y a qu’un mot pour les qualifier : ce sont des bandits !…
L’œil terrible, la moustache en bataille, les bajoues frémissantes et la mouche dressée, le cousin Gobernard scandait ses éclats de voix de grands coups de tête, humant le vent, hennissant, le feutre tumultueux et le col dénoué. Il piaffait en marchant. D’un bras il empêchait son sac vide de ballotter trop fort sur sa hanche soulevée ; de l’autre, qu’armait son bâton, il rouait l’air de belliqueux moulinets. Il était en nage et tout fumant.
Alors, ayant vu ma dernière objection balayée encore plus violemment que les autres par l’ardente logique de mon cousin, convaincu qu’il ne restait plus rien à quoi rattacher je ne dirai pas un lambeau de croyance, mais un reste de respect pour ce qui avait été ma foi, ma certitude, ma religion, emporté à mon tour par une fureur en quelque sorte sacrée en me rappelant tout ce que j’avais vainement espéré, craint et plus vainement encore souffert, et me souvenant soudain du personnage sinistre, au bonnet plat et à la barbe mince, qui, du haut de son cadre d’ébène, dominait le cabinet du pasteur Babel et me semblait maintenant l’auteur responsable de cette colossale banqueroute, je tendis mon petit poing vers les tours de Saint-Pierre, dont les trois combles pointus venaient d’apparaître au-dessus des arbres de Florissant, et je criai hors de moi :
— À bas Calvin !
Certes, si j’avais cru pouvoir exprimer dans un cri, dénoncer dans un nom le sens de tout ce que je venais d’entendre au cours de cette journée mémorable, c’était bien dans celui-ci. Je n’en doutais pas. Je savais que c’était à Calvin que nous devions notre religion, du moins la forme qu’elle avait prise dans notre république, son intensité, sa couleur, son caractère, sa puissance. Je n’ignorais pas l’hégémonie que cet homme avait jadis exercée sur Genève, l’influence prépondérante qu’il avait eue sur nos mœurs et sur tout le développement de notre histoire. C’était le maître. Tous se réclamaient de lui. Son ombre formidable voilait toujours notre vie, baignait notre cité, remplissait nos temples. N’était-ce pas à lui qu’il fallait remonter pour porter jusqu’à la tête notre révolte ? Aussi ne doutais-je pas non plus de l’assentiment du cousin Gobernard à ma protestation et de son applaudissement à mon invective.
Il n’en fut rien.
Son bras s’abaissa sur le mien ; son œil me cloua sur le sol, et d’un ton devenu soudain d’une autorité impressionnante, il me dit :
— Tais-toi. Tu ne sais pas ce que tu dis. Il n’y a aucune comparaison à faire entre ce qui s’est passé à Genève au seizième siècle et ce qui s’y passe aujourd’hui. Il n’y a là rien de commun. Au seizième siècle, on ne pouvait savoir ce que l’on sait maintenant. En avance sur son temps, Calvin chercha toujours la vérité. Il mit au-dessus de tout la droiture de la pensée et le courage de la conscience. Rompant héroïquement avec ce qu’il considérait comme l’erreur, il préféra tout quitter, abandonner son pays, renoncer à ses bénéfices, s’exposer à la persécution, plutôt que de céder un pouce de ce qu’il avait reconnu comme vrai. Ce même sentiment de révolte qui te soulève contre l’Église actuelle, Calvin l’a éprouvé contre l’Église de son époque. Ce fut un révolutionnaire. Et c’est cela qui est le protestantisme. Calvin a dit aux catholiques : Sur quoi fondez-vous votre religion ? — Sur la Bible révélée. — Très bien. Voyons ce que dit la Bible révélée. Et comme la Bible n’enseignait pas la moitié de ce que croyaient les catholiques, qu’elle n’instituait ni le culte de la Vierge, ni l’intercession des saints, ni le purgatoire, ni la messe, ni l’autorité du pape, il dit aux catholiques : Tout ce que vous ajoutez à la Bible est d’invention humaine. Vous n’êtes que des fourbes et des misérables. Et comme sa raison ne pouvait à cette époque lui découvrir d’autre fondement de la vie que cette même Bible, il a dit : Vivons selon la Bible et ne croyons que ce qu’elle enseigne. C’est ce qui était logique de son temps. Calvin ne pouvait dire autre chose. Et il mit sa vie d’accord avec ce qu’il était alors raisonnable de croire. Et comme c’était pour lui la vérité, il voulut obliger ses contemporains à y conformer aussi la leur. Il croyait, en absolue conviction, que c’était le bien de l’État. Et c’était aussi le bien de l’État. Grâce à lui, grâce à la réforme des mœurs, à la discipline de fer qu’il introduisit à Genève, notre petite patrie a pu maintenir son indépendance à travers les siècles, croître en richesse, en savoir, en puissance et en renommée. C’est grâce à Calvin que nous existons. Et la Réforme était aussi le bien de tous les États. Ceux qui l’adoptèrent eurent l’avenir pour eux, alors que les pays demeurés catholiques se trouvaient marqués pour une inéluctable déchéance.
Mon cousin me montra alors l’action du protestantisme dans le monde. Il me fit constater d’abord, dans notre Suisse, la différence qu’il y avait entre les cantons protestants et les cantons catholiques : ceux-ci pauvres, arriérés, ceux-là riches et prospères. Puis il me fit parcourir l’Europe. Il me montra l’Angleterre devenue la maîtresse du monde moins d’un siècle après l’établissement définitif chez elle de la Réforme, dominant les mers, dépouillant la France de ses magnifiques possessions, parvenant à réduire le génie d’un Napoléon, répandant sur le globe entier sa langue, ses produits, ses coutumes et donnant partout essor à de florissantes contrées. Il me montra l’Allemagne protestante supplantant l’Autriche catholique et fondant son puissant empire ; et, en Allemagne même, la Prusse protestante absorbant les archevêchés, les évêchés, et l’emportant sur la Bavière catholique. Il me montra les États protestants du Nord : Hollande, Danemark, Suède, Norvège, tous, à l’égal de notre Suisse, foyers de civilisation, artisans de progrès. Puis il me parla de la France. Brillante tant qu’elle tint tête à l’Église romaine, son déclin commençait avec l’absolutisme catholique et la révocation de l’Édit de Nantes, pour aboutir au règne lamentable d’un Louis XV ; elle allait sans doute périr, quand la Révolution, animée du souffle puissant de l’anticléricalisme, qui est le protestantisme des temps modernes, lui redonnait une nouvelle vie. Malheureusement pour elle, un regain de catholicisme la précipitait au désastre de Sedan ; elle en sortait avec la République anticléricale, reprenait par elle sa place dans le monde, s’accroissait en richesse, en savoir, en dignité, et se conquérait un superbe empire colonial qui lui remplaçait celui que lui avait fait perdre la monarchie catholique. Il passa ensuite à l’Italie, qui, vouée aux pires déchéances, s’était ressaisie grâce à l’œuvre anticléricale du Piémont, avait fait son unité contre le pape et Rome, devenue la capitale de son roi excommunié, avait rapidement recouvré un rang plein d’honneur parmi les nations. Et si la petite Belgique aussi, bien que d’apparence catholique, voyait monter l’essor de sa puissance économique et le rayonnement de sa vie intellectuelle, c’est à la moitié progressiste de sa population qu’elle le devait. Des deux seuls grands pays restés complètement catholiques, l’un, la Pologne, tombé dans l’anarchie, avait fini par être sommairement partagé entre ses voisins, l’autre, l’Espagne, la première puissance du monde au moment de la Réforme, glissé peu à peu au degré le plus médiocre, avait perdu ses fabuleux domaines sur lesquels le soleil ne se couchait pas et ne tarderait pas sans doute à voir les derniers fleurons de sa glorieuse couronne interocéanique lui échapper à leur tour.
Quittant alors l’Europe, nous gagnâmes le Nouveau-Monde. Les constatations n’y étaient pas moins surprenantes. De ses deux continents, égaux en avantages naturels, le protestant s’était rapidement et merveilleusement développé, au point de devenir le rival de l’Europe, pendant que le catholique, livré aux discordes, à l’incapacité et à la paresse, ne parvenait que sur certains points, et par l’abandon de la tutelle cléricale, à entrevoir un avenir favorable. Et dans le Nord même, toute une immense contrée, le Canada, d’abord ouverte à l’exclusive action catholique, avait vu croître et s’étendre sur elle jusqu’à la dominer l’irrésistible emprise protestante, bien que la population en fût exceptionnellement prolifique, laborieuse et pleine de vertus. Telle était l’œuvre de la Réforme et l’on pouvait se demander, disait mon cousin, comment il y avait des gens assez aveugles pour ne pas s’en rendre compte, et, sous prétexte que nous avons aujourd’hui dépassé la Réforme, nier sa supériorité sur ce qu’elle réformait et méconnaître son incomparable valeur historique.
— Et quand on pense, continuait-il, que le plus pur de cette formidable révolution est parti d’ici, de notre petite Genève, n’avons-nous pas lieu de nous sentir fiers d’être Genevois ?… Mais si la Réforme était un progrès sur le catholicisme, elle n’apportait nullement la vérité. Comment l’aurait-elle apportée ? Il n’y a pas de vérité. Il n’y a que du mouvement. Le protestantisme signifiait précisément le mouvement, en opposition avec le catholicisme, qui est la stagnation. Imprimer au protestantisme un principe de stagnation, comme le veulent nos pasteurs, c’est aller contre l’esprit même du protestantisme. Le protestantisme, c’est la transformation indéfinie, selon les appels de la raison et les obligations de la conscience. C’est l’évolution. Telle est la vraie tradition protestante, et c’est celle de Calvin. Les vrais protestants, poursuivait mon cousin, sont maintenant ceux qui n’acceptent plus de croyance religieuse. Calvin, qui toute sa vie fut l’ardent investigateur du vrai, ne pourrait aujourd’hui déclarer autre chose. Ce qu’il croyait vrai se trouve faux maintenant : en est-il moins grand pour cela ? Ptolémée, le plus grand savant de l’antiquité, avait conçu un système du monde qui, après avoir été considéré comme vrai pendant quatorze siècles, fut ensuite reconnu comme faux. En quoi sa gloire en souffre-t-elle ? Honorons Calvin, comme nous honorons Ptolémée. L’un et l’autre furent des génies. Mais pas plus que nous n’enseignons dans nos écoles la cosmographie de Ptolémée, nous ne devons élever nos enfants dans la religion de Calvin. Calvin n’a pas besoin de l’hommage du mensonge. Qu’il reste pur et digne à la place que lui confère l’histoire. Cette place n’en sera que plus belle. Aussi, s’écria mon cousin, aussi lorsqu’on édifiera à Genève un monument à la Réformation, où le grand Français occupera cette place d’honneur, je yeux être le premier à souscrire, je veux figurer en tête de la première liste. Car cet homme, s’il revenait parmi nous, voyant nos pasteurs en demeurer au même point quatre siècles après lui et jouer ainsi de notre temps le même rôle que les moines catholiques du sien, cet homme, ce grand sincère, serait le premier à leur dire : Mais qui êtes-vous donc ? Êtes-vous bien des protestants ?… Et, les rejetant de sa dextre véridique, il leur signifierait : Je ne vous connais pas ! Vous n’êtes pas des miens !…
Sur ces entrefaites, nous avions traversé Florissant, coupé les Tranchées, gagné la rue de l’Athénée. Nous passions devant l’École du dimanche.
— Voilà la honte de notre époque ! cria le cousin Gober-nard.
Quelques pas plus loin se dressait, hellénique et pur, l’Athénée avec ses bustes.
— Mais voici la gloire de notre histoire !
Des deux côtés du portique, les bustes se suivaient chronologiquement dans leurs niches ovales. Il m’en fit admirer la rangée. C’était d’abord l’évêque Adhémar Fabri, qui, au XIVe siècle, alors que le catholicisme se confondait encore avec la civilisation, avait codifié les franchises de Genève. Puis, les temps marchaient. L’Église et les princes se faisaient oppresseurs. C’était alors Besançon Hugues, et l’éveil du patriotisme contre la tyrannie. C’était ensuite Calvin, et l’éveil de la conscience contre l’obscurantisme. Le quatrième buste était celui de Michel Roset. Sous sa magistrature, Genève se rendait compte de ses destinées internationales ; elle devenait la cité du refuge et, après le massacre de la Saint-Barthélemy, s’ouvrait toute grande aux victimes du fanatisme. Les temps marchaient encore. Et c’était Jean-Jacques Rousseau. Après le catholicisme, après le protestantisme, c’était le tour de la religion humaine. Plus de dogmes : Dieu seul, et l’homme ; l’homme libre et s’associant librement par le contrat social. Et cette grande idée de la liberté engendrait la Révolution, qui la répandait dans le monde après avoir libéré un peuple. Avec le sixième buste, le dernier de la rangée, c’était l’avènement de la science. Charles Bonnet, le grand naturaliste genevois, personnifiait cette nouvelle conquête. L’observation remplaçait la croyance ; la loi scientifique prenait le pas sur la doctrine ; à la théologie et à la philosophie succédait le positivisme. Charles Bonnet inaugurait les méthodes modernes et, par son génie appuyé sur des faits, entrevoyait, avant Lamarck et Darwin, l’hypothèse féconde de l’évolution.
Ainsi, tout se transformait, tout progressait, tout marchait. Chacun de ces bustes marquait un moment de l’histoire, signalait une des phases du mouvement éternel. En en remontant la série, on rétrogradait, assise par assise, dans le passé. Et à chacune d’elles, comme dans les terrains que nous avions vus se superposer au Salève, correspondait une couche de plus en plus arriérée d’esprits.
Tel était l’enseignement qu’à deux pas de l’École du dimanche dégageait cette noble façade.
Nous prîmes par la rue Saint-Léger, où mon cousin me fit remarquer la porte ogivale d’un vieux bâtiment datant des évêques. Nous traversâmes le Bourg-de-Four, qui tirait son nom des Romains. Au haut de la rue de la Fontaine, le mur rond qui, par une baie en plein cintre, donnait accès au passage du Muret était un fragment de l’enceinte burgonde. À cette époque, Genève était arienne.
Je ne reconnaissais plus ma ville. Ce n’était plus la Genève immobile, figée, rigide que je me figurais, celle dans laquelle j’avais été élevé. Le vieux sol vivait ; il n’était plus inféodé à une croyance, il les avait toutes eues ; toutes les idées l’avaient successivement labouré.
— Nous ne savons pas, dit mon cousin, quelle était la religion des troglodytes de Veyrier. Sans doute adoraient-ils l’un des animaux contre lesquels ils avaient à se défendre ou dont ils faisaient leur nourriture. Peut-être le bouquetin du musée archéologique. Dans la région de Berne régnait le culte de l’ours.
Nous montâmes à Saint-Pierre, par les Degrés-de-Poule.
— Les Allobroges, qui occupèrent postérieurement notre contrée, adoraient les forces de la nature, les génies des forêts et des eaux, la lune et surtout le soleil. La colline que nous gravissons et qui soutient aujourd’hui notre cathédrale a vu bien souvent nos pieux ancêtres venir s’agenouiller sur son sommet pour adresser leurs oraisons à l’astre-dieu qui leur versait la lumière.
Nous abordâmes le sanctuaire par l’abside. C’était la partie la plus ancienne de l’édifice. Mon cousin me montra dans le mur, entre le chœur et la tour du Midi, des pierres romaines et des vestiges de sculptures antiques. Près d’une porte basse se gonflait une face ronde, rayonnante et joufflue, où les archéologues croyaient reconnaître la tête de Phébus-Apollon. Un peu plus loin, vers la chapelle des Macchabées, se voyait, empâté derrière un pilastre, un débris de frise portant des griffons, animal consacré à ce même Apollon, dieu de l’Art et du Soleil.
— Genève a adoré les dieux gréco-latins, dit mon cousin. Jupiter, Mars, Mercure et Apollon y avaient des temples. Les nombreuses inscriptions que l’on a retrouvées, jusque dans les fondations de Saint-Pierre, attestent que la foi en ces divinités, devenues aujourd’hui mythologiques, y fut vive. Neptune aussi y fut vénéré, et la Pierre-à-Niton, l’un des deux blocs erratiques qui émergent des eaux de notre port, en conserve, par son nom, le souvenir.
Nous traversions la Cour Saint-Pierre. Nous nous retournâmes pour contempler le porche monumental de la cathédrale. L’architecte qui l’avait reconstruit à une époque où le gothique n’était plus de mode en avait fait un portique grec.
Nous gagnâmes la rue des Chanoines, où demeurait mon cousin.
Deux portes avant la sienne, il s’arrêta devant un immeuble que surmontait un fronton triangulaire.
— Sais-tu ce que c’est que cette maison ?
— Non.
— Lis.
Sur un médaillon de bronze noir, je lus cette inscription : « Ici vécut Jean Calvin. »
Mon cousin dit :
— L’ancienne maison a été démolie. Il n’en subsiste que l’encadrement d’une porte gothique. Avec la chaise qui est sous la chaire de Saint-Pierre, c’est tout ce qui reste de Calvin. Quant à l’immeuble actuel, il appartient à l’État, qui y a installé le laboratoire municipal de chimie. Depuis les troglodytes de Veyrier, nous avons fait du chemin.
À côté du médaillon de Calvin, sur une enseigne officielle, se détachaient ces mots : Bureau de salubrité.
Nous arrivions ou, du moins, le cousin Gobernard était arrivé, et, deux maisons plus loin, je n’eus plus qu’à prendre congé de lui, après l’avoir remercié, le plus vivement que je pus, de m’avoir consacré sa journée.
— Je l’avoue, mon garçon, que je ne suis pas fâché d’être rendu. Je ne sens plus mes jambes.
Je ne tardai pas à le voir disparaître dans son escalier à viret, pressé d’aller échanger ses gros souliers à clous contre les bonnes pantoufles que lui ménageait la sollicitude de la vieille Fanchette.
Quant à moi, c’était mon cerveau que je ne sentais plus, tout grouillant qu’il était des extraordinaires enseignements de cet étonnant dimanche.
Et ce fut encore tout éberlué que, quittant la rue des Chanoines, je pris la direction du quai des Étuves et de tante Bobette, tandis que le carillon de Saint-Pierre, annonçant sept heures, égrenait ses notes sur les toits de Genève, du haut de la montagne du Soleil.
