T. Combe
LES YEUX CLOS
Simple histoire
Trilogie de guerre, vol. 1
1918
bibliothèque numérique romande
Table des matières
CHAPITRE PREMIER Pierre arrive
CHAPITRE IV Pourquoi obscurcir le soleil ?
CHAPITRE V Mademoiselle Lucette arrive
CHAPITRE VI Enfant gâtée, mais du cœur
CHAPITRE VII Une longue conversation
CHAPITRE VIII Lucette veut être un copain
CHAPITRE IX La terrible aventure
CHAPITRE X Suite de la terrible aventure
CHAPITRE XI Fin de la terrible aventure
CHAPITRE XII On informe les parents
CHAPITRE XIII Monsieur Martin arrive !
CHAPITRE XIV La villa des Rosiers
CHAPITRE XV La petite reine chez elle
CHAPITRE XVII Le jour de gloire est arrivé !
CHAPITRE XVIII Le bouquet blanc
CHAPITRE XIX Le plus court de tous
M. et Mme Lebrou lisaient ensemble une lettre et se regardaient d’un air un peu consterné. La lettre, timbrée de Paris, avait été ouverte par l’autorité militaire, mais ne contenait assurément rien de compromettant pour la défense nationale. Elle avait été écrite par une infirmière à l’insu du principal intéressé, qui était le neveu de Mme Lebrou.
Celle-ci avait eu une sœur plus âgée de dix ans, qui avait épousé un Français, tandis que la cadette s’était mariée dans son pays, la Suisse romande, et n’avait jamais cessé de correspondre avec son aînée, devenue mère d’un petit garçon, puis veuve de bonne heure.
Deux ans avant la guerre, Mme Royat était morte, laissant un fils désolé qui à ce moment était au régiment. Son oncle et sa tante l’avaient donc vu d’une manière très fugitive au moment des funérailles, dans la petite ville de province où la veuve s’était fixée. Ce grand jeune soldat, très absorbé par son chagrin, ne s’était pas beaucoup ouvert à des parents qu’il connaissait peu et qui de plus étaient de nationalité étrangère. Mais on avait cependant éprouvé une sympathie mutuelle.
Dès la déclaration de guerre, M. et Mme Lebrou, qui étaient des agriculteurs aisés, avaient suivi avec inquiétude la campagne de leur jeune parent, lui avaient adressé lettres, mandats et colis, avaient attendu impatiemment et lu en famille les nouvelles que Pierre envoyait. En septembre 1915, ils avaient appris avec une vraie douleur la grave blessure à la tête qui mettait ses jours en danger ; puis le blessé lui-même, dans quelques lignes au crayon, leur avait annoncé le fatal verdict prononcé aux Quinze-Vingts, à Paris, par un oculiste qui faisait autorité, hélas !… Les deux yeux étaient perdus sans espoir. « À part cela, je vais bien », ajoutait Pierre assez héroïquement.
Mais la dame de la Croix-Rouge qui, depuis quelques mois, s’occupait du jeune soldat aveugle dans la maison de rééducation, était d’un avis différent, et comme elle avait appris, par ses conversations avec son blessé, qu’il avait de la famille dans la Suisse romande, elle envoyait à cette famille une requête urgente et des nouvelles qui n’étaient pas optimistes.
« Votre neveu Pierre Royat, écrivait-elle, souffre atrocement depuis trois mois de maux de tête consécutifs à sa blessure, et qui prennent l’air d’une névrite chronique. Il a beau lutter, le travail devient difficile ; l’appétit disparaît, l’anémie s’aggrave. Votre neveu vous ferait peine si vous pouviez le voir. Il ignore que je vous écris. Nos blessés n’aiment pas à se plaindre. Cependant, comme Royat n’a pas de famille en France où aller en permission, je m’adresse à vous dans l’espoir que vous lui procurerez un changement d’air, une cure de votre air de montagne qui vaut son pesant d’or. Royat est réformé ; il sera facile de lui procurer ses passeports. Une de nos infirmières, qui doit aller prochainement chez elle en Franche-Comté, l’accompagnerait jusqu’à votre frontière où vous pourriez peut-être venir le recevoir… »
— Cette dame arrange très bien tout ça, mais… mais !… dit M. Lebrou en se grattant l’oreille. En plein été, quand on est au milieu des « œuvres » ! Supposons : tu irais bien jusqu’à Pontarlier le chercher, toi, Louise ?
— Moi, me débrouiller avec la douane et les passeports ! s’écria sa femme. Tu n’y penses pas ! Je perdrais la tête. Je répondrais tout de travers, je me ferais prendre pour une espionne… Pontarlier ! mais tu sais toutes les histoires qu’on lit dans les journaux sur Pontarlier !
— On pourrait prier l’infirmière de mettre notre neveu dans le train de Suisse, et alors toi ou moi, l’un des deux irait aux Verrières seulement, où il y a la douane suisse, pas bien méchante à ce qu’on dit… Ce serait toujours un point d’arrangé. Mais après ça, le pauvre garçon, comment lui faire passer le temps ?… S’il ne lui fallait que de l’air, on n’en manque pas…
— On ne manque pas non plus de lait, ni d’œufs, ni de bonne soupe, de pain, de légumes, et la petite chambre à côté de la nôtre irait très bien ; pas d’escalier à monter. On mettrait Popol avec ses deux frères… Seulement, est-ce qu’on saura s’y prendre avec un pauvre garçon qui n’y voit pas ? Il faudrait quelqu’un qui s’occupe de lui continuellement…
— Oui, c’est le hic ! dit M. Lebrou. Mais ça me ferait de la peine de refuser…
— J’aurais mauvaise conscience. Toi aussi, dit sa femme. Qu’est-ce que ma pauvre sœur, là-haut, penserait de nous ?
Ce fut le mot décisif. Le jour même, une invitation cordiale adressée à Pierre Royat partait pour Paris. Trois semaines plus tard un télégramme vieux de trois jours prévenait l’oncle d’avoir à rencontrer son neveu aux Verrières-Suisses, le lendemain matin. Grande hâte des derniers préparatifs ; adieux et recommandations comme pour aller dans la zone des armées.
Avec quelle anxiété Mme Lebrou, assise sur le siège de la petite voiture qu’elle conduisait elle-même, avec quelle émotion n’attendait-elle pas l’arrivée du train de Paris, dans cette petite gare où les deux voyageurs devaient descendre, pour épargner à Pierre l’arrêt et le changement de ligne de la gare principale.
« Une bonne heure de voiture, par cette belle fin d’après-midi, lui fera du bien, pensait Mme Lebrou. Et par endroits, la vue est si belle sur le lac et les Alpes… Ah ! mon Dieu, j’oubliais !… fit-elle en tressaillant. Pourvu que je n’aille pas oublier tout le temps !… »
De loin, une grosse fumée, puis un sifflet annonçaient le train… Mme Lebrou confia les rênes à son gros joufflu de Popol, qui n’avait que sept ans, mais qui savait déjà mener boire les vaches et le cheval. Elle descendit ; le cœur lui battait… De l’escalier d’un wagon, deux hommes descendirent ; un voyageur passait des colis, pour aider… M. Lebrou mettait le pied sur le quai, se retournait, mais déjà le jeune homme d’allure militaire, qui avait un béret sur l’oreille et des médailles sur la poitrine, descendait les marches sans aide, se trouvait à côté de son oncle, et l’instant d’après dans les bras de sa tante qui n’écoutait plus que sa tendresse et sa compassion.
— Mon cher enfant ! mon pauvre petit !… fit-elle d’une voix entrecoupée.
— Comment ! vous, ma tante ! quelle bonne surprise de vous voir ici ! s’écria Pierre qui se pencha pour l’embrasser sur les deux joues.
— Mais, fit-elle stupéfaite, tu nous avais dit… on nous avait dit… que tu n’y voyais pas !…
Elle se reculait pour regarder cette figure qu’elle n’avait pas oubliée, ce profil net, aquilin, ces joues maigres, ce menton d’un dessin ferme, la moustache bien française, et les yeux bruns, un peu voilés sous les paupières qui ne s’ouvraient pas toutes grandes…
— Je fais illusion, n’est-ce pas ? dit Pierre en riant. Je trompe les civils. On me prend pour un embusqué. Les bonnes femmes me disent : « Pourquoi qu’t’es pas au front, espèce de tire-au-flanc ? » Sachez, ma tante, que pour faire honneur à ma famille de Suisse, je me suis fait mettre des yeux de verre. Une paire toute neuve… Mais c’est pas des yeux Braille, par malheur…
La pauvre tante n’avait pas la moindre idée de ce que son neveu voulait dire ; son mari lui fit signe.
— Donne le bras à Pierre, moi je prends les valises, dit-il.
Mme Lebrou était si troublée qu’elle oublia de dire à Pierre qu’il y avait trois marches à descendre pour sortir de la gare. Il fit un faux pas ; elle se troubla davantage, désolée.
— Ce n’est rien, tante Louise, dit-il pour la remettre. J’y suis fait. C’est mon métier.
— Voici la voiture, et voilà Popol qui regarde son cousin soldat avec de grands yeux.
— Où est-il, ce gosse, que je l’embrasse ? Nous allons être bons amis, vous verrez. Ce qu’il est costaud, ce petit ! on en a plein les bras.
Pierre soulevait de terre le gamin qui tout de suite toucha timidement les médailles.
— Tu me raconteras des histoires de la guerre ? fit-il à demi-voix.
— Tant que tu voudras… Mais la guerre pour enfants, tante Louise, n’ayez pas peur… Des soldats de carton, des Boches en pain d’épices…
— C’est pas permis de dire Boche, fit observer Popol avec une certaine sévérité.
— Tiens ! eh bien, je dirai : messieurs les Allemands, ça me changera, dit Pierre en riant.
— Veux-tu que je t’aide à monter en voiture ? demanda son oncle. C’est un petit break ; le marchepied est derrière.
— Mettez-moi près du marchepied.
Il saisit de chaque côté la baguette de fer du dossier, monta d’un élan, s’assit au bout de la banquette, près du siège.
— Je parie, tante Louise, que vous vous êtes imaginé que votre neveu, parce qu’il n’y voit pas, ne savait plus se servir ni de ses bras ni de ses jambes. Une sorte de paquet qu’on prend et qu’on pose. Au contraire, je suis devenu plus débrouillard, la profession veut ça.
— Cousin, fit Popol qui grimpait à son tour, t’assieds pas de ce côté, tu tournes le dos à la vue…
Il y eut un silence embarrassé ; le petit comprenant à moitié sa bévue, devint rouge et regarda sa mère. Le jeune soldat serra les lèvres ; il y avait des choses qui tout de même prenaient au dépourvu sa belle vaillance. Que de fois, parmi ses camarades, il avait dit : « C’est à nous de tenir, si on veut que les civils tiennent ». Mais parfois la bêtise des civils passait les bornes… Seulement, ici, c’était un enfant.
— Tiens, je change de côté, dit-il, tu te mettras près de moi et tu m’expliqueras la vue. Et vous, tante Louise, vous serez bien ?… On n’a pas oublié ma mandoline, au moins ?
— Tous les bagages sont là, dit l’oncle, qui fit claquer sa langue, secoua les rênes, et l’on partit.
Popol prenant son rôle au sérieux, ne cessa pas un instant d’expliquer la vue. Pierre semblait s’y intéresser beaucoup et souvent ses remarques drôles faisaient rire le petit cicerone.
Mme Lebrou fermait les yeux pour voir « comment c’est d’être comme Pierre » et elle s’apercevait qu’en fermant les yeux elle ne savait plus dans quel sens roulait la voiture.
« Quel malheur !… Dire qu’il se donne l’air d’être gai ! mais ça ne durera pas ! La maison va être bien triste cet été pour les enfants, pour Mlle Lucette quand elle viendra en vacances… » Et puis elle se reprochait ce qu’il y avait d’égoïsme dans sa crainte ; elle se disait : « Eh ! bien, nous serons tristes, voilà tout ! On en prendra son parti. »
— J’entends que mon oncle marche à côté du cheval, dit le jeune soldat. Je pourrais bien marcher aussi, ça monte tout le temps.
Mais sa tante n’en voulut pas entendre parler.
— Tu es fatigué du voyage, Cocotte n’a rien fait aujourd’hui.
— Ah ! elle s’appelle Cocotte, cette brave bête ? Vous me permettrez de lui porter du sucre, des carottes, n’est-ce pas, ma tante ?
— Du sucre ! mon pauvre ami ! Si tu crois que j’ai une carte de sucre pour la jument ! Tu ne sais pas que c’est la guerre ?
Mme Lebrou disait cela vingt fois par jour à ses gamins quand ils réclamaient ceci ou cela. Mais elle s’avisa que cette remarque s’adressant au soldat blessé, manquait vraiment d’à propos. Elle regarda Pierre, qui mordait sa moustache pour ne pas sourire. Elle songea : « Je ne dirai plus ça devant lui… En comparaison, c’est vrai, qu’est-ce que nous savons de la guerre, nous autres ? »
La ferme se montrait derrière son rideau de grands frênes. Popol expliqua :
— Voilà la maison, cousin Pierre. Et il y a Ric et Boc et Tambour qui nous regardent arriver.
— Ric et Boc et Tambour, c’est des noms pas ordinaires, fit Pierre en riant. Trois petits cousins ?
— Tambour, c’est notre chien ! s’écria Popol dans un transport de rire.
— Frédéric et Robert, mes deux aînés, expliqua la tante. On ne peut pas se déshabituer de leur donner ces noms de bébés qu’ils ont inventés eux-mêmes quand ils commençaient à parler. Frédéric a bientôt quinze ans, et Boc en a douze…
Tambour, lui, justifiait son nom en aboyant d’une voix énorme qui faisait vibrer l’air tout à l’entour. Il fut le premier à saluer les voyageurs, le maître, la maîtresse ; il baisa Popol d’un coup de langue, puis il s’arrêta devant le jeune soldat qui venait de descendre ; il se tut, l’examina, chercha son regard, et tout à coup vint frotter sa bonne tête contre le genou de Pierre en faisant entendre un petit gémissement amical d’accueil et de sympathie. « On jurerait qu’il comprend », pensa l’oncle. Pierre se penchant tira l’oreille pendante et soyeuse du brave Tambour, qui se frotta de plus belle et lécha cette main.
Ric et Boc furent moins démonstratifs. Ils s’approchèrent lentement sur l’appel de leur mère ; graves et gênés, ils restaient à dévisager leur cousin, qui fut lui-même un peu décontenancé de leur mutisme.
— Entrons, dit la tante. Popol, conduis Pierre. On l’installera pendant que papa dételle.
Une cour pavée très propre s’étendait devant la maison. La porte de l’étable était sur le côté, au soleil levant ; la porte de l’habitation au milieu de la grande façade du midi. La pierre du linteau, de la porte aussi bien que des fenêtres, était sculptée en accolade, ce qui indiquait que la demeure était ancienne. Mais soigneusement entretenue et restaurée, les volets peints en gris, comme le balcon de bois à balustres fleuris d’œillets suspendu sous le toit, elle était avenante et cossue, cette bonne vieille ferme assise depuis plus de deux cents ans sous ses grands frênes aussi vieux qu’elle.
Pierre guidé par Popol s’engagea dans un couloir pavé de cailloux ronds, puis entra dans une vaste cuisine à cheminée ouverte, qui sentait bon le lait et le jambon fumé. Ensuite il traversa une grande chambre qui était celle des parents. Popol ouvrit une porte au fond.
— Ça, c’est ma chambre, je te la donne, annonça-t-il. Mais on a changé le lit, parce que tu es plus long que moi.
— Et toi, mon lapin, où dormiras-tu ?
— Dans la chambre de mes grands frères, là-haut. J’ai peur quand il fait du tonnerre ; pas autrement, ajouta le petit, qui étant le cadet et le « chouchou » de sa mère, était resté bébé pour ses sept ans.
— À présent, Popol, sauve-toi, dit la maman. Va vite aider Élise à éplucher ses pommes de terre. Elle est en retard, naturellement !
Dès que l’enfant fut sorti, Mme Lebrou prit son neveu par les deux mains.
— Tu sais que tu es le bienvenu chez nous, et tu es chez toi, comme ta maman, ma chère sœur, l’a toujours été.
Cette évocation d’une mémoire chérie les émut tous deux.
— Mais pourras-tu t’habituer ? Seras-tu bien ? reprit tante Louise avec inquiétude.
— Ne vous en faites pas, ma bonne tante, dit Pierre qui la prit par le cou et l’embrassa. J’aurai vite repéré l’endroit. En partant de la porte, où est le lit ?
— Ici, à gauche. La table est au milieu de la chambre, fais attention, ne t’y heurte pas.
— Il n’y a rien sur cette table que je puisse casser ou renverser ?
— Non, rien du tout. Tu y mettras tes livres ou tes affaires pour écrire… si tu en as.
— Comment, si j’en ai ? J’apporte une machine à écrire, une bonne Remington emballée dans une caisse que l’oncle a dû mettre sur la voiture.
— J’ai vu une caisse en effet… Voici la commode, l’armoire où je vais suspendre tes habits, la petite table de toilette ; un fauteuil d’osier pour ta sieste… Comment vont tes maux de tête ?…
— Oh ! ça va et ça vient. N’en parlons pas. Vous me logez comme un prince, tante Louise !
— Je le voudrais, mon petit… mais c’est très simple chez nous, c’est paysan, n’est-ce pas ? Est-ce que ça t’ennuiera de manger dans notre grande cuisine avec tout le monde, la fille, le domestique, les faucheurs ? On fait les foins depuis huit jours… Si tu préfères, je pourrais te servir dans la chambre…
Elle s’interrompit. Ce qu’elle allait dire lui causait un peu d’émotion.
— Explique-moi bien comment il faut te servir, parce que tu comprends, j’ai peur de ne pas savoir, d’être maladroite. Et toi, ça te mettra mal à l’aise…
— Bon, dit Pierre, je vais vous donner votre première leçon d’infirmière pour soldat aveugle. Venez vous asseoir là près de la fenêtre. Vous voyez que j’ai déjà repéré le fauteuil. Et j’ai senti qu’il y a une chaise en face, pour moi. Premier point, tante Louise : avec moi il faut avoir beaucoup d’ordre et toujours mettre les objets à la même place. Assurément, je mangerai avec tout le monde ! Allez-vous faire de moi un être à part ? Plus vite vous oublierez que je n’y vois pas, plus vite je l’oublierai moi-même. À table, mon pain à gauche, mon verre à droite, pas derrière l’assiette, car je risquerais de le renverser en poussant l’assiette. Vous me servirez, vous me couperez ma viande. Vous me direz ce que c’est. Et quel légume. C’est utile à savoir, pour la façon de s’y prendre. Vous n’avez qu’à le dire à demi-voix. Pas le proclamer à toute la table, n’est-ce pas ? Ah !… ne coupez pas ma viande en trop petits morceaux ; c’est plus difficile à piquer. Et c’est tout, tante Louise. Voilà votre première leçon d’infirmière. Donnez-moi deux, trois jours, et j’y verrai clair dans toute la maison. Je ne vous ferai aucun embarras… Ma tante ! vous pleurez !…
— Je croyais… que tu n’entendrais pas !
— Comment donc ! je vous entends essuyer vos larmes avec votre mouchoir… Je vous vois ! Ressemblez-vous à maman, tante Louise ?
— Oui, on disait que nous nous ressemblions beaucoup.
— Ça me fait plaisir. Comme ça, il m’est plus facile de vous voir. Nous avions bien votre photographie et celle de l’oncle, mais les photos, ça donne à peine une idée. Tandis que maman, je la vois quand je veux, se mouvoir, sourire, je l’entends parler. Votre voix n’est pas pareille.
— Non. D’abord, ta mère avait pris un joli accent du Dauphiné que je n’ai pas. Et puis, elle était bien plus aimable que moi, et ça se sentait dans sa voix.
— Oh ! ma tante, vous qui êtes la bonté même ! protesta Pierre.
— Ah ! tu verras bien. Le fond n’est peut-être pas mauvais, je ne dis pas. Mais c’est l’humeur qui est différente.
— Pour commencer, vous allez ne plus pleurer sur moi. Ça m’ennuie, ça me gêne, ça me donne le cafard. J’ai des vacances, je voyage en Suisse pour la première fois de ma vie ; je ne veux pas qu’on me gâte mon plaisir… Vous me prêterez Popol, c’est un bon petit loupiau. Les gosses, c’est si simple. Ça trouve tout naturel qu’un chasseur alpin soit aveugle. Ça ne s’attendrit pas, ça accepte la situation. C’est ce qu’il faut. Nous serons très heureux, vous verrez.
— Et dire que c’est encore toi qui me consoles ! Ah ! tu es un brave, mon Pierre ! murmura sa tante.
Le souper était servi dans la grande cuisine, sur la vaste table à tréteaux recouverte d’une belle toile cirée à carreaux blancs et rouges, très propre. Les couverts étaient nombreux, puisque, outre la famille, la servante et le domestique, il y avait quatre journaliers. On était en pleine fenaison. Il faisait déjà sombre ; la lumière pourpre du couchant, par les deux petites fenêtres accolées, ne pénétrait pas le clair-obscur de la pièce ; mais une forte lampe électrique, sous son large abat-jour de porcelaine blanche, pendait comme une goutte de lumière au-dessus de la soupière fumante et des assiettes de grosse faïence. La ferme des Frênes avait l’électricité partout, comme d’ailleurs toutes les fermes de ce district, que voisine un gros cours d’eau, source d’énergie électrique.
