T. Combe

PAUVRE MARCEL

Nouvelle

1882

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Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE. 3

SECONDE PARTIE. 51

TROISIÈME PARTIE. 90

QUATRIÈME PARTIE. 120

CINQUIÈME PARTIE. 167

Ce livre numérique. 202

 

À G. T.

témoignage de ma reconnaissante affection.

PREMIÈRE PARTIE

LE service funèbre était terminé ; le prêtre s’éloignait, et la grande croix noire, portée par un enfant de chœur, s’inclinait au-dessus des tombes comme pour les bénir avant de les quitter ; les oiseaux, un instant interrompus par la cérémonie, reprenaient leurs chants et sautillaient sur le vieux mur. Un doux soleil de juin éclairait le petit cimetière, piquant ci et là d’une vive étincelle les socles de granit et l’or des inscriptions ; les hautes herbes se balançaient mollement, et le seringa fleuri envoyait des bouffées de parfums à la brise voyageuse ; sous le porche de l’église, une sainte Vierge souriait dans sa niche ornée de mousse fraîche et de fleurs. En traversant cet enclos si paisible et tout ensoleillé, on se disait que les morts devaient y être bien pour dormir. Quelques femmes du village, restées les dernières auprès de la tombe récente, s’éloignaient maintenant en parlant à voix basse.

— Pauvre garçon ! dit l’une d’elles en se retournant avant de descendre les quelques marches qui du cimetière conduisaient à la route. Pauvre garçon ! il ne peut se décider à quitter sa mère ; elle n’était pas tendre pourtant, la vieille Anastasie.

— Silence ! dit une autre ; il ne faut pas mal parler des morts, surtout à la porte du cimetière. M. le curé s’occupera de Marcel. Mon mari m’avait bien proposé de l’engager comme domestique jusqu’à la fin des œuvres, mais que voulez-vous faire d’un garçon qui n’a pas tout son esprit ? On dirait qu’il dort en marchant, quoiqu’il ait les yeux ouverts aussi grands que la lune. Et puis, si on le gronde, il n’a pas l’air d’en entendre un seul mot, ce qui fait qu’on n’a point de plaisir à causer avec lui.

— Nous avons eu Marcel aux fenaisons passées, dit une jeune femme à l’air tranquille et doux ; il est aussi bon ouvrier que les autres, meilleur peut-être, car il ne perd pas son temps à bavarder comme eux.

— Mais quand une de ses lubies le prend, interrompit une petite blondine aux cheveux frisés, il reste là, planté au beau milieu de son andain, les yeux perdus je ne sais où, comme s’il écoutait des voix que personne n’entend. Dans ces moments-là, je vous jure qu’il ne pourrait dire s’il tient sa fourche par la queue ou par les dents. Et quant à savoir si la faneuse est laide ou jolie, il n’en donnerait pas une coquille, le nigaud !

— Pauvre Marcel ! reprit la jeune femme au parler tranquille, qui est-ce qui aura soin de lui maintenant ? Si on lui met la cuiller dans la main, il mange ; autrement il n’y pense pas. Anastasie a laissé des dettes ; on vendra les meubles, la biquette, tout le pauvre ménage…

— C’est l’affaire de M. le curé, interrompirent les autres en chœur ; les innocents, les orphelins, ça le regarde, c’est sa famille, à lui.

Puis le petit groupe se dispersa, et la route fut bientôt aussi déserte que le cimetière.

Seul, seul au monde ! Que reste-t-il à ce pauvre garçon encore à genoux auprès du petit tertre fraîchement remué, derrière le grand sureau qui le dérobe à la vue des passants ? Le front appuyé contre les rigides bras de fer d’une croix voisine, les mains serrées l’une contre l’autre, il ne pleure pas, il ne pense même pas, il ne peut que sentir son abandon. Mille sensations confuses tourbillonnaient dans son pauvre esprit troublé ; tous les siens déjà sont au cimetière ; son père dort depuis bien des années sous cette pierre grise, là-bas ; sa mère est maintenant froide et muette dans son cercueil ; il semble à Marcel que des voix s’élèvent des tombes et lui crient : Reste ici ! Il frissonne et se redresse en sursaut, puis porte la main à son front que le contact du métal a comme enserré d’un cercle glacé. Il regarde longuement autour de lui, et ses yeux vagues et rêveurs semblent chercher quelque chose ; mais bientôt le pauvre garçon s’affaisse de nouveau dans son attitude désolée ; le sentiment accablant de la solitude est tombé sur lui et l’écrase. Là-bas, dans le village aux toits gris, dans les fermes groupées au pied des pâtures, dans les champs où des troupes d’ouvriers achèvent les labours printaniers, dans tout ce coin de terre enfermé par les hautes montagnes qui se dressent à l’horizon, Marcel n’a pas un ami.

Il n’a jamais été comme les autres : sa gaucherie, ses airs sauvages, son regard toujours distrait ou étonné étaient un perpétuel sujet de raillerie pour ses camarades. Tout enfant, il avait souffert de leurs méchants tours auxquels il se laissait prendre toujours de nouveau, car sa bonne foi simple et naïve ne soupçonnait jamais la tromperie. Quand on l’avait envoyé chez l’épicier acheter de la graisse de sauterelles ou toute autre denrée invraisemblable, et que le marchand indigné lui montrait la porte, Marcel s’en allait tête baissée rêver tristement à la méchanceté de ses compagnons. Il était tout disposé pourtant à les aimer, à les servir. Jamais il ne se refusait à garder les sacs et les ardoises pendant une partie de billes au sortir de la classe, quelque envie qu’il eût de prendre lui-même part au jeu. Le soir, en été, quand les enfants du village accouraient au chantier de Joseph Blanquet pour y jouer, c’était Marcel qui improvisait des balançoires, traînant des planches et roulant des poutres plus lourdes que lui ; il s’y écorchait les mains sans regret, content de voir les autres sauter et rire, heureux et enchanté si quelqu’un songeait par hasard à lui dire merci.

Il manquait totalement d’égoïsme ; c’est pour cette raison sans doute qu’on le trouvait si bête.

« Il ne sait rien garder pour lui, disait sa mère, Anastasie la fileuse, qu’on accusait d’avoir des doigts crochus auxquels il restait toujours un peu de laine. Je ne sais où j’ai pris ce garçon-là. » Elle l’aimait sans doute à sa manière, et plus d’une fois elle avait frotté rudement les oreilles des garnements qui le mystifiaient ; mais elle le rudoyait elle-même de la belle façon. Pauvre Marcel ! Sa mère lui répétant sans cesse qu’il n’était qu’un imbécile, il le croyait humblement et s’en affligeait encore plus à cause d’elle que pour lui-même.

« Si seulement j’étais comme les autres ! » s’écriait-il parfois avec amertume. Puis il s’en allait dans les bois et racontait sa peine aux vieux sapins, ses amis et ses confidents ; il se jetait dans l’herbe, y cachait son visage et versait des larmes passionnées ; parfois, sans savoir pourquoi, il enserrait de ses bras les troncs rugueux et son cœur bondissait en un élan de tendresse et de désir sans objet. Là-bas, les garçons et les fillettes jouaient ensemble dans les grands prés ; Marcel eût voulu courir à eux, mais une crainte instinctive le retenait à l’écart. Une délicatesse innée qu’on ne soupçonnait guère lui fit de bonne heure choisir la solitude. Il aimait la nature et surtout ses chants ; ce fut ce qui sauva son intelligence d’un obscurcissement complet et mit un peu de joie dans sa vie. Quand la petite blondine que nous avons rencontrée à la porte du cimetière assurait que Marcel semblait parfois écouter des voix inconnues, elle ne croyait pas si bien dire. Les harmonies fugitives des bois le ravissaient ; il pouvait passer de longues heures à écouter la cantilène plaintive du vent dans les branches, le bruissement des feuilles et le murmure tourbillonnant des moucherons. Il apprenait à saisir les nuances infiniment délicates de cette musique toujours la même et toujours variée ; les grands sapins lui racontaient des histoires ; les pinsons étaient ses amis, et leurs trilles joyeux raillaient gaiement son chagrin. À la longue, ces voix de la forêt lui devinrent si familières qu’il les comprenait mieux que le langage des hommes. Sa taciturnité augmenta ; on s’était si souvent moqué de sa naïveté qu’il préférait garder le silence.

« Il n’est pourtant pas idiot, disait le maître d’école, mais son esprit est ailleurs. » Je le crois bien, que son esprit était ailleurs. Dans l’atmosphère étouffante de la classe, au milieu du bruit grinçant des plumes et du bourdonnement monotone des leçons, Marcel pensait aux grands bois où mille virtuoses donnaient en ce moment un si beau concert. Quand la voix nasillarde du maître le tirait de sa rêverie, il se levait tout troublé et jetait au hasard quelque réponse maladroite qui excitait l’hilarité des autres écoliers. Cependant, tant bien que mal, il apprit à lire, à écrire et à compter. On logea dans sa mémoire quelques bribes de catéchisme, et M. le curé l’admit à la communion. Il accomplit certainement cet acte religieux avec plus de ferveur naïve et recueillie que la plupart de ses compagnons ; dès lors, les voix de la forêt lui parlèrent de Dieu et de son amour. Il grandissait ainsi, vivant d’une vie rêveuse et solitaire, plein de vagues aspirations auxquelles il ne savait comment donner essor. Un heureux hasard survint, qui fit un musicien de ce poète sans voix.

C’était en automne ; de longs brouillards gris s’étendaient sur les prairies où les vaches broutaient les derniers regains ; çà et là brillaient les feux de broussailles où les petits bergers transis venaient se chauffer les mains et cuire des pommes de terre sous la cendre. Marcel, qui avait alors quatorze ans, était entré comme bovi au service d’un riche paysan des environs ; mais celui-ci, jugeant qu’un seul berger ne pourrait suffire à la surveillance d’un troupeau de plus de quarante bêtes, lui adjoignit un autre garçon à peu près du même âge, qui se trouva être un incomparable paresseux. Il restait tout le jour allongé au pied d’un mur, les mains dans ses poches et sifflotant entre ses dents. Parfois il apportait avec lui une jolie flûte d’ébène qui s’était échouée je ne sais comment dans la misérable cabane de son père, et sur laquelle on lui avait appris à seriner l’air de Malbrouk. Étendu nonchalamment auprès des tisons de la torée, il jetait au vent les notes de cette admirable mélodie, tandis que Marcel courait à perdre haleine d’un bout à l’autre du pré, pour retenir son grand troupeau dans les limites permises. Un jour enfin il perdit patience.

— Tu ne fais rien, Antoine ; je le dirai au maître.

— Ça me fatigue ! répondit l’autre en étendant ses longs bras de manière à en faire craquer toutes les articulations. Vois-tu, c’est bon pour ta santé d’avoir un peu à courir. Tiens, voilà Papillonne qui mange l’avoine du père Bonnet, ne vas-tu pas la retourner ?

— Vas-y, toi, répondit Marcel en s’asseyant tranquillement sur une pierre.

Antoine le regarda stupéfait ; mais comme Papillonne prenait décidément de trop grandes libertés dans le champ du voisin, il y courut et pourchassa la délinquante jusqu’à l’autre bout du mur. Après cet effort considérable, il vint tomber tout essoufflé auprès du feu. Marcel se repentait déjà de cette rébellion inouïe ; fort heureusement, il n’en laissa rien paraître.

— Dis donc, fit Antoine après un moment de silence, sais-tu que ça m’ennuie comme tout, ces vaches, ces moutons et tout le bataclan ? Si tu t’occupais de ça, moi, je surveillerais le feu et je cuirais les pommes de terre. Chacun sa partie.

— Non, je ne veux pas, répondit Marcel qui sous sa naïve bonne foi avait, tout comme un autre, le sentiment du juste et de l’injuste.

— Je te donnerai quelque chose, persista Antoine ; veux-tu mon couteau ?

— J’en ai un.

— Ma flûte, alors ? Tiens, je te la donne. Au fait, elle ne me sert pas à grand’chose, puisque je ne sais qu’un air ; et puis ça me fatigue de souffler dedans. Qu’en dis-tu, Marcel, ça y est-il ?

Mais Marcel était trop ému pour répondre. Dans ses rêves les plus ambitieux, il n’avait jamais souhaité de toucher un moment de ses lèvres cet instrument merveilleux, et voilà qu’Antoine le lui offrait, le lui donnait tout de bon !

— Pour toujours ! dit-il enfin d’une voix tremblante.

— Pour toujours, et une semaine de plus. Mais je ne veux pas avoir à m’occuper de ces diantres de vaches, et puis tu m’apporteras tous les matins un grand tas de branches pour la torée, entends-tu ?

— Oui, oui ! s’écria Marcel qui aurait volontiers accompli des travaux gigantesques pour le prix qu’on lui offrait. Mais tu ne me la reprendras jamais, fais-en ta croix !

Le pauvre garçon n’avait certes aucune pensée irrespectueuse en parlant ainsi ; seulement il lui semblait qu’une transaction de cette importance ne pouvait s’accomplir sans un serment solennel. Antoine, qui était d’une nature assez bénévole, se signa dévotement, puis tendit sa flûte à Marcel, et l’affaire fut conclue.

Ce jour fit époque dans la vie jusqu’alors si dépouillée du pauvre bovi ; les harmonies qui chantaient en lui avaient trouvé une voix. Il aima plus que jamais la grande cantate de la forêt quand il put l’imiter et s’y joindre. Tout seul, après bien des tâtonnements et de longues heures d’étude, il apprit l’usage de son instrument. Il répéta les mélodies qu’il entendait chanter aux autres bergers ; sous ses doigts, la plus vulgaire ritournelle devenait un naïf poème. Puis il voulut dire aussi sur sa flûte ce que la forêt raconte ; quand sa tâche du jour était terminée, il montait jusqu’à la limite des pâturages déserts, et là, assis sur une grosse racine, au pied d’un sapin, il jouait tout ce qui lui passait dans l’esprit. Ces improvisations sans art, mais non sans charme, le plus souvent berçantes et rêveuses, glissaient sous la ramée comme un murmure, et parfois aussi s’élançaient en fusées, comme les roulades brillantes du pinson. Si quelque paysan traversait par hasard le sentier des pâtures, il s’arrêtait un instant pour écouter cette musique et se disait : « C’est Marcel à l’Anastasie ; il fait de sa flûte ce qu’il veut, ce garçon-là. Il faut qu’il soit moins bête qu’il ne paraît. »

Cinq ans passèrent ainsi. Marcel était devenu grand et fort, bien que sa haute stature parût trop élancée aux paysans qui l’engageaient pour les rudes travaux des champs. Son visage pâle et brun avait une expression très douce, mais ses yeux noyés dans le vague semblaient dénoter une intelligence endormie. Elle se fût réveillée peut-être aux appels d’une nécessité pressante, mais, à part la musique, Marcel n’avait aucun intérêt dans la vie. Chaque soir, il recevait son salaire avec indifférence et le portait à sa mère, satisfait du morceau de pain qu’il allait manger dans la forêt. Si Anastasie l’avait voulu, elle eût pu mettre Marcel en apprentissage chez un artisan, mais elle avait décidé que son fils était trop simple pour devenir autre chose qu’un journalier de campagne. Comme il était laborieux et paisible, et « de bonne commande, » disait-on, il ne manquait jamais d’ouvrage, mais il l’accomplissait en machine, sans jamais avoir l’air de s’y intéresser. Une rude secousse vint le tirer de sa torpeur.

Un soir (c’était peu de jours avant la matinée de juin où commence notre récit), Marcel revenait d’un pas lent à la maison, quand il aperçut de loin sa mère affaissée au milieu de leur jardinet, la tête inclinée sur la poitrine et dans une attitude singulière. Alarmé, il se hâta et l’appela : « Mère ! » Elle ne répondit pas ; il la prit dans ses bras, mais elle glissa inerte sur le sol. Il courut chercher une voisine ; on porta la pauvre Anastasie sur son lit, puis on envoya un messager au docteur du village le plus voisin ; il ne vint que le lendemain et pour constater que l’apoplexie était sans remède. Anastasie respira encore quelques heures et s’éteignit sans avoir repris connaissance. Le curé était venu pour lui administrer les sacrements ; des voisines entraient et sortaient à toute minute, avec un zèle officieux qui ressemblait plus à la curiosité qu’à la sympathie ; mais Marcel ne voyait personne ; assis auprès du lit de sa mère, il la regardait de ses grands yeux vagues, et pendant deux jours on ne put lui arracher une seule parole. Quand il vit le cercueil, il poussa un grand cri et se cacha le visage ; mais il ne pleura pas, à la grande indignation des voisines. Une main d’acier le serrait à la gorge et aux tempes. Il vit tous les préparatifs de l’enterrement sans y prendre part ; on lui noua un crêpe au bras, puis on lui dit de marcher en tête du convoi funèbre, bien peu nombreux, hélas ! Il sortit d’un pas incertain et jusqu’au cimetière ne leva pas la tête. Quand le service fut terminé et que le champ du repos fut redevenu silencieux et désert, il se laissa glisser à genoux dans l’attitude où nous l’avons trouvé, se sentant si abandonné, si misérable, qu’il souhaita mourir.

Tout à coup, un gazouillement lui fit lever la tête ; juste au-dessus de lui, sur une des branches flexibles du sureau, deux mésanges venaient de se poser et se balançaient avec la grâce légère qui distingue ces mignonnes petites bêtes. Puis elles se mirent à chanter.

Que dirent-elles à l’esprit troublé de Marcel ?

Par quelle influence mystérieuse cette chanson d’oiseau sut-elle détendre en un instant l’étreinte poignante qui depuis trois jours lui serrait le cœur ? Des larmes montèrent à ses yeux ; il pleura longtemps, amèrement, et pourtant il se sentait moins malheureux. Puis tout à coup, poussé par un désir instinctif, il se leva, et sortant du cimetière, prit le sentier qui traverse les prés pour conduire dans la forêt. N’était-ce pas là qu’il avait trouvé la consolation de tous ses chagrins ? Aujourd’hui il monte plus haut qu’à l’ordinaire ; il foule d’un pas pressé le fin gazon où le thym commence à fleurir, où les grandes gentianes élèvent leurs tiges comme de sveltes colonnettes ; il laisse derrière lui les vastes pâturages découverts pour s’enfoncer dans le taillis serré qui couronne la montagne. Là, caché par la ramée qui de tous côtés voile l’horizon et ne laisse apercevoir qu’un petit coin de ciel bleu, il écoute en silence les voix connues qui soupirent ou gazouillent dans les profondeurs de la forêt, puis il prend sa flûte et se met à jouer. Le crêpe noué à son bras, et cet instrument de musique, emblème ordinaire de la danse et du plaisir, formaient un singulier contraste ; mais le pauvre Marcel ne croyait certes pas manquer de respect à la tombe récente en exhalant son chagrin de cette manière. La musique était la seule langue dans laquelle il sût exprimer ses émotions.

Il joua donc et mit toute son âme dans la mélodie plaintive et brisée que le vent emportait le long des sapins. Peu à peu, sous le charme de l’harmonie, la violence de son chagrin s’apaisa ; le chant de la flûte devint plus doux et plus lent, comme les derniers sanglots d’un enfant qui s’endort après avoir pleuré. Quelques notes glissèrent encore, semblables à des soupirs, puis tout se tut.

— Bravo, Marcel ! dit une voix qui semblait sortir du fourré.

Le jeune musicien tressaillit, et tournant la tête, aperçut derrière lui un homme qui s’était tenu là depuis un quart d’heure et l’avait écouté avec une très vive attention. C’était un paysan, à en juger par son costume ; il portait une longue blouse bleue ornée sur les épaules de broderies en coton blanc et de boutons en porcelaine nacrée ; un chapeau de feutre mou à larges bords cachait en partie sa figure sèche, aux lignes aiguës et accentuées ; des favoris grisonnants et très courts encadraient ses joues ; sa bouche, dont les lèvres minces laissaient apercevoir deux rangées de dents remarquablement pointues, dénotait plus de finesse que de bienveillance ; quant aux yeux, qui sont si souvent un correctif dans la physionomie, l’ombre du chapeau ne permettait pas de les bien voir. Ce paysan devait être âgé de cinquante ans environ ; sa taille haute et maigre dépassait la moyenne ; il paraissait très vigoureux, et le bâton qu’il serrait dans sa main droite n’eût pas été une arme à dédaigner, s’il lui avait plu de s’en servir.

— Eh bien, mon garçon, comment ça va ? dit-il en venant s’asseoir auprès de Marcel avec une douceur et une souplesse de mouvements qui produisaient, je ne sais pourquoi, un effet désagréable. Pas trop mal, n’est-ce pas, puisque nous faisons musique ? continua-t-il en prenant la flûte posée sur le gazon et en l’examinant avec curiosité. J’ai eu bien du plaisir à t’entendre, mon garçon ; mais dis-moi, ne sais-tu rien de plus gai ?

Marcel, qui n’était jamais d’humeur très causante, détourna la tête et ne répondit pas.

— Il court par le monde, reprit le paysan, que si Marcel Auvernet le voulait seulement, il enfoncerait tous les musiciens du pays, accordéons et violoneux. Voyons, Marcel, sois bon garçon et joue-moi un petit air de danse.

— Ma mère est morte, répondit-il simplement.

— Eh bien ! en voilà une bonne ! comme si je ne t’avais pas entendu jouer tout à l’heure.

— Ce n’est pas la même chose ! s’écria-t-il.

— Bah ! bah ! musique pour musique, je n’y vois pas grande différence. Mais n’en parlons plus. Comme ça, Marcel, ta mère est au cimetière ?

À cette phrase brutale, le jeune homme, au lieu de répondre, se leva comme pour s’éloigner.

— Reste, dit le paysan en le saisissant par le bras avec quelque vivacité ; nous avons à causer, mon garçon.

Et il le contraignit à se rasseoir.

— Écoute-moi bien, et, si tu n’es pas tout à fait idiot, tâche de me comprendre. Jusqu’à aujourd’hui tu as vécu entre ciel et terre ; tu ne sais pas même, je parie, à qui appartiennent les quatre murs où tu logeais. C’est à moi, mon beau gars ; et comme Anastasie n’était pas trop régulière à payer son loyer, elle a dû m’engager ses meubles, c’est-à-dire que demain matin l’huissier viendra avec ses gens et fera rafle sur votre ménage. Que diras-tu, Marcel, quand tu ne trouveras plus au logis ni lit, ni table, ni chèvre, ni poules ?

— Je dirai, répliqua Marcel, ce que chacun dit au village quand on parle de vous, c’est que tous les voleurs ne sont pas en prison.

— Tiens ! fit le paysan sans s’émouvoir le moins du monde, tu as la répartie plus prompte que je n’aurais cru. Mais si tu m’écoutes encore une minute, tu verras que je ne suis pas si mauvais. Je ne te veux point de mal, au contraire : tu es un brave garçon, quoique un peu bouché, et un bon musicien ; j’aime la musique, moi. Mon second valet de charrue est parti hier ; si tu veux, tu le remplaceras. Les labours sont finis, c’est vrai ; mais dans un domaine comme le nôtre, il y a de la besogne pour tous les bras. Tu feras ce qui se présentera : fendre du bois, piocher les pommes de terre, traire et mener boire, tu connais ça. Je te promets qu’on ne t’éreintera pas, par rapport à ton air fluet : tu auras bon lit, bonne nourriture, c’est ma Thérèse qui surveille ça. De plus quatre francs par semaine, si tu marches droit ; et quand par occasion on te demanderait d’aller faire musique dans les bals ou les noces du voisinage, je t’en donnerai la permission. Ça pourrait-il te convenir ?

Marcel ne répondit pas d’abord ; il pensait à sa maison déserte, à cette chambre au milieu de laquelle il lui semblait toujours voir un sombre cercueil, et la perspective de n’avoir pas à y rentrer lui était un soulagement. Comme tous les êtres un peu primitifs, il était à la merci de ses impressions, qu’il ne savait pas dominer, et les images lugubres qui l’avaient entouré pendant ces trois derniers jours lui avaient rendu sa demeure presque odieuse. Où irait-il maintenant ? La réponse lui était bien indifférente. Pourvu qu’il eût un toit sur sa tête, peu lui importait le reste, et encore, il n’y avait pas même pensé jusqu’ici. Autant chez Félix Prenel qu’ailleurs.

— J’irai, dit-il en se levant.

Un singulier sourire détendit les lèvres minces du fermier et découvrit pour un instant ses dents brillantes et pointues comme celles d’un renard. Félix Prenel avait d’autres points de ressemblance avec cet intéressant animal.

— Très bien, dit-il avec nonchalance ; tu viendras quand tu voudras. Retourne chez toi et fais un petit paquet de tes hardes. Si tu arrives aux Alisiers à midi, on te donnera à dîner.

Puis il ramassa son bâton et s’éloigna en enfonçant son chapeau de manière à dérober à des yeux indiscrets tout le haut de sa figure.

Marcel avait l’habitude d’obéir passivement aux ordres qu’on lui donnait. Il prit sa flûte d’un air rêveur, la démonta et la mit dans sa poche, puis il sortit de la forêt. Là-bas, au pied de la pâture, une maisonnette de bois se cachait à demi derrière un bouquet de sorbiers ; aucune fumée ne montait du toit, les contrevents noirs étaient fermés, ce qui lui donnait un air de solitude et de désolation. Involontairement, Marcel se prit à frissonner ; rien ne l’attirait vers sa demeure déserte. Cependant, comme son futur maître lui avait dit : « Retourne chez toi, » il descendit de son pas traînant et indécis jusqu’au hameau.

— Voici Marcel ! s’écrièrent des bambins qui jouaient sous les sorbiers, et l’un d’eux courut à toutes jambes annoncer la nouvelle à sa mère.

Celle-ci était occupée à étendre du linge sur la haie ; c’était la jeune femme frêle et douce que nous avons vue sortir du cimetière le matin et qui parlait de Marcel avec compassion. Quand elle vit le jeune homme, elle laissa tomber dans l’herbe la petite chemise qu’elle était en train de tordre et vint au-devant de lui avec empressement.

— Comme vous avez été long à revenir ! dit-elle ; je commençais à m’inquiéter. Vous avez rencontré quelqu’un en chemin ?

— Félix Prenel, et il m’a engagé comme domestique.

— Il ne perd pas son temps, dit la jeune femme étonnée. J’espère qu’il sera bon maître, Marcel ; mais il est trop fin pour vous ; j’ai bien peur qu’il ne vous entortille. Savez-vous qu’il va faire une saisie ? Votre mère a laissé des dettes, mon pauvre garçon, il ne vous restera pas grand’chose avec rien.

— Est-ce qu’on prendra la Biquette ? demanda Marcel.

— C’est bien probable.

— Alors je vais lui dire adieu. Donnez-moi la clef, Marie-Anne.

— Venez prendre la soupe avec nous quand vous aurez fini, lui cria-t-elle comme il s’éloignait.

— Non, merci ; j’irai dîner aux Alisiers.

Marie-Anne était bonne, elle avait le cœur tendre, et pourtant ce refus la soulagea. Chez elle la soupière n’était pas grande, et les enfants avaient un si terrible appétit ! « Il aura meilleur fricot aux Alisiers, » pensa-t-elle en retournant à sa lessive.

Marcel était entré dans sa vieille maison ; traversant à la hâte la grande cuisine sombre, il courut dans la chambre pour en ouvrir les volets ; puis il prit dans l’armoire son pauvre linge et ses habits qu’il roula en un petit paquet. Ensuite il détacha soigneusement de la paroi une mauvaise photographie qui y était clouée ; c’était le portrait de son père. Il la baisa avec respect et la mit dans son paroissien. Puis il vint auprès du lit où sa mère était morte ; il s’agenouilla sur le plancher, cachant son front dans les couvertures et sentant confusément que sa vie à lui, son ancienne vie, était morte aussi. Un sentiment qu’il n’avait pas connu jusqu’alors, le regret du passé, la crainte de l’avenir, commençait à s’emparer de lui. Il était bon que Marcel devînt homme en cela, lui qui jusqu’alors avait vécu comme un enfant, ne songeant pas plus à hier qu’à demain. La renaissance dont il avait besoin devait commencer ainsi.

Lentement il fit le tour de la chambre, regardant et touchant chaque meuble, chaque objet. La répugnance instinctive qu’il éprouvait à revenir dans sa demeure avait disparu maintenant ; les images lugubres s’étaient envolées ; il ne voyait plus sa mère morte, mais vivante ; et en contemplant pour la dernière fois son rouet, sa corbeille à pelotons, la vieille escabelle noircie et le pot de romarin sur le rebord de la fenêtre, Marcel était aussi profondément, aussi douloureusement ému que le grand poète qui s’écriait en abandonnant le château de ses pères :

 

Objets inanimés, avez-vous donc une âme

Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

 

Marcel n’avait pas su jusqu’alors qu’il aimait sa vieille maison.

« Maintenant, je vais dire adieu à Biquette, » pensa-t-il.

Une porte basse faisait communiquer la cuisine avec la petite étable sombre où Biquette bêlait piteusement, la pauvrette, car on l’avait oubliée dès le matin. C’était une jolie chèvre noire à la tête intelligente et fine ; elle s’élança au-devant de Marcel en le voyant entrer et se mit à lui lécher les mains.

— Oui, ma belle, oui, tu sortiras, dit-il en la caressant. Je vais planter ton piquet au plus vert du pré, et je ferai ta corde très longue, puisque c’est pour la dernière fois.

La gentille bête bondit en voyant la porte s’ouvrir ; Marcel courut avec elle jusqu’au bout du pré, où l’herbe poussait verte et drue ; il y attacha Biquette, lui donna à lécher une poignée de sel, puis baisa tendrement l’étoile blanche qui brillait entre ses deux cornes et s’en alla.

Portant son petit paquet sur l’épaule au bout d’une longue canne d’églantier, il remonta le sentier par lequel il était descendu une heure auparavant, et qui, coupant en biais la forêt, conduisait à un joli plateau vert nommé le clos des Alises. Ce plateau et la riche ferme dont il dépendait étaient bien connus dans le pays. Mais pour faire comprendre les causes de leur célébrité, quelques détails topographiques sont ici nécessaires.

Le hameau qu’habitait Marcel, ainsi que le village voisin et la ferme des Alisiers, sont situés dans cette bande de territoire qui appartenait originairement à la Franche-Comté, mais que les traités de 1815 assignèrent à la Suisse. Bien que Neuchâtelois dès lors, les habitants de ce petit coin de pays, qu’on appelle aujourd’hui encore la Nouvelle-Suisse, ont gardé, avec la religion catholique et le dialecte franc-comtois, une physionomie à part. Leur accent tout particulier, leur élocution plus vive et plus rapide que celle des Neuchâtelois pur sang, et ce je ne sais quoi d’indéfinissable qu’on nomme le type, les font reconnaître dès l’abord.

C’est une race avisée, fine et prudente, qui s’entend admirablement à donner l’œuf pour avoir le bœuf, et pour qui c’est œuvre pie que de plumer d’une main légère les protestants, ses voisins et chers compatriotes. La proximité de la frontière est une grande tentation pour ces paysans, habiles calculateurs, et qui inscrivent à l’article des pertes chaque sou qu’ils doivent verser dans les caisses de la douane. Aussi tout le long de la montagne la contrebande est-elle en grand honneur ; c’est un art qui a ses adeptes, ses enthousiastes et parfois ses martyrs. Pour dérober à la visite des « gabelous » quelques sacs de café ou quelques paquets de tabac, on accomplit des prodiges d’audace et d’adresse. Le point d’honneur s’en mêlant, on expose sa vie pour le simple plaisir de « faire la barbe » aux douaniers. Les annales de la contrebande, qu’on se raconte à voix basse à la veillée, sont aussi tragiquement intéressantes que l’histoire des campagnes héroïques et savantes de Napoléon.

Mais dans ce métier, comme dans tout autre, les seuls qui s’enrichissent sont les habiles, ceux qui laissent à autrui le soin de tirer les marrons du feu. Et parmi ces habiles, Félix Prenel, le maître des Alisiers, brillait au premier rang. Sa ferme était admirablement située pour la contrebande. Assez distante de la douane, mais peu éloignée de la frontière, elle était le rendez-vous de tous les gars aventureux que les douaniers voyaient de mauvais œil. On assurait que, depuis trente ans, un vingtième à peine des produits de cette ferme, où l’on faisait deux quintaux de fromage par jour, avait payé les droits en France. Rien d’étonnant que Félix Prenel fût devenu le plus riche propriétaire du pays et le prêteur ordinaire de tous les paysans qui avaient besoin de petits capitaux.

Lui-même ne se compromettait guère dans ces expéditions de passe-passe, et le jour où, par son ordre, une voiture chargée de fromages franchissait clandestinement la frontière, frustrant ainsi les caisses de l’État d’une centaine de francs, Félix Prenel payait avec ostentation deux sous au péage pour un paquet de pain d’épice qu’il rapportait de Morteau à sa fille. Car ce paysan sec et tenace, ce prêteur à gros intérêts, cet homme qui aimait l’argent, aimait aussi sa Thérèse, sa fille unique, et il avait pour elle de menues attentions dont on l’aurait cru incapable. Il voulait la faire la plus riche du district, afin qu’elle fût aussi la plus recherchée et qu’elle pût choisir entre tous les partis. Depuis bien des années, ce but unique l’absorbait, et sa finesse naturelle venant en aide à cette préoccupation constante, il savait tirer gain et profit de toute sorte d’affaires. On disait communément dans le pays qu’il n’était personne comme Félix Prenel pour découvrir le côté le mieux beurré de la tartine. Était-il donc probable que cet habile homme eût recueilli Marcel pour l’amour de Dieu et par compassion pure, quand il pouvait trouver ailleurs un jeune domestique plus robuste et plus intelligent ? Mais Félix Prenel était discret autant qu’adroit ; il ne faisait pas de bruit autour de ses pièges, et l’on n’apercevait le trébuchet que lorsque l’oiseau était pris.

Marcel, dans sa simplicité, n’en demandait pas si long : il allait aux Alisiers pour y être valet de charrue et domestique à tout faire ; et quand ses pensées, qui vagabondaient comme des hirondelles dans les espaces bleus, redescendaient pour un instant sur terre, il murmurait à part lui : « Félix Prenel est un brave homme tout de même : si seulement il gardait la Biquette ! »

Le chemin que suivait Marcel était un joli sentier sous bois que les hêtres qui croissaient des deux côtés ombrageaient d’une voûte légère de feuillage, en entrelaçant leurs sveltes parasols. Au-dessus, l’azur lumineux brillait par éclaircies et quelques rayons égarés jouaient comme des feux follets sur les troncs et les mousses veloutées. Oh ! que la forêt est fraîche et paisible ! tout y parle de repos et tout cependant y est vivant, animé ; tout y bruit, fourmille et bourdonne. On n’y sent pas la solitude : on s’intéresse à ces milles existences infimes qui s’agitent dans l’herbe ou sur les branches, aux pérégrinations de ce gros scarabée vert qui trottine d’un air affairé, à l’embarras d’une fourmi qui ne sait comment traverser un affreux ravin, profond de trois pouces, et à laquelle on fait un pont d’un brin d’herbe ; à la conversation de deux merles qui se souhaitent le bonjour. Marcel, en véritable enfant, s’attardait à l’ordinaire à toutes ces rencontres ; mais aujourd’hui, désirant satisfaire son maître en arrivant à l’heure prescrite, il n’accorde qu’un signe de tête à ses connaissances de la forêt. Bientôt il arrive sur le plateau bordé d’une haie touffue de coudriers et d’alisiers au feuillage blanchâtre, sous lesquels le sentier se glisse un instant, pour escalader ensuite un petit tertre qui abrite contre le vent du nord la belle ferme de Félix Prenel.

C’est une grande maison couverte en ardoises, proprement blanchie à la chaux, et dont les volets ont été récemment peints en brun clair. De gais rideaux blancs ornent les fenêtres du rez-de-chaussée ; toutes les vitres, même celles des guichets qui éclairent la grange, sont nettes et brillantes ; le dallage qui précède la porte d’entrée a été soigneusement balayé, et aucune mauvaise herbe ne pousse entre les pierres. Tout le long de la façade s’étend un joli jardinet où des pois de senteur en pleine floraison embaument l’atmosphère. Mais la merveille de la cour est une bordure d’œillets roses et blancs qu’on a plantée sur le mur de la citerne et qui couronne ces vieilles pierres grises d’une guirlande touffue et parfumée, s’élançant en aigrettes ou se balançant gracieusement en festons et en girandoles. À dire vrai, Félix Prenel n’aimait pas trop « ces herbes-là, » « car, disait-il, ça ne sert qu’à desceller les pierres ; mais je le passe à Thérèse. Les fleurs, voyez-vous, c’est son dada, et à part ça, elle est bonne ménagère. »

À défaut de cette déclaration paternelle, la cour, le poulailler, le jardin potager et tous les alentours de la ferme eussent pu témoigner des hautes qualités domestiques de Thérèse Prenel. Partout régnait l’ordre le plus parfait ; aucun outil aratoire ne traînait sur le pont de grange ; l’immense tronc creusé qui servait d’abreuvoir aux vaches était rempli d’une eau parfaitement limpide ; sur la barrière du jardin, des seaux à traire, blancs comme neige, séchaient au soleil. L’orgueil du paysan, un énorme fumier artistement tressé, se dressait derrière la maison, car Thérèse avait déclaré qu’elle ne tenait point du tout à avoir ce monument sous ses fenêtres.

En traversant la vaste cour dallée où une vingtaine de poules, sous l’œil de leur seigneur, un coq superbe, picotaient et caquetaient à l’envi ; en considérant les remises spacieuses qui témoignaient de la richesse du maître, et surtout en apercevant auprès de la cuve deux jeunes filles qui se mirent à chuchoter à son approche, Marcel fut saisi d’un tel accès de timidité qu’il médita un instant de s’enfuir.

— Eh bien ! Marcel Auvernet, cria l’une des jeunes servantes en mettant sur sa tête le seau qu’elle venait de remplir et qu’elle soutenait de son bras nu, rond et brun, sur lequel les gouttes d’eau roulaient comme sur du bronze, eh bien ! où allez-vous comme ça, mon gars ? faire votre tour de France ?

— Avec trois sous dans ta poche et tout ton esprit dans ce petit paquet ? continua l’autre.

— Où est le maître ? demanda brusquement Marcel.

— Le maître ? s’il n’est pas au pré, il est à la grange. Allez-y voir, et si vous ne le trouvez pas, vous pouvez être sûr qu’il est ailleurs.

Là-dessus, les jeunes filles s’éloignaient en riant, quand une grande ombre se dressa près de Marcel, et une voix sévère lui demanda :

— Qu’est-ce que vous désirez, jeune homme ?

— Où est le maître ? répéta Marcel.

— Il est occupé pour le moment, mais Mlle Thérèse est à la cuisine. Venez.

La personne qui parlait ainsi semblait habituée à une prompte obéissance, car Marcel ne la suivant pas assez vite à son gré, elle le saisit par un bouton de son habit et l’entraîna vers la maison comme un prisonnier de guerre. C’était une grande femme de trente ans environ, maigre et taillée en carabinier. La ligne droite et l’angle aigu prédominaient dans le dessin de sa personne ; ses cheveux noirs, tirés en arrière et tendus comme les fils d’un métier à tisser, étaient noués au sommet de la tête, à la façon des Peaux-rouges, découvrant ainsi un large front aux tempes carrées et faisant paraître le visage encore plus anguleux qu’il ne l’était naturellement. Cette coiffure peu flatteuse semblait dénoter un manque absolu de coquetterie, non moins que l’austère fichu noir qui couvrait des épaules massives et les gros souliers qui chaussaient de très larges pieds. La servante en chef de la ferme des Alisiers, le commandant de tout le bataillon féminin, Alvine, en un mot, dont le doux nom contrastait avec ses façons martiales, avait bien le temps vraiment de songer à son miroir ! Du reste, depuis le jour où son prétendant, qui s’était trouvé n’être qu’un prétendant prétendu, s’était embarqué pour l’Amérique, Alvine avait renoncé aux vanités de ce monde, et son austérité datait d’alors.

Tandis qu’elle entraînait Marcel comme une araignée fait d’un moucheron, il la contemplait de ses yeux rêveurs, aussi tranquillement qu’il eût considéré un écureuil sur un sapin.

— Quand vous me saurez par cœur, vous direz un mot, fit-elle sévèrement. Qu’est-ce que c’est que ces manières ? Allons, entrez !

Et le poussant brusquement dans une allée étroite qui servait de vestibule au rez-de-chaussée, elle ouvrit toute grande la porte de la cuisine.

— Mademoiselle Thérèse, dit-elle, voilà un garçon qui veut vous parler. Et si vous lui demandez combien j’ai de cheveux, j’espère qu’il saura vous répondre, il m’a assez regardée pour le savoir.

La jeune fille à qui ces mots s’adressaient se retourna d’un air surpris et toisa Marcel de la tête aux pieds. Parmi tous les gars qui venaient aux Alisiers, il n’en était pas un qui ne connût et ne craignît ce regard déconcertant des grands yeux noirs de Thérèse Prenel. Elle était belle, mais froide comme un marbre ; elle était bonne aussi, mais sans abandon. Les domestiques la respectaient à l’égal de son père, mais Alvine seule l’aimait.

Ayant perdu sa mère de bonne heure, elle avait été mise par son père dans un couvent où on l’avait soigneusement élevée ; elle en était sortie à seize ans, avec des manières et des goûts plus raffinés que ne le sont ordinairement ceux des jeunes filles de la campagne. Cependant, comme elle possédait à un haut degré le bon sens pratique de son père, elle mit facilement de côté les habitudes citadines qui s’accordaient mal avec sa nouvelle existence. Il ne lui était resté du couvent qu’un très grand amour pour les livres et les fleurs. On se tromperait en imaginant que Thérèse Prenel, confinée dans cette ferme solitaire, posât pour l’incomprise et racontât ses chagrins aux étoiles. Non, elle avait du sang de paysan dans les veines ; au milieu de ses vaches, de ses poules et de ses pigeons, elle se trouvait parfaitement heureuse.

Ce qui lui plaisait beaucoup moins, c’était la société équivoque que les affaires de contrebande, déguisées sous différents prétextes, rassemblaient aux Alisiers. Deux ou trois fois par semaine, sa cuisine servait de salle de réunion aux gars agiles et aventureux que Félix Prenel nommait « mes sauterelles. » Les conciliabules étaient tenus à voix basse ; on rendait compte de la dernière expédition et l’on combinait la prochaine. Puis on jouait aux cartes, on buvait, on plaisantait, et la conversation n’était pas toujours à l’usage des pensionnaires. Thérèse se retirait dans sa chambre quand elle le pouvait, mais ses occupations ne le lui permettaient pas toujours. Il fallait faire le beurre, éplucher des légumes pour le lendemain, et Félix Prenel ne souffrait pas que les servantes fussent à trotter dans la cuisine lorsque avaient lieu ces confabulations mystérieuses.

— Toi, c’est une autre chanson, disait-il à sa fille, tu sais tenir ta langue ; et puis tu n’as pas d’intérêt à faire manquer nos expéditions, hein ? c’est pour ton trousseau, tous ces sous qui passent sous le nez de la gabelle !

— On se contenterait déjà de mademoiselle Thérèse sans le trousseau ! s’écriaient les jeunes gens.

— Taisez-vous, farceurs ! est-ce que vous vous imaginez que ma fille est faite pour vous ?… Après ça, je ne vous défends pas de vous rendre aimables, si c’est dans vos moyens, ajoutait le vieux renard, qui se disait à part lui : « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre. Je baisserai leur tant pour cent, mais ils auront le plaisir de voir Thérèse, et tout le monde y gagnera. Si ma fille était une évaporée, ça pourrait avoir des inconvénients ; mais elle est plus sérieuse que sainte Catherine, et elle ferait reculer un bataillon rien qu’avec ses yeux sévères. »

Pauvre Thérèse ! personne, sauf Alvine peut-être, ne savait ce que lui avaient coûté ces manières dignes et glaciales sous lesquelles elle cachait sa véritable nature, trop expansive pour ne pas lui être en piège dans le milieu où elle devait vivre. À peine sortie du couvent, la jeune fille avait reconnu que sa position de maîtresse de maison était délicate, à un âge où elle-même aurait eu besoin d’être chaperonnée. Beaucoup de circonspection et une extrême froideur étaient sa seule sauvegarde. Elle se composa donc des manières presque hautaines, et cette contrainte, pénible d’abord, finit par lui devenir une seconde nature.

Depuis quatre ans que Thérèse dirigeait le ménage de son père, manœuvrant de son mieux entre les écueils, sa conduite n’avait pas donné lieu à la moindre médisance, et l’on proclamait la fille de Félix Prenel la plus belle, la plus riche et la plus sage du pays. « Mais c’est un vrai glaçon, » ne manquait-on pas d’ajouter.

Quand Marcel fit son entrée dans la cuisine, sous l’escorte martiale de la grande Alvine, Thérèse mettait le couvert sur une longue table de sapin très blanche qui s’étendait d’un bout à l’autre de l’immense pièce. Debout à côté d’elle, un jeune homme brun et trapu lui tendait les verres et les assiettes qu’il prenait sur le dressoir ; ses mains vigoureuses étaient peu propres à cet office ; il semblait qu’un seul petit mouvement du pouce et de l’index eût suffi à faire craquer la malheureuse faïence, bien que cette grosse vaisselle de ménage ne fût pas de l’espèce la plus fragile. Cependant le jeune homme paraissait prendre plaisir à ces fonctions qui lui permettaient de suivre Thérèse dans tous ses mouvements. Quant à elle, tranquille et froide comme à l’ordinaire, elle n’accordait pas un regard à son officieux aide-de-camp.

— Eh bien ? dit-elle, attendant que Marcel se décidât à parler.

— Le maître m’a engagé ce matin, mademoiselle Thérèse, et je viens.

— Engagé ! répéta-t-elle avec quelque surprise. Mais nous n’avons besoin de personne pour le moment. Vous l’avez rêvé, Marcel Auvernet. Où est mon père, Alvine ?

— Tout à l’heure il marquait du bois dans la pâture ; mais le voici, dit-elle.

On entendit en effet un pas résonner sur les dalles ; et l’instant d’après Félix Prenel entra dans la cuisine.

— Ah ! te voilà, mon gars ! fit-il en apercevant Marcel. C’est bien, ça ; j’aime qu’on soit exact. Allons, Alvine, montrez-lui la chambre des domestiques et qu’il y laisse son paquet.

— Un fameux valet de charrue que ça va nous faire ! grommela-t-elle en sortant. Quand il aura fini un sillon, le blé aura déjà levé à l’autre bout.

— Eh bien, Léon, continua Félix Prenel en s’adressant au chevalier servant de Thérèse, avons-nous eu de la chance cette fois-ci ?

— Oui, mais on peut dire que nous avons passé entre les gouttes. Je ne sais pas qui diantre leur avait donné l’éveil ; ils étaient tous sur pied cette nuit. Nous avons fait un grand crochet à droite et puis nous avons dételé, parce qu’il n’y avait plus de chemin ; le sentier est rapide comme une échelle. Casimir est resté avec les chevaux, et nous autres, nous avons chargé chacun un fromage sur nos épaules. Il faisait noir comme dans un four ; au milieu du sentier, j’ai glissé sur une racine ; un peu plus, et je roulais dans la carrière.

— Diantre ! fit le paysan. Un fromage gras d’un demi-quintal ! il se serait émietté.

— M’est avis que ça m’aurait un peu détérioré, moi aussi. Heureusement j’ai pu me retenir à une branche. En arrivant chez Simon, nous avons appris que les gabelous y avaient passé à minuit, et qu’ils allaient nous attendre dans la charrière de la Grand’vy. Naturellement nous avons filé de l’autre côté, et à cinq heures l’affaire était au sac. Vous direz ce que vous voudrez, Félix ; cent sous par tête, ce n’est pas assez pour une nuit comme celle-là. Pendant que vous vous dorlotez entre vos draps, nous, nous piquons des rhumatismes pour nos vieux jours.

— Vos vieux jours ! répéta Félix en riant d’un rire sec ; ce n’est pas la peine d’en parler. Les contrebandiers ne deviennent jamais grands-pères.

— C’est pourquoi j’ai bonne envie de planter là toute la boutique ! s’écria le jeune homme en se plaçant brusquement devant son interlocuteur.

Ses yeux noirs s’enflammèrent d’une colère subite ; ses épais sourcils se froncèrent ; il y avait quelque chose de violent dans toute sa personne robuste et trapue.

— Ne crie pas, dit paisiblement Félix Prenel en reculant son escabeau de quelques pas. Nous ne sommes pas mariés, mon garçon, il me semble. Quitte-moi et va planter tes choux, si le cœur t’en dit ; puis, à la première expédition dont tu entendras parler, tu viendras me supplier de t’enrôler de nouveau.

— Supplier ! ce n’est pas ma partie, répliqua le jeune homme d’un ton hautain ; je sais bien lequel de nous deux a le plus besoin de l’autre, papa Prenel.

— Moi aussi, mon garçon. Va-t’en fumer une pipe au grand air, ça te refraîchira ; quand la soupe sera sur la table, je t’appellerai. Ce n’est pas que je te mette à la porte, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule du jeune homme avec une brusquerie qui pouvait passer pour de la cordialité ; seulement j’ai à causer une minute avec Thérèse.

Sans répondre, Léon Thonin tourna sur ses talons et sortit d’un air très sombre.

— Ma foi, il est bien près de casser sa corde, dit le fermier en regardant les tisons d’un air pensif. À toi de la renouer, Thérèse. C’est le plus adroit de la bande, et un gaillard qui n’a pas froid aux yeux. Sans lui, je ne donnerais pas une paille du reste. Qu’est-ce qu’il faisait ici tout à l’heure ?

— Je suppose qu’il me faisait la cour, répondit calmement Thérèse en soulevant le couvercle de la marmite.

— Très bien. Dis-lui un petit mot amical pendant le dîner et ça raccommodera tout.

— N’y comptez pas, mon père.

Ceci fut articulé si nettement qu’on eût cru chaque mot découpé à l’emporte-pièce.

— J’aime à te voir sage, dit le paysan, mais pourtant il ne faut pas exagérer les choses. Tu y réfléchiras.

— À propos, fit Thérèse en se retournant au moment où elle allait poser la soupière sur la table, qu’est-ce que vous comptez faire de ce garçon qui vient d’arriver ?

— Eh bien ! je ne sais pas, répondit nonchalamment son père ; il fera la besogne qui se présentera, je suppose.

Thérèse sourit, mais ce n’était pas un gai sourire.

— Oh ! dit-elle en haussant les épaules, vous avez vos projets, je le vois bien.

— Tu es fine, ma Thérèse, tu tiens ça de moi ; mais ne va pas chercher cinq pieds à un mouton. Que Marcel Auvernet soit ici pour balayer l’écurie ou pour faire autre chose, ça ne rentre pas dans ton département.

— Renvoyez-le, insista la jeune fille. Je ne comprends pas que vous l’ayez choisi. Quand vous lancez dans les aventures de grands gaillards qui ont bec et ongles pour se défendre, je ne dis rien, puisque enfin c’est leur goût ; mais Marcel est un simple ; et les simples, c’est comme les enfants, il y a du péché à les malmener.

Quand Thérèse s’animait, elle était bien belle ; ses grands yeux s’éclairaient ; les lignes froides de son visage perdaient leur rigidité ; une douce teinte rosée courait sous sa peau brune.

— Je ne sais pas si tu t’échauffes ! dit Félix Prenel en riant ; mais ça te va très bien, ma foi ! seulement, tu te mets en campagne à propos de bottes. Est-ce que tu crois que je vais lancer Marcel Auvernet avec mes sauterelles ! Au premier douanier qu’il rencontrerait, il tirerait bien poliment son chapeau en disant comme le Chaperon rouge : « Voici un petit pot de beurre et un fromage que je porte à ma mère-grand ! »

— Très bien, dit calmement Thérèse ; c’est tout ce que je voulais savoir. Le dîner est prêt, je vais sonner.

Bientôt le tintement d’une grosse cloche qui surmontait la porte d’entrée rassembla tous les gens de la ferme. Ils entrèrent à la file, après avoir frotté sur le paillasson leurs sabots chargés de glèbe. Le maître des Alisiers, qui faisait dans sa forêt des coupes considérables, employait à ce travail deux domestiques et deux journaliers ; il y avait de plus un valet d’écurie, qui était aussi une manière d’intendant pendant les absences fréquentes du fermier, les deux jolies servantes que nous avons rencontrées dans la cour, et la rigide Alvine, la terreur de toute la maison.

Marcel était là aussi, appuyé contre le linteau de la porte et plongeant droit devant lui son regard rêveur qui semblait voir à travers les gens dans l’infini.

Léon Thonin entra le dernier, d’un air assez bourru. On s’écarta pour le laisser passer, et les deux jeunes servantes se poussèrent du coude en lui jetant une œillade moitié coquette, moitié respectueuse, car il faisait figure aux Alisiers. On savait qu’il était le bras droit du maître et un héros dans son périlleux métier. La légende lui prêtait des traits d’audace incroyables, bien propres à enflammer le cœur des jeunes filles.

Pendant quelques minutes, tout le monde resta debout, faisant tapisserie autour de la grande cuisine ; on attendait que le maître et la maîtresse eussent pris place à table.

— Arrive ici, Léon, mon brave, dit le fermier. Ton couvert est mis à côté de Thérèse. C’est elle qui te servira, et j’espère qu’un bon coup de Bourgogne chassera tes rhumatismes.

Les nuages qui assombrissaient le front du jeune homme se dissipèrent subitement. Être assis à côté de Thérèse était un honneur qu’on ne lui avait pas encore accordé ; car l’habile paysan des Alisiers n’était pas prodigue de ces faveurs-là, et il savait en rehausser le prix en ne les distribuant qu’au bon moment.

Chacun s’assit alors. Alvine qui avait pour principe de suspecter les nouveaux venus jusqu’à plus ample information, tenait à garder Marcel sous sa patte ; elle le mit à sa gauche, le servit elle-même et le surveilla de très près sans qu’il y parût, car elle se vantait d’avoir des yeux tout autour de la tête. Mais elle conçut bientôt l’opinion la plus favorable de ce jeune domestique paisible et silencieux, qui mangeait une croûte de pain aussi volontiers qu’une tranche de bœuf, et qui surtout paraissait très insensible aux charmes provoquants de Clairette et de Félicie. Depuis qu’Alvine n’avait plus de beauté, elle trouvait très impertinent et même immoral qu’on remarquât celle des autres.

La conversation n’était pas très animée ; en général, le paysan parle peu à table, il y apporte un robuste appétit et n’aime pas à ouvrir des parenthèses entre les bouchées. Thérèse, en bonne maîtresse de maison, veillait à ce que personne ne manquât de rien ; mais quand elle s’adressait à Léon, c’était toujours avec une froideur tranquille qui ne semblait même pas calculée.

— Eh ! mais, dit tout à coup Félix Prenel, n’est-ce pas demain que tu es de noce, ma fille ?

— Je n’irai qu’au souper. Nous allons commencer la lessive, et c’est un jour mal choisi pour se mettre en fête.

— Quelle bêtise ! s’écria son père. Ne peut-on renvoyer cette lessive à la semaine prochaine ? Il faut que jeunesse s’amuse.

— Les noces ne m’amusent guère, répondit-elle tranquillement. D’ailleurs il est trop tard pour changer d’idée, Marguerite a donné mon cavalier à sa sœur.

— Je m’offre à le remplacer, dit Léon dont les yeux brillèrent. Victor m’a aussi invité à sa noce. Qu’en dites-vous, Thérèse ? belle Thérèse, ajouta-t-il à voix basse.

C’était la première fois qu’il se hasardait à devenir familier. Elle l’en punit aussitôt.

— Je perdrais au change, répondit-elle avec un de ces regards qui avaient le privilège de remettre incontinent les gens à leur place.

Son père parut très contrarié.

« C’est une vraie chèvre que Thérèse, pensa-t-il. Toujours la corne en avant, et malheur à qui s’approche ! Comment est-ce que je vais ramadouer mon gars, à présent ? »

— Souvent femme varie, dit-il d’un ton jovial. Demain soir elle sera enchantée de valser avec toi, Léon. Tu sais, les jeunes filles, c’est comme les rêves ; il faut toujours croire le contraire de ce qu’elles disent.

En parlant ainsi, il repoussa son assiette et se leva. C’était le signal que chacun attendait pour s’en aller vaquer à d’autres occupations.

— Toi, reste, dit le fermier à Marcel au moment où celui-ci s’apprêtait à sortir avec les autres domestiques. Nous allons mettre notre affaire noir sur blanc.

Ouvrant alors une porte qui se trouvait au fond de la cuisine, il l’introduisit dans une grande pièce tout inondée de soleil. Sur l’appui de la fenêtre des chrysanthèmes touffus, constellés de leurs jolies fleurs blanches en étoiles, s’épanouissaient dans cette vive lumière. Un gros bouquet de primevères et de violettes était posé sur une petite table à ouvrage qui occupait l’embrasure. C’était la place favorite de Thérèse ; elle y passait presque tous ses après-midi à raccommoder le linge de la maison ou à relire les quelques volumes qui garnissaient l’étagère. Car son père ne voulait pas qu’elle allât aux champs avec les servantes ; c’est tout au plus s’il lui permettait de soigner elle-même son jardin.

De cette fenêtre on apercevait, au delà du mur de la cour, les grands prés ensoleillés descendant en pente jusqu’à la route, le clocher du village qui élevait sa croix derrière la forêt, et la masse sombre des montagnes qui allait se fondant insensiblement dans le bleu. Thérèse aimait ce simple tableau, dont les lignes presque pauvres et la couleur sévère étaient pleines cependant d’une pénétrante poésie ; elle n’eût pas donné sa fenêtre et son coin de paysage pour le plus élégant balcon. La chambre elle-même ne manquait pas d’un certain cachet ; quelque artiste inconnu avait patiemment ciselé les grosses poutres du plafond où couraient des rinceaux et des feuillages ; les panneaux de la boiserie étaient séparés par de frêles colonnettes en haut relief, et de jolies rosaces ornaient les angles de la cimaise. Cette décoration, naïve comme les œuvres d’art qui éclosent en dehors de toute école, était bien en harmonie avec l’antique mobilier, que rajeunissait seulement l’éclat d’une propreté méticuleuse. Le poêle de faïence historiée eût fait la joie d’un antiquaire, ainsi que la lourde table de chêne à pieds tors et le grand bahut aux fines sculptures. Quant aux chaises, c’étaient de vrais bijoux, et Thérèse en était fière à juste titre. Le dossier représentait une gerbe d’épis qui s’épanouissait au sommet et que des baguettes en montants soutenaient sans l’alourdir. Cette conception gracieuse était due à un arrière-grand-oncle de Thérèse qui avait, paraît-il, un certain génie. Mais la tradition de famille en parlait comme d’un pauvre sire. « Il n’avait pas fait grand’poussière en ce monde, » disait-on.

Quelques gravures assez bonnes et une grande photographie de la Vierge à la Chaise ornaient les parois ; on n’y voyait point de ces enluminures déplaisantes qui vous tirent l’œil dans la plupart des maisons de paysans. Le goût discret et sobre de Thérèse se montrait partout dans son royaume domestique ; et cette chambre où dominaient les tons brun sombre des vieilles boiseries était précisément le cadre qu’un peintre eût choisi pour sa beauté calme et sévère.

Mais en cet instant il ne s’y trouvait que Marcel Auvernet et Félix Prenel, qui ne songeaient point à faire de l’esthétique.

— Assieds-toi, dit le paysan en indiquant à son jeune domestique un tabouret placé en face de la fenêtre, tandis que lui-même se retirait dans l’embrasure, le dos tourné à la lumière.

Peut-être avait-il les yeux tendres ; il n’aimait pas à recevoir le jour en pleine figure.

— Tu sais lire et écrire, je suppose, commença le paysan.

— Oui, maître.

— Tu sais aussi que, pour qu’une affaire soit en règle, il faut un marché écrit. Moi, j’aime les affaires en règle. Quel âge as-tu ?

— Vingt ans.

— Très bien. Mais, j’y pense, ton service militaire, quand le feras-tu ?

— Je n’en ferai point ; ils n’ont pas voulu de moi à la dernière réforme.

— Ils ont pensé que tu aurais la tête trop dure pour l’exercice : droite, gauche, paille, foin !

— Peut-être bien, répondit humblement Marcel ; mais ce n’est pas ce qu’ils ont dit. Je me suis levé un nerf dans le bras droit, il y a deux ans, et il paraît que ça m’empêcherait de manier le fusil. J’ai un congé jaune.

— Tant mieux pour toi. On t’en aurait fait voir de grises en caserne ; et puis, six semaines de service par-ci, trois semaines par-là, ça fait des trous aux gages d’un domestique. Il est donc convenu que je te donnerai seize francs par mois, ou plutôt quinze, pour faire un compte rond. Ça te convient-il ?

— Comme vous voudrez, répondit Marcel avec indifférence.

— Nigaud, va ! c’est bien heureux pour toi qu’un honnête homme s’occupe de tes affaires. Nous disions donc douze francs par mois ?

— Quinze, maître, fit le jeune domestique avec quelque surprise.

— Ah ! tu te réveilles, à la fin ! Trois écus donc, c’est en règle. Mais il y a un autre point à tirer au clair. Tu es bon musicien : toi et ta flûte, vous serez de tous les bals et de toutes les noces ; tu vas veiller tard, et le lendemain tu auras mal aux cheveux, c’est connu. Qui est-ce qui y perdra ? Moi, parbleu, qui payerai un domestique pour faire danser les autres.

Félix Prenel avait pris un ton si fâché que Marcel s’alarma ; il crut que son engagement ne tenait plus à rien.

— Je ne suis jamais allé dans les bals, maître, et je vous promets de n’y jamais aller, quand même on me le demanderait.

— Là, tu es un bon garçon ! dit le fermier en souriant du bout des lèvres ; mais ce serait péché que de priver le pays de ta musique. Seulement, écoute, tu vas me faire une promesse. Quand on viendra te dire : « Eh ! Marcel par-ci, Marcel par-là, nous aurons besoin de ta flûte ce soir, il y aura une sauterie chez nous, » réponds toujours : « Arrangez-vous avec mon maître. » Et pas un mot de plus, tu entends ?

— Oui, maître, je vous le promets, dit Marcel qui trouvait cette convention tout à fait légitime.

— Très bien. Et si par hasard, ajouta le fermier, comme se rappelant tout à coup un détail à peine digne de mention, si par hasard ils voulaient te payer, dis-leur aussi : « C’est mon maître qui s’en occupe. » Tu n’entends rien à l’argent, pas vrai ? Je soignerai ça pour toi. Maintenant je vais écrire notre marché. Tu le liras bien attentivement, et puis tu signeras si cela te convient.

En matière de contrats, Félix Prenel était ferré à glace ; il connaissait, à un iota près, toutes les rubriques qui permettent de légaliser les conventions les plus illégales. En moins de cinq minutes, il rédigea un acte d’apparence très vertueuse et équitable, dont la dernière clause, insérée là comme un post-scriptum insignifiant, était conçue à peu près en ces termes :

« Un domestique devant tout son temps à son maître, le dit Marcel Auvernet ne pourra se louer à personne, pour quelque besogne que ce puisse être, sans l’autorisation du dit Félix Prenel qui réglera lui-même les conditions. »

— Lis et signe, dit le fermier en passant la plume au jeune homme.

Marcel lut et signa ; mais comme il était d’une droiture parfaite, il se sentait beaucoup plus lié par sa promesse de tout à l’heure que par les jambages d’une calligraphie douteuse qu’il venait de tracer.

Félix Prenel signa à son tour.

— Le tour est joué… c’est en règle, je veux dire, continua-t-il en se reprenant, tandis qu’il pliait soigneusement le papier et le serrait dans son gros portefeuille. Va maintenant, mon garçon, et pour aujourd’hui, fais ce qu’Alvine te dira. Obéis aux femmes ; il n’est jamais trop tôt pour commencer l’apprentissage du métier qu’elles nous font faire toute notre vie.

Et il se mit à rire de son rire sec et bref. Décidément il était d’humeur facétieuse ce jour-là ; mais ceux qui connaissaient Félix Prenel craignaient sa gaieté plus que son air bourru de tous les jours.

Marcel ouvrit la porte et allait sortir, quand une inspiration subite le retint sur le seuil. Le maître était de si bonne humeur ; pourquoi ne pas essayer ?

— Maître, commença-t-il, notre Biquette, vous savez ?

— Au diantre ta Biquette ! s’écria Félix Prend qui commençait une addition dans son calepin. Je crois, ma foi, que ce gaillard-là se familiarise. À ton ouvrage, galopin, et plus vite que ça !

« Tout à gagner, rien à perdre, murmura-t-il quand la porte se fut refermée sur Marcel. Les bonnes affaires, c’est comme les morilles, il faut avoir le nez fin pour les dénicher. Je ne dis pas qu’avec celle-ci il y ait de quoi devenir millionnaire, mais ça me fera toujours un profit de quelques centaines de francs par année, et il n’y a rien à risquer, absolument rien. C’est drôle, ces individus qui se laissent ainsi manger la laine sur le dos. Mais il faut de toutes sortes de gens pour faire un monde, et le nôtre n’est pas trop mal comme il est. À présent, il ne nous manque plus que des pratiques ; mais elles viendront, elles viendront. »

Cependant Marcel, très contristé par la rebuffade qu’il venait de subir, traversait lentement la cuisine. Thérèse était debout devant l’évier, les manches retroussées jusqu’au coude, essuyant la vaisselle du dîner. Elle avait de belles mains très soignées ; des mains de paysanne pourtant, un peu fortes et brunes, mais admirablement modelées, de ces mains dont on aime la forte étreinte, et qui savent soutenir mieux que caresser.

La jeune fille, tournant la tête, remarqua l’air abattu de Marcel. Malgré les assertions de son père, elle craignait que ses intentions à l’égard du jeune domestique ne fussent pas des plus correctes ; et sans toutefois s’intéresser bien particulièrement au nouveau venu, elle s’était promis de le défendre, puisqu’il paraissait peu capable de le faire lui-même.

— Qu’est-ce que c’est, Marcel ? on vous a chagriné ? dit-elle au moment où le jeune homme allait sortir.

— Non, mademoiselle Thérèse, je pensais seulement à notre Biquette, répondit-il en levant sur elle des yeux surpris, car il n’était pas accoutumé à ce qu’on prît garde à lui.

— Votre Biquette ?… oh ! oui, je comprends. Qu’est-ce qu’on va donc en faire, Marcel ?

— Marie-Anne dit qu’on la vendra.

— Espérons qu’elle trouvera un bon maître, répondit Thérèse de ce ton moitié condescendant, moitié enjoué avec lequel on console les enfants. C’est une bonne petite chèvre ?

— Très bonne et très jolie aussi. Elle a beaucoup d’esprit… et malgré ça, je crois bien qu’elle m’aime, ajouta Marcel à demi-voix.

Les yeux de Thérèse se mouillèrent subitement. Elle aussi, la riche héritière, était à jeun d’affection.

— Savez-vous, Marcel, que j’ai bonne envie d’acheter cette Biquette ? dit-elle en épiant sur le visage du jeune homme l’effet que produiraient ses paroles. J’aime beaucoup le lait de chèvre. Vous pourriez la soigner vous-même, qu’en dites-vous ?

— Le maître ne voudra pas, dit lentement Marcel en secouant la tête.

— Si la maîtresse veut, le maître voudra, répliqua Thérèse avec un sourire. Demain matin, votre Biquette sera ici. Êtes-vous content, Marcel ?

Il la regarda, et ses yeux avaient un rayonnement qu’on n’y avait jamais vu. Mais Thérèse connaissait trop peu Marcel pour noter cette différence ; aussi lorsque le jeune homme s’éloigna en murmurant à demi-voix : « Merci, maîtresse, » elle se sentit légèrement déçue.

« Il ne témoigne pas grand plaisir. » se dit-elle.

Comment aurait-elle pu savoir que ce léger acte de bonté allait tirer Marcel de son engourdissement moral et allumer en lui la flamme vivifiante d’une affection et d’un dévouement qui le transformeraient ?

« Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour elle ? » se demandait le jeune homme en sortant.

Alvine, qui était dans la cour, se chargea de lui fournir de l’occupation.

— Venez m’aider à remplir les chaudières, lui cria-t-elle ; nous allons commencer demain la lessive, et si je ne fais pas aujourd’hui la moitié de la besogne, nous en aurons jusqu’à la Saint-Jamais. Notre valet d’écurie est un grand seigneur qui aimerait mieux tirer la langue de soif que de puiser lui-même un seau d’eau et pour tant qu’à nos deux brimborions de servantes, ce qu’on pourrait en faire de mieux serait de les mettre dans la lanterne de la pendule. Quand elles auront porté une douzaine de seilles d’ici à la remise, elles auront les bras foulés. Vous ne m’avez pas non plus l’air d’un gaillard bien conséquent, continua-t-elle en toisant la personne élancée de Marcel ; on dirait que vous n’avez eu à manger que des herbes amères jusqu’ici. Mais c’est assez bavardé comme ça, je suppose, reprit-elle de son ton le plus sévère. Vous ferez mieux de vous taire à présent et de remplir le seau.

Marcel tout étonné se tut ou plutôt continua à se taire, en se demandant à part lui quand donc il avait parlé. Alvine, soulevant une lourde seille de ses bras robustes, la plaça sur sa tête et marcha vers la remise de son pas le plus épique, sans même soutenir de la main sa charge haut perchée qui semblait ne se maintenir en place que par un miracle d’équilibre.

Marcel, ayant rempli à son tour le large seau qu’il devait porter, le posa sur son épaule en l’appuyant du bras droit, et se disposait à traverser la cour lorsque le valet d’écurie vint à sa rencontre.

— Tiens ! une nouvelle servante ! fit-il d’un ton moqueur. C’est Marceline que tu t’appelles, hein ? Il te manque un tablier blanc ; si on t’a engagé pour savonner, je demande à voir ça.

— Vous n’auriez pas mal besoin d’être savonné vous-même, répliqua tranquillement Marcel en toisant le valet, qui en effet n’eût pas été couronné dans un concours de propreté.

— Ah çà ! je crois que tu raisonnes, marmouset ! tu veux que je t’apprenne à vivre ?

En même temps il poussa Marcel si rudement que celui-ci lâcha le seau, et l’eau, jaillissant tout à coup, se répandit en une large nappe sur l’agresseur, qui sauta de côté une seconde trop tard. Cette douche froide, au lieu de le calmer, l’exaspéra au plus haut point.

— Tu l’as fait exprès ! s’écria-t-il en se secouant et en montrant le poing à Marcel.

— Vous savez bien que vous m’avez poussé, répondit celui-ci.

Et sans s’attarder à une plus longue dispute, il ramassa le seau qui gisait sur le gravier pour aller le remplir de nouveau à la cuve. Mais Alvine accourait.

— Ça, dit-elle en se plantant devant le valet tout mouillé qui tordait les manches de sa blouse, ça vous vient comme le nez au milieu de la figure. Est-ce que je ne vous ai pas vu pousser Marcel ? S’il vous avait arrosé exprès, vous n’auriez pas à vous plaindre, mais il n’a pas assez d’esprit pour ça, bien sûr. Comme dit M. le curé, le méchant tombe dans sa propre fosse ; vous n’allez jamais au prêche, sans quoi vous le sauriez.

Allons, vous voilà propre pour quinze jours. Séchez-vous au soleil à présent ; il n’est rien comme un bain de lézard pour empêcher les rhumatismes.

Par cet exploit involontaire, Marcel se fit un ennemi, mais aussi une alliée. Il y a des compensations en tout. Alphonse, le valet d’écurie, était la bête noire d’Alvine depuis certain jour où il lui avait demandé en pleine table si elle n’allait pas bientôt fêter son jubilé. Quoique la vieille fille fût dévote, sa patience chrétienne n’allait pas jusqu’à souffrir qu’on l’accusât d’avoir cinquante ans. Ce sont là de ces offenses qu’on pardonne pieusement avant d’aller à confesse, mais qu’on se garde d’oublier. L’aventure du seau fit donc gagner à Marcel une très haute place dans les bonnes grâces de la servante en chef. Elle le considéra presque comme un génie méconnu.

« Et c’est un bon travailleur, pensait-elle en suivant des yeux le jeune domestique qui vaquait à son ouvrage tranquillement, mais sans une minute de distraction ou d’oisiveté. Après tout, le maître n’aura pas fait là une trop mauvaise emplette ; aussi bien, j’aurais pu me tranquilliser tout de suite, car il n’a pas l’habitude de se mettre le doigt dans l’œil, notre maître. »

— Voilà qui est bien, dit-elle à Marcel au moment où celui-ci achevait d’empiler les bûches qu’il venait de fendre et qu’on devait brûler le lendemain sous les chaudières. Mlle Thérèse sera contente de voir que tout est prêt pour sa lessive.

— Vous croyez qu’elle sera contente ? fit Marcel vivement. Dites-moi ce que je peux faire pour elle à présent.

Alvine le regarda d’un œil curieux.

« Je ne sais comment elle s’y prend, pensa-t-elle, mais elle les ensorcelle tous. »

Quoique cette réflexion fût accompagnée d’un soupir assez mélancolique, la grande fille n’y mêlait aucun retour jaloux sur elle-même. Thérèse était sa maîtresse vénérée et chérie ; elle l’admirait de tout son cœur et trouvait très naturel que les autres en fissent autant.

Jusqu’au soir, Marcel fut occupé dans la cour ou à l’étable : au coucher du soleil, il regarda d’un œil d’envie la vaste pâture baignée encore d’une paisible lumière, les pentes gazonnées où les sapins projetaient leurs grandes ombres. Il fut sur le point de s’enfuir, car cette heure sereine et tiède du crépuscule était la sienne, son heure de vacance et de rêverie. Mais la cloche du souper se fit entendre, et il n’osa pas écouter l’appel de la forêt.

Cependant, lorsque le repas fut terminé, tous les gens de la ferme se dispersèrent ; les uns allèrent s’asseoir sur le pont de la grange pour fumer leur pipe de compagnie ; d’autres descendirent au village, tandis que Félix Prenel s’enfermait pour régler ses comptes de la journée. Marcel, libre enfin, mit sa flûte dans sa poche et courut d’une traite jusqu’aux noisetiers qui bordaient le plateau. Écartant leurs branches flexibles, il se coula par-dessous et s’assit de l’autre côté de la haie, au bord d’un pré tout parfumé de trèfle.

À ses pieds les lumières du village commençaient à briller ; dans le ciel transparent, une petite étoile encore solitaire attendait ses sœurs en scintillant et en dansant comme un feu follet. Marcel la regarda et eut envie de lui jouer une valse pour lui apprendre à danser en mesure. Des notes cadencées et brillantes s’élancèrent aussitôt de la flûte, jaillissant comme des fusées et s’égrenant dans le silence de la nuit. Cet air de valse n’était qu’une simple ritournelle, mais les doigts habiles de Marcel y brodaient des arabesques qui en faisaient une charmante fantaisie, capricieuse et tourbillonnante comme la danse de la petite étoile.

Thérèse, assise sur le banc du jardin, écoutait cette musique étrange presque sans oser respirer, tant elle craignait de perdre une seule des notes que le vent lui apportait par bouffées. Cela ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait entendu jusqu’alors.

— Je voudrais danser cette valse-là, dit-elle tout à coup à demi-voix.

— Espérons que tu auras bientôt ce plaisir, répondit quelqu’un derrière elle.

C’était son père qui venait d’ouvrir la croisée, et qui se tenait maintenant dans l’embrasure, prêtant aussi l’oreille à la sérénade.

— Je ne suis pas connaisseur, reprit-il ; le maître d’école assurait toujours que je n’avais pas d’oreille ; pourtant il savait bien les découvrir quand il s’agissait de me les tirer. Mais il n’est pas besoin de savoir le plain-chant pour entendre que ce garçon-là fait merveille avec sa flûte. Qu’en dis-tu, Thérèse ?

— Vous m’empêchez d’entendre, fit-elle à voix basse.

La dernière note venait de s’éteindre, mais l’air semblait encore vibrer en musique autour de Thérèse. Quelques minutes après, Marcel entrait dans la cour, craignant de s’être attardé et d’avoir encouru le déplaisir de son maître. Il fut bien étonné de voir Mlle Thérèse sortir du jardin à sa rencontre.

— Marcel, dit-elle, – et son ton n’avait plus rien de la condescendance un peu dédaigneuse avec laquelle elle lui avait parlé le matin, – quel beau concert vous nous avez donné !

Le jeune homme se troubla, car il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’on écoutât sa musique.

— Vous jouerez pour moi tous les soirs, n’est-ce pas ? reprit-elle avec chaleur.

Ces deux mots, « pour moi, » lui étaient montés aux lèvres sans qu’elle y pensât, car la simple et fière Thérèse ignorait toute coquetterie ; mais elle sentait instinctivement que, seule parmi les gens de la ferme, elle saurait apprécier à sa juste valeur la musique toute poétique qu’elle venait d’entendre.

— Pour vous, je voudrais faire quelque chose de plus difficile, répondit Marcel en la regardant de ce même regard subitement éclairé qu’il avait eu le matin.

« Ah çà ! se demandait Félix Prenel qui écoutait ce dialogue en fixant son œil observateur sur les deux jeunes gens debout tout près de lui à la porte du jardin, est-ce qu’il en tiendrait aussi, celui-là !… C’est bon à savoir ; je ferai jouer cette corde à l’occasion. Thérèse a beau regimber : elle me rend de fiers services, ma grande et belle fille. »

Ce soir-là, tout le monde à la ferme, – sauf le valet d’écurie qui ruminait des projets de vengeance, – tout le monde s’endormit d’un cœur satisfait. Félix Prenel n’avait pas perdu sa journée ; il se décernait un témoignage d’excellence, et quand il ferma les yeux, ses premiers songes lui montrèrent une multitude de pièges auxquels de naïfs oisillons se laissaient prendre.

Marcel, dans la chambrette où deux autres domestiques dormaient déjà à poings fermés, repassait en esprit les événements de cette journée mémorable où le sentier uniforme de sa vie avait fait un si brusque tournant. Il pensait à sa mère, et il se disait que de ses premiers gains il prierait monsieur le curé de célébrer une messe pour le repos éternel de sa pauvre âme. « Elle est toute seule là-bas dans la nuit, se disait-il ; ô mère, mère ! » Cependant son chagrin ne ressemblait plus au désespoir morne qui s’était emparé de lui le matin, au cimetière. Il ne se sentait plus abandonné comme un paria au milieu de ce vaste monde ; il avait trouvé quelqu’un qui l’aimait un peu, ou plutôt, ce qui lui était bien plus nécessaire, il avait trouvé quelqu’un à aimer. Pour la première fois de sa vie peut-être, il eut hâte de voir venir le lendemain. « Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour elle ? » fut sa dernière pensée avant de s’endormir.

Thérèse ne se doutait pas de l’ardent dévouement qu’avait fait naître une bonne parole dans le cœur du pauvre garçon qui en avait été si longtemps sevré ; mais peut-être en pressentait-elle quelque chose, par l’effet de ce mystérieux magnétisme qui parfois nous enserre comme d’un courant de sympathie. Sans bien savoir pourquoi, elle avait le cœur léger ce soir-là, tandis qu’elle défaisait les longues tresses de ses cheveux bruns, un sourire inaccoutumé errait sur sa bouche sérieuse. La musique de Marcel l’avait délivrée pour un moment des lourdes chaînes de contrainte qu’elle portait habituellement ; elle avait retrouvé sa nature spontanée et presque enthousiaste d’autrefois : cela lui avait fait un bien infini.

« Je ne sais ce que j’ai ce soir, pensa-t-elle ; il me semble que je chanterais volontiers. Cependant j’ai pour demain deux gros ennuis en perspective : noce et lessive. »

SECONDE PARTIE

NOCE et lessive, tel était le programme de la journée, qui s’annonça splendide, au grand dépit d’Alvine. Il faut savoir que dans ce petit coin de pays où règnent mille préjugés étranges, certain dicton populaire est tout particulièrement incommode aux maîtresses de maison, parce qu’il les embroche aux cornes d’un dilemme fort embarrassant. « Les méchantes femmes ont toujours le beau temps pour leur lessive, » dit ce coquin de proverbe qui court le pays. Ou bien vous êtes une méchante femme, ou bien la pluie vous empêchera de sécher votre linge : choisissez. Fort heureusement il n’y a pas à choisir ; le soleil n’attend pas la décision des ménagères pour briller ou se cacher ce jour-là.

Du reste le dilemme portait son baume avec soi, et l’une de ses cornes guérissait les blessures que faisait l’autre. « S’il faut passer pour méchante, tant pis ; au moins les chemises de mon mari sont sèches comme du foin ; il n’aura pas à dire tout l’hiver qu’elles sentent le moisi et qu’elles lui donnent des torticolis chaque fois qu’il en change. » C’est ainsi qu’on se consolait du beau temps, et s’il pleuvait, on était décrétée bonne femme de par la pluie.

Mais Alvine jouissait sur ce point d’une chance vraiment exaspérante. Elle avait beau choisir pour sa lessive le capricieux avril ou le brumeux octobre, le soleil ne manquait jamais à la fête. On en riait dans le voisinage ; mais Alvine prenait les taquineries au grand tragique et ne manquait pas de jeter la responsabilité de ce bonheur impertinent sur les lavandières, « qui sont assez mauvaises langues, disait-elle, pour nous allumer quatre soleils. »

Il y avait au village une autre personne que le beau temps contrariait fort : c’était Marguerite Jasmin, qui se préparait à poser sur ses blonds cheveux un bonnet de tulle blanc orné de fleurs d’oranger. Sa grand’mère lui avait appris qu’un trop brillant matin de noce présage des années de misère au jeune ménage. Cependant le soleil montait radieux, faisant briller ses rayons sur les bonnes et sur les méchantes femmes, sur les vieux couples et sur les jeunes époux.

Bien avant cinq heures, Alvine parut dans la cour, les manches retroussées, et traînant à ses pieds de gros sabots qui faisaient clic clac sur les dalles. Ses cheveux étaient relevés comme à l’ordinaire en une torsade hérissée, où elle n’aurait eu qu’à planter une plume verticale à la zoulou pour se donner un air des plus redoutables. Les lavandières, de pauvres femmes du village, arrivèrent l’une après l’autre et fortifièrent tout d’abord leur courage en buvant à petits coups, une main sur la hanche, l’excellent café que Thérèse leur apporta.

— Vous d’abord, déclara Alvine, vous n’avez rien à faire ici, mademoiselle Thérèse. Un jour de noce, on ne trime pas. Ce serait joli vraiment d’avoir ce soir les mains gonflées et fendues comme des pommes cuites. Allez plutôt repasser votre beau jupon blanc à festons ; je vous l’ai empesé hier, et s’il ne se tient pas tout debout comme un entonnoir, ce ne sera pas ma faute. Vous seriez déjà de la fête ce matin, si vous aviez voulu me croire. Le savonnage marchera parfaitement sans vous, pourvu que nos femmes sachent aussi bien taper de la main que de la langue.

Les trois journalières se jetèrent un regard d’intelligence et sourirent ; elles savaient bien qui, en ces occasions, tenait le haut bout ou plutôt les deux bouts de la conversation. Mais, avec ou sans panache à la zoulou, Alvine était trop redoutable pour qu’on hasardât une observation.

Thérèse, ainsi poliment éconduite, revint à sa laiterie où la besogne du reste ne manquait pas.

De très bonne heure aussi, le maître des Alisiers descendit au village ; quand il en revint, un sourire de satisfaction épanouissait les coins de sa bouche.

— Où est Marcel ? demanda-t-il en entrant dans la cuisine. Qu’une de ces jolies filles aille me le chercher ; elle ne sera pas trop fâchée de la commission, je suppose ?

— Un grand nigaud comme lui ! répliqua Félicie avec une mine dédaigneuse. Tenez, il est là qui pioche dans le champ de pommes de terre comme s’il y avait un écu pour lui sous chaque motte qu’il remue. On dirait qu’il s’est donné la tâche de piocher tout le pays avant déjeuner. Ce n’est pas un domestique naturel, ça !

Cependant elle sortit pour appeler ce gâte-métier de Marcel qui entra tôt après dans la cuisine.

— Viens çà, dit Félix Prenel ; il paraît que tu en débranches ! N’en fais pas trop tout de même, sans quoi il faudrait t’encadrer pour servir d’exemple aux autres.

En même temps il ouvrait la porte de la chambre où le soir précédent il avait conclu un si ingénieux marché.

— Ici nous causerons plus à l’aise, dit-il en reprenant son poste d’observation dans l’embrasure de la fenêtre. Je viens de voir quelqu’un, mon garçon, à qui tu pourrais rendre un fameux service.

Marcel ne jugeant pas à propos de répondre, le fermier poursuivit :

— Ce pauvre Victor Blanquet ! il se marie aujourd’hui, mais ce n’est pas là son plus grand malheur. Le violoneux qu’il avait engagé pour ce soir lui fait faux bond, et il ne lui reste qu’un accordéon assez misérable. J’ai promis que tu irais à huit heures.

— Moi ! fit Marcel étonné. Vous oubliez, maître, qu’on vient d’enterrer ma pauvre mère.

— Est-ce que ça me regarde ! s’écria brutalement Félix Prenel.

Puis, se ravisant tout à coup, il reprit avec plus de calme :

— Ne fais pas le nigaud ; tu l’es déjà bien assez par nature. Faire danser les autres, ce n’est pas comme si l’on dansait soi-même ; comprends-tu la différence ? Monsieur le curé lui-même n’aurait pas un mot à dire là contre. On te laissera bien tranquille dans ton coin et tu musiqueras tout juste comme hier au soir sous les coudres. Tu vois que je suis un bon maître ; je me donne la peine de raisonner avec toi, bien que tu aies la tête rudement carrée. À présent c’est entendu, j’espère. À huit heures tu endosseras ton habit noir bien brossé, et en marche pour la gloire !

Marcel était très perplexe ; les arguments de son maître lui semblaient valables, mais il balançait encore.

— Je voudrais savoir ce que Mlle Thérèse en dirait ? murmura-t-il enfin.

— Thérèse ? va le lui demander ; elle te répondra ce qu’elle m’a dit hier au soir en écoutant ta musique : « Je voudrais bien danser cette valse-là. »

Ce mot mit fin aux hésitations de Marcel.

— Si ça peut lui faire plaisir, j’irai, dit-il. Ma mère ne s’en fâchera pas, parce qu’après tout je penserai à elle aussi bien là qu’ici.

— Bravo, Marcel ! s’écria le paysan en lui frappant sur l’épaule. Je savais bien que tu entendrais raison, à la fin. À propos, j’ai appris ce matin que Thérèse a un caprice pour votre Biquette ; elle l’enverra chercher dans la journée.

— Merci ! s’écria le jeune homme avec reconnaissance.

Il se demandait comment il avait pu refuser un instant de complaire à un si bon maître.

Le fermier eut grand soin de tenir Marcel hors du chemin de Thérèse pour le reste du jour ; il l’envoya dans la forêt lier en fagots les branches que les bûcherons abattaient. Comme il y avait une assez grande distance de la ferme à l’endroit où l’on faisait cette coupe de bois, les ouvriers ne descendirent ni pour le déjeuner ni pour le dîner ; on leur porta là-haut leurs repas qu’ils mangèrent assis sur les troncs récemment abattus. Marcel jouissait silencieusement de cette journée passée au grand air et en pleine forêt ; le soir, quand il revint aux Alisiers, son visage ordinairement pâle et morne était comme éclairé. Au lieu d’avoir les yeux perdus dans le vague, il regardait droit devant lui et descendait le sentier d’un pas ferme, en homme qui sait maintenant où il va et ce qu’il veut. Il était sur le point d’entrer dans la cour quand la voix de Thérèse se fit entendre tout près :

— Marcel !

La jeune fille était assise sur le petit mur en pierres sèches qui fermait la prairie ; de grandes ombellifères roses et blanches se balançaient à côté d’elle et venaient caresser son épaule de leurs gracieux parasols ; son pied finement chaussé s’appuyait sur une grosse pierre moussue qui avait roulé du mur. Thérèse avait déjà fait sa toilette de bal : une robe de soie noire très simple et un fichu de crêpe lisse attaché par une petite épingle de corail rose.

Thérèse avait du goût ; elle détestait la bijouterie de clinquant et les couleurs voyantes qu’affectionnent souvent les jeunes paysannes ; du reste son miroir lui avait dit qu’une toilette sévère seyait mieux à son genre de beauté, et pas plus qu’une autre jeune fille elle ne désirait paraître à son désavantage. Son père l’eût voulue plus pimpante.

— Qu’est-ce que c’est que cette nonne ? avait-il dit en regardant la robe noire et le fichu blanc. Je te donne assez d’argent pour tes épingles cependant ; croirait-on que voilà l’héritière des Alisiers ?

— Faites-moi dorer sur tranche, répondit-elle avec amertume. J’aurai alors autant de prétendants que si j’étais un lingot.

Puis elle se repentit d’avoir ainsi parlé à son père, dont elle était après tout l’orgueil et la plus grande joie.

— Tenez, dit-elle en lui tendant sa main gauche : voilà qui fera reconnaître l’héritière des Alisiers.

Un riche cercle d’or ciselé ornait son poignet et se cachait à demi sous les dentelles de la manchette.

— À la bonne heure ! dit Félix Prenel d’un ton radouci ; il n’y a pas une fille à quatre lieues à la ronde qui puisse se vanter d’avoir un bracelet de ce poids-là.

En cet instant on avait annoncé à Thérèse que la Biquette de l’Anastasie venait d’arriver et qu’on l’avait attachée dans le pré en attendant. Elle y avait couru comme elle était, après avoir pris dans sa main une poignée de sel.

La jolie chèvre la regarda venir d’un air indifférent ; l’herbe était tendre autour de son piquet ; pour le moment, brouter était sa grande affaire, que ce fût une robe de soie ou un jupon court qui lui rendît visite. Mais elle était trop polie cependant et trop sociable pour résister longtemps aux avances de Thérèse ; elle fit un pas, tendit le museau et découvrit le régal exquis qu’on lui tendait. Laissant là ses herbages qui pouvaient attendre, elle se mit à lécher avec ardeur la main de Thérèse et jusqu’à son joli poignet cerclé d’or. C’est alors que Marcel avait paru à l’entrée de la cour.

— Là ! vous la reconnaissez, j’espère ? dit Thérèse lorsque le jeune homme s’avança pour répondre à l’appel de sa maîtresse.

Biquette, elle, n’attendit pas qu’on l’interrogeât ; abandonnant le sel dont elle s’était montrée si friande, elle se dressa tout à coup sur ses pieds de derrière comme quelque bête héraldique, tirant si fort sur sa corde qu’elle faillit s’étrangler.

— Doucement, ma belle, doucement ! dit Marcel en lui rendant ses caresses. Vous voyez qu’elle m’aime, mademoiselle Thérèse ; mais je suis sûr que dans quelques jours elle vous aimera plus que moi.

— Oh ! pourquoi donc ? dit la jeune fille.

— Marcel ! cria tout à coup la voix du fermier.

Et Félix Prenel parut lui-même à l’entrée de la cour.

— Est-ce l’heure de batifoler, paresseux ! Viens çà, et un peu vite.

« Faut-il que je les aie tenus tout le jour l’un en vent et l’autre en bise pour qu’ils se retrouvent à la dernière minute ! pensa-t-il. Si Thérèse apprend l’affaire, tout est flambé pour ce soir. »

— Je viens de descendre, dit Marcel en rejoignant le fermier ; j’ai eu tout juste le temps de dire bonjour à Biquette ; et pour ce qui est de m’appeler paresseux, vous n’en avez pas le droit, maître ; j’ai travaillé rude tout le jour.

Il dit cela tranquillement, sans la moindre insolence, mais aussi sans baisser les yeux devant le regard courroucé que Félix Prenel lui jeta.

— Oh ! oh ! s’écria celui-ci, il paraît que l’agneau commence à pousser des cornes ; mais on saura les lui rogner. Va-t’en dans ta chambre, raisonneur, et prépare-toi. Quand le moment sera venu de descendre au village, je t’appellerai.

Marcel ne s’en fût pas tiré à si bon compte si Thérèse ne s’était approchée en cet instant ; mais le fermier craignait décidément de les laisser ensemble, c’est pourquoi il congédia Marcel en toute hâte, se promettant bien d’entreprendre le gars à la première occasion et de lui laver la tête d’importance.

— Je ferai bien de descendre avant la nuit noire, dit Thérèse en venant à son père. J’espère qu’ils me laisseront partir de bonne heure ; nous aurons à étendre tout notre linge demain.

— Et moi, j’espère bien qu’ils n’en feront rien ! s’écria le fermier. Allons, Thérèse, ma fille, prends donc du plaisir pendant que tu es jeunette, et n’oublie pas toujours que tu as ici trois ou quatre servantes pour faire la besogne. Tiens, voici quelqu’un qui sera de mon avis, n’est-ce pas, Léon ?

À ces mots, Thérèse tourna légèrement la tête et vit briller derrière elle les yeux noirs du jeune contrebandier. Elle se hâta de rentrer dans la maison, puis traîna en longueur ses derniers préparatifs, lissa ses cheveux, brossa minutieusement sa mantille, espérant toujours que Léon Thonin impatienté tournerait enfin sur ses talons et descendrait seul au village.

Mais les contrebandiers savent attendre ; et quand Thérèse, entendant son père l’appeler, n’osa plus tarder davantage, elle trouva le jeune homme debout à la même place, l’air fort peu suave, il est vrai.

— Vous êtes très belle, mais vous y avez mis le temps, remarqua-t-il en lui ouvrant la porte de la cour.

Elle ne répondit rien et passa devant lui, après avoir dit adieu à son père.

« Faites la princesse, mademoiselle Thérèse, murmura le jeune homme entre ses dents ; vous trouverez votre maître. »

Il avait parlé trop bas pour être entendu, mais elle surprit le regard brillant de colère qu’il lui lançait. Une sorte d’appréhension lui serra le cœur.

« Tout ceci finira mal, pensa-t-elle. Je ne veux plus qu’on me jette ainsi à la tête de ce Léon ; je le dirai demain à mon père. »

Et poussée par une crainte mêlée de dépit, elle descendait le sentier d’un pas si rapide que son compagnon avait peine à la suivre. Ils arrivèrent aux premières maisons du village sans avoir échangé une parole.

— Thérèse ! dit tout à coup le jeune homme.

Elle entendit sa respiration saccadée et s’arrêta pour le regarder en face.

— Jusqu’à présent, j’ai été pour tout le monde mademoiselle Thérèse, dit-elle froidement. Après ?

On entendait des voix à quelques pas ; dans la cour du charpentier, des enfants jouaient et riaient ; c’est ce qui inspira du courage à la jeune fille, car les yeux enflammés de Léon Thonin n’étaient rien moins que rassurants.

— Voulez-vous que je vous dise ? fit-il d’une voix qui vibrait de colère. Vous me rendrez fou.

— Et voulez-vous que je vous dise, moi ? vous l’êtes déjà, répliqua Thérèse en reprenant sa marche rapide.

— À qui la faute, Thérèse Prenel ? pour qui est-ce que je mène cette vie de forçat, passant les nuits à la belle étoile, dans des chemins impossibles, avec ces chiens de douaniers sur les talons, et risquant à toute minute d’avaler une de ces pilules de gros plomb qu’on ne digère pas. Pour qui, s’il vous plaît ? Ce n’est pas pour les beaux yeux de votre père.

— Ni pour les miens, dit Thérèse d’un ton résolu. Tenez, Léon, je suis bien aise de pouvoir m’expliquer avec vous une fois pour toutes. Je n’ai jamais joué à la coquette, pas plus avec vous qu’avec un autre. N’importe ce que dit ou ce que fait mon père, ce n’est pas à moi de le juger ; et voici une chose que vous auriez pu deviner sans qu’on prît la peine de vous la dire : je suis bien la maîtresse des Alisiers, mais vous n’en serez jamais le maître.

— C’est ce que nous verrons ! murmura le jeune homme.

— Tiens ! vous voilà donc enfin ! s’écria quelqu’un en venant à leur rencontre. Tu n’as pas l’habitude d’arriver trop tard à un repas de noce, Léon, à moins que tu n’y viennes par le chemin des amoureux,… et ce n’est pas avec Mlle Thérèse qu’on y passe, ajouta Victor Blanquet, lequel, en sa qualité de jeune marié à qui le bonheur déliait la langue, s’arrogeait certaines libertés.

Thérèse regarda son compagnon, espérant qu’il aurait la générosité de répondre quelque chose, mais il s’en garda bien et laissa son ami conclure de ce silence ce qu’il voudrait.

Les fenêtres de la maison voisine, brillamment éclairées, projetaient jusque sur la route une vive lueur ; des ombres affairées passaient et repassaient derrière les rideaux blancs ; au-dessus de la porte, une lourde guirlande de houx et de lierre était suspendue en festons, pour informer de la fête tous les passants, et la cour était pleine d’une joyeuse agitation. Plusieurs chars à bancs venaient d’y arriver ; de bonnes mamans rondelettes et des jeunes filles en descendaient ; celles-ci prétendaient ne pouvoir trouver le marchepied et se laissaient glisser dans les bras de leurs cavaliers avec des cris, des rires et tout ce petit manège effarouché que notre mère Eve ignorait peut-être, mais que la plupart de ses filles connaissent assez bien.

— Entrez ! entrez ! s’écria Victor ; on dansera d’abord un peu pour se mettre en appétit ; mais notre orchestre n’est pas encore au complet. Marguerite est dans la grande chambre avec ses filles d’honneur, mademoiselle Thérèse ; elle a un tas de secrets à vous dire.

Quand Thérèse entra dans la pièce profonde et basse, éclairée par de rustiques chandelles de suif et où tourbillonnaient de jolies paysannes en robes légères, il se fit tout à coup un grand silence. La blonde mariée se tenait au milieu de la chambre, rose et gracieuse sous ses fleurs d’oranger, avec deux ou trois de ses amies les plus intimes, penchées les unes vers les autres comme si elles venaient de s’interrompre au milieu d’un chuchotement.

— Pourquoi vous taisez-vous tout à coup ? dit Thérèse en s’avançant ; vous parliez de moi ?

C’était un joli tableau : tous ces petits groupes attentifs, retirés dans l’embrasure des fenêtres ou dans les angles de cette grande pièce sombre dont les boiseries noires servaient de repoussoir aux corsages clairs qui s’y appuyaient ; toutes ces figures jeunes et fraîches tournées du même côté ; tous ces yeux inquiets ou souriants ; et sous la lumière d’une lampe suspendue qui les éclairait en plein, la blonde Marguerite et la brune Thérèse, debout en face l’une de l’autre, belles toutes deux, mais d’une beauté bien différente, et dont le contraste était encore accentué par le tulle blanc de la jeune mariée et la riche soie noire de la fière Thérèse.

— Nous disions seulement, commença Marguerite d’un air un peu interdit ; nous disions… explique cela, Mariette.

Mariette était la petite blondine aux cheveux frisés que nous avons rencontrée une fois déjà ; et quand vous voyez une blondine aux cheveux frisés, vous pouvez parier cent contre un qu’elle aura la langue bien pendue.

— Oh ! nous disions beaucoup de choses, pour ce qui est de ça ! s’écria Mariette. Nous cherchions à deviner pourquoi le meilleur danseur et la plus belle fille nous manquaient encore.

— La plus belle fille ! mais tu étais là, Mariette, fit Thérèse en riant.

— Oh ! moi ! si je demeurais aux Alisiers, je serais peut-être la plus belle, fit Mariette avec un soupir. Les garçons cajolent la dot plus que la future.

— Je viens d’expliquer quelque chose de ce genre à Léon Thonin, et voilà ce qui nous a retardés, dit tranquillement Thérèse.

Puis elle ôta son manteau, son chapeau, lissa ses cheveux devant le miroir et s’assit, froide et calme comme à l’ordinaire.

Quoi qu’en disent les diplomates, la droiture est encore la meilleure des tactiques. Par cette déclaration franche et nette, Thérèse avait coupé court aux chuchoteries ; on comprit que Léon Thonin avait été éconduit, et plusieurs des amies de Thérèse, admiratrices secrètes du héros contrebandier, surent gré à la jeune fille de le leur avoir rendu. Cependant, pour la prudence, l’héritière des Alisiers était bien une Prenel. Parmi les maximes de son père, il en était une dont elle avait reconnu la sagesse et qu’elle pratiquait d’instinct, car son caractère réservé s’y prêtait : « Ne dites jamais vos motifs quand vous pouvez faire autrement. »

En ne donnant aucun détail sur la déconfiture de Léon, Thérèse supprimait d’avance les commentaires, autant du moins que cela se peut au village. On ne saurait broder quand on n’a pas de canevas.

— Eh bien ! dit Marguerite en entraînant son amie à l’écart, je vais te raconter maintenant de quoi nous causions quand tu es entrée. Je suis bien aise que Léon en soit au bout de son chapelet avec toi. Façon de parler, car je ne crois pas qu’il puisse dire seulement son Pater jusqu’au bout, ce grand coureur de bois. Il n’aurait pas fait un bon mari pour toi, Thérèse ; vous vous ressemblez trop.

— Moi et lui ! s’écria Thérèse dont les joues s’empourprèrent.

— Je veux dire qu’il est violent comme un sac de poudre et que tu n’es pas justement douce comme le lait ; ce n’est pas un reproche, ma mie ; moi, je suis trop douce et j’aurais dû m’en corriger ; tout le monde le dit, sauf Victor. Vois-tu, nous avions pensé, nous autres filles, que toi et Léon ça ferait un couple à la fin, parce que ton père lui marque tant d’amitié ; c’est de cela que nous parlions quand tu as ouvert la porte ; et tu avais l’air si sévère, avec ta robe noire et ton fichu blanc, que tu nous as fait peur à toutes.

— J’en suis fâchée, dit Thérèse ; je ne vois pas le monde en rose aujourd’hui.

— Eh bien, écoute, je te dirai la fin. Tu connais ma grand’mère ? il n’y en a pas une comme elle dans tout le pays pour connaître les sorts, les charmes et toute cette magie noire qui fait qu’on regarde sous son lit avant de se coucher. Mais elle a aussi de bien jolis secrets, ma grand’mère. C’est elle qui m’a appris qu’une jeune mariée, avant d’avoir ôté sa couronne, peut, en fermant ses yeux à elle, voir les yeux des futurs maris de ses amies.

— C’est un secret bien indiscret, fit Thérèse en riant.

— Tant pis, je les ai vus. Pour Mariette, ils seront bleus. C’est drôle, n’est-ce pas ? elle qui dit toujours qu’elle n’aime que les garçons bruns.

— Si elle dit cela, c’est qu’elle a choisi un blond.

Il n’est personne comme les jeunes filles pour se déchiffrer mutuellement.

— Mais voyons la suite, Marguerite.

— Alors, comme je fermais les yeux, là sous la lampe, au milieu de la chambre, quelqu’un a dit : « Et pour Thérèse ? » Tu ne me croiras pas, moqueuse, mais j’ai vu, très bien vu les yeux de ton fiancé à venir, et quand j’ai dit : « Ils sont bruns ! » tout le monde s’est écrié : « C’est Léon ! »

— Eh bien ! tout le monde saura maintenant que ce n’est pas lui, dit Thérèse. Était-ce brun foncé ou brun clair, noisette, chocolat ?

— Oh ! des yeux chocolat ! s’écria Marguerite sérieusement froissée. Enfin, te voilà avertie ; si tu ne reconnais pas ton futur quand il se présentera, ce sera ta faute.

— Le signalement n’est pas suffisant ; ta grand’mère aurait dû t’en apprendre plus long ou garder son secret… Mais qu’est-ce que c’est que cette musique ? fit Thérèse en tournant vivement la tête.

Il lui avait semblé entendre les sons éloignés d’une flûte qu’elle connaissait bien.

— Mesdames, le bal commencera quand vous voudrez, dit Victor Blanquet en ouvrant la porte. Tout est prêt ; vos danseurs ont mis leur meilleure paire de jambes, ils espèrent que vous aurez fait de même. À nous deux, Marguerite, mon petit pigeon blanc ; te rappelles-tu notre première valse ?

Sur le seuil de la porte, les garçons se poussaient à qui n’entrerait pas le premier. Enfin pourtant l’un d’eux se sacrifia ; traversant la chambre d’un air de gaucherie déterminée, il cingla droit vers sa belle, qui le récompensa de ce haut fait en acceptant son bras. Ce courageux exemple fut aussitôt suivi, car aucun des garçons maintenant ne voulait être le dernier, et le cortège s’organisa en quelques minutes, pour passer dans la grange qui devait servir de salle de bal.

Chaque jeune fille avait son cavalier désigné à l’avance ; Thérèse se vit donc contrainte à prendre le bras de Léon Thonin, qui n’avait point du tout la mine déconfite d’un prétendant éconduit. Une expression de défi étincelait dans ses yeux noirs, tandis qu’il promenait autour de lui un regard assuré ; et comme les doigts de Thérèse effleuraient à peine sa manche, évitant de s’y appuyer, il saisit cette belle main brune et la contraignit à s’avancer davantage.

Thérèse en rougit d’indignation ; mais tous les yeux étaient sur elle ; elle craignit un-esclandre, prit son air le plus glacial et suivit les autres couples sans rien dire.

La salle de danse improvisée ne manquait pas d’un certain pittoresque ; pour tentures, elle avait de hautes murailles de foin soigneusement, presque coquettement ratissées ; aux grosses poutres de la toiture pendaient en festons d’immenses toiles d’araignée qui avaient fait le désespoir des organisateurs de la fête, mais qui flottaient trop haut pour que le balai pût les atteindre. Les chars, les échelles, les fourches, les râteaux, la machine à vanner, la grosse balance romaine avaient été reculés à l’arrière-plan et entassés en une formidable barricade. Le plancher, bien que soigneusement balayé, n’était pas aussi uni qu’un parquet de salon ; le pied s’y heurtait à chaque pas contre les gros nœuds saillants du sapin ; les roues des chars y avaient creusé des ornières ; mais qu’importe ? ce bal rustique n’avait pas été préparé pour des Cendrillons en pantoufles de satin à talons Louis XV.

L’illumination de la salle arracha un grand oh ! de surprise et d’enchantement à tous les invités, lorsque arrivés à la dernière marche de l’escalier noir qui montait de la cuisine à la grange, ils furent éblouis par une profusion de lumières. Des cordons, des guirlandes, des étoiles scintillaient de tous côtés.

— Et pas le moindre danger d’incendie ! s’écriait Victor Blanquet. Garçons et filles, je vous prie d’examiner un peu mes petits arrangements. J’y ai travaillé drin drin pendant quatre jours ; mais je ne regrette pas ma peine ; on parlera encore de notre noce dans cinq ans d’ici.

En paysan avisé et qui respecte les règlements de police, Victor avait décidé de ne pas éclairer sa grange par des flammes au grand air, comme il les appelait. Il avait emprunté dans le voisinage toutes les lanternes, falots, rats de cave et sourdines qu’on avait bien voulu lui prêter ; il avait passé je ne sais combien de temps à les nettoyer, à les fourbir, à les munir de chandelles neuves, puis il les avait suspendus en guirlandes à des cordes soigneusement dissimulées sous des branches de sapin ; quelques-uns étaient disposés en figures géométriques, en triangles et en soleils, et accrochés aux piliers qui supportaient la toiture.

Au-dessus de l’estrade des musiciens rayonnait la plus grosse lanterne du district ; elle avait presque les dimensions d’un tambour, et son origine remontait sans doute aux temps préhistoriques. Victor était très fier de l’avoir dénichée chez un vieux paysan grippe-sou qui ne prêtait jamais rien et avait loué cette relique de famille, après avoir stipulé un dédommagement en cas d’avarie.

— C’est un joli brimborion, qu’en dites-vous, mademoiselle Thérèse ? continua l’inventeur des décors avec un légitime orgueil ; et puis voyez, juste au-dessous j’ai accroché la sourdine de ma tante Justelle ; ça n’est pas plus gros qu’un œuf. Vous savez qu’elle l’attache au cou de son chien quand elle sort le soir ; c’est son idée. Regardez-moi un peu ces jolis petits volets troués à jour comme de la dentelle.

Mais Thérèse ne prêtait plus l’oreille aux discours de son hôte : elle venait d’apercevoir Marcel debout sur l’estrade, très grave dans son habit noir des jours de fête et un peu pâle d’émotion.

— Au nom de mes saints patrons, que faites-vous là, Marcel ? s’écria Thérèse.

— Je suis ici pour faire danser les gens de la noce, maîtresse ; le maître ne vous l’a donc pas dit ?

— C’est lui qui vous a envoyé ?

— Oui, mais je n’y serais pas venu, à cause de ceci, – et Marcel posa un doigt sur la bande de crêpe qui entourait son bras gauche, – s’il ne m’avait pas donné à entendre que ma musique vous ferait danser de meilleur cœur. Est-ce vrai, ça, maîtresse ?

— Je ne sais pas, répondit-elle avec distraction ; je crois que même les harpes du paradis me feraient pleurer ce soir.

Et quittant brusquement le bras de son cavalier, elle alla s’asseoir tout au fond de la salle, dans un recoin sombre où nul ne viendrait la déranger.

« Voilà bien mon père ! pensait-elle avec amertume ; mon nom d’héritière lui sert d’enseigne ; le premier coureur de nuit venu se croit des droits sur moi ; je suis une prime à la contrebande. Et maintenant c’est le talent de ce pauvre garçon qu’il va exploiter ; j’aurais dû le deviner plus tôt. Mais qu’y puis-je faire, moi qui réussis à peine à préserver ma propre dignité ? »

— En avant la musique, cria gaiement Victor Blanquet ; est-ce que nous allons bouder au plaisir ? Hé ! l’accordéon, tu n’es pas enrhumé, j’espère ?

Non, mais un peu endormi, car l’homme et son instrument, courant de bal en bal, n’étaient pas rentrés chez eux de quatre jours. La première polka fut donc assez languissante. Marcel connaissait bien cette ritournelle ; mais il était troublé ; le tournoiement des couples lui causait une sorte de vertige. Parmi les jeunes filles qui passaient et repassaient d’un pied léger devant lui, il cherchait en vain Mlle Thérèse ; désappointé, il jouait sans enthousiasme et par tâche. D’ailleurs, ne sachant point danser lui-même, il manquait de cette cadence exacte, inflexible, qui bannit jusqu’à un certain point la fantaisie. Sa musique molle n’enlevait pas ; après deux ou trois tours les danseurs revinrent à leurs places, se plaignant d’avoir du plomb sous la semelle.

— Vous nous avez joué là une polka à conduire les gens en terre, dit le nouveau marié en s’approchant de l’estrade d’un air mécontent. Allons, vous l’accordéon, si vous vous endormez tout à fait, on sera obligé d’introduire des chardons sous votre faux col. Pour quant à toi, Marcel, tu ne vaux pas les deux écus que j’ai donnés à ton maître. On dirait que ta flûte est pleine de coton. Essayons une valse, pourtant, et que ça saute.

Marguerite, étonnée de la disparition de Thérèse, cherchait son amie ; elle finit par la découvrir dans le coin sombre où la jeune fille cachait sa tristesse, et elle s’assit à côté d’elle.

— Tu n’es pas gaie ce soir, dit-elle en lui prenant la main. Je ne te demande pas de confidences, tu n’en fais jamais ; mais au moins ne porte pas malheur à ma noce, veux-tu ? Si Léon t’ennuie, nous ne manquons pas ici d’autres garçons qui seront trop honorés de te faire danser. Voici Victor, il t’invitera.

Thérèse poussa un soupir ; mais elle se leva pour complaire à Marguerite ; elle mit sa main dans celle de son cavalier et s’avança au milieu des groupes qui se séparaient lentement et se formaient en colonne sans grand enthousiasme. Mais, aux premières notes de la valse, chacun surpris leva la tête ; était-ce bien la même flûte qui tout à l’heure chantait d’un voix si somnolente ?

Marcel avait vu Thérèse et c’était pour elle qu’il jouait maintenant. « Je veux qu’elle danse de bon cœur, » répéta-t-il en lui-même. Il la regarda glisser et tourner en mesure, enlevée par le bras robuste de son cavalier ; alors le sentiment du rythme le saisit tout à coup ; il eut une intuition soudaine de ce que doit être la musique qui fait danser. Plus accentuées, plus brillantes, les notes de la flûte éclipsèrent l’accordéon qui ne fit plus entendre qu’un accompagnement en sourdine. Enlevés par cette vive cadence, tous les danseurs sentirent fondre le plomb dont ils s’étaient plaints tout à l’heure.

— Bravo, Marcel ! cria l’un d’eux en frappant du talon pour marquer la mesure ; tu nous mets du feu sous la semelle !

Thérèse sourit ; elle aimait la valse, après tout ; elle aussi se sentait plus légère ; son cavalier dansait bien ; en tournoyant à son bras, elle semait ses soucis derrière elle. Et Marcel, qui ne la quittait pas des yeux, en la voyant contente se sentait plus heureux qu’un roi.

Cependant on vint annoncer que le souper était prêt.

— Descendons, dit l’hôte, car le huitième des péchés capitaux est de laisser refroidir un potage au riz comme ma mère les sait faire. Marcel Auvernet, tu as bien mérité de la patrie. Pourquoi donc est-ce que tu t’es donné jusqu’à présent cet air bête et demi, quand vous aviez tant d’esprit, toi et ta flûte ?

Le souper était excellent ; l’appétit et la bonne humeur des convives ne laissaient rien à désirer. Au dessert, plusieurs s’embarquèrent dans des discours où ils restèrent engommés ; mais Mariette la blondine s’étant décerné les fonctions de souffleur, tendait la perche de sauvetage aux orateurs échoués.

— En un mot comme en cent, Victor, et vous, mademoiselle Marguerite…

— Madame, s’il vous plaît !

— Madame ! excusez. C’est qu’elle est encore bien fraîche, cette madame.

— Fraîche comme une rose, c’est vrai ; tu as bien de l’esprit, mon ami, remarqua Victor en jetant un regard amoureux à sa blonde petite femme. Mais va toujours, on t’écoute.

— Comme ça, je disais… qu’on t’a toujours connu, Victor, pour être bon fils, bon citoyen…

— Bon père, bon époux, interrompit Mariette ; il n’est pas gai, ce garçon-là ; c’est comme au cimetière.

— Je ne dis que la vérité. Tant pis si ça ne vous amuse pas, répondit sentencieusement l’orateur ; et pour finir, car mon discours est déjà trop long, après avoir souhaité bien des prospérités aux deux jeunes époux, je proposerai de retourner là-haut, car je trouve qu’il fait rudement chaud ici.

Les personnes qui s’étaient contentées d’écouter les discours sans en faire ne partageaient pas cet avis au sujet de la température, mais chacun fut bien aise de recommencer le bal. Cependant, quand on appela les deux musiciens qui, suivant l’usage, avaient pris place à table avec les invités, on trouva qu’un seul était demeuré debout sur le champ de bataille. Le joueur d’accordéon, vaincu par le sommeil, dormait à poings fermés sur sa chaise et resta insensible aux secousses amicales qu’on lui prodigua.

— Ne vous inquiétez pas, je jouerai bien tout seul, dit tranquillement Marcel.

À souper il n’avait bu que de l’eau, et pourtant ses yeux brillaient comme des étoiles.

— Vive Marcel ! c’est un brave ! s’écria-t-on en chœur, et l’on grimpa de nouveau l’escalier noir.

La flûte de Marcel était un excellent instrument ; le son en était étoffé, soutenu, et très vibrant dans les notes hautes ; on eût dit une cloche de cristal. Sa voix claire dominait le bruit des lourdes chaussures sur le plancher rugueux. C’était une flûte à enlever un bataillon.

Thérèse ne manqua plus une danse ; ayant une fois commencé, elle n’avait pas de prétexte pour renvoyer les nombreux aspirants qui se disputaient cette belle fille. D’ailleurs elle aimait le bal, et quand elle était en veine de s’amuser, ce qui arrivait rarement, ce n’était pas du bout des dents qu’elle mordait au plaisir.

Léon Thonin vint réclamer son droit de cavalier en titre. Thérèse n’osa refuser de danser avec lui ; mais en rencontrant son regard hardi et triomphant, elle songea soudain à la prédiction de Marguerite. « Ce ne sont pas là des yeux bruns, pensa-t-elle ; ils sont plus noirs que la nuit. »

Involontairement elle se mit à chercher lesquels dans l’assemblée répondraient mieux au signalement. Elle n’avait que l’embarras du choix, car le type brun dominait de beaucoup, et parmi les yeux luisants des jeunes gars qui passaient devant elle, les trois quarts au moins avaient la couleur requise.

Thérèse riait de son propre enfantillage, quand elle aperçut tout à coup son père, Félix Prenel, debout sur la porte. Trois pas de mazurka amenèrent la jeune fille devant lui.

— Tournez-en une avec moi, voulez-vous ? dit-elle en prenant son bras.

— Fi ! la mauvaise qui manque de respect aux rhumatismes de son père ! Mais j’ai bien du plaisir à voir qu’on n’est pas trop rouillé par ici. Et ce pauvre Marcel, comment se tire-t-il d’affaire ?

— Nous n’avons jamais eu pareille musique, s’écria-t-on en chœur. Il ferait danser des jambes de bois.

— Bah ! bah ! voilà qui m’étonne. Je dirai même que ça me contrarie, fit le rusé paysan en se grattant l’oreille.

— Pas vrai ! et pourquoi ? fut l’unanime question.

Un intervalle de repos venait de briser la colonne des danseurs ; plusieurs couples s’approchèrent pour écouter la conversation.

— Eh ! mais, c’est simple comme bonjour, il me semble, fit le paysan d’un ton bourru. Par complaisance, j’ai prêté Marcel à Victor ; mais une fois n’est pas coutume, et je n’entends pas qu’on me débauche trop souvent mon valet. Et puis sa musique n’a pas de poigne, continua-t-il en plissant la lèvre d’un air dédaigneux.

— Au contraire ! s’écria-t-on. Vous n’avez pas entendu Marcel. Il vous rend léger comme des plumes.

— Il ferait danser M. le curé, ajouta un esprit fort.

Mais en public Félix Prenel ne se moquait jamais des puissances.

— Ferme ton bec, garçon, fit-il d’un ton sévère. Je vous le répète, si Marcel s’est tant distingué, papa Prenel en portera la pâte au four. Ce n’est pas un luron ; après avoir musiqué toute une nuit, il sera flambé le lendemain. Une sublime idée, ma foi ! que j’ai eue de l’engager !

Seule, Thérèse comprenait le jeu de son père ; elle en éprouvait un chagrin mêlé de honte. En un instant disparut tout le plaisir qu’elle prenait à la fête.

— Je veux m’en aller maintenant, s’il vous plaît ; je suis fatiguée, dit-elle à son père.

— Comment ! mais je ne fais que d’arriver ! Je veux voir cette valse dont on parle tant ; j’ai parié que ça ne valait pas la bourrée de ma jeunesse. Et puis ne faut-il pas que j’entende notre flûtiste ?

Cependant deux ou trois fillettes se promenaient d’un air mystérieux, semblant tramer quelque chose.

— Félix Prenel a beau dire, murmurait l’une d’elles, je ne donnerais pas une feuille de chou de notre veillée si nous ne pouvons avoir Marcel Auvernet. Vous allez voir qu’il n’y aura plus que lui pour faire danser tout le pays. Envoyons-lui César et qu’il nous l’engage pour vendredi, avant que quelqu’un d’autre le retienne.

Et comme il y avait dans la salle bien d’autres filles d’Eve pour lesquelles un fruit était d’autant plus précieux qu’il paraissait tant soit peu défendu, on vit après chaque danse de petites députations se diriger vers l’estrade et entamer l’une après l’autre les mêmes négociations.

— Si tu veux venir jouer demain soir chez nous, Marcel, tu feras plaisir à tout le monde. Le Clos-des-Raves, tu connais ça ; ce n’est pas trop loin d’ici. Nous aurons les plus belles filles de la paroisse, et on te donnera ce que tu voudras pour ta peine, tope !

Mais Marcel, tout surpris de la popularité qu’il avait acquise en si peu de temps, répondait comme il avait promis de le faire :

— Ça regarde mon maître ; entendez-vous avec lui.

Félix Prenel était une sorte de psychologue campagnard ; il connaissait tous les instincts de la nature humaine, surtout les mauvais, et il spéculait là-dessus à coup sûr.

Il est rare qu’un bal rustique dure jusqu’à l’aube ; le travail des champs, cet engrenage implacable qui ne connaît ni dimanches ni lendemains de noce, rappelle chacun à son poste bien avant le lever du soleil. Il faut ôter son bel habit pour aller traire, plonger sa tête dans le bassin de la fontaine afin d’en chasser les vertiges de la danse et les fumées du vin. Car une sobriété exemplaire n’est pas de règle dans les solennités villageoises. Plus on boit, plus on a chaud, et plus on a chaud, plus on boit, jusqu’à ce que vienne la catastrophe.

Mais comme nous ne sommes pas de ceux qui estiment que le devoir du romancier soit de s’arrêter sur les détails désagréables pour en infliger le catalogue et la description à ses lecteurs, nous ne dirons pas combien de gars, pris de vertige en sortant de la salle de bal, s’assirent au bord de la route pour attendre que leur maison passât devant eux, ni quels refrains peu édifiants réveillèrent au petit jour les coqs du voisinage.

Nous suivrons plutôt Thérèse et son père qui, avec Marcel, remontaient lentement le sentier des Alisiers. Léon Thonin venait derrière eux d’un air fort mécontent.

« Le vieux avait bien besoin de s’y fourrer ! pensait-il. Est-ce que je suis le cavalier de Thérèse, oui ou non ? C’était à moi de la reconduire chez elle, et j’aurais trouvé en chemin le moyen de lui apprendre à faire un peu moins d’embarras. Cette idée, de venir la chercher lui-même ! Je vois bien ce que c’est ; il me tient comme un hanneton au bout d’un fil, et il me fait aller, trotter ! C’est un petit manège qui peut lui paraître gentil, mais ça ne durera pas toujours. »

— Marcel, dit Thérèse rompant le silence, pourquoi donc avez-vous si mal joué la première polka ?

Le jeune homme, qui marchait à quelques pas en avant, s’arrêta.

— Vous ne dansiez pas, mademoiselle Thérèse, dit-il simplement.

Félix Prenel parut scruter pendant un instant les coins et recoins de cette réponse.

— En voilà bien d’une autre ! fit-il avec une certaine âpreté. Est-ce que tu t’imagines, jeune vaniteux, que Mlle Thérèse se soucie de ta musique ?

— C’est vous qui me l’avez dit, maître.

Défait sur cette ligne, le paysan tourna ses batteries d’un autre côté.

— C’est donc à dire que tu joueras mal quand ma fille n’y sera pas ? Apprends, drôle, qu’on t’a fait l’honneur de t’engager pour quatre sauteries, tout au moins, cette semaine et la prochaine, et j’entends que tu leur donnes de la musique première qualité. Quoique ça me dérange furieusement, je n’ai pas voulu désobliger cette jeunesse. Mais au diantre soit ce garçon-là, qui se permet de remarquer si Mlle Thérèse danse ou ne danse pas !

Marcel ne voyait pas trop en quoi sa présomption avait été si grande. Il tourna la tête, s’attendant presque à ce que Thérèse répondît pour lui ; mais elle était préoccupée et resta muette.

— Un chat peut bien regarder la reine, murmura Marcel de ce ton tranquille et nullement effrayé qui lui était propre.

Puis il reprit sa marche, et la petite troupe, où personne ne semblait disposé à rompre de nouveau le silence, arriva bientôt au plateau des Alisiers. Déjà on avait tourné la butte qui abritait la ferme et dont la masse noire se profilait en silhouette sur le ciel encore tout étoilé, quand Thérèse s’arrêta brusquement avec une exclamation à demi contenue. Son père, qui depuis quelques minutes avait pris la tête de la colonne dans ce sentier étroit où l’on ne pouvait passer qu’un à un, ne remarqua pas l’incident et continua à marcher.

— Qu’y a-t-il ? vous avez perdu quelque chose ? fit Léon Thonin en voyant la jeune fille se pencher et tâter de la main l’herbe qu’argentait vaguement la clarté des étoiles.

— Mon bracelet ! je ne l’ai plus, répondit-elle avec une certaine agitation. Qu’est-ce que dira mon père ?

— Ne lui en parlez pas. Je vais redescendre, chercher partout et vous rapporter votre bracelet, mort ou vif, ajouta-t-il d’un ton de plaisanterie sous lequel il cherchait à déguiser sa joie.

Thérèse consentirait-elle à entrer dans une de ces petites cachotteries à deux qui sont de vrais nœuds coulants ?

— Ne pas lui en parler ! répéta-t-elle avec hauteur. Mon père n’est pas un loup-garou, que je sache. Il vous remerciera lui-même si vous retrouvez le bijou. Père, continua-t-elle en élevant la voix, arrêtez-vous donc une minute, j’ai eu un malheur.

— Quoi donc ? fit-il en revenant sur ses pas, tu ne t’es pas fait mal, j’espère ?

— Non, mais j’ai perdu mon bracelet. Il se sera ouvert pendant que je dansais, sans doute ; le fermoir était bien « alibré. »

— J’aurais mieux fait de mettre à la banque les dix napoléons qu’il m’a coûté, grommela Félix Prenel ; là du moins les coffres-forts ont des fermoirs qui ne « s’alibrent » pas. Il fera chaud quand on me reprendra à t’acheter des cadeaux de ce prix-là.

— Mais il ne fait pas chaud maintenant, dit-elle avec un léger frisson.

— C’est ça, enrhume-toi, pour que rien ne manque à la fête.

Et d’un geste paternel assez brusque, il resserrait les plis du châle dont Thérèse s’enveloppait.

— Eh bien ! Léon, bouges-tu ? C’est le moment de gagner tes épaulettes, grand nigaud. Cours au village, va chez Victor, fouille tous les coins de la grange. Je descendrai aussitôt après avoir reconduit Thérèse à la maison, et nous battrons les buissons ensemble quand on y verra clair. On ne perd pas un bracelet de deux cents francs comme une épingle, sans se baisser pour le ramasser. Toi, Marcel,… où a-t-il donc passé ? fit le paysan en regardant autour de lui avec surprise.

Marcel savait très bien que Mlle Thérèse n’avait pas perdu son bracelet dans la salle de bal ; il l’avait vu briller à son bras à la clarté des étoiles, au moment où leur petite caravane traversait le grand pré qui s’étend derrière la cure. Mais il ne dit rien.

Prenant son élan tandis que le fermier grondait sa fille, il fut en deux minutes aux Alisiers, longea la muraille en courant, s’enfonça sous la voûte sombre du pont de grange et chercha en tâtonnant certaine cachette où le valet d’écurie avait coutume de laisser sa lanterne et son briquet. Ayant mis la main sur ces deux objets, Marcel reprit sa course et fit un détour assez considérable pour éviter de rencontrer son maître en chemin.

Comme il arrivait au haut du plateau, il vit une ombre qui descendait la pente en courant : c’était Léon Thonin, muni de ses instructions et rempli d’un beau zèle. Marcel sourit, puis alluma sa lanterne.

Les feux follets sont un phénomène inconnu dans cette vallée haute et froide. Cependant quelques bonnes femmes, plus matinales que le soleil et l’alouette, prétendirent avoir observé ce matin-là, entre trois et quatre heures, une petite flamme vagabonde qui se promenait en zigzag, s’arrêtait, tournait, repartait, et qui, dirent-elles, chose bien remarquable, en arrivant au bas du « crêt, » là où commence le pré de M. le curé, n’osa pas y entrer et remonta. Ah ! M. le curé est une grande bénédiction pour le village !

Cela ne faisait aucun doute, car M. le curé était un excellent homme, charitable, bienveillant et de bon conseil ; mais, dès ce jour-là, le pouvoir d’éloigner les esprits s’ajouta à ses qualités déjà reconnues.

Si la lanterne de Marcel voltigeait et caracolait, c’est qu’elle avait de la besogne. Le sentier était bordé des deux côtés par une végétation déjà luxuriante et touffue ; de gros blocs calcaires, roulés par les pluies et à demi enfoncés dans les ornières, formaient aussi des cachettes où quelque esprit malicieux était bien capable d’avoir fourré le bracelet égaré. Car, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, et c’est un fait digne de remarque que je soumets à l’examen des amateurs de phénomènes occultes, si l’on retrouve ce qu’on a perdu, c’est dans quelque endroit impossible où l’on a peine à croire qu’il se soit niché tout seul.

Quoi qu’il en soit, la lanterne de Marcel sonda consciencieusement toutes les touffes d’herbe, tous les fouillis de branches, tous les tas de cailloux à droite du sentier ; puis sans s’impatienter ni se décourager, elle remonta pour en faire autant à gauche.

Le ciel blanchissait à l’horizon ; les étoiles éteignaient leurs petites lampes une à une ; au loin, dans les fermes qui s’éparpillaient le long des pâtures, les coqs chantaient en se répondant. N’était-il pas temps pour un feu follet d’aller se coucher ?

Tout à coup une étincelle brilla dans l’herbe. Marcel se baissa vivement et non moins vivement se redressa : il venait de rencontrer l’angle tranchant d’un morceau de verre qui lui avait fait dans la paume de la main une profonde entaille.

« Quelle chance que ça ne se trouve pas au bout du pouce ! ça m’aurait joliment gêné pour ma flûte ! » pensa-t-il en bandant avec son mouchoir la coupure qui saignait abondamment.

Mais une exclamation lui échappa, joyeuse et triomphante cette fois-ci. À deux pas, sous les feuilles larges et cotonneuses d’une viorne, un cercle d’or brillait dans le triangle lumineux projeté par la lanterne. Tout à côté dormait un petit lézard vert, ressemblant en miniature à ces dragons fantastiques qui gardent un trésor. Quand la main de Marcel s’approcha, il tressaillit et se coula prestement sous les hautes herbes, comme s’il n’eût été là que pour attendre le légitime propriétaire et lui remettre son bien.

Marcel ramassa le bijou avec une sorte de respect, puis éteignit sa lanterne et s’apprêta à remonter le sentier. Il n’avait pas encore atteint le premier tournant que des pas se firent entendre ; un homme à la stature trapue s’approcha, aisément reconnaissable dans la lumière grise du matin. C’était Léon Thonin qui revenait bredouille, après avoir minutieusement fouillé chez son ami Victor tous les coins de la cour et de la grange. Très vexé de son insuccès, il montait à la rencontre de papa Prenel et adressait mentalement des apostrophes très véhémentes au soleil qui ne se hâtait pas assez de venir faciliter ses recherches.

— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? dit-il brusquement en reconnaissant Marcel.

— Je fais comme vous, je me promène.

— En compagnie d’une lanterne ? au fait, un nigaud comme toi n’aura jamais d’autre belle… Qu’est-ce que tu tiens là ? montre-moi ça ! s’écria-t-il vivement en voyant le bracelet reluire dans la main de Marcel qui ne cherchait ni à étaler sa trouvaille ni à la cacher. Te serais-tu aussi mis en chasse, par hasard ?

— Ce n’était pas défendu, je suppose.

— Tu crois ça ? tu imagines que je me laisserai couper l’herbe sous les pieds par une espèce de musiqueux comme toi ?… Mais ne nous fâchons pas, dit-il en faisant effort pour retrouver son calme.

— Je ne me fâche pas du tout, répondit Marcel avec le plus grand flegme.

— Toi ? la belle merveille ! C’est moi qui ai des raisons de me fâcher, et je me fâche.

— Je le vois bien sans que vous le disiez.

— Si tu ne te tais pas, il y aura du mal ! s’écria Léon Thonin avec violence. Écoute, ce bracelet ne peut te servir à rien, à toi ; et il souligna ce mot dédaigneusement. Donne-le-moi et n’en parle pas à Mlle Thérèse, c’est tout ce que je te demande. Comme ça, nous serons bons amis.

— Je n’y tiens pas, dit Marcel en rendant au contrebandier son dédain de tout à l’heure.

Les yeux noirs de Léon étincelèrent.

— À ton aise, mon gars, puisque tu ne sais pas encore qu’il vaut mieux avoir Léon Thonin pour ami que pour ennemi. Mais assez de discours comme ça ; donne-moi ce bracelet sans gendarmer davantage.

Marcel continua sa route pour toute réponse.

— Je vois où tu veux en venir, reprit Léon après un instant de silence. C’est des sous qu’il te faut, hein ? Cinq francs, ça sera-t-il assez pour te graisser la patte ? Parlez-moi de ces innocents pour savoir mener leurs petites affaires ! Allons, puisque tu as été plus veinard que moi dans ta chasse, cède-moi ton gibier pour cinq francs ; c’est un beau prix.

— Laissez-moi tranquille, dit Marcel en passant de l’autre côté du sentier ; c’est moi qui ai trouvé ce bracelet et je le rendrai moi-même à Mlle Thérèse. Vous ne l’aurez ni pour or ni pour argent.

— C’est des coups que tu veux, alors ? Tu aurais dû le dire plus tôt ; de cette monnaie-là, j’en ai toujours plein mes poches.

Et son poing lourd comme un assommoir s’abattit sur l’épaule de Marcel à la faire craquer. Le jeune homme pâlit et s’arrêta.

— Vous êtes plus fort que moi, mais je me battrai bien tout de même, dit-il en toisant son adversaire.

Et il glissa dans sa poche le précieux trésor pour lequel il allait se faire non pas tuer, mais « émargler, » comme on dit chez nous. Sa défaite était certaine. Mince, élancé, il était plus souple que fort ; et sa main gauche, dont la coupure profonde n’avait pas encore cessé de saigner, ne porterait pas des coups bien redoutables.

— Tiens ! dit Léon Thonin en saisissant le jeune homme par les épaules, je n’ai aucune envie de te mettre la tête au beurre noir, si je peux faire autrement. Ne me force pas à t’aplatir ; lâche ce bracelet, encore une fois.

Marcel ne répondit qu’en se dégageant par un brusque plongeon et un saut de côté. Le contrebandier furieux s’élança sur lui et lui porta un formidable coup de poing dans la poitrine ; puis, le saisissant à bras le corps, il s’efforça de le terrasser. Mais Marcel avait sur son adversaire l’avantage d’une plus haute stature ; il se défendit en désespéré, avec cette vigueur inattendue que l’excitation du moment prête souvent aux natures nerveuses. Cependant il se fatiguait ; Léon Thonin le remarqua et redoubla ses coups.

C’était une lutte sans générosité, un combat lâche et bête, après tout, car même en s’emparant du bijou convoité, le vainqueur ne pouvait écraser Marcel pour le réduire au silence. Cependant, tout à sa colère, il l’étreignait de son bras robuste et allait lui faire perdre pied, quand une voix railleuse s’écria tout près d’eux :

— Allez-y, mes gaillards ! vous vous mettez de bonne heure à la besogne !

Reconnaissant Félix Prenel, les deux lutteurs se lâchèrent aussitôt, mais restèrent debout l’un en face de l’autre, se mesurant des yeux comme tout prêts à recommencer. Cependant Léon Thonin ne pouvait se défendre d’une certaine honte, car le motif de ce pugilat matinal n’était pas à sa gloire. Il se préparait à payer d’audace en niant tout ce que Marcel pourrait dire. Mais Marcel ne dit rien.

— J’aime bien ça ! fit le paysan. C’est à ces jeux innocents que tu t’amuses, Léon, pendant que je me fais de la bile par rapport au bracelet de Thérèse !

— Je l’ai retrouvé, moi, dit laconiquement Marcel.

Sans y penser, il appuya sur ce « moi » avec une certaine emphase, et il n’en fallut pas davantage pour que le subtil fermier entrevît les causes de la rixe qu’il était heureusement venu interrompre.

Il ne fit aucune question ; il n’en faisait jamais, par principe. Tout ce qu’il lui était utile de savoir, il le devinait ; quant au reste, il préférait décidément rester dans le vague. L’ignorance de certains faits est parfois très commode, sans compter qu’on acquiert ainsi à bon marché une réputation d’homme discret.

— Tu es un brave garçon, Marcel, dit-il en lui frappant amicalement sur l’épaule. Si tu ne revenais pas justement de noce, je te donnerais un bon verre de vin pour ta peine. Allons, passe-moi ce bracelet. Ce sera l’histoire des trois voleurs ; deux se battent comme des pantins, mais c’est le troisième qui enlève l’âne.

Par ces mots, Félix Prenel laissa bien entendre qu’il était au clair sur la querelle des deux jeunes gens, mais il n’y fit plus d’autre allusion.

— Si ça vous est égal, maître, dit Marcel, j’aimerais mieux le rendre moi-même à Mlle Thérèse.

— Je n’ai rien à te refuser, répondit le paysan charmé de pouvoir accorder au jeune homme une récompense aussi peu coûteuse.

Léon Thonin, après avoir pris congé sans grandes effusions, comme on peut le croire, s’empressa de poursuivre sa route vers le hameau encore éloigné qu’il habitait.

Thérèse attendait dans la chambre commune le retour de son père.

— Eh bien ? dit-elle en le voyant entrer suivi de Marcel.

— Eh bien ! répondit le fermier poussant Marcel en avant, ce qui n’est pas perdu se retrouve, en voilà la preuve. Seulement je te conseille de faire raccommoder ce fermoir.

— Oh ! merci ! s’écria Thérèse toute joyeuse en tendant la main à Marcel. Vous savez qu’on appelle un bracelet fait comme celui-ci un porte-bonheur ; mais je crois maintenant que c’est vous qui êtes mon vrai porte-bonheur.

— Pas d’absurdités, dit le paysan. Chacun se porte bonheur ou malheur à soi-même, c’est un fait. Là-dessus, mon garçon, il te reste une heure de sommeil, si tu veux en profiter. Mais j’ai bien peur que ta figure n’ait passé au bleu quand tu te réveilleras.

— Qu’est-ce qu’il s’est fait ? demanda Thérèse surprise en remarquant pour la première fois à la lumière indécise du matin les lèvres et les yeux enflés de Marcel.

— Nous avons eu des mots en chemin, moi et un autre garçon, répondit-il brièvement.

Il ne se souciait pas d’accuser un absent.

— Oh ! fi ! dit Thérèse avec chagrin ; je ne vous croyais pas bataillard, Marcel. Merci tout de même, ajouta-t-elle en voyant sa figure s’assombrir.

Quand il fut sorti, la jeune fille se tourna vers son père.

— Pourquoi s’est-il battu ? demanda-t-elle.

— Est-ce que je sais, moi ? Ils ne me l’ont pas dit.

— « Ils ?… » Qui donc était l’autre ?

« Il paraît que j’ai sommeil, pensa Félix Prend ; la langue me fourche comme à un bambin qui récite l’Ave. Après tout, autant raconter à Thérèse ce que je sais de l’affaire. Elle se mettrait martel en tête et finirait bien par découvrir quelque chose. Moins elle y pensera, mieux cela vaudra. »

— Ne me demande pas de détails, reprit-il. Je n’ai vu que la fin de la bagarre. Léon avait empoigné Marcel d’une solide façon ; il l’aurait démoli si je n’y avais mis le holà. C’est sa manière de discuter. Marcel avait trouvé le bracelet et Léon voulait te le rapporter. Voilà comment il entendait l’affaire.

— Et Marcel se battait-il bien ? demanda vivement Thérèse.

Sa question pourra paraître choquante à plusieurs de mes belles lectrices, élevées dans des principes humanitaires et comme il faut ; Thérèse était une simple paysanne, et comme telle, elle attachait un haut prix au courage physique. Laquelle de vous d’ailleurs, mesdames, s’intéresserait à un poltron ? Or Thérèse était précisément en chemin de s’intéresser à Marcel.

— Il ne caponnait pas, répondit son père. S’il a reçu des coups, il en a aussi rendu pas mal, et fameusement appliqués, ma parole ! Il y a dans ce garçon plus d’étoffe qu’on ne croirait. Bonne nuit, Thérèse ; n’oublie pas de faire raccommoder ce fermoir.

— Combien vous donne-t-on pour Marcel ? demanda la jeune fille brusquement et avec une légère nuance de dédain.

— Dix francs par nuit. Tu es bien curieuse.

— Je m’intéresse à vos affaires, voilà tout. Et qu’est-ce que Marcel tirera là-dessus ?

— On verra « voir, » dit le paysan avec nonchalance. Laisse-moi donc aller dormir, questionneuse.

En même temps il ouvrait la porte et se coulait dehors avec cette souplesse de mouvements qui lui était particulière.

« Thérèse est bien de mon sang, pensait-il ; pour ce qui est des chiffres, elle veut y voir clair. Mais si elle tirait un peu du côté de sa mère, ça me serait commode parfois. Ma pauvre défunte n’aurait pas plus osé me questionner sur mes affaires que demander à son confesseur pourquoi les grenouilles n’ont pas de queue. Elle était un peu bête, c’est vrai, tandis que Thérèse est fine comme l’ambre. On ne peut pas tout avoir, comme disait l’homme qui trouvait sa jambe de bois bien commode, mais qui regrettait un peu l’autre tout de même. »

« Pauvre Marcel ! pensait Thérèse en montant dans sa chambre, j’ai été dure avec lui. Il faudra que je lui dise demain un petit mot amical pour le dédommager. Mais c’est égal, je suis bien aise qu’il soit assez homme pour donner et recevoir un bon coup de poing. Et quant à son argent, comme il a l’air de n’y rien entendre, c’est moi qui veillerai à ce qu’on ne lui fasse pas de tort. Je crois que j’aime mon bracelet, continua-t-elle en faisant reluire à la clarté de sa petite lampe le brillant cercle d’or. Je n’y tenais pas jusqu’à aujourd’hui. C’est qu’il n’avait pas d’histoire ; il en a une maintenant. »

Et cette histoire lui paraissait si intéressante qu’elle résolut d’en savoir tous les détails.

TROISIÈME PARTIE

LE matin donc, c’est-à-dire deux heures plus tard, car la nuit n’avait pas été longue pour les gens du bal, Thérèse attendit avec impatience de voir paraître Marcel au déjeuner. Il n’entra qu’au moment où les autres domestiques se dispersaient, car il ne se souciait pas d’étaler les marques très visibles de son aventure.

— Comme vous voilà arrangé, Marcel ! dit Thérèse avec consternation en voyant deux grandes meurtrissures qui lui ombraient le dessous des yeux. Je suis sûre que la tête vous fait bien mal.

— Oh ! ça commence à passer, répondit-il avec un sourire.

Il se disait qu’on supporterait bien autre chose pour être plaint par Mlle Thérèse.

— Je vous ai fait du café très fort, continua la jeune fille en servant Marcel. Ça débrouille l’esprit après une nuit blanche. Pendant que vous déjeunez, je ne dirai rien, mais ensuite j’ai à vous gronder.

Il n’y avait dans la cuisine que les deux jeunes gens et la grande Alvine qui les regardait d’un œil curieux et bienveillant. Fière de la confiance que sa maîtresse lui témoignait en toute occasion, elle s’appliquait à la reconnaître par une discrétion d’autant plus méritoire qu’elle était moins facile à sa nature loquace. Cette louable réserve avait même tourné en manie. Si quelqu’un demandait à Alvine : « Eh bien, comment se porte Mlle Thérèse aujourd’hui ? » elle toisait l’indiscret d’un œil soupçonneux et répondait : « Comment elle se porte ? sur ses deux pieds, je suppose. »

Elle se fût laissé hacher et moudre plutôt que de répéter un seul mot de ce qui se disait devant elle, écoutant tout pourtant, soupirant parfois et admirant Mlle Thérèse avec une naïve ferveur.

En cela, elle et Marcel faisaient bien la paire.

— Écoutez, reprit la jeune fille tout en vaquant avec activité à ses occupations de ménagère, j’ai dit que j’allais vous gronder, mais au fond je n’en ai guère envie. Léon Thonin a donc trouvé quelqu’un pour lui tenir tête ! Il faut que vous ayez du sang sous les ongles, Marcel, car il est plus fort que vous. Mais vous ne reculiez pas d’une semelle, à ce que m’a dit mon père. Racontez-moi l’affaire tout au long, voulez-vous ?

— Tout au long ne sera pas long, mademoiselle Thérèse. J’avais eu la chance de trouver le bracelet et je voulais vous le rapporter, une idée, quoi ! pour être le premier à vous voir contente. Mais lui, Léon, s’était mis juste le rebours en tête. Et comme ça, nous nous sommes battus. Je commençais à voir rouge quand le maître est arrivé.

Ici Marcel s’arrêta, étonné d’avoir fait un si long discours.

— Et te voilà beau maintenant ! dit Alvine en se retournant. Les yeux en capilotade et le nez tout bleu du côté de bise !

— Ça ne fait rien, dit-il en riant ; je n’ai jamais été bien joli garçon.

— Eh ! tu n’es pas si mal, quand tu as ta nuance naturelle ; il ne faut pas se déprécier, c’est pécher contre sa mère. Qu’en dites-vous, mademoiselle Thérèse ?

— J’en dis que ce garçon doit prendre un peu de repos s’il ne veut pas être ce soir aussi engourdi que notre accordéon d’hier. Mais il ne peut pas aller dormir dans sa chambre ; on se moquerait de lui. Comment allons-nous faire, Alvine ?

— Je ne suis pas du tout fatigué, dit Marcel en se levant vivement. Il y a encore un grand coin de champ à piocher, et puis du bois à fendre dans la cour.

— Si ce garçon n’a pas attrapé le guignon par tous les bouts ! s’écria Alvine en saisissant la main du jeune homme. Un peu manier la pioche et un peu « enterrasser » cette plaie, en voilà assez pour envoyer un beau gars à l’hôpital, où on dit que les médecins vous charcutent pour essayer leurs outils. Laisse-moi donc voir, grand impatient ! Je t’y mettrai des feuilles de toute-bonne, et ce sera fermé dans trois jours.

Le pansement fut exécuté séance tenante.

— Maintenant, dit Thérèse, vous porterez au vieux Constant Mattet ces pains de « séré » qu’il attend depuis une semaine. C’est une fameuse charge, mais vous reviendrez à vide, et je vous défends d’être ici avant midi. Faites un bon somme dans la pâture.

— Ce n’est pas de refus tout de même, dit Marcel. Vous êtes bien bonne d’y avoir pensé, maîtresse.

À vingt ans, le sommeil est une douce chose. Aussi, quand en redescendant avec son « cannequin » vide, Marcel découvrit à côté du sentier un joli coin de mousse grillée par le soleil et moelleuse au pied, il s’y étendit tout de son long, après avoir rabattu son chapeau sur sa figure, et ne tarda pas à dormir profondément.

Les vieilles femmes du pays prétendent que pour se réveiller à l’heure qu’on souhaite, il faut, avant de s’endormir, frapper le pied de son lit d’un nombre de coups correspondant à cette heure-là.

Sans doute pour avoir négligé cette précaution sacramentelle, qu’il eût été d’ailleurs bien embarrassé d’observer, Marcel n’ouvrit les yeux qu’au moment où le soleil, déjà bien loin de son zénith, vint le frapper obliquement sur la joue que l’aile du chapeau laissait à découvert. Le jeune homme se leva d’un bond.

« Il est au moins quatre heures ! » pensa-t-il avec consternation.

Il repassa les courroies de la hotte à ses bras et prit sa course vers les Alisiers où il arriva tout hors d’haleine. Sans Thérèse, il eût risqué d’y être assez mal accueilli.

— Où donc est ce grand rêveur ? avait demandé le maître en s’asseyant à la table du dîner.

— Je l’ai envoyé chez Constant Mattet, père, répondit brièvement Thérèse.

— À quelle heure est-il parti ?

— Sitôt après le déjeuner.

La jeune fille n’éludait jamais une question directe : en cela, elle était moins Prenel que son père ne se plaisait à le croire.

Le paysan se tut. Ses sourcils s’étaient froncés, mais il ne blâmait jamais Thérèse devant les domestiques. Après le repas, il l’emmena dans sa chambre.

— Qu’est-ce que tu manigances ? fit-il sévèrement. Gage que c’est toi qui as dit à Marcel de ne pas revenir trop tôt ?

— Vous devinez bien, répondit-elle sans se troubler. Je lui ai recommandé de faire un bon somme dans la pâture.

Elle ne dit pas qu’elle ne lui avait accordé ce congé que jusqu’à midi, dédaignant de paraître se disculper aux dépens de Marcel.

— Il n’est pas fort, continua-t-elle, et si vous ne lui laissez prendre aucun repos pendant le jour, au bout de quatre ou cinq semaines de ce régime, passant des nuits blanches et travaillant ensuite comme si de rien n’était, il tombera comme une mouche. Tout le pays criera après vous, sans compter que votre profit s’envolera.

— Pour une femme, tu ne raisonnes pas mal, dit le fermier en caressant ses favoris grisonnants. On y réfléchira. Mais je ne veux pas que tu te lances dans la sensiblerie à propos de ce garçon. Il a vingt ans, qu’il prenne soin de lui-même. Le matin, s’il a des brouillards dans l’esprit pour avoir musiqué un peu tard, qu’il aille dormir sur le foin ; on ne l’éveillera pas à coups de fourche. Je ne suis pas un croquemitaine, moi. Mais, pour Dieu ! Thérèse, ne t’en mêle plus.

— Il faut pourtant que je m’en mêle encore. Qu’allez-vous garder pour vous des dix francs qu’on paye à Marcel ?

Les sourcils froncés du fermier devinrent tout à fait menaçants.

— Ah çà, dit-il en se plaçant les bras croisés devant Thérèse, est-ce que ma propre fille va me faire la loi maintenant ? Retourne à ta cuisine et quand tu iras à confesse, dis à M. le curé que tu as été insolente envers ton père.

Elle allait sortir, la tête haute ; mais au moment de franchir le seuil, les larmes lui vinrent aux yeux.

— Vous ne m’avez jamais parlé ainsi, dit-elle en se tournant vers son père.

— C’est que tu m’échauffes avec tes questions ! Là, sois bonne fille et ne me rebats plus les oreilles de ton : Je veux savoir ! je veux savoir ! Quel besoin as-tu de savoir ? Maintenant embrasse-moi et va-t’en. Je t’achèterai un joli ruban demain à Morteau.

Ainsi quand Marcel reparut, très fâché d’avoir oublié sa consigne, il fut accueilli par une ou deux remarques ironiques, au lieu de la verte semonce à laquelle il se préparait. Sans se donner le temps de dîner, il prit sa hache et monta dans le bois où il s’occupa jusqu’au soir à ébrancher les troncs abattus.

À sept heures, comme il revenait à la ferme, il rencontra Félix Prenel dans le sentier.

— Qu’attends-tu pour te préparer ? lui cria celui-ci. Tu as tout juste le temps de passer ton habit et de te mettre en route pour le Creux-des-Raves. Il est vrai que tu n’es guère présentable avec tes poche-l’œil ; s’ils te trouvent trop endommagé, ils savent ton adresse, et ils n’auront qu’à te renvoyer comme échantillon sans valeur.

Marcel ne s’amusa pas à chercher le sens de ce discours ; il traversa le pont de grange en courant, monta dans sa petite chambre, y prit sa flûte et se dirigea ensuite vers la haie des noisetiers. Il n’oubliait pas que Thérèse lui avait dit : « Vous jouerez pour moi chaque soir, n’est-ce pas ? »

Dans sa mémoire, les moindres paroles de la jeune fille étaient précieusement conservées, ainsi que des grains d’or dont on ferait une chaîne, et il les repassait mentalement comme un saint chapelet. C’était donc pour elle qu’il allait jouer maintenant.

« Tiens ! Marcel fait répétition, se dit le fermier en entendant une claire mélodie monter dans le silence du soir. Ce n’est pas une mauvaise idée ; il doit avoir les doigts un peu raides après avoir manié la hache tout l’après-midi. »

Mais Thérèse, accoudée à sa fenêtre, savait bien que Marcel ne faisait pas répétition. La mélopée tranquille et berçante que sa flûte chantait doucement ne serait pas entendue dans une bruyante salle de bal.

Elle remercia le jeune musicien d’un signe de tête quand il rentra.

— Partez vite maintenant, lui dit-elle, et ne revenez pas trop tard, si vous pouvez. Sais-tu, Alvine, reprit-elle au bout de quelques minutes en se penchant vers la grande servante qui cueillait du persil, agenouillée juste au-dessous de la fenêtre : j’ai toujours désiré avoir un frère ; je te l’ai dit souvent. Eh bien, il me semble à présent que j’en ai un.

— Voilà ! fit Alvine après un instant de réflexion ; je ne voudrais pas médire des frères ; j’en ai un moi-même, et je l’aime bien, surtout depuis qu’il est en Amérique ; mais, vous savez, ils sont fameux pour vous emprunter votre argent et ne jamais vous le rendre. Si c’est à Marcel que vous pensez quand vous dites ça, vous ne mettez pas le doigt dessus, sauf votre respect. Un frère ne vous regarderait pas avec ces yeux-là, et il ne ferait pas ce que j’ai vu faire à ce garçon, pas plus tard qu’hier.

— Quoi donc, Alvine ?

— Vous aviez laissé tomber une épingle sans vous en apercevoir ; il l’a ramassée et « cottée » à sa blouse comme si c’eût été une relique contre les sorts. Elle y était encore ce matin. Mais il a tort, il a bien tort, continua-t-elle en hochant la tête d’un air pensif ; les épingles, ça pique l’amitié.

Elle poussa un soupir, puis elle reprit :

— Vous devriez bien me dire comment vous faites, mademoiselle Thérèse ?

— Comment je fais ?

— Pour les rendre tous amoureux de vous.

La jeune fille releva la tête d’un mouvement hautain :

— Je te prie de croire que je ne fais rien, dit-elle sévèrement. Au contraire, ajouta-t-elle avec un dédaigneux sourire. D’ailleurs, ils ne sont pas amoureux de moi ; c’est à l’argent de mon père qu’ils font les yeux doux. Pour ce qui est de Marcel, tu rêves, Alvine. C’est un grand enfant, et il ne pense pas plus à moi que l’homme de la lune.

— L’homme de la lune ne ramasse pas vos épingles, toujours, riposta cette fille obstinée.

Cependant Marcel se dirigeait d’un pas allègre vers le Creux-des-Raves, où devait avoir lieu, non pas un bal, mais simplement une « veillée. » Le fermier de ce domaine était l’heureux père de cinq jolies filles dont aucune ne manquait d’adorateurs. Elles avaient aussi beaucoup de bonnes amies qui, par un hasard extraordinaire, se rencontraient au moins une fois par semaine, au grand complet, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. Par une coïncidence non moins frappante, les garçons se dirigeaient infailliblement de ce côté-là pour leur promenade du soir, et en passant ils frappaient un petit coup aux volets du rez-de-chaussée pour demander à être admis seulement une minute, histoire d’entrer et de sortir. Naturellement les jeunes demoiselles avaient le cœur trop bien placé pour repousser une aussi modeste requête, et l’hospitalité était accordée aux pauvres voyageurs. Toujours par l’effet de ce même hasard complaisant qu’on nomme hasard de la Brévine, au coup de huit heures, un violoneux ou une clarinette se présentait, et l’on était d’accord pour déclarer qu’il fallait profiter de l’occasion et en tourner une. Ne se trouvait-il pas que toutes ces demoiselles avaient mis des jupons blancs ! quelle chance !

Voilà comment il se faisait que, tantôt ici, tantôt là, les musiciens étaient souvent mis en réquisition dans ce petit coin de pays.

« Dansons avant que le chaud vienne, disaient les jeunes gars ; d’ailleurs on a besoin de se re-redresser un peu quand on a tenu la pioche ou les cornes de la charrue tout le jour. Au mois de juillet on se rangera. » Allons donc ! a-t-on jamais terminé les fenaisons sans un grand bal des foins ? Et les moissons ? ce serait bien honnête de tourner le dos aux moissonneuses sans quelques pas de valse pour finir en bons amis ! Après ça, eh bien ! c’est la saison morte, le meilleur temps de l’année pour la danse. Et puis, au bout de l’an, on recommence, jusqu’à ce que jeunesse se passe et qu’il en vienne d’autres pour former la ronde.

La danse est presque toujours une passion chez les montagnards, qui ont l’esprit gai, le corps souple, le pied ferme, et qui se meuvent dans un air léger.

La petite mais bruyante société réunie dans la chambre commune, au Creux-des-Raves, était d’un genre un peu mêlé. Les cinq jolies sœurs n’étaient pas exclusives ; elles prenaient et gardaient dans leurs filets le menu fretin aussi bien que les grosses pièces. Être bon danseur était le sésame indispensable pour obtenir admission ; avec ça une blouse propre et quelques sous, de quoi payer la musique.

Quant aux rafraîchissements, il y avait des gaufres et du sirop d’orgeat pour les demoiselles, de l’eau de cannelle très abondamment coupée d’eau, « baptisée, » comme on disait ; parfois de la petite bière pour les garçons. Les frais d’une soirée de ce genre n’étaient pas considérables, on le voit.

Les invités s’y amusaient royalement, malgré tout, et on y bâclait des mariages. J’ai toujours cru, pour ma part, que c’était là le but réel des bals et leur raison d’être dans la société civilisée.

Les cinq Brunettes, comme on les appelait, étaient donc assises en guirlande, avec leurs amies, tout autour de la grande pièce, dont on avait enlevé les meubles encombrants. Les garçons, debout près du poêle, échangeaient des plaisanteries et regardaient souvent l’horloge.

Quelques minutes avant huit heures, la porte s’ouvrit et Marcel parut. Il y eut de grands rires à son entrée.

— Comme tu arrives à propos ! qui t’envoie ? lui cria-t-on.

— Mon maître.

— Est-il gentil, ton maître ! Tu lui diras que nous le remercions bien.

— Et que toutes ces demoiselles l’embr…

— Fi ! fi ! il a des propos de caserne, ce garçon-là !

Après s’être suffisamment extasiés sur l’obligeance du hasard qui envoyait ainsi un musicien à point nommé, plaisanterie qu’on répétait chaque semaine avec le même succès, on songea aux affaires sérieuses.

— César, dit Brunette I, emmenez Marcel à la cuisine, et donnez-lui un bon verre de bière ; ça le mettra en train.

— Pour une fille pratique, c’en est une, celle-là, remarqua César en allant accomplir son honorable mission.

Puis il se versa à lui-même une pleine chope du breuvage mousseux et l’avala d’un trait afin d’encourager Marcel.

Tous deux rentrèrent au bout de quelques minutes. La guirlande s’était rompue ; pour ne pas perdre de temps, les cavaliers avaient déjà invité leurs dames et les couples s’étaient formés en colonne ; mais les dames étaient en minorité, paraît-il, car quatre garçons restaient « désassortis » et se tenaient là d’un air assez gauche et déconfit.

— Jouez aux quatre coins, dit une fille malicieuse.

— Danse avec une chaise, Alphonse, cria l’heureux cavalier de Brunette II.

Cet Alphonse était le premier valet des Alisiers, un garçon qui tranchait du fendant et se croyait plus grand conquérant qu’Alexandre. Vous voudrez bien vous rappeler, peut-être, que nous avons eu précédemment l’avantage de faire sa connaissance, alors qu’il venait de recevoir une bonne douche.

Il entendait mal la plaisanterie, sans doute, car il eut un peu gracieux sourire en entendant qu’on lui conseillait de danser avec une chaise.

« Reste à savoir si tu danseras du tout, toi, mon cher, » murmura-t-il entre ses dents.

Puis il quitta le coin sombre où il s’était tenu jusqu’alors, et s’assit à l’autre bout de la chambre.

— Arrives-tu, lambin ? s’écria-t-on en voyant rentrer Marcel. Nous sommes tout prêts ; joue-nous-en une bonne. Tu y as le coup, ce qui est de ça.

— Pour jouer il faudrait une flûte d’abord, dit Marcel qui s’était approché de la table sur laquelle il croyait avoir posé son instrument. Je l’avais laissée là ; où l’avez-vous mise ?

— Que celui qui l’a touchée s’accuse, dit solennellement le premier de la colonne. Allons, garçons, pas de bêtises ; ce n’est pas une « bringue » à nous monter, celle-là. Les demoiselles attendent.

— Parole d’honneur, s’écria toute la bande, nous avons aussi bonne envie de danser que toi. L’orchestre, c’est sacré ; personne n’y voudrait seulement toucher du bout du doigt. Cherchons.

On chercha, mais on ne trouva pas. On regarda dans tous les coins, sous les meubles, sur le poêle, jusque dans les tiroirs de la commode, pensant que Marcel aurait eu peut-être une distraction. Pas plus de flûte que sur la main.

— Vous êtes bons de vous mettre en quatre, dit Alphonse d’un air dédaigneux. Ne voyez-vous pas que votre musicien vous fait « aller ? » Il est plus malin qu’il ne paraît, et mauvais comme un singe. J’ai déjà pu m’en apercevoir. Il a laissé sa flûte à la maison, voilà tout.

— Non, dit Marcel, elle était dans l’étui, démontée ; je l’ai eue dans ma poche tout le long de la route, mais je la tenais à la main quand je suis entré et je l’ai posée sur cette table à côté de mon chapeau. Vous devez l’avoir vue ?

— Elle ne s’est pas envolée tout de même, dit César Pointel ; c’est une drôle d’histoire. Voyons, Marcel, réfléchis un peu.

— Et retrouve ton instrument au plus vite, dirent les danseurs impatientés.

— Retrouvez-le vous-mêmes, répondit-il. Je suis sûr que vous savez mieux que moi où il est.

— Ne te gêne pas ! s’écria-t-on. Comme ça, nous sommes des voleurs, hein ?

— Pas tous, mais il y en a un, répliqua-t-il tranquillement.

Cette audace les stupéfia pour une minute. Puis des exclamations irritées s’élevèrent de toutes parts.

— Répète voir ça ! petit drôle ! polisson ! bout de rien du tout ! et d’autres moins parlementaires.

— Donnez-lui son compte, une bonne fustigée, et qu’on le flanque à la porte ! s’écria Alphonse. Il nous a « floués. » Moi je m’en vais. Sans musique il n’y a pas mèche d’avoir un bal.

— Rien de ça, dit César Pointel d’un ton résolu, en se campant devant la porte. Je suis de l’avis de Marcel, moi. Il y a un voleur ici, et personne ne sortira avant que l’affaire ait été mise au clair. J’ai mes petits soupçons, je ne dis rien. Ne grognez pas là-bas, garçons. L’honneur exige qu’on sache à quoi s’en tenir ; et soyez sages, à cause des demoiselles.

Ce discours raisonnable rencontra de l’approbation.

— C’est vrai, après tout, murmurait-on ; pourquoi Marcel nous aurait-il floués ?

— En ligne, mes gars ! commanda César Pointel qui avait décidément pris la haute main dans l’affaire. Je vais fouiller vos poches et vos gilets, sauf le respect de ces dames. Si ça ne vous est pas bien agréable, imaginez qu’il est question de contrebande et que je suis les gabelous. Nous connaissons tous ça.

— Nous fouiller ? ah bien non ! s’écria Alphonse. Est-ce que vous allez vous laisser faire, tas de cornichons que vous êtes ?

Et il marcha vers la porte d’un pas précipité que César remarqua fort bien. Le prévenant par un mouvement très brusque, il le saisit d’une main et, prompt comme l’éclair, fit glisser l’autre sur le large buste de son prisonnier.

— Je le savais ! s’écria-t-il d’un ton de triomphe.

Ses doigts venaient de sentir sous le gilet un objet mince et dur. Mais Alphonse se débattait comme un furieux.

— À moi les amis ! appela César. Tenez-le, c’est lui qui a fait le coup !

— Lâches ! dix contre un ! c’est du propre ! rugit Alphonse en jouant des pieds et des poings.

— Tiens-toi tranquille alors, si tu ne veux pas qu’on te touche, s’écrièrent les autres.

Mais il s’en gardait bien et tâchait toujours de gagner la porte. Il y eut un moment de bagarre. César le tenait au collet ; d’autres essayaient de l’acculer dans un coin ; ceux qui ne parvenaient pas au premier rang poussaient derrière et juraient tant qu’ils pouvaient pour montrer leur bonne volonté.

À l’autre bout de la chambre les jeunes filles se pressaient les unes contre les autres comme un troupeau effarouché ; quelques-unes poussaient de petits cris et se cachaient la figure dans leurs mains, en ayant soin d’écarter assez les doigts pour ne rien perdre de ce qui se passait.

Alphonse, acculé au mur, ne voyait plus d’issue. Tout à coup, on entendit quelque chose rouler sur le plancher.

— Attention ! s’écria César Pointel en se baissant vivement. Eh bien ! mes amis, qu’est-ce que je vous disais ?

Et il élevait à bras tendu un étui de maroquin brun que Marcel ouvrit aussitôt, afin de voir si son instrument n’avait pas souffert pendant ces péripéties.

— À présent tu ne nieras plus, coquin ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Comment ça ? répliqua-t-il hardiment. Vous êtes tous ici en peloton aussi bien que moi, j’imagine. Qui est-ce qui avait empoché la flûte et l’a lâchée au bon moment ? Rien ne prouve que ce ne soit pas toi, César Pointel, qui fais tant le gendarme. Débrouillez ça entre vous.

Et profitant de l’occasion, il se précipita, bouscula deux ou trois hommes, prit la porte et disparut.

Il y eut un moment de stupéfaction générale.

— Le gueux me le payera, fit César Pointel en serrant les poings.

Il allait se mettre à la poursuite de son prisonnier, quand l’aînée des cinq jolies sœurs s’élança pour le retenir.

— Laissez-le courir, dit-elle ; assez de bataille comme ça. La flûte est retrouvée, c’est l’essentiel. Dansons.

— J’espère que pas un de vous, garçons, ne me soupçonne ? dit César qui était décidément un peu solennel de nature.

— Mais non ! s’écrièrent-ils en chœur. Quand on retiendra « c’t Alphonse, » on en fera un pot de marmelade !

Et sur cette déclaration féroce la colonne se reforma.

Pour avoir commencé d’une façon tragique, la sauterie n’en fut pas moins joyeuse. Marcel joua bien ; son rôle ne lui déplaisait pas. Tout le monde lui parlait amicalement, sans doute pour lui faire oublier qu’on avait été sur le point de le malmener au début. Il aimait à voir autour de lui toutes ces gaies figures et à se dire qu’il était pour quelque chose dans leur plaisir.

— J’ai une idée ! s’écria quelqu’un.

Chacun se mit à rire.

— Garde-la pour toi si tu n’en as qu’une ; on ne voudrait pas t’en priver, lui répondit-on.

— Tas de moqueurs ! mais non, là, plaisanterie dans le coin, si nous laissions Marcel valser la prochaine, pour lui marquer notre contentement ? Je jouerai à sa place, quoique je ne sois pas de première force.

— Elle n’est pas mauvaise, ton idée. Qu’en dis-tu, Marcel ?

— Je ne sais pas danser.

— Tu apprendras, parbleu ! est-ce qu’on peut nager sans se mettre à l’eau ? Du reste, comme tu y as déjà « le coup » dans les doigts, tu l’auras bientôt dans les jambes. Passe ta flûte à François et viens inviter ta dame.

L’intention était certainement cordiale, Marcel le sentit et sa sauvagerie se dissipa pour un instant. Il descendit de son estrade sans gaucherie, s’arrêta et promena ses yeux autour de lui.

Comme il se tenait là, grand, droit et mince, ses cheveux bruns rejetés en arrière, le front découvert et le regard brillant, il ressemblait si peu au Marcel qu’on avait toujours connu, que chacun, et surtout chacune, en fut frappé.

— Dis donc, il a l’air distingué ! chuchota une fillette à sa voisine.

— C’est son habit noir, répondit celle-ci.

Et elle pensait : « Si seulement il m’invitait ! j’en vaux bien une autre. »

Mais quand on le vit se diriger sans hésitation vers la plus jolie des cinq brunettes et lui offrir son bras, il y eut un applaudissement général.

— Il n’est pas dégoûté, l’enfant ! s’écria-t-on. À vos rangs maintenant ! Une, deux, trois ! Tini-ralla, tini-ralla, la, la !

Et chacun entonna l’air de valse pour seconder le flûtiste, qui n’était pas en effet de première force.

Bien loin de se sentir gêné par l’honneur qu’on lui accordait, Marcel en fut au contraire comme grisé. Entourant de son bras la taille souple de sa danseuse, il s’avança la tête haute, chercha le rythme pendant quelques instants, s’y mit sans effort et s’y tint. Un professeur de chorégraphie y eût sans doute trouvé à redire ; les pas étaient inégaux, le tournoiement trop impétueux ; mais le sentiment de la mesure et la facilité des mouvements y étaient ; il ne fallait plus qu’un peu de pratique.

Comme il remerciait sa danseuse en la reconduisant à sa place :

— Je vous donnerai une autre leçon quand vous voudrez ; c’est tout plaisir que de danser avec vous, répondit-elle avec un sourire des plus encourageants.

Il est peut-être parmi ceux qui me lisent, des gens timides, gauches ou qui se croient tels ; ceux-là savent combien un éloge, même prononcé par une bouche indifférente, leur a affermi le cœur et relevé la tête au moment où ils doutaient le plus d’eux-mêmes. Une louange, je ne dis pas une flatterie, est parfois le plus grand bien que nous puissions faire à notre prochain.

Marcel revint à sa place plein d’une virile fierté qui lui montait à la tête pour la première fois. Il était maintenant un homme comme les autres ; une jeune fille s’était appuyée sur son bras et lui avait souri. Si Thérèse eût été présente, serait-ce vers elle qu’il se fût avancé ? je ne le crois pas.

Il se remit à jouer. Ce n’était plus seulement une vive mélodie, mais un cri de joie qui allait jusqu’au triomphe, un chant d’affranchissement vibrant comme celui de l’alouette quand elle s’élance au-dessus des brouillards et qu’elle aperçoit le soleil.

— Ce Marcel vous électrise, disaient les danseurs.

Lui se sentait pour eux une reconnaissance infinie. La barrière derrière laquelle il avait été comme parqué si longtemps venait de tomber. Cette première valse devait faire date dans sa vie.

Au coup de minuit on se sépara.

— Dites donc, garçons, s’écria César Pointel qui pensait à tout, si on faisait un bout de reconduite au musicien ? Cette canaille d’Alphonse est capable de rôder dans le voisinage et de faire un mauvais parti à Marcel, qui a déjà bien assez de « bleus » pour sa consommation de la semaine.

On avait beaucoup raillé le jeune homme sur ses poche-l’œil, dans le courant de la soirée.

— Ça y est, répondit-on. Ceux qui n’ont pas de dame à reconduire iront jusqu’aux Alisiers.

Mais Marcel s’en défendit avec une chaleur qui ressemblait à de l’indignation.

— Est-ce que vous croyez que j’ai peur ? s’écria-t-il. Je sais me défendre tout seul ; laissez-moi faire.

Il brusqua les dernières cérémonies et partit en toute hâte, craignant presque que sa garde d’honneur trop zélée ne courût après lui. Du reste, cette précaution bienveillante eût été superflue, car Marcel rentra aux Alisiers sans mésaventure. Il était une heure du matin.

Alphonse était rentré aussi, et dans la petite chambre dont il jouissait seul en sa qualité de premier domestique, il ruminait des projets de vengeance contre Marcel, de vengeance à deux, car il avait un associé.

Au moment où il quittait le Creux-des-Raves précipitamment et sans emporter les honneurs de la guerre, un homme s’était approché de lui dans l’obscurité.

— Eh bien ? lui avait-il demandé à voix basse.

— Eh bien ? ça a raté, parbleu ! Est-ce que je serais ici, sans cela ?

— Raconte-moi l’affaire.

— Tout marchait comme sur des roulettes. J’avais soufflé l’étui délicatement, personne n’y avait rien vu. Sur un ou deux mots que j’ai lancés, comme nous en étions convenus, ça commençait à chauffer. Le musicien allait avoir sa sauce, le plaisir m’en chatouillait déjà les côtes, quand ce grand animal de César Pointel s’est douté de quelque chose, paraît-il. Il m’a empoigné, les autres se sont mis après moi ; j’ai eu tout juste le temps de flanquer cette damnée flûte par terre et de filer comme j’ai pu. Voilà. Une autre fois, Léon, tu feras tes affaires toi-même.

— Bah ! dit Léon Thonin, tu travaillais bien aussi pour ta paroisse. Est-ce que tu chéris Marcel à présent ? Nous combinerons autre chose, c’est tout. Allons prendre un verre.

— J’en suis, dit Alphonse.

Et il se consola de son échec en buvant comme un Polonais jusqu’à la cloche du couvre-feu.

Le lendemain était un samedi, jour de presse en toute saison, mais plus particulièrement affairé cette fois-ci. Il fallait finir la lessive, plier le linge, écurer tout ce qui était susceptible de l’être ; mettre la maison en bon ordre pour le dimanche, repasser des cols et des manchettes et une belle chemise pour papa Prenel, puis faire le beurre et aller au marché dans l’après-midi si l’on pouvait. En pareille occasion, Alvine se montrait à la hauteur des circonstances. Elle se multipliait et méritait alors le surnom que l’admiration un peu moqueuse des lavandières lui avait décerné : Alvine aux quatre bras.

— Je me charge de faire trotter nos femmes, dit-elle à Thérèse en combinant avec elle le plan des opérations du jour. Quand elles finissent une lessive, elles ne manquent jamais de dire, quasi en pleurnichant, qu’elles sont moulues, qu’elles n’ont jamais tant « rigué. » Pour une fois, ce ne sera pas un mensonge.

— Oh ! dit Thérèse, je ne veux pas qu’elles travaillent plus que de juste.

— Il n’y a pas de danger. Vous leur donnerez à chacune dix sous d’extra en les payant ce soir, et elles seront toutes contentes. Comme ça, vous vous chargez du dîner, de la « relavée » et de tout ce qui s’ensuit ?

— C’est bien clair ; je ne vais pas me croiser les bras.

— Ne prenez pas trop d’eau bouillante pour la vaisselle, dit Alvine au moment de sortir. Ça gâterait vos jolies mains.

La jeune fille sourit et se mit à sa besogne sans perdre de temps.

De toute la matinée elle ne s’assit pas une minute, courant d’une chambre à l’autre pour faire les lits, puis revenant à la cuisine laver les tasses du déjeuner et surveiller ses marmites. On apportait du pré de grandes corbeillées de draps et de nappes qui exhalaient cette bonne odeur de la toile de ménage séchée au soleil. Aidée par l’une des jeunes servantes, Thérèse pliait le linge et l’empilait dans les armoires afin de débarrasser les corbeilles qu’on emportait aussitôt. Puis il fallut préparer les « dix heures » pour les ouvriers des champs, mettre dans un panier garni d’une serviette bien blanche le vin, le fromage maigre et le pain bis.

« Je n’aurai jamais le temps de faire mon beurre, pensa Thérèse en voyant l’aiguille de l’horloge s’approcher rapidement de onze heures. Il va falloir mettre le couvert du dîner. Tous les repas se touchent aujourd’hui. »

Midi sonna avant qu’elle eût fini de rincer les verres qu’on avait rapportés des champs.

— Eh bien, est-ce que la besogne avance, fillette ? demanda son père en lui pinçant la joue. Le régiment fait-il bien son devoir ?

— Pour ce qui est de boire et de manger, certainement, répondit-elle en se laissant tomber sur une chaise. Tenez, les voilà qui arrivent comme des affamés. Le douzième coup n’a pas frappé seulement. Oh ! que j’ai chaud !

— Repose-toi un peu après le dîner, lui dit son père tandis que les domestiques, les ouvriers et les journalières entraient à la file comme un cortège de canards.

— Après le dîner, dit-elle, j’ai à laver la vaisselle, puis à faire le beurre, si c’est possible, avant de descendre au marché. Il me faudra le char et le cheval vers trois heures, je pense.

— Tu entends ça, Alphonse, dit le maître.

Et la conversation en resta là.

Ayant fini leur repas, les domestiques se levèrent pour profiter de la sieste qu’on leur accordait généralement et qu’ils avaient bien gagnée. À l’ombre fraîche du pont de grange ils se mirent à fumer, tout en devisant par phrases courtes et brèves comme les bouffées de fumée qu’ils lançaient en l’air. Quant aux lessiveuses, Alvine les emmena immédiatement, marchant devant elles d’un pas martial, jusqu’à la remise.

— Il n’y a pas de temps pour baguenauder aujourd’hui ; toute la « boisellerie » est encore à faire, et on n’a pas écuré une seule chambre.

— Je vous enverrai du café noir et une goutte d’eau de cerises, dit Thérèse en voyant les longues mines de toute la bande. Vous avez bien travaillé ce matin.

Cette promesse ne manqua pas son effet.

— Mlle Thérèse a bon cœur pour le pauvre monde, remarqua l’une des femmes en sortant.

— Et elle ne met point de chicorée dans le café, ajouta une autre.

Au bout d’une heure, la jeune fille ayant mis en ordre sa cuisine, ouvrit la porte qui conduisait à sa petite laiterie.

C’était une pièce claire, mais fraîche pourtant, voûtée et tournée vers le nord. Sur de longues tables de sapin très blanches étaient placés les « rondelets » évasés et peu profonds où on laissait reposer le lait pour faire monter la crème.

Le plancher était couvert d’un sable fin et grisâtre qui retenait la poussière ; partout régnait une exquise et appétissante propreté. Les larges pelles à écrémer, les seaux à traire, la planche sur laquelle on pétrissait le beurre, les moules et la « marque » en bois gravé, tout cela sentait frais et bon, sans compter un grand tas de branches de sapin qui servaient à filtrer le lait apporté de l’étable, et qui répandaient dans toute la pièce une saine odeur de résine.

Thérèse était fière de sa laiterie, unique en son espèce et renommée dans tout le district, car la plupart de nos paysans tiennent le lait dans des caves fraîches à la vérité, mais humides et obscures, où la propreté désirable est difficile à maintenir.

Au milieu de la pièce se trouvait la baratte, une grande machine en forme de meule creuse, virant sur un axe, et pourvue d’une manivelle que Marcel tournait de grand courage.

— Que faites-vous ici ? s’écria Thérèse en s’arrêtant sur le seuil. Mon ouvrage, à ce que je vois.

— Le beurre sera pris dans un instant, dit-il en s’arrêtant pour essuyer la sueur qui perlait sur son front. Il fait chaud pour la crème aujourd’hui. Sans cela, ce serait fini depuis longtemps.

— Il fait chaud pour vous aussi. Pourquoi ne pas vous reposer après le dîner comme les autres ?

— Vous étiez fatiguée, vous ! dit-il.

Elle venait d’enlever le couvercle de la baratte et se trouvait tout près du jeune homme. Elle leva la tête pour le regarder, car il était plus grand qu’elle.

« Comme il change tous les jours ! » fut la pensée de Thérèse.

Une tendresse respectueuse, mais virile, brillait dans les yeux bruns de Marcel. Il s’était redressé, son bras semblait plus fort ; toute jeune fille, en le voyant, l’eût accepté pour protecteur.

— Merci, dit Thérèse. Allez maintenant, je finirai seule. Mais vous me gâtez, Marcel, ce n’est pas bon pour moi.

Il sourit et sortit sans répondre.

Thérèse se trompait ; il lui était bon de se sentir gâtée, ou tout au moins enveloppée et protégée par cette tendresse attentive, dont elle ne soupçonnait pas la profondeur. Thérèse avait peu d’abandon ; elle vivait sur la défensive ; mais en présence de Marcel, elle laissait glisser avec délices ce froid manteau de contrainte qui la glaçait à l’ordinaire. Elle savait bien que lui ne s’en prévaudrait jamais pour devenir plus hardi, et quelle serait toujours à ses yeux mademoiselle Thérèse.

Elle se sentait si gaie, si légère, qu’elle se mit à chanter, tandis qu’elle retirait de la baratte une masse de beurre doré et qu’elle le pétrissait d’une main adroite dans l’eau claire, pour lui donner de la consistance et de la fraîcheur. Elle prit ensuite la balance, pesa soigneusement autant de morceaux d’une demi-livre que la grosse motte voulut en donner ; puis à l’aide des moules et de la planche gravée, elle en fit de jolies plaques ovales à l’effigie d’une tulipe, marque de fabrique traditionnelle et bien connue au marché.

« Il me tarde que les gentianes soient assez grandes, pensait Thérèse en alignant soigneusement au fond d’un panier, sur un linge blanc, son appétissante marchandise. Le beurre a bien meilleure façon dans de jolies feuilles vertes. Maintenant me voilà prête à partir. Grâce à Marcel, je serai au marché une heure plus tôt que je n’espérais. Il m’a rendu ce service de si bon cœur ! Je voudrais lui faire aussi plaisir en quelque chose. »

Elle sortit en courant pour voir si Alphonse avait déjà attelé. Comme elle passait devant son jardinet où les œillets, les pieds-d’alouette, les belles-de-jour aux larges cloches bleues, les grandes camomilles jaunes et blanches rivalisaient d’éclat, elle s’arrêta un instant. Une idée lui était venue.

Les préparatifs achevés en grande hâte, le panier qui contenait le beurre placé au fond du char et soigneusement entouré de paille pour atténuer l’effet des cahots, Thérèse courut mettre son chapeau. Elle revint bientôt, tenant à la main une paire de ciseau et un petit vase de terre brune. Elle fourragea dans son jardin, fauchant à droite et à gauche les plus belles fleurs et les jetant dans son tablier en une gerbe assez échevelée.

« Je ferai mon bouquet en route, pensa-t-elle. Coco est si sage que je n’ai pas même à lui tenir la bride. »

Elle cueillit encore la seule branche fleurie de son beau géranium rose et blanc, puis monta lestement en voiture et secoua les rênes pour faire comprendre à Coco qu’il était temps de se mettre en route.

Des Alisiers on pouvait descendre tout droit au village par le sentier que nous connaissons ; mais le chemin carrossable faisait un grand détour pour rejoindre la route postale.

« J’aurai le temps d’arranger mes fleurs avant d’arriver aux premières maisons, » se dit Thérèse, comme l’équipage traversait au petit trot le pré bien ensoleillé où deux femmes enroulaient en un énorme peloton les cordes qui avaient servi à étendre le linge.

— Bon voyage, mademoiselle Thérèse ! cria l’une d’elles.

— Votre voiture a l’air d’un reposoir de la Fête-Dieu, avec toutes ces fleurs, remarqua l’autre.

C’était une question sous cette forme discrète, mais Thérèse ne jugea pas nécessaire d’y répondre.

Elle lâcha bientôt les rênes au vieux cheval gris, qui connaissait par cœur les ornières du chemin, car il les avait faites ; puis elle arrangea en un gracieux bouquet la botte fleurie qui reposait sur ses genoux. Quand elle eut fini, la voiture arrivait à l’entrée du village.

Thérèse mit lestement pied à terre, tenant son bouquet à la main. À la première fontaine, elle remplit d’eau le petit vase brun dont elle s’était munie, puis gravit les marches qui conduisaient à la grille du cimetière.

Quelques paysannes l’y suivirent des yeux comme elle allait disparaître derrière les sureaux et les lilas du paisible enclos.

Quelle bonne fille que cette Thérèse I s’écrièrent-elles. La tombe de sa mère est la mieux soignée de toutes.

Une colonne de marbre noir, brisée au sommet et portant ce nom : Antoinette-Thérèse Prenel, née July, se dressait non loin de l’entrée.

La jeune fille passa tout près, fit un signe de croix, mais ne s’y arrêta pas. Ce qu’elle cherchait, c’était une tombe plus récente et plus humble qu’elle découvrit bientôt.

Ce pauvre tertre n’était surmonté que d’une petite croix noire en sapin ; encore était-ce la charité de M. le curé qui l’y avait fait placer. Thérèse s’agenouilla juste à l’endroit où Marcel, brisé par la douleur, s’était affaissé quelques jours auparavant ; elle arrangea ses fleurs de manière à ce qu’un saule voisin leur prêtât un peu d’ombre et enlaça une branche de lierre aux bras de la croix.

« Marcel verra cela demain en venant à la messe, » pensa-t-elle.

Puis elle retourna en hâte à la voiture et fouetta le vieux cheval qui, tout surpris, partit au grand trot en dressant les oreilles.

Le lendemain matin, en effet, Marcel, traversant le cimetière pour atteindre le porche de la petite église, vit cette fraîche parure qui ornait la tombe de sa mère, et il n’eut pas de peine à deviner quelle main l’avait placée là. Il s’inclina pieusement devant le petit tertre, sans s’inquiéter des regards que lui jetaient les gens endimanchés qui, comme lui, allaient à la messe. Il murmura une prière pour le repos de la pauvre âme, puis, se penchant vers la petite croix noire, il détacha une des feuilles du lierre qui l’entourait de ses festons et la mit dans son paroissien. Alors il entra dans l’église.

Thérèse était déjà à sa place, guettant l’arrivée du jeune homme et certaine de deviner à sa figure s’il avait remarqué les fleurs.

« Il ne fait pas de longs discours, ce pauvre garçon, pensait-elle, mais ses yeux disent bien des choses. »

Quand il entra, leurs regards se rencontrèrent, un instant seulement, puis Marcel passa et alla s’asseoir dans son banc, à l’autre bout de l’étroite nef. Mais Thérèse avait compris.

« Je lui ai fait plaisir ; je suis bien contente, » se dit-elle en feuilletant son livre de prières d’une main distraite.

Malheureusement il y avait là d’autres yeux ouverts que les siens. La curiosité naturelle à la femme et, assure-t-on, au sexe fort lui-même, rencontre au village peu d’aliments ; aussi, en affamée qu’elle est, tombe-t-elle sur ce qui se rencontre. Tout est de bonne prise pour sa dent.

Les voisines qui, le jour précédent, avaient remarqué la courte halte de Thérèse au cimetière, ne manquèrent pas, en allant à la messe le lendemain, de chercher des yeux le bouquet et le petit vase brun. Elles furent très étonnées de découvrir l’un et l’autre, non pas au pied de la colonne de marbre noir, mais sur la tombe d’Anastasie. Il faisait beau, on ne se hâtait pas d’entrer à l’église. Près du porche les hommes causaient bétail et culture ; les paysannes commentaient la gazette de la semaine, gazette qui n’est jamais imprimée et que chacun sait par cœur cependant.

Au bout de deux minutes, toute la congrégation féminine fut instruite de ce fait singulier qu’on pouvait vérifier de ses yeux sans aller bien loin.

« C’est drôle, tout de même. Qu’en pensez-vous ? Il faut être bonne pour ses domestiques, je ne dis pas le contraire. Mais des fleurs ! et des fines encore, du géranium rose, des œillets ! Elle n’en corde pas autant à sa propre mère ! »

Cet innocent bouquet fut ainsi épluché par tout ce que le village possédait d’honnêtes commères. Quand l’office commença, il fallut bien se taire, mais des yeux ardents de curiosité étaient fixés sur Thérèse ; le regard un peu prolongé que la jeune fille et le jeune homme échangèrent fut, non pas surpris, mais happé, bu au vol. Et que de remarques à voix basse on se communiqua furtivement derrière les livres de prières ! M. le curé aurait eu bien sujet de se plaindre de son auditoire ce dimanche-là.

Cependant, comme on avait eu jusqu’alors un certain respect mêlé de crainte pour la froideur invulnérable de Thérèse, on n’osa pas aller trop loin dans le champ des hypothèses charitables.

« Ces deux-là manigancent quelque chose, ça se voit comme en plein jour. Mais vous savez pourtant qu’elle regarde du haut en bas tous les garçons. Il faudra voir ce que la suite donnera… »

Et l’on en resta à ces points de suspension.

QUATRIÈME PARTIE

CE que la suite donna ? Une alliance tacite, mais fidèlement observée, de protection mutuelle ; de petits services journaliers, rendus et reçus sans grands discours ; les fleurs de deux tombes renouvelées chaque semaine ; et tous les soirs, une sérénade que Thérèse écoutait de sa fenêtre, et qui lui était devenue une si douce habitude qu’elle n’aurait plus su comment s’en passer.

Le mois de juin s’était envolé avec les fleurs du lilas ; on était au milieu de juillet. Les prairies commençaient à prendre cette teinte rougeâtre des graminées mûres, et n’attendaient plus que la faux ; car aux montagnes les fenaisons ont lieu à l’époque où l’on fait la moisson dans la plaine.

Mais cette année-ci, Marcel prenait moins part aux travaux des champs qu’il ne l’avait jamais fait ; et c’était grand dommage assurément, pour la santé de son corps comme pour celle de son esprit. La vie qu’il menait n’était ni saine ni normale ; sa réputation de musicien s’étant rapidement répandue, on venait le chercher de tous les coins du pays, et Félix Prenel ne disait jamais non.

Quatre ou cinq fois par semaine, Marcel passait à jouer, sinon la nuit tout entière, du moins une grande partie de la nuit, et il avait parfois plusieurs lieues à faire pour regagner la maison. Son organisation nerveuse lui permettait de supporter cette fatigue, sous laquelle tel gaillard de plus robuste apparence eût bientôt succombé. La seule concession que Thérèse put obtenir, après avoir subi bien des rebuffades, fut que Marcel serait libre de se reposer pendant le jour autant qu’il le voudrait.

— C’est une exploitation ! s’écria-t-elle un matin en apprenant que Marcel n’était rentré qu’au petit jour, et en le voyant pâle et les yeux cernés.

— Eh bien, oui, répondit tranquillement son père. Est-ce que tout n’est pas exploitation en ce monde ? Est-ce que nos vaches, nos forêts, nos ouvriers sont faits pour autre chose ? Est-ce que les marchands qui nous achètent nos bois et nos fromages ne nous exploitent pas aussi ? Si vous ne mangez pas, vous serez mangés ; c’est la loi et les prophètes.

Et il s’en alla.

Depuis deux mois à peu près qu’il vivait de cette vie agitée, Marcel avait appris bien des choses. S’il avait commencé tard à ouvrir les yeux, au moins les ouvrait-il tout grands maintenant, et rien n’échappait à son observation silencieuse. Sa simplicité ne le quitta pas tout d’un coup, et cette phase de son développement, rapide et violente comme une crise, fut douloureuse parfois. L’arbre de la science du monde a des fruits amers. Jusqu’alors Marcel avait senti confusément la méchanceté lorsqu’elle l’atteignait ; il apprit à la reconnaître.

Lentement et comme par lueurs, il vit jour aux plans de son maître ; il n’en dit rien à personne ; mais certaines idées se groupaient dans son esprit ; il tirait des conclusions ; en un mot, il sortait de son indifférence. La manière dont il laissa voir pour la première fois ce travail de sa faculté de raisonnement pourra sembler peu poétique à mes lecteurs ; mais Marcel n’était pas un être pétri de nuages, et son intelligence, une fois éveillée, sut apercevoir les nécessités pratiques de l’existence ; seulement elle vit toujours quelque chose au-dessus et par delà. « C’est un désavantage, disent les experts. Si vous regardez les étoiles, vous vous buttez aux cailloux de la route. Pour faire son chemin dans le monde, il ne faut pas trop lever les yeux. »

Ainsi Félix Prenel eut toujours facilement raison de Marcel Auvernet, même quand celui-ci ne fut plus le garçon sauvage et simple d’esprit qu’il avait rencontré à la lisière du bois par une belle matinée de juin.

Un samedi donc, c’était le dernier du mois et jour de paie, Marcel fut appelé dans la grande chambre du rez-de-chaussée, où les domestiques entraient rarement. Le maître était assis à son bureau, un livre de comptes ouvert devant lui, et alignant des piles d’écus.

— Voici ce qui te revient, dit-il en appelant Marcel d’un geste. Quinze francs. C’est en règle, n’est-ce pas ? Tu vois que je paie rubis sur l’ongle, sans tarder d’un jour seulement. Les bons comptes font les bons amis.

— Merci, dit le jeune homme sans paraître toutefois pénétré d’une très vive reconnaissance. Et le reste de l’argent ?

— Que veux-tu dire ? tu as trois écus par mois.

— Mais on vous paie dix francs par nuit pour ma musique.

Le fermier s’attendait si peu à une réclamation aussi catégorique de la part du « grand rêveur » qu’il en resta un instant pétrifié.

— Qui t’a raconté cela ? dit-il enfin.

— Tout le monde.

— C’est avec Thérèse que tu en as parlé ! s’écria Félix Prenel à qui le dépit fit oublier toute réserve.

— Jamais ! répliqua Marcel avec indignation. Je sais bien que vous me faites du tort, mais ce n’est pas à votre fille que j’irais le dire.

Le paysan demeura, bouche close. Au bout d’une minute pourtant, il reprit :

— Tu crois donc que je te fais du tort ? Je pourrais te répondre simplement en te mettant sous les yeux notre marché.

En même temps il tira de son portefeuille un papier plié en quatre que le jeune homme reconnut aussitôt. Félix Prenel l’ouvrit lentement et l’étala sur le bureau.

— Lis ceci. Tu es devenu si fin ces derniers temps que tu le comprendras sans doute mieux que lorsque tu l’as signé.

Et de l’index il soulignait une phrase ainsi conçue :

« Le dit Marcel Auvernet ne pourra se louer à personne, pour quelque besogne que ce puisse être, sans l’autorisation du dit Félix Prenel, qui réglera lui-même les conditions. »

— Aux termes du marché, reprit-il, je pourrais garder tous tes gains. Que diable ! si tu travailles la nuit, tu te reposes le jour. Quand nous serons au gros des fenaisons, je devrai engager un autre domestique pour faire ta besogne. Ça ne me coûtera rien, je pense ? Malgré ça, je te paie ; tu es bien nourri ; Thérèse te soigne comme la prunelle de ses yeux. Elle te gâte même, et il faudra que j’y mette le holà. Quand tu es fatigué, tu te reposes ; je voudrais bien pouvoir en faire autant. Avec tout ça, tu n’es pas content ? Eh bien ! garçon, va chercher ailleurs. Je ne te dis que ça.

Marcel n’avait pas prévu cette conclusion foudroyante. Quitter les Alisiers, c’était ne plus voir Thérèse. Il pâlit et porta la main à sa gorge comme si quelque chose l’étranglait.

Mais le fermier eût été bien fâché d’être pris au mot.

— Quant à moi, poursuivit-il, je suis toujours pour qu’on s’arrange à l’amiable. Pourquoi t’es-tu fourré dans la tête que je voulais te faire du tort ? Tu as une flûte d’or, il est juste que tu en profites aussi. J’allais te dire qu’à la fin du mois prochain je mettrai pour toi cinquante francs à la caisse d’épargne.

Marcel aurait pu répliquer qu’il en avait déjà fait gagner quatre fois autant à son maître. S’il ne le fit pas, c’est qu’il n’était probablement pas encore très fort en arithmétique commerciale. Il ne devait jamais l’être, puisqu’il n’eût pas vendu contre tout l’or du monde le bonheur de vivre sous le même toit que Thérèse.

Il murmura un remerciement et sortit au plus vite, s’estimant heureux de n’avoir pas été congédié en punition de sa hardiesse.

Si quelque sage ami de Marcel eût désiré le guérir de sa sauvagerie, il n’eût pu mieux faire que de choisir pour cela précisément le genre de vie où Félix Prenel l’avait lancé. Seulement, ce remède risquait de le guérir un peu trop.

Voyant chaque soir de nouvelles figures, Marcel n’avait plus de ces éblouissements qui le prenaient autrefois à la moindre rencontre et lui faisaient perdre la tête. Mais les conversations grossières, les propos équivoques, les gestes avinés, le tapage des salles d’auberge, tout cela glissait-il sur lui sans laisser de traces dans son imagination ? À force de se déniaiser, ne deviendrait-il pas vulgaire ?

Certainement il apprit là des choses qu’il eût tout aussi bien pu ignorer ; mais l’image de Thérèse lui fut souvent une sauvegarde. Il ne lui vint jamais à l’esprit de conter fleurette aux jeunes étourdies qui n’eussent pas mieux demandé que de se laisser faire un doigt de cour par le beau musicien. Les meneurs de la bande joyeuse s’étaient chargés de l’éducation de Marcel : il y eut un soir une vraie conspiration contre lui pour le griser, mais toutes les manœuvres échouèrent contre cette réponse assez raisonnable : « Je n’ai plus soif. »

— Simple que tu es ! crois-tu donc qu’on boit parce qu’on a soif ?

On eut beau faire, il garda ses préjugés, et son éducation resta incomplète sur ce point.

Cependant il était facile de voir que Marcel se fatiguait. Les travaux des champs, la vie en plein air à laquelle il avait été accoutumé, lui manquaient. Son existence actuelle avait un décousu, un va-comme-je-te-pousse écœurant à la longue.

Le soir, à minuit surtout, le jeune musicien se sentait surexcité, et il jouait avec plus de brio et de feu ; mais le matin il était brisé. Ses yeux cernés avaient parfois un éclat fébrile. S’il allait aux champs dans l’après-midi, il s’étonnait de trouver la pioche ou la faux pesante.

— Ce garçon fond comme une chandelle, dit un jour Alvine. Ça n’a rien d’étonnant quand on vit à rebours comme il le fait. Il ne sait plus ce que c’est que d’être dans son lit à dix heures, ainsi que les honnêtes gens. Mademoiselle Thérèse, vous devriez décidément en dire un mot au maître.

— J’ai déjà essayé bien des fois, répondit la jeune fille avec un soupir. Si mon père se grippe contre Marcel, il n’y aura plus moyen pour lui d’y tenir. Qu’en penses-tu, Alvine ? Faut-il lui conseiller de quitter la ferme ?… Il me manquera, ajouta-t-elle au bout d’un instant comme si ce mot lui eût été dur à prononcer.

— Sans vous commander, mademoiselle, j’essayerais encore une fois d’entreprendre le maître. Dites-lui qu’on ne traite pas ses domestiques comme des nègres de Barbarie, qu’il n’a pas plus de cœur qu’un vieux clou… Excusez, mais enfin c’est comme ça. Vous lui tournerez la chose doucement, et il vous écoutera.

— Bien, dit Thérèse, je lui parlerai ce soir. Et s’il faut que Marcel parte, cela vaudra mieux pour lui, je suppose.

On était en pleine fenaison. Le temps avait été beau à souhait jusqu’alors. Quatre robustes faucheurs, engagés depuis une semaine, avaient abattu bien de la besogne. Et le soleil de son côté montrait tant de bon vouloir que l’herbe séchait en un jour, sans qu’on eût seulement à retourner les andains.

— On ne voit pas cela une fois en dix ans ! s’écriaient les faneurs enchantés.

Mais le paysan n’est jamais satisfait.

— Oui, oui, disait Félix Prenel d’un ton d’approbation indulgente, pour un joli temps, c’est un joli temps. Mais c’est égal, il y a trop de chardons dans notre foin cette année. La mauvaise graine lève toujours mieux que la bonne. Hé ! toi, l’ami, au lieu de chanter la Marseillaise, tu ferais bien de garder ton souffle pour une meilleure occasion.

D’un bout à l’autre de la prairie régnait la gaieté. Quand le soleil se met de la partie, que les faneuses sont avenantes, les faux bien aiguisées et le vin pas trop mauvais, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible.

Cependant la première de ces conditions de félicité menaça de faire défaut tout à coup. Un matin, le baromètre eut une baisse subite, comme cela a lieu avant un orage.

— Nous aurons du bouillon, fit le paysan d’un air contrarié. Le Bout de Bise est déjà fauché aux trois quarts ; il faudra tâcher de tout rentrer avant quatre heures. Sonne le grand branle-bas, Alphonse ; tout le monde aux champs. Pour aujourd’hui, Thérèse, il faudra te tirer d’affaire seule ; j’ai besoin des deux servantes et d’Alvine.

Jusqu’à midi le ciel resta pur. L’air était d’une merveilleuse transparence et l’horizon très rapproché. Tout au fond, au-dessus des dernières sinuosités de la chaîne qui dominait le plateau, un flocon blanc montait comme une fumée.

Quand on descendit à la ferme pour le repas, quelques nuages se tramaient paresseusement le long de la montagne, et, comme on dînait, la vaste cuisine devint graduellement très sombre.

— Dépêchez-vous ! fit le maître avec impatience ; quand vous en êtes à emballer du bœuf et des pommes de terre, on dirait que vous avez des armoires en guise d’estomac. Nous ne pourrons pas rentrer trois chars avant la « rincée. »

Il sortit un instant dans la cour et considéra l’état du ciel avec inquiétude. Tout était voilé maintenant. De lourdes masses nuageuses d’un blanc sinistre roulaient sur un fond gris uniforme ; les sapins étaient noirs comme des fantômes ; le vent soufflait à peine. Tout était silencieux et comme recueilli dans une attente effrayée.

— Il n’y a pas une minute à perdre, déclara le fermier en rentrant. Vous achèverez votre dîner plus tard.

— J’irai avec vous, dit Thérèse. Quand il le faut, je suis aussi bonne qu’une autre pour charger.

Tout le monde partit donc. Félix Prenel ferma lui-même les portes, mit les clefs dans sa poche, puis posta au bas de la pâture un petit garçon chargé de rassembler le troupeau dans le cas où il ferait du tonnerre.

Le pré du Bout de Bise, où l’on avait fauché toute la matinée, était à la limite du domaine et éloigné de la ferme de dix minutes environ. Deux ou trois chars vides s’y trouvaient déjà. Les ouvriers en amenèrent d’autres ; on se mit à les remplir en démolissant avec une noble ardeur les hautes meules odorantes, encore chaudes à la main et que le soleil avait si bien roussies.

— Quel dommage ce serait de laisser mouiller ce bon foin ! s’écria Félix Prenel. Hardi, mes beaux garçons ! qu’on descende avec les deux chars qui sont prêts, et qu’on remonte lestement !

— Voici un autre beau garçon, patron, puisqu’on en est à se faire des compliments.

Dans le sentier qui longeait la prairie descendait Léon Thonin, la tête haute, l’air très dégagé.

— Pour vous donner un coup de main avant la pluie, vous savez que je suis votre homme, dit-il en s’avançant.

— Ce n’est pas de refus ; prends une fourche, fais comme si tu étais à la maison.

— Qui sait si je ne serai pas bientôt ici plus à la maison que vous ne pensez ? murmura le jeune homme en s’éloignant.

Le secours d’une robuste paire de bras supplémentaire n’était pas à dédaigner, car l’orage approchait rapidement. Quelques rafales avaient passé, sifflant dans les arbres et éparpillant les brindilles qui traînaient à terre. Bien loin, un grondement sourd s’était déjà fait entendre. Il fallait l’oreille exercée d’un paysan pour discerner si ce bruit était celui du tonnerre ou seulement des chars de foin roulant sur le plancher des granges éloignées. De temps en temps l’horizon s’éclairait d’une lueur bleuâtre et vague comme l’aube. Les nuages filaient plus vite.

— Nous avons encore un quart d’heure, dit le maître. L’orage suit ce côté-ci de la montagne ; et il sera violent, si je ne me trompe. Alvine, vous auriez dû remettre votre lessive à aujourd’hui. Comme ça, nous n’aurions pas eu une goutte de pluie jusqu’au soir.

— Si on savait tout, répliqua-t-elle sèchement, ce serait bien commode ; et il y aurait aussi moins de poulets croqués par les renards.

Après cette réplique mystérieuse et qui semblait ne répondre à rien du tout, elle tourna le dos à son maître sans plus de cérémonie.

L’orage, en effet, comme l’avait bien vu Félix Prenel, suivait le côté nord de la vallée, attiré sans doute par la rivière rapide qui coulait derrière ce versant. Déjà le fond du ciel s’éclaircissait, comme balayé par la tempête ; mais dans la petite vallée une lumière jaune, sinistre, remplaça l’éclat de midi. Les nues plombées parurent s’abaisser lourdement jusqu’à toucher la cime des sapins. Du côté de l’ouest, des éclairs brillaient sans interruption, accompagnés d’un roulement continu.

Rien n’est plus majestueux qu’un orage dans les montagnes, avec ses illuminations subites, les profondeurs fulgurantes qui s’ouvrent comme des gouffres déchirés au sein des nuages, les cimes et les champs qui semblent s’animer et trembler sous cette lumière palpitante.

Mais la troupe des travailleurs dispersés dans la grande prairie ne s’arrêtait pas, on le comprend, à admirer l’orage. C’était l’ennemi qu’il fallait fuir au plus vite.

Tout au bout du pré, la nécessité d’achever un char avait réuni en trio Léon, Marcel et Thérèse. Le premier chargeait, Marcel « donnait » suivant l’expression consacrée, et la jeune fille râtelait les dernières poignées de foin qui traînaient à terre. Tous trois se hâtaient silencieusement et trouvaient la position embarrassante.

— C’est fini, dit Léon en serrant la corde qui devait maintenir en équilibre tout l’édifice.

Puis il sauta à terre et prit le cheval par la bride pour descendre à la ferme sans perdre de temps. Ainsi, il se trouva tout à côté de Thérèse. Marcel, qui était à deux pas, le regarda subitement et rencontra ses yeux noirs pleins de rancune et de défi.

En cet instant une ligne de feu, aiguë, aveuglante, déchira l’air et parut s’enfoncer dans le sol non loin d’eux ; un craquement épouvantable suivit aussitôt.

— Marcel ! s’écria Thérèse effrayée en s’élançant vers lui par un mouvement instinctif dont elle rougit une seconde après.

— N’ayez pas peur ! dit-il en réprimant une folle envie de l’attirer tout près et de la serrer contre lui pour la protéger. Regardez là-bas.

Tout au bord du bois, à vingt pas à peine, un vieux sapin, vétéran solitaire qui avait subi les orages de deux siècles au moins, venait d’être brisé par ce coup de foudre. Les branches fracassées pendaient le long du tronc, où un large sillon creusé dans l’écorce marquait le passage du terrible fluide.

Tous les travailleurs, immobiles et silencieux, semblaient avoir été frappés de même. Quelques-uns s’étaient signés.

— Personne n’a de mal, j’espère ? dit Thérèse en se remettant de son effroi.

Elle s’éloigna de Marcel sans oser le regarder, honteuse d’avoir trahi quoi ? elle ne le savait pas elle-même clairement.

Si elle avait levé les yeux sur lui, elle eût vu qu’il tremblait plus qu’elle. Il n’avait résisté que par miracle à une soudaine impulsion de la prendre, de l’emporter dans ses bras, de lui dire quelque chose qui brûlait ses lèvres. Il croyait la sentir encore se presser contre lui pendant une seconde ; et l’accent avec lequel elle avait crié : Marcel ! il l’entendait vibrer dans l’air. Se sentant saisi par une sorte de vertige, il s’enfuit à l’autre bout de la prairie.

De larges gouttes de pluie commençaient à tomber, mélangées d’une grosse grêle.

— Sauvons tout ce qu’on pourra sauver ! cria Félix Prenel. Léon, qu’attends-tu pour descendre ? on dirait que le tonnerre t’a frappé.

Certainement que, dans un sens, la foudre était tombée sur lui. L’incident de tout à l’heure avait été une révélation aussi prompte, aussi éblouissante que l’éclair. Ce qu’il avait vu et compris, ou plutôt ce qu’il s’était imaginé comprendre, était tellement en dehors de toute prévision, qu’il restait là, décontenancé aussi bien que furieux.

« C’est donc de ça qu’il retourne ! murmura-t-il en prenant la tête du cheval pour descendre la charrière rocailleuse qui menait à la ferme. Elle est folle ! elle qui n’aurait qu’à choisir entre les plus beaux garçons, sans parler des plus riches ! »

Ici l’image de Marcel se dressa devant lui, tel qu’il venait de le voir dans la lumière de l’orage, penché vers Thérèse, le regard brillant de tendresse et de fierté, et si changé dans tout son être que même les yeux prévenus de Léon ne pouvaient refuser de s’en apercevoir.

« C’était un innocent quand il est arrivé aux Alisiers ; maintenant c’est un homme, fit-il en reprenant son monologue. Raison de plus pour que je le fasse mettre à l’ombre. Ça ne me sera pas bien difficile. Le père ne se doute de rien, à ce qu’il paraît ; nous verrons comment il prendra cette amourette. Mais il ne faut pas me couper l’herbe sous les pieds à moi-même. Si Thérèse apprenait que j’ai démoli sa gentille intrigue, elle m’en voudrait à mort ; et, comme elle est aussi opiniâtre que… moi, acheva-t-il faute d’une meilleure comparaison, jamais je ne tiendrais mon héritière. C’est tout de même un joli morceau, ce domaine, continua-t-il en promenant ses regards sur les prés récemment fauchés, les champs qui jaunissaient, la vaste pâture, la forêt et les beaux bâtiments de la ferme bien abrités derrière une éminence. Je n’ai pas le sou, c’est vrai, mais je suis jeune et le premier contrebandier du pays. Qu’est-ce que Félix Prenel ferait sans moi ? En automne, quand le grand moment de la « passe » sera venu, et que les marchands de fromages de là-bas réclameront leurs livraisons à cor et à cri, alors j’entreprendrai le patron. Je lui mettrai le couteau sur la gorge. Votre fille, ou bien je vous lâche ! Et nous verrons s’il ne courra pas après moi pour me prier d’être son gendre et de lui continuer mes services. Les autres gars de la bande de nuit ne sont que des marionnettes ; si je ne tire pas les fils, pas un ne bougera et papa Prenel sera dans la glu jusqu’au cou. Sans compter qu’on rirait bien de lui dans le pays s’il était obligé, à son âge, d’en passer par la ficelle de la douane. Mais pour commencer, il ne faut pas que Marcel mange encore longtemps son pain aux Alisiers. Tiens ! voilà Adolphe qui remonte ! Si je pouvais l’attraper, je lui sifflerais un mot à l’oreille ; j’ai besoin de lui pour mon affaire. »

Il paraît qu’il y réussit, car Adolphe, un quart d’heure plus tard, se montra parfaitement stylé et à la hauteur de sa mission.

La pluie était devenue une averse torrentielle et qui n’en finissait pas. Tandis que Léon, tranquillement assis sous l’avant-toit de la grange, fumait une pipe en regardant ruisseler les gouttières, les pauvres gens restés là-haut s’abritaient du mieux qu’ils pouvaient, abandonnant au milieu du pré les chars à demi remplis, les fourches et les râteaux. Il était bien inutile de se laisser mouiller soi-même, puisqu’on ne pouvait empêcher le foin de l’être aussi.

Thérèse et Alvine s’étaient réfugiées sous une vieille guérite vermoulue qui avait servi autrefois à un casseur de pierres. Les deux servantes et les hommes s’adossaient aux troncs des arbres voisins, le tonnerre ayant cessé complètement.

Debout sous un hêtre qui était un assez mauvais parapluie et l’arrosait plus qu’il ne l’abritait, Félix Prenel contemplait l’averse avec la mine d’un homme qui en a bientôt assez d’une mauvaise plaisanterie. Tout à coup son maître valet vint se placer à côté de lui :

— On est moins mouillé ici, je crois, dit-il pour expliquer son changement de résidence.

— Quelles mazettes vous êtes vous tous ! répliqua le fermier avec humeur. Vous ne fondrez pas pour un peu de pluie.

Alphonse ne répondit rien, mais au bout d’un instant il se pencha et allongea le cou comme s’il cherchait à découvrir quelque chose.

— Eh bien ! quoi ? qu’est-ce qu’il y a encore ? s’écria Félix Prenel. Regardes-tu s’il pleut des grenouilles ?

— Pas si bête tout de même, patron ! Marcel Auvernet est là-bas, en face, et je me disais que Mlle Thérèse ne devait pas être bien loin.

C’était brûler hardiment ses vaisseaux ; ayant commencé ainsi, il n’y avait plus qu’à poursuivre.

Le maître valet reprit :

— Il l’aime bien, je crois ; il la suit partout. Ça n’a rien d’étonnant, Mlle Thérèse est si bonne pour lui, pauvre « bouèbe » dont tout le monde faisait fi il n’y a pas trois mois. Ces fleurs, par exemple, qu’elle porte chaque semaine sur la tombe de la vieille Anastasie !

Malgré l’indifférence réelle ou feinte avec laquelle le fermier avait écouté le début de ce discours, il ne put réprimer ici un léger soubresaut.

— Vous ne saviez pas ça, maître ! dit Alphonse d’un air innocent. Mais on ne parle plus d’autre chose au village ; et chacun trouve que c’est bien gentil de la part de Mlle Thérèse. Si Marcel ne lui en savait pas gré, il serait un fier mauvais sujet. Cette petite sérénade que nous entendons chaque soir et que Mlle Thérèse écoute du jardin ou de la fenêtre, c’est sa façon de remercier, à ce garçon-là, car il n’a de l’esprit que lorsqu’il tient son instrument. Après tout, c’est un bon compagnon…

— Voilà la pluie qui cesse, interrompit le fermier. Allons reprendre nos outils. Holà, hé ! vous autres ; il s’agit de regagner le temps perdu.

Cependant, tandis que tout le monde autour de lui se remettait à l’œuvre avec zèle, Thérèse le vit plusieurs fois inactif, appuyé sur le manche de sa fourche et regardant droit devant lui d’un air absorbé.

Alphonse s’attendait à un interrogatoire, et il s’apprêtait à y répondre de ce même air niaisement vertueux qui donnait à sa délation l’apparence d’une effusion innocente. Mais il connaissait bien mal son maître. Félix Prenel ne questionnait pas ; il réfléchissait, puis il agissait.

Tout le reste de l’après-midi, il se montra sévère et cassant. Il n’adressa pas la parole à Alphonse, mais il tança d’importance un chargeur maladroit qui avait brisé sa fourche ; puis il trouva le foin mal entassé, se plaignit de ce qu’on râtelait négligemment ; tout le monde eut son couplet à l’exception de Marcel et de Thérèse. Il leur parla amicalement, presque affectueusement, si bien qu’Alphonse ouvrait de grands yeux. Était-ce donc à cela qu’avait abouti son ingénieux discours ! Le maître valet n’était pas encore assez diplomate pour jouer au plus fin avec Félix Prenel.

À la nuit close, tout le monde redescendit aux Alisiers. On soupa silencieusement ; l’humeur acerbe du maître intimidait la conversation.

— Sur quelle herbe a-t-il donc marché ? se demandait-on en quittant la table.

— Ma foi, ce serait difficile à dire. Il y avait bien des herbes dans le pré. Mais si ça continue demain, je fais grève.

— Toi, Marcel, dit le fermier en retenant le jeune homme au moment où celui-ci s’apprêtait à sortir avec les autres, tu vas descendre directement au village pour les commissions que je te donnerai. Directement, tu m’entends ? Fais-nous grâce pour ce soir de ta sérénade sous les noisetiers : ça m’agace les dents.

Thérèse blessée allait lancer une vive réplique. Son père ne lui en laissa pas le temps, car il entra dans sa chambre dont il ferma la porte à clef.

— Je n’y comprends rien, dit la jeune fille à Alvine ; ce matin il était de si belle humeur, et tout d’un coup le voilà qui tourne de vent en bise sans qu’on lui ait rien fait.

— C’est la pluie, répondit l’oracle. En temps de fenaison, vous savez que l’humeur des paysans change avec le baromètre.

Félix Prenel était assis à son bureau, la tête dans ses mains, occupé à prendre une résolution. Il cherchait le pour et le contre, pesait, balançait, comparait. Une fois que l’addition serait bien faite des deux côtés, il verrait clairement quel plateau l’emporterait sur l’autre.

« Thérèse n’est pas folle à ce point, pensait-il. C’est ma fille, elle ne lit pas de romans, et Marcel n’est pas assez beau pour lui avoir tourné la tête. Il est impossible qu’il y ait eu même un commencement d’amourette. Seulement, elle s’occupe trop de lui et les gens en parlent. J’y mettrai fin. Comment ? »

Le fermier se leva et marcha à grands pas dans la chambre, comme pour réveiller sa faculté maîtresse, la ruse, qui du reste n’était nullement endormie.

« Je pourrais renvoyer Marcel, s’il fallait en venir aux grands moyens ; mais ce garçon est pour moi comme les cinq sous du Juif errant, avec cette différence qu’au lieu de sous c’est des écus qu’il met dans ma poche. Il m’a déjà rapporté, voyons, combien ?… c’est une bénédiction que des individus de cette pâte. Marcel n’a pas encore senti que je l’exploite, comme dit Thérèse. D’ailleurs l’exploitation ne lui fait pas trop de mal, autrement il crierait. Tant que je pourrai, je le garderai. Mais ma fille aura son sermon, et tout de suite. »

Ouvrant alors la porte qui donnait dans la cuisine, il appela :

— Thérèse ! Thérèse !

— Ma maîtresse est dans la cour, répondit Alvine d’un ton majestueux.

C’était par un de ces beaux soirs d’été dont la transparence ne saurait s’appeler nuit. Le couchant avait une teinte vert pâle d’une douceur infinie. L’atmosphère était comme imprégnée d’une lumière cristalline qui permettait de distinguer encore nettement les objets, bien qu’il fût près de neuf heures.

Félix Prenel étant sorti pour quérir sa fille et lui administrer le sermon qu’il méditait, la vit assise sur l’escalier de la citerne, agaçant d’un long panache de verdure une jolie chèvre qui gambadait comme une petite folle et baissait coquettement la tête pour faire parade de ses cornes.

— Regardez-la donc ! cria Thérèse en apercevant son père. C’est le plus charmant cadeau que vous m’ayez jamais fait. Elle me connaît si bien maintenant ! On la ramenait du pré quand j’ai passé dans la cour ; elle s’est mise à sauter autour de moi…

— Joseph, interrompit le fermier en voyant passer un des domestiques, conduisez-moi cette bête à l’écurie, et lestement ! Vous devriez connaître un peu mieux votre service.

Puis il s’assit à côté de Thérèse et resta quelques minutes sans parler. La jeune fille avait bonne envie de se sauver, mais elle n’osait.

— Tiens ! dit enfin Félix Prenel, tu m’étonnes, Thérèse. À quinze ans, on t’en aurait donné vingt pour la raison ; maintenant, au contraire, on t’en donnerait quinze et moins que ça. Quels enfantillages !

Thérèse soupira.

— Je n’ai guère eu le temps d’être enfant, c’est vrai, dit-elle. Si je le deviens un peu quelquefois, il faut me pardonner, ça fait tant de bien !

— Tu m’étonnes, Thérèse, répéta son père. Ce n’est pas seulement la chèvre de Marcel, c’est Marcel aussi pour qui tu fais des bêtises.

Thérèse se redressa.

— Je voudrais bien savoir comment ? dit-elle.

— Par exemple, ces bouquets sur la tombe d’Anastasie.

— Je ne néglige pas la tombe de ma mère pour cela.

— Tu te fais remarquer, les gens en parlent.

— Il faut bien qu’ils parlent de quelque chose ; laissez-les dire.

— Mais pas du tout ! Thérèse Prenel, l’héritière des Alisiers, associée dans la gazette de la semaine avec Marcel Auvernet !

La jeune fille tressaillit.

— On ne dit rien sur nous, j’espère ! s’écria-t-elle.

— On dit… on dit qu’il te donne des sérénades chaque soir et que tu l’écoutes. Est-ce vrai ?

— Sont-ils stupides ! fit-elle avec dédain. Marcel joue pour moi tous les soirs, oui, mon père. D’ailleurs vous l’avez entendu vous-même.

Ainsi Thérèse avouait les fleurs, avouait les sérénades. Le front du fermier se rembrunit.

« C’est plus grave que je ne croyais, » pensa-t-il.

Puis il reprit :

— Parlons bas. On est très bien ici pour causer, mais il ne faut pas prendre des trompettes. J’avais autre chose à te dire, Thérèse. Il est temps de te marier.

— Aujourd’hui ?

— Ne sois pas impertinente. Tu as vingt ans ; ton trousseau est prêt, je suppose ?

— Tout prêt, dit-elle en souriant.

On a beau être la froide et fière Thérèse Prenel, on sourit toujours en parlant de son trousseau.

— Il ne manque plus qu’un mari, reprit son père. Mais nous n’aurons pas à chercher bien loin. Veux-tu François Roulier ?

— Non, merci.

— Son père a le plus beau domaine du district, après le nôtre.

— Ça m’est égal.

— Pourtant tu es paysanne jusqu’au bout des ongles, et c’est le meilleur compliment que je puisse te faire. Tu ne voudrais pas d’un jeune monsieur en habit noir, un notaire, un fabricant d’horlogerie ?

— Il serait bien embarrassé de moi, et moi de lui, je vous assure.

— Qui donc veux-tu ? il y a le fils à la veuve Junot des Andrettes. M. le curé l’appelle un jeune homme intéressant, parce qu’il a toujours le nez dans les livres, ce qui l’a rendu myope, qu’il empaille des hiboux et qu’il met des mousses dans du papier gris. C’est un savant. Le veux-tu ?

— Je ne suis pas savante et je déteste les bêtes empaillées.

— Qui donc veux-tu ? Choisis toi-même. Je t’ai offert la crème des partis.

Thérèse fut lente à répondre. Elle poussait du bout du pied une petite pierre, puis une autre, puis une troisième, qui roulaient du haut des marches comme si c’eût été autant de prétendants éconduits.

— Personne, merci, dit-elle enfin.

— Thérèse, reprit le fermier en posant sa main sur le bras de la jeune fille, car elle faisait un mouvement pour se lever, as-tu, n’importe où, près ou loin, je ne dis pas un amour, car tu es une fille raisonnable, mais une préférence ?

Il ne la vit pas rougir, car la nuit était plus sombre maintenant ; il sentit le tressaillement de sa main.

— Je crois que oui, répondit-elle avec franchise, mais je n’en suis pas tout à fait sûre ; donnez-moi du temps pour réfléchir.

— Ne creuse pas trop ce sujet-là ; ça ne vaut rien pour les jeunes filles, répliqua Félix Prenel d’un ton bonhomme.

Puis il se leva.

Il avait appris maintenant ce qu’il voulait savoir. Sa résolution était arrêtée. Il était humilié dans son orgueil, exaspéré contre Thérèse ; il eût voulu enfoncer Marcel à cent pieds sous terre ; et malgré cette tempête de colère qui se déchaînait en lui, il dit tranquillement bonsoir à Thérèse, en ajoutant qu’il était fatigué et allait se coucher au plus vite.

La jeune fille rentra tôt après. Elle monta dans sa petite chambre, s’assit à côté de son lit blanc et cacha sa tête dans l’oreiller. Elle pleurait. Pourquoi ? Parce qu’elle « n’en était pas sûre. » La question de son père était venue trop tôt ou trop tard. Hier, Thérèse eût pu répondre non en bonne conscience. Aujourd’hui, après la scène de l’orage, elle ne le pouvait plus ; mais dire oui était trop difficile.

« Certes, je l’aime. Il est bon, il est courageux, il s’est battu pour moi. N’ai-je pas dit l’autre jour à Alvine qu’il me semblait maintenant avoir un frère ? Mais ce n’est pas ce que mon père appelle une préférence. »

Puis ces mots du fermier lui revenaient à l’esprit : « Thérèse Prenel et Marcel Auvernet ! »

« Les deux noms se valent, pensait-elle avec cette loyauté qui était le fond de son caractère. Seulement je suis l’héritière des Alisiers, voilà tout. Et pour appeler les choses par leur nom, il n’est pas probable que Thérèse Prenel devienne Thérèse Auvernet, car je ne suis pas une reine pour m’offrir en mariage, et ce n’est pas Marcel qui osera jamais prétendre à moi. »

Félix Prenel, lui, dormait déjà. Il n’avait pas été long à prendre une décision.

« Ah ! elle n’en est pas tout à fait sûre ? tant mieux ! car je ne lui donnerai pas le temps de s’en assurer. Ce Marcel, cet insolent, partira. C’est une grosse perte que je fais, mais Thérèse en pâtira comme moi : je lui donnerai cinq cents francs de moins pour son entrée en ménage. Il ne sera pas dit que ma fille, après avoir été sage et presque bégueule jusqu’à vingt ans, aura fait parler d’elle, et pour qui ? Pour un rêveur, un sans-le-sou… (S’il n’a pas d’argent, c’est que je ne lui en ai guère laissé, ne put s’empêcher de penser Félix Prenel.) Mais s’il est le premier caprice de Thérèse, il sera aussi le dernier, car je la marierai avant l’automne. Comment ferai-je pour renvoyer Marcel sans scandale ? Bah ! l’ouvrage montre, comme on dit. Les gens habiles n’inventent pas de prétextes ; ils attendent qu’une bonne chance leur en envoie de tout faits. Demain nous verrons. »

Là-dessus, il s’endormit tranquillement.

Thérèse s’étonna bien de trouver son père si tolérant ; après la demi-confession qui lui était échappée, elle s’attendait à le voir jeter feu et flamme, et elle eût alors défendu vaillamment sa cause et son droit. Mais il se garda de lui en donner l’occasion. Du proverbe qui dit : « C’est en parlant qu’on s’entend, » il en avait fait un autre tout contraire, mieux d’accord avec sa propre expérience : « Plus on parle, moins on s’entend. »

Ainsi Thérèse, tournant et retournant dans sa tête le difficile problème, n’eut pas même la ressource d’une discussion animée, d’une vive contradiction qui lui eût aidé à se mettre au clair sur ses propres sentiments. Il en résulta que le lendemain soir elle continuait à « n’en être pas sûre. » Marcel avait été tenu constamment hors de son chemin ; elle ne l’avait aperçu qu’au dîner et sans pouvoir lui adresser la parole. D’ailleurs elle l’eût évité d’elle-même ; comparé à ses habitudes de froide retenue, le mouvement spontané qui l’avait presque jetée dans les bras de Marcel le jour précédent lui semblait un incompréhensible vertige, et elle en rougissait.

La journée s’écoula monotone. Le ciel s’était de nouveau assombri ; il pleuvait, non pas à verse, mais tranquillement, posément, avec un air de n’en jamais finir.

— Nous aurons demain le même temps pour varier, dit Félix Prenel en tapotant son baromètre qui, malgré cet encouragement amical, s’obstinait à ne pas remonter. Allez dire à nos hommes de ne pas faucher davantage. Tu les emploieras demain matin à raccommoder les outils cassés, Alphonse. Moi, je conduirai au boucher les deux veaux qu’on lui a promis. Je prendrai Marcel avec moi. Que le char soit prêt de bonne heure, ainsi que les filets, les cordes et tout ce qui s’ensuit.

Il n’y avait pas la moindre nécessité à ce que Marcel accompagnât son maître. Seulement celui-ci, comme dit le proverbe, aimait mieux avoir la grêle devant lui que derrière. Il ne voulait pas perdre de vue son prévenu.

Le lendemain donc, bien qu’il plût des ficelles, tous deux montèrent sur le char où les pauvres veaux destinés à l’immolation étaient déjà installés et regardaient d’un air piteux à travers le filet recouvert d’une bâche qui devait leur servir de parapluie.

La petite ville, ou mieux, le grand et populeux village où Félix Prenel trouvait l’écoulement des produits de sa ferme, était éloigné des Alisiers de deux heures environ. Pendant tout le trajet, le maître et son jeune domestique n’échangèrent pas une parole. Marcel était fatigué, abattu ; il remarquait avec étonnement les regards de travers que le fermier lui lançait, et qui exprimaient quelque chose de pire qu’une simple mauvaise humeur. Mais il ne s’en mettait pas trop en peine, toutefois. Enveloppés de leurs gros manteaux de drap, les deux hommes bravaient la pluie et se contentaient de secouer de temps en temps leurs chapeaux de feutre dont les larges bords ruisselaient comme des gouttières.

Arrivés au village, ils se rendirent d’abord chez le boucher, puis revinrent à l’hôtel où le fermier avait coutume de remiser son char et de faire donner l’avoine à son cheval.

— Allons boire une bouteille pour nous sécher, dit alors Félix Prenel en adressant pour la première fois la parole au jeune homme.

Il entra dans une vaste salle qui occupait le rez-de-chaussée de l’hôtel et servait de café. On lui apporta une chopine de vin rouge qu’il partagea avec Marcel, car c’était un homme très sobre, qui se vantait de ne s’être grisé qu’une fois en trente ans, et d’avoir conclu alors le seul mauvais marché de sa vie. Tandis qu’il sirotait son vin à petits coups, en paysan qui ménage et fait durer le plaisir, il considérait Marcel d’un air peu tendre.

« Demain, je lui donnerai son sac, pensait-il. Mais s’il lui prend fantaisie de rester dans le voisinage et de rôder autour des Alisiers, comment l’en empêcherai-je ? Au diable ce garçon ! c’est une vraie poix ; maintenant que je suis englué, je ne sais plus par quel moyen m’en déprendre. »

Il se leva pour chercher des allumettes et ménager ainsi celles qu’il avait dans sa poche. Tandis qu’il bourrait sa pipe, ses yeux tombèrent sur une affiche collée au mur et qu’il se mit à lire machinalement.

« Ce soir, à huit heures, aura lieu dans la grande salle de l’hôtel un concert vocal et instrumental donné par la célèbre troupe l’Harmonieuse, qui vient de quitter Paris et se rend à Saint-Pétersbourg, sur le désir exprès de S.M. le czar. Répertoire aussi nouveau que riche et varié. Costumes de genre. Mlle Fiorella, bien connue sous le nom de la Ravissante Andalouse, se présentera pour la première fois à l’honorable public de cette ville. M. Bartoldi, le brillant ténor napolitain, ainsi que d’autres éminents artistes, ont été rassemblés des quatre coins de l’Europe par le directeur. Lui-même, avec le concours de ses trois fils, exécutera plusieurs morceaux symphoniques et concertants, choisis dans ce que la musique classique possède de plus exquis et les maîtres modernes de plus palpitant. »

Suivait le programme de ce festival mélodique et le nom de l’honorable directeur : Amédée Delalyre.

Félix Prenel avait depuis longtemps fini la lecture de l’affiche qu’il n’en détachait pas encore les yeux, comme s’il se fût proposé d’apprendre par cœur ce morceau de style. Tout à coup il se tourna vers Marcel :

— Reste-là, toi, jusqu’à ce que je revienne.

Et il sortit précipitamment.

Dans le corridor, il rencontra une femme de chambre et l’arrêta au passage :

— Est-ce que cet individu, ce M. Delalyre, j’entends, loge chez vous ?

— Pourquoi ? fut la réponse pleine de circonspection de cette prudente jeune personne.

— Je vous demande s’il loge chez vous ?

— O… ui.

— Où ça ?

— Faut-il vous annoncer ? reprit-elle, essayant d’une autre tactique.

— Au fait, si vous voulez. Il pourrait être encore à sa toilette.

— Quel nom lui dirai-je ?

— Quel nom ? malapprise que vous êtes ! M. Delalyre ne me connaît pas ; il sera bien avancé quand vous lui aurez dit mon nom !

« Je lui annoncerai donc un vieux rustre, un porc-épic, et j’espère bien qu’il vous fermera sa porte au nez, » murmura-t-elle en montant l’escalier.

Mais Félix Prenel la suivait, et quand elle arriva au palier du troisième étage, il était derrière elle, prêt à écouter de quelle façon elle s’acquitterait de son message.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria une voix masculine en réponse à son léger toc toc.

— C’est un homme qui veut vous parler.

— Je préférerais que ce fût une dame, ma toute belle ; mais n’importe, dites-lui d’entrer.

Félix Prenel n’attendit pas d’autre invitation. Il ouvrit la porte et resta sur le seuil, légèrement surpris.

Un monsieur d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une robe de chambre à grands ramages turcs, rouges et jaunes, était assis sur son lit dans l’attitude d’un tailleur, occupé à enduire de noir d’imprimerie les coutures blanchies et frottées d’une demi-douzaine de fracs étalés autour de lui.

— Entrez, monsieur, entrez, je vous prie, dit-il en saluant son visiteur d’un signe de tête très affable. Je suis à vous dans une minute. Un instant encore

 

Pour réparer des ans l’irréparable outrage.

 

Voilà qui est fait. Eh bien ! monsieur, qu’est-ce qui me procure l’honneur ?… Hm !

En même temps il se redressait et se drapait dans sa robe de chambre, avec la dignité d’un sultan qui accorde audience à des ambassadeurs mécréants.

Félix Prend se sentait embarrassé. Il se demandait si ce personnage se moquait de lui.

— Monsieur, dit-il enfin, j’ai vu que vous étiez le directeur d’une troupe de… d’artistes, je crois que c’est le mot, et je suis venu vous en offrir un.

— Ah ! bien, très bien ! prenez un siège, cher monsieur. Pas de compliments, je vous en prie.

Et sautant vivement à bas de son estrade, il jeta sur le plancher un tas de journaux et de paperasses qui encombraient une chaise, et convia son visiteur à s’asseoir.

— Nous disions donc ? fit-il en se plantant lui-même sur une haute malle dont le couvercle bombé formait un perchoir glissant.

La désinvolture de ce directeur interloquait décidément le fermier.

— Nous ne disions pas encore grand’chose, répondit-il avec un effort pour rassembler ses esprits. J’ai avec moi un jeune homme qui est assez bon musicien, c’est-à-dire très bon, excellent musicien, d’après ceux qui s’y connaissent. Il a besoin de changer d’air, et j’ai pensé que vous pourriez le prendre avec vous pour quelque temps.

— C’est votre fils ?

— Non, c’est un… protégé.

— Ah ! bien, très bien ! et de quel instrument joue-t-il ?

— De la flûte.

Il y avait sans doute dans cette simple réponse quelque chose de particulièrement frappant, car l’impétueux directeur fit un bond.

— Edgar ! s’écria-t-il.

La porte de la chambre contiguë s’ouvrit aussitôt, et le possesseur de ce nom romantique se montra sur le seuil. C’était un petit jeune homme pâle, aux joues creuses, qui nouait sa cravate d’un air aussi lugubre que s’il eût médité de s’étrangler à l’aide de cet innocent article de toilette.

— Quoi de neuf, papa ? demanda-t-il en fixant sur le visiteur matinal des yeux aussi ternes qu’un morceau de verre dépoli.

— Au fait, je ne sais pas pourquoi je t’ai appelé, Edgar. J’ai pensé tout haut, voilà l’affaire.

— Ça vous arrive souvent, papa.

Et le petit jeune homme pâle rentra chez lui.

— C’est mon fils, mon premier-né, l’étoile de nos quatuors, fit M. Delalyre en baissant la voix. Un vrai génie musical, mais la lame a usé le fourreau. Vous voyez qu’il est menacé de consomption. Il lui faudrait du repos, le chaud soleil du midi ; et nous, pauvres nomades, nous courons à Saint-Pétersbourg pour obéir au vœu qu’a bien voulu exprimer le potentat de toutes les Russies. Sans Edgar, nos quatuors sont fichus, je veux dire flambés. Vous sentez qu’on a beau se multiplier, si l’on n’est que trois on ne saurait jouer un quatuor. Et par ordre du médecin, Edgar doit aussitôt que possible renoncer aux instruments qui fatiguent les organes respiratoires.

Félix Prenel commençait à s’impatienter.

— Vous aimez les longs mots, monsieur le directeur, fit-il ; moi je préfère les plus courts. Comme ça, nous nous entendrons facilement pour le partage. Je souhaite que nous nous entendions de même au sujet du garçon.

Et comme il voulait profiter de la parenthèse qu’il avait réussi à s’ouvrir dans le discours du bavard directeur, il reprit aussi vite qu’il put :

— Ça vous conviendrait-il de le faire voyager avec vous pendant quelques mois ? Je désire qu’il voie du pays, pour son bien. Il est un peu bouché sous certains rapports, mais vous le trouverez docile et aussi bon musicien que vous pouvez le souhaiter.

— Amenez-le, qu’on l’entende, répondit le directeur qui savait être bref dans les grandes circonstances.

— Mais donnez-moi d’abord votre parole d’honneur que vous l’engagerez pour peu que sa musique vous convienne. Je ne veux pas lui expliquer toute l’affaire, et que ça ne mène à rien en définitive.

— Est-il majeur ?

— Il aura tantôt vingt et un ans, et il ira avec vous de son plein gré.

— Quelle rétribution demandez-vous pour lui ?

Le fermier eut un instant l’idée de répondre :

« Aucune, » tant il était pressé de conclure. Mais il se ravisa.

— Cent francs que vous me donnerez au départ, afin que j’aie de quoi lui payer son voyage de retour si par hasard ça ne marchait pas ; et cent francs pour lui quand il aura été trois mois avec vous.

— Bien, très bien ! Nous mettrons cela sur papier timbré… J’oublie que vous n’avez pas de papier timbré en Suisse. Ah ! la liberté, monsieur, la liberté !

— Si vous croyez que nous n’avons pas d’autres impôts ! et rudement lourds encore !

— Il en faut, mon cher monsieur ! autrement qui est-ce qui payerait le gouvernement ? Mais nous ne parlons pas politique. Allez quérir votre phénomène.

Félix Prenel redescendit dans la salle où Marcel l’attendait toujours. Son plan de siège était fait. Il prit le jeune homme par le bras et l’entraîna dans une embrasure où l’on pouvait causer sans crainte d’être dérangé.

— Marcel, lui dit-il d’un ton solennel et pourtant affectueux qui étonna le jeune homme, tu as sans doute remarqué que depuis l’autre jour j’ai quelque chose qui m’ennuie et même me chagrine. Veux-tu savoir ce que c’est ? Ma fille Thérèse a été bonne pour toi. Tu lui en sais gré et tu l’as montré, un peu trop, à ce qu’il paraît, car les gens s’en sont aperçus. On en cause partout ; on dit des choses… qui ne sont pas vraies assurément, je connais bien Thérèse ; mais enfin c’est le bruit du pays. Comprends-tu ?

— Je crois que oui, répondit Marcel comme en rêve.

Il n’ajouta pas un mot pour sa défense, car il se sentait coupable. N’avait-il pas osé bien souvent franchir en esprit la distance respectueuse qui sépare un inférieur de la fille de son maître ? et n’avait-il pas été sur le point même, par un après-midi d’orage, d’emporter Thérèse dans ses bras et de laisser échapper son secret ? Comme il restait silencieux, baissant la tête, Félix Prend reprit :

— C’est un grand chagrin et une honte pour moi. Quant à Thérèse, elle ne dit rien ; tu sais qu’elle est fière. Mais à cause de toi elle se sent humiliée pour la première fois de sa vie.

— Humiliée ! répéta Marcel. De ce que je serais heureux de passer au travers du feu pour elle ? Il n’y a pas là de quoi être humiliée.

— Nous n’avons pas le temps de fendre des cheveux en quatre, interrompit le paysan. Tout ce que je voulais te dire, c’est ceci. Au mal que tu as fait à Thérèse, il n’y a qu’un remède, c’est de quitter les Alisiers et même le pays pour quelque temps.

— Maître ! s’écria le jeune homme avec un accent de supplication.

— Tais-toi donc ! on pourrait t’entendre.

— Qu’est-ce que cela me fait ?… Je ne parlerai plus à Mlle Thérèse, je me tiendrai hors de son chemin ; mais ne me renvoyez pas ! J’ai été longtemps un pauvre garçon abandonné à qui personne ne parlait, vous savez cela, maître ; mais vous ne savez pas combien j’étais malheureux. C’est elle qui a fait de moi un homme comme les autres ; si je ne la vois plus, il me semble que je vais redevenir ce que j’étais.

— Il n’y a pas de danger, fit le paysan. Un poussin sorti de sa coquille aurait bien de la peine à y rentrer. Sois donc raisonnable, Marcel. Tu es égoïste, sais-tu ? Le bien que Thérèse t’a fait, est-ce de cette façon que tu le lui rends ? En quittant la ferme et notre voisinage pour quelques mois, tu lui épargnes mille chagrins. Reste, c’est très bien. Tu la verras pleurer ; les clabauderies iront leur train, et nous maudirons tous le jour où tu as mis les pieds chez nous.

Le paysan s’exprimait avec une véhémence moitié feinte moitié sincère. Lui-même aurait été embarrassé de dire où commençait son rôle.

« Tu la verras pleurer. » Ces mots avaient porté en plein.

— Vous avez raison, murmura Marcel après une lutte de quelques instants. Je n’avais pensé qu’à moi. Je ferai ce que vous voudrez.

Et sa figure reprit cette expression de morne indifférence qui l’assombrissait autrefois.

« La victoire est à nous, » se dit Félix Prenel. Mais il se garda bien de prendre un air triomphant.

— Mon pauvre garçon, dit-il, je te regretterai. Mais nous nous reverrons : ta pénitence ne durera pas toujours.

— Je pourrai donc revenir ? s’écria Marcel.

— Certainement. (Voyons, pensa-t-il, Thérèse se mariera en automne ; ainsi donc…) Reviens au printemps prochain, mon garçon. Les mauvaises langues auront trouvé autre chose d’ici là, j’espère. Au mois d’avril ou de mai, je serai charmé de te reprendre, je t’en donne ma parole d’honneur.

— Votre parole d’honneur ? laquelle ?

— La meilleure, répondit-il sans s’offenser, tant il était ravi d’en être venu à ses fins. Maintenant, Marcel, tu ne sais pas que j’ai un autre engagement pour toi. Tu ne seras pas sur le pavé en me quittant.

— Ça m’est bien égal.

— Ah ! mais pas du tout ! Si tu veux te conserver pour le printemps prochain, il faut manger dans l’intervalle. Écoute.

Et il lui résuma en peu de mots les négociations entamées avec M. Amédée Delalyre.

— Tu seras en charmante société ; tu entendras de la musique du matin au soir et tu verras du pays sans dépenser un sou en frais de voyage. C’est tout ce qu’on peut désirer.

Marcel n’écoutait pas.

— Tu es là comme un tronc ! fit son maître impatienté. Est-ce que tu consens.

— Ça m’est égal, je ferai ce que vous voudrez, répéta-t-il.

— Eh bien, monte avec moi. Ton directeur désire te voir et t’entendre. As-tu ta flûte ?

— Non.

— Ils pourront t’en prêter une, je suppose. Allons toujours.

Marcel suivit le fermier, monta au troisième étage et entra dans la chambre dont on lui ouvrit la porte, sans avoir bien conscience de ses mouvements. Il souffrait, voilà tout.

— Vous amenez donc notre jeune dilettante ? s’écria l’affable directeur qui dans l’intervalle avait jugé bon de remplacer sa robe de chambre par un costume plus correct. Charmé de faire votre connaissance, monsieur,… je ne me rappelle pas bien votre nom.

— Marcel Auvernet, répondit le fermier.

— Marcel, mais c’est tout à fait chic, cela ! ça fera bien sur les affiches. Seulement il n’a pas l’air enjoué, notre jeune ami, poursuivit M. Amédée Delalyre d’un ton de regret ; il est presque aussi mélancolique que mon Edgar.

— Histoire de se séparer ; dans quelques jours, il sera tout différent, vous verrez.

— Êtes-vous bien sûr qu’il s’engage avec nous de son plein gré ? Allons, jeune homme ! nous serions heureux de vous voir une mine plus contente, si c’était possible.

En même temps il lui prenait la main avec une bonté réelle, et ses yeux vifs cherchaient à rencontrer le regard de Marcel.

— Donnez-nous un échantillon de votre talent. Il n’y a rien de conclu, vous savez.

On eût dit qu’il cherchait à lui ouvrir lui-même une porte de sortie.

— Je n’ai pas ma flûte, dit Marcel se décidant à parler.

— Oh ! s’il n’y a que cela qui vous embarrasse !

En même temps il ouvrait une caisse où des instruments de toute sorte dormaient côte à côte.

— Notre arsenal harmonieux est au grand complet, poursuivit-il en ajustant soigneusement les pièces d’une jolie flûte d’ébène. Plût au ciel qu’il n’y eût que des arsenaux de ce genre dans toute l’Europe ! Je suis pour la paix, moi, monsieur, et vous ?

Ce qu’il y avait de commode avec ce directeur, c’est qu’il n’attendait jamais la réponse à ses questions. Ses points interrogatifs étaient de pure politesse ; il ne prétendait pas qu’on les prît au sérieux.

— Maintenant, fit-il en tendant à Marcel une feuille sur laquelle un fragment de partition était copié d’une très belle main, déchiffrez-moi ça, c’est facile.

— Je ne sais pas lire la musique, monsieur, dit Marcel avec un certain regret.

Car, chose singulière, ce directeur bavard lui était sympathique, à lui le silencieux.

— Comment donc ! mais vous connaissez les notes, je suppose ?

— Je les ai apprises à l’école, il y a longtemps de ça. Pour ce qui est de ces barres et de ces crochets, je n’y vois que du feu.

— Que jouez-vous donc ?

— Ce qui me vient à l’esprit.

Il y eut un moment de silence. Félix Prenel était désappointé, furieux.

— Ah ! bien, très bien ! fit lentement le directeur. Je comprends. Jouez, mon enfant.

Et sans qu’il en eût dit davantage, Marcel fut tout à coup assuré qu’on le comprendrait en effet.

Il joua la danse rustique sur laquelle il avait composé des variations par un beau soir de mai et qu’il avait appelée dès lors la valse de l’étoile. Thérèse l’avait entendue la première ; c’était penser à elle que de répéter maintenant cette mélodie qu’elle aimait. Et pour un instant Marcel oublia son chagrin. Il se crut sous les noisetiers, au bord du champ de trèfle qui sentait si bon ; il joua comme il avait joué ce soir-là.

Sans qu’il y prît garde, les portes des deux chambres contiguës s’entr’ouvrirent doucement ; on ne vit personne, mais à la dernière note des applaudissements éclatèrent. Le directeur lui-même s’y joignit avec enthousiasme.

— Si notre connaissance n’était pas de si fraîche date, je vous demanderais la permission de vous embrasser, mon enfant, s’écria-t-il. Vous ne savez pas les notes ? la belle misère ! Vous savez autre chose qui ne s’apprend pas. Votre doigter n’est pas selon les règles, mais vous avez un perlé, un sentiment du rythme, une suavité d’expression, une originalité ! Malheureusement pour vous, le public auquel nous nous adressons en général ne vous appréciera pas ; nous tâcherons de vous faire monter plus haut. C’est mon rôle à moi, poursuivit le bon directeur avec une teinte de mélancolie. J’ai servi de marchepied à bien d’autres. Edgar, Flora, Conradin, Raoul, mes enfants, entrez donc !

Et les deux portes s’ouvrant à la fois comme au théâtre, trois jeunes gens d’un côté et Mlle leur sœur de l’autre firent irruption dans la chambre paternelle. Ils s’arrêtèrent, surpris de voir le musicien à la flûte merveilleuse vêtu d’une blouse et chaussé de gros souliers.

— C’est un paysan du Danube, dit leur père en devinant ce sentiment. C’est un diamant brut, c’est une… Edgar, mon enfant, tu te tiens dans un courant d’air.

Cet Amédée Delalyre, ce directeur à la fois solennel et jovial, n’était sans doute qu’un artiste ambulant, une épave du Conservatoire, un homme qui avait manqué sa vie par trop de laisser-aller, mais un honnête homme cependant, et musicien dans l’âme. Il chérissait ses enfants, qui le lui rendaient bien. « Nous cinq, nous nous aimons comme des pauvres, » disait-il. Marcel aurait pu tomber beaucoup plus mal.

— Faites connaissance ! s’écria le directeur en poussant les jeunes gens tous ensemble au fond de la pièce. Moi, je vais m’occuper de régler les derniers détails.

Puis il ouvrit un mauvais secrétaire dont la serrure disloquée n’eût pas offert aux voleurs une bien sérieuse résistance.

— C’est donc notre petit contrat que je vais rédiger.

Et d’une main accoutumée à manier la plume il écrivit trois ou quatre lignes, en fit un double qu’il signa, puis appela Marcel pour qu’il apposât son nom sur la première feuille, le tout dûment daté et parafé.

— C’est tout à fait volontairement que vous restez avec nous, n’est-ce pas ? dit-il en posant sa main sur l’épaule du jeune homme. Nous tâcherons de vous rendre notre société agréable, et vous apprendrez le doigter et la lecture musicale.

— Mais je vais retourner avec vous, maître, dit Marcel en se tournant vers le fermier. Il faut que j’emporte mes habits, mon linge, toutes mes affaires.

— On t’enverra cela ce soir, répondit Félix Prenel d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Il vaut beaucoup mieux pour toi ne pas revenir ; tu en comprends la raison, n’est-ce pas ?

Marcel baissa la tête. La souffrance du premier moment revenait plus aiguë.

— Si c’est Alvine qui fait le paquet, dit-il, demandez-lui de ne pas oublier mon paroissien ; il est sur l’étagère, à côté de la fenêtre.

Pour ceux à qui cette recommandation semblerait édifiante, je suis obligé d’avouer que ce n’était pas surtout à son paroissien que Marcel tenait, mais à une feuille de lierre qu’il y avait serrée.

— Très bien ! répondit le fermier. On n’oubliera pas ta commission. Adieu, mon gars, rappelle-toi que nous serons enchantés de te revoir au printemps. Tu ne seras pas malheureux ici.

En même temps, il tendait la main au jeune homme, qui n’eut pas l’air de s’en apercevoir.

— Au revoir, maître, répondit-il en détournant la tête.

Les témoins de ces adieux peu tendres se jetèrent un regard surpris.

— Emmenez Marcel dans votre chambre et laissez-le seul un moment, dit Amédée Delalyre à voix basse en s’approchant de ses fils. Permettez, monsieur, que j’aie le plaisir de vous reconduire, poursuivit-il en ouvrant la porte toute grande pour Félix Prenel. Ce soir, quand vous enverrez à notre jeune ami sa garde-robe qui est, je le présume, de dimensions très portatives, je remettrai à votre commissionnaire la somme que vous avez stipulée. Adieu, monsieur, je suis votre obligé, vraiment.

Le fermier s’en alla dans la jubilation.

« Nous aurons une grande scène à mon retour, c’est à craindre, pensa-t-il ; des reproches, des larmes peut-être, quoique Thérèse ne donne pas beaucoup dans ce genre-là. N’importe, Marcel est avalé, gobé, fini, comme les muscades de l’escamoteur. »

Pauvre Marcel ! resté seul maintenant dans cette grande chambre en désordre où mille objets étranges traînaient sur le plancher, encombraient les chaises et les tables, où les moindres détails semblaient symboliser l’existence aventureuse où on le lançait, il cacha son visage dans ses mains et sentit le cœur lui manquer.

Pour Thérèse il abandonnait tout, tout ce qu’il avait aimé jusqu’alors, le petit coin de pays où il avait grandi, la forêt, sa forêt, dont il connaissait tous les sentiers et pour ainsi dire tous les arbres, le village avec sa petite église et son paisible cimetière, les habitudes et les liens que vingt ans avaient formés, anneau par anneau. Thérèse elle-même, la joie de ses yeux, Thérèse qu’il aimait avec le respect d’un enfant et la passion d’un homme fort, il l’avait vue le matin pour la dernière fois. Marcel se sentait « déraciné ; » aucune expression ne pourrait mieux rendre la souffrance déchirante qu’il éprouvait. La solitude allait donc se faire de nouveau autour de lui. On ne l’avait tiré de l’abandon que pour l’y rejeter bientôt.

Marcel n’accusait que l’audacieuse présomption dont il se croyait coupable. Pour avoir regardé Thérèse, il la perdait.

Il resta longtemps, sans changer d’attitude, dans l’embrasure de fenêtre où il s’était retiré pour cacher son chagrin à tous les yeux. Deux ou trois fois déjà, la porte s’était entr’ouverte discrètement, puis refermée sans bruit. Enfin on se décida à entrer.

C’était Edgar Delalyre, dont la figure mélancolique n’était guère celle d’un consolateur.

— La vie est dure, n’est-ce pas ? dit-il à demi-voix en s’approchant de Marcel.

Et il poussa un soupir.

— Je ne vous demande pas quel chagrin vous pouvez bien avoir, vous qui possédez du talent et des forces. Moi je n’ai ni l’un ni l’autre, et c’est pourquoi je dis que la vie est dure. Je sais ce que c’est que de souffrir ; je suis réellement bien fâché pour vous.

Ce discours n’avait certainement rien de remarquable au point de vue de l’éloquence ; il était même assez incohérent ; cependant il fit du bien à Marcel qui leva la tête.

— Je serai plus courageux tout à l’heure, dit-il ; c’est le premier moment qui est dur, vous savez.

Sa voix s’étrangla. Il dut faire un violent effort pour réprimer l’émotion qui montait.

Edgar ne fit aucune question, mais il dit d’un ton compatissant :

— Si vous essayiez de penser à autre chose ? Voulez-vous que je vous donne votre première leçon de musique ? Vous en savez plus que moi, car vous êtes un artiste de naissance, mais je pourrai vous enseigner un brin de théorie.

Marcel avait l’esprit bien ailleurs ; cependant il ne voulut pas refuser cette offre obligeante. Il regarda la feuille couverte de notes qu’on lui montrait, il écouta les explications d’Edgar, et petit à petit, comme la musique était son véritable élément, il s’intéressa à sa leçon. En un quart d’heure, il déchiffra je ne sais combien de portées, presque sans tâtonnement, car son sentiment exquis de la mélodie lui faisait pour ainsi dire deviner les notes avant que ses yeux les eussent reconnues. Edgar était enchanté de son élève.

— En moins d’une semaine, dit-il, vous ferez votre partie dans tous nos quatuors. Et vous me remplacerez avec avantage, car je n’ai jamais eu de souffle. Oh ! vous savez, – voyant que Marcel allait se récrier sur le peu de temps qu’on lui accordait pour se mettre à la hauteur de ses fonctions, – nous ne nous lançons pas dans la musique savante. Notre public ordinaire, un public qui joue aux dominos, tape les cartes et demande des absinthes pendant le concert, ne l’apprécierait pas. Quelques quadrilles et deux ou trois ouvertures représentent ce que notre programme appelle le palpitant de la musique moderne. Ma sœur chante « le Muletier de Séville, » et bien qu’elle soit la Ravissante Andalouse, elle a quelques tyroliennes dans son répertoire. Notre ténor, le signor Bartoldi, est italien juste autant que ma sœur est andalouse. Nous vivons de blague, vous voyez.

Edgar n’était pas gai ; mais on ne saurait exiger beaucoup d’un pauvre garçon menacé de consomption.

Marcel le regardait avec cette sympathie promptement éveillée des gens qui souffrent eux-mêmes.

— Nous ne sommes pas trop heureux l’un et l’autre, dit-il ; mais nous sommes des hommes. Prenons courage.

Et s’apercevant que c’était lui maintenant qui remplissait le rôle de consolateur, il ne put s’empêcher de sourire.

À midi, l’heure où l’on dînait à la ferme, il descendit pour déjeuner avec ses nouveaux compagnons. Mais il ne put rien avaler. Cette table d’hôte, couverte de cristaux de camelote et d’argenterie imitation, l’intimidait. Il pensait à la grande cuisine des Alisiers, à la longue table couverte d’une nappe grossière, mais plus propre que celle qu’il avait devant lui ; au grand dressoir brun où reluisaient les plats d’étain ; aux gais compagnons qui apportaient à ce repas leur bel appétit et leur belle humeur. Puis il se disait que sa figure à lui, halée et campagnarde, ses mains brunies, sa blouse de toile bleue devaient former un singulier contraste au milieu de cette société non pas très distinguée, mais citadine de teint, de costume et de manières.

Cependant personne ne l’humilia par un ton de condescendance ou des airs protecteurs. Les artistes sont en général moins entachés de snobisme que le commun des mortels. Dans leur existence plus souvent vagabonde que sédentaire, ils voient le monde à vol d’oiseau, et les barrières des castes ne leur paraissent ni si hautes ni aussi sacrées que la sainte muraille de la Chine. D’ailleurs, comme ils vivent du talent, ils savent l’apprécier, qu’il se présente en blouse ou en frac de cérémonie, une rosette à la boutonnière.

Et puis, Amédée Delalyre et ses enfants avaient le cœur bien placé ; voyant Marcel tout abattu, ils mirent beaucoup de cordialité et une certaine délicatesse dans leur accueil. Celui-ci n’était pas assez blasé en fait d’avances amicales pour repousser celles qu’on lui faisait. Il se sentit bientôt plus à l’aise.

On parla musique. Ce sujet le fascinait toujours ; mais il était honteux de son ignorance.

— Quel dommage que nous tournions le dos à Paris ! fit le directeur. Je me serais donné le plaisir de vous conduire à l’Opéra, Marcel. N’importe, nous y retournerons quelque jour.

— En revenant de Saint-Pétersbourg ? demanda Marcel.

Ils se mirent tous à rire.

— Notre jeune ami a foi en l’imprimé ! s’écria Amédée Delalyre. Il croit au programme ! Ne le troublons pas dans ses naïves convictions ; il ne les perdra que trop tôt.

Marcel pensa au mot d’Edgar : Nous vivons de blague, vous savez ! Il regarda la Ravissante Andalouse, qui avait bien le pied espagnol, mais un minois chiffonné des plus parisiens ; le signor Bartoldi, qui oubliait parfois son accent italien et s’exprimait alors comme un Franc-comtois pur sang ; et le quatuor Delalyre qui, s’il ne réalisait pas toujours l’accord parfait en musique, le faisait au moins régner dans les relations de famille.

Malgré sa sauvagerie naturelle et son chagrin, le jeune homme était amusé ; il aimait à observer silencieusement et ne s’en fit pas faute.

Dans l’après-midi, il eut une autre leçon. Le soir, on le pria d’assister au concert ; mais il n’avait pas encore d’habits présentables et refusa ceux qu’on voulait lui prêter. Ainsi il passa la soirée seul dans sa chambre du troisième étage, écoutant les sons vagues de la musique qui parvenaient jusqu’à son haut perchoir. Les coudes sur la table, il repassait d’un œil distrait les définitions d’un traité de théorie musicale. Son esprit était absent.

« Au printemps ! » se répétait-il en lui-même.

Et son imagination lui montrait les lilas en fleurs, les hirondelles qui voletaient sous le large avant-toit des Alisiers, le vert tendre des jeunes hêtres dans la forêt, et un voyageur fatigué, mais joyeux, s’arrêtant au sommet du plateau et annonçant de loin sa venue par les notes claires d’une mélodie que Thérèse reconnaîtrait bien vite.

« Neuf ou dix mois, pensa Marcel. Presque une année ! Prenons courage, c’est pour elle. Mais j’aurais voulu lui dire au revoir… Si je lui écrivais ! s’écria le jeune homme ; il n’y aurait pas de mal à ça, je suppose. »

C’était une grande entreprise, car Marcel n’était pas, on le pense bien, très ferré en matière épistolaire ; au fait, cette lettre devait être la première de sa vie.

Edgar, qui monta dans l’entr’acte pour voir si le solitaire s’ennuyait trop, lui fournit du papier, une plume et un timbre-poste, auquel Marcel n’aurait pas songé. Il était si plein de son sujet qu’il écrivit d’une traite ce qui suit :

 

« Mademoiselle Thérèse,

» Je sais que je vous ai offensé et qu’à cause de moi vous avez des ennuis. Tout ce que je désire, c’est d’en porter seul la punition ; il n’est pas juste que vous ayez à souffrir pour avoir été trop bonne envers moi. Pardonnez-moi, si c’est possible, et permettez-moi de vous revoir au printemps. Je ne sais trop où je vais, mais jamais je ne cesserai de penser à vous.

» MARCEL AUVERNET. »

 

Puis il plia sa lettre et sortit pour la glisser lui-même dans la première boîte qu’il rencontrerait.

La rue était sombre ; la flamme des réverbères, vacillant au vent, jetait une lumière indécise sur le trottoir. Marcel ne remarqua pas un homme à la démarche souple et glissante, qui allait entrer à l’hôtel au moment où lui-même en sortait, mais qui rétrograda vivement et le suivit. Cet homme était Félix Prenel.

CINQUIÈME PARTIE

LE matin donc, le fermier était revenu seul aux Alisiers ; mais il s’était arrangé à n’y arriver qu’après midi, pour que Thérèse ne s’étonnât pas de l’absence de Marcel au dîner. Il resta aux champs jusqu’à la nuit, dit en rentrant un mot très bref à sa fille, puis monta dans la petite chambre de Marcel pour faire lui-même le rassemblement de ses pauvres hardes. En pliant le gilet noir des grandes occasions, il glissa un écu de cinq francs dans le gousset, moins par bonté que par une sorte de remords ; il n’oublia ni le paroissien, ni la flûte, ni l’acte d’origine de Marcel, fit du tout un gros paquet, descendit pour atteler lui-même le cheval, afin de n’avoir aucune explication à donner, et le lança au grand trot sur la route qu’il avait parcourue le matin. Félix Prenel n’aimait pas les secrets à deux, et d’ailleurs il voulait recevoir de sa main les cent francs stipulés au contrat.

Il arriva donc à l’hôtel après neuf heures. – M. Delalyre, lui dit-on, dirigeait son concert et ne pouvait quitter la salle pour le moment. Si monsieur voulait entrer ?...

Il ne répondit qu’en tournant le dos et s’en alla d’assez mauvaise humeur. Il battit le pavé pendant un quart d’heure, tenant toujours son gros paquet sous le bras ; puis il remonta le perron de l’hôtel et allait entrer, lorsque Marcel Auvernet sortit.

« Où donc va-t-il si tard ? » se demanda Félix Prenel en le suivant avec toutes sortes de précautions.

Il n’eut pas à aller bien loin.

« Tiens ! c’est un poulet ! se dit-il en voyant le jeune homme glisser sa missive dans la boîte aux lettres. À qui peut-il bien écrire ? Il n’aurait pas l’audace de faire des adieux à Thérèse, ce garnement ! En tout cas, je surveillerai le facteur. Ma fille n’aura pas de correspondance clandestine. Ouais ! que de complications et d’histoires ! il faut bien espérer que nous touchons au dernier chapitre ! »

Quand Marcel fut hors de vue, le fermier revint à l’hôtel, réussit cette fois-ci à attraper au vol le directeur affairé, puis, après avoir reçu son argent et remis au portier le paquet de vêtements, il se hâta de partir.

« N-i, ni, l’échelle est tirée, » pensa-t-il.

Le lendemain matin, Thérèse vint à son père d’un air très grave.

— Qu’est-ce à dire ? fit-elle. Marcel n’est pas rentré de toute la nuit, à ce que prétend Alphonse.

— Cela ne m’étonne pas trop, ma fille.

— Vous savez donc où il est ?

— Il voyage pour son agrément.

Et le fermier tourna sur ses talons en sifflotant.

Mais Thérèse s’élança pour l’empêcher de sortir.

— Qu’avez-vous fait de Marcel ? s’écria-t-elle.

— Je n’en ai rien fait du tout. Fi donc ! tu ressembles à une poule en colère ! Il a trouvé bon, et c’était sage, de nous priver pour quelque temps de sa précieuse compagnie ; il va voyager de son état, faire son tour de France, ou de Suisse, ou de tout ce qu’on voudra.

— Mon père, insista Thérèse d’un ton plus calme, je vous en prie, répondez-moi tout droit. Où est Marcel ? quand est-ce qu’il reviendra ?

— Il m’est impossible de te dire où il se trouve en cette minute ; dans un wagon de chemin de fer, je suppose ; je ne suis pas curieux, moi : je n’ai pas demandé à voir la feuille de route. Quand il reviendra ? Aussitôt que tu seras mariée, ma belle.

Le rouge de l’indignation montait aux joues de Thérèse.

— Pour qui me prenez-vous, mon père, que vous ayez jugé nécessaire d’éloigner ce garçon ?

— Pour une fille un peu folle, qui devrait être trop heureuse d’avoir un père plus sage qu’elle.

Le cœur de Thérèse se gonflait : ses yeux se remplissaient de larmes, mais elle ne voulait pas pleurer. Si elle n’eût écouté que sa fierté, elle fût sortie sans ajouter une parole, mais elle se fit humble pour apprendre quelque chose de plus.

— Dites-moi au moins ce qu’il va faire, et à quelle sorte de gens vous l’avez laissé.

— Est-ce un enfant, ce grand Marcel qui a la tête et les épaules de plus que moi ! Il se débrouillera dans le vaste monde, comme tant d’autres l’ont fait avant lui. Il est en bonnes mains, sois sans crainte, et dans une société plus huppée que la nôtre, parbleu ! C’est un directeur de musique qui l’a pris avec lui, un homme qui donne des concerts, comprends-tu ? bien instruit et qui parle à fil avec des mots longs comme mon bras.

— Est-ce un honnête homme ?

— Je crois bien ! Il m’a payé comptant…

Ici le fermier s’arrêta, s’apercevant qu’il venait de commettre une bévue.

— Ah ? très bien ! dit lentement Thérèse. Comme ça, vous avez vendu Marcel ?

Elle n’ajouta pas un mot et s’en alla. Toute sa violence était tombée ; mais dans la solitude de sa petite chambre, elle pleura, pleura comme si son cœur se fendait.

Au bout d’une heure, Alvine, ne voyant pas descendre sa maîtresse, se hasarda à monter doucement l’escalier.

— Entre, cria Thérèse à qui vint une pensée subite. Écoute, dit-elle en tournant vers la servante consternée son beau visage baigné de larmes, c’est très mal ce que je vais te faire faire, mais on se défend comme on peut. Mon père a laissé hier Marcel là-bas ; je ne puis savoir où il est maintenant. Va, cours, informe-toi, demande partout un directeur de musique, un homme qui donne des concerts : il ne doit pas y en avoir là par douzaines. Quand tu l’auras découvert, parle à Marcel, et dis-lui qu’il ne s’inquiète pas, que je trouverai moyen de le faire revenir, car je l’aime bien. Sais-tu pourquoi je t’y envoie au lieu d’aller moi-même ? Parce que je ne saurais comment lui dire cela. Va maintenant.

Alvine partit, pour complaire à sa maîtresse. Avec bien de la peine, en se faisant rire au nez plus d’une fois par les passants auxquels elle demandait un directeur de musique dont elle ne connaissait pas même le nom, elle finit par apprendre qu’une troupe d’artistes en passage avait logé la veille dans un hôtel qu’on lui indiqua. Elle y courut et apprit que ceux qu’elle cherchait étaient partis par le premier train du matin. On ignorait leur destination.

Thérèse ne dit rien en recevant cette nouvelle désappointante ; elle espérait vaguement que Marcel trouverait moyen de lui faire savoir quelque chose. Mais Félix Prenel y avait mis bon ordre.

« Une lettre expédiée de là-bas hier au soir doit arriver ici vers midi, » calcula-t-il.

À cette heure-là, il descendit au petit bureau de poste du village, et attendit l’arrivée de la voiture qui faisait le service des messageries.

— Quelque chose pour moi ? demanda-t-il tandis que le buraliste ouvrait le sac de cuir contenant les dépêches.

— Non, mais une lettre pour Mlle Thérèse.

— Ça revient au même. Donnez-la-moi. Quelle chance que je me sois trouvé ici pour épargner une course à votre facteur !

Chemin faisant, il déchira l’enveloppe.

« C’est court et bon, se dit-il en parcourant des yeux les quelques lignes où Marcel avait mis tout son cœur. Tiens ! ma pipe qui vient de s’éteindre !

Et tortillant le papier, il s’en servit pour rallumer son affreux brûlot.

Ce fut une triste journée, et la première d’une longue série de journées semblables. Thérèse, pâle et froide, ne disait rien ; elle évitait son père, car elle se sentait incapable de lui parler d’un ton indifférent. Lui-même n’était pas tout à fait à l’aise en sa présence. Le mot de sa fille : Vous l’avez donc vendu ? lui résonnait encore aux oreilles d’une façon désagréable.

Avec cela, il avait d’autres ennuis. Tout le pays connaissait Marcel ; on avait besoin de lui pour les bals des fenaisons, et il ne se passait pas de jour sans que quelque députation vînt le quérir.

— Laissez-moi tranquille ! disait le fermier impatienté. Je ne suis plus son maître, il est parti.

— Parti ! mais comment ? mais pourquoi ? il fallait le retenir !

Et les commentaires d’aller leur train. Félix Prenel n’avait pas prévu cela. Quand Marcel demeurait aux Alisiers, on avait jasé. Maintenant qu’il n’y était plus, on jasait bien davantage.

— Et puis, savez-vous ? Thérèse y a mis son cœur, à ce qu’il paraît : elle maigrit, la pauvre fille ; elle n’est plus à moitié aussi jolie qu’elle était.

— Mais pourquoi Marcel a-t-il parti, le nigaud ? c’était le moment de rester, non pas !

— Oh ! mais celui des Alisiers l’a fait disparaître tout tranquillement : ni vu ni connu ; un beau matin, ce pauvre Marcel a été comme enfoncé dans le trou noir. On n’en a plus eu de nouvelles. Toutes les filles du pays sont furieuses d’avoir perdu leur beau musicien.

— Pour beau, c’est vrai qu’il l’était ; et du talent jusqu’au bout des ongles, ce garçon qu’on avait cru quasiment idiot pendant je ne sais combien d’années. Comme on se trompe ! Le total de tout ça, c’est que Félix Prenel est un vieux scélérat.

Sur ce point, tout le pays, en blouse ou en jupon, était unanime.

La fin de juillet, août avec ses moissons, le clair et lumineux septembre, le roi des mois aux montagnes, s’écoulèrent lentement, péniblement, pour le maître et la maîtresse des Alisiers. Une tension constante régnait dans leurs rapports journaliers. Thérèse s’observait ; il ne lui échappait aucune parole violente ou irrespectueuse ; elle était triste, voilà tout.

Elle s’inquiétait pour Marcel. Une anxiété constante la consumait. L’incertitude, la pire de toutes les épreuves, ne laissait ni trêve ni repos à son esprit.

« Peut-être est-il malade ? pensait-elle. La campagne doit lui manquer. Je suis sûre qu’il souffre du mal du pays, le soir, quand il est tout seul. A-t-il seulement quelqu’un qui écoute sa belle musique et qui la comprenne comme je la comprenais, moi ? »

Félix Prenel devinait à moitié ce qui se passait dans le cœur de sa fille. Il eût donné quelque chose pour pouvoir lui dire un beau matin : « Ton Marcel se porte bien ; j’ai reçu de ses nouvelles. Le proverbe dit pourtant : Loin des yeux, loin du cœur. Ah çà ! ils ne sont donc pas toujours vrais, les proverbes ? »

Il y avait dans la commune deux personnes à qui la soudaine disparition de Marcel avait causé au contraire un ineffable soulagement : Alphonse le maître valet et Léon Thonin.

Pour le premier c’était simplement une satisfaction bête : il avait pris Marcel sur sa corne et se réjouissait de lui avoir fait vider la place, comme il disait d’un ton important. Mais Léon Thonin était débarrassé d’un rival. Et la meilleure preuve de la considération que Marcel avait acquise dans le pays était cette mise en parallèle avec le hardi contrebandier.

« Gare en octobre ! pensait celui-ci. Je ferai jouer toutes mes batteries, et qui sait si Thérèse ne me prendra pas de colère, maintenant que son beau Marcel l’a plantée là. Elle ne peut pourtant pas coiffer sainte Catherine. »

Le fermier se disait la même chose ; seulement ce n’était pas en Léon qu’il voyait le consolateur de Thérèse.

« Il est temps que je la marie, pensait-il par un beau soir de septembre tout en achevant son souper au bout de la longue table. Elle n’a pas bonne mine ; sa figure et ses mains sont comme de la cire. Autrefois elle venait s’asseoir à côté de moi à cette heure-ci, quand elle avait fini son ouvrage, et nous avions un bon petit bout de causette à nous deux. » – Thérèse !

La jeune fille tressaillit.

— Quoi, père ?

— Mets ton chapeau, veux-tu ? et tu viendras avec moi au Bout de Bise pour voir à quoi en est le regain. Je n’y ai pas été de toute la semaine.

— Oui, père.

« On ne peut pas dire qu’elle boude, pensait le fermier, c’est autre chose. »

Il savait bien ce que c’était.

Tous deux montèrent silencieusement le sentier qui tournait le plateau. La soirée était belle et sereine. De petits nuages rosés couraient dans le ciel plein d’une lumière opaline. Les fumées du village montaient en lentes spirales ; dans les chemins verts, des enfants riaient en poursuivant les chèvres indociles qui ne voulaient pas rentrer au logis ; le sommet des pentes était encore doré par un dernier rayon qui s’évanouissait doucement. Le calme et le repos étaient partout sauf dans le cœur de Thérèse. Et celui de son père, était-il tout à fait tranquille ?

La jeune fille détournait la tête : elle pensait à une soirée de mai, paisible comme celle-ci, où elle avait écouté pour la première fois une musique étrange qui n’était pas faite de sons seulement, mais d’âme et de poésie. Et elle se demandait pourquoi elle n’avait pas su dès ce soir-là que ce n’était pas la musique seulement qu’elle aimait.

— Thérèse ! dit son père en lui prenant la main.

Elle fit un mouvement comme pour la retirer, mais elle n’osa.

— Depuis quelque temps tu es toute triste et changée, ma fille. Sais-tu de quoi tu as besoin ? d’une petite diversion. Je te répète ce que je t’ai déjà dit : il faut te marier.

Il appelait cela une petite diversion. Thérèse ne put s’empêcher de sourire.

— Vois-tu ! rien que l’idée t’en fait déjà plaisir, poursuivit Félix Prenel. J’ai un parti magnifique à t’offrir. Tu sais le fils à…

— Père, interrompit Thérèse en s’arrêtant, c’est inutile. Si je vous disais que je ne tiens pas à me marier, ce ne serait pas vrai. J’aime mieux me marier que de rester fille. Mais si je dois changer de nom, je veux m’appeler…, savez-vous comment ?

— Ne le dis pas ! s’écria son père. Je n’ai pas besoin de le savoir.

Il lui semblait presque que le vœu de sa fille, une fois exprimé à haute voix, deviendrait fatalement une réalité.

— Je veux m’appeler Thérèse Auvernet ; j’aime Marcel ; j’en suis sûre maintenant.

— Tu es folle, dit-il.

Mais il n’argumenta point ; ce n’était pas dans ses habitudes. Et tous deux redescendirent aussi silencieusement qu’ils étaient montés, sans avoir jeté un seul coup d’œil sur les regains qui étaient le but de leur promenade.

Cependant le moment était venu pour Léon Thonin de faire jouer ses batteries, comme il se l’était promis. On était au commencement d’octobre. Félix Prenel allait organiser la campagne d’automne, c’est-à-dire une série d’expéditions qui devaient transporter en contrebande de l’autre côté de la frontière toutes les pièces de fromage entassées dans ses vastes caves.

Le ban et l’arrière-ban des « sauterelles » avaient été convoqués, sous différents prétextes, à se rendre un certain jeudi soir aux Alisiers. Le jeudi matin, Léon Thonin arriva.

— Quel zèle ! s’écria le fermier occupé à toiser le mur de sa cour auquel on devait faire des réparations. Tu es un oiseau matinal aujourd’hui. N’importe ; on te salue. Entre et demande un verre de vin.

— J’ai à vous parler d’abord, répondit le contrebandier.

Il faut lui reconnaître une qualité, c’est qu’il allait en général droit à son but.

— Parle.

— Il y a longtemps que vous me tenez le bec dans l’eau, patron ; ça n’est pas agréable. J’ai vingt-cinq ans, je songe à m’établir, et sans vous mâcher la chose davantage, vous savez que j’aime Mlle Thérèse depuis longtemps. Voulez-vous me l’accorder ?

Il y eut un moment de silence. Félix Prenel était pris au dépourvu par une question aussi catégorique et qu’il n’y avait pas moyen d’éluder.

— Tu vous mets le couteau sur la gorge, dit-il en s’efforçant de rire.

— Tout juste. Voulez-vous ? ne voulez-vous pas ? C’est ainsi que je comprends les affaires, moi.

— Eh bien, mon garçon, on y réfléchira.

— Pas trop longtemps, s’il vous plaît. Du moment où je ne vous conviendrais pas comme gendre, vous pourrez aussi chercher quelqu’un pour entreprendre le reste, la « passe, » les nuits à la belle étoile et tout le trafic.

Cette fois c’était dépasser le but. Félix Prenel se redressa.

— Si tu le prends sur ce ton, mon beau gars, tu n’attendras pas ta réponse jusqu’à demain. C’est un gendre un peu trop arrogant que j’aurais là, en vérité. Et je n’ai pas encore l’intention de me laisser mettre hors de chez moi, avec ta permission. Quant à la « passe, » j’ai aussi fait ce métier-là dans le temps, et je m’y remettrai aussitôt qu’il le faudra. Sur ce, bonne chance, mon ami.

— Vous vous en repentirez, dit Léon Thonin en s’en allant.

Le paysan était furieux et passablement embarrassé aussi, car en Léon il perdait son bras droit. Mais le contrebandier avait décidément mis ses services à un trop haut prix.

— Lui donner ma fille, à lui ? disait le maître des Alisiers. Un joli ménage que ça ferait, ma foi ! J’aimerais mieux payer les droits à la douane, s’il faut en venir là. »

Le soir donc, à la nuit tombante, on vit arriver un à un, et par des sentiers différents, neuf ou dix robustes gaillards que Félix Prenel lui-même fit entrer dans la grande cuisine. Les domestiques avaient été congédiés, Thérèse était montée dans sa chambre. Cependant, comme les murs ont souvent des oreilles, on chuchotait d’un ton mystérieux.

— C’est donc à bientôt, la prochaine ?

— Aussitôt qu’on pourra.

— Combien donnerez-vous, patron ?

— Vingt sous par homme de plus qu’à l’ordinaire, comme tout a renchéri.

— Merci, patron. Vous en aurez pour votre argent, n’ayez crainte. (Nous augmenter sans qu’on le lui demande, ça n’est pas naturel, pensait-on.)

— Fixons le jour, dit le fermier.

— Ah ! mais il faut attendre Léon ; sans lui on ne décide rien.

— Léon ne viendra pas, mes braves. J’aime autant vous le dire tout de suite, bien que j’en aie honte pour lui. Il nous lâche, il caponne.

— Pas vrai ! s’écria-t-on.

— Très vrai, au contraire. Il se range. Il lui est venu des scrupules, il veut faire son salut.

— Est-ce que M. le curé aurait passé par là ?

— Sais pas. Grand bien lui fasse, mais ne perdons pas notre temps. Qui est disposé à prendre sa place ?

Silence général.

— Ne répondez pas tous à la fois ! s’écria le paysan d’une voix moqueuse.

— Ma foi, ce n’est pas une plaisanterie que d’avoir la direction. Léon avait bon pied et bonne tête aussi : il connaissait toutes sortes de trucs. Jamais il ne restait « cotte. » Du courage, on en a assez. Soldats, tant que vous voudrez ; mais général, c’est une autre affaire.

— Très bien, dit Félix Prenel. Moi aussi, j’avais bon pied et bonne tête dans le temps. On verra s’il en reste quelque chose.

À cette déclaration, chacun se regarda. Si le patron prenait la chose sous sa propre responsabilité, il n’y avait rien à dire. Mais on secouait la tête et l’on pensait : « Ça ne réussira pas. Il n’est plus assez jeune, et puis il ne connaît pas les trucs. »

Cependant on fixa le jour ou plutôt la nuit, l’heure et tous les détails de l’expédition. Pour réchauffer l’enthousiasme de l’assemblée, Félix Prenel alla chercher lui-même quelques bouteilles de vieux Bourgogne qu’il gardait en vue d’occasions semblables. On but, on rit, on joua aux cartes et l’on se sépara assez tard.

— Après tout, se disait-on en sortant, le vieux nous fera peut-être marcher à la gloire. Mais si Léon se range, le diable sera bientôt capucin. Il y a du mic-mac là-dessous. »

Pendant ce temps, Marcel voyageait. Ses pérégrinations ne le conduisirent pas jusqu’à Pétersbourg toutefois. La célèbre troupe l’Harmonieuse honora de sa visite la plupart des villes de la Suisse romande, puis revint sur ses pas avec l’intention de passer à Besançon au commencement de l’hiver.

Le ténor Bartoldi et Marcel étaient les principaux personnages de la bande. Le premier avait une voix remarquable qui, avec un peu plus d’étude, eût été applaudie à l’Opéra. Mais il était indolent et ne se souciait pas de la gloire qui l’eût dérangé dans ses habitudes. S’il était en veine, il chantait bien ; autrement, tant pis pour le public. « On n’avait jamais vu un talent plus journalier, comme disait Amédée Delalyre en soupirant. Vous assurez qu’il est difficile de mener un troupeau de chèvres ? eh bien ! venez diriger une troupe de musiciens et vous m’en direz des nouvelles ! »

Quant à Marcel, il travaillait ferme. Fatigué de toujours rabâcher les mêmes quadrilles et les mêmes ouvertures, il supplia le directeur de varier un peu son répertoire.

— On vous donnera des solos, ambitieux jeune homme, s’écria Amédée Delalyre enchanté. Les autres membres du quatuor ne peuvent plus vous suivre. Vous avez pris un tel essor ces derniers temps !

Bientôt les solos de flûte et les duos pour flûte et piano furent la « great attraction » du programme. La chronique musicale d’un journal très répandu parla en termes flatteurs de ce jeune et modeste talent que l’on comparait à un grillon caché dans l’herbe. Chacun voulut l’entendre, et le premier coup de cloche une fois donné, la grande sonnerie des louanges éclata de toutes parts. Le niveau des concerts Delalyre s’éleva sensiblement. L’auditoire de Marcel, qui avait été d’abord le public bruyant et peu esthétique des cafés chantants, se composa bientôt de la meilleure société.

« Quand la saison des soirées sera venue, pensait le directeur, les salons s’arracheront notre jeune artiste. »

Ce changement de sphère avait été un inexprimable soulagement pour Marcel. Jouer au milieu du bruit des verres, des interpellations et des plaisanteries qui sentent le vin lui était un supplice. Cela lui semblait une profanation de son art.

Mais de toute l’affaire, ce qui l’humiliait plus profondément encore était la collecte. Il fallait passer au milieu des tables en ayant à son bras la Ravissante Andalouse qui, en corset de velours et jupon… espagnol, pour ne rien dire de plus, présentait à chacun sa sébile et remerciait d’un séduisant sourire. C’était toujours à Marcel qu’elle octroyait le privilège de l’accompagner dans sa ronde ; il eût cédé cet honneur à très bas prix. Mlle Fiorella lui témoignait certainement une préférence flatteuse, sans doute parce qu’il ne lui en marquait guère.

Chacun du reste était aimable pour lui. Il était l’étoile du moment ; vienne l’hiver, et il pouvait faire la fortune de toute la troupe. Déjà les recettes étaient comparativement brillantes, depuis que les concerts de casino à places payées avaient remplacé les soirées entrée libre. Mlle Fiorella avait abandonné la jupe à mille plis pour des toilettes de ville qu’elle portait avec la grâce née d’une Parisienne. Elle vocalisait beaucoup pour se mettre à la hauteur de sa position sociale, et certains duos célèbres pour ténor et soprano enrichirent le répertoire, cette propriété commune où chacun apporte son écot comme dans un pique-nique.

En somme, Marcel n’était pas trop malheureux. Mais parfois, au milieu d’un concert, il se demandait si c’était bien lui qui se tenait là sur l’estrade, prêt à saluer un élégant public ; car on lui avait appris à saluer, à porter un frac avec aisance. Le directeur voulait même lui enseigner à rejeter en arrière une mèche de cheveux par un mouvement de la tête qui est le geste de tous les grands artistes, disait-il ; mais, sur ce point, le jeune homme s’était montré rebelle. Il lui prenait des envies folles de s’échapper, de courir jusqu’à ce qu’il rencontrât une forêt. Puis il pensait : « Que de choses j’aurai à lui raconter au printemps ! » et il prenait patience.

Il aimait ses compagnons, tout en les trouvant étonnants parfois ; il se sentait utile à toute la troupe. Amédée Delalyre ne noircissait plus les coutures des habits de ses fils ; on en avait acheté de neufs. Edgar se portait beaucoup mieux depuis qu’il avait échangé ses fonctions de flûtiste contre celles de régisseur ; il toussait moins et sa mélancolie s’était éclaircie d’une teinte.

Marcel aussi n’était pas sans tirer quelques avantages de sa nouvelle vie : d’abord, son talent s’était développé. Le jeune musicien avait échangé sa manière par trop rustique contre une exécution plus savante. Deux mois d’études systématiques avaient assoupli son doigter ; il avait déchiffré une quantité prodigieuse de musique ; son directeur lui avait promis des leçons d’harmonie. À Genève, Marcel avait été à l’opéra. Dans une autre ville, il entendit Rubinstein ; son goût se formait, sans pourtant que son originalité musicale s’altérât en rien. Une seule chose lui manquait pour devenir un artiste célèbre : l’ambition.

« Il n’en a pas un grain, soupirait Amédée Delalyre. Bien au contraire, il aspire à descendre, comme dit le poète. Vous verrez qu’un beau jour il nous plantera là pour retourner à son chaume natal. »

Chaume ou non, Marcel ne pensait en effet qu’aux Alisiers, et la prophétie du directeur ne devait pas tarder à s’accomplir.

Faisant sa ronde de ville en ville et revenant du côté de la frontière française, la petite troupe finit par se retrouver presque à son point de départ. Elle ne fit que passer dans la ville où Marcel s’était engagé, et y loua deux voitures pour se rendre à une campagne, assez éloignée, dont le propriétaire voulait donner à ses hôtes le plaisir d’une sérénade.

On était aux premiers jours d’octobre. La saison était belle encore et les nuits tièdes. De la grande terrasse qui s’étendait devant la maison, on dominait un vaste paysage, le plus riant qui se puisse voir au soleil du matin, ou quand la rouge lumière du couchant l’éclaire, mais mystérieux à la clarté des étoiles et comme baigné dans une transparence bleuâtre. Tout au fond brillaient vaguement les sinuosités de la rivière, et sur ses bords tremblotaient les petites lumières des hameaux. On pouvait distinguer les toits du village le plus voisin et la flèche élancée de son bijou d’église. De tous côtés se dressaient les montagnes, noires, imposantes, formant un cadre sévère à ce tableau nocturne.

Tout à coup, tandis que la société se promenait sur la terrasse, les notes brillantes d’abord, puis doucement rêveuses, d’une sérénade de Beethoven montèrent dans le silence de la nuit. Les musiciens se tenaient cachés derrière un massif de grands arbres ; personne ne les voyait, ils ne voyaient personne et pouvaient se croire seuls au milieu du calme de cette belle nuit. Marcel, tout en jouant, regardait sa montagne, la haute cime boisée qu’il n’avait pas vue depuis trois mois et derrière laquelle dormait la ferme des Alisiers.

« Si je prenais les sentiers, j’y serais en moins de trois heures, pensait-il. Le maître ne serait pas content, je le crains. »

Il n’avait pas perdu l’habitude d’appeler Félix Prenel le maître.

Cependant la montagne exerçait sur lui une sorte de fascination ; il ne pouvait en détacher les yeux. Thérèse était si près, si près ! Il ne la verrait pas sans doute, la soirée était déjà trop avancée, mais il pourrait passer sous sa fenêtre, s’asseoir un instant sur le petit banc du jardin. L’air devait être si frais et si bon là-haut ! Personne n’en saurait rien, et cette échappée lui donnerait du courage pour attendre la fin de son exil. La tentation était trop forte.

Une demi-heure plus tard, Marcel, ayant fini sa partie dans le concert, quittait la terrasse après avoir chuchoté un mot à l’oreille de son indulgent directeur, et montait d’un pied léger vers sa montagne.

La frontière longe la crête de la chaîne. Sur le versant français, Marcel connaissait assez mal les sentiers ; il s’y engagea cependant, montant toujours et gardant la direction du sud-ouest. Une fois arrivé au sommet, il était sûr de s’y retrouver facilement. Onze heures venaient de sonner à un clocher voisin. Marcel s’était arrêté pour compter les coups, et maintenant que la dernière vibration s’était éteinte, un silence profond régnait autour de lui. Il se hâta de reprendre sa marche ; encore dix minutes, et il atteindrait le sommet.

Tout à coup il crut entendre des voix dans le lointain, il lui sembla qu’on avait crié : Arrêtez ! puis que le claquement d’un fouet avait déchiré le silence. Il resta un instant indécis sur ce qu’il devait faire. Un épais fourré de buissons lui barrait le passage ; il écarta les branches et découvrit avec surprise une large charrière qu’il connaissait, mais dont il s’était cru encore éloigné. Les cris qu’il avait entendus se rapprochèrent.

— Arrêtez, contrebandiers du diable !

Un char à échelles parut au haut de la pente, traîné par deux vigoureux chevaux.

« Ma foi ! pensa Marcel, si ce n’est pas la « flèche » des Alisiers, je serais bien trompé. »

L’attelage, arrivé à deux pas du fourré qui abritait le jeune homme, s’arrêta subitement.

— Déchargez, mes gars ! commanda d’une voix contenue un homme assis sur le siège. Nos chevaux n’en peuvent plus. Emportez ce que vous pourrez et cachez-vous dans le bois jusqu’à ce qu’ils aient passé. Nous avons cinq minutes d’avance.

Une demi-douzaine de grands gaillards paraissaient avoir couru après la voiture, car ils étaient tout essoufflés. En un clin d’œil chacun chargea sur ses épaules une lourde pièce de fromage, mais il en restait tout autant.

— Sauvez-vous ! dit le chef de la bande, Félix Prenel en personne. Cachez-vous ! je parie qu’ils seront assez bêtes pour passer tout droit.

En cet instant, il lâcha son fouet qui roula sur la route. Marcel fit un bond, le ramassa et le rendit au paysan.

— C’est moi, maître ! dit-il à voix basse.

— Par exemple !... eh bien ! puisque te voilà, saute sur le char, tu pourras me donner un coup de main.

La halte, en tout, n’avait pas duré deux minutes. Les chevaux, soulagés de la moitié de leur charge, se remirent au galop.

— Nous sommes saufs ! murmura le paysan.

— Pour la troisième fois, arrêtez ou bien on tire !

Ce cri menaçant s’était fait entendre à cinquante pas derrière eux.

— Les douaniers ! les voilà ! eh bien, ma foi non ! je n’arrête pas. Tirez si ça vous amuse.

Et un grand coup de fouet fut sa seule réponse à leur sommation.

Tout à coup, un éclair brilla, une balle siffla dans l’air.

— Baissez-vous ! s’écria Marcel.

Au bout d’un instant il reprit :

— Entendez-vous comme le sabot traîne sous la roue ? Je vais tâcher de le retirer, ça nous retarde.

Mais comme il se penchait pour cela derrière son maître, il chancela, poussa une exclamation et s’affaissa au fond du char.

— Brigands ! murmura le fermier. Il a reçu la seconde balle à ma place, ce pauvre garçon. Marcel !

Et sans lâcher les rênes il lui prit la main.

« Il est évanoui, si ce n’est pis. Ce que j’ai de mieux à faire, c’est de continuer comme ça jusqu’au premier village où je trouverai un docteur. »

En même temps il se penchait vers Marcel et s’efforçait de l’appuyer contre lui, de façon à ce qu’il ne sentît pas trop les cahots.

« Il fait si noir sous ces arbres ! je ne puis pas même voir d’où il saigne. Il avait bien besoin de venir se fourrer ici cette nuit, quand je le croyais en route pour le fond des Russies ! Mais au fait, s’il ne s’était pas trouvé derrière moi, j’aurais bel et bien eu la balle au fin milieu du dos ! »

Un léger frisson le prenait à cette idée.

« Allons ! il faut espérer qu’il en réchappera, et du diantre si je le contrarie encore ! »

Marcel ne faisait aucun mouvement. Il valait mieux pour lui qu’il n’eût pas repris connaissance, car la secousse du char lui eût causé des souffrances insupportables.

Les douaniers étaient distancés depuis longtemps. Ils avaient sans doute renoncé à leur poursuite, ou peut-être battaient-ils le bois, soupçonnant qu’une partie de la caravane pourrait bien y jouer à cache-cache. L’esprit de Félix Prenel était partagé entre son anxiété au sujet de Marcel et les inquiétudes légitimes que lui inspirait le sort de ses fromages.

« Quelle nuit de guignon ! se disait-il. Je n’imagine pas ce qui a pu mettre les gabelous sur nos traces : c’est la première fois que nous prenons cette charrière. Comment ont-ils bien pu en avoir vent ? Pourvu que mes gars aient l’idée de se tenir tranquilles ! C’est égal, il faut faire mon compte d’une demi-douzaine de meules confisquées ou endommagées. Et ce garçon troué à jour qu’il va falloir raccommoder ! Docteur, pharmacien, charpie et je ne sais quoi encore, sans parler des complications que ça nous amènera avec Thérèse ! Si ce n’était qu’il a reçu la balle à ma place, je le gronderais solidement quand il ouvrira les yeux. »

Quelques minutes plus tard, l’attelage suant et haletant arrivait au premier village et s’arrêtait à la porte du docteur. Félix Prenel tira énergiquement la sonnette de nuit.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-on en entr’ouvrant une persienne au rez-de-chaussée.

— Un cas pressant, dépêchez-vous. Et si c’est un effet de votre bonté, vous pourriez me donner un coup de main pour porter le malade dans la maison.

Le docteur parut bientôt lui-même à la porte. Marcel toujours insensible fut soulevé avec précaution par les deux hommes.

— Vous me disiez un malade, fit le médecin en fronçant le sourcil ; c’est un blessé que vous m’amenez.

— Une petite affaire de contrebande, monsieur le docteur, je vous expliquerai ça.

Marcel fut déshabillé, étendu sur un sofa, puis le docteur examina la blessure.

— Est-ce grave ? demanda Félix Prenel avec anxiété.

— Ce n’est pas mortel, à moins que la fièvre ne s’en mêle. Voyez, la balle est entrée dans le dos juste au-dessus de l’omoplate ; deux pouces plus loin à gauche, elle eût rencontré la colonne vertébrale et c’était fini. Avant que notre patient ait repris connaissance, je tâcherai d’extraire le projectile. Vous me tendrez les instruments.

Au premier attouchement, Marcel tressaillit.

— Ne bougez pas, dit le docteur, ce sera fait tout à l’heure. Vous avez perdu trop de sang, mon pauvre garçon, pour qu’il soit prudent de vous chloroformer. D’ailleurs la balle n’est pas entrée profondément.

Marcel, à qui la sensation aiguë de l’acier pénétrant dans les chairs avait fait reprendre connaissance, mordit, pour ne pas crier, le coussin sur lequel on lui avait appuyé la tête ; mais il était si faible qu’il s’évanouit de nouveau avant la fin de l’opération.

— La voilà ! dit enfin le docteur en tendant la balle à Félix Prenel. Gardez-la pour lui ; il y a des gens qui tiennent à ce genre de souvenirs.

Le fermier se sentait tout « chose ». En regardant ce pauvre garçon pâle et sanglant, il ne pouvait s’empêcher de penser : « C’est tout de même moi qui devrais être là. Mais nous soignerons si bien Marcel qu’il ne pourra faire autrement que d’en réchapper, à moins qu’il n’y mette de l’entêtement. » – Comme ça, monsieur le docteur, nous allons nous rembarquer.

— Avez-vous à aller loin ?

— Trois heures, si les chevaux prennent le pas.

— Il n’est pas question de char pour un blessé qui sent toutes les secousses. Je vous procurerai une civière. Trouvez quatre gaillards qui se relayeront en chemin, et je vous permettrai de partir à la fraîcheur du matin.

C’est ce qu’on fit. À la première lueur de l’aube le petit cortège se mit en marche ; le docteur promit de monter aux Alisiers avant le soir, pour procéder au second pansement.

Marcel, pâle et épuisé, ne faisait pas un mouvement sur la civière où on l’avait étendu ; mais sa pensée prenait les devants et cherchait Thérèse.

Au moment où l’on sortait du village pour s’engager dans le chemin rocailleux qui prend la montagne en écharpe, un homme s’avança vivement à la rencontre de la petite troupe.

— Patron ! dit-il à voix basse en accostant Félix Prenel.

Celui-ci reconnut, à la lumière grise du matin, un des gars de la bande.

— Tout est en règle, sauf qu’une des meules a roulé au fond de la carrière. Les autres sont chez le marchand à l’heure qu’il est. Mais savez-vous qui nous a vendus ? C’est cette canaille de Léon.

Félix Prenel fit un soubresaut.

— Nous avons rencontré Simon au bord du Doubs. Il est au courant, on ne se gêne pas devant lui. « Hé ! qu’il nous fait, vous l’avez échappé belle ! Voilà ce que c’est que les faux frères. J’ai rencontré ce matin Léon Thonin en grande conférence avec les douaniers. Ma foi ! que je me suis dit, si les loups s’entendent avec les chiens, il y aura quelqu’un de mordu. Tout ce que j’ai entendu, c’est ce mot : La charrière de la pâture à Martin. Mais vous voyez que ça se rencontre juste. »

— Léon ne savait rien de nos plans, dit Félix Prenel doutant encore.

— Ce n’est pas tant sûr. Vous comprenez, quand on a su que vous étiez décidé à mener l’expédition, on est allé lui demander ce qu’il en pensait, et on lui aura lâché un petit mot sur le jour et la route.

— Langues de commères que vous êtes ! s’écria Félix Prenel. Voyez la belle besogne que vous avez faite. C’est Marcel qui en pâtit, le pauvre garçon.

En parlant ainsi, le paysan ne pouvait se défendre d’une certaine émotion, émotion assez égoïste à la vérité, car il songeait moins au danger que courait encore Marcel qu’à celui auquel il avait échappé lui-même.

Le soleil illuminait depuis quelque temps déjà les sommets aigus des sapins quand la petite caravane parvint à une éclaircie de forêt d’où l’on dominait la ferme des Alisiers.

— Je cours en avant pour prévenir Thérèse, dit le fermier.

Il trouva sa fille dans la cour ; elle allait et venait d’un air agité.

— Enfin vous voilà ! s’écria-t-elle. Si vous saviez comme j’étais en peine !

Et dans sa joie, elle se jeta au cou de son père. Cette caresse le prit au dépourvu ; il y avait longtemps qu’il n’avait embrassé sa fille.

« Depuis le jour où Marcel est parti, c’est le premier baiser, et voici que Marcel revient, » se dit-il involontairement.

— Oui, me voilà ! fit-il en prenant le bras de Thérèse et en emmenant la jeune fille à l’autre bout de la cour, afin qu’elle ne vît pas les hommes qui descendaient le sentier, portant la civière. Mais tout ne va pas bien, malgré ça.

— Quoi donc ? vous avez eu du malheur, on a confisqué le char ? Oh ! vous savez, je déteste cette contrebande, vous ne devriez plus vous en mêler.

— On n’a pas confisqué le char, Thérèse, mais quelqu’un a été blessé, quelqu’un que je ne m’attendais guère à ramener chez nous.

Elle ouvrit de grands yeux et pâlit. Son père lut une question dans son regard.

— Oui, c’est lui, c’est Marcel.

— Il est mort ! s’écria-t-elle en se tenant au mur.

— Pas si malade que ça, tout de même ! Nous le soignerons bien…

Elle n’écoutait plus, car les porteurs venaient d’entrer dans la cour. Lentement, faisant violence à son chagrin, elle s’approcha de la civière et se pencha vers le blessé.

— Mon pauvre Marcel !

Il sourit.

— Ça fait du bien de revenir au pays, Mlle Thérèse, dit-il à demi-voix, quand même j’aurais mieux aimé y revenir autrement.

Alvine accourait.

— Est-ce qu’il a été à la guerre ? s’écria-t-elle.

— Chut ! dit Thérèse, il ne faut pas faire de bruit. Va vite préparer un lit dans la chambre du nord qui est fraîche.

On transporta bientôt Marcel dans cette grande pièce tranquille, aux volets à demi clos, et où les armoires à linge répandaient une douce odeur de lavande. Un peu plus tard, Thérèse vint elle-même voir si l’on avait bien pensé à tout, si Marcel avait soif, s’il croyait pouvoir dormir. Il allait la remercier, quand elle lui mit doucement la main sur la bouche.

— Guérissez-vous d’abord, murmura-t-elle. Plus tard, on vous permettra de dire tout ce que vous voudrez.

Il la suivit du regard comme elle s’éloignait.

— Tout ce que je voudrai ! répéta-t-il, et il soupira.

Vers le soir le docteur arriva, comme il l’avait promis. Il fit le pansement, donna quelques prescriptions et recommanda le repos le plus absolu, pour empêcher la fièvre.

— J’espère que vous voilà guéri de la contrebande ? dit-il à Marcel.

Celui-ci se contenta de sourire, mais le fermier se sentit un peu honteux. Ce soir même, il prit une grande résolution.

« Thérèse finira par tout savoir, pensa-t-il ; les confidences iront leur train pendant que ce garçon s’occupera à guérir. Il vaut autant que ma fille le sache de moi. »

Aussitôt donc que les domestiques se furent retirés, il vint s’asseoir à côté de Thérèse, qui effilait du vieux linge en charpie, et il lui fit ce que M. le curé aurait appelé une confession générale : l’engagement de Marcel, la lettre confisquée et brûlée, et les motifs tout au long. Thérèse l’écoutait silencieusement.

— Eh bien ! dit-elle enfin, vous avez réussi à nous rendre malheureux pendant trois mois, c’est tout ; sauf pourtant, fit-elle en se reprenant avec vivacité, que ces « embrouilles » ont amené Marcel sur votre chemin cette nuit, et qu’il vous a empêché d’être tué.

— Tiens ! c’est vrai tout de même. Mais je ne lui dois rien pour ça, Thérèse ; il s’est trouvé derrière moi par hasard et la balle l’a touché, voilà l’histoire.

— Oh ! fi ! dit-elle, si vous ne lui devez rien, moi je lui dois quelque chose, puisqu’il m’a conservé mon père.

— Et comment le payeras-tu ? demanda le fermier avec une certaine émotion.

— Pourrais-je trop le payer pour un si grand service ?

Elle appuya sa tête sur l’épaule de son père avec un geste caressant.

— S’il vous demande votre fille, vous ne la lui refuserez pas ? Laissez-moi tout dire, voulez-vous ? Il nous vaut bien ; n’étiez-vous pas un garçon sans le sou quand vous vous êtes marié ? Vous me l’avez raconté cent fois. Nous resterons ici et nous travaillerons pour vous de tout notre cœur. Un autre gendre emmènerait votre fille. Vous seriez bien embarrassé de conduire ce régiment de servantes, de surveiller la laiterie, et le jardin, et les lessives ! pauvre père !

Thérèse ne put s’empêcher de rire à cette idée.

— Vous n’aviez pas pensé à tout ça. Vous voyez bien que ma place est ici. Êtes-vous pressé de vous débarrasser de moi ? Suis-je une méchante fille ?

— Très méchante, dit-il en s’efforçant de prendre un ton courroucé. Tu n’en as jamais fait qu’à ta tête, et ce sera toujours de même, j’imagine.

— C’est-à-dire que vous consentez ?

— Ah ! minute ! tu ne vas pas te proposer toi-même à ce garçon ?

Thérèse rougit.

— Attends qu’il parle. Sais-tu s’il n’a pas laissé son cœur en voyage ?

Mais Thérèse avait lu dans les yeux de Marcel que s’il avait laissé son cœur quelque part, c’était aux Alisiers.

Félix Prenel lui-même veilla Marcel cette nuit-là. Le malade avait peu de fièvre et dormit pendant quelques heures. Au matin, il ouvrit les yeux en entendant les voix familières des petits bergers qui conduisaient les vaches au regain.

— Ça vaut mieux que de se réveiller dans une ville au bruit de la rue, dit-il.

— Tu n’es donc pas devenu trop monsieur ? demanda le fermier en regardant les habits citadins de Marcel posés sur une chaise. Tu pourrais endosser de nouveau la blouse ?

— Aussitôt que vous voudrez.

— Oh ! ne te presse pas, nous attendrons bien quelques minutes. Tiens-toi donc tranquille ! tu vas déranger l’appareil si tu remues comme ça. C’est Thérèse qui passe dans la cour, la belle affaire ! tu la verras tout à l’heure sans te donner un torticolis.

Marcel s’était soulevé pour suivre du regard une ombre qui venait de glisser derrière les volets entr’ouverts.

Pendant cette journée et celles qui suivirent, Thérèse se multiplia. Elle dirigeait son monde comme à l’ordinaire, ne négligeait aucun détail de sa besogne quotidienne, et trouvait moyen avec cela de songer à mille gâteries pour Marcel. L’après-midi, elle venait s’asseoir près de lui, son ouvrage à la main ; elle ouvrait la fenêtre, pour qu’il jouît de l’air et des bruits des champs ; elle lui apportait des fleurs, et sans causer beaucoup, de peur de le fatiguer, elle le tenait au courant de ce qu’on faisait à la ferme, lui racontait ce qui s’était passé en son absence.

Marcel jouissait silencieusement de ces heures paisibles, et le repos de son esprit fut pour beaucoup dans sa rapide guérison. Au bout de quinze jours, le docteur lui permit de se lever.

On avait écrit à M. Delalyre. Il répondit par une épître pleine de rhétorique un peu rococo et de sympathie réelle, promettant de venir voir « le jeune artiste qui avait failli être fauché dans sa fleur. » Marcel se mit à rire en lisant cette lettre ; il la tendit à Thérèse.

— C’est le meilleur homme du monde ; seulement, il parle toujours comme s’il était le programme. J’espère bien qu’il viendra ; vous aurez du plaisir à faire sa connaissance.

Depuis que le jeune homme était assez fort pour qu’on lui permît la conversation, il avait raconté à Thérèse les principaux incidents de ses trois mois de voyage ; sans qu’il s’étendît sur le chapitre de ses succès, Thérèse devina bien des choses ; elle fut fière de Marcel.

C’était un jour tiède et voilé du milieu d’octobre ; le convalescent était sorti pour la première fois. Appuyé sur le bras de Félix Prenel, il avait fait quelques pas dans le sentier. Il regardait autour de lui la vaste prairie, le petit plateau vert bordé de coudriers, la forêt où il espérait pouvoir monter bientôt, et il se sentait heureux de vivre.

Le fermier, lui aussi, éprouvait quelque émotion. Pendant ces quinze derniers jours, il avait passé par bien des transes, épiant l’état du malade avec autant d’anxiété que Thérèse. La patience du jeune homme, sa gratitude pour les soins qu’on lui rendait avaient remué le cœur du vieux paysan.

« Marcel a beaucoup de bon, après tout, s’était-il dit en manière de conclusion. S’il me demande Thérèse, je ne réponds pas de moi. »

Tandis que tous deux se promenaient ainsi, lentement et sans rien dire, Alvine accourut en levant les bras avec de grands gestes.

— Il y a là deux messieurs qui sont venus pour vous voir, s’écria-t-elle tout essoufflée. Des amis de Marcel, et qui sont bien gentils, ma foi, surtout le plus vieux. Il nous faudra une fricassée de poulets pour le dîner, maître.

Et elle repartit comme elle était venue, prête à immoler sa basse-cour à ce vieux monsieur si poli qui l’avait appelée ma jolie fille.

— Ah ! mon cher Marcel ! quel plaisir de vous voir sur pied ! s’écria Amédée Delalyre qui, avec son fils Edgar, s’avançait dans le sentier à la rencontre du jeune homme. Vous êtes pâle et aussi intéressant que possible. Nous sommes accourus ici pour ainsi dire entre deux mesures ; nous ne nous arrêterons que la longueur d’un point d’orgue, le temps de vous dire que vous nous manquez horriblement !

— Je comprends maintenant, dit Edgar à demi-voix en prenant le bras de Marcel ; nous avons vu la jeune personne. Elle est belle comme une princesse, ma parole !

Une légère rougeur monta aux joues pâles de Marcel.

— Il n’y a rien à comprendre du tout, fit-il vivement.

— Vrai ? eh bien, c’est dommage !

— Mais ce pays est charmant ! s’écriait le directeur. C’est d’un pittoresque ! Ces sapins noirs, ça fait frémir. En hiver, ce doit être une solitude à y périr d’ennui, pour dire toute ma pensée ; à moins qu’on ne soit poète pour faire rimer frimas avec verglas. À moins aussi qu’on ne jouisse de la société de mademoiselle, ajouta-t-il galamment en se tournant vers Thérèse qui venait de rejoindre la société.

La jeune fille portait une robe de mérinos bleu dont le corsage correctement ajusté dessinait sa taille souple. Ses cheveux brillants étaient simplement relevés par un peigne d’écaille, coiffure qui s’accordait fort bien avec sa beauté sévère.

« Des mains soignées, le pied étroit, la tournure aisée, quelle belle fille ! pensait le directeur. Marcel a beau dire, ils s’entendent très bien tous deux. Rien qu’en se regardant ils se comprennent. Tant mieux pour lui, tant pis pour nous, car Mlle Thérèse nous l’enlèvera. Depuis Orphée, la beauté a toujours été en piège aux musiciens. »

— Venez vous rafraîchir un peu en attendant le dîner, messieurs, dit la jeune fille. Vous avez fait une longue course ce matin.

On s’assit à l’ombre dans le petit jardin. Après avoir bu à la convalescence de Marcel, on causa. Le directeur parla avec enthousiasme du talent et des succès de « son jeune ami, » qui fera fureur l’hiver prochain, s’il le veut seulement, disait-il.

Cette brillante perspective ne semblait pas sourire le moins du monde à Marcel.

— Quand serez-vous assez fort pour nous rejoindre ?

— On n’est jamais assez fort pour rompre de doux liens, Marcel, lui souffla Edgar en style de madrigal. À votre place, je serais heureux de rester ici, on y est bien.

Marcel fixait sur le fermier un regard interrogateur.

— Eh bien ! parle, dit Félix Prenel en homme qui prend son parti. J’ai entendu Thérèse te promettre qu’après ta guérison tu pourrais dire tout ce que tu voudrais.

— Non, répondit Marcel d’une voix basse mais ferme ; j’ai eu le temps d’y réfléchir dernièrement. Je ne peux plus rester aux Alisiers… parce que j’aime Thérèse.

Il dit cela d’un accent si profond qu’il se fit un grand silence.

— Si c’est une façon de parler ! s’écria l’impétueux directeur en se levant d’un bond. Je pensais bien qu’il gâterait toute l’affaire. Laissez-moi dire, Marcel. Je suis votre père adoptif, votre père musical. Monsieur, faites-nous l’honneur d’accorder à Marcel la main de mademoiselle votre fille.

— Que Thérèse réponde, dit le fermier, je ne prends pas sur moi la responsabilité de ces folies-là.

Thérèse et Marcel s’étaient levés en même temps. Il lui tendit la main, elle y mit la sienne, et ils furent fiancés ainsi.

— Bravo ! s’écria Amédée Delalyre qui trouvait la cérémonie par trop silencieuse. Ce dénouement démolit notre quatuor, mais j’applaudis quand même.

En cet instant, Alvine parut à la porte du jardin.

— Le dîner est prêt, mademoiselle Thérèse.

Pour toute réponse, la jeune fille lui sauta au cou.

— Que tu sois la première à qui j’annonce mes fiançailles ! s’écria-t-elle.

Les yeux d’Alvine s’ouvrirent démesurément.

— C’est donc en règle ? dit-elle. Eh bien ! voilà la première chose raisonnable qu’on ait faite ici depuis longtemps.

Chacun se mit à rire et l’on entra dans la maison.

Les fiancés étaient restés en arrière.

— Je puis bien vous le dire maintenant, murmura Thérèse en prenant le bras du jeune homme. Ces trois mois sans vous ont été les plus tristes de ma vie. Mais c’est vous qui avez le plus souffert de nous deux, mon pauvre Marcel !

— Chut ! dit-il en se penchant vers elle. C’est un mot que je ne veux pas entendre. Il n’y a plus de pauvre Marcel.

 


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en septembre 2019.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Monique, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : T. Combe, Pauvre Marcel, Nouvelle, Lausanne, Georges Bridel, s. d. [1882]. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Entre-jour et nuages jurassiens, a été prise par Anne Van de Perre, le 14.02.2013.

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