Les jours qui suivirent furent certainement les plus heureux de ma vie. Débarrassé du cauchemar chrétien, il me parut que je renaissais délicieusement à l’existence, que mes yeux s’ouvraient sur un monde nouveau, transformé, enchanteur, dont je n’avais jamais soupçonné jusqu’ici la douceur et la beauté. Ce ne fut pas du premier coup que j’atteignis à cet enivrement. Il me fallut d’abord me rendre compte que je n’avais pas été le jouet d’un rêve, que ce que j’avais entendu je l’avais bien entendu, que ce que j’avais compris je l’avais bien compris, et que je pouvais retrouver à ma volonté et sur un simple appel de ma mémoire une partie des arguments, des faits, des évidences qui avaient dissipé les fantômes et mis en fuite la terreur biblique. Ç’avait été alors une explosion grandissante de joie. Ébloui, transporté, radieux, je me faisais l’effet d’un convalescent relevant d’une grave maladie, ou mieux d’un aveugle recevant la lumière, ou mieux encore d’un fou parvenant à la raison, avec cette différence qu’ayant partagé ma folie avec un nombre immense de gens je n’éprouvais nulle honte à l’avoir été, mais seulement un grand bonheur de ne l’être plus. Tout ce à quoi j’avais cru me paraissait déjà si lointain, si étranger ! Comment avais-je pu, par exemple, succomber si inexplicablement à cette extravagante idée du péché ? Je voyais si bien, maintenant, que tous ces actes qualifiés de péchés étaient des faits simplement humains, ne tirant leur signification que de leur rapport avec l’homme ou la société, et dont la plupart étaient d’ailleurs très légitimes, quelques-uns même empreints d’une véritable noblesse ! Combien je fus satisfait de découvrir cela par le seul exercice de mon bon sens enfantin ! Comme tout me paraissait clair désormais, limpide et facile ! Plus de faux scrupules ! plus de morbides altercations de conscience ! La vie naturelle, saine, vive, dans la droiture instinctive du cœur et la stabilité sereine de l’esprit ! Et à ces pensées qui se pressaient, plus ou moins formulées, dans mon cerveau ravi, je me trouvais inondé d’une béatitude inconnue, j’éprouvais pour la première fois ce sentiment d’allégresse intense qui, selon le pasteur Babel, accompagnait l’obtention de la foi et qui éclatait chez moi précisément parce que je ne l’avais plus.
Que Genève me paraissait belle, vue par mes nouveaux yeux ! Je me promenais avec extase dans ses rues animées, le long de ses jardins, de ses ponts, de ses quais. J’absorbais émerveillé le spectacle de sa grâce. Lorsque je contemplais, du pont du Mont-Blanc, le tableau familier de la ville et du port, son cadre de coteaux, ses tons bleus et verts, ses stries de lumière, ses maisons nuancées et ses voiles latines, je ne le reconnaissais plus. Un resplendissement singulier le transfigurait. Du drapeau rouge et jaune ondoyant sur la jetée à l’aile blanche du cygne passant du bleu turquin du Rhône au bleu saphir du lac, tout frémissait pour moi de vibrations inconnues et se chargeait d’une émotion puissante. Les steamers en partance battaient l’eau de leurs aubes ; les barques savoyardes planaient sous leurs toiles pointues ; les yoles filaient dans leurs rames. Derrière les tilleuls des quais s’édifiaient les façades somptueuses des hôtels, dont les balcons étagés s’ornaient de fleurs, de stores et de toilettes. Une circulation brillante, pittoresque, kaléidoscopique, occupait les chaussées et pressait les parapets. Toutes les nations s’y mariaient, toutes les langues s’y parlaient. Des calèches à baldaquin, ployantes de touristes, glissaient sur leurs ressorts. Au milieu d’un vol de mouettes se disputant du pain, la note rouge d’un fez piquait son originalité. Un peintre peignait. Des ouvriers disposaient en girandoles les lampions d’une prochaine illumination, et sous les panoplies de drapeaux les écussons arboraient notre belle devise genevoise, que je n’avais jamais mieux comprise : Post tenebras lux. La nature et la civilisation s’amalgamaient en un mélange intime et fascinant. Et tandis que sur le passe-partout vert de la pente du Petit-Salève la gouache du Mont-Blanc détachait sa pyramide, on voyait les lions du duc de Brunswick dresser leurs mufles roses contre la place des Alpes, cependant que, sur le pont des Bergues, les peupliers de Rousseau s’éventaient lentement et que, devant le Jardin Anglais, la Pierre-à-Niton se frangeait de vaguelettes poudrées.
Je regardais, grisé. Et si, plongé dans ce microcosme mouvant, il m’arrivait de rencontrer quelques-uns des pasteurs de Genève, je les considérais avec bien de l’étonnement et les voyais passer comme des animaux bien étranges. Que ce fût la dégaine solennellement sacerdotale du pasteur Jourdieu, le grimaçant Guignol ou l’énorme Porchet, que ce fût le richissime Pot ou le respectable Goitre, que ce fût même le distingué Papavert, l’éminent Bourde ou le célèbre Brouillard, l’effet ne différait guère et ma surprise demeurait la même. Que faisaient-ils là, ces extraordinaires bipèdes ? D’où venaient-ils ? D’où sortaient-ils ? Que signifiait leur paradoxale présence au milieu des autres hommes ? Montaient-ils sur les socles des réverbères pour haranguer cette foule que leur religion vouait presque entière à la perdition ? Non, ils passaient comme les autres, noyés dans l’immense mouvement, insectes parmi des insectes, molécules de la vaste nature, cachant prudemment leur Christ sous l’étoffe de leur gilet, comme les autres pouvaient y dissimuler leurs secrets, leurs désirs, leurs illusions, leurs tares ou les mille stratagèmes de leurs vies diverses et semblablement passagères.
Je les oubliais vite, pour me plonger à nouveau dans le spectacle prestigieux de Genève, dont ils relevaient la poésie de leur note burlesque. Je buvais la vie et la couleur. Mon sang battait vif et frais dans mes jeunes artères. Je respirais délicieusement l’air salubre de la rade. Et moi aussi, je n’étais qu’une molécule, et j’étais heureux de n’être que cela. La pensée que ce lac pourrait me survivre ne me troublait nullement ; celle que longtemps après moi de nouvelles foules se succéderaient sur ce même pont du Mont-Blanc contre lequel j’appuyais ma poitrine vivante ne me semblait aucunement mélancolique. J’avais ma vie à vivre. C’est tout ce que je savais, tout ce que je pouvais comprendre ; cela me suffisait et je n’en demandais pas plus.
Le soir tombait. Comme un majestueux Bucentaure, un steamer venant du haut lac faisait noblement son entrée. Il portait une multitude de têtes, rangées contre ses bastingages, pressées entre ses bords, couvrant ses ponts, masse humaine grouillante de chapeaux, de châles, de mantilles, qu’il allait déverser sur celle qui déjà remplissait nos rues. Entre ses tambours gonflés, il progressait dans le bouillonnement de ses roues. Une oriflamme battait à son grand mât. Ses hublots s’ouvraient sur l’eau comme une rangée d’yeux. Il vira lentement avec sa charge d’êtres. Le capitaine penchait le visage sur son porte-voix. Le volant du gouvernail décrivait ses arcs de cercles. Peu à peu le vapeur se présenta de flanc. Sur ses trois écussons accotés apparurent, l’une après l’autre, ces lettres jaunes : BONIVARD. Des appels éclatèrent. Des mouchoirs s’agitèrent sur la rive, d’autres répondirent du bord. À l’arrière flottait le grand drapeau rouge à la croix alésée. Au delà s’infléchissait le sillage. J’en suivis la route moirée. Elle allait se perdre à l’entrée du port où venaient de s’allumer, au bout de leurs jetées, les deux phares entre lesquels j’avais donné mon baiser d’amour.
Il m’eût été bien difficile, on le concevra, de cacher mon nouveau bonheur à tante Bobette. Entre le jeune garçon qui était parti le matin tout inquiet d’avoir pu commettre le péché contre le Saint-Esprit et celui qui était rentré le soir après avoir reçu la leçon complète de catéchisme du cousin Gobernard, il y avait une différence qui ne pouvait échapper aux yeux les moins prévenus. Et ceux de tante Bobette n’étaient certainement pas de ces derniers. Aussi ne l’essayai-je même pas. Ma joie croissante des jours suivants acheva de la dérouter.
— Est-il possible, mon pauvre enfant, que tu prennes si légèrement ton expulsion de l’école du dimanche ?… C’est épouvantable !… Tu es un sans-cœur, un sans-conscience !…
— Mais, tante Bobette, ce n’est pas ma faute, c’est le pasteur Babel qui…
— C’est toi, malheureux enfant, c’est toi qui as refusé de t’humilier, de reconnaître ta faute, ton horrible faute, de demander pardon…
— Mais, tante Bobette, crois-tu qu’il soit si nécessaire que ça d’aller au catéchisme ?
— Quelle question !… Tous les enfants chrétiens doivent aller au catéchisme.
— Mais, tante Bobette, est-il si nécessaire que ça d’être chrétien ?
Tante Bobette ouvrit deux yeux ronds comme ses écuelles. Mais avant qu’elle ait pu replacer un mot, je lui demandais :
— Pourquoi es-tu chrétienne ?
— Mais, mon enfant… mais, mon enfant, parce que j’ai été élevée dans le christianisme.
— Mais, pourquoi crois-tu que la religion dans laquelle tu as été élevée soit vraie ?
— Parce que la Bible le dit.
— Mais si elle dit des choses absurdes ?
— Elle ne peut pas dire des choses absurdes.
— Prends la bible. Ouvre au Deutéronome.
Elle prit sa vieille version, si souvent feuilletée par ses doigts usés que les pages en étaient oreillées et jaunies. Elle portait, à l’endroit indiqué, ce titre : Le cinquième livre de Moïse ou le Deutéronome.
— Lis au chapitre trente-quatre.
Tante Bobette lut d’un bout à l’autre le récit de la mort de Moïse. Quand elle eut achevé, de sa voix fidèle, le dernier verset, je lui demandai :
— Qui a écrit cela ?
— Moïse.
— Cela ne t’étonne pas ?
— Non.
— Tu ne trouves rien d’extraordinaire à ce que Moïse ail raconté lui-même sa propre mort ?
— Non.
— Comment expliques-tu ça ?
— Mon enfant, c’est bien simple. C’est un miracle. Moïse a prédit sa mort ; il en a écrit par avance le récit sous la dictée de Dieu, puis il est mort après.
C’était simple, en effet, et je vis que décidément il n’y avait rien à faire avec tante Bobette. C’était le rocher de l’Écriture. Je continuai cependant :
— Si tu voyais des choses semblables racontées dans un autre livre, les croirais-tu ?
— Naturellement non.
— Alors pourquoi les crois-tu lorsqu’elles sont dans la Bible ?
— Parce que c’est le livre de Dieu.
— Comment sais-tu que c’est le livre de Dieu ?
— Parce que la Bible le dit elle-même !
— Ce n’est pas une raison.
— Mais, mon enfant, ce n’est pas là une question de raison, c’est une affaire de foi. Il faut le croire, parce qu’il faut le croire… parce que tout le monde le croit, parce que notre famille l’a toujours cru, parce que c’est la foi de nos pères.
— Cependant, tante Bobette, nos pères n’ont pas toujours cru la même chose, et il a bien fallu qu’à un certain moment un de nos ancêtres changeât de religion, car sans cela nous ne serions pas aujourd’hui protestants, mais catholiques.
— Catholiques ! se récria tante Bobette avec un geste d’exécration.
— Et il a bien fallu, auparavant, qu’un autre de nos ancêtres changeât aussi de croyance, car autrement nous serions païens, nous adorerions le Soleil, ou pis encore peut-être, un bouquetin, un misérable bouquetin…
— Que me racontes-tu là ?
— Alors, puisque nos ancêtres ont si souvent changé, pourquoi ne changerions-nous pas à notre tour ?
— Miséricorde !… Mais cet enfant est fou !… Qui est-ce qui t’a mis des idées pareilles dans la tête ?…
Et tout à coup ses sourcils se contractèrent, ses yeux s’injectèrent, son nez s’allongea formidablement :
— Je suis sûre que c’est le cousin Gobernard !… Ah ! mon Dieu ! !…
Pour la première fois de sa vie, tante Bobette venait de lâcher un « mon Dieu ! ». Car il faut savoir que tante Bobette ne disait jamais « mon Dieu ! » pour ne pas violer le troisième commandement, qui défendait de prendre le nom de Dieu en vain. Elle remplaçait cette exclamation usuelle par des « mon Té ! » ou « mon Père ! » sans se douter que c’était exactement la même chose.
Mais cette fois, cette première fois, on ne pouvait pas dire qu’elle lâchait son « mon Dieu ! » en vain. Elle invoquait réellement l’Être suprême, épouvantée par le soupçon horrible qui venait de se préciser dans son esprit et l’évocation apocalyptique du cousin Gobernard qui se dressait à ses yeux comme l’image de Satan en personne.
Aussi quel assaut, quelle avalanche, quand il arriva ! Papa, qui s’attendait bonnement à occuper sa soirée à une tranquille partie de cartes avec lui, n’en revenait pas. À peine eut-il déposé son chapeau qu’elle l’entama.
— Comment osez-vous vous montrer ici ? vint-elle lui jeter sous le nez, les deux poings sur les hanches.
— Bigre ! fit-il ahuri. Sur quelle herbe avez-vous marché aujourd’hui, Bobette ?
— Sur quelle herbe… sur quelle herbe… je vais vous le dire !… C’est vous qui avez perverti cet enfant !…
— Oh ! oh… perverti !…
— C’est vous qui, par vos manœuvres criminelles…
— Oh ! oh !…
— Oui, car c’est grâce à vous que ce petit s’est mis en état de révolte contre tout ce qui est sacré, qu’il refuse de retourner à l’école du dimanche, d’aller implorer le pardon de son pasteur… C’est grâce à l’indigne ascendant que vous avez su prendre sur lui qu’il ne manifeste aucun repentir de sa conduite, que dis-je ? qu’il s’en glorifie, qu’il en est joyeux !… Que lui avez-vous raconté ? Par quelles histoires de l’autre monde lui avez-vous tourné la tête ?… Voulez-vous en faire un mécréant comme vous ?… Ah ! tenez, plutôt que cela… Scélérat ! Vous m’aviez pourtant bien promis de ne pas lui parler de religion !… Voilà comment vous tenez votre parole !…
Il se défendit mollement. Sa bouche bredouillante balbutia quelques vagues échappatoires. Mais les yeux flamboyants de tante Bobette lui firent vite comprendre qu’il était préférable de ne pas insister. Aussi, quand il se fut entendu signifier son expulsion de notre domicile en termes pour le moins aussi vifs que ceux dont j’avais été l’objet dans le cabinet du pasteur Babel, ne trouva-t-il rien d’autre à faire que de tendre philosophiquement la main à mon père, en disant :
— Au revoir, mon vieux. Ça passera. Mais pour aujourd’hui, il vaut mieux que je me défile.
Et tandis que tante Bobette lui lançait, en guise d’adieu :
— Je ne vous le pardonnerai jamais !… je l’entendis murmurer, peut-être à mon adresse :
— Le voilà, le voilà bien, le péché contre le Saint-Esprit, celui que les Églises ne pardonnent pas. Les discuter ! C’est celui même de la Genèse : « Tu ne mangeras pas du fruit de l’arbre de la science. »
Rouges, noires, de pique, de cœur, de trèfle et de carreau, les cartes s’étalaient, inertes, sur la table, sous la grosse patte désolée de papa.
Je commençais à m’apercevoir que tout n’allait pas si facilement dans le plus facile des mondes. Il suffisait d’une tante Bobette pour me le compliquer déjà infiniment. Voyant qu’elle prenait les choses tout à fait au tragique, il me fallut bien aussi les considérer avec moins de simplicité. Papa, laissé en plan avec ses cartes, était une première conséquence lamentable de ma profession d’indépendance ; la porte close sur le cousin Gobernard en était une autre ; enfin, l’état de tante Bobette elle-même en était une troisième non moins déplorable. Les jours suivants furent sinistres. Sombre, crispée, farouche, tante Bobette circulait automatiquement d’une pièce à l’autre, le front têtu, obsédée d’une seule idée, bousculant les meubles, cassant les assiettes, rangeant et dérangeant cent fois le même objet, ouvrant et refermant les fenêtres, butant contre les chaises, accrochant les pendules. On l’entendait pousser de grands soupirs dans sa cuisine, tout en culbutant les casseroles ; on la voyait reparaître les yeux gros, le teint saumâtre et se tamponnant les joues du coin de son tablier. À table, c’était désastreux ; la soupe sentait le roussi, la viande le graillon, et si papa se risquait à avancer sur les plats un nez trop significatif :
— Est-ce ma faute, s’écriait-elle, calamiteuse et sépulcrale, est-ce ma faute, si rien ne va plus ? Va-t-on encore me faire des reproches, au milieu de mon chagrin ?
Et elle ajoutait :
— Est-ce que je mange, moi ?
Le fait est qu’elle ne mangeait plus, sinon, disait-elle, son pain sec, trempé de ses larmes amères.
Ma responsabilité, dans tout ce désarroi, ne laissait pas de m’apparaître.
— Voyons, Bobette, essayait parfois mon père, tu n’es pas raisonnable ; ce n’est pas en poussant ainsi les choses au pis que tu les arrangeras. Ce petit a les plus grands torts envers toi… envers nous, c’est entendu. Mais à les exagérer pareillement, tu ne fais que les envenimer. Plus tu t’obstines dans ton idée, plus il s’obstinera dans la sienne. Le catéchisme… eh bien, ma bonne, laissons passer l’été par là-dessus ; on en recausera cet automne, à la rentrée.
— Ah ! c’est ça ! ah ! c’est ça ! éclatait-elle. Tu traites le catéchisme comme le collège ! Est-ce qu’il y a des vacances au catéchisme ? Est-ce qu’on prend des vacances avec le bon Dieu ?… Il n’y a pas de temps à perdre ! Sait-on ce qui peut arriver ? Cet enfant pourrait mourir demain dans sa rébellion ! Ce serait du propre, alors !… Le bon Dieu attendrait-il à l’automne pour inscrire son nom dans la colonne de gauche du grand livre du jugement ?
Papa se taisait, cloué. Mais si je concevais fort bien l’intransigeance de tante Bobette, si je comprenais admirablement le point de vue du cousin Gobernard, l’attitude de mon père me paraissait infiniment moins saisissable. Papa représentait pour moi une sorte d’énigme, et avec lui je n’y étais plus du tout. Que pensait-il au juste ? M’approuvait-il ou ne m’approuvait-il pas ? Était-il pour moi et pour le cousin Gobernard, ou était-il pour tante Bobette ? Dans le fond de son âme, mon père, l’horloger Pécolas, était-il croyant, et alors à quoi croyait-il ? ou, dans le fond de cette même âme, ne croyait-il à rien du tout ? C’est ce que je n’avais pas encore osé lui demander.
Un soir qu’il fumait son grandson, tout solitaire et tout mélancolique à la fenêtre, je me hasardai à lui dire :
— Papa, tu vas quatre fois par an au temple…
— Cinq ou six fois, mon garçon, cinq ou six fois.
— Oh ! c’est rare. C’est plutôt quatre que cinq ou six. Pourquoi n’y vas-tu pas plus souvent ?
— C’est ce qui me suffit, mon garçon, c’est ce qui me suffit.
— Mais, papa, ce qui le suffit pourrait me suffire aussi. Je pourrais aller avec toi au temple, quand tu y vas, quatre fois par an. Comme ça, tante Bobette n’aurait plus rien à dire.
Il réfléchit un instant, tira quelques bouffées de son grandson, comme s’il se demandait où je voulais en venir. Puis il dit :
— Non, mon garçon, non ; de ta part ce serait remarqué. Dans la vie, vois-tu, il faut faire ce qui se fait. Les enfants ont l’habitude d’aller à l’école du dimanche, il est bon qu’ils y aillent. Les hommes, eux, on ne leur en demande pas tant. Pourvu qu’ils se montrent de temps en temps au temple de leur paroisse ou à Saint-Pierre, c’est tout ce qu’il faut. On est content. On sait qu’ils sont conformes. Gobernard… Gober-nard, ce n’est pas la même chose. Gobernard est libre, lui ; il a ses petites rentes ; il ne dépend de personne. Gobernard peut faire ce qu’il veut, dire ce qui lui convient, il n’en aura pas une bouteille de moins sur sa table, ni un cheveu gris de plus sur sa tête. Pour nous, mon petit, dans notre position, nous devons observer ce qui s’observe. Qu’est-ce qu’on dirait, si on ne me voyait pas quatre ou cinq fois par an franchir le seuil de Saint-Gervais ou monter les degrés de la cathédrale ? On dirait : Le père Pécolas est un orgueilleux, il fait bande à part, c’est une forte tête. On m’en voudrait, on ne m’achèterait plus de montres et je perdrais mes meilleurs clients. Comme ça, je suis bien. Je n’en donne pas plus qu’on n’en veut, mais on sait que je marque mon pas dans le rang, que je respecte les coutumes, que je suis un homme sûr. Crois-moi, mon garçon, c’est encore le mieux. Agis comme moi, tu t’en trouveras bien. Mon principe, le voici : Je ne fais pas opposition.
Ce n’était pas tout à fait ce que je voulais savoir, aussi lui demandai-je encore :
— Mais, dis-moi, papa, crois-tu à la religion ?
— Je ne fais pas opposition.
— As-tu une croyance, une conviction, une certitude ?
— Je ne fais pas opposition.
Il me fut impossible d’en obtenir davantage. Mais si, au sortir de cette conversation, je n’étais pas plus avancé qu’avant sur les vrais sentiments de mon père, j’avais au moins acquis quelque lumière sur l’attitude qu’il adoptait : il ne faisait pas opposition.
Cela ne manqua pas de me faire encore réfléchir, de m’ouvrir encore de nouveaux horizons. Décidément, le monde se révélait à moi sous des aspects de plus en plus compliqués.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! continuait à se lamenter extraordinairement tante Bobette.
Et j’en venais à trouver que ce n’était plus gai du tout.
Aussi n’était-ce pas sans d’assez tristes pressentiments que j’entendais tante Bobette, qui à mon air soucieux s’imaginait déjà que j’éprouvais tous les lancinements du remords, me dire toutes les cinq minutes en levant les yeux au ciel :
— Mon pauvre enfant, comme tu dois être malheureux !…
Malheureux, hélas ! oui… pourquoi ne l’avouerais-je pas ? Car, outre le désespoir de tante Bobette, outre les contrariétés de papa, un autre sujet de tourment me remplissait le cœur. On se doute bien que, durant ces jours agités, la pensée de ma pauvre petite amie ne m’avait pas quitté. Que devenait-elle ? que faisait-elle ? quel pouvait être son sort, en proie à l’affreux Babel ? Avait-elle subi de nouvelles mutilations ? Quel supplice moral lui faisait-on éprouver, à elle qui n’avait pas reçu comme moi le mot de l’affranchissement et qui se trouvait encore plongée dans les affres ténébreuses de la geôle chrétienne ? Questions angoissantes, auxquelles je ne pouvais répondre et que je ne me lassais pas de me poser.
D’autres se levaient, non moins pressantes. Comment la revoir ? Où m’embusquer pour surprendre quelque part son passage et retrouver un instant sa vision ? Par qui lui faire parvenir un message ? Où recevoir de ses nouvelles ? De quelle manière savoir ce qu’elle pensait de moi, si elle tenait encore à mon affection et me voulait toujours pour son ami ?
Et je repassais dans mon souvenir brûlant la merveilleuse après-midi de Bellevue. Je rejouais avec elle la partie de croquet. Je l’entendais me dire : « Oh ! mais vous êtes très fort, monsieur Pécolas ! » Je revoyais le bleu de son maillet, sa fine cheville lorsqu’elle appuyait du pied sur la boule, sa robe blanche, son joli chapeau de Montreux, ses cheveux… ses cheveux, hélas !… Puis je me retrouvais à table auprès d’elle : « Est-il possible que vous n’ayez jamais vu la Dent du Midi ? » Ses doigts séparaient l’orange de Jérusalem et je me sentais de nouveau si délicieusement rougir… Puis c’était le bateau, le lac, la solitude à deux dans l’angle de proue, sa taille que je pressais, le coup de brise qui m’avait envoyé sa boucle au visage…
Églantine !… Églantine !…
Comme dans un nimbe, l’École du dimanche m’apparaissait alors… Elle y descendait sans moi ; elle se mêlait, sans que je fusse là pour la voir, aux rangs de ses compagnes ; ses yeux erraient sans les miens sur la carte de Palestine ; je ne me trouvais pas à la sortie pour la saluer et la regarder partir avec son petit air sage et sous son ombrelle grise… Églantine !…
Je me sentais faiblir… Et ce n’était plus avec la même assurance que je répondais aux supplications de tante Bobette :
— Non, non, je n’y retournerai pas !… je n’y retournerai jamais !…
— Ô mon enfant, je t’en conjure, laisse-moi aller le demander pour toi au pasteur Babel !
— C’est inutile !… Je ne veux pas !…
Est-ce que vraiment je ne voulais pas ?…
Aussi, lorsque tante Bobette, à bout de forces, épuisée, achevée et ayant fini de se ronger ce qu’elle avait de sein, eut pris, au grand émoi de papa, le parti de tomber malade et de se mettre au lit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix ans, mes belles attitudes et mes poses héroïques se mirent à vaciller considérablement sur leur base.
C’est en ces difficiles conjonctures que je résolus d’aller demander conseil au cousin Gobernard.
Au sortir du collège, je pris la direction de la rue des Chanoines. Au bas de la Vallée, j’enfilai l’allée du numéro 22 de la rue Verdaine ; j’en suivis les sinuosités et j’en dégringolai les marches ; je débouchai dans la rue de la Fontaine, que je remontai jusqu’à l’entrée des Degrés-de-Poule, où je m’engageai ; au haut de l’escalade, je retrouvai le chevet de Saint-Pierre ; je passai de nouveau sous la tête épanouie d’Apollon, je doublai les Macchabées, je revis la façade grecque de la cathédrale et sa cour plantée d’ormes ; puis, au delà de la fontaine blanche du Perron, la maison de Calvin m’offrit sa double inscription, et, quelques pas plus loin, c’était le viret du cousin Gobernard et le pied de biche de sa porte, dont la vieille Fanchette, sous sa coiffe tuyautée, venait bientôt m’ouvrir l’huis mouluré.
— Eh ! m’sieur Nicolas !… eh ! j’espère !… eh ! adieu !… eh ! entrez !…
— Mon cousin est-il là ?
— Eh ! je vais le quérir… Seyez-vous !… Eh ! j’espère qu’il est brave !… j’espère qu’il a grandi !…
Elle m’avait introduit dans une grande pièce lambrissée de hauteur, au meuble confortable et vieillot, et dont les fenêtres à guillotine dominaient la dérupite des toits de la ville, le port, les quais et les jetées.
Au bruit de nos voix, le cousin Gobernard arrivait de lui-même, jovial et débraillé, en manches de chemise, un bonnet grec sur le chef et sa pipe d’écume, à tête de Bourbaki, au coin de la bouche.
— Tiens, tiens, c’est toi, mon garçon ?…
— C’est moi, mon cousin. Comment allez-vous ?
— Pas mal, pas mal… Mais, dis-moi, tu dois avoir soif. Fanchette, apporte un sirop à ce petit.
— Oh ! merci, mon cousin ; je ne suis pas venu ici pour boire.
— Si, si, tu boiras. À moins que tu ne préfères autre chose. Du vin ? de la bière ? du café au lait ?
— Ce que vous voudrez, mon cousin.
Deux minutes après, je me trouvais devant un grand verre de grenadine, qu’accompagnaient une assiettée de brisselets et une tartine de confitures.
— Eh ! j’espère !… j’espère !…
— Eh bien, mon garçon, ta tante Bobette est-elle toujours fâchée contre moi ?
— Plus que jamais, mon cousin ; si fâchée qu’elle en est devenue malade et qu’elle a pris le lit.
— Saprelotte !… Et toi, comment vas-tu ?
— Moi, mon cousin, je vais bien personnellement… et je serais même très content s’il n’y avait pas toutes ces histoires…
— Raconte-moi un peu ça.
Je lui fis un récit circonstancié de ce qui se passait à la maison, et dont il avait pu prendre un aperçu lui-même par la réception mouvementée qu’il y avait reçue. Je lui exposai quelle était notre vie à papa et à moi, la mélancolie de nos soirées, la fatigue de nos oreilles, le désastre de nos repas. Je décrivis le ravage creusé dans les joues de tante Bobette, le cerne de ses yeux, les gargouillements pitoyables de sa poitrine en détresse. J’évoquai le spectre du lit où elle venait d’enfouir sa carcasse gémissante. Je ne doutai pas de mon désespoir, à moi, si un malheur survenait. J’indiquai mes incertitudes. Et je n’oubliai pas non plus le petit discours que mon père m’avait tenu.
Le cousin Gobernard m’écoutait avec attention, hochant la tête, tirant sur sa pipe, déplaçant son bonnet grec ou se tripotant le menton. Quand j’eus fini, il resta longtemps silencieux, ponctuant de « hum ! hum ! » divers ou d’autres grognements encore plus indistincts sa sourde méditation.
La vieille Fanchette, curieuse comme toutes les vieilles Fanchettes, était venue me proposer un second verre de sirop, mais sa sollicitude étant restée inaperçue, ses « j’espère » et sa coiffe tuyautée avaient de nouveau disparu.
— Oui, oui… formula enfin le cousin Gobernard plus explicitement… oui, oui… c’est certain… il n’y a pas à dire… aussi que diable !… Alors, mon gros, que vas-tu faire ?
— Ma foi, je n’en sais rien du tout.
Il vida sa pipe, en secoua soigneusement le culot, la bourra d’un pouce patient, tout en marmonnant plusieurs fois :
— Oui, oui, ton père n’est pas une bête…
Puis, ayant présenté l’allumette au tabac et tété deux ou trois goulées de fumée, il reprit :
— Sais-tu ce que tu devrais faire ?… Eh bien, mon gros, tu devrais tout simplement retourner à l’école du dimanche.
— J’y avais bien pensé, mais…
— Oui, je sais, il y a des mais… beaucoup de mais…
— Il faudrait d’abord aller demander pardon au pasteur.
— Bien entendu, il faudrait en passer par là.
— Et puis… et puis, mon cousin, je ne peux pourtant pas retourner à l’école du dimanche sans croire à ce qu’on y enseigne !
Il rumina de nouveau quelques instants, gonflant et remuant ses lèvres autour de l’ambre de son tuyau de pipe. Puis il dit :
— Pourquoi pas ?… Tu ferais à peu près comme tout le monde.
— Mais ce serait de l’hypocrisie !
— Ce serait de l’hypocrisie, évidemment. Et puis après ?… Tu connais le précepte ancien : Primum vivere, deinde philosophari, que nous pourrions traduire ainsi : D’abord vivre, et ensuite ne pas être hypocrite. Eh bien, pour toi, que signifie vivre ? Cela signifie être en paix avec les tiens, ne pas troubler les habitudes de ton père, ne pas faire mourir de chagrin ta tante Bobette, conserver l’estime de ceux qui peuvent t’être utiles, ne pas te faire fermer toutes les portes après celle de l’école du dimanche et être un bon petit Genevois, régulier, comme il faut, correct et bien noté.
Et cela signifie aussi, pensai-je, revoir Églantine !…
— Va donc tranquillement négocier ton pardon auprès du pasteur Babel, puisqu’il le faut, et fais ensuite sans scrupule la rentrée à l’école du dimanche. Tu ne crois plus, objectes-tu ? La belle affaire ! On ne te demande pas de croire, mais seulement de faire semblant. D’ailleurs, qui est-ce qui croit, maintenant ? Personne, absolument personne. Sans doute, il y a des gens qui croient croire. Il y a ceux qui se font une conscience de croire, ceux qui se font un devoir de croire, ceux qui se font une tradition de croire, et il y a ceux qui se font un métier de croire. Mais des gens qui croient vraiment, il n’y en a pas. Leur conduite qui, dans les cas les moins suspects, est encore si loin de celle que devraient tenir des croyants, en est le constant témoignage. Tous ces pseudo-croyants se rangent plus ou moins dans la catégorie que te représente ta bonne tante. Ils se figurent être chrétiens, parce qu’ils sont nés dans le christianisme. C’est la foi par soumission, par attachement, par habitude, c’est la foi de tante Bobette. Puis il y a la foi de ceux qui croient par convenance, par convention sociale, comme on salue dans la rue ou comme on porte un faux-col. Des deux, c’est, je crois bien, la plus fréquente. C’est la foi de l’horloger Pécolas, qui croit parce qu’il veut vendre ses pendules. Il y a enfin la multitude de ceux qui sont de purs incrédules, mais qui ne hasardent jamais un mot contre ce dont ils ne veulent pas pour eux-mêmes, qui s’en constituent même au besoin les défenseurs. Respect à la foi… des autres ! Respect aux croyances ! Il faut une religion pour le peuple ! Telle est leur formule. Tu vois, mon enfant, qu’il n’y a nullement lieu de te préoccuper de ton sort. La foi est large, comme l’hypocrisie elle-même, et que tu choisisses plus tard l’un de ces trois groupes, tu seras également « bien pensant ».
— Mon cousin, dis-je alors très ému, pour aujourd’hui il importe peu que je choisisse. On me demande simplement de m’incliner ; c’est ce que je vais faire. Mais plus tard, m’écriai-je avec un éclair dans les yeux, plus tard je ne serai jamais de ces gens-là !
— Eh bien, mon garçon, fit mon cousin, pris lui aussi d’une visible émotion, je l’espère ! Aujourd’hui, tu n’as pas le droit d’avoir une volonté. Ton âge exige que tu tiennes enfermés dans le plus secret de ton cœur des sentiments qu’il te sera permis sans doute de développer plus librement par la suite et qui pourront même finir par t’honorer un jour. Dans une dizaine d’années, quand tu seras devenu un jeune homme et que je serai peut-être couché dans la tombe, tu pourras réveiller du profond de toi-même la voix lointaine de ton vieux cousin. Détachant le masque, tu pourras alors, je l’espère, paraître au milieu de tes contemporains dans la vérité de ton visage et l’intégrité de ta parole, et trouver dans la génération qui se lève de multiples échos. J’appelle de tous mes vœux cette aube des temps meilleurs, où la jeunesse de notre pays, lasse enfin de notre mensonge, avide d’air pur, de franchise et de liberté, secouera le joug qui maintient encore ses aînés et jettera avec loyauté et joie les fondements de la nouvelle Genève. Ce jour-là, mon garçon, tu te lèveras parmi les premiers, n’est-ce pas ?
Profondément remué par ces paroles, je ne pus maîtriser des sanglots. Mon cousin se pencha sur moi et m’embrassa. Et tandis qu’il m’embrassait, je sentis une larme couler de ses yeux sur mon front…
Sous la larme du cousin Gobernard, il me sembla que je venais de recevoir, pour l’avenir qu’il entrevoyait, le baptême de la sincérité.
Il se repent !… il se repent !…
Je venais d’entrer dans la chambre de tante Bobette, de m’approcher de son lit, de déposer sur sa pommette aiguë un baiser des plus tendres et de lui glisser dans le conduit de l’oreille, d’un ton que je fis aussi contrit que je pus :
— Va voir le pasteur. Je suis prêt à aller lui demander pardon.
— Il se repent !… Il se repent !… répétait-elle, humide de joie.
Une heure après, elle était sur pied.
Et je vous assure que, ce jour-là, le dîner ne fut nullement gargoté.
Le même soir, elle se rendait à une réunion religieuse de la salle de la Réformation, où le pasteur Babel devait parler. Elle l’abordait à l’issue de la conférence. Elle lui exposait l’état de mon âme. Elle en revint flottante de bonheur.
— Ah ! mon chéri ! Quel digne homme ! quel grand cœur ! quel chrétien ! quelle colonne du temple !… Il t’attend demain.
Et je me vis de nouveau sur le chemin de Champel ; je me vis de nouveau poussant le clédal, traversant le petit jardin, heurtant à la porte, que m’ouvrait de nouveau la redoutable domestique ; de nouveau je la suivis dans le vestibule nu, le long de l’escalier décoré de textes bibliques, et elle m’introduisit de nouveau dans le cabinet du pasteur, en aboyant comme la première fois :
— Monsieur le ministre, c’est le jeune Nicolas Pécolas.
Mais mes dispositions étaient bien changées. Si je me trouvais quelque peu gêné par la nouvelle attitude que j’avais à prendre, j’étais du moins parfaitement tranquille ; et si je me sentais cependant assez ému, très ému même, ce n’était plus que d’une seule chose, c’était de me savoir dans la maison où respirait Églantine, où je pourrais peut-être apercevoir le bout de sa robe, entendre le son de sa voix, surprendre quelque signe de sa présence, quelque trace mystérieuse me disant qu’elle était là, qu’elle vivait là.
L’accueil du pasteur Babel fut grave et pénétré.
— Approche-toi, mon garçon, m’invita-t-il d’un geste à la fois paternel et sévère. Ta bonne tante est venue m’apprendre que tu le repentais enfin de tes fautes. Ta présence ici m’engage à croire que ce repentir est réel et que c’est en toute humilité qu’avec l’aide de Dieu tu viens m’en apporter l’expression. Je t’écoute, mon garçon.
— Monsieur le pasteur, dis-je en baissant très convenablement les yeux, je vous demande pardon des torts que j’ai eus envers vous, je reconnais mon péché et je supplie Dieu, que j’ai profondément outragé, de vouloir bien me remettre mes offenses, par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ.
— C’est bien, Nicolas Pécolas. Ton repentir est-il sincère ?
— Il est sincère, monsieur le pasteur.
— Tu te rends bien compte, mon enfant, de l’énormité de ton péché, rendu plus épouvantable encore par la scandaleuse révolte dont tu l’as aggravé ?
— Je m’en rends compte, monsieur le pasteur, et j’en frémis. Ma révolte fut d’un insensé et c’est l’esprit de Satan qui m’a animé ce jour-là.
— Ah ! Satan ! Satan ! le Prince des ténèbres !… proféra en trémolo le pasteur. Garde-toi de lui, mon petit. Il est partout, partout il rôde, partout il s’embusque et il n’a pas de plus détestable joie, de plus effroyable triomphe que quand il peut insuffler dans une âme la révolte contre Dieu et contre ses ministres, lui, le premier des révoltés, lui, le grand Révolté !… Souviens-toi de cette terrible expérience, mon garçon, souviens-t’en toute la vie. Tu as été pendant quelques jours sous la puissance du Démon !
— Je m’en souviendrai toute ma vie, monsieur le pasteur.
— Et maintenant, remercions Dieu de t’avoir fait la grâce de te ramener à Lui. Agenouille-toi, mon garçon.
Je m’agenouillai contre son siège de bois, le front courbé sur le bras dur du fauteuil. Les mains du pasteur Babel se joignirent au-dessus de ma tête, tandis que, du haut de son cadre d’ébène, Calvin nous considérait d’un œil sardonique.
Mais si Dieu m’avait fait la grâce de me ramener à Lui, je vous ferai grâce également de la longue prière dont le pasteur Babel crut devoir marquer ce retour au bercail de la brebis égarée.
Je l’écoutai dans une contrition parfaite. Puis, selon l’usage immémorial, à son improvisation personnelle le pasteur fit succéder la profession de foi liturgique connue sous le nom de Symbole des apôtres, dont il voulut que je répétasse après lui chacun des articles, comme pour mieux s’assurer de la fermeté de mes convictions.
— « Je crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre. »
Je répétai.
— « Je Crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre. »
— « Je crois en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur… »
— « Je crois en Jésus-Christ… »
Je le suivis jusqu’au bout sans aucune défaillance.
Puis on passa à la récitation de l’oraison dominicale, par quoi se termina la séance.
Séance est une manière de parler, car, pour ma part, j’étais toujours à genoux. Comme tout le monde connaît cette oraison célèbre, je ne la transcrirai pas davantage. Mais je ne fus pas sans me demander comment le pasteur Pot pouvait s’y prendre pour prononcer sérieusement ces mots : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien », et comment le pasteur Babel lui-même se risquait, sans inquiétude pour son sort ultérieur, à exprimer ce vœu : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »
Il faut du moins croire que ces multiples cérémonies eurent le don de le satisfaire, car, lorsqu’il m’eut enfin rendu l’usage de mes pieds, il m’annonça sans plus d’ambages que j’étais pardonné et qu’il m’ouvrait de nouveau l’accès de l’École du dimanche.
Je le remerciai avec effusion de sa magnanimité, et ce fut un petit Nicolas Pécolas complètement réconcilié avec son Dieu, avec son école et avec son pasteur, qui sortit du sombre cabinet que hantait, sous son bonnet plat et sur son collet de renard, la fantômale figure de Jean Calvin.
Je n’aperçus, hélas ! pas d’autre fantôme. Pas l’ombre, pas le moindre semblant d’Églantine. J’eus beau m’attarder dans l’escalier aux textes, dans le vestibule nu, sur le seuil de la porte, rien, je n’entendis pas un bruit, pas un son de voix, pas un frôlement. La maison paraissait morte. On avait dû envoyer prudemment ma petite amie à la promenade.
Je me décidais à m’éloigner et je traversais lentement le jardin, jetant les yeux à droite et à gauche, lorsque je remarquai, un peu avant le mur de clôture, une plate-bande curieusement plantée de fleurs et de légumes, qui se côtoyaient dans la plus libre fantaisie et la plus amusante disparate. Au flanc d’un chou pommé de belle venue, une pivoine élevait ses grosses coques pourprées. Un zinnia voisinait avec une salade et un semis d’épinards avec un carré de balsamines. Des pieds-d’alouettes et des reines-marguerite abritaient des radis ; un pois de senteur mariait ses papillons indigo aux cosses vertes de pois nains de Clamart. Mais ce que je vis tout d’abord, ce fut un mignon petit arrosoir, laissé à terre dans l’allée qui longeait la plate-bande, un mignon petit arrosoir auprès d’une bêche minuscule. Et ce que j’aperçus encore avant tout cela, ce fut, posé sur un pliant, le joli chapeau de Montreux, orné de son pompon de paille, celui même que j’avais admiré sur une tête blonde, abondamment pourvue de cheveux, pendant la journée de Bellevue. Je me trouvais, selon toute évidence, en présence du domaine horticole et potager de ma petite amie. Ces fleurs et ces légumes avaient été plantés et cultivés par elle. C’est elle qui surveillait leur éclosion et se réjouissait de leur croissance. Sa main leur distribuait chaque jour la pluie de l’arrosoir… Que j’aurais voulu être une de ces plantes pour recevoir comme elles les soins de leur jolie jardinière ! Je les considérai avec plaisir et attendrissement.
La pièce principale de ce minuscule Éden était un charmant rosier remontant, qui se dressait déjà à bonne hauteur le long de son tuteur. Si Églantine n’avait pu le planter, peut-être l’avait-elle transplanté ; tout au moins avait-elle eu à le tailler et à l’ébourgeonner ; c’étaient ses petits doigts qui nettoyaient son feuillage et donnaient la chasse à ses chenillettes. Les rameaux épineux se détachaient, allongés et souples, de la tige droite. Les feuilles vert foncé, ourlées en dents de scie, se veinaient de leur élégant petit squelette apparent. Tout fier, l’arbuste s’épanouissait de trois roses ouvertes. Les belles corolles fraîches déchiffonnaient délicatement leurs pétales satinés. Une odeur légère et suave s’exhalait de leur intimité. Leur cœur, invisible, se gonflait sous les replis bouclés de leur fin giron. Je les respirai. Une demi-douzaine de boutons entouraient les fleurs de leur gradation diverse d’avancement et de coloris. Ils avaient hâte, de tout leur désir, de devenir fleurs à leur tour et de surpasser leurs aînées par leur beauté prochaine. Et je fus pris moi aussi d’un désir ardent, irrésistible. J’avançai la main, non sans m’être retourné du côté de la maison pour être sûr que je n’étais pas vu, et, pieusement, plein d’un sentiment très doux, je détachai, en prenant bien garde de ne pas me piquer, un joli boulon de rose du rosier d’Églantine.
Ce léger larcin commis, je laissai, fort satisfait, derrière moi le clédal du pasteur Babel.
Ce fut un beau jour pour tante Bobette que celui où je retournai à l’École du dimanche. Pour le fêter, elle n’hésita pas à se livrer à des dépenses somptuaires et à mettre les petits plats dans les grands. Papa n’en crut pas ses oreilles, lorsqu’il s’entendit annoncer que nous aurions pour le dîner, au lieu du sempiternel gigot dominical, une truite accommodée, s’il vous plaît, à la sauce genevoise et un mirifique canard aux navets, le plus dodu qui se fût trouvé au marché de Coutance. Des paquets mystérieux chargeaient les rayons du buffet et l’on avait commandé au pâtissier de la rue de la Tour-de-l’Île une fastueuse tourte, qui portait, moulée en caractères de sucre, la date de cet heureux événement. Enfin, comme la joie de tante Bobette la poussait à tous les pardons et qu’aucune ombre de rancune ne devait ternir la pureté de cette journée de bénédiction, elle avait invité la veille le cousin Gobernard à reprendre ses bonnes habitudes, par une petite lettre aimablement tournée, qui commençait par ces mots : « Mon bien cher Gédéon », et qui se terminait par ceux-ci : « Votre cousine tendrement affectionnée. »
Ne voulant pas être en reste, papa mit son tube, endossa sa redingote et s’en fut, tout guilleret, entendre le service divin à Saint-Gervais.
Mon bouton de rose avait été soigneusement mis par moi dans un verre d’eau, le bout de la tige coupé à frais ; il avait gonflé, était éclos ; c’était maintenant une rose superbe. Je passai la fleur à ma boutonnière et, ma bible sous le bras, je pris le chemin de l’École du dimanche.
Je traversai les ponts de l’Île. Le Rhône bouillonnait bleu vif ; le coteau de Cologny rayonnait vert cru. Bel-Air me présenta ses platanes, sa station de voitures et ses promeneurs endimanchés. Correct et sage, je m’engageai dans la Corraterie. Sous la tour de l’Escalade, je saluai bien bas le respectable pasteur Goitre qui passait et je lui laissai le trottoir ; je ne manquai pas non plus d’envoyer un grand coup de chapeau à la digne épouse du pasteur Ducimetière, que je rencontrai vers la forge portant devant elle un ventre suffisamment bombé pour laisser présumer qu’elle y dissimulait un quinzième enfant. Puis je longeai le mur de la Treille avec ses dates, j’arrivai au Palais Eymard, je passai sous les bustes de l’Athénée et je me retrouvai devant la porte de l’École, en même temps que s’y arrêtait, dans le piaffement de ses chevaux, l’équipage de Mme Collignon. Soyeuse, froufroutante, dandinante et cossue, la monitrice traversa le trottoir dans une double haie de saluts sympathiques. J’y mêlais le mien, lorsque je me sentis touché au coude.
— Eh ! mon cher, te revoilà ? Qu’étais-tu devenu ?
C’était Carcaille.
— As-tu été malade ?
— Non, dis-je ; j’ai fréquenté ces derniers dimanches le catéchisme de l’Auditoire.
Il me donna des nouvelles du groupe, de Tripet, de Crotu, du gros Cuche, du petit Gaufre… Lemagnin s’était disputé avec Perrod. On avait expliqué la tentation de Jésus-Christ.
— C’est un passage bien intéressant, dis-je.
— Oui, fit Carcaille. On abordera aujourd’hui le ministère en Galilée. Mais il y a quelque chose, ajouta-t-il d’un air perplexe pendant que nous descendions ensemble l’escalier, il y a quelque chose que j’ai découvert et qui m’embarrasse beaucoup.
— Quoi donc ?
— Dans le chapitre précédent, Luc donne la généalogie de Jésus…
— Oui, eh bien ?
— Eh bien, mon cher, dans Matthieu, il y en a une autre toute différente.
— Tiens ! fis-je, me rappelant vaguement cette histoire des deux généalogies. Elles sont vraiment différentes ?
— Complètement.
— As-tu soumis le cas à Mme Collignon ?
— Oui.
— Qu’a-t-elle répondu ?
— Elle m’a répondu qu’il importait peu que les noms fussent différents, pourvu que le résultat fût le même, et qu’il l’était puisque les deux généalogies faisaient l’une et l’autre descendre Jésus du roi David.
— Cette explication t’a suffi, j’espère ?
— Pas du tout. Si Jésus descend de David, il ne peut en descendre que par une seule lignée de personnages. Il est donc incompréhensible que les noms diffèrent.
— Alors ?
— Alors, je suis allé, à la fin du catéchisme, questionner le pasteur Babel.
— Bonne idée. Qu’a-t-il répondu ?
— Il m’a dit que l’une des deux généalogies était celle de Joseph, l’autre celle de Marie ; que ces deux généalogies différentes établissaient ainsi que Jésus descendait doublement de David, et par son père, et par sa mère.
— Eh bien, fis-je, voilà qui arrange tout.
— Mais non !… Je vois bien dans Matthieu : « Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus. » Mais je lis dans Luc : « Jésus, fils de Joseph, fils d’Héli… » Les deux généalogies sont donc paternelles, et elles sont différentes !… Ah ! s’il y avait « fils de Marie, fille d’Héli » – Mais il y a « fils de Joseph, fils d’Héli » !… Il y a Joseph ! il y a Joseph !… C’est ce « Joseph, fils d’Héli », qui gâte tout !…
L’émoi du pauvre Carcaille faisait vraiment peine à voir.
— Bon, dis-je de l’air le plus détaché, ce n’est peut-être là qu’une faute de copiste.
Carcaille me regarda d’un œil rond.
— Comment, une faute de copiste ?
— Oui, fis-je, ou une interpolation, une altération… que sais-je, moi ?… les textes ne sont pas toujours sûrs.
— Ah !… oh !… fit-il tout ahuri, ou plutôt complètement pétrifié… Il y aurait des fautes de copistes dans la Bible ?… des fautes de copistes !… des fautes !… Mais alors… ? ?
Un doute épouvantable venait de s’insinuer sous son front.
Nous entrions dans la salle, où la haute trombine de M. Bibermaul, hissée sur sa longue redingote au bout de son cou décharné, exhalait séraphiquement, devant les rangées d’élèves, l’ardeur de ses cordes vocales et de son accent bâlois :
Ché foutrais êdre in anche,
In anche ti pon Tié…
Nous prîmes place dans les bancs, Carcaille plongé dans d’étranges réflexions, moi parfaitement calme, avec seulement mon petit frissonnement au cœur et ma rose à la boutonnière. Le fond de l’estrade se tapissait toujours de sa grande carte de Palestine, rose pour la Galilée, jaune pour la Samarie, verte pour la Judée, bistre pour la Pérée, et les murs portaient encore leurs écriteaux : « Pais mes brebis » ; « On le nommera Emmanuel » ; « Le royaume des deux est semblable à un grain de moutarde… »
Mais je n’eus pas le plaisir de reprendre ma place dans le groupe de Mme Collignon. Comme je m’apprêtais, au coup de timbre, à me diriger, comme d’habitude, du côté où la sympathique monitrice exerçait son sacerdoce, je vis s’avancer vers moi, sur ses jambes torses et son ventre solennel, l’honorable M. Barbon, qui, au milieu de l’émoi et de la respectueuse envie de mes camarades, m’apprit que je devenais son élève. Je faisais désormais partie du groupe des grands.
Je n’en fus pas plus fier pour cela. J’eus du moins l’avantage de prendre place, avec ce groupe privilégié, sur l’estrade, droit derrière la tribune, sous la carte de Palestine, et de pouvoir dominer, de cette position centrale et surélevée, une grande partie de la salle. J’en profitai pour chercher des yeux Églantine.
Je ne l’avais pas encore vue. Malgré l’ampleur de mes distractions, il m’avait été impossible de la découvrir durant les exercices de chant de M. Bibermaul. Ma recherche allait devenir plus facile. J’inspectai successivement les groupes de filles, à commencer par celui de Mme Babel, qui, avant mon expulsion, était le sien. Églantine n’était nulle part. Je repris attentivement mon inspection. Le résultat ne fut pas meilleur. Je commençais à être fort inquiet, à me demander si elle était malade ou si, peut-être, elle ne se trouvait plus à Genève, lorsque, revenant pour la quatrième ou cinquième fois au groupe de Mme Babel, j’aperçus une étrange silhouette que, dans sa robe de grosse cotonnade rayée et sous son affreux chapeau coupé de paille noire, j’avais d’abord prise pour une des petites Ducimetière. Elle se retourna un instant. J’entrevis le bas d’une joue, un bout de nez, l’éclair d’un œil… Il n’y avait pas d’erreur. C’était elle, c’était Églantine !…
Je poussai un soupir de satisfaction, pendant que M. Barbon commentait en termes opaques la guérison du démoniaque de Capernaum.
M. Barbon pouvait commenter. Mon attention exclusive était désormais requise par ce chapeau de paille. D’où venait-il ? de quel décrochez-moi ça, de quel fond d’armoire cruellement babélique sortait cette horreur ? Hélas ! ce n’était plus le mignon toquet de velours du premier printemps ; ce n’était plus le joli chapeau de Montreux du dimanche de Bellevue, qu’il ne lui était sans doute plus permis de porter que quand elle cultivait, solitaire, son petit rosier de Champel. De larges brides noires, nouées sous le menton, en rabattaient les ailes des deux côtés de la tête, ce qui lui donnait un air de petite diaconesse ou de miss de l’Armée du Salut. Je compris que ce hideux couvre-chef contribuait lui aussi, avec la robe de cotonnade, à l’enlaidissement systématique d’Églantine.
Le visage heureusement paraissait intact. J’en discernais, par intervalles, le modelé charmant et la ligne harmonieuse. L’oreille était cachée, mais la lèvre développait toujours son ravissant dessin et le menton sa courbe délicate. Les sourcils et les cils n’avaient pas été coupés.
Son petit air triste me frappa. Sous la pantomime monitoriale de l’anguleuse Mme Babel, elle courbait une tête résignée. Écoutait-elle ? Pas plus que moi, sans doute. Elle semblait distante et rêveuse. À quoi pensait-elle, durant que les versets se récitaient, que les textes s’expliquaient, que bruissait de toute part le confus bourdonnement des groupes ? Songeait-elle à son cher Vevey, à ses raisins de Lavaux, aux cimes de la Dent du Midi ? Revoyait-elle la terrasse de Bellevue, la nappe miroitante du lac, le canot qui se rapprochait et d’où s’élevait le chant que sa voix accompagnait de la rive ? Se rappelait-elle le retour dans le soir qui tombait, le Mont-Blanc tout rose, l’étoile qui s’allumait sur le Salève ?… se rappelait-elle le baiser du Bonivard ?…
Le carillonnement du timbre interrompit le cours de mon questionnaire mental en même temps que l’exégèse de l’honorable M. Barbon. Les groupes se disloquèrent. Nous reprîmes place le long des bancs. Le pasteur Babel traversa l’estrade de son pas oblique, vint planter ses bras sur la tribune ; puis, au-dessus de la grande bible, au-dessus du buste noir, au-dessus du col blanc, au-dessus du collier de barbe à l’américaine, sa lèvre rase s’ouvrit et sa voix âpre scanda gravement :
— Prions l’Éternel !
Toute la salle se leva. Dans un coin de la galerie, au milieu des têtes des parents, j’aperçus la figure rayonnante de tante Bobette.
Le culte eut lieu. Il déroula, selon les rites, ses invocations oratoires, ses périodes pathétiques, ses appels éloquents, ses gestes injonctifs. Il gonfla de ferveur les paupières. Il remplit de tressaillements les cœurs remués.
Puis les dernières vibrations du pasteur Babel s’éteignirent. Le dernier cantique expira sur la hure de M. Bibermaul. La dernière prière s’évapora.
Pendant tout ce temps, je n’avais guère pu contempler de ma chère Églantine que l’une des larges brides noires de son chapeau. Je me promettais bien, fût-ce sous l’œil même du distributeur du Messager de l’École du dimanche, de l’aborder à la sortie. Aussi, lorsque celle-ci s’effectua, n’hésitai-je point à recourir à ma tactique passée. J’attardai mon départ, je laissai s’écouler autour de moi le flot pressé des garçons, je me fis submerger peu à peu par les robes des filles, puis, au moment propice, à peine venait-elle de recevoir sa feuille des mains du moniteur de la porte et avant qu’elle eût posé le pied sur la première marche, je me présentai à ses yeux, moi, mon visage troublé et ma boutonnière fleurie.
Ce fut un moment… ah ! ce fut un moment émouvant…
Ses cils battirent ; elle devint soudain toute pâle et recula légèrement sous le coup de la surprise et de l’émotion.
— Églantine !… Églantine !… murmurai-je.
Sa figure s’illumina. Je saisis sa petite main.
— Voulez-vous toujours que je sois votre ami ? demandai-je tout tremblant.
C’est à peine si j’entendis sortir de ses lèvres :
— Oui…
Un déluge de joie m’inonda. J’aurais voulu crier, hurler de bonheur, me jeter à ses pieds, baiser follement le bas de sa robe de cotonnade… Je dus me contenter de presser éperdument la petite main que je tenais dans la mienne.
Mais cette petite main me quitta. Elle se porta vivement sous le menton. Ma petite amie avait-elle conscience de la disgrâce de son terrible chapeau ? Elle en dénoua les brides, laissant aller les ailes qui se relevèrent presque coquettement en une sorte de chapeau bergère.
Mais dans ce mouvement, ses oreilles, sa nuque se découvrirent… Hélas ! rien ne flottait derrière, un grand vide-s’ouvrait autour du cou gracile, et, sous les ailes débridées du chapeau bergère, j’aperçus sa tête de garçon.
Je fus pris d’une grande mélancolie.
— Vos pauvres cheveux !… balbutiai-je.
Ses yeux se remplirent de larmes. Je dois dire que les miens les imitèrent aussitôt abondamment… Nous restâmes un long moment à nous regarder à travers le rideau de nos pleurs, tandis que les dernières fillettes disparaissaient dans l’escalier.
— Vos pauvres cheveux !… vos pauvres cheveux !… répétais-je désolé.
Puis, comme on voit un rayon de soleil briller dans une pluie de printemps, son doux visage, encore tout humide, s’éclaira d’un délicieux sourire, et elle dit presque gaîment :
— Ils repousseront.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en décembre 2018.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Louis Dumur, L’École du Dimanche, Paris, Mercure de France, 1911. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La maquette de première page reprend certaines des illustrations dans le texte de Gustave Wendt.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
— Qualité :
Nous sommes des bénévoles, passionnés de littérature. Nous faisons de notre mieux mais cette édition peut toutefois être entachée d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rapport à l’original n’est pas garantie. Nos moyens sont limités et votre aide nous est indispensable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et à les faire connaître…
— Autres sites de livres numériques :
Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui répertorie un ensemble d’ebooks et en donne le lien d’accès. Vous pouvez consulter ce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.