— Est-ce qu’on a des lampes électriques chez toi ? demanda Popol en s’installant sur son tabouret à gauche de Pierre qui avait sa tante à droite.
— Ma foi non ! nous ne sommes pas si avancés, dans mon patelin. Pourtant ce n’est pas la houille blanche qui manque au Dauphiné. Avez-vous la lumière électrique ici ?
— Mais la lampe est allumée ! s’écria Popol.
— Ah ! bon, je la vois à présent que tu me la fais remarquer, dit Pierre dont les doigts cherchèrent l’oreille du petit pour la tirer amicalement. Je suis distrait, comprends-tu ?… Mais est-ce qu’il fait déjà nuit ? demanda-t-il en se tournant vers sa tante. Je croyais qu’il faisait encore grand jour…
— Il fait sombre dans la cuisine, répondit sa tante en promenant un regard inquiet sur les visages pleins de commisération qui entouraient la table.
La gentillesse de Pierre envers Popol l’émouvait. Il ne voulait pas que le petit s’aperçût de sa nouvelle bévue. Mais à quand la prochaine ? La pauvre tante Louise se sentait sur des épines. M. Lebrou, qui était allé faire encore un tour à la grange, vint prendre sa place à table.
— A-t-on fait connaissance ? demanda-t-il. Pas encore ? Venez saluer mon neveu, tous. Vous le premier, Justin, puisque vous êtes Français.
Le domestique se leva, fit le tour de la table pour venir serrer la main de Pierre.
— J’ai soixante ans, expliqua-t-il, la voix enrouée d’émotion, mais quand je vous vois, je regrette encore plus… heu ! – il toussa – de n’être pas allé sur le front… faire ma part… J’ai deux neveux aux armées ; un a été blessé, il a la croix de guerre… comme vous.
— Pierre a deux croix de guerre ! s’écria Popol, ce qui naturellement fit rire chacun.
— Croix de guerre et médaille militaire, corrigea son papa, qui, à chaque instant depuis le matin, regardait ces décorations et ressentait une extrême fierté à se dire qu’elles étaient dans la famille.
Après Justin, ce furent les quatre journaliers, puis la lente et paisible Élise, qui vinrent serrer la main du soldat et admirer de près ses médailles. Ric et Boc n’avaient pas encore embrassé leur cousin. Ric fit un effort énorme pour surmonter la gaucherie de ses quinze ans.
Il s’avança, les sourcils un peu froncés, les lèvres un peu tremblantes. Pierre était debout, prêt à se pencher, mais il sentit qu’un doigt respectueux se glissait sous la croix de bronze, il entendit le bruit presque imperceptible d’un baiser.
— Ne fais pas ça ! dit-il surpris et touché d’un tel hommage.
— Pourquoi pas ? répondit Ric en relevant la tête très haut. C’est un honneur pour moi de toucher ta croix…
Il retourna s’asseoir, tout rouge à présent et très étonné de ce qu’il avait osé faire. Boc embrassa Pierre sans rien dire, mais lui jeta ses deux bras autour du cou. Cette tendresse enfantine, cette adoption si prompte de toute la maisonnée remplirent le cœur du jeune soldat d’une joie très douce, et d’une confiance entière dans la famille nouvelle qui l’entourait dès la première heure de chaude sympathie.
La conversation à table, chez les agriculteurs, est rarement très animée ; on est las, on est préoccupé du temps qu’il fait ou qu’il fera, et puis enfin, on n’a pas l’habitude, comme les citadins, de parler tout le temps en mangeant. Ce soir, il y eut une exception, et ce fut Popol de nouveau qui ouvrit les feux par une question drôle.
— Quand tu étais chasseur alpin, dit-il, les yeux fixés sur Pierre d’un air profondément sérieux, quand tu étais chasseur alpin, as-tu tué beaucoup de chamois ?
Un éclat de rire de ses frères et de Justin le couvrit de confusion.
— Les chamois sont pourtant dans les Alpes, et les chasseurs alpins aussi, murmura-t-il.
— Parfaitement, dit Pierre en lui caressant la joue, mais pendant la guerre on n’a pas le temps de s’occuper des chamois, comprends-tu ? On les laisse bien tranquilles, faire leur petit ménage, lire leur journal, fumer leur pipe, donner des leçons de gymnastique à leurs gosses… Ils n’entendent plus un coup de fusil, tous les fusils sont partis vers le Nord. Ils n’y comprennent rien. Ils disent à leur femme : « Y comprends-tu quelque chose ? Moi, j’en suis comme deux ronds de flan !… »
— Comme quoi ? cria Popol, qui, les yeux écarquillés, voyait sur les rochers des Alpes ces tranquilles chamois fumant leur pipe…
— Comme deux ronds de flan. C’est un mot d’argot qui veut dire que ce chamois-là est étonné.
— Les ronds de flan, y sont étonnés ? Quoi c’est un rond de flan ? insista Popol.
Ric et Boc n’étaient pas moins curieux que leur petit frère, et toute la tablée l’était également, car la langue spéciale du Parigot et du poilu n’avait pas encore pénétré jusqu’à la ferme des Frênes.
— Un rond de flan… fit Pierre d’un air réfléchi… Je vais essayer de t’expliquer ça. Graisse la porte de tes méninges. Un rond de flan… c’est un morceau de flan, n’est-ce pas, coupé en carré, naturellement…
— En rond ! protesta Popol.
— Penses-tu ! non, en carré, comme un cadran de montre, comme une assiette…
— En rond ! en rond ! persista le petit, avec des yeux qui adoraient ce cousin si amusant…
— C’est juste. En rond. À quoi est-ce que je pensais ? Tu vois si je suis distrait. Donc, un rond carré de flan… Le flan, c’est de la crème épaisse, n’est-ce pas ? c’est mou, c’est poisseux… Tu saisis ? Deux ronds de flan aplatis sur une soucoupe… C’est comme si tu disais : « J’en suis paf ! Ça m’a assis ! Bref, j’en suis comme deux ronds de flan. » Tu y es ?
— Oui, oui ! cria Popol, absolument ravi. Je saurai dire ça à présent !
Ric, très sagement et gravement, prononça :
— Nous pouvons choisir le sujet de notre composition de rentrée. Si je prenais : « L’argot du poilu » ? Je serais le seul, j’en suis certain. Ce serait épatant.
— Épatant, c’est de l’argot, fit observer Pierre.
— Oh ! de l’argot ordinaire, qui traîne partout… Épatant, chacun peut dire ça… Tu en sais d’autres, dis, cousin Pierre ?
— Je pourrais te causer pendant une heure sans que tu en comprennes un mot, répondit Pierre en riant. Mais ce ne serait guère poli, avoue.
— Vous oubliez de manger, fit Mme Lebrou avec un peu d’impatience.
Aussitôt on n’entendit plus que le bruit des cuillers râclant le fond des assiettes à soupe… Puis le grand plat de pommes de terre sautées à l’oignon et le bœuf salé accompagné d’une tranche de lard firent leur apparition à la place de la soupière. Pendant les « œuvres », on était copieusement nourri chez M. Lebrou ; on était bien payé aussi, et traité poliment. Aussi chaque année, les mêmes bons travailleurs, sérieux, assidus, soigneux de tout comme du leur, venaient-ils s’offrir pour les grands travaux. Pierre, autant que cela lui était possible, observait son entourage, et il s’était déjà fait une opinion sur plusieurs personnes. Sa tante se taisait depuis un bon moment. Tout à coup elle fit d’un ton mécontent :
— Tu ne m’avais pas dit que tu avais une composition de rentrée. Tu es bien toujours le même, Ric. Et voilà trois semaines de passées. Tu arriveras au dernier jour des vacances et ta composition pas commencée…
— T’en fais pas, maman ! répondit son fils, sans trop de respect.
— Comment, t’en fais pas ? De quoi faut-il que je ne m’en fasse pas ?
— Du cheveu. De la mousse…
— Tu as aussi ton petit répertoire ? fit Pierre.
— On se demande où il apprend ces sottises, poursuivit sa maman du même air fâché. Dès demain matin, tu te mettras à cette composition, tu m’entends ! Et il faut qu’elle soit faite demain soir, tu m’entends !
— Oui, oui, j’entends, répondit Ric maussade… Mais alors il faudra qu’on m’enferme, parce que, s’il fait beau temps, rester tout un jour à ronger ma plume !…
— Ric, dit sévèrement le fermier, ne parle pas ainsi à ta mère…
— Je crois qu’il fera mauvais temps, dit Boc, soucieux d’arranger les choses… Les dalles sont mouillées dans la cour…
— Ne dis pas ça, fit Justin, on a cinq chars à rentrer demain matin. Il nous faut du beau.
— Si on avait toujours ce qu’il faut, j’aurais des pommes de terre dans ma cave, prononça un des journaliers, sentencieux.
— Ah ! oui, des pommes de terre ! Avec ce qui nous en reste, fit la servante Élise d’un ton plaintif, je me demande comment on durera jusqu’aux nouvelles.
— On ne durera pas, fit sa maîtresse, chagrinée et le front plissé. On sera sans pommes de terre !
— Ça ne s’est jamais vu ! dit le journalier numéro deux.
— Jamais depuis 1815 ! continua le journalier numéro trois.
— Dire qu’on n’a pas la guerre et qu’on en souffre autant que ceux qui l’ont !… poursuivit le journalier numéro quatre.
— Davantage ! fit Pierre d’un grand sérieux…
On se tut un instant. Mais Justin inquiet reprit :
— Il faut que j’aille voir tout de même si les dalles sont mouillées.
Il sortit, rentra au bout d’un instant.
— Tu ne vaux pas les quatre fers d’un chien ! fit-il en administrant une bourrade à Boc, quand il passa à côté de lui. Les dalles sont sèches comme le dessus de votre commode, patronne.
— Toujours avec tes inventions, Robert ! Qu’est-ce que ça signifie ? Pourquoi as-tu dit que les dalles étaient mouillées ? demanda son père rudement.
Boc marmotta qu’il ne savait plus, et le repas s’acheva en silence. Pierre s’étonnait. Tout le monde à présent était fâché, grognon, boudeur. On se lamenta encore un peu au sujet des pommes de terre, on s’inquiéta du temps qu’il ferait, car le beau temps n’était pas certain, même si les dalles étaient sèches. Élise déclara qu’elle en avait encore pour deux heures à faire sa vaisselle, et Mme Lebrou dit sèchement :
— Ça ne m’étonnerait pas ! – Donnant à entendre par là qu’Élise était lente, ce qu’Élise était en effet, et pour cette raison elle ne pouvait souffrir qu’on le lui dît.
— Je ne suis pas plus lente que… fit-elle lentement.
— Qu’un escargot ! dit Boc avec malice.
Et il ajouta, car il était au fond un gentil gosse et un bon cœur, qui essayait toujours de tirer les gens de leurs difficultés, comme pour son frère tout à l’heure :
— Je t’essuierai te vaisselle, Élise. Pierre entendit que chacun se levait.
— J’irai dans ma chambre déballer ma machine à écrire, fit-il. Ma tante, permettez-vous que Ric vienne m’aider ?
— Mais certainement, mon Pierre, tu n’as qu’à dire, tu le sais bien, répondit-elle d’une voix, soudainement changée, affectueuse et douce.
Mais Ric était encore morose. Il ne prononça pas une parole en escortant Pierre jusqu’à sa chambre.
— Vois-tu une caisse par-là ? demanda son cousin.
— Oui, par terre, près de l’armoire.
— Je la prendrai avec toi. Elle est trop lourde. Mettons-la sur la table.
— J’étais si content, marmotta Ric. Et voilà que tout est gâté à présent ! Et c’est toujours ainsi !
— C’est toujours ainsi ? répéta Pierre. Tu te fâches tous les soirs à souper ? Tous les soirs tu réponds mal à ta mère ?
— Mais non, ce n’est pas ce que je veux dire, s’écria Ric, étonné qu’on interprétât de cette façon sa plainte. On me gronde toujours devant tout le monde ; alors je réponds, je me défends, c’est forcé. Et après ça, c’est moi qui ai tort, c’est à moi que papa fait les gros yeux.
— À qui veux-tu qu’il fasse les gros yeux ? demanda Pierre en riant. À moi ? C’est inutile… À ta mère, parce que tu lui as mal parlé ? Et devant tout le monde, tu sais ! Alors pourquoi te plains-tu d’être grondé aussi devant tout le monde ? Écoute, si tu veux être mon poteau, il faudra changer tout ce fourbi.
— Ton poteau, comment ça ? demanda Ric avec intérêt.
— Un poteau, c’est un bon camarade, un vrai. On cause librement avec son poteau, on lui demande des services, on lui en rend quand on peut.
— Je serais trop content d’être ton poteau, s’écria le jeune garçon, oubliant sa maussaderie.
— C’est entendu. Pour commencer, nous allons sortir Mademoiselle Belle-et-Bonne de son costume de voyage.
— C’est ta machine à écrire que tu appelles ainsi ?
— Oui, et sais-tu qui m’a offert cette charmante personne pour compagne de mes jours ? Des enfants de ton pays. Dans ma salle, à Paris, il y a huit machines pareilles qui ont été envoyées à mes camarades et à moi par des écoliers de la Suisse française. Ils ne savent pas, ces petits, le plaisir qu’ils m’ont fait… Et l’intérêt, l’occupation, la facilité d’écrire tant qu’on veut des lettres propres, lisibles, comme les lettres de chacun… Je te dirai franchement, mon poteau (à ce mot Ric rougit de joie et de fierté), que je n’avais goût à rien avant de recevoir ma machine. Elle m’a mis en branle pour le travail… Tu la vois, cette aimable demoiselle…
Ses doigts rapides et adroits avaient déjà trouvé les quatre crochets qui retenaient au socle la gaine de fer-blanc.
— Pose la gaine dans un coin. Moi, je vais m’assurer si le chariot roule bien… Il y a un paquet de papier dans la gaine, donne-m’en une feuille que je la place… À présent, je vais frapper sur les touches, et tu me diras si tous les caractères se marquent bien.
Ric considérait avec stupéfaction les mouvements sûrs de ces mains qui allaient et venaient parmi les petits ressorts, les petits leviers, les touches, la barre d’espace, les pédales de mutation. Pour commencer, Pierre essayait le clavier, une lettre après l’autre ; puis il souleva le chariot.
— Tout est-il bien marqué ? Tu remarques que cette demoiselle est très discrète ; son écriture est cachée. Les autres machines, plus modernes, sont à écriture lisible. On peut se relire tout en écrivant. Mais pour nous, n’est-ce pas, ça n’aurait guère sa raison d’être. Lis maintenant ce que j’ai écrit.
Ric énuméra la suite des caractères : A, Z, E, R, T, etc.
— Parfait. La chère petite n’a pas souffert…
— Mon poteau, fit Ric d’une voix émue – car il lui semblait un peu qu’il prenait une liberté en employant ce mot – voudrais-tu m’écrire quelque chose, une phrase, n’importe quoi, que je garderais en souvenir de ce jour ?
— Volontiers, dit Pierre. Attends que je réfléchisse un peu.
Au bout d’une minute, ses doigts couraient de nouveau sur le clavier, puis détachaient la feuille de papier, la tendaient à Ric. Celui-ci lut :
« Pourquoi obscurcir le soleil ? »
— Je ne comprends pas, fit-il, lisant encore une fois cette phrase énigmatique… Oui, je comprends bien les mots. Mais le sens ?
— Ma mère, répondit le jeune soldat, disait cela si souvent qu’elle me l’a gravé dans la tête. Pourquoi obscurcir le soleil ? Pourquoi se gâter la vie par des querelles, des mots désagréables, de la mauvaise humeur enfin ? Pourquoi s’imaginer qu’on est malheureux quand on a tout pour être heureux ? Comme toi, par exemple… Tout allait bien à souper, on causait, on était bons amis, la mauvaise humeur a tout gâté.
— C’est pas moi qui ai commencé ! protesta Ric, reprenant un ton boudeur.
— Oh ! tu sais, je n’entre pas dans les détails. C’est avec toi que je cause, n’est-ce pas, mon poteau ? On discute ensemble cette petite affaire…
Ric tira sa chaise tout près de son cousin, et d’un mouvement spontané de confiance et d’affection, il appuya sa joue contre la manche bleue de l’uniforme, tout près des médailles qui lui parlaient aussi à leur façon.
— À moi, reprit Pierre, la guerre m’a obscurci le soleil pour toujours… Mais tu es un heureux gamin, toi. Qu’est-ce qui te manque ? Tu as d’excellents parents, de gentils frangins, on t’instruit dans une bonne école. Tu as de la santé, tes yeux, tes membres… Ah ! vous savez, vous autres, avec vos lamentations, vous me faites suer ! « On souffre autant que si on avait la guerre ! » Ah ! c’est malheureux de parler comme ça. Allez voir un peu dans les pays qui l’ont, la guerre... Ma parole, ce n’est pas moi qui ai les yeux clos, c’est vous, vous tous ! Votre bonheur vous crève les yeux !… Vous ne savez plus le voir…
Pierre s’était échauffé. Il s’interrompit, puis tout à coup mit sa tête entre ses mains et resta longtemps sans rien dire… Ric était comme figé de consternation, de regret…
— J’ai un affreux caractère, c’est vrai, murmura-t-il enfin... Mais aussi…
— Il n’y a pas de « mais aussi », fit Pierre brusquement. Ne mets pas la faute sur les autres. Tâche, pour ton compte, de ne plus obscurcir le soleil… Allons, allons ! continua-t-il plus doucement, quand on a ton âge, on se repent sans pleurer – car il entendait un sanglot s’étouffer sur sa manche… Tu n’as pas commis un crime. Tu n’avais jamais réfléchi à ça, pas, mon vieux ? À présent, on n’en parle plus. On va voir à la cuisine ce que les frangins sont devenus.
Avant de sortir, Ric plia soigneusement la feuille de papier et la glissa dans sa poche. Jamais, de toutes les réprimandes qu’il avait reçues en sa vie, aucune ne lui avait été aussi sensible que celle de son cousin ; jamais il n’avait éprouvé un tel regret, ni un désir aussi vif de se corriger.
— As-tu éteint la lampe ? demanda Pierre au moment de passer le seuil.
— Bon ! sans toi j’allais oublier, dit Ric, qui se hâta de tourner le bouton, près de la porte. Et ce que maman m’aurait attrapé !
— Comme de juste.
— Oui, mais moi, on m’attrape toujours plus que les autres.
— Parce que tu es l’aîné.
— On m’attrape toute la journée.
— Tu fais tant de sottises que ça ?… Laisse-moi voir si je puis trouver tout seul le chemin de la cuisine… On traverse la grande chambre tout droit… La porte est en face… J’y suis.
Le brave Boc, serviable et toujours content, essuyait la dernière assiette et Popol moucheronnait partout, échappant à toutes les mains et refusant d’aller se coucher. Il poussa un cri de joie quand il aperçut Pierre, il se jeta dans ses jambes, se suspendit à son ceinturon, implora une histoire, et promit d’aller au lit… quand on lui aurait fait ses trente-six volontés… Élise grommelait.
— Avec ces gosses autour de moi, jamais je n’aurai fini… J’ai encore une grande écuellée de groseilles vertes à éplucher ce soir, si je veux mettre le sucre dessus, et faire ma confiture demain matin… Pour quatre ou cinq groseilles qu’on a… et une pincée de sucre, il faudrait encore perdre ça !… Une année comme celle-ci… Pas de pommes de terre, pas de sucre ; et des gosses qui me vont sous les ongles !
Cette expression indiquait chez la lente et passive Élise le plus haut point d’énervement.
— J’éplucherai les groseilles, s’écria Pierre. Je connais ça. On enlève la mouche et la queue. Des groseilles vertes dures comme des balles ? J’en ai épluché des tas pour maman quand j’étais gosse.
— Vous ne pouvez pas sans y voir, murmura Élise, confondue.
— Vous croyez ça ? On va faire la preuve. Où sont-elles, ces groseilles ? donnez-m’en une poignée.
Cinq minutes plus tard, Pierre ayant réclamé « des hommes pour la corvée » s’installait avec son équipe : Ric et Boc, la grande écuelle en terre rouge, une corbeille pour les groseilles épluchées, et Popol par-dessus le marché, sur le banc qui se trouvait à droite de la porte. Les journaliers et le domestique, assis sur l’autre banc, fumaient leur pipe. Popol réclamait son histoire.
Le jeune soldat lui raconta comment, se trouvant en seconde ligne, il avait apprivoisé un pinson qui venait sur le bord de la tranchée, puis dans le fond du quart, puis finalement dans la main, piquer des miettes. Et comment, sous un bombardement inattendu, le pinson avait montré une bravoure extrême, battant des ailes et s’évertuant à crier, pour faire autant de bruit que les « marmites ». Dans cette occasion, il avait reçu le nom de Croix de guerre. Cet innocent récit amusa beaucoup Popol, qui ne fut pas loin d’imaginer que la guerre consistait surtout à apprivoiser des pinsons, et qui consentit à aller se coucher sur ces douces impressions.
Au bout d’une demi-heure, l’écuelle était vidée.
— Il me semble que j’ai bien gagné une cigarette, dit Pierre en tirant son étui. Puis-je vous en offrir, messieurs ?
— Ce serait plutôt à nous de vous faire la politesse, répondit Justin, le domestique. Mais on n’a que du Burrus pour la pipe.
— Prenez, prenez, insista Pierre, tendant toujours son étui. Vous ne me privez pas, je vous assure. Dans le train, de Pontarlier jusqu’à la dernière gare, les voyageurs m’ont bourré de tabac, de cigares, de cigarettes. J’ai beau avoir quatorze poches, je ne savais plus où fourrer tout ça. Et du chocolat. Ma musette en est pleine. Demain, il y aura grand partage, Boc, tu entends.
— C’est à toi qu’on l’a donné, murmura le petit.
— Penses-tu ! quand il y a du rabiot, on partage. Et tu parles s’il y en a, du rabiot, puisque je te dis que ma musette en est pleine…
Un des journaliers, celui qui en général parlait avant les autres, fit d’un ton méditatif :
— J’ai entendu dire que vous avez bien des chansons de guerre, par là-bas…
D’un geste vague du pouce, par dessus son épaule, il semblait indiquer tout le front d’Occident.
— J’ai entendu une fois, sur la route, des types qui chantaient : « Les costauds à Currières de Castelnau ». Je les ai suivis plus d’une demi-heure. Ça me plaisait… Ça marque bien le pas. Si vous en aviez une, par hasard, de ces chansons… On n’a pas souvent l’occasion.
— Si ça peut vous faire plaisir, dit Pierre. Voyons… « Le Pont de Minaucourt » ?
Il possédait une voix de baryton agréable, pas très forte, à laquelle se joignirent bientôt deux fortes basses et un ténor, puis le timbre haut et clair de Boc. Car dans les montagnes du Jura, dès que quelqu’un chante, tout le monde chante. Le refrain fut répété avec enthousiasme :
Mais qu’importe la mort
Si nous sommes les plus forts ?
N’avons-nous pas nos 155 courts
Au pont de Minaucourt ?
Pauvre poésie, pauvre musique… De la réalité tout de même.
— Le caporal qui a composé ça, dit Pierre, a été tué le lendemain à son créneau… Mais qu’importe la mort, si nous sommes les plus forts ?
Alors ces braves gens qui n’avaient pas vu la guerre, en sentirent tout à coup le frisson passer sur eux, et se trouvèrent petits devant l’héroïsme des disparus et la crâne résignation des grands blessés.
Le lendemain fut une journée splendide, malgré les fâcheux pronostics de Boc. Les deux garçons, Ric et Boc, travaillèrent dès l’aube avec les faneurs, et avant la fin de l’après-midi les derniers chars de foin étaient dans la grange. Pierre s’employa à râteler, en suivant le petit mur qui formait la limite d’un grand pré, et il eut la satisfaction de rassembler une meule de foin tout à fait respectable. Chacun mit naturellement beaucoup de bon vouloir à lui faciliter son travail et à le féliciter du résultat.
Mais, l’après-midi, sa tante Louise, craignant pour lui son mal de tête, lui enjoignit d’aller s’asseoir à l’ombre, au pied des sapins qui bordaient le vaste pâturage de la ferme ; elle désigna Ric pour lui tenir compagnie, et Tambour, sans demander permission, se joignit à eux, car sa subite affection pour Pierre lui faisait délaisser même la brave jument Cocotte et l’animation du groupe des travailleurs.
— Écoute, mon poteau, dit Pierre à Ric, profitons du moment tranquille. Prends ton cahier, ton crayon, et fais à ta maman la bonne surprise de lui montrer ce soir ta composition de vacances achevée.
— Ça ne t’ennuiera pas ? demanda Ric.
— Penses-tu ! ça m’amusera au contraire, bien que je n’aie jamais été fort en composition.
Les voilà donc assis bien commodément sur une longue pierre grise qui affleure le sol comme un banc naturel, parmi les aiguilles sèches et odorantes, les touffes de serpolet, l’herbe courte et fine. Pierre y passe ses doigts et s’intéresse à tout ce qu’ils rencontrent, un petit caillou rond, une coquille d’escargot ; il découvre le serpolet, il y frotte la paume de sa main.
Tout en causant, le plan de la composition s’élabore ; Pierre est frappé de l’intelligence de Ric, car les idées du jeune garçon sont originales, et, de plus, se groupent bien. Ric ne se contente pas de faire une nomenclature des termes de l’argot du poilu que son cousin lui fournit, il cherche leur origine, il les place dans un joli dialogue. Le temps passe avec une rapidité extraordinaire, la composition est terminée : trois grandes pages vraiment très bonnes…
À l’instant même où Ric s’écriait : « C’est maman qui va être contente quand je lui lirai ça !… mes compositions de vacances la tourmentent autant que moi !… » Mme Lebrou elle-même apparut tout essoufflée au détour du petit mur ; elle tenait un papier à la main et donnait de grands signes d’agitation.
— Ah !… Pierre !… ah !… fit-elle.
— C’est vous, tante Louise ! s’écria Pierre alarmé par cette voix haletante… Que se passe-t-il ?
— Un télégramme, figure-toi… Mlle Lucette nous arrive par le train de cinq heures ! Ah ! ça lui ressemble bien ! Le caprice en personne, cette jeune fille. Je ne l’attendais que dans trois ou quatre jours… Sa chambre est prête, mais est-ce qu’on arrive dans une ferme le dernier jour des foins ! J’ai tout le souper à faire. Ton oncle veut que chacun soit content le dernier soir. Je fais des beignets… Élise n’entend rien aux fritures… Quelle histoire ! quelle histoire ! Qui est-ce qui ira à la gare prendre Mlle Lucette ? Cocotte n’est pas éreintée, je veux bien ; il y a deux heures qu’elle se repose dans l’écurie fraîche. Mais mon mari a ses comptes à faire avec les journaliers, et le dernier coup d’œil à jeter partout. Je n’ai pas encore osé lui montrer le télégramme. Je voulais te demander conseil d’abord, mon Pierre…
— Est-ce que Ric ne pourrait pas, lui, aller à la gare ? demanda Pierre ; on peut certainement lui confier cette bonne Cocotte…
— Oh ! ce n’est pas ça. Ric conduit assez bien, mais lui et Mlle Lucette, c’est chien et chat…
— Tiens ! pourquoi ça ?
— Elle se moque de moi, fit Ric d’un ton morose.
— Mais, voyons… dit Pierre. Il y aurait bien un moyen… Comme Cocotte n’est pas un cheval Braille, je ne vous demanderai pas de me la confier, tante Louise ; mais à nous deux, Ric et moi, est-ce que nous ne ferions pas l’affaire ?…
— À vous deux ? répéta la tante, d’un ton moins soucieux, et presque comme si elle s’était attendue à cette proposition.
— Oui. Je ferai le discours de bienvenue. Ric s’occupera des bagages, car cette jeune personne aura certainement des bagages.
— L’année passée, elle amenait treize colis ! prononça Ric avec rancune.
— J’empêcherai l’offensive de se déclencher, continua Pierre en riant. Les belligérants resteront chacun dans sa tranchée. Est-ce entendu, tante Louise ?
— Ah ! si tu veux bien, je ne demande pas mieux. Je peux, à présent, porter le télégramme à ton oncle et lui dire que tout est arrangé. Si Mlle Lucette n’était pas la fille de nos propriétaires, qui sont les meilleurs propriétaires qu’un fermier puisse avoir, je t’assure bien que Mlle Lucette pourrait se débrouiller seule à la gare… Tout de même, Pierre, c’est une gentille jeune fille quand elle n’a pas ses caprices… Que veux-tu ? Elle est gâtée par un papa, une maman, deux grands-pères et deux grand’mères… Il n’y a qu’elle, tout tourne autour d’elle... Ce n’est pas une raison, Ric, pour que tu te montres si désagréable avec Mlle Lucette… Mais si vous voulez partir, vous n’avez pas une minute à perdre. Il va être quatre heures, et le train passe à cinq.
La brave Cocotte ayant reçu un bon picotin d’avoine, régal plus rare maintenant qu’avant la guerre, partit d’un trot vainqueur ; Ric était trop occupé à la tenir pour causer avec son cousin, sauf de temps en temps pour lâcher un mot de sa rancune.
— Tu verras… Elle prend des airs. Chacun la trouve très jolie… sauf moi… Tu me diras ce que tu en penses.
— Oui, compte sur moi pour te former le goût, dit Pierre en riant. Mais, au fait, quel âge a la jeune personne ?
— Oh ! elle est vieille, elle doit avoir presque vingt ans !
— Vingt ans ! des cheveux gris ?
— Non, blonds, mais blonds, tu sais, avec du rouge par dedans… Cette couleur-là, c’est toujours signe d’un fichu carac… Hé, là, Cocotte ! doucement, doucement !
Cocotte, que l’avoine rajeunissait, s’était mise à bondir comme un poulain, et Ric un peu effaré cessa toute conversation… Tambour était un chien très raisonnable à qui l’on pouvait confier la garde de Cocotte ; à la gare, il se planta devant la bonne jument, qui ne bougeait pas tant qu’elle le voyait au garde-à-vous. Pierre descendit et il resta près du marche-pied, tandis que Ric allait attendre au bord du quai le train qui sifflait déjà dans le lointain. La jeune voyageuse descendit, jupe courte, hautes bottines, toque de paille de crâne allure.
— C’est toi, toi tout seul ? fit-elle quand Ric se présenta pour la décharger des nombreux colis qu’un voyageur obligeant lui passait par la portière...
— Moi et mon cousin, bredouilla Ric, déjà intimidé.
— Quel cousin ?
— Mon cousin Pierre. Il a été à la guerre, il est aveugle…
— Aveugle ! s’écria-t-elle. Mais c’est affreux ! Faudra-t-il que je lui parle ? Moi qui ai les nerfs fragiles !
Ric devint rouge d’indignation en entendant Mlle Lucette s’exclamer ainsi ; il serra les lèvres et prit les devants d’un air aussi majestueux que lui permettait la grappe de colis petits et gros dont il était chargé.
— J’ai encore deux malles, voici le reçu. Ric, tu ne vas pas oublier mes malles ! s’écria derrière lui Mlle Lucette, d’une voix à la fois plaintive et fâchée.
— Il n’y a pas de place sur le petit break pour trois personnes, deux malles et douze paquets, répondit Ric, daignant à peine tourner la tête.
— Ric, tu m’entends, il me faut mes malles tout de suite, j’en aurai besoin en arrivant…
— On les fera prendre demain.
— Ric, tu es abominable ! Je me plaindrai à ta maman.
— Vous voulez donc faire crever Cocotte !
— Oh ! le méchant garçon, comme il me parle ! Quels mots il emploie !… Monsieur, je vous en prie !…
Car les deux belligérants arrivaient près de la voiture, et Lucette, voyant Pierre debout, l’attitude aisée, la figure animée d’un sourire un peu railleur sous la moustache, n’imagina point que c’était là le cousin aveugle dont Ric avait parlé.
— Monsieur, je vous en prie, allez réclamer mes malles vous-même, puisque Ric est un petit monstre comme à l’ordinaire !
— Je regrette bien, mademoiselle, dit Pierre, de ne pouvoir vous rendre ce service…
— Comment donc, vous non plus ! s’écria-t-elle, l’interrompant… Je ne trouve donc que des gens impolis, désobligeants et qui se moquent de moi… oui, qui se moquent de moi… Je le vois à votre mine ! Et un soldat français encore… avec des décorations… – elle commençait à examiner Pierre – des décorations, deux !… Je les respecte, vos décorations, je les honore… Ne me regardez pas comme ça fixement… C’est beau d’être un vaillant soldat, mais vous pourriez aussi être poli pour les jeunes filles, et me réclamer mes malles… Deux petites malles, très petites… À peine des valises.
Pierre saisit l’instant où Lucette s’arrêta pour respirer.
— Si vous voulez me permettre de dire un mot… Ric, prends tout de suite le reçu et va réclamer ces malles ; si elles sont lourdes, demande à un homme d’équipe de les apporter jusqu’à la voiture. On les casera certainement, et pour décharger Cocotte, nous ferons la côte à pied, toi et moi.
Sans répondre une syllabe, Ric prit le papier et s’éloigna. Il avait amoncelé par terre le sac de maroquin, le nécessaire et les petits paquets.
— Je vais monter dans la voiture, dit Lucette, et vous voudrez bien, monsieur, me passer mes colis pour que je les case.
Pierre s’était aperçu qu’on avait entassé des paquets sur le sol, près de lui. Il se baissa, saisit ce que sa main rencontra en premier lieu…
— Mon nécessaire d’abord, fit Lucette impérieusement… En cuir jaune… à droite. Vous le voyez bien !
— Non, dit Pierre, je ne le vois pas, pour une bonne raison. Mais si vous m’accordez une demi-minute, je le trouverai.
Il y eut un silence que Pierre ne savait trop comment interpréter… Tout à coup, il s’aperçut que la jeune fille descendait de voiture, sautait du marchepied à côté de lui ; une main légère, mais agitée, se posait sur son bras…
— Pardon, monsieur, pardon ! j’aurais dû savoir… j’aurais dû comprendre… Et moi qui me permettais de réclamer vos services, tandis que j’aurais dû au contraire vous aider…
Sa voix tremblait, une jolie voix que Pierre trouvait sympathique maintenant.
— Mais pas du tout, mademoiselle, fit-il un peu embarrassé… Je suis tout à vos ordres. Je suis venu avec Ric pour me rendre utile… dans la mesure de mes moyens.
— Non, non, je vous assure, je suis inconsolable, poursuivait Lucette. Ah ! mon Dieu, que devez-vous penser de moi… Vous parler comme je l’ai fait ! Je suis affreuse, affreuse !
— Je suis sûr du contraire, dit Pierre en riant… Remontez dans la voiture, mademoiselle. Avec vos indications, je vous passerai vos colis. Ric ne saurait tarder.
— Mais dites d’abord que vous me pardonnez… Moi, si on me garde rigueur, je ne vis plus… j’expire !… Maman et papa le savent et mes grands-papas et mes grand’mamans le savent aussi. Il faut qu’on me pardonne tout de suite… Alors je revis…
— Revivez, je suis bon prince, fit Pierre un peu dédaigneusement, et il pensait : « Ric se trompe ou il m’a trompé. Elle n’a pas vingt ans, elle parle comme une gamine. Que c’est malheureux de ne pas pouvoir se rendre compte soi-même ! »
En réalité, Lucette avait dix-huit ans ; mais gâtée par une excessive sollicitude, de santé frêle parce qu’on l’avait trop soignée, tyrannique et nerveuse, elle était demeurée ridiculement petite fille. Le miracle était qu’il lui restât du cœur après tout ce qu’on avait fait pour la rendre parfaitement égoïste. Elle était compatissante, elle était généreuse ; si elle avait fait de la peine à quelqu’un, elle en était au désespoir pendant dix minutes, puis elle se faisait cajoler et consoler par la personne même qu’elle avait offensée. Le ton froid et même ironique de Pierre la consterna… Elle fit sa petite moue irrésistible, ses grands yeux suppliants… Puis, tout à coup, elle se dit : « Il ne me voit pas ! » et alors un véritable chagrin, sans pose, sans coquetterie, s’empara d’elle. Son cœur se serra, des larmes roulèrent sur ses joues : « Il ne me voit pas ! il ne voit rien… Il est dans la nuit, tandis que je suis, moi, dans la lumière… »
Sans ajouter un mot, elle prit une brassée de petits paquets, les posa dans la voiture, saisit son sac, son nécessaire, les casa.
— Je ne suis donc bon à rien ? demanda Pierre tandis qu’elle allait et venait autour de lui.
— Un soldat avec des médailles ne porte pas les paquets d’une insignifiante petite demoiselle. Si vous aviez un paquet, c’est moi qui le porterais, déclara Lucette, car elle allait d’un extrême à l’autre.
— Et vous pensez que je vous laisserais faire ! s’écria le jeune soldat.
— Vous seriez bien obligé, car moi, quand j’ai mis quelque chose dans ma tête…
Lucette dut s’interrompre pour s’essuyer les yeux et se moucher.
« Elle pleure, pensa Pierre. Je l’entends à sa voix. Décidément, c’est une petite fille. »
— Voyons, ma pauvre petite, dit-il, ne vous faites pas du chagrin comme ça. C’est ma faute… C’est une méprise… Allons, allons – car elle se mettait à sangloter tout doucement – j’aurais dû vous prévenir, au lieu de rester planté là et de vous regarder avec des yeux qui ont l’air d’y voir…
Ric arrivait avec un homme d’équipe et les deux malles.
— Ah ! bon ! fit-il du ton bourru et narquois que seul son âge ose prendre envers les jeunes demoiselles. Je vois que Mlle Lucette t’a déjà querellé !… mais elle a trouvé son maître, puisque c’est elle qui pleure…
— Ric ! petit malotru ! s’écria Lucette tandis que ses larmes séchaient subitement au feu de ses yeux irrités.
— Vraiment, Ric, tu passes les bornes ! dit Pierre. Il te faudra apprendre la courtoisie, mon poteau.
Lucette s’installa, silencieuse et digne. Pendant dix minutes au moins, elle n’ouvrit pas la bouche. Elle était un peu suffoquée d’avoir été appelée « ma pauvre petite » par ce soldat. Cependant, dès que Lucette réfléchissait, elle arrivait très vite à des conclusions. Oui, sa pétulance, son ton volontaire et puéril, même ses sanglots, étaient d’une petite fille plutôt que d’une jeune personne de dix-huit ans.
« Il faudra que je le détrompe en étant très froide, très pondérée… Maman me recommande toujours d’être pondérée… Mais je me connais. Je suis trop émotive… C’est si terrible ce qui lui est arrivé, à ce pauvre garçon ! Ah ! que c’est affreux d’être toujours dans la nuit ! Et il est si jeune ! Et comme il est gentil ! Il a dit : « C’est ma faute, j’aurais dû vous prévenir ! » Mais c’est égal, je ne pourrais pas supporter des émotions pareilles pendant trois semaines… Je suis trop sensible… J’écrirai à maman de me faire revenir, sous un prétexte… C’est dommage, moi qui aime tant mes vacances à la ferme ! C’est la guerre, comme a dit papa, quand on a su que le caviar russe n’arriverait plus… »
Pierre lui aussi restait sans rien dire ; il pensait, s’il faut l’avouer, que la présence de Mlle Lucette n’ajouterait rien au charme de son séjour chez la bonne tante Louise.
Dès qu’on fut au pied de la longue côte, Ric descendit du siège, d’où il n’avait cessé de donner de furtifs coups de pied à la grosse valise qui le gênait.
— Je descendrai aussi, dit Pierre.
Lucette hésita un instant quand elle le vit sur la route à côté du break.
— Ric aura le cheval à conduire ; vous serez seul… fit-elle ne sachant trop comment dire.
— La voiture me guidera, répondit Pierre, en cherchant à tâtons un des barreaux du dossier.
— Mais vous marcherez dans la poussière des roues… Il y a un petit sentier dans l’herbe, qui coupe le contour de la route… Si vous vouliez que je vous… conduise…
— Ah ! je veux bien, moi, dit Pierre avec empressement.
Dès qu’elle fut près de lui, elle lui prit la main et la passa sous son bras.
— Ce sera bien ainsi ? demanda-t-elle.
— Tout à fait bien… Mais vous êtes plus grande que je ne croyais, fit-il avec étonnement. Vous êtes grande…
— Pour mon âge ? Quel âge me donnez-vous ?
— Si j’ai fait une bévue, je vous prie de m’excuser, dit Pierre un peu confus.
— J’ai dix-huit ans. Pour la raison, j’en ai peut-être dix, à ce qu’assure ma grand-maman Dupin. Mais je sens que je vais faire des progrès avec vous ! ajouta-t-elle très sérieusement.
— Des progrès, déclara Pierre généreusement, nous en avons tous à faire. Moi le premier.
— Vous ne me ferez pas croire ça ! s’écria Lucette l’impétueuse. D’abord, qui est-ce qui oserait vous trouver des défauts ? à vous, un soldat, un grand blessé ?
Pierre se mit à rire.
— En tous cas, je souhaite que vous ne les découvriez pas trop vite, mes défauts.
— Ah ! c’est moi qui vous ai donné une représentation des miens ! dit Lucette d’un ton pénitent. Mais ce Ric est exaspérant. Nous sommes comme chien et chat dès que nous nous voyons. Il sort ses dents, je sors mes griffes… C’est curieux : tout le monde à la maison me chérit, et Ric me déteste… Ce sentier est mauvais, il vous fatiguera, dit-elle en s’interrompant.
— Ah ! mademoiselle, vous m’humiliez ! moi, un chasseur alpin… fit Pierre en mordant sa moustache.
— Oui, mais vous avez souffert longtemps… La marche ne vous fatigue pas ?…
— Ce qui me fatigue, c’est de ne pas marcher… Jamais je ne me rassasie de marcher. Savez-vous bien qu’à la guerre je sortais de l’entraînement des alpins !… Et quel entraînement en 1913 ! Nos officiers pressentaient certainement que la catastrophe approchait… Les manœuvres d’été en 1912… C’est ça un souvenir ! Le plus beau temps de ma vie…
Il devint muet pendant quelques minutes.
— Racontez-moi un peu, fit Lucette doucement.
— Connaissez-vous les Alpes ? demanda-t-il.
— Peut-être pas celles que vous connaissez ; mais nous allons chaque été dans les Alpes valaisannes, ou bien en Engadine, ou à Chamounix.
— Vous connaissez Chamounix ? J’y ai fait un concours de ski.
— De ski, répéta-t-elle. Vous faites du ski ?
— J’en faisais. Il faut parler de tout ça au passé. Mais c’est bon tout de même d’avoir ces souvenirs. Ainsi, tout un été en montagne, sans redescendre, à coucher dans les granges ou en plein air… L’écho des clairons entre les rochers… Et ces cimes étincelantes, et roses le matin. Comme je revois tout cela. La nuit, quand je ne dors pas et que je sens le cafard qui me mord, je fixe mon esprit sur un épisode des manœuvres, je le revis, j’oublie que pour moi… tout ça est bien fini…
Il s’interrompit, étonné de parler si librement, presque intimement, avec une jeune fille qu’il connaissait bien peu, qui même lui avait paru d’abord déraisonnable et sottement exigeante. Mais la voix de Lucette lui plaisait ; il y trouvait une douceur, une petite vibration émue, et un accent de déférence, de bonne éducation, qui le gagnaient, en dépit de la première impression.
— Je sais un livre qui vous intéresserait, dit Lucette au bout d’un instant. Grand-maman Martin me l’a mis dans ma malle. C’est l’histoire d’un jeune officier d’alpins, Roger Allier…
— Vous avez ce livre ! s’écria Pierre. J’en ai entendu parler à Paris. Mais pour l’avoir, il fallait s’adresser à la famille ; je n’ai pas osé. Ah ! si vous vouliez me le lire !
— Mais bien volontiers. Ce sera un plaisir pour moi, répondit Lucette, dont les yeux se mouillèrent.
Et elle songea : « Non, je ne demanderai pas à maman de me rappeler… »
— C’est gentil, ce sentier dans l’herbe, fit Pierre. Dites-moi un peu où nous sommes.
— Vous voulez que je décrive ? ça ne vous fait pas de peine ?
— Dire que ça ne me fait pas de peine, ce serait exagéré… Mais j’aime à savoir où je suis. Et puis, des fois – cela dépend naturellement de la personne qui décrit – je me représente très bien les choses, je les vois presque… Vous comprenez que la grande chose, c’est d’avoir vu… Et tout récemment. Plus tard, dans des années, les images s’effaceront peut-être… Mais elles sont encore toutes fraîches. Ainsi, dans mes rêves, je vois tout comme autrefois…
— Cela vous fait plaisir ? demanda Lucette avec une certaine émotion.
— Ah ! je ne dis pas que le réveil soit agréable… On sort de la lumière, on se retrouve dans la nuit… Mais on se fait une raison, ajouta-t-il d’un ton ferme… Comment ! nous voici déjà sur la route !
— Prenez garde, il y a un petit talus à descendre… Maintenant, nous traversons la route et nous prenons un second raccourci, sous les arbres, cette fois. Nous serons à l’ombre. Est-ce que je m’y prends bien pour vous conduire ? demanda-t-elle anxieusement.
— On ne saurait mieux. Pour m’avertir d’un obstacle, un simple petit mouvement de votre bras suffira. D’ailleurs, j’ai le pied solide ; même si je butte ou si je glisse, jamais je ne tombe.
— Vous n’avez pas de canne ? dit-elle.
— Jamais, quand je sais que j’aurai un bras pour me guider. Je me rends indépendant autant que possible. C’est une étude intéressante, je vous assure. Ainsi je commence à acquérir le sens de l’obstacle et aussi le sens de l’espace vide, que les aveugles de naissance ont à un point extraordinaire. Mais malgré cela nous avons de grands avantages sur eux…
— Lesquels ? demanda Lucette à qui cette conversation paraissait très intéressante.
— Eh ! bien, nous nous représentons les couleurs, la lumière, les reliefs… Eux ne peuvent s’en faire aucune idée. Vous me dites que le ciel est bleu, que le pré est vert. C’est comme si je le voyais. Mais eux, qui n’ont jamais vu, comment sauraient-ils ce qu’est le bleu, le vert ? Nous avons, dans notre maison de rééducation, un professeur de Braille qui est aveugle de naissance ; il est en confiance avec moi, il me fait des questions qu’il n’oserait faire à chacun. Il m’a demandé, par exemple, comment il est possible qu’un carton plat, sur lequel il ne sent aucun relief, puisse donner l’image d’une personne. Je lui dis que cette image est formée par l’opposition des lumières et des ombres ; il m’a assuré qu’il comprenait, mais en réalité il ne comprend pas. Vous voyez que ceux qui ont vu sont privilégiés…
— Privilégiés ! mais les regrets ! murmura Lucette.
— Ah ! les regrets… On serait perdu si on s’y arrêtait…
Ils arrivaient à un endroit charmant sous les sapins. Devant eux, les troncs, les branches encadraient un coin du lac, bleu comme un morceau de moire bleue chatoyante, des maisons blanches sur la rive, et tout à l’horizon quelques cimes neigeuses qui commençaient à flotter dans la brume des belles après-midi.
— Asseyons-nous un instant, dit Lucette. La voiture en a bien pour dix minutes à nous rejoindre. Je vous dirai ce qu’on voit d’ici…
Elle commença sa description, soigneuse et lente.
— C’est beau, dit Pierre. Un vrai petit tableau. Ça me rappelle tout à fait une échappée sur le lac d’Annecy. Mais ici avec les Alpes plus lointaines, naturellement. Merci, mademoiselle, vous décrivez vraiment très bien.
— Pour décrire, j’ai été forcée de bien regarder, dit la jeune fille. J’ai peut-être passé vingt fois dans ce joli endroit, jamais je n’avais si bien regardé le point de vue. À présent, je le sais par cœur, je le vois en fermant les yeux…
— Et vous l’avez fait voir à mes yeux clos, dit Pierre… C’est vrai qu’on n’observe jamais assez. Maintenant j’observe beaucoup plus… Mon ouïe est déjà devenue plus subtile. J’entends vos moindres mouvements, je me rends compte des attitudes… Ainsi vous venez de porter les deux mains à votre tête, à votre chapeau probablement… Je vous entends tirer une épingle.
— On ne peut rien vous cacher, dit Lucette en riant. J’ôte mon chapeau, en effet… Parce que c’est bon de sentir l’air souffler dans les cheveux.
— Vous êtes blonde ? demanda Pierre, qui en même temps rougit un peu, craignant que la question ne fût trouvée indiscrète.
— Ric vous l’a dit, s’écria Lucette, ou plutôt il vous aura dit que j’ai les cheveux rouges. Ce n’est pas vrai ! Ah ! si je l’attrape, le mauvais garnement !… Avouez-le, il vous a dit que j’ai les cheveux rouges…
— Mais je vous jure que non, protesta Pierre.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit de moi, textuellement ?
— Heureusement, j’ai bonne mémoire, et les choses qui m’intéressent, je les retiens mot pour mot… Voici ce que Ric m’a révélé, cette après-midi même, entre quatre et cinq… dans la voiture, en descendant de la ferme… Il devait être cinq heures moins vingt, pour être exact… Car je venais de regarder l’heure à ma montre… Ric m’a dit, textuellement… Vous voyez qu’il y a à peine une heure… Il n’a pas eu le temps de changer d’avis, ni moi d’oublier… Voyons… retrouvons les termes mêmes…
— Vous me faites bouillir ! cria-t-elle. Vous me faites mourir à petit feu. Vous a-t-il dit, oui ou non, que j’ai les cheveux rouges ?…
Pierre l’entendit taper du pied et ne put s’empêcher de rire.
— Connaissez-vous, demanda-t-il, les Histoires comme Ça, de Kipling ? On me les a lues. Il y en a une qui s’appelle : Le Papillon qui tape du pied…
— Mais vous, au fait, dit la jeune fille, passant comme l’éclair sur cette allusion à son impatience, comment vous appelez-vous, si j’ose demander ? Je ne crois pas avoir entendu votre nom…
— Pierre Royat, mademoiselle. Pour vous servir, comme on dit à la campagne.
— Merci. Moi, je suis Lucette Martin, pour vous servir. Et de ma part, c’est vrai.
— De la mienne aussi, je vous assure.
— Mais j’en reviens à la question, textuellement !
— Eh ! bien, voici ce que Ric m’a révélé : « Mlle Lucette, chacun la trouve très jolie, sauf moi. Tu me diras ce que tu en penses… Elle est vieille, elle a presque vingt ans ; elle a des cheveux blonds, avec du rouge par dedans… »
— Il a dit blond, vous êtes sûr ?
— Parfaitement sûr.
— Blond, avec du rouge dedans ? répéta Lucette. C’est assez ça. Je suis ce qu’on appelle blond chaud, blond cuivré, blé mûr. Tout ce qu’on veut, sauf blond fade.
— Ric ne m’a pas dit de quelle couleur sont vos yeux.
— À peu près de la couleur des vôtres.
— Ah ! les miens d’à présent, je ne les ai pas vus.
— Brun marron, la teinte qui va avec mes cheveux.
— Oui, poursuivit Pierre, et vous avez le teint qui va avec vos cheveux et vos yeux… Le fond est très blanc, et vous avez du rose vif aux joues… Je vous vois, mademoiselle Lucette, je vous vois distinctement… Bon ! vous rougissez maintenant… Vous portez les mains à vos joues pour sentir si c’est vrai…
— Vous y voyez ! s’écria Lucette. Avouez que vous y voyez !
— Certainement, j’y vois très bien… par l’imagination.
— Pas autrement, vous le jurez ?
Pierre ne répondit pas. Après une minute de gêne de part et d’autre, Lucette reprit à demi-voix, très doucement :
— J’entends la voiture. Voulez-vous y monter, monsieur Pierre, ou préférez-vous marcher encore un peu ? Il y a un dernier raccourci, et alors on est tout près de la ferme.
— Si cela ne vous ennuie pas trop, je préfère marcher, dit Pierre.
Ils se remirent en chemin, traversèrent de nouveau la grande route, escaladèrent un petit sentier assez difficile où Lucette glissa sur une arête de pierre, et ce fut le soldat aveugle qui l’empêcha de tomber.
— J’ai encore bon pied, si je n’ai plus bon œil, fit-il en riant. Le pied du chasseur alpin, voyez-vous, ça ne se perd pas… Nous sommes de nouveau sous les sapins… Mais cette branche qui m’a frôlé… attendez un peu…
Il tâtonna pour retrouver la branche redressée ; il fit glisser les feuilles entre ses doigts…
— Du noisetier, dit-il. Comme j’aime ce mauvais sentier ! Comme il est plus expressif que la route plate et nue. La route ne me dit absolument rien.
— Il y a un sentier bien plus mauvais encore qui descend dans les falaises du Doubs. Je vous y conduirai, dit Lucette, fière de son rôle de guide.
— C’est cela ! mais nous emmènerons Ric.
— Oh ! pourquoi ? demanda-t-elle d’un ton chagrin.
— Il ne faut pas que Ric se croie négligé, allons ! Ric est mon copain... Ainsi, tout à l’heure, nous remonterons en voiture pour arriver avec lui à la ferme... Si je me souviens bien de mon premier trajet, il y a un bon bout où l’on trotte pour finir.
— Alors, moi, je ne serai pas votre copain ? murmura Lucette plaintivement.
Pierre eut un instant d’embarras.
— Que faut-il que je fasse pour être votre copain ? insista-t-elle.
— Mais, mademoiselle, une jeune fille n’est pas un copain, en général…
— Il y a des exceptions à tout ; je serai votre copain, déclara-t-elle impérieusement. Ou bien alors, j’écrirai à maman qu’elle me rappelle !…
— Vous rappeler ? pourquoi ? demanda Pierre étonné.
— C’est vrai, pourquoi ?… ne faites pas attention aux bêtises que je dis, fit Lucette avec une certaine confusion. Rappelez-vous que je suis une enfant gâtée, et qu’il ne faut pas qu’on me contrarie ! Quel mal ça vous ferait-il que je sois votre copain ?
— Aucun, mademoiselle, bien au contraire, répondit le jeune soldat qui pensait : « Cette jeune fille est gentille, mais pas commode tout de même. On sent l’épine au moment où on s’y attend le moins. »
Maintenant, pour comble de malheur, Ric boudait quand il arrêta la voiture devant les deux déserteurs... Oui, Pierre était un déserteur, un lâcheur, il préférait la compagnie de Mlle Lucette à celle de son cousin ! À chaque contour, Ric avait espéré voir les deux piétons fatigués, assis au bord de la route… Mais non, ils avaient grimpé plus haut. Lui, on l’oubliait… Il n’était bon qu’à trimballer les malles ! L’air sombre et grognon, la figure toute plissée de mauvais vouloir, quand il vit enfin ses deux compagnons qui l’attendaient debout au pied du talus, il fit mine de ne pas les voir. Il fouetta même Cocotte.
— Ric, arrête-toi ! cria Lucette…
Il n’entendait pas… Elle, son ennemie de chaque été, il l’aurait bel et bien laissée en panne. Mais Pierre l’appelait à son tour…
— Voyons, mon copain, combien faut-il payer pour monter dans ta voiture ?
Alors, Ric consentit à retenir l’ardeur de Cocotte… Lucette monta la première, Pierre s’installa très facilement, mais quand les premiers mots qu’il adressa à Ric ne reçurent pour réponse qu’un monosyllabe bourru, il songea : « Quel dommage ! Voilà mon copain qui nous obscurcit de nouveau le soleil. »
Entre Ric et Lucette, il y avait décidément trop de petites rancunes pour que la bonne harmonie pût s’établir. Tout le monde en souffrait, naturellement. Deux personnes qui se boudent dans une famille, c’est comme deux pommes qui pourrissent dans un panier. Et c’est pire ; car on peut bien jeter ces deux pommes, mais les personnes, il faut les endurer.
Dès l’instant de l’arrivée, Mme Lebrou vit ce qui en était, car Ric lâcha une des malles par terre en la déchargeant. Lucette le tança d’un ton irrité, l’accusa d’avoir fait exprès…
— Et tant pis pour toi si l’écritoire que je t’apporte est cassée ! s’écria-t-elle.
Ric grommela qu’il n’avait pas besoin d’une écritoire… que l’écritoire est un truc à la vieille mode… que les gens civilisés ont des plumes-réservoir… Par bonheur, on ne comprenait que la moitié de ce qu’il mâchonnait entre ses dents…
Justin monta les malles pendant que Ric dételait ; Boc et Popol, ravis d’avoir leur cousin tout à eux, l’emmenèrent s’asseoir sous les frênes, et réclamèrent immédiatement une histoire de la guerre.
Mme Lebrou s’affairait dans la cuisine avec Élise, tandis que le maître et les quatre journaliers achevaient de mettre tout en ordre, râtelaient le pont de grange, rentraient les chars ; la magnifique fenaison était entassée, et son grisant parfum de thé commençait déjà à s’infiltrer dans la maison. On avait eu de la chance pour tout : le beau temps, et pas d’accidents, pas de querelles ; des ouvriers de bonne volonté jusqu’au bout… Presque sans le vouloir, le fermier songea tout à coup aux champs dévastés de la Somme, aux fermes écroulées, aux femmes et aux enfants qui errent sans abri… Puis il revint à son neveu Pierre et sentit que déjà il l’aimait comme un fils.
Lucette s’installait dans les deux chambres boisées du premier étage, au couchant. Ces deux pièces, d’après le bail, étaient réservées en tout temps au propriétaire. Mme Lebrou n’y entrait que pour les aérer et pour surveiller, deux fois l’an, un grand nettoyage. Aux boiseries brunes étaient suspendues de vieilles gravures ; les fenêtres avaient des rideaux de mousseline blanche à pois ; les deux lits, des courtines et des couvre-lits d’ancienne indienne de Boudry à grands ramages. Sur le poêle de faïence verte, il y avait une jonchée de fleurs de tilleul qui parfumaient l’air.
Lucette aimait depuis son enfance ces deux chambres rustiques, dont l’une servait de salle à manger quand M. et Mme Martin venaient à la ferme pour y passer une journée. La jeune citadine déballa rapidement ses deux malles, en répartit le contenu dans l’armoire et dans les tiroirs de la vieille commode ventrue, puis elle ouvrit son nécessaire de toilette, arrangea sa table à coiffer entre les deux fenêtres, défit les nombreux petits paquets qui contenaient une foule de cadeaux pour tout le monde ; une belle pipe pour Justin, du tabac pour les journaliers, un beau livre illustré pour Popol, une boîte d’outils pour Boc qui aimait à scier et à clouer, une grande écritoire en faïence à fleurs et tout un assortiment de plumes, crayons, canif, pour cet ingrat de Ric... Une broche en argent pour Élise, et une vraie améthyste montée en or pour Mme Lebrou. Pour le fermier, un beau portefeuille en maroquin brun. Les parents de Lucette étaient généreux ; ils appréciaient leur excellent fermier, sa femme si compétente et si active, et leur famille d’enfants bien élevés…
« Bien élevés ! songeait Lucette avec amertume. Mais ce n’est pas la faute de tante Louise si son Ric est un vrai porc-épic… Tiens ! ça rime : porc-épic, Ric… Il faudra que je le lui fasse remarquer… Mais je n’ai pas de cadeau pour le soldat… J’écrirai à maman… »
On frappa à la porte. C’était Mme Lebrou.
— Je viens voir si vous êtes bien installée, mademoiselle Lucette, si vous avez tout ce qu’il vous faut… Le souper est prêt ; c’est le souper des foins, vous savez…
Lucette sauta au cou de la fermière.
— Il fait bon revenir chez vous, tante Louise. J’aime ces deux chambres. Je les adore. J’y suis libre. Je fais tout ce que je veux… Et voici un petit souvenir de maman pour vous, tante Louise… Vous allez mettre cette broche tout de suite, puisque c’est fête…
— Quelle jolie broche ! s’exclama Mme Lebrou, qui ne dit pas : « C’est trop beau pour moi ! » car elle avait une autre belle broche en or datant de ses fiançailles. Votre maman me gâte vraiment, mademoiselle Lucette… Mais descendez, n’est-ce pas ? Nos journaliers seront pressés de rentrer chez eux.
Lucette fourra dans son grand ridicule la pipe destinée à Justin et les copieux paquets de tabac et de cigares, puis elle descendit lestement le vieil escalier usé qui donnait sur un couloir, et le couloir sur la cuisine.
Pendant tout le repas, elle fut très gaie, très gentille. Ric s’était planté à la gauche de Pierre, toute sa figure froncée et menaçante, avec un air de dire : « Malheur à qui essayerait de prendre ma place ! » À droite, le jeune soldat avait sa tante Louise, qui le servait. Lucette était en face, à côté du fermier ; Pierre sentit qu’elle l’observait. « Pourvu que je n’aille pas faire quelque gaucherie ! pensa-t-il. Cette jeune fille est si impulsive qu’elle ne tait aucune de ses impressions… » En effet, sa voix claire s’éleva tout à coup :
— Ric ! fais-donc attention !
Ses yeux surveillaient la main de Pierre qui cherchait du pain et n’en trouvait plus. Immédiatement Ric répliqua d’un ton courroucé :
— Je sais ce que j’ai à faire, mademoiselle Lucette !
Il prit du pain dans la corbeille et le posa à côté de l’assiette de Pierre. Celui-ci comprit de quoi il s’agissait. « J’en aurai de l’agrément entre mes deux copains ! » pensa-t-il, moitié fâché, moitié amusé.
Les beignets arrivèrent, puis le café, puis les chansons. On s’assit en plein air ; Pierre fut requis de chanter de nouveau le « Pont de Minaucourt », avec accompagnement de mandoline… Justin essayait sa belle pipe neuve. (C’est dommage, se disait-il, qu’il faille qu’une pipe soit neuve pour commencer ; ça ne vaut pas une vieille…) Les journaliers savouraient en silence les excellents cigares de M. Martin… Lucette, assise sur le seuil de la porte, avec Popol qui s’endormait dans le creux de son bras, se sentait très douce, très émue, très bonne…
Mais Ric n’en démordait pas : Lucette était le trouble-fête. Une furieuse jalousie le mordait continuellement. S’il restait avec son cousin, Lucette était là en intruse, et chaque parole que Pierre lui adressait semblait à Ric un bien qu’on lui volait. Si au contraire, il laissait ces deux-là s’en aller seuls, ou avec Boc ou Popol, il se rongeait en leur absence, il se figurait être délaissé et méprisé…
Pendant huit jours, ce fut affreux.
Le temps était admirable, il faisait parfois, vers le soir, une petite averse, juste à point pour faire verdir les regains ; mais la matinée était toujours belle, Lucette emmenait Pierre au bord du bois, où l’on était si bien assis sur une grosse pierre ou sur le gazon court ; elle emportait ce gros livre gris, l’histoire de Roger Allier, qui transportait Pierre dans un passé encore bien proche, dans les enivrants souvenirs de sa vie d’alpin, sur les pentes vertes d’où s’élancent les cascades cristallines, ou sur les champs de neiges étincelantes…
Au lieu de s’intéresser à cette lecture, Ric faisait semblant de s’ennuyer. Il détachait des petits cailloux, les faisait sauter sur la jupe de Lucette, ou bien il chantonnait… Enfin, il se rendait insupportable… On peut vraiment dire que pendant cette semaine-là, il obscurcit le soleil de tout le monde ; le soleil de Pierre, qui était l’amitié, la causerie, la promenade ; le soleil de Lucette, qui était le plaisir ému qu’elle éprouvait à donner au soldat aveugle son temps et toutes ses pensées… Et son soleil à lui-même, pauvre Ric, qui se croyait le plus malheureux et le plus maltraité des êtres humains.
Un jour, comme la chaleur n’était pas excessive, Lucette proposa une grande promenade, presque une expédition ; pour but, le vallon du Creux-du-Loup, une sorte de fissure pleine de fougères, où l’on arrivait par ce mauvais sentier des falaises dont elle avait déjà parlé à Pierre… Car le chasseur alpin, toujours bon marcheur, réclamait des chemins ardus, rocailleux, malaisés…
— C’est entendu, nous partirons de bonne heure. Tu viens, Ric ?…
— Non ! grommela Ric, toutes pointes dehors.
— Porc-épic… murmura Lucette.
— Si, si ! tu viens, insista Pierre. Comment veux-tu que je me passe de toi ? Le chemin sera trop mauvais…
— Tu as Mlle Lucette…
— Mlle Lucette se tordra le pied, fit Pierre en riant, et nous devrons la rapporter à la maison…
— Dans ce cas, j’irai, fit Ric, qui rougissait en même temps, sentant bien qu’il se rendait ridicule.
Boc et Popol devaient rester à la ferme, car on attendait la visite d’une tante qui aimait beaucoup ses petits neveux.
Tout alla bien d’abord. Pierre avait pris le bras de son jeune cousin, et Ric était content dès qu’il pouvait croire qu’on le préférait à Lucette. Comme le fin gazon des pâturages est doux au pied, comme l’air devient léger à mesure qu’on monte !… Et la chaleur n’est plus un poids qui vous accable, c’est un élixir subtil qui fait couler de la joie dans les membres et dans le cerveau.
— Que c’est bon de monter ! disait Pierre à chaque instant. Et il y a encore de la pente comme cela ?
— Pour un quart d’heure, dit Lucette. Ensuite on trouve l’entrée du sentier qui descend dans la gorge.
— Pas du tout, contredit Ric aussitôt. Il faut d’abord traverser la plantation, aller jusqu’à la maison du forestier…
— Tu te trompes, mon petit Ric…
— Je ne suis pas votre petit Ric ! protesta-t-il, son animosité se rallumant aussitôt.
— Mon grand Ric, mon gros Ric à pointes !… fit Lucette moqueuse. Ta forme et ta dimension ne changent rien à l’affaire. Je connais le chemin. Nous montons en tirant un peu à gauche, nous trouvons un petit mur, puis l’entrée du sentier.
— Il faut tirer à droite, au contraire…
— Pour monter plus haut qu’il n’est nécessaire…
— Tous les chemins mènent à Rome, essaya de dire Pierre pour concilier les deux opinions.
— Peut-être, mais il faut tout de même choisir, fit Lucette. Voulez-vous le chemin de Ric ou le mien ?
— Prenons le plus long, répondit Pierre, nous avons du temps devant nous…
— Dans ce cas, Ric conduira ; je ne connais pas son sentier, fit Lucette qui s’écarta un peu pour aller voir s’il y aurait déjà des fraises au bord du taillis.
On marcha encore quelque temps en silence. Tout à coup, Ric s’arrêta.
— Je n’aurais pas dû venir avec vous. Je suis de trop… Vous n’avez pas besoin de moi, vous deux… Je retourne à la maison…
— Ah ! non, tu ne feras pas cela, dit Pierre un peu consterné. Tu ne vas pas nous lâcher ainsi !
— Eh ! bien, si, tout de même. Mademoiselle Lucette, cria Ric, je m’en vais. Vous allez être bien contente…
Et sans même attendre qu’elle les eût rejoints, il quitta le bras de Pierre et partit, descendant la côte au grand galop. On eut beau l’appeler, l’appeler ! Il ne tourna même pas la tête.
— Nous n’avons qu’à rentrer aussi, dit Pierre très ennuyé.
— Pourquoi ? fit Lucette un peu essoufflée, car elle était revenue en courant. Je connais le chemin. Qu’est-ce qui nous empêche de faire notre promenade comme nous l’entendions ?…
Pierre n’osa pas insister. Il se demandait si les convenances, dans ce pays, et pour une jeune fille élevée comme Lucette l’était, autorisaient une jeune fille et un jeune homme à se promener seuls tout un après-midi. Mais tandis qu’il hésitait, Lucette avait pris son bras, et Pierre dut s’avouer à lui-même qu’il était très doux de s’en aller ainsi avec son copain Lucette, gaiement et de bon accord, depuis que le copain Ric avait fini de les tourmenter.
— Il se punit lui-même, n’en parlons plus, dit la jeune fille.
Au bout de quelques minutes, on dut enjamber un petit mur à moitié écroulé. Pierre s’en tira fort bien ; cette gymnastique l’amusa. Lucette décrivait le site, il croyait le voir, la promenade redevenait un délicieux plaisir. Enfin, on trouva l’entrée du mauvais sentier presque à pic, puis creusé en marches dans le rocher…
— À droite, nous avons le mur de la falaise ; à gauche, pas grand’chose… Le précipice avec des petits sapins… Il ne faudrait pas glisser… J’ai été un peu folle de vous amener ici, murmura Lucette. Et on ne peut guère se tenir à deux sur les marches. Il faut aller l’un derrière l’autre…
— Y a-t-il du danger pour vous ? demanda Pierre.
— Pour moi ? Aucun. Les marches sont très bien taillées. Il n’y a qu’à suivre la paroi à droite ; la pente où on peut glisser est à gauche…
— Combien de marches y a-t-il ?
— Exactement, je ne le sais pas. Une trentaine… Cela tourne autour d’un rocher qui nous barre le passage. À cet endroit, les marches sont encore plus étroites, mais il y a un bout de rampe, puis le sentier reprend, le danger est passé.
— Le danger ! fit Pierre en riant. Vous appelez cela du danger ? Gageons que vous glisseriez plus vite que moi. Allez devant. Moi, je tâte le rocher à droite avec ma main, le bord du précipice à gauche avec ma canne… Je n’irai pas à la quatrième vitesse, bien sûr…
— Faut-il vraiment que j’aille la première ? demanda Lucette…
— Assurément… S’il se trouvait un caillou, ou quelque obstacle, vous pouvez m’avertir ; vous pouvez me tendre la main si j’hésite. Tandis que derrière, vous ne pouvez prendre aucune initiative…
— Très bien, dit Lucette, dont le cœur battait, mais qui ne savait plus comment reculer, en voyant le gai courage de son copain. Je descends donc la première marche… Je suis sur la seconde. Faites attention, je vous en supplie !…
— Si le lieutenant Roger Allier nous voyait, il serait content de son alpin aveugle ! s’écria Pierre quand une douzaine de marches furent derrière eux…
— Nous ne sommes pas au bout, dit Lucette… Il y a encore un mauvais pas avant le rocher où l’on tourne… Là, c’est même pire qu’à pic, ça surplombe… Mais cela va très bien, monsieur Pierre… Soyez prudent…
— Soyez prudente aussi, dit-il. Ne vous retournez pas en marchant…
À l’instant même où il prononçait ce mot, un cri lui répondit. Il entendit le bruit d’une chute, des pierres qui roulaient… Lucette s’était retournée tout en avançant d’un pas, son pied s’était posé sur l’extrême rebord surplombant… un caillou, un peu de terre, avait cédé… La pauvre enfant avait glissé de dix mètres sur la pente à pic ; rencontrant un petit sapin qui lui sauva la vie, elle s’y était accrochée d’une main, puis des deux, et avait pris pied sur une étroite corniche où elle restait tremblante, ses bras nus écorchés et sanglants ; elle n’osait faire un seul mouvement, crainte de glisser plus bas… À peine eut-elle repris haleine qu’elle appela :
— Pierre ! Pierre ! je n’ai pas de mal. Ce n’est rien !… Mais ne bougez pas !… Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ! murmura-t-elle, levant la tête, et voyant au-dessus d’elle le roc lissé qui surplombait en une petite voûte et l’empêchait même d’apercevoir Pierre et le sentier… Au-dessous, c’était l’abîme que tapissaient des forêts…
Une voix si altérée qu’elle la reconnut à peine, lui répondit :
— Vous n’avez pas de mal, Lucette ? est-ce bien vrai ? où êtes-vous ?… expliquez-moi ! Dites-moi ce que je puis faire pour vous aider à remonter…
— Remonter ! oui, si j’étais un lézard, cria-t-elle en s’efforçant de rire. La roche est lisse comme un mur. Vous êtes sur une corniche au-dessus, et moi sur une corniche au-dessous… C’est une histoire de corniches… et moi je suis un fameux cornichon de vous avoir amené ici…
Son ton de plaisanterie ne réussit pas à rassurer Pierre. La situation était très périlleuse, il le devinait. À la distance de la voix de Lucette, il calculait une chute de dix à douze mètres.
— Vous n’avez pas le pied foulé, ni aucune blessure ?
— Non, j’ai glissé bêtement ; un sapin m’a empêché de rebondir…
Et elle regardait au-dessous d’elle l’abîme où elle aurait rebondi sans ce petit sapin…
— Vous le disiez bien que je glisserais plus vite que vous ! reprit Lucette.
— Ah ! taisez-vous ! Je suis un criminel ! s’écria Pierre. Un criminel et un fou ! Quand on n’y voit plus, on ne joue pas à l’alpin !…
— Si vous parlez ainsi, je vais me mettre à pleurer, déclara Lucette. C’est ma faute à moi toute seule. Qu’avais-je besoin de poser mon pied sur ce bord qui a cédé ?…
— Je ne vois qu’une chose à faire, dit Pierre après un instant de réflexion. Je vais remonter les marches, puis suivre le sentier, et quand je serai dans un endroit découvert, j’appellerai au secours…
— Je vous le défends ! cria Lucette. Il vous arrivera malheur comme à moi… Je vous en supplie, Pierre, ne bougez pas !
— Pour moi, il n’y a aucun danger, je vous assure. J’ai compté les marches. Onze. Je tâte le rocher, à gauche, avec ma main, le bord à droite, avec ma canne. J’irai lentement. Plus haut, le sentier est facile à suivre ; il y a des buissons d’un côté, de l’herbe de l’autre. J’irai bien jusqu’au petit mur. Là, j’appellerai de toutes mes forces…
— Je mourrai de peur en attendant ! gémit Lucette.
— Votre position est-elle tenable pendant une demi-heure ? demanda Pierre.
— Ce n’est pas ça… Je suis assise sur le rebord ; j’entoure le sapin d’un bras… À condition de ne pas trop remuer, je ne cours aucun risque… Mais c’est pour vous, Pierre, pour vous ! Comment pourriez-vous remonter seul ce mauvais sentier ?… Mon cœur s’arrête, d’y penser seulement !
— Mais il n’y a pas d’autre parti à prendre… Voyez-vous autre chose ?
— Attendons, dit Lucette faiblement.
— Vous dites ? Attendre ? Nous ne devions pas être de retour à la ferme avant six heures… À sept heures, on commencera à s’étonner… À huit, on songera à se mettre à notre recherche… On ne sera pas ici avant neuf heures. Il fera nuit. Votre sauvetage sera bien plus difficile… Quand je pense qu’il suffirait d’un faux mouvement pour vous précipiter…
Sa voix s’étrangla d’émotion… Il reprit au bout d’un instant :
— Qui sait si dans une demi-heure je ne vous amènerai pas quelqu’un…
— Il n’y a personne là-haut dans ces pâturages ! cria Lucette au désespoir. Pierre, je vous en supplie ! C’est trop dangereux pour vous… Vous perdrez votre chemin, et qu’est-ce que nous deviendrons l’un et l’autre ?
— Vous me croyez plus incapable que je ne suis, dit Pierre qui, à part lui, songeait : « Il y a une Providence ; elle me guidera. »
— C’est fini d’hésiter, poursuivit-il, se penchant un peu vers l’endroit d’où venait la voix de Lucette. Restez bien tranquille surtout. Je reviendrai avec un homme, avec des cordes…
— Eh ! bien, fit-elle quand elle comprit qu’il était résolu, et qu’elle ne pouvait plus le retenir, que Dieu vous garde, cher, cher… soldat !…
L’écho de cette jeune voix fervente coupée d’un sanglot vibra dans l’oreille et dans le cœur de Pierre Royat qui se mit en route plein de courage et d’espoir. Son entreprise était assez périlleuse pour absorber toutes ses facultés. Comptant les marches, rasant le rocher à sa gauche, il arriva sans peine au sommet du rude escalier. La mémoire instinctive des lieux qui s’était développée en lui depuis sa cécité, et son sens de direction, lui faisaient reconnaître son chemin comme s’il l’avait vu. Il se demanda s’il ferait bien d’appeler Lucette en criant, pour lui faire savoir que la première étape était franchie ; ils auraient dû convenir d’un signal… Il craignit de la faire tressaillir ; il comprenait combien la situation de la jeune fille était précaire sur cet étroit rebord.
Maintenant, il avait devant lui le mauvais sentier à pic, avec des buissons d’un côté et une marge d’herbe sèche de l’autre, et au delà de la marge d’herbe, le danger… Il importait surtout de suivre les buissons… Deux fois, un petit tournant trompa Pierre qui allait tout droit devant lui et qui tomba dans le fourré... Alors il se mit à tâter le sol avec ses mains pour retrouver la terre foulée et les cailloux du sentier. Chose étrange, pas un instant il ne fit de retour sur sa cécité. Il ne se sentait pas aveugle ; il avait l’impression d’être un voyageur égaré dans la nuit et qui fait appel à tous ses instincts pour découvrir sa route. Naturellement, ce fut long ; le sentier qu’il avait descendu en dix minutes au bras de Lucette, il mit une bonne demi-heure à le gravir. « S’il m’arrivait malheur, que deviendrait ma pauvre petite ? » songeait-il.
Enfin, il eut l’impression d’un espace qui s’ouvrait, d’une étendue d’air libre. Plus de buissons ; une herbe courte à droite et à gauche… Mais le sentier restait dur, bien battu, bien marqué… Il conduisait au petit mur, comme Pierre s’en souvenait distinctement, et tout à l’entour, c’était la solitude sonore du pâturage. Plus loin, le mur franchi, il n’y avait que des prés fauchés qu’on avait traversés un peu au hasard, tout en discutant avec Ric, qui tirait à droite, tandis que Lucette voulait aller à gauche. Pierre ne pouvait plus que s’égarer s’il franchissait le petit mur. Il s’arrêta, il écouta pendant quelques minutes… Le vent délicieux de la montagne passait à petits coups d’aile, mais n’apportait d’autre son que des tintements lointains de clochettes.
Se faisant un porte-voix de ses deux mains, Pierre appela, comme il avait entendu les vachers dans les montagnes de Savoie, en syllabes longues, sur deux tons : « Oh !… hé !… Oh !… hé !… » De nouveau, il écouta, puis il se décida à crier, en bon français : « Au secours ! Au secours ! »
Quand on a été alpin, on n’aime pas à crier au secours. Mais il fallait bien, c’était pour Lucette… Pour lui tout seul, il n’aurait crié que : « Oh !… hé !… »
Tout à coup, une voix étrange, pas très lointaine, lui répondit ; cela venait d’un peu plus haut, derrière le mur… Cela ressemblait à la voix de Ric comme subitement éveillée, et pleine d’épouvante…
— J’arrive ! j’arrive !…
Pierre entendit des sauts, des pierres qui dégringolaient… des pas qui couraient sur l’herbe dans sa direction… Les bras de Ric l’entourèrent, la tête de Ric se fourra sur sa poitrine…
— Tu es seul !… pourquoi ? pourquoi ? fit la voix haletante.
Ah ! le soulagement, de sentir un être humain là, tout près… Des pieds qui pouvaient courir vite. Des yeux qui pouvaient guider.
— Tu n’étais donc pas retourné à la maison ? demanda Pierre.
— Non… J’étais fâché… J’avais du chagrin… Alors je me suis couché près du mur… J’ai… j’ai pleuré…, et puis dormi… Je vous avais suivis un moment…
— Tu parleras de ton chagrin plus tard, dit Pierre assez rudement, Mlle Lucette a eu un accident… Je cherchais du secours… Maintenant, écoute-moi. Tu vas me ramener aux marches taillées le plus vite possible. Ensuite tu prendras tes jambes à ton cou, tu courras comme tu n’as jamais couru de ta vie, tu diras à ton père et à Justin de monter ici, avec une corde solide, sans perdre une minute… Mlle Lucette est en danger…
— Faut-il vraiment que tu retournes aux Escalettes ? demanda Ric. C’est du temps perdu.
— Ne discute pas, garnement ! cria Pierre avec un courroux subit. Fais ce que je te dis… En marche, au pas accéléré !…
Des larmes roulaient sur les joues de Ric, mais il se tut et guida son cousin jusqu’à la première des marches taillées…
— Me voici, Lucette, me voici !… êtes-vous là ? appela Pierre de toutes ses forces.
Un cri de joie lui répondit :
— Déjà !
— Penche-toi un peu, dit Pierre à Ric… Peux-tu voir Mlle Lucette ?… Plus bas, sur une corniche… Il y a un petit sapin…
Ric, en bon petit montagnard qui sait s’y prendre, se mit à plat ventre sur la marche, puis s’avança sur les mains, comme un lézard, et bientôt il eut la moitié du corps au-dessus du précipice.
— Oui, je la vois, fit-il au bout d’un instant, ayant porté ses yeux vers la droite.
— Elle est en sûreté ?
— Elle est assise, ses pieds pendent… Elle a un bras qui saigne… Elle se sera écorchée en roulant…
Une horreur subite, inexprimable, l’étreignit… Tout ça, cet accident, cette détresse de Pierre criant au secours, aveugle et tout seul, et ce bras qui saignait, c’était sa faute à lui, c’était son impardonnable crime… C’était son mauvais cœur, c’était son affreuse jalousie… Jamais Pierre ne pourrait l’oublier… Jamais il ne pardonnerait… La vie entière s’effondrait autour de Ric… Et son ami, son copain, l’avait appelé garnement… Ah ! quel châtiment, quelle ruine de l’amitié si belle… C’était fini… entre lui et son-copain…
Tout à coup, dans cette noire désolation, une lueur brilla, faible d’abord, puis éblouissante, telle la mince fusée qui s’épanouit en étoiles et en traits de feu… Il fallait sauver Lucette, tout de suite, par un acte d’énergie, d’héroïsme si possible… Alors Pierre pardonnerait à son copain.
— Il me vient une idée… souffla-t-il, à moitié étouffé d’émotion… Reste là, Pierre, surtout ne bouge pas… Je reviens dans une minute.
Il descendit cinq ou six marches, tourna l’angle du rocher, examina le reste des Escalettes, c’est-à-dire une douzaine de degrés encore plus étroits, mais bordés d’une solide rampe en fer du côté du précipice et d’une main-courante du côté du rocher. Il se mit de nouveau à plat ventre, s’avança en dehors sous la barre de la rampe, autant qu’il put.
Il vit, comme il l’avait espéré, que la corniche de Lucette continuait, et même s’élargissait et tournait l’angle, comme un balcon tourne l’angle d’une maison. Juste au-dessous de la rampe, elle cessait brusquement, coupée par une effroyable fissure du rocher… Mais elle allait jusque-là, c’était l’essentiel. Et comme la corniche gardait le même niveau, tandis que l’escalier descendait d’au moins cinq mètres, il s’en suivait que la corniche et l’escalier étaient bien moins éloignés l’un de l’autre que plus haut.
Dès que Ric se fut rendu compte de la possibilité d’accomplir son projet, il revint en quelques enjambées jusqu’à la marche où il avait laissé Pierre immobile et inquiet.
— Ici, à cette place, lui dit-il, même si nous avions une corde, même si nous avions un autre homme pour nous aider, il serait impossible de hisser Mlle Lucette. L’escalier est trop étroit ; nous n’avons pas d’appui, et pas de recul. Mais plus bas, c’est différent. Je veux bien que les marches sont encore plus étroites, mais il y a une barrière en fer solide, et une main-courante où on peut se cramponner. De plus, la distance n’est pas si grande entre l’escalier et la corniche… La grande affaire, c’est que Mlle Lucette puisse se glisser d’où elle est jusqu’au-dessous de la barrière…
Pierre écoutait anxieusement… Le plan que Ric lui développa dans tous les détails semblait faisable…
Lucette, d’une voix un peu haletante, demanda des explications. Un malaise, une sorte de nausée commençait à l’envahir. Le soleil la frappait en plein, et derrière elle le rocher était chaud comme le mur d’un four.
— Êtes-vous d’accord ? Voulez-vous essayer ? demanda Ric.
— Je ferai n’importe quoi plutôt que de rester ici plus longtemps… Le vertige vient… J’ai mal au cœur ! fit-elle plaintivement.
Il lui semblait qu’elle était depuis des siècles collée à cette roche embrasée. Il lui semblait que son petit sapin se penchait, se penchait, que toute la montagne se penchait au-dessus de l’abîme. D’un violent effort, elle se ressaisit.
— Courage, Lucette, courage ! disait la voix de Pierre au-dessus d’elle.
— Tout va bien ! cria-t-elle. Je me mets en route !
Oui, Lucette, vaillamment, malgré le vertige, malgré le mal de cœur, se mettait en route, c’est-à-dire commençait lentement à se déplacer sur l’étroit rebord où il lui était impossible de se mettre debout. Elle se soulevait un peu sur les mains, trouvait ici et là un point d’appui pour son pied pendant, avançait de quelques centimètres. Ce fut long. Quand il fallut tourner l’angle du rocher, elle crut bien qu’elle allait défaillir… L’abîme au-dessous semblait plus vide, plus menaçant. Pourtant comme la corniche s’élargissait, la progression devenait moins difficile. Ric s’était remis à plat ventre sur une des marches et suivait des yeux tous les mouvements de Lucette pour les guider de la voix et pour renseigner Pierre…
— Encore un demi-mètre et vous aurez tourné le coin... Là… Vous y êtes ! Ça va magnifiquement, Pierre ! Ce buisson, mademoiselle Lucette… Ne pourriez-vous pas l’empoigner et vous mettre debout ? Il y a un buisson derrière elle, Pierre, et le rebord a bien un mètre de large. Maintenant, descendons, nous aussi. Prends garde, suis le rocher à droite. Compte six marches... Nous voici de nouveau juste au-dessus d’elle…
Jamais, depuis qu’il avait perdu la vue, Pierre n’avait senti son impuissance comme en ces terribles minutes. Il comprenait qu’un faux mouvement, un caillou détaché, ou le vertige, pouvait d’une seconde à l’autre jeter Lucette dans le vide. Ric était-il assez clairvoyant, assez prudent ? Quand il l’entendit conseiller à Lucette de se mettre debout en se hissant à un buisson, un frisson glacé courut dans ses veines, le paralysa…
— Courage ! courage ! répétait-il machinalement, presque sans savoir ce qu’il disait… Courage… ma petite Lucette… ma pauvre petite…
— Tout va bien ! cria-t-elle de nouveau.
Elle recula, toujours assise, s’adossa au rocher, ramena ses pieds qui jusque-là avaient pendu dans le vide. Puis de ses deux mains, elle chercha et saisit un tronc mince qui se dressait derrière elle.
— Va-t-il plier ? cria-t-elle à Ric.
— Non, non, c’est du hêtre ! Ne le prenez pas trop bas.
Alors, les deux pieds bien assurés sous elle, ses deux mains bien nouées plus haut que sa tête au petit tronc lisse, son corps jeune et souple tendu comme un arc, Lucette se souleva lentement, se trouva debout, le front dans du feuillage, le visage en face du grand horizon qui l’éblouissait.
— Si vous pouvez, cria Ric, vous feriez mieux de tourner le dos au précipice.
Leurs voix étaient plus proches maintenant, Lucette en éprouvait une sécurité, bien qu’il lui fût impossible de voir ses compagnons… Tout doucement, se cramponnant aux branches du petit hêtre en buisson, elle fit un demi-tour et se trouva face au rocher. Elle leva la tête, elle vit la figure de Ric qui s’avançait, sous la rampe de fer.
— Pouvez-vous rester comme ça deux minutes ? demanda-t-il. Ne t’inquiète pas, Pierre, tout va pour le mieux. Mlle Lucette est debout… Elle se tient solidement aux branches… Ce petit arbre nous aide beaucoup… Passe-moi ton couteau, veux-tu ? Il a une lame de scie, je crois…
— Que vas-tu faire ? demanda nerveusement le jeune soldat.
— Tu vas voir ! fit Ric qui tendait la main vers le couteau.
— Voir ! répéta Pierre avec une amertume qu’il n’avait pas souvent ressentie.
La main-courante fixée dans le rocher à droite était une corde pas très grosse qui courait dans des anneaux à pitons… Ric eut vite fait de la scier à l’un des bouts, de la faire sortir des anneaux, et de la transformer en un grand nœud coulant, tout en expliquant à Pierre la suite de son plan.
— Donne-moi cette corde, dit Pierre, qui la mesura sur son bras… Il y en a sept mètres à peu près… Le nœud coulant en prend presque deux… À l’autre bout, je vais faire de distance en distance trois gros nœuds pour que nos mains aient de la prise. La corde est assez longue, tu crois ?
— Oui, je le crois... Mlle Lucette est debout ; ça fait une différence d’un bon mètre. Elle peut s’aider du buisson pour s’élever ; elle trouvera peut-être un trou pour ses pieds. Toi et moi, nous avons la rampe de fer devant nous, qui nous empêchera de perdre l’équilibre quand nous commencerons à tirer. La corde devra-t-elle passer par dessus la rampe ou par dessous ?
— Par dessous, dit Pierre ; autrement, nous perdrions de la longueur ; nous n’en avons pas trop. Le nœud coulant est solide au moins ? il ne risque pas de se défaire ?
De ses mains, il le tâtait et le tirait vigoureusement. Il chercha la rampe, la saisit, la secoua.
— Ça ne bouge pas plus que le rocher lui-même.
— Êtes-vous bientôt prêts ? demanda Lucette. Vos trois minutes sont longues, vous savez ! Passez-moi du moins le journal pour me distraire, ajouta-t-elle avec un petit éclat de rire.
« C’est pour moi, ce ton crâne, cette pauvre petite plaisanterie, pensa Pierre, dont le cœur se serrait d’angoisse et de pitié. Elle veut que je ne comprenne pas. Elle est à deux doigts d’une mort affreuse… Elle rit ! La brave, la brave enfant !… Je n’ai pas été plus brave que ça dans la tranchée… »
Ah ! s’il avait pu la voir, il n’en eût pas pensé moins… L’effort de se tenir cramponnée tout en luttant contre la nausée et contre la peur, faisait rouler des gouttes de sueur sur le front et sur les joues enflammées de la jeune fille ; tous ses membres se raidissaient ; ses genoux, par moments, étaient sur le point de fléchir ; la large écorchure de son bras commençait à lui causer une douleur cuisante, et sa manche de batiste était marbrée de grandes taches rouges… Chaque seconde lui paraissait une minute, et chaque minute une heure, et elle défaillait presque en devinant que l’instant même du sauvetage serait encore plus périlleux que la situation actuelle. Allait-il donc falloir se suspendre au bout d’une corde ; abandonner la corniche qu’au moins son pied sentait, s’abandonner aux mains faibles de Ric, aux mains de Pierre plus robustes, mais que les yeux ne guidaient pas !…
— Nous sommes prêts ! dit enfin Pierre. Elle le vit, car il se penchait au-dessus de la rampe de fer. Instantanément, comme par miracle, sa panique disparut ; cette figure résolue, ces deux mains serrées autour de la corde lui inspirèrent une confiance absolue et même une sorte de gaîté un peu folle, comme on éprouve quand tout le sang figé recommence à circuler.
— Vivent les alpins ! cria-t-elle d’une voix légère qui résonna contre le rocher.
— Attention ! dit Ric. Le nœud descend. Ne le laissez pas s’embrouiller dans les branches. Passez-le sous vos bras.
— Respirez d’abord, dit Pierre, dilatez bien vos poumons, afin que la boucle ne vous gêne pas trop.
Ce n’était pas facile, tout en entourant le petit hêtre d’un bras, d’attraper la boucle de l’autre main, de la faire passer sur sa tête, autour de ses épaules, sous ses bras… Lucette y réussit cependant.
— J’y suis, dit-elle. Vous pouvez tirer.
— Cherchez des appuis pour vos pieds ; avec vos mains, empêchez le nœud coulant de se déplacer. Tenez votre visage éloigné de la paroi qui pourrait vous blesser, recommanda Pierre. Je vais compter. À trois, soyez prête.
Solidement campés l’un près de l’autre, mais Ric un peu en avant afin de voir par dessus la rampe et de signaler les obstacles, ils rassemblaient leurs forces pour l’instant difficile.
— Une, deux, trois !…
Lucette se sentit perdre pied ; elle était hissée maintenant dans les branches, elle montait vers la roche nue, vers la rampe, vers le salut… La corde dure se serrait autour de son buste frêle, la meurtrissait, mais elle ne songeait qu’à maintenir autour d’elle ce nœud sauveur. Ses pieds rencontrèrent une saillie, s’y posèrent, prirent un élan. Son front fut bientôt à la hauteur de la dalle… Mais n’ayant plus d’appui, elle oscillait… Nœud après nœud, ses deux compagnons halaient la corde. Cette dernière minute fut la plus cruelle. Le corps de Lucette était entièrement suspendu, tandis qu’une de ses mains battait l’air, cherchant à saisir quelque chose.
— Penche-toi, Pierre, avance une main… fit Ric haletant. Je ne lâche pas la corde, n’aie pas peur.
Pierre comprit. Avec une force décuplée, il tint la corde d’un seul bras, allongea l’autre ; des doigts incertains l’effleurèrent… Il saisit un poignet, un bras mince.
— Prends-lui l’autre bras si tu peux, sans lâcher la corde, ordonna-t-il à Ric.
Les yeux dilatés de Lucette, sa tête échevelée, ses épaules, le nœud coulant apparurent… Elle se courba sous la rampe, réussit à mettre un genou sur le rebord… Et c’était fini du cauchemar, le sol ferme de tout le monde l’accueillait, la rassurait.
Moitié riant et moitié sanglotant, elle se laissa tomber sur une marche, elle était à bout d’efforts, il lui semblait avoir tous les membres brisés.
— Vous avez été épatante, il n’y a pas d’erreur, mademoiselle Lucette, dit Ric avec admiration. Vous avez tenu bon tout le temps. Ça ne devait pas être drôle de pendouiller au bout de cette corde.
Elle eut un petit gémissement à moitié réprimé.
— Êtes-vous blessée ? demanda Pierre avec alarme. Pourrez-vous marcher ?
— Donnez-moi quelques minutes pour me remettre, dit-elle se ressaisissant. D’ailleurs vous devez aussi en avoir besoin… Asseyez-vous là sur les marches, mes deux…
Elle avait envie de dire mes deux sauveurs, mais ce mot ne lui plaisait pas, et elle sentait qu’il déplairait à Pierre.
— Vos deux poteaux ! s’écria Ric joyeusement. On est poteaux nous trois maintenant, dis, Pierre ?
Pierre avait pardonné, Ric en était certain, puisque Mlle Lucette, grâce à l’inspiration de Ric, sortait du drame saine et sauve. Ils s’assirent dans l’ombre du pan de roche, et ils restèrent là un bon quart d’heure, ineffablement heureux sans savoir pourquoi.
Pierre ne disait pas grand’chose ; l’heure effroyable qu’il venait de traverser l’avait bouleversé trop profondément ; son esprit en avait encore le vertige. Mais Ric, avec la légèreté de son âge, laissait monter son excitation heureuse en une vraie ébullition de petites phrases, de rires, de gestes… Il s’admirait un peu, avouons-le, et les remerciements de Lucette lui firent plaisir.
— Où serais-je sans votre secours à vous deux ? disait-elle avec un frisson.
— Sans nous deux, vous n’auriez jamais couru ce danger, répondit Pierre. Nous ne saurions vous demander assez pardon…
— Ça c’est vrai, dit Ric baissant le nez.
— Mais au contraire, s’écria Lucette avec une gaîté un peu voulue, je vous dois la seule et unique aventure de ma vie. J’en serai fière jusqu’à mon dernier jour…
— Vous pouvez l’être, fière, dit le jeune soldat d’un ton senti. Vous avez été admirable de sang-froid… d’oubli de vous-même... Car j’ai bien compris, allez, tout ce qu’il y avait de terrible dans votre position, quand vous cherchiez à me donner le change, quand vous trouviez le courage de rire…
— Oui, mais si je vous disais que j’ai été sur le point de crier de peur, à l’instant où la corde m’a tirée en l’air… Ça, c’était le cauchemar…
— Pauvre petite ! murmura Pierre, le cœur serré.
Sa main chercha l’épaule de la jeune fille assise devant lui sur une marche plus basse ; il rencontra son bras et le sentit tressaillir.
— Je suis sûr que vous êtes blessée ! s’écria-t-il. Je vous ai fait mal rien qu’en vous touchant.
— Des contusions et des écorchures… Je n’ai rien d’autre, je vous l’affirme ; mais nous ferons bien de partir d’ici, car je me sens plus raide de minute en minute.
— En route pour l’ambulance ! cria Ric qui ne parvenait pas à être convenablement attristé.
Il aida à Lucette à se mettre debout, mais elle le pria d’accompagner Pierre jusqu’au sommet des Escalettes, jusqu’au sentier facile où ils pourraient alors marcher de front. Pierre fit des objections, il voulait monter seul afin que Lucette pût s’appuyer sur Ric. Alors la jeune fille s’énerva, déclara que si on la contrariait, elle n’aurait plus la force de faire un pas…
— Je vous l’ai dit cent fois, que mes deux grand’mamans ne veulent pas qu’on me contrarie !…
— Bien, bien ! fit Pierre un peu étonné de cet accès d’enfantillage qui suivait une heure d’héroïsme.
Il ne comprenait pas encore grand’chose aux nerfs des jeunes filles… Mais il aurait dit encore une fois : « Pauvre petite ! » s’il avait pu deviner quel effort Lucette s’imposait pour ne pas sangloter par réaction d’une trop longue torture de tout son être, et pour gravir ces marches ardues quand tous ses os et toutes ses articulations lui faisaient mal… Enfin, enfin, elle atteignit le sentier herbeux, doux aux pieds et qui bientôt descendait vers le poste de secours.
— Vous allez prendre mon bras d’un côté et celui de Ric de l’autre, et vous vous laisserez aider, dit Pierre. J’entends votre pas, vous buttez à chaque instant, vous n’en pouvez plus. Ah ! qu’il me tarde de vous remettre aux mains de ma tante…
Moitié portée, moitié soutenue, Lucette s’abandonna à une sorte de torpeur. Mais elle en sortit quand de loin on aperçut la ferme sous les frênes.
— Il faut tout de même nous entendre, dit-elle. Raconterons-nous notre équipée ? Qu’en pensez-vous ? J’aimerais mieux, je l’avoue, que papa et maman n’en sachent rien. Mais tante Louise se croira obligée de les mettre au courant…
— Moi, fit Pierre, je suis toujours partisan de ne rien cacher… D’ailleurs vous aurez besoin d’être soignée sérieusement ; ça nécessitera des explications…
— Très bien, dites tout, mais ne comptez pas sur moi pour causer, dit Lucette trop lasse pour discuter davantage…
Vous voyez d’ici l’effet que produisit cette rentrée de la petite caravane… Popol qui fut le premier à les apercevoir dans le sentier du pâturage, accourut à leur rencontre ; le crépuscule déjà sombre ne lui permit pas de discerner tout de suite que Lucette était affreusement pâle et qu’une de ses manches de batiste était tachée de sang… Mais dès qu’il s’en aperçut, il ne perdit pas de temps, il reprit sa course vers la maison en poussant des cris… Mme Lebrou sortit aussitôt, suivie de Boc ; Tambour, d’épouvante se précipita hors de sa niche en aboyant comme un perdu ; mais il avait été puni d’un jour d’arrêt pour s’être querellé avec une poule, et il ne put que tirer sur sa chaîne et hurler comme si le feu était à la maison. M. Lebrou, le domestique, la servante, tout le monde fut dehors en un instant.
— Elle saigne ! elle saigne ! criait Popol, la tête dans les jupons de sa maman, ce qui n’avançait pas les affaires.
Le fermier fut le premier à se trouver face à face avec le trio silencieux, fatigué, mais surtout très embarrassé d’être accueilli par ces clameurs.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda M. Lebrou assez sévèrement.
— Mais rien du tout d’extraordinaire, nous rentrons comme nous sommes partis, fit Lucette prise d’un rire nerveux. Nous étions trois, nous sommes trois, bien au complet, vous voyez…
Mais Mme Lebrou arrivait, traînant Popol toujours pendu à sa robe…
— Vous avez eu un accident ? fit-elle d’une voix tranquille très douce, – et c’était la voix qu’elle prenait toujours dans les catastrophes… – C’est bien, je vais arranger ça… Appuyez-vous sur moi, mademoiselle Lucette. Du courage, vous allez trouver votre chambre, votre lit… Ric, cours dire à Élise de monter de l’eau chaude chez Mlle Lucette, et d’être là pour m’aider.
L’oncle prit le bras de Pierre pour le guider, tandis que sa femme emmenait Lucette qui essayait de protester encore qu’elle n’avait rien.
— Ne m’en demandez pas trop long, répondit Pierre aux questions impatientes de M. Lebrou, et lui-même aussi un peu énervé. Parce que, ça vous étonnera peut-être, mais je n’ai rien vu de ce qui s’est passé…
— Voyons, Pierre, voyons…
— Voyons, c’est facile à dire. Dites-le à quelqu’un d’autre… À Ric par exemple. Mlle Lucette a glissé sur la pente, nous l’avons remontée jusqu’au chemin.
— Remontée comment ? avec vos bras ?…
— Oui, avec nos bras et une corde…
— Une corde ! miséricorde ! s’exclama M. Lebrou sans faire attention à la rime… Es-tu sûr que Mlle Lucette n’a rien de cassé, de démis ?
— Non, je n’en suis pas sûr ; je crois même qu’elle a un bras assez abîmé.
— Je vais dire à Justin d’atteler à tout hasard, s’il fallait chercher le docteur, conclut M. Lebrou…
* * *
Comme Lucette, les sourcils froncés et se mordant les lèvres à cause du mal qu’elle sentait à son bras, se laissait tomber dans sa chambre sur la première chaise venue, elle aperçut Ric debout près de la table à coiffer.
— Que fais-tu là ? s’écria la fermière. File à l’instant…
Il tendit son doigt vers le tapis blanc de la table, où une grosse corde rugueuse s’enroulait un peu comme un nid.
— C’est pour vous, mademoiselle Lucette, pour la garder en souvenir, si ça vous dit. Je l’ai rapportée autour de moi en ceinture, ajouta-t-il, assez fier de son idée de bon corsaire. Demain j’irai en mettre une autre dans la rampe. Mais celle-là...
Il ne put achever, car Lucette s’écriait :
— Ric, tu es un amour !
Et de son bras valide, lui entourant le cou, elle l’attira près d’elle et lui planta deux gros baisers sur les joues. Il rougit excessivement et s’éclipsa.
Mme Lebrou aidait à Lucette à enlever sa blouse de batiste déchirée et tachée de sang, de terre, d’herbe. Quand les bras furent à nu, elle les examina soigneusement, les lava avec l’ouate douce et l’eau bouillie qu’Élise apportait… Le bras droit n’avait que des écorchures insignifiantes… Mais le gauche…
— Il est bien amoché, pour parler poilu, fit Lucette qui gardait son sourire, quoique ses lèvres fussent pâles et tremblantes. C’est drôle, au premier moment, je n’ai rien senti… C’est sur le bras gauche que j’ai glissé probablement, et j’aurai rencontré des pierres tranchantes…
Une longue coupure en zig-zag, bordée de bourrelets bleuâtres de vilaine apparence, se dessinait nettement à présent que le lavage avait fait sortir les petits débris, grains de terre et de gravier, brins d’herbe, aiguilles de sapin, dans le sang coagulé… En cet instant on frappa à la porte, c’était le fermier qui dit sans ouvrir :
— Faut-il aller chercher le docteur ? C’est attelé…
— Oui, j’aime mieux. Il n’y a rien de cassé ni de démis. Tous les mouvements se font. Mais il y a une blessure assez profonde qui me déplaît… Vos parents feraient chercher le docteur tout de suite, n’est-ce pas, mademoiselle Lucette ?…
— Plutôt ! fit-elle, riant d’un rire nerveux. On appelle le docteur quand un cil m’entre dans l’œil. Deux docteurs, tante Louise ! trois docteurs pour une chose aussi grave ! Un spécialiste, et un autre pour donner l’éther !… et une garde de la Croix-Rouge, s’il vous plaît !
— C’est bon, c’est bon, calmons-nous ! fit Mme Lebrou avec quelque sévérité, parce qu’elle commençait à être inquiète… Tu feras bien de partir tout de suite, Jacques, dit-elle en allant à la porte ; et tâche d’apporter déjà un liniment que le docteur te dira. Moi je n’emploie jamais que de l’eau bouillie en compresses pour les grosses écorchures. Apporte de la teinture d’iode. La nôtre n’est plus fraîche. Enfin fais pour le mieux…
Et elle ajouta dans l’entre-bâillement, à demi-voix :
— Mlle Lucette est courageuse, que je ne l’aurais pas cru…
Puis elle revint à la blessée.
Ah ! que cette bonne tante Louise avait la main légère et sûre ; comme son grand pansement d’eau claire était rafraîchissant ; comme le bras était bien emmaillotté d’ouate, bien soutenu dans l’écharpe improvisée par un long essuie-main. Comme c’était bon enfin de s’allonger dans le lit frais après avoir eu ses longs cheveux délivrés des épingles et lestement brossés ; et ses deux mains bien lavées, et ses ongles nettoyés de la terre noire qu’ils avaient grattée... Comme elle était parfumée la tasse de bon lait avec un œuf battu dedans, qu’il fallut bien avaler.
— Pour que vos nerfs ne prennent pas le dessus, mademoiselle Lucette... Si vos nerfs prenaient le dessus, je ne répondrais plus de rien…
— Moi non plus, faisait la patiente toujours entre le rire et les larmes.
— Bon ! à présent fermez les yeux, ne pensez plus à rien en attendant le docteur.
— Merci, bonne tante Louise… Vous mériteriez d’être toute couverte de Croix-Rouges… Allez vite maintenant vous occuper de Pierre.
— Est-ce que Pierre a du mal aussi ? s’écria Mme Lebrou terrifiée. Il fallait me le dire…
— Ce que vous m’auriez lâchée pour votre Pierre ! fit Lucette d’une voix qui s’endormait un peu, car Mme Lebrou avait mis une bonne cuillérée d’eau de fleur d’oranger dans le lait de poule…
Quand la fermière, après avoir interrogé Ric d’une façon serrée, se rendit compte du danger effroyable auquel Lucette avait échappé, quand elle vit que Pierre, pâle comme la mort, ne touchait à rien au souper et qu’il restait là immobile et muet, absorbé dans une vision intérieure, elle comprit sa souffrance, elle comprit qu’il avait traversé des heures d’agonie tant que Lucette était suspendue au bord de l’abîme, et que tout ce drame qu’il n’avait pas vu, mais qu’il avait vécu, s’était gravé dans son cerveau d’une manière ineffaçable. Mme Lebrou se fit aussi rassurante que possible.
— Tu prendras une tasse de lait comme Mlle Lucette, fit-elle ; elle est raisonnable, elle, au moins. Si tu ne prends rien, j’irai le lui dire. Je ne veux pas avoir deux malades sur les bras à la fois.
— Je ne suis pas malade, ma tante, je n’ai rien du tout. Ah ! je voudrais bien être blessé, moi, plutôt que Lucette… que mademoiselle Lucette… Dites-moi toute la vérité, ma tante, dans quel état est ce bras ? Ah ! si je pouvais voir, si je pouvais me rendre compte !
— Tu verrais une grande lardasse depuis l’épaule jusqu’au coude, et beaucoup d’écorchures depuis le coude au poignet. Il a dû se trouver une arête de rocher assez coupante… Si c’était un de mes gosses, je soignerais ça moi-même ; de l’eau fraîche, des feuilles de lys, des feuilles de toute-bonne. Mais j’ai de la responsabilité avec cette jeune fille qui n’est pas à moi…
— Dans combien de temps le docteur peut-il être là ?
— S’il est chez lui, et s’il vient tout de suite, dans une heure on entendra les grelots de Cocotte… Tu sais où est le village. À mi-chemin d’ici la gare… À présent, si tu étais bien gentil, mon Pierre, bien obéissant, tu prendrais ce bon lait de poule qu’Élise apporte, et puis tu te mettrais au lit. Tu as une mine de papier mâché. Ric te lira le journal.
— Quand le docteur sera là, vous viendrez me le dire ?… Jamais je ne me pardonnerai ce stupide accident… J’en suis la cause… Voyez-vous cette folie, cet orgueil ! Vouloir faire comme si on y voyait, quand on n’y voit pas… Et alors c’est une jeune fille qui est victime…
— Victime, victime, fit Mme Lebrou inquiète de la parole exaltée de son neveu, si maître de lui à l’ordinaire… Lucette a des écorchures ; ça cuit, bien sûr, mais dans quelques jours il n’y paraîtra plus… Tu as tout aussi mauvaise mine qu’elle, si ce n’est plus… Je suis sûre que tu as un terrible mal de tête, toi qui ne l’avais plus senti depuis ton arrivée chez nous.
Pierre sentait en effet depuis une heure le douloureux étau de la névralgie lui serrer la nuque et les tempes, et des coups réguliers comme d’une vrille de métal brûlant lui traversaient le cerveau. Il reconnaissait le vieux mal qui, à Paris, l’avait souvent torturé sur son lit pendant sept jours consécutifs, le laissant ensuite affaibli, incertain dans sa pensée, las de vivre…
— Ce ne sera rien, dit-il, devinant que sa tante le considérait avec anxiété. Mais je ferai bien de me coucher en effet, quand ce ne serait que pour n’encombrer personne… Promettez-moi de venir tout de suite me dire ce que le docteur aura dit.
Le docteur, qui était un très brave homme, très paternel, fronça le sourcil à la vue du bras si fâcheusement déchiré, et déclara que c’était trop bête de s’abîmer ainsi en se promenant dans le Jura. Dans les Alpes, passe encore, au moins c’est de l’alpinisme. Il approuva tout ce qu’avait fait Mme Lebrou, appliqua lui-même un liniment, ordonna une tisane contre la fièvre, du sommeil, le bras en écharpe le lendemain, ne pas irriter la plaie, etc. Il assura que c’était l’affaire de huit jours, et qu’il reviendrait le lendemain soir pour s’assurer que toute la chose avait bonne tournure.
— Si vous n’étiez pas trop pressé, docteur, je vous demanderais de passer auprès de mon neveu en descendant, pour lui affirmer qu’il n’y a pas de danger, fit Mme Lebrou. Il se tourmente.
— Oui, docteur, allez-y, dit Lucette vivement. Il s’imagine que ce petit accident, c’est sa faute, tandis que c’est la mienne, mon étourderie. Je ne regardais pas où je mettais le pied. Et dites bonsoir à Pierre de ma part, tante Louise. Dites-lui que je vais dormir très bien et j’espère qu’il en fera autant.
« Elle l’appelle Pierre, hum ! songeait la fermière en descendant avec le docteur. Il l’appelle Lucette, hum ! On fait bien du chemin dans ces accidents… De toute façon, je ferai mieux d’écrire à Mme Martin… ou à monsieur plutôt, car madame est très nerveuse… »
Le docteur fut très gentil pour Pierre, le questionna sur sa blessure, sur son genre de névralgie… Comme il avait apporté à tout hasard des poudres calmantes, il en fit prendre une au jeune soldat, dont la figure semblait extrêmement morne et défaite, maintenant que l’apparence de regard des prunelles artificielles ne l’animait plus. Mme Lebrou n’avait pas encore vu son neveu ainsi, les paupières enfoncées dans les orbites creuses, elle en fut tellement saisie que des larmes commencèrent à rouler sur ses joues et qu’elle dut sortir de la chambre. Mais il n’y avait pas de temps à perdre pour remettre sa courte lettre au docteur qui se chargeait de la glisser à la boîte. Elle se hâta d’écrire trois lignes…
« Cher monsieur Martin, n’allez pas vous inquiéter au moins, Mlle Lucette a eu un petit accident à la promenade ; elle a un bras un peu râpé. Ce ne sera rien. Nous avons eu le docteur, tout va pour le mieux… Votre dévouée Louise Lebrou. »
« Comme je les connais, il arrivera quelqu’un de la famille par le premier train possible », se dit-elle.
Et elle ne se trompait pas.
Mme Lebrou, en écrivant sa lettre aux parents de Lucette, se disait : « Comme je les connais, il arrivera quelqu’un de la famille à la première heure… » D’après Lucette, la lettre pouvait tomber dans la boîte du bureau de son père le lendemain à onze heures… « Comme cela, dit-elle, papa la lira le premier et il dira la chose tout doucement à ma pauvre maman qui est si impressionnable… »
L’intéressante blessée dormit assez bien, se réveilla très disposée à déjeuner ; le bon pain de ménage, le beurre délicieux, la confiture de cerises lui firent un plaisir extrême. Son bras emmailloté ne lui faisait pas trop mal, mais elle se sentait encore courbaturée partout, et n’avait aucune envie de se lever. Son premier mot avait été pour demander des nouvelles de Pierre.
— Grâce à la poudre que le docteur lui a fait prendre, il a dormi, mais il a l’air plus malade que vous, ce matin. Il a voulu se lever à toute force. Il se tourmente, et sa névralgie le tient… Enfin tout ça est bien ennuyeux… Vous avez fait là une belle équipée, mademoiselle Lucette…
— Ne me grondez pas, murmura-t-elle. Ce sera déjà bien assez tragique avec papa…
On ne pouvait guère attendre M. Martin avant cinq heures, si même il prenait le train au reçu de la lettre ; aussi la stupéfaction fut grande dans toute la ferme, quand vers trois heures une trompe d’automobile hurla dans le chemin bordé de frênes, et une belle limousine décrivant une courbe correcte s’arrêta devant la ferme… La portière s’ouvrit avant même que le chauffeur se fut extrait de son siège ; un monsieur d’une cinquantaine d’années, maigre, très vif dans ses mouvements, s’élança sur les dalles de l’entrée, aperçut Mme Lebrou qui accourait dans le couloir et qui s’arrêtait au seuil…
— Eh bien ! eh bien ! cria-t-il, en voilà une histoire !… Et c’est plus grave que vous ne le dites ! Vous nous avez préparés… Mais j’ai lu entre les lignes… Sa mère aussi… Il y a fracture, il y a danger ? Où est le docteur ?… Où est Lucette ? C’est bon, j’y vais… Je veux voir ma fille, vous causerez après !…
En trois pas, il fut dans l’escalier, car il connaissait naturellement la chambre où Lucette s’installait chaque année pour les vacances… Cependant son impétuosité se calma un peu quand il fut derrière la porte. Il attendit que Mme Lebrou l’eût rejoint, ce qu’elle fit aussi vite qu’elle put.
— Entrez, dit-il, et voyez si elle peut me recevoir.
— Papa ! papa ! cria Lucette lorsqu’elle entendit cette voix. Cher papa, entre vite !…
Quand il la vit si mignonne et souriante sur son grand oreiller, avec ses beaux cheveux blonds en deux grosses nattes et son bras en écharpe dans une serviette blanche, le pauvre papa qui avait subi un martyre d’inquiétude pendant tout le trajet, sentit comme un gros nœud se nouer dans sa gorge et lui pousser des larmes plein les yeux. Il se pencha sur sa fille pour lui cacher son émotion, il l’embrassa et resta une minute sans rien dire…
— Ma pauvre chérie ! fit-il, recouvrant enfin une voix à peu près naturelle…
Lucette avait blotti sa tête sous le bras paternel, et s’y frottait comme un petit chat content. Pour un peu, elle aurait fait ronron !
— Je fais le bébé… N’y fais pas attention, papa, j’ai été un peu secouée… disait-elle avec une voix de petite fille. C’est bon de te voir, papa ! Mais comment es-tu là si tôt ? Il n’y a pas de train à cette heure…
— De train ! Si tu crois que ta mère se serait contentée d’un train… J’ai dû téléphoner au Département et obtenir l’autorisation de brûler de l’essence… Pour un cas grave, – j’ai dit : accident grave à ma fille, je dois la ramener aujourd’hui même…
— Me ramener ! c’est sérieux ? exclama Lucette en se reculant un peu pour regarder son père bien en face, car à vrai dire il s’était penché si vite qu’elle l’avait à peine vu.
— Si c’est sérieux ? c’est à toi que je le demande, fit-il, attirant une chaise pour s’asseoir près du lit, car il s’apercevait maintenant qu’il était brisé d’émotion nerveuse… Tu te figures que nous allons te laisser ici, loin d’un docteur et de tout, avec une fracture, une commotion cérébrale, des plaies !…
Lucette éclata de rire.
— Papa, comme tu t’emballes ! dit-elle, allongeant sa main valide pour lui caresser la joue. J’ai des écorchures en masse, mais pas l’ombre de fracture, et quant à des choses cérébrales… Allons donc, papa, tu attiges !
— Tu… répéta-t-il interloqué.
— Mais oui, tu attiges, tu charries dans les bégonias, dans les barbelés si tu préfères, tu vas fort, papa ! enfin, en français bourgeois, tu exagères !
— Ma parole si je ne crois que tu délires, fit M. Martin sévèrement…
— Mais non, je parle à la mode…
— La mode de Gaspard ne sied guère à une jeune fille. D’ailleurs je ne suis pas venu pour plaisanter. Madame Lebrou, dit-il ouvrant la porte et appelant dans l’escalier où la fermière attendait qu’on eût besoin d’elle, ayez l’obligeance de prendre part à notre entretien. Ma femme est dans une inquiétude mortelle, elle veut voir sa fille à tout prix ; elle m’aurait accompagné, si la secousse de cette nouvelle ne lui avait donné la migraine. Une migraine terrible avec tout ce qui s’en suit. Mais elle nous attend ce soir. Que dites-vous, madame Lebrou ? poursuivit-il en lui offrant sa chaise avec la politesse qui ne l’abandonnait jamais.
— J’en dis que c’est très naturel, répondit tante Louise. Le docteur a promis de venir sitôt ses consultations finies, il sera ici vers quatre heures.
— J’irai le prendre avec l’auto, dit M. Martin. Permettra-t-il que j’emmène Lucette ? Ça ira plus vite. Qu’en pensez-vous, madame Lebrou ?
— On a fait voyager des gens plus malades, prononça la fermière. En calant bien Mlle Lucette. Vous seriez rendus en deux ou trois heures…
— Nous avons mis à venir deux heures trente-six minutes exactement.
— C’est commode tout de même… Avez-vous déjeuné avant de partir ?…
— Je crois que… oui. Oui, je dois avoir pris quelque chose… dit M. Martin… Ma femme m’a fait prendre quelque chose… La grand’maman Martin et la grand’maman Dupin étaient là, les grands-papas aussi, nous étions un peu affolés…
— On va vous préparer un repas ainsi qu’au chauffeur, dit Mme Lebrou qui ne perdait jamais les notions pratiques.
— Ça va vous déranger, à cette heure-ci, fit M. Martin.
— À la campagne on n’est jamais embarrassé ; on a tout sous la main, répondit la fermière non sans un juste orgueil.
Mais comme elle allait sortir, Lucette qui était restée toute abasourdie et indécise, la rappela.
— Il me vient une idée, prononça-t-elle, d’un ton timide et hésitant qui ne lui était pas ordinaire.
— Dis ton idée, ma chérie, fit son père tout attendri rien qu’à regarder ce bras en écharpe.
— Tu ne voudras pas…
— Dis toujours. C’est un caprice ?
— Tu oublies que dans l’accident, je n’ai pas été seule à souffrir…
— Mais c’est à peine si je sais les détails de l’accident. Qui est-ce qui a souffert ?…
— Le neveu de tante Louise, le soldat dont je vous ai parlé… C’est lui et Ric qui m’ont sauvée…
— Qui t’ont sauvée ! cria M. Martin. Il a fallu qu’on te sauve ! Mais on ne m’a rien dit de tout ça…
— J’aurai le temps à la maison… Seulement, papa, Pierre a été très ébranlé, lui aussi… Il s’inquiète affreusement pour moi… Si nous l’emmenions ? Ça le distrairait. Il t’a sauvé ta fille, papa.
— Mais il fallait le dire ! s’écria M. Martin. Où est-il, que j’aille lui serrer la main… Il t’a sauvée ? mais n’est-il pas aveugle ?
— Ça n’empêche pas… Un héros est toujours un héros ! proclama Lucette d’une voix triomphante…
Toute la suite fut tellement précipitée que Mme Lebrou ne sut jamais comment elle avait habillé Lucette après la visite du docteur qui approuvait le double enlèvement ; Élise ne sut jamais comment elle avait servi son omelette au chauffeur qui l’intimidait beaucoup plus que M. Martin ; Pierre ne sut jamais comment il s’était laissé persuader de s’installer au fond de la limousine, sa tête douloureuse appuyée sur des coussins ; Ric ne sut jamais par quel héroïsme il avait refoulé ses larmes et même tout sentiment de jalousie jusqu’à la dernière minute. Et Lucette ayant la sensation de vivre en plein miracle, ne sut jamais avec quel élan de reconnaissance éperdue son papa contemplait le jeune soldat aveugle qui lui avait sauvé sa fille.
Pendant le trajet, qui dura deux heures et demie, on ne causa guère dans la belle limousine, car Lucette s’endormit, bien calée dans son coin ; M. Martin, fatigué par les émotions de la journée, tomba, lui aussi, dans une demi-torpeur ; Pierre, dont le mal de tête était aggravé par les trépidations de l’auto, se sentit tout à coup étrangement abandonné. Une sorte de détresse s’empara de lui. Pourquoi donc avait-il cédé si aisément à l’ordre presque péremptoire que Lucette lui avait envoyé par tante Louise, de s’apprêter vite, vite, pour partir avec elle et son père ?
— On t’invite si cordialement, tu n’as pas de motif de refuser, avait ajouté tante Louise. Ça te changera un peu. Et puis, il faut penser à tout, n’est-ce pas ? Tu feras peut-être des connaissances utiles dans la famille Martin ; ce sont des gens influents. M. Martin a une grande fabrique de machines, ça pourra t’aider pour tes projets… D’ailleurs, je compte bien que tu rentreras dans trois ou quatre jours… Et je gage que Mlle Lucette reviendra aussi, quand sa maman aura vu qu’on ne lui rapporte pas son enfant sur une civière.
Il y avait eu ensuite la chaude poignée de main de M. Martin, ses paroles un peu embrouillées, émues et brusques…
— Vous partez avec nous… Non, non, je n’admets pas… Vous nous avez sauvé notre enfant… Il faut que sa mère vous remercie… Pas d’objections, non, non ! aucune ! Faites ce plaisir à Lucette, et à nous cet honneur…
Au fond de ses réflexions et de ses regrets, Pierre songeait que c’était probablement cet argument : « Faites ce plaisir à Lucette » qui l’avait décidé. Mais une appréhension pénible l’étreignait maintenant. C’était la première fois, depuis sa blessure, qu’il se trouvait dans un milieu étranger. La ferme des Frênes, sa tante Louise, son bon oncle, c’était encore la famille. Il n’y avait éprouvé aucune gêne. Mais comment allait-il se tirer d’affaire avec un entourage nouveau, compliqué, probablement luxueux, où tout serait à découvrir, à deviner, à apprendre ? Les gaucheries et les bévues et le lent repérage du début dans la maison de rééducation, n’avaient aucune importance, puisqu’on y était tous entre aveugles et infirmières… Quand on ne peut se rendre compte de rien que par des sons et des tâtonnements, vaut-il la peine de faire ce pénible apprentissage pour une courte et inutile visite de deux ou trois jours ? Que n’était-il resté dans la bonne et simple demeure dont il connaissait maintenant les passages, les portes, les meubles, l’odeur de chaque pièce, l’espace et le soleil dans la cour… Là, il se sentait toujours baigné de lumière. Mais l’inconnu, vers lequel cette limousine l’emportait, c’était la nuit, et doublement la nuit… Être aveugle dans une maison dont on ignore tout, quelle perplexité, et quel isolement !…
C’était véritablement la première fois que Pierre faisait un retour aussi douloureux sur sa cécité. Jusqu’alors, à Paris comme aux Frênes, il n’avait songé qu’à se débrouiller le plus vite possible… Mais chez Lucette, chez ces gens tranquilles et confortables, qui n’avaient rien vu de la guerre, on allait s’apitoyer sur lui, l’entourer d’égards superflus, et puis, juste au moment où un petit geste secourable lui serait nécessaire, on l’oublierait, on le laisserait commettre la bévue ou le dégât dont il resterait longtemps humilié. Lucette, accaparée par un père, une mère, deux grands-papas et deux grand’mamans, n’aurait guère le temps d’être infirmière… Ah ! on a beau être courageux, et même crâner, et même plaisanter de son malheur, les voyants ne se doutent guère des moments d’inexprimable chagrin qu’on traverse, sans vouloir, par fierté, en rien dire à personne…
Lucette, à cet instant, se réveilla, et aussitôt sa main légère vint se poser sur celle de Pierre.
— Je rêvais que j’étais sur ma corniche, fit-elle d’une voix encore un peu endormie… C’est bon de se réveiller dans l’auto de papa…
Au mot de « papa », ce fut M. Martin qui ouvrit les yeux…
— Tu m’appelles, ma chérie… Es-tu bien ? ton bras te fait-il mal ? Voyons, quelle heure avons-nous ?
Pierre mit un doigt dans son gousset, tâta sa montre et répondit immédiatement :
— Six heures quarante-cinq.
— Comment le savez-vous ? fit M. Martin stupéfait, car il n’avait pas vu la montre, et pas compris le geste. Est-ce que vous lisez l’heure au soleil ?
— Impossible, dans une auto fermée, répondit Pierre gravement.
— C’est juste, c’est juste… murmura M. Martin. Évidemment…
Car, s’apercevant d’une bévue après l’autre, il ne savait plus que dire.
— Monsieur Pierre, fit Lucette, ce n’est pas gentil de laisser papa dans les barbelés… Si vous lui permettiez de voir votre montre ?
« Lucette est délicieuse tout de même, pensa Pierre, elle a du tact. Elle nous repêche tous les deux, son père et moi… » Il expliqua sa montre ; il dit qu’il l’avait reçue des mêmes écoliers romands qui lui avaient donné sa machine à écrire…
— Car j’ai un groupe de petits frères et sœurs dans votre pays, dit-il.
— Tiens ! où cela ? demanda Lucette.
Il nomma l’endroit, qui était une petite ville industrielle, pas très éloignée.
— Ces enfants m’écrivent souvent, ils sont charmants pour moi.
— Vous aimeriez peut-être à leur faire visite ? suggéra M. Martin.
— Oui, j’avoue que cela me ferait grand plaisir. Mais, à cette saison, je ne peux guère déranger mon oncle ou ma tante pour m’y accompagner…
— Ça s’arrangera, dit M. Martin…
Il retomba ensuite dans son silence… Il songeait à ce que doit être l’amertume de la dépendance, pour un grand et vaillant soldat qui se mouvait librement dans la vie, et qui doit attendre à présent qu’on se dérange pour l’accompagner… La pénombre de la voiture fermée ne lui permettait pas de distinguer très nettement les traits de Pierre, mais il remarquait son attitude très droite, encore militaire. « C’est un être de volonté, pensa-t-il. Le malheur ne l’a pas écrasé… Et dire que c’est lui qui a sauvé Lucette !… »
— Il est difficile de causer en automobile, autrement je vous demanderais de me raconter le drame que je ne sais pas encore, sauf en gros, dit-il, se penchant en avant vers les deux invalides. Seulement il faudrait recommencer à la maison, pour ta mère et tes grands-parents, Lucette…
— Est-ce que le conseil de famille sera réuni ? demanda-t-elle en riant.
— Oui, nous dînerons tous ensemble ; j’ai arrangé cela par téléphone. Nous serons rendus à huit heures.
Pierre se promit de dire qu’il avait trop mal à la tête pour dîner. Ah ! non, il n’allait pas se donner en spectacle à cinq ou six personnes étrangères, à des domestiques, dans une salle à manger inconnue, et n’ayant pas auprès de lui le brave Ric qui connaissait ses habitudes… Le silence régna de nouveau… De temps en temps, M. Martin disait :
— Nous approchons… Tiens, Lucette, nous avons passé la gare… Tu vois ce train de marchandises… Nous le devançons… Ta mère sera contente… Nous marchons bien… Nous gagnons dix minutes sur le premier trajet… Félix y met de l’amour-propre… Il se prend pour un chauffeur de guerre parce qu’il transporte un poilu.
— Nous y voici ! cria Lucette enfin. C’est notre villa, monsieur Pierre. On l’appelle les Rosiers. C’est plein d’épines, vous verrez !
— De roses aussi, je n’en doute pas, dit Pierre par politesse, mais bien persuadé à part lui que les épines l’emporteraient sur les roses.
— Descends, papa. Moi ensuite. Mais n’oublie pas que M. Pierre est mon blessé, et que moi je suis son infirmière. C’est moi qui lui fais les honneurs.
« Quelles gentilles expressions elle a ! songeait Pierre. Au lieu de « faire les honneurs », une autre aurait dit : « C’est moi qui le conduis », ce mot que je déteste… »
Quand il fut sorti de l’auto, il entendit des voix nombreuses à une petite distance, sur le perron sans doute… Lucette lui prit la main, la passa sous son bras.
— Mais je vais vous faire mal ! exclama-t-il.
— Mon bras droit est valide, et bien à votre service… Le blessé et la blessée vont faire une entrée sensationnelle. Toute la famille est sous le porche. Un beau groupe ! Mais nous sommes encore mieux qu’eux ! fit Lucette avec un éclat de rire.
Elle était un peu excitée par la situation… Le groupe du porche se disloqua… La maman descendait les marches en courant, elle ouvrait les bras… Les deux grands-papas s’avançaient derrière, avec des figures très graves ; sur le perron, grand’maman Martin se tamponnait déjà les yeux.
— Attention, maman ! fit Lucette. Il faut que tu nous embrasses tous les deux à la fois, car je ne me sépare pas de mon blessé… Maman, je te présente monsieur Pierre Royat, des chasseurs alpins, sans lequel ta fille serait au fond du précipice…
— Ah ! monsieur, monsieur ! quelle reconnaissance… fit la voix douce, un peu brisée et plaintive de la frêle petite maman.
— Je vous assure, madame, essaya de dire Pierre… C’est ma faute à moi, au contraire…
Mais comment s’expliquer, quand déjà tout le monde était là, parlant à la fois, embrassant Lucette, serrant les mains de Pierre, s’exclamant, se grondant doucement les uns les autres parce qu’on bousculait les blessés, parce qu’on encombrait le passage.
— Nous mourons de faim ! déclara M. Martin pour avancer les choses…
On s’exclama derechef. Mais le dîner était prêt, on n’attendait qu’eux !…
— Je mobilise grand-papa Dupin, déclara Lucette. Lui et moi, nous allons montrer sa chambre à monsieur Pierre. C’est la chambre bleue, maman ? Nous laver les mains. Un coup de brosse. Dans cinq minutes nous descendons…
Elle conduisait Pierre adroitement, avec les petits mouvements presque imperceptibles dont elle avait l’habitude, pour lui indiquer le bas de l’escalier, puis le palier, le seuil. Elle ouvrit la chambre bleue, y entra un instant.
— Comme je suis éclopée, dit-elle, c’est toi, grand-papa, qui auras le plaisir d’offrir à notre soldat l’eau, savon, brosses, bref l’hospitalité orientale… Regarde ceci, grand-papa ! C’est sa glorieuse musette. Tu la déballeras avec le respect qui convient. Moi je vais vite me rafistoler avec l’aide de maman. Cinq minutes, pas une de plus !
Pierre se disait : « Pourvu que Lucette soit près de moi à table ! » Il aurait pu se dispenser de toute inquiétude à ce sujet, car Lucette réglait dans la maison tout ce qu’il lui plaisait de régler, et elle avait arrangé les places autour de la table élégamment servie, brillante d’argenterie, de cristaux et de fleurs, où l’on était huit, deux grand’mamans, deux grands-papas, papa et maman, deux blessés… tout ce qu’il y a de plus symétrique. Pierre se trouva à l’un des bouts, avec Lucette à angle droit, d’un côté, et l’excellent M. Dupin de l’autre.
Il ne se sentit pas gêné un instant, car tous les petits détails du couvert étaient arrangés comme il en avait l’habitude à la ferme. Lucette insista beaucoup sur sa « manchotterie », comme elle disait. Elle donna une foule d’indications à son père qui lui coupait sa viande, et le grand-papa Dupin recueillit ces indications pour aider à Pierre. Lucette s’arrangea aussi à faire de petits commentaires sur chaque plat, de façon à ce que Pierre fût renseigné. Elle commit exprès une ou deux maladresses, afin d’attirer l’attention sur elle-même plutôt que sur Pierre, qui du reste n’en fit aucune. La maman et les deux grand’mamans contemplaient leurs blessés d’un œil attendri.
Grand-papa Martin qui suivait les opérations de guerre dans le Journal de Genève et ne jurait que par le colonel Feyler, mit tout de suite la conversation sur les exploits des régiments de chasseurs alpins. Il en parla si bien que Pierre y trouva un vif intérêt, lui qui en général, comme d’ailleurs tous les soldats, n’admirait pas beaucoup les commentaires des civils sur les combattants. Sur deux ou trois points, il corrigea une inexactitude : tel et tel régiment n’avait point pris part à telle action, mais à telle autre le même jour. Il le savait, car il y était lui-même...
Cependant il parla peu, attentif à observer ce qui se passait et se disait autour de lui, apprenant à distinguer les voix douces un peu cassées des deux grand’mamans, les petites phrases aimables mais plaintives de Mme Martin, le pas léger et le froufrou de la femme de chambre adroite qui se penchait sur lui pour le servir, Lucette interrompait une explication stratégique pour s’écrier :
— Des crevettes en mayonnaise ! tout ce que j’aime. Maman, tu es une fée !
Comme cela, Pierre savait, avant même d’y avoir goûté, que ces petites boules rencontrées par sa fourchette dans une sauce onctueuse étaient des crevettes en mayonnaise...
— Je croyais que la mayonnaise était interdite par le méchant Conseil fédéral, poursuivit Lucette de son ton le plus enfant gâtée, un ton qu’elle avait perdu à la ferme, les derniers temps.
— La mayonnaise est interdite dans les hôtels, mais chez soi on fait ce qu’on veut, dit M. Martin.
— Ce qu’on veut ! Vous exagérez, mon gendre, s’exclama le grand-papa Dupin. Avec les pleins-pouvoirs qui l’oppriment, quel citoyen fait encore ce qu’il veut ? On m’a refusé un passeport pour aller visiter la petite vigne de grand’maman, en Savoie… On m’a refusé une autorisation d’importation pour un petit tonneau de caviar que j’avais commandé et déjà payé à Moscou… Cette révolution russe a de grands inconvénients…
— Ah ! oui, soupira Mme Martin, la situation est pénible. Par bonheur, nous sommes un peu approvisionnés.
— Ma bonne amie, dit son mari, je ne voudrais pas qu’un inspecteur fédéral pénétrât dans ta dépense, et qu’il fît un inventaire de tes provisions…
— J’aurais été criminelle, fit Mme Martin de sa voix douce qui tremblait un peu quand on effleurait la question des approvisionnements, j’aurais été criminelle si je n’avais pas mis ma famille à l’abri des privations pour l’hiver prochain. Si j’étais seule, cela n’aurait pas d’importance. Mais nous sommes trois, songe un peu !… Avec tout le travail cérébral que tu fais, mon ami, quel besoin n’as-tu pas d’un régime réparateur ?… J’ai étudié le sujet scientifiquement. Je sais qu’il faut à l’organisme, outre les féculents, des hydra… hydro… carbones – je crois que cela s’appelle – enfin des huiles, des graisses et du sucre… Et c’était si facile d’en avoir avant la guerre…
— Ah ! oui, cette terrible guerre ! gémit la grand’maman Dupin qui parlait peu, étant sourde, mais qui saisissait toujours le mot « guerre » au passage.
— Toutes nos habitudes sont dérangées… poursuivit le grand-papa Martin, mais il s’interrompit tout à coup…
De sa place à l’autre bout de la table, en face du jeune soldat aveugle, il s’avisa tout à coup que d’autres existences que la sienne étaient « dérangées » par le cataclysme. Une minute après, s’étant ressaisi, il disait :
— Ne nous plaignons pas, notre Suisse est privilégiée…
— Elle mérite de l’être, dit Pierre avec chaleur. Que ferait l’Europe sans cette oasis qui recueille nos prisonniers, nos malades, qui restaure et habille au passage nos rapatriés ?…
— Merci ! s’exclama avec élan M. Martin. De la part d’un soldat français, ces paroles nous font plaisir… Mais tant d’autres choses… moins belles, moins louables… se passent dans l’oasis dont la capitale est Berne…
— Mon ami, ne te mets pas à parler politique en dînant, s’écria sa femme alarmée. Tu sais bien que cela te congestionne !…
— Maman, pourquoi as-tu fait mettre une fricassée de pigeons ? s’écria Lucette douloureusement. Avec une seule main, comment veux-tu que je me débrouille dans tous ces petits os ?
— Ton papa va t’arranger ça, ma fille ! Tu ne trouveras pas un seul petit os ! dit M. Martin en attirant devant lui l’assiette d’où montait l’arôme fin du beurre et d’un jus exquis…
Le grand-papa Dupin aussitôt en fit autant pour l’assiette de Pierre, et celui-ci en lui-même devinait bien que Lucette exagérait un peu de sa dépendance pour qu’il sentît moins la sienne à lui.
Le dîner fut assez long ; on força Pierre à reprendre du filet, des pommes de terre frites, que la cuisinière avait mises exprès pour lui, ayant entendu dire que sur le front, les soldats français mangent du riz plus souvent que des frites… Pierre devinait une foule de petites attentions… Au dessert, il y eut une bombe glacée.
— Nous aurions voulu l’avoir tricolore, dit Mme Martin, mais Catherine ne savait comment colorer la tranche bleue…
— Bleu de lessive, c’est bien simple ! fit son mari.
Mme Martin négligea cette remarque oiseuse, et reprit :
— Alors, on l’a faite… c’est Catherine qui y a pensé… pistache et citron… donc vert et jaune…
— Ruban de la médaille militaire ; on me permettra de remercier Catherine pour cette attention, dit Pierre à la fois amusé et touché.
Et c’était gentil aussi, cette idée de lui décrire la bombe glacée sans en avoir l’air. Des raisins magnifiques, une primeur, firent s’exclamer les deux grand’mamans.
— C’est de ma petite serre, déclara M. Martin non sans orgueil. Ce chasselas est mûr en général à la fin de juin. Cette année, nous avons dû supprimer la lumière électrique pendant la nuit, qui l’avance énormément. Mais quoi, c’est la guerre !
— Cette terrible guerre ! soupira de nouveau la grand’maman Dupin en saisissant le mot fatal.
— Papa, il faudra que tu tiennes la grappe pendant que je picote, déclara Lucette.
— Êtes-vous vraiment aussi impotente que ça, mademoiselle Lucette ? demanda Pierre avec inquiétude. Je sais bien que votre bras est en écharpe, mais j’espérais que vous pouviez vous servir de votre main.
— Elle se rend intéressante, dit son père, comme c’est le premier accident qu’elle a de sa vie.
— Mon ami, tu oublies qu’à l’âge de onze mois, elle est tombée de sa petite voiture, s’écria sa femme, et qu’à cinq ans elle s’est écorché le genou droit à tel point qu’on a dû appeler le docteur.
— À sept ans, dit grand’maman Martin, elle a été piquée par une guêpe sur la paupière gauche…
— À huit ans, continua grand-papa Martin, une bécane l’a renversée dans la rue, sans lui faire de mal heureusement…
— À douze ans, fit grand-papa Dupin, elle a avalé un noyau de prune qui a failli l’étouffer…
— À quinze ans, poursuivit grand’maman Dupin, emboîtant le pas la dernière, Lucette est tombée de l’escalier du galetas et s’est foulé la cheville.
— Et alors, conclut l’héroïne elle-même, ayant échappé à tous ces dangers, je me trouvai vivante à dix-huit ans, tout exprès pour être retirée d’un précipice par monsieur Pierre.
Une sorte de frisson tragique passa autour de la table, la femme de chambre s’arrêta de passer les bonbons.
— Tu oublies, ma chérie, dit sa mère d’un ton pénétré, que nous ne savons encore rien de ton accident.
— Nous désirons connaître toute la mesure de nos obligations envers vous, cher soldat, fit l’aimable grand-papa Dupin.
— Je vous assure, commença Pierre, que c’est au contraire par ma faute…
Mais Lucette l’interrompit :
— Ah ! ne me gâtez pas mon récit… Maman, si nous prenions le café dans la véranda… Nous serions tous là, en rond, nos messieurs fumeraient leur cigare, et alors je vous conterai le chapitre le plus intéressant des « Mémoires d’une enfant gâtée… »
Elle conta cela très bien dans le cercle palpitant de sa famille, sous la clarté douce des trois lampes électriques habillées en lanternes chinoises multicolores. Une grande gerbe de roses tardives s’élançait d’une potiche et mêlait son parfum à l’arôme luxueux d’excellents cigares. Derrière le vitrage, de larges feuilles d’aristoloche et les lances découpées de la clématite dessinaient leurs silhouettes mouvantes. Les grand’mamans et la maman avaient tiré des pelotons de leurs sacs de soie, et tricotaient très vite de petits bas pour les enfants des réfugiés. Mais les aiguilles tombèrent plus d’une fois de leurs mains…
— Je demande la permission de dire un mot, fit Pierre vers la fin du récit. Mlle Lucette ne vous dira pas à quel point elle a été brave. Sans sa vaillance, que serions-nous devenus ? Si elle s’était montrée nerveuse – ce qui eût été bien naturel – si elle avait refusé de se déplacer sur la corniche, si elle s’était laissée aller au vertige quand elle dut se dresser et passer la corde sous ses bras, si elle avait manqué de sang-froid… ni Ric ni moi nous n’aurions pu la sauver. Nous avions le rôle facile… Mais Mlle Lucette, elle, fut vraiment héroïque…
— Grâce à Dieu, prononça grand’maman Martin, les femmes de notre famille n’ont jamais manqué de courage quand il en fallait.
— Il me semble, fit doucement la maman de Lucette, que vous en avez montré tout autant, cher monsieur Pierre, quand vous avez remonté seul ce mauvais sentier qu’un précipice bordait… Vous risquiez votre vie même, en allant chercher du secours pour notre fille.
— Cela, nous ne l’oublierons jamais, déclara M. Martin d’une voix forte.
Il vint à Pierre, lui serra énergiquement la main, et les deux grands-pères en firent autant ; alors la grand’maman Martin, la plus impulsive, se leva :
— Cher, cher garçon ! murmura-t-elle.
Puis elle l’embrassa sur les deux joues.
Donc, c’était entendu : la famille Martin adoptait Pierre Royat comme un héros, comme le sauveteur de Lucette. Pierre avait beau protester, non contre l’adoption qui lui faisait grand plaisir, mais contre l’auréole ; on ne l’écoutait pas. D’ailleurs, si même il n’avait pas été un héros aux Escalettes, – Si, si ! vous l’avez été ! – il avait été un héros de la guerre, des durs combats du début de la guerre… Grand-papa Martin savait bien ce qu’avaient fait les glorieux alpins du 22ème.
Donc c’était maintenant à qui, dans la famille, cette famille affectueuse, expansive et inoccupée, lui témoignerait le plus de sollicitude, le gâterait davantage. On établit une rotation, afin que chacun eût son tour.
À dix heures, grand-papa Martin venait lire à Pierre le communiqué tout frais et l’article du colonel Feyler. À onze heures, grand’maman Martin l’emmenait faire un tour de jardin et lui racontait des histoires de la famille, car cette grand’maman était une chroniqueuse admirable ; elle savait des histoires de la famille qui remontaient au 17ème siècle ; les Martin étaient de bonne bourgeoisie ; ils possédaient un arbre généalogique indiscutable ; jamais très, très riches, parfois appauvris, toujours considérés, ils avaient maintenant la belle situation que le père de Lucette avait créée par sa grande fabrique de machines…
Tout en tournant lentement dans les douces allées sablées du petit parc qui attenait au jardin, Pierre écoutait ces récits et sentait s’élargir indéfiniment la distance qui le séparait de Lucette…
Pourtant, quelle exquise intimité était la leur, chaque matin, au déjeuner pris en tête-à-tête. Pierre, sa toilette faite, descendait à la salle à manger, car il s’était vite repéré dans la maison. M. Martin était déjà parti pour son bureau, et Mme Martin déjeunait dans sa chambre ; Lucette était là seule, fraîche, pleine d’entrain. Il savait qu’elle était en blouse et jupe blanche depuis le matin, elle lui avait dit que son père voulait la voir en blanc tout l’été. Alors ils s’asseyaient tous deux à leur petit déjeuner odorant, de chocolat et de petits pains chauds que Catherine cuisait elle-même au four.
Les lettres arrivaient. Il y en avait parfois une pour Pierre, de France ou de la ferme des Frênes, où Ric menait deuil sur l’absence de son cousin. Lucette était la lectrice d’abord, puis la secrétaire pour répondre, car Pierre n’avait pas songé à apporter sa Belle-et-Bonne.
— C’est vous, Lucette, qui êtes ma Belle-et-Bonne, dit-il un matin comme elle lui proposait de faire venir sa machine à écrire…
Puis il s’interrompit, effrayé de ce mot qui lui avait échappé, et qui pourtant traduisait son admiration intérieure. Lucette rougit ; elle posa sa main sur celle de Pierre…
— Ni l’un ni l’autre, fit-elle à demi-voix : mais le peu de bonté que je puis avoir, c’est vous qui me l’avez donnée… Maman le dit aussi que j’ai bien changé. J’avais les yeux clos par l’égoïsme ; vous me les avez ouverts. J’ai honte de mes caprices à présent…
— Ah ! Lucette, dit Pierre – car dans l’intimité ils s’appelaient par leur prénom seulement – je ne crois pas que vous ayez jamais été vraiment égoïste. Dès la première heure, comme nous marchions ensemble dans ce sentier d’herbe, j’ai découvert votre cœur charmant…
— Et vous avez oublié le reste, c’est généreux, dit-elle.
L’après-midi on sortait, mais dès qu’on était rentré, Pierre se mettait à un petit travail qui émerveillait son entourage. Dans sa musette se trouvait un intéressant petit paquet contenant des fragments d’aluminium et de cuivre, débris de fusées d’obus allemands ramassés au bord du champ de bataille, et dans une boîte, des éclats de verres multicolores, chatoyants comme des pierres précieuses, rubis, saphirs et opales laiteuses ; c’étaient les miettes des admirables vitraux d’une vieille église du XVème siècle, sous les voûtes trouées de laquelle Pierre avait passé une nuit avec son escouade.
Ces souvenirs l’avaient suivi à l’ambulance, à la maison de rééducation ; il les avait souvent tâtés, espérant en faire quelque chose ; déjà des ébauches finement limées étaient sorties des débris sans forme ; mais à Paris, sans cesse tourmenté par des maux de tête violents, Pierre n’avait pu s’appliquer comme il l’aurait voulu à ce travail minutieux. Son désir était maintenant de faire une bague avec le chaton en forme de croix de Lorraine, pour la maman de Lucette.
— Avec une bonne petite lime et un ciseau, et avec vos conseils, je crois que j’y arriverai, dit-il. J’ai ici un petit ruban d’aluminium très mince ; je vais le limer, le polir, très égal et très doux, puis le mettre à la mesure du doigt de votre maman ; on le soudera sous le chaton de cuivre… Je ne sais pas si ma croix de Lorraine sera bien régulière… Vous me prêterez vos yeux pour la corriger…
M. Martin, lui-même limeur et tourneur par goût, et qui eût été un excellent ouvrier s’il n’avait été un grand patron, s’intéressait vivement aux essais de Pierre. Il lui choisit des outils, lui installa un petit établi dans la véranda, où l’on passait les soirées.
Quand on lui faisait compliment de son adresse, Pierre disait :
— Vous devriez voir le travail de mes camarades mécaniciens dans l’atelier qu’on a installé pour leur rééducation. Ils liment avec une précision parfaite, ils font des ajustages impeccables ; bientôt ils gagneront tous leur vie largement, et dans un métier intéressant.
— C’est à cette carrière que vous pensez pour vous-même ? demanda M. Martin.
— Oui, il y a des perspectives illimitées dans la mécanique maintenant… Cependant je ne serais pas content de faire seulement des ébarbages et des ajustages… J’ai quelques idées...
Il s’interrompit, un peu gêné de paraître trop ambitieux ; il ajouta seulement que déjà avant la guerre, comme il suivait des cours du soir après sa journée de jeune ouvrier, un professeur enthousiaste l’avait passionné pour l’étude des moteurs électriques, et il s’était spécialisé dans cette étude… Il se hasarda même à révéler à M. