Louise Cornaz
(sous le pseudonyme de Joseph Autier)
MADAME RÉCAMIER
1900
édité par la bibliothèque numérique romande
Table des matières
I PREMIERS SUCCÈS ET PREMIERS REVERS
VI LES AMIS DE MADAME RÉCAMIER
C’est à Lyon, où son père possédait une étude de notaire, qu’était née, le 4 décembre 1777, Jeanne-Françoise-Julie-Adélaïde Bernard.
Nommé, en 1784, receveur des finances, Jean Bernard quittait Lyon pour s’établir à Paris, avec sa femme, dans un hôtel de la rue des Saints-Pères. Leur fille Juliette ne les y rejoignit qu’après avoir passé quelques années au couvent de la Déserte où une de ses tantes était religieuse. « Je quittai à regret une époque si calme et si pure », écrivait-elle plus tard à propos de sa sortie du couvent, « elle me revient quelque fois comme dans un vague et doux rêve, avec ses nuages d’encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs. »
Jamais assurément la jeune pensionnaire ne devait retrouver des jours « si calmes et si purs ». Elle allait au-devant d’une existence exceptionnellement brillante, pleine de triomphes et de succès dont bien peu de femmes ont connu l’équivalent ; des admirations, des adorations sans bornes allaient s’offrir à elle ; pourtant ce qu’elle quittait est resté certainement ce qui a le plus ressemblé au bonheur dans la longue carrière à la fin de laquelle elle disait parfois : « La vie que j’ai menée n’est pas enviable. »
Juliette Bernard était déjà, quand elle arriva chez ses parents, très jolie, aimable et gaie. Elle n’avait pas encore l’incomparable beauté qui devait la faire tant remarquer plus tard, mais déjà elle ne passait point inaperçue. Sa mère, une femme élégante, aimant le faste et le bruit, se plaisait à la parer comme une idole et à la produire dans le monde, ce que la fillette trouvait infiniment plus ennuyeux qu’amusant. Cela n’empêchait cependant point Mme Bernard de veiller à ce qu’elle reçût une éducation soignée. Juliette fut bientôt bonne musicienne, – elle chantait, jouait de la harpe et surtout du piano, qui resta, jusqu’à la fin de sa vie, son instrument préféré. Elle dansait avec une grâce extrême et pendant les premières années de sa jeunesse elle aima la danse avec passion, mais elle l’abandonna de bonne heure. Les arts d’agrément ne formaient point d’ailleurs sa seule étude, car Mme Bernard tenait à ce que son intelligence ne fût pas moins développée que ses talents.
On recevait une société nombreuse et cultivée chez M. et Mme Bernard. Ils menaient un grand train de vie ; leur hospitalité très large et leur amabilité attiraient chez eux beaucoup de gens d’esprit. Ils avaient une loge aux Français ; ils donnaient des fêtes fréquentes. Juliette prit ainsi, de bonne heure, une si grande habitude du monde que jamais, dans la suite, elle n’éprouva le moindre embarras à se trouver en contact avec la société la plus haute et la plus distinguée non seulement de Paris, mais de l’Europe entière.
Elle avait quinze ans quand elle épousa, de son plein gré, un banquier, Lyonnais d’origine, mais fixé à Paris, M. Jacques Récamier, de vingt-sept ans plus âgé qu’elle. Elle voyait en lui un ami de sa famille, un homme bon et enjoué qui lui témoignait une affection paternelle ; elle n’en demanda pas davantage. Cette affection, qui ne changea point de nature, et ne fut que celle d’un protecteur et d’un ami, lui suffit-elle toujours ? Ne regretta-t-elle jamais d’avoir lié sa vie si tôt et si imprudemment ? Il est probable, il est même certain que oui, mais elle n’en refusa pas moins, chaque fois qu’elle en fut sollicitée, de rompre un lien qui n’avait de réel que les apparences.
Le mariage de Juliette eut lieu le 24 avril 1793. On était en pleine Terreur ; la vie de Paris semblait être comme suspendue, tous les salons étaient fermés ; l’unique préoccupation était de se faire oublier ; aussi pendant quatre ans M. et Mme Récamier vécurent-ils dans l’ombre, ne voyant et ne recevant presque personne.
« Durant les temps qui succédèrent immédiatement à la Terreur, tout le monde craignait d’avoir l’air de posséder un foyer. On se rencontrait dans les lieux publics », dit Chateaubriand. Ce ne fut donc point dans les salons, – il n’y en avait plus, – que la jeune femme, dont la beauté s’était merveilleusement épanouie, remporta ses premiers triomphes, mais à la promenade de Longchamp où, un matin du printemps de 1801, elle fut l’objet d’une véritable ovation, et à l’église de Saint-Roch, où, un jour qu’elle quêtait pour une bonne œuvre, la foule qui envahissait la nef se pressa pour la voir, au point qu’elle faillit être écrasée. La quête produisit vingt mille francs, et la réputation de la belle Juliette se répandit jusque dans les rues où, comme elle le disait elle-même plus tard, « les petits Savoyards se retournaient pour la regarder ».
Benjamin Constant raconte que les premières années du mariage de Mme Récamier se passèrent entre des occupations poétiques, des jeux enfantins dans la retraite et de courtes et brillantes apparitions dans le monde. Le monde, à cette époque, c’était la société du Directoire ; M. et Mme Récamier ne la fréquentèrent point et ne franchirent qu’en deux occasions le seuil du Palais du Luxembourg, où se donnaient les fêtes officielles. La première fois que Mme Récamier y parut, on célébrait le retour d’Italie du général Bonaparte. Elle ne l’avait jamais rencontré jusqu’alors, et, pour le mieux voir, elle se leva, pendant une harangue que lui adressait Barras. Elle était si rayonnante, dans sa robe blanche, que tous les yeux se tournèrent de son côté et qu’un long murmure d’admiration remplit la salle. Furieux de voir l’attention se détourner de lui un instant, Napoléon la foudroya du regard et, toute confuse, elle se hâta de se rasseoir.
La position de M. Récamier, ses hautes relations d’affaires, la beauté et la grâce de sa femme groupèrent bientôt autour d’eux, dans l’hôtel de la rue du Mont-Blanc, – maintenant rue de la Chaussée d’Antin, – qu’ils venaient d’acquérir de M. Necker, et dans le château de Clichy, où ils passaient une grande partie de l’année, une société formée de tout ce que Paris comptait de plus distingué, soit comme rang, soit comme intelligence. L’ancien et le nouveau régime s’y coudoyaient ; les membres de la famille Bonaparte, les partisans du Consulat s’y mêlaient à ceux de l’ancien régime et aux représentants des meilleures familles de France. Leur salon fut le premier qui rouvrit ses portes et fut, pendant assez longtemps, l’unique centre de ralliement de ce monde encore si troublé et si désorganisé.
On n’y faisait pas de politique ; les maîtres de la maison n’avaient aucune raison de se montrer hostiles à l’homme dont la puissance grandissait chaque jour et qui déjà régnait en despote et ne supportait aucune rivalité autour de lui. Mais bientôt l’arrestation de M. Bernard, qui, accusé de complicité avec les chouans, ne dut son élargissement qu’à l’intervention de Bernadotte, le bannissement de Moreau, l’exécution du duc d’Enghien et surtout l’exil de Mme de Staël froissèrent les sentiments d’admiration et la sympathie que Mme Récamier avait, jusqu’alors, éprouvés pour Napoléon. Les démarches que Fouché fit à la même époque, pour attirer et fixer à la cour la jeune femme, à laquelle il ne cacha pas le rôle qu’il espérait lui voir jouer bientôt auprès de son maître, achevèrent de la détacher de l’Empire naissant.
Mme Récamier ne tarda pas à subir les conséquences d’un refus tout à son honneur. Au cours de l’automne de 1806, la maison de banque de son mari se trouva dans un embarras momentané, dont la Banque de France aurait pu aisément l’aider à sortir, si le gouvernement n’avait pas refusé son autorisation à l’appui sollicité. Du jour au lendemain, la ruine atteignait un des plus puissants établissements financiers de la capitale. M. Récamier fit à ses créanciers l’abandon de tout ce qu’il possédait ; sa femme vendit jusqu’à son dernier bijou. Ils sortirent de cette crise, l’honneur sauf et la tête haute, grandis dans l’estime de tous ceux qui les connaissaient, mais réduits à une situation de fortune qui, comparée à leur opulence passée, était presque de la pauvreté.
Mme Récamier fut comme idéalisée par ce premier revers, auquel s’ajouta bientôt la mort de sa mère. L’épreuve entourait sa beauté d’une auréole ; l’amertume de voir autour d’elle des défections et des froideurs lui fut épargnée. « Ses amis lui restèrent, et cette fois la fortune s’éloigna seule », écrivait un jour le plus dévoué de tous ceux qui l’ont aimée, le philosophe Ballanche. Son salon, pour être devenu plus simple et s’être rapetissé, n’en fut pas moins fréquenté ; un cercle d’hommes d’élite, d’esprits éminents, d’artistes, de littérateurs continua à s’y presser, – seulement la politique peu à peu s’y glissait et, de plus en plus, les habitués s’en recrutaient dans tous les rangs de l’opposition.
À plusieurs reprises, durant les années qui suivirent, Mme Récamier séjourna au château de Coppet, auprès de Mme de Staël. Lorsque celle-ci eut achevé les trois volumes de son ouvrage sur l’Allemagne, elle se rapprocha de Paris, à la distance des quarante lieues qu’il ne lui était pas permis de franchir, pour être plus à même de surveiller l’impression du livre qui allait éveiller les susceptibilités impériales. Mme Récamier la rejoignit tout d’abord ; puis, lorsque la censure frappa l’œuvre de son amie, elle fit de vains efforts pour obtenir que la décision ne fût point maintenue dans toute sa rigueur. Les dix mille exemplaires de l’Allemagne furent saisis et mis au pilon. Mme de Staël apprit la chose à Coppet, où elle était retournée. Elle se décida, aussitôt, à mettre plus d’espace entre elle et son persécuteur et à partir pour la Suède. Dès que Mme Récamier eut connaissance de cette décision, elle manifesta l’intention d’aller encore dire adieu à l’exilée. Esménard, le chef de la censure, essaya de la dissuader d’une imprudence « à laquelle l’entraînait, disait-il, son extrême bonté » et qui pourrait avoir pour elle de déplorables conséquences. Mme Récamier répondit simplement que la visite d’une femme inoffensive à une amie malheureuse ne pouvait porter ombrage à personne. Moins confiante, Mme de Staël elle-même la dissuadait d’entreprendre ce voyage. Mme Récamier n’en passa pas moins trente-six heures à Coppet, mais au retour elle trouva à Dijon M. Récamier. Il venait lui annoncer qu’elle était, elle aussi, exilée à quarante lieues de Paris !
Elle s’établit d’abord à Châlons avec une enfant qu’elle venait d’adopter : une petite fille d’une des sœurs de M. Récamier. C’est cette enfant, qu’elle fit élever et qu’elle aima comme si elle eut été sa propre fille, qui, devenue plus tard Mme Lenormant, a publié les deux gros volumes de Souvenirs[1], auxquels nous devons une grande partie des matériaux dont nous avions besoin pour écrire cette étude.
Châlons était un triste séjour pour une femme peu habituée à la solitude ; aussi n’y prolongea-t-elle pas son séjour au delà de huit mois, au bout desquels elle se transporta à Lyon. Aucune ville, hormis Paris, n’aurait pu lui offrir plus de ressources. La famille de son mari y occupait une place honorée ; elle y fut bientôt entourée d’amis anciens ou nouveaux ; elle n’en éprouvait pas moins un sentiment d’isolement profond et accablant. À la fin de janvier le vicomte Mathieu de Montmorency, exilé comme elle pour avoir embrassé trop chaudement la cause de Mme de Staël, vint à Lyon pour la voir, et la trouva si accablée qu’il jugea un changement d’air absolument nécessaire à sa santé. Il l’engagea donc à entreprendre un voyage en Italie, et n’eut pas de peine à l’y décider.
Après de courts arrêts dans différentes villes, principalement à Florence, Mme Récamier se fixa à Rome, où elle loua d’abord un appartement à la place d’Espagne, puis, après un mois, le palais Fiano, au Corso. Canova fut bientôt son hôte journalier ; souvent aussi elle allait le voir travailler dans son atelier. Enfin, quand l’été rendit le séjour de Rome insupportable, il lui offrit d’aller occuper, avec sa nièce, une partie d’un appartement qu’il louait à Albano.
L’hiver la trouva à Naples, où le roi Murat et la reine Caroline la reçurent comme si elle n’avait pas été en disgrâce. L’étoile de Napoléon, du reste, baissait à l’horizon, Leipzig avait donné le coup de mort à sa puissance, sa chute était imminente, et les alliés pressaient Murat de se joindre à leur coalition. Le jour où il signa le traité qui le liait aux ennemis de l’homme auquel il devait tout, il trouva, en entrant chez la reine, Mme Récamier, à laquelle il demanda son avis sur le parti qu’il allait prendre : « Vous êtes Français, sire, lui répondit-elle, c’est à la France qu’il faut être fidèle. » – « Je suis donc un traître ! » s’écria Murat en montrant du geste la fenêtre par laquelle on voyait la flotte anglaise entrer, toutes voiles déployées, dans le port de Naples.
La semaine sainte ramena Mme Récamier à Rome. Canova, en son absence, avait fait d’elle, de mémoire, deux bustes qu’il plaça tout à coup devant ses yeux, dans la pensée que cette vue lui causerait un sensible plaisir. Il fut désappointé ; la surprise, pour une raison ou pour une autre, ne fut pas agréable au modèle. Canova ne pardonna jamais complètement la blessure faite à son amour-propre. Un des deux bustes a disparu ; peut-être Canova l’avait-il détruit ; – il ajouta à l’autre une couronne d’olivier et dit un jour à la femme qu’il n’avait peut-être pas su faire assez belle pour qu’elle se reconnût : « il ne vous plaisait pas, j’en ai fait une Béatrice. » C’est sous ce nom qu’après la mort du grand artiste il fut remis à Mme Récamier par son frère, l’abbé Canova.
Mais les portes de Paris se rouvraient pour les exilés. Napoléon était à l’île d’Elbe ; Mme de Staël, rentrée dans la grande ville dont elle avait tant souffert d’être éloignée, pressait son amie de venir la rejoindre. Il n’était point besoin d’insister, et ce fut le cœur joyeux que la belle Juliette reprit les chemins qui menaient en France. Elle ne voulut cependant point quitter Rome sans aller prendre congé du général Miollis, le commandant des forces françaises, l’homme qui, peu de jours auparavant, occupait la première place dans la ville éternelle. Il parut aussi touché que surpris de sa visite et lui avoua que, depuis le jour où, après la chute de l’empereur, il avait quitté le commandement de Rome, pas un seul visiteur n’avait franchi le seuil de sa demeure.
Le 1er juin 1814, dit Mme Lenormant, « Mme Récamier arrivait enfin à Paris après un exil de près de trois ans, qui n’avait jamais été révoqué. »
La rentrée de Mme Récamier à Paris fut le début de la plus brillante époque de sa vie. Son retour coïncidait avec celui des Bourbons. La royauté rétablie rétablissait du même coup l’ordre dans la société ; les différences de classes et de rang s’accentuaient, les salons se rouvraient, et celui de la belle et charmante femme, à laquelle l’exil et la persécution avaient ajouté un attrait nouveau, brilla bientôt d’un très vif éclat. La fortune de M. Récamier s’était reconstituée peu à peu ; celle de Mme Bernard, sans être très considérable, n’en constituait pas moins pour sa fille une indépendance pécuniaire qui n’était point à dédaigner. La mode s’empara du nom de Mme Récamier et en fit l’arbitre de toutes les élégances. L’élite de la société, non seulement de Paris, mais de l’Europe entière, ratifiait le choix de la mode. L’aristocratie française, remontée au pouvoir avec Louis XVIII, lui faisait fête ; des souverains, des princes étrangers considéraient comme un honneur de lui être présentés et de pouvoir se dire ses amis. En même temps sa sympathie pour toutes les souffrances, sa tendance innée à faire siennes les causes perdues, à s’intéresser aux vaincus, l’attrait irrésistible que lui inspirait le malheur, la poussaient à ouvrir toutes grandes ses portes aux partisans de l’Empire. Aussi la société qui se coudoyait chez elle était-elle fort disparate et n’aurait-elle pu se trouver confondue nulle part ailleurs. « Les divisions de parti sont telles qu’on ne peut les réunir dans une chambre, à moins d’être, comme vous, un ange de bonté qui couvre tout de ses ailes », lui écrivait alors Mme de Staël.
Parmi les hôtes que le malheur des temps, plus que son libre choix, imposaient à la France, en cette première année de la Restauration, le duc de Wellington fut un des plus assidus auprès de Mme Récamier, et celle-ci, flattée sans doute des hommages que le grand général lui offrait d’une façon parfois un peu bruyante, les recevait avec un plaisir qu’elle ne cherchait pas à dissimuler. La délicatesse ne paraît pas avoir été le trait dominant du caractère du noble duc ; incapable de comprendre que le patriotisme de sa belle amie était infiniment plus profond que le ressentiment qu’il lui supposait contre Napoléon, il se présenta chez elle dans tout l’orgueil de son triomphe, au lendemain de la bataille de Waterloo et s’écria : « Je l’ai bien battu. »
Ces paroles révoltèrent la Française qu’était Mme Récamier, et dès lors elle refusa de recevoir le vainqueur de celui qui ne l’avait, cependant, guère ménagée elle-même.
Les Cent jours avaient jeté à peine un voile sur l’éclat de sa brillante existence. Son intimité avec le roi Murat et la reine Caroline, l’appui qu’ils sollicitaient d’elle, celui de Benjamin Constant qu’elle s’efforça de leur acquérir, la mêlèrent de très près aux agitations politiques de cette époque ; mais la seconde Restauration la retrouva toujours au premier rang, exerçant, elle aussi, une sorte de royauté qui devait lui appartenir, incontestable et incontestée, jusqu’à la fin de l’année 1819.
Cette fin de l’année 1819 fait époque dans l’existence de Mme Récamier, elle coupe pour ainsi dire sa vie en deux. Sa vie brillante de femme du monde est arrivée à son terme ; l’étoile de la mode renonce aux fêtes et aux réunions d’une société dont elle était l’idole, pour entrer dans une retraite qui atténuera l’éclat de ses rayons, mais ne les en rendra que plus doux et plus pénétrants.
Peu de mois auparavant elle avait acheté, en son nom personnel, un hôtel, situé rue d’Anjou et entouré d’un jardin dans lequel Chateaubriand aimait à voir « les rayons de lune passer entre les feuilles ». Elle avait à peine eu le temps de s’attacher à cette demeure élégante et confortable, que déjà elle se voyait obligée de s’en défaire pour s’établir dans cette Abbaye-au-Bois qu’elle devait habiter presque continuellement pendant trente ans.
M. Récamier, malheureusement pour lui et pour sa femme, s’était laissé entraîner de nouveau à des spéculations qui, loin de réussir, engloutirent tout à coup non seulement son propre avoir, mais encore une partie de la fortune que sa femme lui avait imprudemment confiée.
C’était pour lui la ruine complète, pour elle une forte diminution de l’aisance retrouvée. Elle s’était reprise, avec un bonheur bien compréhensible, à des habitudes de luxe et d’élégance qu’il devait lui être dur d’abandonner pour la seconde fois. Treize ans auparavant, à l’époque de ses premiers revers, l’élasticité de la jeunesse lui aidait puissamment à accepter un changement de fortune qui lui pesait beaucoup plus maintenant que, moins jeune, elle redoutait davantage l’avenir et les soucis qu’il semblait lui tenir en réserve.
— Elle comprit l’absolue nécessité de séparer son sort de celui de M. Récamier, et, pour rendre possible cette rupture, elle n’hésita pas à vendre son hôtel et à demander un asile au couvent de l’Abbaye-au-Bois.
— Elle décida de louer un des appartements, indépendants les uns des autres, qui entouraient le couvent, et d’établir dans une maison voisine son père, un vieil ami de celui-ci qui depuis longtemps ne le quittait pas et M. Récamier lui-même, auquel elle avait arraché la promesse de ne plus s’occuper d’affaires, et qu’elle s’engageait à entretenir avec les débris de sa propre fortune.
Elle gardait auprès d’elle sa nièce, – ou pour mieux dire sa fille adoptive – avec laquelle elle s’établit dans l’unique appartement alors vacant à l’Abbaye-au-Bois. Il était petit, incommode, d’une simplicité toute monacale ; il fallait, pour y parvenir, monter trois étages d’un mauvais escalier. Les trois vieillards, qui n’étaient plus réunis sous le même toit qu’elle, venaient chaque soir partager son dîner. Elle les entourait d’une tendre sollicitude et veillait à ce que rien ne leur manquât de ce qui pouvait leur adoucir l’amertume de la ruine.
Mais si Mme Récamier renonçait au monde en se plaçant sous l’égide d’une communauté religieuse, le monde refusa de se séparer d’elle et de la perdre tout à fait. Les personnes qui louaient des appartements à l’Abbaye-au-Bois continuaient à jouir d’une grande liberté. Tous ceux qui avaient pris l’habitude de se grouper autour de la femme charmante dont le rôle dans la société ressemblait à celui d’un aimant, attirant chacun à lui, peuplèrent bientôt les pièces, guère plus grandes que des cellules, qu’elle parait de sa seule présence. Elle rendit célèbre ce couvent parisien de l’Abbaye-au-Bois, presque inconnu avant elle, et dont le nom ne se séparera plus du sien.
Une maladie de sa nièce, pour laquelle les médecins désiraient un climat plus doux que celui de Paris, l’obligea à partir pour Rome au mois de novembre 1823. Elle y passa huit mois, toujours très entourée, très recherchée de tous les étrangers, de tous les artistes qui habitaient la ville éternelle ou ne faisaient qu’y passer.
L’été la trouva à Naples, l’automne la ramena à Rome, puis au printemps elle reprit la route de Paris, mais en faisant un détour pour voir Venise et visiter à Trieste une majesté déchue, la veuve du roi Murat.
Mme Récamier rentrait à l’Abbaye-au-Bois au moment du sacre de Charles X. Paris était en fête, mais elle n’en reprit pas moins sa vie de recluse, ne sortant guère, et préférant attendre ses amis chez elle que d’aller les chercher au milieu du bruit, des lumières et des fatigues des réunions mondaines.
Son mari, son père et leur vieil ami jouissaient en bonne santé du repos et du bien-être qu’elle leur assurait. Elle allait marier sa nièce à un jeune homme dont elles avaient fait la connaissance à Naples, et qui méritait la confiance qu’elle lui accordait ; des années d’un bonheur calme et paisible semblaient lui être réservées. Mais la joie qu’elle éprouvait à se retrouver au milieu des siens ne fut pas de longue durée, et le deuil jeta bientôt un voile épais sur les perspectives heureuses qu’elle avait contemplées, et saluées de loin, avec un sourire ému et reconnaissant.
Au lendemain du mariage de Mme Lenormant, la mort enlevait subitement à Mme Récamier un de ses plus anciens amis, le duc Mathieu de Montmorency. Le coup fut cruel pour elle, et jamais elle ne s’en consola entièrement, car elle perdait son guide le plus sûr et son meilleur appui. Les deuils allaient, d’ailleurs, se succéder autour d’elle, et les rangs de ses intimes s’éclaircir de plus en plus. M. Bernard suivit le premier le duc de Montmorency dans la tombe, puis ce fut le tour de M. Récamier.
Pris d’une fluxion de poitrine, il avait désiré être transporté à l’Abbaye-au-Bois, où il espérait respirer plus facilement que dans son propre appartement. Il expira dans le salon de sa femme ; il semblait à celle-ci qu’elle perdait son père une seconde fois, et ce fut sincèrement qu’elle le pleura.
Elle aurait été, désormais, bien seule au monde, si ses amis ne lui avaient constitué une famille très unie et très attentive auprès d’elle. Mais personne ne pouvait lui épargner des coups et des ébranlements venus du dehors et dont elle ressentit cruellement les effets. La révolution de Juillet 1830, puis deux ans plus tard la violente épidémie de choléra qui ravagea Paris, et les troubles qu’elle provoqua dans le peuple, l’émotionnèrent au point d’altérer sa santé d’une façon inquiétante. Elle fit, pour se remettre, un voyage en Suisse, dont elle revint guérie en apparence, mais moins forte qu’elle ne l’avait été auparavant.
En 1837, à l’époque de la mort de la reine Hortense, aux malheurs de laquelle elle avait pris la part la plus vive, Mme Récamier fut prise d’une sorte de fièvre nerveuse, lente et persistante, dont les effets effrayèrent beaucoup son entourage. Triste et découragée elle avait pris un dégoût maladif pour l’Abbaye-au-Bois, et passa l’hiver dans un hôtel de la rue d’Anjou, mis à sa disposition par son propriétaire, le baron Pasquier, qui, nommé chancelier de France, allait s’établir lui-même au Palais du Luxembourg.
Elle rentra chez elle au printemps, mais, dès lors elle alla chaque année demander aux bains de mer, qu’elle prenait à Dieppe, ou aux eaux d’Ems, un rétablissement qu’elle ne devait plus retrouver complet.
La vie d’ailleurs s’obscurcissait littéralement pour elle, – sa vue s’en allait, voilée par une cataracte qui peu à peu s’épaississait sur ses yeux. Son ouïe très fine l’aidait à reconnaître immédiatement les personnes qui lui adressaient la parole. Elle était si habile à éviter les obstacles, elle glissait si doucement sur le parquet, la main légèrement tendue en avant, que ceux qui ne la connaissaient pas intimement croyaient que sa vue avait seulement un peu baissé.
Une première opération semblait avoir réussi, mais elle en compromit le résultat en accourant auprès du lit de mort de son vieil ami Ballanche, alors qu’une absolue immobilité lui était ordonnée. Une seconde tentative d’opération échoua également, – la nuit devenait complète pour elle. – C’était la nuit aussi pour son cœur ; après Ballanche, Chateaubriand achevait de mourir. Elle n’avait, pour ainsi dire plus aucune raison de vivre quand, au printemps de 1849, le choléra, cette maladie qui lui inspirait une crainte invincible et comme prophétique, fit à Paris une nouvelle apparition.
Elle en fut atteinte chez sa nièce. Mme Lenormant dès l’apparition du fléau l’avait engagée à quitter la rue de Sèvres, où il sévissait avec une violence particulière. Deux jours plus tard elle expirait, – le 11 mai 1849, – après une nuit de terribles souffrances.
Il s’est créé autour du nom de Mme Récamier une sorte de légende qui, contrairement à ce qui est, en général, le propre des légendes, la diminue beaucoup plus qu’elle ne l’idéalise. En effet, d’après l’opinion courante et reçue, qu’a-t-elle été ? Une femme belle, très belle, probablement très coquette aussi, et qui réussissait à se faire aimer de tous les hommes qu’elle rencontrait. Pour beaucoup de personnes, son histoire tient dans ces quelques lignes, mais il suffit d’étudier d’un peu plus près cette figure disparue pour se persuader que, pour une fois, la légende a fait tort à l’histoire.
Les détails biographiques qui précèdent ce chapitre n’ont pas donné le posséder du charme qu’ont subi, à bien peu d’exception près, tous ceux, hommes ou femmes, qui ont approché Mme Récamier. – Sa beauté y entrait, évidemment, pour une grande part, mais ne suffit pas à l’expliquer. D’autres ont été belles, sans posséder l’empire incontesté qu’elle a exercé jusqu’à son dernier souffle, jusqu’à ce moment que Sainte-Beuve appelle : « le soir de sa vie, après le soleil couché », parce qu’il ne pouvait se résoudre à parler de vieillesse à propos d’elle.
Son esprit ne paraît pas devoir être coté à un chiffre élevé dans la somme totale de qualités dont la réunion a composé cette créature exceptionnellement charmante. Il faudrait, pour pouvoir en juger avec une pleine justice, lire ses lettres et les mémoires que beaucoup de ses amis la pressaient d’écrire et auxquels elle travaillait parfois. Mais la plupart des lettres, que d’ailleurs elle ne prodiguait point et qui n’étaient le plus souvent que de simples petits billets, ainsi que les fragments épars de ses mémoires ont été détruits. On peut cependant dire, sans injustice, que les rares feuillets épargnés par le feu ne se font remarquer ni par le style, ni par l’originalité, ni par le brillant ou la profondeur des idées énoncées. C’est correct, banal, aimable, tel qu’aurait pu l’écrire toute femme ayant reçu une éducation quelque peu soignée.
Son tact parfait, l’intuition extraordinaire qui lui faisait deviner les particularités, les susceptibilités, surtout les douleurs de chacun ; la souplesse qui lui permettait de s’assimiler entièrement aux autres ; l’intérêt intense qu’elle leur témoignait ; l’attention qu’elle leur prêtait, tout cet ensemble rare, imputable avant tout à une absence totale d’égoïsme, lui gagnait les cœurs plus sûrement encore que son irrésistible beauté.
Son charme ? Il a consisté aussi, cela est incontestable, en ce qu’elle possédait, à un degré suprême, le talent d’encenser, disons le mot, de flatter tous les hommes, grands ou petits, célèbres ou non, qui lui étaient présentés. Était-ce calcul ou inconscience ? c’est difficile à dire, mais personne ne résistait à l’ensorcelante musique des louanges que ses paroles, ses regards, son attention même s’entendaient si bien à prodiguer autour d’elle. Mérimée qui, à peu près seul parmi ceux qui fréquentèrent le salon de l’Abbaye-au-Bois, n’aimait pas Mme Récamier, n’hésite pas à attribuer à cette merveilleuse faculté de louer tout le monde l’ascendant qu’elle exerçait : « Elle trouvait tout bien, ou du moins louait tout le monde, écrivait-il[2]. Elle vous poussait à part et vous disait que vous étiez un génie… Je crois qu’elle a dû son influence surtout à sa résignation. Elle était toujours prête à subir la personnalité de tous les lions. Elle ne s’ennuyait jamais, ou elle n’en avait pas l’air. Les hommes ont continuellement besoin d’être remontés, comme les pendules. Il nous prend de temps en temps des défaillances, des tristesses, des ennuis, dont on nous tire en général par des compliments »…
C’est bien, en effet, par des compliments qu’elle distrayait et consolait les hommes, mais par des compliments dont on ne peut suspecter la sincérité, et qui lui étaient dictés beaucoup moins par le désir de leur plaire que par son extrême bonté. Car avant tout et par-dessus tout, elle a été bonne, d’une bonté exquise et si exceptionnelle que, tout bien pesé, c’est à elle qu’il faut attribuer, presque entièrement, le prestige dont elle a joui pendant près de soixante ans.
Elle s’est traduite, cette bonté, de bien des manières différentes : par son amour pour les pauvres, par sa sympathie pour toutes les souffrances, par l’attrait que lui inspiraient, à un haut degré, les vaincus, les déshérités, tous ceux que la fortune abandonnait et trahissait.
Mais c’est surtout envers les condamnés, de tout rang et de toute espèce qu’elle s’est manifestée de la façon la plus touchante. Énumérer toutes les grâces sollicitées par Mme Récamier, toutes les distinctions, toutes les pensions demandées pour des personnes qui n’avaient, le plus souvent, d’autres titres à sa bienveillance que leur infortune, serait impossible.
À l’aube de sa vie brillante, c’est l’élargissement d’un pauvre prêtre, emprisonné pour être rentré en France, avant d’avoir été radié de la liste des émigrés, qu’elle demande à Barras, la seconde et dernière fois où elle paraît à une des fêtes du Directoire. Un demi-siècle plus tard, malade et déjà presque aveugle, c’est un secours qu’elle obtient de M. Guizot pour une pauvre femme dans la misère.
Dans l’intervalle, innombrables sont ceux auxquels elle accorde, spontanément ou à leur appel, le secours et l’appui de son influence personnelle et de celle de ses relations si nombreuses et variées.
Un jour, à Albano, – c’était pendant son exil et dans le moment où la toute-puissance de Napoléon n’avait pas encore été ébranlée, – elle apprend qu’on vient d’amener à la prison un jeune pêcheur de la côte, accusé d’avoir correspondu avec les Anglais, et qu’il doit être fusillé le lendemain. Aussitôt elle s’émeut ; elle fait sienne la douleur de la population tout entière du bourg ; elle se rend à la prison avec le confesseur du condamné et, saisie de pitié, elle se penche vers lui et l’embrasse en lui promettant qu’elle va tout tenter pour obtenir sa grâce. Bride abattue, deux chevaux la conduisent à Rome ; elle voit toutes les autorités françaises, elle supplie le général Miollis d’user de clémence. Mais celui-ci se borne à lui rappeler qu’elle est elle-même en disgrâce et que son intervention n’a aucune valeur. Le lendemain le petit pêcheur mourait en bénissant la Signora francese, que jusqu’au dernier moment il avait espéré voir revenir et qui revint, en effet, mais trop tard et désespérée de son insuccès.
Elle fut plus heureuse à Naples, quelques mois plus tard, car elle réussit à obtenir de la reine Caroline, sur le point de signer un arrêt de mort, la grâce d’un inconnu dont, sans elle, la tête serait tombée sur l’échafaud.
En 1822, elle s’efforça de sauver trois jeunes sous-officiers, compromis dans une conspiration militaire et condamnés à mort par le gouvernement qui usa, en cette circonstance, d’une extrême rigueur. Les familles des trois jeunes gens n’hésitèrent pas à confier leur cause à Mme Récamier, et celle-ci n’épargna pour eux ni démarches, ni sollicitations, ni lettres, ni visites. Elle réussit à en sauver deux, Coudert et Roget ; le plus jeune des trois, Sirjean, fut exécuté, ce dont sa protectrice eut grand’peine à se consoler.
Bien d’autres encore, et de plus haut placés, eurent recours à son intervention. Jamais ils ne firent appel en vain à son dévouement, et si elle échoua parfois dans ses efforts pour leur être utile, ils reconnurent toujours qu’elle avait tenté pour eux tout ce qui était en son pouvoir.
Il serait difficile d’énumérer toutes les personnes illustres avec lesquelles Mme Récamier fut en rapport, même si on voulait borner cette nomenclature à celles qui firent partie de son entourage habituel et restreint.
Tout ce que Paris comptait d’hommes marquants dans la politique, les arts, la littérature et la science, tous les étrangers de distinction qui y séjournaient, et ceux-là même qui ne faisaient qu’y passer, tenaient à lui être présentés. Elle était, pour ainsi dire, une des curiosités de la capitale ; on allait la voir un peu comme on allait visiter le Louvre ou le Panthéon.
Son salon a été un rendez-vous de gens célèbres, une sorte de carrefour des nations où se sont entrecroisés, sans jamais s’entrechoquer, les rangs, les races et les opinions. Des princes lui offrirent leurs hommages et les déposèrent à ses pieds. Des rois, des souverains furent ses correspondants, et s’inclinèrent devant elle, – ainsi le duc de Mecklembourg-Strelitz, qui lui disait, dans toute la sincérité de son admiration enthousiaste : « la beauté ravissante dont le ciel vous doua ne fut que le reflet d’une âme adorable. »
La reine Caroline Murat, la reine Hortense, la reine Désirée de Suède la traitèrent comme leur égale. Elle fut l’amie, la confidente, la consolatrice de la duchesse de Devonshire, de la comtesse de Boigne, de Mme Swetchine, de bien d’autres femmes distinguées et charmantes. Mais il faut se borner à les nommer, pour s’arrêter plus longtemps aux quelques figures qui se détachent, en traits très nets, sur ce fond un peu confus de silhouettes aux contours atténués par le temps, aux ombres bleuies par la distance.
La première est celle de Lucien Bonaparte. Mme Récamier avait vingt-deux ans, le frère du premier consul en avait vingt-cinq quand ils se rencontrèrent pour la première fois. Il se prit pour elle, dès l’abord, d’une vive passion qui ne laissa point que de lui causer un certain émoi. Ce qui la garda en cette occasion, comme bien souvent dès lors, ce fut le vif sentiment du ridicule qu’elle possédait. Les lettres de Lucien la firent rire, et quand on a ri d’un amoureux, quand on l’a trouvé absurde, on ne court plus grand risque à l’écouter. L’emphase des lettres du futur roi d’Espagne, son style théâtral étaient bien de nature à faire sourire une personne dont le cœur n’était ni gagné, ni même touché d’avance :
« Oh ! Juliette ! la vie sans l’amour n’est qu’un long sommeil ; la plus belle des femmes doit être sensible ; heureux celui qui deviendra l’ami de votre cœur ! » lui écrivait-il, sous le pseudonyme de Roméo, auquel très vite il substitua son véritable nom. – Il ne tarda pas à comprendre que la belle Juliette se moquait de lui le plus gracieusement du monde, car une autre de ses lettres se termine par ce postscriptum : « Un ridicule est plus dangereux qu’un crime, lorsque surtout il se rapporte à un homme public, sur qui la critique exerce avec tant de plaisir sa maligne influence.
« Fuis Juliette, – évite le ridicule, – adoucis ton malheur par ta philosophie. »
Soit effet de la philosophie, soit qu’il ait été rebuté par l’indifférence de « l’objet de sa flamme », ou distrait par d’autres soucis, la passion de Lucien Bonaparte pour Mme Récamier fut de courte durée.
Plus longue et plus sérieuse fut celle qu’elle inspira au prince Auguste de Prusse. Il était, d’après Mme Lenormant, « remarquablement beau, brave, chevaleresque » lorsqu’elle le rencontra, à Coppet, lors du premier séjour qu’elle y fit. Ce portrait serait légèrement flatté, si l’on en croit une lettre que Benjamin Constant écrivait, dix ans plus tard, à Mme Récamier : « Le prince Auguste est ici. Il est ce qu’il a toujours été, quand l’amour ne le rendait pas pareil aux autres, commun, fier, gauche et bavard, les coudes en dehors et le nez en l’air… » – Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il était loyal et brave, et même beau, d’après les portraits que l’on a de lui. De plus, il était prince, de vieille race authentique ; à côté de lui, Lucien Bonaparte, et Bernadotte… qui semble n’avoir pas échappé à la contagion et soupiré quelque peu pour l’irrésistible Juliette, devaient paraître à celle-ci d’assez petites gens. Elle ne le trouva ni lourd, ni bavard. L’amour lui donnait peut-être de l’esprit, en tous les cas il le rendait éloquent, car il réussit à se faire écouter et même à obtenir la promesse que Mme Récamier écrirait à son mari, pour le prier de consentir à un divorce, ou plutôt à l’annulation de leur mariage. La lettre fut écrite, en effet. M. Récamier répondit qu’il ne se refuserait pas à rendre à sa femme sa liberté, si vraiment son bonheur en dépendait, – mais il faisait appel à ses sentiments de générosité, il lui rappelait son affection protectrice et paternelle… Cette réponse accentua les scrupules de Mme Récamier, elle lui fit comprendre, peut-être, qu’il y avait moins d’amour que de vanité flattée dans la demi-résolution qu’elle avait prise de devenir l’épouse du prince Auguste. En tous les cas, lorsqu’elle quitta Coppet elle était à peu près décidée à ne plus parler de divorce, mais elle ne le dit point au prince, auquel elle laissait de vagues espérances qui le leurrèrent pendant longtemps. Une correspondance assez active s’établit entre eux ; elle lui envoya son portrait ; elle ne pouvait se décider ni à le décourager entièrement, ni à tenir la promesse qu’il avait obtenue d’elle un jour. Pendant quatre ans il attendit, sans se plaindre ni s’étonner ; la guerre, les malheurs de sa patrie, le sérieux des temps qu’il traversait lui paraissaient une explication suffisante des retards que subissait son bonheur rêvé. Au bout de quatre ans, il vint jusqu’à Schaffhouse, dans l’espoir d’y rencontrer Mme Récamier. Frappée par l’exil, elle ne put se rendre au rendez-vous fixé, et le prince, croyant à un manque de parole de sa part, repartit fort irrité contre elle. « J’espère que ce trait me guérira du fol amour que je nourris depuis quatre ans… », écrivait-il à Mme de Staël. Le malentendu s’expliqua, et « le fol amour » ne guérit point.
Le prince Auguste revit Mme Récamier à Paris en 1815. Son patriotisme prussien, très exalté par la victoire, lui nuisait dans l’esprit de sa belle amie, mais ne le sépara pas complètement d’elle. Ils se rencontrèrent encore à Aix-la-Chapelle, puis une dernière fois dans le salon de l’Abbaye-au-Bois, où le prince fit une apparition, comme il traversait Paris, en 1825.
Son testament donna à Mme Récamier une preuve de l’attachement qu’il conserva pour elle jusqu’à la fin de sa vie : il lui léguait le portrait, qu’elle avait fait peindre pour lui par Gérard, tôt après l’été qui les avait réunis sous les ombrages de Coppet.
Mais Lucien Bonaparte et le prince de Prusse ne furent que des épisodes dans la vie de Mme Récamier. D’autres, en très petit nombre, il est vrai, y occupèrent une place prépondérante et ont droit à des chapitres à part.
Parler d’eux c’est parler d’elle encore. Les faire un peu revivre, c’est projeter une lumière plus claire sur son caractère, sur tout son être. À défaut de ses lettres à elle, les leurs l’expliquent, la peignent, la décrivent, tant est vraie cette remarque de Sainte-Beuve que : « dans une certaine mesure, on se modèle toujours sur la personne à laquelle on écrit. »
Le jour où Mme Récamier fit la connaissance de Mme de Staël, elle ne se doutait guère de l’influence que cette femme, déjà célèbre, exercerait sur sa destinée. L’attrait très vif qu’elle lui inspira dès l’abord, se transforma bientôt en une amitié profonde et si dévouée qu’elle lui sacrifia, sans en avoir jamais exprimé une plainte ni un regret, ses intérêts, son repos et même sa sécurité.
« Mme Récamier ne serait jamais entrée dans ces intérêts politiques sans l’irritation qu’elle ressentait de l’exil de Mme de Staël », dit Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe. Il est probable, en effet, que si la vie de l’irréconciliable ennemie de Napoléon n’avait pas croisé la sienne, Mme Récamier n’aurait point été amenée à faire de son salon un centre d’opposition. Sans Mme de Staël, elle n’aurait pas été mise en rapport avec le cercle exceptionnellement brillant qui se réunissait au château de Coppet ; elle n’aurait pas rencontré le prince Auguste de Prusse. Sans elle, elle n’aurait pas été exilée de Paris ; sans elle, enfin, elle ne serait peut-être jamais devenue l’amie de Chateaubriand. L’apparition de Mme de Staël fut, pour elle, pareille à celle d’un astre très brillant, qui l’entraîna dans son orbite et qui orienta son existence d’un côté tout différent de celui vers lequel elle avait penché jusqu’alors.
Elles se virent, pour la première fois, en 1798, époque à laquelle Jacques Récamier acheta un hôtel, appartenant à M. Necker, qui avait chargé sa fille de conclure l’affaire pour lui.
Mme Récamier a raconté, elle-même, leur rencontre : « Un jour, et ce jour fait époque dans ma vie, M. Récamier arriva à Clichy avec une dame qu’il ne me nomma pas et qu’il laissa seule avec moi dans le salon, pour aller rejoindre quelques personnes qui étaient dans le parc. Cette dame venait pour parler de la vente et de l’achat d’une maison ; sa toilette était étrange ; elle portait une robe du matin et un petit chapeau orné de fleurs ; je la pris pour une étrangère. Je fus frappée de la beauté de ses yeux et de son regard ; je ne pouvais me rendre compte de ce que j’éprouvais, mais il est certain que je songeais plus à la reconnaître et, pour ainsi dire, à la deviner, qu’à lui faire les premières phrases d’usage, lorsqu’elle me dit avec une grâce vive et pénétrante qu’elle était vraiment ravie de me connaître, que M. Necker, son père… À ces mots je reconnus Mme de Staël ! Je n’entendis pas le reste de sa phrase ; je rougis, mon trouble fut extrême. Je venais de lire ses Lettres sur Rousseau, je m’étais passionnée pour cette lecture. J’exprimai ce que j’éprouvais plus encore par mes regards que par mes paroles : elle m’intimidait et m’attirait à la fois. On sentait tout de suite en elle une personne parfaitement naturelle dans une nature supérieure. De son côté, elle fixait sur moi ses grands yeux, mais avec une curiosité pleine de bienveillance, et m’adressa sur ma figure des compliments qui eussent paru exagérés et trop directs, s’ils n’avaient pas semblé lui échapper, ce qui donnait à ses louanges une séduction irrésistible. Mon trouble ne me nuisit point ; elle le comprit et m’exprima le désir de me voir beaucoup à son retour à Paris, car elle partait pour Coppet. Ce ne fut alors qu’une apparition dans ma vie, mais l’impression fut vive. Je ne pensai plus qu’à Mme de Staël, tant j’avais ressenti l’action de cette nature si ardente et si forte. »
L’attraction fut réciproque. Mme de Staël, qui ne se consola jamais d’être laide, se prit d’une immense admiration pour la beauté de Mme Récamier ; de son côté, celle-ci semblait compter cette beauté pour rien, en regard du génie de son amie. Peut-être n’eussent-elles pas hésité à faire entre elles l’échange des dons, divers à tous égards, qui faisaient d’elles les deux femmes les plus remarquées de l’Europe, car celle qui était belle avant tout croyait à la toute-puissance de l’esprit, tandis que celle qui possédait une intelligence hors de pair était persuadée que les charmes extérieurs priment tous les autres. Elles se trompaient également, en s’enviant ainsi mutuellement, car Mme Récamier aurait pu s’écrier aussi bien que Mme de Staël : « la gloire n’est pour une femme que le deuil éclatant du bonheur. »
Mais Mme Récamier ne dut pas à sa figure seule l’affection passionnée qu’elle inspira à Mme de Staël ; elle en fut en grande partie redevable à ce que, mieux que personne, elle savait écouter. Elle était une auditrice parfaite ; aussi est-il probable que si les lambris des salons de Coppet pouvaient parler, les conversations entre les deux amies qu’ils rapporteraient ne seraient guère que des monologues de la châtelaine.
« Rien n’était plus attachant, dit Benjamin Constant, que les entretiens de Mme de Staël et de Mme Récamier. La rapidité de l’une à exprimer mille pensées neuves, la rapidité de l’autre à les saisir et à les juger ; cet esprit mâle et fort qui dévoilait tout, et cet esprit délicat et fin qui comprenait tout ; ces révélations d’un génie exercé, communiquées à une jeune intelligence digne de les recevoir ; tout cela formait une réunion qu’il est impossible de peindre sans avoir eu le bonheur d’en être témoin soi-même. »
Ce devait, en effet, être, pour les privilégiés qui les virent ensemble à Coppet, un spectacle singulièrement attachant que celui de cette intimité que ne troubla jamais aucune rivalité et que nulle pensée jalouse n’effleura.
Auprès de son impérieuse et bruyante hôtesse, Mme Récamier apparut au prince Auguste de Prusse timide et douce comme une pensionnaire. Ce fut en l’entendant jouer de la harpe, le soir, et en se promenant avec elle dans les grandes allées du parc ou le long du ruisseau qui le borde, qu’il s’éprit pour elle de ce fol et touchant amour auquel il offrait de sacrifier son rang et ses brillantes perspectives d’avenir. Le roman très peu banal qui s’ébauchait près d’elle était fait pour séduire l’imagination ardente de Mme de Staël, et si Mme Récamier crut pendant un instant qu’elle répondait à la passion du prince, il est probable que les discours enflammés de son amie y étaient bien pour quelque chose.
Sans cesse, d’ailleurs, Mme de Staël s’efforçait de mettre en pleine valeur et de faire briller celle qu’elle appelait : « son ange, son adorable Juliette ». Elle n’y réussissait pas toujours, ainsi que ce fut le cas quand elle lui persuada de jouer le rôle d’Aricie, tandis qu’elle-même faisait Phèdre, et Benjamin Constant Thésée, dans une de ces représentations théâtrales qui attiraient à Coppet, nous dit Mme Lenormant : « la plus brillante foule de curieux et de moqueurs ». Il y avait en Mme Récamier, malgré son immense habitude du monde, un fond de timidité qui la paralysait, aussi n’eut-elle sur la scène, qu’un succès de beauté.
Les lettres de Mme de Staël à Mme Récamier sont pleines d’effusions et de témoignages d’affection, le cœur y tient plus de place que l’esprit ; elles ont une grâce, une simplicité qu’on ne rencontre guère ailleurs sous sa plume. Chateaubriand en a fait la remarque, toujours dans les Mémoires d’outre-tombe : « Il n’y a rien dans les ouvrages imprimés de Mme de Staël qui approche de ce naturel, de cette éloquence où l’imagination prête son expression aux sentiments. La vertu de l’amitié de Mme Récamier devait être grande, puisqu’elle sut faire produire à une femme de génie ce qu’il y avait de caché et de non révélé encore dans son talent. »
Il semble qu’il ait fallu du temps à Mme Récamier pour se sentir tout à fait à l’aise vis-à-vis de sa grande amie, car celle-ci lui écrivait, au mois de mai 1810 : « J’espère que vous avez perdu cette singulière timidité que vous éprouviez en m’écrivant. N’avez-vous pas bien vu que je vous aimais, et que cet esprit dont vous m’accusiez ne servait qu’à mieux vous deviner et à trouver de nouvelles raisons pour vous être tendrement attachée ? »
Ce n’est, cependant, qu’à partir du moment où Mme Récamier perdit pour la première fois sa fortune, que sa liaison avec Mme de Staël devient tout à fait intime. La lettre qu’elle en reçut, à cette occasion, est datée de Genève :
« Ah ! ma chère Juliette, quelle douleur j’ai éprouvée par l’affreuse nouvelle que je reçois ! que je maudis l’exil qui ne me permet pas d’être auprès de vous, de vous serrer contre mon cœur !
« Vous avez perdu tout ce qui tient à la facilité, à l’agrément de la vie, mais s’il était possible d’être plus aimée, plus intéressante que vous ne l’étiez, c’est ce qui vous serait arrivé. Je vais écrire à M. Récamier, que je plains et que je respecte. Mais dites-moi, serait-ce un rêve que l’espoir de vous revoir ici cet hiver ? si vous vouliez, trois mois passés dans un cercle étroit où vous seriez passionnément soignée… Mais à Paris aussi vous inspirez ce sentiment. Enfin, au moins, à Lyon, où jusqu’à mes quarante lieues, j’irai pour vous voir, pour vous embrasser, pour vous dire que je me suis senti pour vous plus de tendresse que pour aucune femme que j’aie jamais connue.
Je ne sais rien vous dire comme consolation, si ce n’est que vous serez aimée et considérée plus que jamais et que les admirables traits de votre générosité et de votre bienfaisance seront connus malgré vous par ce malheur, comme ils ne l’auraient jamais été sans lui.
« Certainement en comparant votre situation à ce qu’elle était, vous avez perdu ; mais s’il m’était possible d’envier ce que j’aime, je donnerais bien tout ce que je suis pour être vous. Beauté sans égale en Europe, réputation sans tache, caractère fier et généreux, quelle fortune de bonheur encore dans cette triste vie où l’on marche si dépouillé ! Chère Juliette, que notre amitié se resserre, que ce ne soit plus simplement des services généreux qui sont tous venus de vous, mais une correspondance suivie, un besoin réciproque de se confier ses pensées, une vie ensemble…
« … Chère Juliette, ce luxe qui vous entourait, c’est nous qui en avons joui, votre fortune a été la nôtre, et je me sens ruinée parce que vous n’êtes plus riche. Croyez-moi, il reste du bonheur quand on sait se faire aimer ainsi… Chère amie, que votre cœur soit calme au milieu de ces douleurs ; hélas ! ni la mort, ni l’indifférence de vos amis ne vous menacent, et voilà les blessures éternelles. Adieu, cher ange, adieu. J’embrasse avec respect votre visage charmant.
« NECKER DE STAËL-HOLSTEIN. »
Il faudrait pouvoir citer tout au long bien des lettres encore ; à leur défaut quelques passages détachés feront comprendre la tendresse profonde de Mme de Staël pour la femme dont elle enviait le charme, tout en le subissant plus que personne.
« Vous qui me connaissez, vous savez combien il est facile d’obtenir ma bienveillance, et difficile d’entrer dans mon cœur.
« Vous qui y êtes comme souveraine, dites-moi si vous me ferez jamais de la peine ? vous en auriez à présent terriblement le pouvoir ! »
… « Je suis retombée après votre départ dans une langueur incroyable, vous étiez pour moi le rapport avec l’espérance. »
« N’êtes-vous pas heureuse de pouvoir à votre gré inspirer un sentiment absolu à qui vous a vue seulement quelques jours ? Je vous l’ai dit souvent, je ne connais sur cette terre rien qui doive autant plaire à l’imagination et même à la sensibilité, car on est toujours sûre ainsi d’être aimée de ce qu’on aime. »
… « Je vous ai dit mille fois que vous étiez le plus heureux des êtres, et vous ne voulez pas me croire : je sais cependant l’impression que vous faites, et je sais qu’elle a quelque chose de magique et d’attachant à la fois qui me paraît le sublime bonheur terrestre. »
… « Quel charme dans votre manière d’écrire ! Si je voulais faire un roman, y mettre un être céleste, ce sont vos propres expressions, sans y changer une ligne, que je prendrais : mais ce charme toujours croissant m’inquiète, comme quand le regard d’Albertine[3] est céleste, il me semble qu’elle va tomber malade. »
… « Toute la société d’ici[4] m’a reçue à ravir, et m’a parlé de ma belle amie avec admiration. Vous avez une réputation aérienne que rien de vulgaire ne peut atteindre. Le bracelet que vous m’avez donné m’a fait baiser la main un peu plus souvent, et je vous renvoie tous les hommages qu’il obtient. »
… « Qui donc, excepté vous, Mathieu de Montmorency, et j’ose dire moi, sait être bien pour une amie malheureuse ?
« Je suis une personne avec laquelle et sans laquelle on ne peut vivre, non que je sois despotique ou amère, mais je semble à tout le monde quelque chose d’étrange qui vaut mieux et moins que le cours habituel de la vie ; enfin, comme vous êtes plus jeune que moi, que votre esprit comprend tout, quand je ne serai plus, vous raconterez tout cela avec un sentiment de bienveillance qui l’expliquera. J’ai tous les mauvais présages du monde au commencement de cette année. Ne vous verrai-je donc pas ? Chère amie, qui dispose en rien de son existence ? Une seule chose est fixe en ce monde, c’est ce qu’on peut faire pour le devoir. Adieu, cher ange, promettez-moi de me garder cette amitié qui m’a valu des jours si doux. »
… « Vous avez un caractère d’une étonnante noblesse, et le contraste de vos traits si délicats et si gracieux avec une si grande fermeté d’âme est quelque chose d’incomparable. »
… « Vous êtes la plus aimable personne du monde, chère Juliette, mais vous ne parlez pas assez de vous. Vous mettez votre esprit, votre charme dans vos lettres, mais jamais ce qui vous concerne ; donnez-moi des détails sur vous.
« Ma vie est triste ici : Schlegel a des défauts qui me cachent quelquefois ses vertus, et puis je ne sais pas vaincre mes souvenirs et mes goûts de France. Ah ! vous qui réunissez tout ce qui me plaît dans ce genre à tout ce que j’estime ailleurs, faut-il donc que je sois ainsi séparée de vous !
« S’il m’est donné de vous revoir, vous et Mathieu et mon pays, quelques années avant de mourir, je serai contente de mon sort. Je me suis créé un travail qui m’est nécessaire ; il a un avenir.
« Je crois vous avoir mandé que c’est un poème historique de Richard : les recherches qu’il exige me conviennent en ce moment ; cela me soutiendra quelque temps encore. Dieu tend toujours sa main dans la détresse. »
… « Vous ne pouvez pas vous faire une idée, mon ange, de l’émotion que votre lettre m’a causée. C’est au fond de la Moravie, près de la forteresse d’Olmütz, que ces paroles célestes me sont arrivées. J’ai pleuré des larmes de douleur et de tendresse en entendant cette voix qui m’arrivait comme l’ange d’Agar. Mon Dieu, mon Dieu ! si l’on ne m’avait pas séparée de vous, je ne serais pas ici… Faites que de temps en temps un mot de vous m’arrive, qui soit pour le passé ce que la prière est pour l’avenir : un éclair d’un autre monde. »
Mme de Staël morte n’occupa point dans la vie et le cœur de Mme Récamier moins de place que de son vivant. « L’amie enlevée à sa tendresse devenait pour elle l’objet d’un culte, dit Mme Lenormant. La mort la consacrait par une sorte d’apothéose, et la pensée de Mme Récamier ne cessait de s’attacher à tout ce qui pouvait faire vivre et perpétuer la mémoire qui lui était chère. »
Quinze ans après avoir perdu cette amie à laquelle elle avait été si passionnément dévouée, Mme Récamier s’arrêta pour un jour à Coppet avec Chateaubriand. C’était l’automne. Le château était désert, les feuilles mortes jonchaient déjà les allées du parc. Ils les parcoururent ensemble avec un sentiment de profonde mélancolie, puis Mme Récamier obtint seule la permission de pénétrer dans le bois entouré d’un mur au milieu duquel se trouve la crypte où reposent M. et Mme Necker et Mme de Staël. « Mme Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre, elle-même comme une ombre, dit Chateaubriand. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est que d’être véritablement aimé. »
Juliette Récamier a-t-elle songé, auprès du tombeau solitaire, si bien gardé contre les regards curieux ou indifférents, à tout ce qu’elle fut pour la femme célèbre et malheureuse qu’elle pleurait ? Il est probable que non, tant elle avait coutume de s’oublier elle-même. Mais si elle l’a fait, elle aura pu se dire qu’elle a été, pour Mme de Staël, ce qu’est, pour le voyageur qui traverse le désert, la source d’eau fraîche, pure et limpide.
Au premier rang de ceux qui, au retour de l’émigration, formèrent la société de Mme Récamier, se trouva bientôt le vicomte, plus tard duc Mathieu de Montmorency. Après quelques années d’une vie dominée par une grande passion et toute consacrée aux plaisirs du monde, il s’était jeté dans le courant des idées révolutionnaires qui commençaient à gagner des adhérents dans les rangs de l’aristocratie française. Ce fut sur sa proposition que l’Assemblée constituante vota l’abolition des privilèges de la noblesse, mais les excès de la révolution, dont il avait salué l’aube avec espoir, le forcèrent à émigrer à son tour, en 1792. Peu après, son frère, l’abbé de Laval mourait sur l’échafaud. Mathieu de Montmorency en éprouva un désespoir terrible ; cette mort, qu’il s’accusait d’avoir causée, bouleversa profondément tout son être. Quand il sortit de cette crise, il était devenu un homme nouveau. Le bouillant gentilhomme devait être, désormais, un chrétien sincère et convaincu.
Fort attaché déjà à Mme de Staël, il fit à Mme Récamier, dès qu’il l’eut vue, une place très à part et très large dans ses affections. Il craignait pour elle les séductions du monde ; il tremblait de la voir s’abandonner, sans contrainte, au désir de plaire ; il aurait voulu à tout prix tourner son cœur vers ce qu’il considérait comme la source unique du véritable bonheur. Souvent il s’excusait de lui faire « des sermons » ; il exprimait la crainte de lui paraître trop prêcheur. Cette crainte devait être vaine, car le terrain dans lequel il jetait la semence était loin d’être réfractaire aux idées religieuses. Mme Récamier écrivait elle-même, en parlant de son séjour au couvent de la Déserte : « C’est sans doute à ces vives impressions de foi, reçues dans l’enfance, que je dois d’avoir conservé des croyances religieuses au milieu de tant d’opinions que j’ai traversées. J’ai pu les écouter, les comprendre, les admettre jusqu’où elles étaient admissibles, mais je n’ai point laissé le doute entrer dans mon cœur. »
Elle écoutait certainement sans impatience les exhortations de Mathieu de Montmorency, et devait prendre un plaisir reconnaissant à lire les lettres qu’il lui adressait.
Au début de leurs relations, c’est surtout de ses charités qu’il lui parle, c’est à ses pauvres qu’il cherche à l’intéresser : « Vous êtes trop bonne et trop généreuse, si on peut l’être trop, lui écrit-il. Vous acquittez avec une ponctualité bien aimable les dettes mêmes des jours d’opéra et de grande parure. Vous me pardonnerez un sermon de plus contre la parure, quand elle prive du bonheur de vous voir.
« Je ne donnerai pas tous les trésors que vous m’envoyez aux mêmes personnes dont je vous parlais hier ; mais je réserve cette petite caisse pour les charités les plus intéressantes. Heureux d’être l’intermédiaire de vos bonnes actions, d’y être associé avec vous, et pensant de toute mon âme qu’on ne peut jamais causer quelques instants avec vous, sans trouver une nouvelle raison de vous aimer et de vous estimer davantage. »
Puis l’intimité augmentant, les lettres deviennent plus sérieuses et plus incisives : « Je voudrais réunir tous les droits d’un père, d’un frère, d’un ami, obtenir votre amitié, votre confiance entière pour une seule chose au monde, pour vous persuader votre propre bonheur et vous voir entrer dans la seule voie qui peut vous y conduire, la seule digne de votre cœur, de votre esprit, de la sublime mission à laquelle vous êtes appelée ! en un seul mot, pour vous faire prendre une résolution forte. Car tout est là. Faut-il vous l’avouer ? j’en cherche en vain avec avidité quelques indices dans tout ce que vous faites, dans tous ces petits détails dont aucun ne m’échappe. Rien, rien qui me rassure, rien qui me satisfasse. Ah ! je ne saurais vous le dissimuler : j’emporte un profond sentiment de tristesse. Je frémis de ce que vous êtes menacée de perdre en vrai bonheur, et moi en amitié. Dieu et vous me défendez de me décourager tout à fait : j’obéirai. Je le prierai sans cesse ; ceci seul peut dessiller vos yeux et vous faire sentir qu’un cœur qui l’aime véritablement n’est pas si vide que vous semblez le penser. Lui seul peut aussi vous inspirer un véritable attrait, non de quelques instants, mais constant et soutenu, pour des œuvres et des occupations qui seraient en effet bien appropriées à la bonté de votre cœur, et qui rempliraient d’une manière douce et utile beaucoup de vos moments. Ce n’est point en plaisantant que je vous ai parlé de m’aider dans mon travail sur les sœurs de charité. Rien ne me serait plus agréable et plus précieux. Cela répandrait sur mon travail un charme particulier qui vaincrait ma paresse et m’y donnerait un nouvel intérêt.
« Faites tout ce qu’il y a de bon, d’aimable ; ce qui ne brise pas le cœur, ce qui ne laisse jamais aucun regret. Mais, au nom de Dieu, au nom de l’amitié, renoncez à ce qui est indigne de vous, à ce qui, quoi que vous fassiez, ne vous rendrait pas heureuse. »
… « Soyez sûre qu’il est impossible de mesurer d’avance les infinies miséricordes de Celui à qui vous voulez vous adresser sincèrement, et les changements merveilleux et tout à fait imprévus qu’il opère dans une âme régénérée par une piété vraie. Je compte les jours qui vous séparent encore de cette régénération tant désirée par vos plus vrais amis. Je compte aussi tout bonnement les jours qui se passeront sans vous voir…
« Votre cœur touché s’adresse souvent à Dieu, vous me l’avez dit : conservez et multipliez cette excellente habitude. J’espère que nos pensées se rencontrent déjà et se rencontreront souvent dans ce chemin. Mon dernier vœu, que vous me pardonnerez, c’est que vous ayez toujours un peu d’ennui de vos soirées, et de bien des personnes qu’on appelle aimables. N’est-ce pas là un souhait bien méchant ? Cependant je vous proteste que l’intention ne l’est pas.
« Je ne suis pas sans crainte sur les effets journaliers de cet entourage de futilités qui ne vaut rien pour vous et vaut bien moins que vous. Quand vous n’avez rien lu de sérieux dans votre journée, que vous avez trouvé à peine quelques moments pour réfléchir, et que vous passez le soir trois ou quatre heures dans une certaine atmosphère, contagieuse de sa nature, vous vous persuadez alors que vos idées ne sont pas arrêtées, qu’il faudrait recommencer un examen, qui doit avoir été fait une fois, et être ensuite posé comme une base fixe qu’il n’est plus question d’ébranler ; vous vous découragez, vous vous effrayez vous-même. Ah ! je vous supplie, au nom du profond intérêt dont vous ne doutez pas, au nom de ma triste et trop personnelle expérience, de ne pas vous laisser aller à cette mauvaise disposition. Gardez-vous de reculer ; vous en seriez un jour inconsolable. Cela ne suffit même pas : n’avancez pas bien vite, si vous ne vous en sentez pas la force, mais au moins quelques pas en avant. Croyez aux vœux les plus tendres, et en même temps, aux conseils les plus sages. J’espère que vous n’avez oublié la promesse d’une demi-heure par jour de lecture suivie et sérieuse. Ces deux conditions sont indispensables, et celle aussi de quelques moments de prière et de recueillement. Est-ce trop demander pour le plus grand intérêt de la vie, on pourrait dire l’unique ? »
Sept ans plus tard, – en 1810, – dans la période tourmentée qui suivit les séjours à Coppet de Mme Récamier, alors qu’elle allait être exilée de Paris, pour avoir témoigné trop hautement son opinion au sujet des rigueurs dont Mme de Staël était l’objet, Mathieu de Montmorency lui écrivait encore : « J’ai tardé, aimable amie, à répondre à votre dernière lettre. Le sentiment profond de tristesse qui y régnait m’allait trop au cœur pour que mon silence pût être de l’indifférence. Mais je sentais trop l’insuffisance de ces vaines paroles d’une lettre, pour porter quelque consolation, quelque nouvelle force dans un cœur comme le vôtre. Vous me laissez entrevoir quelques-unes des causes de votre disposition mélancolique. Vous commencez quelques aveux que je crains et désire voir achever. Car je vous préviens que je serai sévère pour ces misérables distractions qui vraiment ne méritent pas le nom de consolations, qui sont des espèces de jeux où l’on ne conçoit pas bien le sérieux, ni d’un côté ni de l’autre. Mais ce que je redoute avant tout, ce que je vous supplie d’écarter par tout ce que le raisonnement a de force et le cœur d’énergie, c’est le découragement, ennemi de tout bien et de toute résolution généreuse. Le divin Maître que nous servons ne nous permet pas de désespérer quand nous avons un vrai désir de marcher sous ses étendards. Il ne nous abandonnera pas, il nous fera vaincre tous les obstacles, si nous nous adressons sans cesse à lui ; ne négligez donc pas cette unique ressource. »
On n’était pas, à ce moment-là, impunément fidèle à Mme de Staël ; Mathieu de Montmorency devait en faire l’expérience, comme Mme Récamier ; il fut même exilé quelques jours avant elle. Tandis qu’il était confiné au château de Montmirail, chez le duc de La Rochefoucauld-Doudeauville, Mme Récamier s’établissait à Châlons, où il lui écrivait, le 13 décembre 1811, pour lui donner des nouvelles de leur amie commune, dont il venait de recevoir une lettre « qui avait de grosses taches ressemblant à des larmes ». « Combien je lui voudrais, disait-il, la force de caractère que vous montrez en ce moment, et qu’elle fût aussi tout près, comme vous, de la source unique des véritables consolations. Ah ! vous finirez par y arriver tout à fait, et vous nous aiderez à obtenir qu’elle vous suive ! »
Mme de Staël avait été un lien de plus entre Mathieu de Montmorency et Mme Récamier. L’amitié profonde qui les unissait tous les trois ne connut jamais ni intermittence ni jalousie. Mais, elle morte, l’affection des deux survivants se trouble légèrement ; la belle Juliette, absorbée par Chateaubriand, supporte avec quelque impatience des avertissements, des conseils dictés surtout par la crainte de voir sombrer tout à coup le repos d’un cœur si longtemps gardé.
Une lettre de M. de Montmorency, sans date, mais qui doit avoir été écrite à la fin de l’été de 1818, parle d’un incroyable silence, d’une froideur subite qu’il ne croit pas avoir mérités. « J’ai la conscience, dit-il, d’avoir tous les droits, au nom du plus pur des sentiments, au nom d’une amitié qui voudrait être aussi constante que vive, et qui ne désire que votre bonheur sur cette terre et au delà. Peut-être cette affection pure et inaltérable vaut-elle bien toutes ces illusions passagères qui vous fascinent en ce moment… »
« Ah ! Madame, quel rapide progrès a fait en quelques semaines ce mal qui vous fait craindre vos plus fidèles amis ! Cette pensée ne vous fait-elle pas frémir ? Ah ! recourez, il en est toujours temps, à Celui qui donne la force, quand on le veut bien, de tout guérir, de tout réparer. Dieu et un cœur généreux peuvent tout ensemble. Je le supplie du fond de mon âme, et par l’hommage de tous mes vœux, de vous soutenir, de vous éclairer, de vous empêcher, par un secours puissant, d’enlacer de vos propres mains un lien malheureux qui en ferait d’autres encore que vous. »
Mais le nuage ne dura pas. Le trouble disparut avec l’inquiétude qui l’avait causé. Mme Récamier s’était ressaisie ; son imagination calmée avait laissé son cœur revenir aux sentiments doux et tendres pour lesquels il était fait beaucoup plus que pour un amour ardent, exclusif ou passionné. Elle redevenait « l’amie par excellence », comme l’appelle Mme Lenormant ; elle l’avoue à M. de Montmorency, qui lui répond : « S’il a jamais été pressant de réparer ses torts, de retirer et d’abjurer ses reproches, c’est lorsqu’on a reçu une lettre aussi parfaite que la vôtre, aimable amie. La mienne était à peine partie[5] par notre courrier ordinaire, que j’ai vu arriver cette charmante petite écriture. Un premier remords m’a saisi ; il a augmenté et s’est emparé de mon âme tout entière, quand j’ai lu les touchantes confidences de votre amitié, les triomphes de votre raison et toutes les pensées mélancoliques que je n’ai pas le courage de vous reprocher, quand elles n’aboutissent qu’à vous faire aimer notre pauvre Val, et à me faire accorder un privilège exclusif d’admission et de consolation… »
Ce Val était le « Val-du-Loup », campagne appartenant à Chateaubriand. Mme Récamier l’avait louée de moitié avec M. de Montmorency. Elle y passa l’automne de 1818 et tout l’été de 1819. M. de Montmorency venait souvent l’y rejoindre, sans que jamais ces séjours en commun aient donné lieu à des commentaires malveillants. L’un et l’autre étaient au-dessus du soupçon, et le monde, ainsi que le disait la duchesse de Broglie, ne s’y trompa point.
« Je me représente votre petit ménage du Val-du-Loup comme le plus gracieux du monde, écrivait-elle à Mme Récamier, le 15 juillet 1819. Mais quand on écrira la biographie de Mathieu dans la Vie des saints, convenez que ce tête-à-tête avec la plus belle et la plus admirée femme de son temps sera un drôle de chapitre. Tout est pur pour les purs, dit saint Paul, et il a raison. Le monde est toujours juste ; il devine le fond des cœurs. Il ajoute au mal, mais il ne l’invente jamais ; aussi je crois que l’on perd toujours sa réputation par sa faute. »
Pour rassuré qu’il fût au sujet de Chateaubriand, Mathieu de Montmorency ne s’en méfia pas moins toujours un peu de celui qui lui apparaissait comme un rival dont l’influence ne pouvait être que fâcheuse.
Rivaux, ils l’étaient d’ailleurs en politique, aussi bien qu’en leur qualité d’amis de la même femme. Très différents dans leurs opinions, mêlés tous deux de très près aux affaires, pendant le règne de Louis XVIII, délégués l’un et l’autre au congrès de Vérone, ministres l’un après l’autre, ils avaient peine à se comprendre et à s’entendre et il fallait, pour prévenir d’incessants conflits entre eux, toute la puissance d’apaisement que possédait Mme Récamier. Jamais, en lui écrivant, le duc de Montmorency ne nommait Chateaubriand. C’était toujours lui ou on, ou encore le noble ami. Chateaubriand, de son côté, disait : Mathieu tout court, il ne prenait pas la peine de le craindre ; la pensée que quelqu’un pût lui porter ombrage n’était pas de celles qui l’abordaient.
Tant que Mathieu de Montmorency vécut, il ne cessa de témoigner à Mme Récamier la même affection sérieuse, de lui exprimer le même désir de la voir jeter l’ancre dans le port du salut éternel.
Il venait d’être nommé gouverneur du duc de Bordeaux, à la satisfaction générale, quand le 24 mars 1826, au moment où il s’agenouillait dans l’église de Saint-Thomas d’Aquin, à l’heure de la messe, on le vit s’affaisser si bas que son front touchait presque la terre. Priait-il avec une ferveur toujours plus profonde dans cette attitude prosternée ? On le crut pendant un moment, puis on s’approcha pour le relever…
Mathieu de Montmorency était mort, et Mme Récamier avait perdu son guide le plus sûr.
Si Mathieu de Montmorency fut le Mentor, parfois un peu austère, de Mme Récamier, Ballanche, – le doux Ballanche comme l’appellent presque tous ceux qui parlent de lui, – apparaît comme son ange gardien.
Il était né à Lyon, comme elle, et n’était son aîné que d’un an. Fils d’un imprimeur, il partageait les travaux de son père et le secondait dans la direction de ses affaires, mais ses goûts et ses aptitudes l’attiraient vers l’étude et la philosophie, plutôt que vers la vie pratique.
Sa jeunesse avait été souffrante et maladive. Une grave opération l’avait défiguré sans réussir cependant à l’enlaidir tout à fait ; ses yeux brillants, intelligents et singulièrement expressifs compensaient ce que sa joue enflée et son bas de visage irrégulier laissaient à désirer. Un attachement malheureux avait jeté un voile sur sa première jeunesse, et quand il fit, en 1812, la connaissance de Mme Récamier, il était, d’après la description qu’en donne Sainte-Beuve, « un homme ayant vécu dans la rêverie, dans les affections et les souffrances individuelles, s’étant élevé naturellement à une moralité générale, douce, pieuse, plaintive, chrétienne, n’ayant pas trouvé la loi, la formule de sa philosophie, n’ayant pas deviné l’énigme… » et Sainte-Beuve ajoute : « Mme Récamier eut une influence sereine sur sa destinée apaisée. »
Ce fut Camille Jordan, le brillant orateur, qui présenta l’un à l’autre le philosophe « au cœur déçu » et la femme que jamais le récit d’aucune souffrance ne laissa insensible. Il avait, au préalable, raconté à cette dernière l’histoire de l’ami qu’il allait lui amener, et d’emblée « elle se prit à lui, raconte Mme Mohl, avec toute l’affabilité et la tendresse de sa nature, et il s’épanouit lui-même en sa présence comme une plante languissante qui renaît aux rayons du soleil. Depuis ce jour il fut sa propriété. Jamais il n’eut une parole, ni une pensée pour rien demander en retour de son entier dévouement ; le plaisir d’écouter et de regarder lui suffisait. »
Mme Lenormant raconte, à propos des débuts de la liaison de Mme Récamier et de Ballanche, un trait qui peint l’âme très élevée et noble, mais un peu naïve, du philosophe lyonnais :
« Le lendemain de sa présentation chez Mme Récamier, M. Ballanche y revint seul et se trouva tête-à-tête avec elle. Mme Récamier brodait à un métier de tapisserie ; la conversation, d’abord un peu languissante, prit bientôt un vif intérêt, car M. Ballanche, qui trouvait avec peine ses expressions, quand il s’agissait des lieux communs ou des commérages du monde, parlait extrêmement bien, sitôt que la conversation se portait sur l’un des sujets de philosophie, de morale, de politique ou de littérature qui le préoccupaient.
« Malheureusement les souliers de M. Ballanche avaient été passés à je ne sais quel affreux cirage infect, dont l’odeur, d’abord très désagréable à Mme Récamier, finit par l’incommoder tout à fait. Surmontant, non sans difficulté, l’embarras qu’elle éprouvait à lui parler de ce prosaïque inconvénient, elle lui avoua timidement que l’odeur de ses souliers lui faisait mal.
« M. Ballanche s’excusa humblement, en regrettant qu’elle ne l’eût pas averti plus tôt, et sortit ; au bout de deux minutes il rentrait sans souliers et reprenait sa place et la conversation où elle avait été interrompue. Quelques personnes qui survinrent le trouvèrent dans cet équipage et lui demandèrent ce qui lui était arrivé. « L’odeur de mes souliers incommodait Mme Récamier, je les ai quittés dans l’antichambre. »
Il prit dès lors l’habitude de venir voir chaque jour celle dont la présence était devenue pour lui une des conditions essentielles de son existence.
Quelques mois plus tard elle quittait Lyon pour aller faire son premier voyage en Italie. Ballanche prit grand’peine à lui composer une petite bibliothèque destinée à tromper les longueurs de la route, qui devait se faire en voiturin, la fortune médiocre de Mme Récamier ne lui permettant plus de se servir d’un moyen de locomotion plus rapide : chaise de poste avec relais ininterrompus. Elle savait combien elle allait manquer à son nouvel ami, « si vite promu au rang d’ami ancien », et lui recommanda de lui écrire dès le premier soir qui suivrait son départ. Il n’y manqua pas, mais les lettres ne sont après tout jamais qu’un bien pauvre correctif de l’absence. Ballanche s’en aperçut bientôt, et au mois de juillet il fit par le courrier, tout d’un trait, le trajet de Lyon à Rome, où il passa une semaine. Ses occupations ne lui permettaient pas un séjour plus prolongé, mais lorsque la mort de son père lui rendit sa liberté, il liquida ses affaires et quitta définitivement Lyon pour s’établir à Paris, dans un appartement qui faisait face à celui que Mme Récamier occupait à l’Abbaye-au-Bois.
Aux heures où elle recevait, il apparaissait dans son salon, s’effaçant quand d’autres tenaient à briller, souriant aux nouveaux venus qu’il voyait un peu intimidés par ce rendez-vous de gens célèbres à un titre quelconque. Quand elle voyageait, il la suivait tout naturellement ; on aurait dit qu’il se considérait comme un de ses meubles ou comme une partie indispensable de ses bagages.
Mme Récamier, d’ailleurs, lui rendait dévouement pour dévouement. Elle prenait soin de lui comme d’un grand enfant qu’il était à bien des égards ; elle s’employait à assurer le succès de ses ouvrages, et quand il fut nommé membre de l’Académie, en 1842, elle en éprouva une joie qui dépassait celle qu’il en ressentit lui-même. Ces deux êtres, également dépourvus d’égoïsme, s’oubliaient l’un pour l’autre, se prévenaient mutuellement, comme si c’eût été, de leur part, chose toute naturelle.
L’inquiétude que Ballanche éprouva au moment où Mme Récamier subit pour la première fois l’opération de la cataracte dépassa ses forces. Il en tomba malade ; une pleurésie se déclara, et bientôt tout espoir d’un retour à la santé fut perdu pour lui. Sans hésiter un seul instant et sans se soucier des précautions qui lui étaient recommandées, Mme Récamier accourut à son chevet. « Elle ne le quitta plus, mais elle perdit dans les larmes toute chance de recouvrer la vue…, écrit Mme Lenormant, qui nous raconte la fin de cette longue et touchante amitié :
« Il m’a été donné, hélas ! de voir souvent mourir, et jamais ce redoutable spectacle n’a offert à mes yeux plus de grandeur. L’âme était si présente et si ferme, la sérénité et la confiance dans la miséricorde céleste si absolues, qu’en se séparant de celle qu’il avait aimée sans réserve et d’une tendresse angélique, M. Ballanche est mort avec joie.
« La dépouille mortelle de cet incomparable ami reçut dans le tombeau de famille de Mme Récamier la suprême hospitalité ; il y repose près de celle qu’il a tant aimée.
« La douleur que Mme Récamier ressentit de cette perte, toute cruelle qu’elle fut au premier moment, eut cela de particulier qu’elle sembla, loin de s’adoucir, pénétrer de jour en jour plus profondément dans son cœur. Et pouvait-il en être autrement ? Comment cette âme, écho de son âme, ce cœur qu’elle remplissait tout entier, cette admirable intelligence qui se subordonnait avec tant de joie, jusqu’à n’avoir d’autre volonté que la sienne, n’auraient-ils pas laissé, en disparaissant, un vide immense ? »
Les lettres de Ballanche à Mme Récamier le montrent sans cesse préoccupé de la faire valoir, de mettre en évidence ce qu’il y avait de meilleur en elle. Il cherchait même à lui persuader qu’elle avait autant d’esprit que de beauté, de charme et de grâce ; il le croyait de bonne foi, et s’efforçait de l’amener à entreprendre une œuvre littéraire. Il pensait, non sans raison, que toute âme a besoin d’un aliment, et qu’une occupation qui absorberait son intelligence la préserverait mieux que toute autre chose des dangers que lui faisaient courir les admirations trop ardentes dont elle était entourée. Ce désir de la distraire devint sa préoccupation dominante au moment où Chateaubriand, entrant comme un ouragan dans la vie de Mme Récamier, risqua d’en compromettre le paisible équilibre.
« Vous ne vous connaissez pas, lui écrivait-il alors, nul ne sait l’étendue de ses facultés avant d’en avoir usé… »
Et ailleurs : « Comment voulez-vous que j’aie quelque confiance en moi, si vous n’en avez pas en vous, vous que je regarde comme si éminemment douée ? Votre domaine est l’intimité des sentiments ; mais, croyez-moi, vous avez à vos ordres le génie de la musique, des fleurs, des longues rêveries et de l’élégance. Créature privilégiée, prenez un peu de confiance, soulevez votre tête charmante et ne craignez pas d’essayer votre main sur la lyre d’or des poètes.
« Ma destinée à moi tout entière consiste peut-être à faire qu’il reste quelque trace, sur la terre, de votre noble existence. Aidez-moi à accomplir ma destinée. Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aimée et appréciée, lorsque vous ne serez plus. Ce serait un vrai malheur qu’une si excellente créature ne passât que comme une ombre charmante. À quoi servent les souvenirs, si ce n’est pour perpétuer ce qui est beau et bon ? »
Trois jours après il revenait encore à la charge : « Je ne sais, mais il me semble que je dois paraître en ce moment comme un homme préoccupé d’une idée fixe. Mes lettres vous disent toujours la même chose. J’ai, il faut l’avouer, bien de la peine à vous inspirer, au point où je l’ai moi-même, le sentiment de votre supériorité. Cependant il est très vif en moi, et surtout très vrai. Il est des femmes qui ont une grande puissance d’imagination, d’autres une grande finesse de tact, d’autres un esprit très délicat ; mais de toutes les femmes qui ont écrit, nulle n’a réuni à la fois toutes ces qualités diverses. Tantôt c’est la raison qui manque, tantôt l’étendue et la profondeur du sens moral ; en vous la rêverie, la grâce, le goût seraient toujours d’accord : je suis séduit d’avance par une harmonie si parfaite.
Je voudrais que mille autres connussent ce qu’il m’est si facile de deviner. Il vous sera donné de faire comprendre ce qu’est en soi la beauté ; on saura que c’est une chose toute morale : il ne sera plus permis de douter que c’est un reflet de l’âme.
« Une occupation vous fera du bien ; votre imagination souffrante et rêveuse a besoin d’un aliment. Soignez votre santé, méfiez-vous de vos nerfs : vous êtes un ange qui s’est un peu fourvoyé en venant sur une terre d’agitation et de mensonge. Je ne vous parlerai pas de moi, parce que vous connaissez tous mes sentiments, mais je vous parlerai beaucoup de vous, parce que je veux enfin vous faire connaître à vous-même, vous révéler les trésors que vous avez et que vous ignorez. »
Il voulait à toute force, le bon Ballanche, faire de la femme aimée un génie littéraire, sans se douter que le secret de son charme souverain n’était pas dans son intelligence. Ce secret, il le révélait dans d’autres passages de ses lettres, tels que ceux-ci : « Vous êtes bien la plus excellente des femmes…, avec votre tact infini, vous avez bien vite compris tout le bien que vous deviez me faire. Vous qui êtes la pitié et l’indulgence en personne, vous avez vu en moi une sorte d’exilé, et vous avez compati à cet exil du bonheur… Votre destinée, à vous, est d’inspirer… Vous êtes la poésie même… »
… « Si j’étais complètement égoïste, je voudrais éprouver quelque grand revers pour être consolé par vous… » ; des phrases de ce genre se retrouvent constamment sous sa plume et prouvent, mieux que de longues affirmations, combien le caractère de Mme Récamier était supérieur à sa beauté.
Loin d’elle, il éprouvait toujours une pénible sensation de dépaysement, un malaise que les lettres écrites dans les rares occasions où il n’avait pu la suivre ne cherchent pas à dissimuler. Elle lui apparaissait comme la raison d’être de sa vie. « Vous savez bien, lui écrivait-il un jour, que vous êtes mon étoile, et que ma destinée dépend de la vôtre. Si vous veniez à entrer dans votre tombeau de marbre blanc, il faudrait bien vite me faire creuser une fosse, où je ne tarderais pas d’entrer à mon tour. Que ferais-je sur la terre ? Mais je ne crois pas que vous passiez la première ; dans tous les cas, il me paraît impossible de vous survivre. »
Il devait, en effet, passer le premier, et ce fut elle qui ne lui survécut que deux ans à peine.
Si d’autres l’aimèrent avec plus de passion, si plusieurs cherchèrent à la dominer plus que lui, si quelques-uns parvinrent à troubler la douce quiétude de son âme, personne ne sut, mieux que lui, la comprendre, et pénétrer jusqu’au fond de sa vraie nature.
« Vous étiez primitivement une Antigone dont on a voulu à toute force faire une Armide. On y a mal réussi : nul ne peut mentir à sa propre nature », disait-il. Et c’était vrai. À distance et considérée sans parti pris, Mme Récamier apparaît comme une sœur de charité dont le monde aurait juré de faire une grande coquette.
Le monde, en dépit des apparences, ne parvint pas à disqualifier la femme dont la mission, ici-bas, devait être une mission de paix, d’apaisement et de consolation. Et personne ne l’aida autant à résister à l’effort du monde que le meilleur de ses amis : « le doux Ballanche ».
Pour être placé à sa vraie date, le chapitre destiné à rappeler la courte liaison de Mme Récamier et de Benjamin Constant devrait suivre immédiatement celui qui a trait à Mme de Staël. Mais les longues amitiés de Mathieu de Montmorency et de Ballanche ont bien le droit de passer avant cet épisode, car on ne saurait nommer autrement une histoire qui fut, de la part de Mme Récamier, une erreur et de celle de Constant un accès particulièrement violent de ses folies accoutumées.
Coppet les avait réunis, mais sans provoquer entre eux le moindre rapprochement. Rien n’attirait Mme Récamier dans l’homme dont le talent supérieur était si mal servi par un caractère sans énergie et une moralité absente. De son côté, il ne la remarquait pas, tout entier absorbé qu’il était par d’autres soins.
Mais quand, en 1814, au moment où les droits des souverains créés par Napoléon allaient se discuter au congrès de Vienne, la reine Caroline écrivit à Mme Récamier pour la prier de lui indiquer un publiciste à qui Murat pût confier sa cause, elle songea immédiatement à Benjamin Constant.
Elle le pria de venir la voir et, en rentrant de chez elle, il écrit dans son Journal : « Cette femme que j’ai vue en maintes occasions et de toutes les manières, qui ne m’a jamais fait aucune impression, – me saisit tout à coup et m’inspire un sentiment violent. Suis-je fou ou bête ? Mais cela passera, j’espère… »
Cela passa, comme passèrent toutes les grandes passions de Benjamin Constant, mais non sans avoir duré plusieurs mois et non sans avoir eu de graves conséquences pour lui. Ses amis et ses biographes ont été sévères pour Mme Récamier ; ils l’ont accusée d’avoir inspiré l’étrange volte-face qui faisait de Benjamin Constant un conseiller de l’empereur, alors qu’un mois auparavant, lors du retour de l’île d’Elbe, il était encore un des plus fougueux défenseurs des Bourbons. Ils lui ont reproché surtout sa coquetterie vis-à-vis de lui, coquetterie flagrante à les entendre, et dans laquelle se résumerait tout entier le secret de sa puissance de séduction.
Si elle eut quelque part à l’acte qui fit passer, aux yeux de beaucoup, Constant pour un transfuge, ce ne fut qu’une part très indirecte et inconsciente : il ne voulut pas s’éloigner de Paris, pour ne pas s’éloigner d’elle. Absent, il n’aurait pas cédé à l’illusion qui lui fit voir tout à coup dans Napoléon le monarque constitutionnel qu’il rêvait depuis longtemps. Une fois de plus, son caractère se trouvait inférieur à son intelligence ; mais si on ne peut guère l’en rendre responsable, il n’est pas plus juste d’en demander compte à Mme Récamier.
Il y a plus de vérité dans le reproche d’une coquetterie calculée dont elle aurait usé envers lui. Très désireuse de le gagner à la cause du roi de Naples, un peu étonnée en outre de n’avoir, jusqu’alors, point fait d’impression sur lui, elle se donna, sans doute, une peine infinie pour lui plaire. De son côté, brouillé avec Mme de Staël, dégoûté de sa seconde femme, qui l’ennuyait comme l’avait ennuyé la première, il était dans un état d’esprit qui le préparait à tomber éperdument amoureux d’elle. Il n’y manqua pas et se livra tout entier à cette passion nouvelle.
Les lettres qu’il lui écrivit forment un gros volume. Elles sont intéressantes comme tout ce qu’il écrivait, mais monotones par l’insistance qu’il met à protester sans cesse de son adoration.
« Le seul tort que vous ayez, c’est d’avoir voulu vous faire aimer de moi, par je ne sais quelle lubie qui n’a duré que cinq jours », lui écrit-il. Une coquetterie qui n’a duré que cinq jours semble pouvoir être à la rigueur pardonnée, mais le ton change dans le Journal intime de Benjamin Constant, qui est, à bien des égards, instructif à lire parallèlement à la Correspondance : « J’ai affaire à une franche coquette. » – « Jamais il n’y eut plus de coquetterie !… » Ces exclamations datent de bien après les cinq jours dont il est parlé plus haut.
… « Il y a en vous je ne sais quel intérêt qui captive et qui ne peut jamais cesser ; on a beau vous voir occupée de tout autre chose, on a beau se sentir au sixième rang, on ne se détache point, et l’on trouve encore du plaisir à vous suivre dans votre vie pure et mobile, touchante et légère, et sur laquelle ses variétés mêmes répandent un charme particulier. » – « Votre âme est si profonde sous votre figure d’ange et de pensionnaire tout à la fois… » « Vous êtes en figure, en esprit, en noblesse, en pureté, en délicatesse, l’être idéal que l’imagination concevrait à peine si vous n’existiez pas… » « Ce que votre figure et votre grâce ont de séduisant n’est rien au prix de ce que votre âme a de touchant et votre esprit d’enchanteur par le naturel de chaque mot et la vérité de chaque impression… » « Vous êtes à la fois une femme ravissante, un ange du ciel et une enfant de cinq ans… »
Voilà pour les Lettres.
… « C’est une linotte, un nuage, sans mémoire, sans discernement, sans préférence… » « Hier soir je l’ai trouvée un chef-d’œuvre de coquetterie, de perfidie, de mensonge, d’hypocrisie et de minauderie… » « il n’y a rien à faire avec une âme si sèche… » Voilà pour le Journal !
Au plus fort de sa passion, Benjamin fait la connaissance de Mme de Krüdener, qui se met en tête de le convertir. Elle dut croire pendant quelques jours qu’elle y réussirait. Le mysticisme plaisait à son esprit mobile et curieux, et puis il espérait obtenir à force de prières l’amour de Mme Récamier.
« Mme de Krüdener m’a appelé auprès d’elle. Sa conversation m’a fait du bien. Elle a été adorable de compassion pour l’amour qui me tourmente et m’a promis son secours pour établir entre Juliette et moi un lien d’âme… » « J’ai revu Juliette avec douceur et calme, mais je la crois bien peu propre aux idées religieuses… » « J’ai revu Juliette et, grand miracle, elle veut de la religion ! Mme de Krüdener triomphe et désire arriver à nous unir spirituellement. J’ai prié avec Juliette… » Tout cela, à la vérité, ne grandit ni Benjamin Constant, ni Juliette, mais il ne faut pas y ajouter plus d’importance que cela ne vaut… Si l’on prenait au sérieux le Journal intime, qui donc en sortirait à son avantage ?
Ballanche aurait voulu persuader Mme Récamier d’écrire ses mémoires. Constant fit mieux : il se mit à les écrire pour elle, mais ils sont restés inachevés, son attachement n’ayant pas duré assez longtemps pour qu’il pût les mener à bonne fin.
Un des fragments publiés à la suite des Lettres se rapporte à Lucien Bonaparte et se termine par cette déclaration : « Celui qui écrit ces lignes aime Juliette plus que Lucien ne l’aima jamais, plus qu’aucun homme n’a jamais aimé. Il ne sait pas quel sort l’attend, il sait seulement qu’il n’a point d’espérance. Il a été souvent rejeté par elle, sans le mériter, de la douceur de l’amitié dans les abîmes de la douleur ; il n’est pas sûr de ne pas mourir par elle, mais il jure qu’à sa dernière heure, le dernier mouvement de son bras serait pour sa défense, et sa dernière parole une prière pour elle, et, si on l’accusait, une justification et un hommage. »
Vers le même temps il écrivait dans son Journal : « Je l’ai en horreur. Je ne la reverrais plus, si cela pouvait la peiner. Je donnerais dix ans de ma vie pour qu’elle souffrît la moitié de ce que je souffre… »
Bientôt la situation se détend. Mme Récamier n’est plus ni un ange, ni une âme sèche, mais seulement une amie qui se montre, comme toujours, bonne et compatissante dans l’adversité. L’évolution de Benjamin Constant provoque dans la société « un déchaînement » contre lui ; elle s’en émeut, le plaint et l’excuse.
Elle eut tort, qui ne l’avouerait, de jouer avec lui « durant cinq jours », qui peut-être eurent plus d’une édition. Mais tout permet d’affirmer que les Lettres sont, en ce qui la concerne, plus vraies que le Journal.
Elle eut, par contre, grandement raison de ne pas prendre Constant au sérieux, quand il mettait à sa disposition ses talents, son courage et qu’il lui disait : « Servez-vous-en, – guidez-moi pour que je fasse quelque chose de beau et de bon. »
Elle eut raison, parce qu’elle n’y aurait pas réussi, mais on peut s’étonner de ce qu’elle ne l’ait pas du moins essayé.
Était-ce par clairvoyance ? Beaucoup plutôt parce qu’elle manquait d’une certaine ambition, pour elle et pour les autres, qu’elle n’eut, en tous les cas, jamais celle de faire des hommes qui étaient pourtant, dans sa main, comme de la cire molle, des êtres supérieurs à ce qu’ils étaient avant de l’avoir rencontrée sur leur chemin.
Elle les conduisait dans des sentiers fleuris, sur des routes qu’elle s’efforçait de rendre unies pour eux ; elle ne cherchait pas à leur faire escalader les pentes escarpées qui aboutissent aux hauts sommets.
Quoi qu’il en soit, si, par coquetterie ou faute d’ambition, elle n’eut pas sur Benjamin Constant une influence heureuse, lui-même nuisit et nuit encore à sa réputation. L’épisode reste regrettable, mais n’eut pas d’épilogue. Benjamin Constant forme l’exception à la règle qui transformait en amis dévoués tous les hommes qui avaient aimé d’amour Mme Récamier, car son nom ne figure point parmi ceux des habitués intimes du salon de l’Abbaye-au-Bois.
On a appelé Mme Récamier « la Béatrice du moderne Alighieri ». La comparaison, aujourd’hui, semble étrange. Le temps, qui ne cesse de grandir le Dante, a diminué Chateaubriand à un point tel, que nous avons peine à comprendre le rôle prestigieux que lui ont attribué ses contemporains. Pour nous, il est surtout le Chateaubriand révélé par les Mémoires d’outre-tombe, l’homme profondément vain, égoïste et blasé, qui a donné le coup de mort à sa gloire unique, en voulant lui élever, de sa propre main, un colossal monument, « une basilique », le mot est de lui.
En se promenant dans les « détours de cette basilique », on y rencontre « une chapelle », – c’est toujours lui qui parle, – qu’il a « dédiée à Mme Récamier », et dans laquelle il a « placé son image ». Il faut être juste et reconnaître que la chapelle a été construite de main de maître, et que l’image n’a pas été sacrifiée par le demi-dieu qui cherchait cependant, avant tout, à se faire valoir lui-même.
Il ne paraît pas que Chateaubriand ait fait une grande impression sur Mme Récamier, le jour de leur première rencontre. Il se trouvait chez Mme de Staël, qui était à sa toilette. Tout à coup la porte s’ouvre, et une femme vêtue de blanc entre et s’assied « au milieu d’un sofa de soie bleue ». Mme de Staël causait avec animation, mais Chateaubriand n’avait d’yeux que pour la visiteuse. « Je n’avais jamais inventé rien de pareil », s’écrie-t-il. Elle sortit bientôt et ils ne se revirent que douze ans plus tard, au moment de la mort de Mme de Staël. Les Mémoires racontent longuement cette seconde entrevue : « Je la retrouvai après de longs jours de séparation. Quand on s’est rejoint à sa destinée, on croit ne l’avoir jamais quittée… Mes souvenirs de divers âges, ceux de mes songes comme ceux de mes réalités se sont pétris, mêlés, confondus, pour faire un composé de charmes et de douces souffrances dont elle est devenue la forme visible. Elle règle mes sentiments, de même que l’autorité du ciel a mis le bonheur, l’ordre et la paix dans mes devoirs. »
Quand Chateaubriand écrivait ces lignes, de longues années le séparaient du jour auquel il faisait allusion, des années illuminées par le culte que lui avait voué Mme Récamier. Pourquoi, accoutumée comme elle l’était, à se voir admirée et encensée, s’était-elle laissé comme ensorceler par le grand écrivain ? Était-ce le gentilhomme aux manières séduisantes, aux traits nobles qui gagna son cœur, – ne serait-ce pas plutôt l’auteur de René qui subjugua son imagination ? – Peut-être le véritable secret de l’ascendant que Chateaubriand exerça sur elle tient-il moins à ses qualités extérieures et à son merveilleux génie, qu’à son orgueil immense et à son égoïsme. Jusqu’alors l’occasion de déployer toute la puissance de dévouement qui était en elle lui avait fait défaut ; on s’oubliait pour elle, on la prévenait, on l’entourait. Mise en présence de l’absorbante personnalité qu’était Chateaubriand, elle lui voua un culte, et n’eut plus de préoccupation plus pressante que celle de lui procurer le plus d’adorateurs possible.
Le sentiment qu’il lui inspira dès l’abord est certainement ce qui, dans tout le cours de sa vie, a le plus ressemblé à la passion. Il la troubla si profondément que ses meilleurs amis, Mathieu de Montmorency et Ballanche, s’en effrayèrent et usèrent de toute leur influence pour la mettre en garde contre elle-même. Ils y réussirent ; cependant les rivalités politiques qui séparaient le premier d’entre eux et Chateaubriand suscitaient des luttes, des conflits dont elle souffrait, et qui nécessitaient de sa part des prodiges de tact et de délicatesse.
Chateaubriand, d’ailleurs, grisé par son arrivée au pouvoir et par ses triomphes d’homme d’État, changeait peu à peu de ton vis-à-vis d’elle : « L’humeur de l’éminent écrivain n’avait pas résisté à la sorte d’enivrement que le succès, le bruit, le monde amènent facilement pour des imaginations ardentes et mobiles », dit Mme Lenormant. « Son empressement n’était pas moindre, son amitié n’était point attiédie, mais Mme Récamier n’y sentait plus cette nuance de respectueuse réserve qui appartient aux durables sentiments que seuls elle voulait inspirer : le souffle d’un monde frivole et adulateur avait passagèrement altéré cette pure affection. »
La santé de sa nièce fournit, à ce moment, à Mme Récamier une occasion de s’éloigner dont elle se hâta de profiter ; elle partit pour ce second voyage en Italie qui dura un an et demi.
Au bout de six mois d’absence elle écrivait : « Si je retournais à présent à Paris, je retrouverais les agitations qui m’ont fait partir. Si M. de Chateaubriand était mal pour moi, j’en aurais un vif chagrin ; s’il était bien, un trouble que je suis résolue à éviter désormais. Je trouve ici dans les arts une distraction, et dans la religion un appui qui me sauveront de tous ces orages. »
Quand, enfin, Chateaubriand apprit l’arrivée de Mme Récamier à Paris, il accourut dans cette cellule de l’Abbaye-au-Bois, où il reprit bien vite l’habitude de venir chaque jour passer quelques heures. Le calme de leurs relations était rétabli, et rien ne devait plus le troubler. La nomination de Chateaubriand à l’ambassade de Rome les sépara encore pendant dix-huit mois, durant lesquels il lui écrivit « par tous les courriers, c’est-à-dire trois fois par semaine, et toujours pour vous dire que je meurs ici sans vous ».
Ces lettres sont intéressantes, pleines de détails sur la politique du jour, de recommandations au sujet de son Moïse qui devait être joué en son absence, de doléances aussi sur la santé de Mme de Chateaubriand, qui supportait mal le climat de Rome et sur la sienne propre. Il était tourmenté déjà par ces rhumatismes qui devaient peu à peu le priver de l’usage de ses membres ; il commençait à sentir les premiers indices du déclin et de la vieillesse, et il en parle avec une mélancolie compréhensible : « Hélas ! voilà encore une année tombée sur ma tête. Quand me reposerai-je auprès de vous ? Quand cesserai-je de perdre sur les grands chemins les jours qui m’étaient prêtés pour en faire un meilleur usage ? J’ai dépensé sans regarder, tant que j’ai été riche ; je croyais le trésor inépuisable. Maintenant, quand je vois combien il est diminué, et combien peu de temps il me reste pour vous aimer, il me prend un grand serrement de cœur. »
« Je ne suis plus qu’un invalide dont le cœur reste tout entier pour vous. » Les paroles comme celles-là abondent dans ses lettres. Quand il fut de retour à Paris, Mme Récamier s’ingénia à le distraire, à lui faire oublier la fuite de sa jeunesse et de ses forces.
Pour lui, elle agrandit son salon et se refit mondaine ; pour lui, elle élargit considérablement le cercle de ceux qu’elle recevait journellement. Elle s’efforçait de lui former une cour, de l’entourer de tout ce que Paris comptait de jeunes gloires et de réputations naissantes.
Quand il ne put plus marcher, il se faisait encore porter chaque jour de sa voiture, dans laquelle il faisait le court trajet qui sépare la rue du Bac de la rue de Sèvres, jusqu’au seuil du salon de Mme Récamier. Là on le déposait dans un fauteuil que son valet de chambre roulait jusqu’à l’angle de la cheminée. Ce n’est qu’après cela que la porte s’ouvrait aux visiteurs qui ne devaient pas être les témoins de la décadence du dieu devant lequel chacun était tenu de brûler un encens perpétuel.
Mme Récamier oubliait sa cécité pour ne songer qu’au bien-être de l’ami qui se survivait à lui-même et, au physique comme au moral, n’était plus qu’une ruine.
« Elle aidait », selon l’expression de Mme Lenormant « ce grand génie à vivre », et quand Mme de Chateaubriand faisait une apparition dans la société sans cesse réunie autour de lui, elle y semblait une étrangère.
À la vérité, elle n’avait guère été autre chose dans la vie de son mari, et elle s’en était consolée en se vouant avec passion à des œuvres charitables. Quand elle mourut, au commencement de l’année 1847, Chateaubriand supplia Mme Récamier de l’épouser. Il aurait voulu lui donner son nom, mais avec le parfait bon sens qui a été un des traits les plus caractéristiques de sa riche nature, elle refusa, en lui disant : « À quoi bon ? »
À leur âge, qui aurait eu le droit de s’étonner de leur intimité ? Elle était aveugle, il était paralytique ; s’ils finissaient leur vie l’un près de l’autre, y aurait-il là rien qui pût scandaliser le monde ? Peut-être pensait-elle aussi, sans le dire, que le nom qu’il lui offrait n’ajouterait rien à la pure et brillante réputation qui était la sienne et que, pour l’avenir, elle préférait rester ce qu’elle avait été dans le passé : tout simplement Madame Récamier.
Elle avait refusé son nom, elle porta son deuil et, lui mort, ne tint plus à la vie que par un fil si ténu qu’une maladie moindre que le choléra eût suffi à le briser tout à fait. Elle le suivit dans la tombe au bout de huit mois, durant lesquels elle put encore assister à la publication des Mémoires d’outre-tombe. Fut-elle satisfaite de la « chapelle » dans laquelle il avait placé son image ? Comment ne l’aurait-elle pas été, quand elle y rencontrait des passages comme celui-ci : « Il me semble que tout ce qui m’a été cher, m’a été cher dans Mme Récamier, et qu’elle était la source cachée de mes affections », et comme tant d’autres où il parle, avec une émotion que l’on sent vraie, de l’affection qu’il éprouvait pour elle, affection égoïste certainement, qui demandait plus qu’elle ne donnait, mais qui n’est ni sans grandeur, ni sans profondeur.
La douleur d’apprendre combien ces Mémoires, si vantés d’avance et sur lesquels Chateaubriand comptait pour entourer son souvenir d’une auréole définitive, lui nuisirent en réalité, lui fut épargnée. Elle mourut, persuadée de l’immortalité d’une gloire dont l’incomparable éclat l’avait éblouie, et qu’elle a soutenue et prolongée par un miracle d’abnégation et de dévouement.
« C’est le jour de l’an, que pour la première fois, vous m’êtes apparue tout à coup, en robe blanche, avec cette grâce dont rien jusque-là ne m’avait donné l’idée. Ce moment ne sortira jamais de mon souvenir ; toute ma jeunesse s’est passée entre cet instant et celui où je vous écris, et, dans cet intervalle, je vous retrouve à toutes les époques de joie et de peine avec ce charme du premier jour, et de plus tout ce que l’intimité m’a découvert de raison de vous aimer, de vous admirer. J’y pense avec attendrissement en vous écrivant ; je me dis qu’en lisant cette lettre vous serez peut-être touchée de cette affection si douce, si pure, que rien ne peut altérer, et sur laquelle nous pouvons nous reposer pour tout l’avenir. » Cette lettre de Jean-Jacques Ampère est datée du 27 décembre 1825, neuf ans après le jour auquel il fait allusion.
Il avait vingt ans au moment de cette soirée qui enchaîna irrévocablement sa vie à celle de Mme Récamier ; elle-même en avait quarante-trois. La mère de Jean-Jacques Ampère était née à Lyon, la même année que la fille du notaire Bernard ; elles s’appelaient l’une et l’autre Julie, à cela s’arrêtent les analogies entre elles ; pour le reste, rien de plus différent que l’existence de ces deux contemporaines.
Julie Carron, mariée par amour à André-Marie Ampère, se consacra de toute son âme au bonheur de son mari et à l’éducation de son fils. Elle fut enlevée de bonne heure à leur affection, et au moment de quitter la vie simple, paisible, bourgeoise qu’elle avait menée aux côtés du grand physicien, elle s’écriait : « Mon mari et mon fils ont tant besoin de moi ! »
Beaucoup plus tard, vers la fin de sa brillante carrière, Mme Récamier répétait souvent : « la vie que j’ai menée n’est pas enviable », et peut-être qu’elle aurait affirmé, si on l’avait questionnée sur ce sujet, que le court bonheur domestique de Julie Carron était bien préférable à ses propres succès et à tous ses triomphes.
Ce qu’il y a de certain, c’est que l’amour spontané, irréfléchi, étrange à bien des égards, mais profondément touchant, qu’elle inspira au fils de Julie Carron, contribua puissamment à embellir et à poétiser les dernières années de sa vie. Pendant vingt-sept ans, il lui demeura fidèle, l’associant à tous ses intérêts, prenant sa part de toutes ses joies et de toutes ses tristesses. À mesure que la mort rétrécissait les rangs des intimes de Mme Récamier, Jean-Jacques Ampère l’entourait davantage et s’ingéniait pour lui rendre moins sensibles les dépouillements successifs qui lui étaient imposés. Toujours près d’elle aux heures de deuil, il y est encore à celle de l’agonie, prouvant ainsi à quel point il disait vrai, quand il lui écrivait qu’elle pouvait se reposer sur son affection : « pour tout l’avenir ».
Si frappé qu’Ampère ait été par l’idéale beauté et par la grâce de Mme Récamier, c’est par un trait de bonté qu’elle le conquit en un instant et pour toujours. Fort intimidé en cette soirée où il venait, pour la première fois, de franchir le seuil du salon le plus célèbre de Paris, le très jeune homme, assis auprès du « canapé bleu » qu’affectionnait la maîtresse de la maison, cherchait à se donner une contenance en tourmentant entre ses doigts un frêle coupe-papier en marbre rouge antique qui s’était trouvé à portée de sa main. Tout à coup le couteau, qu’il cherchait inconsciemment à ployer, se casse en plusieurs morceaux. Troublé, interdit, Jean-Jacques les considérait dans un silence désespéré. Sans interrompre sa conversation, sans même avoir eu l’air de s’apercevoir de ce qui venait de se passer, Mme Récamier s’empara des fragments de marbre et les fit disparaître derrière les coussins du canapé avant que personne n’eût pu relever l’incident. Rarement pensée bienveillante fut mieux récompensée ; désormais Jean-Jacques Ampère lui appartenait tout entier. Avec le temps, son amour devait changer de nature, l’ardente passion des premières années de sa jeunesse se fondre dans une tendresse sans bornes, mais rien ne l’altéra ni ne la diminua jamais. Cinq ans après leur première rencontre, un mot de Mme Récamier, mal interprété par lui, lui fit croire qu’elle consentirait à divorcer pour l’épouser. Sa joie fut immense, mais de courte durée ; il se convainquit bientôt qu’il y avait eu entre eux un malentendu ; son désappointement, pour grand qu’il fût, ne le détacha point de la femme dont il devait, comme tous ceux qui l’ont aimée, se contenter d’être l’ami.
Les lettres à Mme Récamier, insérées dans les deux volumes dans lesquels Mme de Chevreuse a réuni la Correspondance de Jean-Jacques Ampère, ne sont pas très nombreuses, pour la bonne raison que, lorsqu’il était à Paris, il la voyait chaque jour, et qu’il l’accompagnait le plus souvent dans ses déplacements. Ce n’est qu’au cours des lointains voyages, qui de temps à autre le séparaient d’elle, qu’il lui écrivait régulièrement. Ces voyages, elle les encourageait, parce qu’elle les trouvait nécessaires à ses études, à ses travaux historiques et au développement de sa pensée et aussi parce qu’elle savait : « que pour retenir ses amis, il faut avant tout respecter leur liberté et ne pas leur couper les ailes[6]. »
Elles sont, ces lettres, simples, naturelles, exemptes de toute recherche, affectueuses, caressantes, pleines du charme particulier qui caractérise d’un bout à l’autre la correspondance d’Ampère. Surtout elles montrent combien, même absente, Mme Récamier occupait ses pensées :
« Mes ouvrages, mes projets, mes succès, mes ennuis, tout cela vous appartient, lui écrit-il ; c’est vous qui m’inspirez, qui me consolez, qui m’élevez ; je suis par vous. »
… « Vous, à qui on a écrit des tendresses de presque tous les pays de la terre, on ne vous en a pas encore adressé de Drontheim… »
… « Que de pays où j’ai marché à vos côtés. Il en est des courses de ma pensée comme de mes voyages sur la terre : là aussi je vous-retrouve à chaque pas… »
… « J’aimerais à vous lire ce que j’écris, car vous êtes mon Aristarque aussi bien que ma Muse, aussi bien que ma vraie, que ma seule amie ; en toute chose et pour toute chose vous me manquez cruellement. »
Tandis qu’il n’hésitait pas à lui attribuer tout ce qui lui arrivait d’heureux, et à faire remonter ses succès jusqu’à son influence, deux de ses meilleurs amis, Albert Stapfer et Prosper Mérimée, estimaient que Mme Récamier l’avait empêché de donner sa mesure et de produire tout ce que ses dons exceptionnels permettaient d’attendre de lui.
« Cette femme, qu’on a tant aimée, vous me la ferez haïr », lui disait Stapfer, et beaucoup plus tard Mérimée écrivait : « Le malheur d’Ampère, ou peut-être son bonheur, c’est que tous ses angles saillants et originaux ont été smoothed down par une femme qu’il a aimée et que je n’ai jamais pu souffrir. »
Il y avait probablement une grande part de vérité dans les regrets que les amis d’Ampère éprouvaient, en songeant à ce qu’il aurait pu être, s’il n’avait pas été dominé si entièrement par un amour qui n’a échappé au ridicule que par sa fidélité même.
L’influence de Mme Récamier sur lui fut ce qu’elle était universellement : plus calmante que stimulante. Sa voix de charmeuse était faite pour bercer les amours-propres, pour endormir les douleurs et non pour éveiller les énergies. Ballanche et Ampère ont eu beau lui répéter qu’elle était leur inspiratrice ; elle ne leur a inspiré qu’une affection aussi pure qu’exaltée.
Il se peut que les années que Jean-Jacques Ampère lui avait données sans réserve aient été pour les lettres françaises des années perdues, – il ne les a jamais regrettées. Comment l’aurait-il fait quand, au lendemain de la mort de celle qui représentait « toute sa famille », Émile Deschamps lui écrivait : « Permettez-moi, Monsieur, de vous remercier, au nom de tous, du charme et des douces consolations dont vous avez entouré les chagrins et les maux de ses dernières années. » Il devait sentir que ces remercîments, il les avait mérités et que lui, le plus jeune de ses amis, avait acquitté la dette de reconnaissance, contractée par tant d’âmes endolories envers Mme Récamier.
De cette brillante existence est-il resté autre chose qu’un souvenir poétique et doux ? Retrouve-t-on dans les lettres françaises ou dans les arts quelques traits qui puissent être attribués à l’influence de Mme Récamier ?
Il ne le semble pas. Idole de son temps, elle n’a cherché ni à le diriger, ni à lui donner une impulsion déterminée. Ballanche a eu beau faire ; ce qu’il redoutait est arrivé : elle a passé comme une ombre charmante. « Être aimée fut toute son histoire », dit Mme d’Hautefeuille, et cette histoire, considérée dans son unité, laisse une impression finale de regret et de mélancolie.
Sa religion un peu vague, sa philosophie résignée, peut-être aussi une incapacité positive d’éprouver un sentiment violent ou passionné, l’ont préservée des écueils et des dangers dont sa route a été parsemée, mais l’ont empêchée aussi d’accomplir une œuvre grande et durable.
Elle apparaît dans le recul formé par les années comme une figure de rêve ; elle est restée, ainsi que le prédisait Sainte-Beuve, au lendemain de sa mort : « une figure unique ».
Personne, en effet, ne l’a remplacée. Aussi bien, le rôle qu’elle a joué sur la scène du monde serait-il impossible aujourd’hui. Les salons, politiques ou littéraires, ont vécu ; notre époque ne comprend plus les heures de loisirs passées à s’écouter parler ou à écouter les autres. Les désœuvrés eux-mêmes ne sauraient plus trouver le chemin de cette cellule de l’Abbaye-au-Bois, qui fut le rendez-vous de l’élite intellectuelle d’une société disparue.
Il n’y a plus de place, dans la foule enfiévrée qui l’a remplacée, pour ces âmes dont l’activité ne s’exerce que loin du bruit de la rue.
Plus que jamais le monde a besoin d’être apaisé, mais il ne saurait plus l’être par des voix aussi frêles que l’était celle de la belle Juliette. Il lui faut d’autres accents ; des clartés plus éclatantes que celles qui rayonnent dans des yeux de femme lui sont nécessaires pour le guider dans le dédale au milieu duquel il se débat.
Il en était autrement, il y a un demi-siècle. Les ténèbres étaient moins profondes, le besoin de lumière moins intense. Tombée moins bas, l’humanité tendait aussi moins haut qu’aujourd’hui.
Ce qui a fait la puissance de Mme Récamier, ce qui lui vaut de rester unique c’est qu’elle a personnifié l’idéal de son temps. Elle a été « une lumière sereine éclairant un tableau d’orage » a dit Chateaubriand.
La sérénité a été son charme, sa force, – la sérénité qui n’est autre chose que la forme parfaite de l’abnégation.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en juillet 2017.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Maria-Laura, Anne C., Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Portraits de femmes XII Madame Récamier par Joseph Autier, Paris, Fischbacher, 1900. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page reproduit Le salon de Madame Récamier à l’Abbaye-aux-Bois, huile sur bois, 1826, peint par François-Louis Dejuinne (Musée du Louvre, Wikimédia)
— Dispositions :
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[1] Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier. 2 vol. in-8°. Paris, Michel Lévy.
[2] Correspondance inédite de Mérimée.
[3] La fille de Mme de Staël.
[4] La lettre est écrite de Munich, et le bracelet dont il est question était orné du portrait de Mme Récamier.
[5] Il s’agit d’une lettre que Mme Lenormant ne cite pas.
[6] Mme de Chevreuse.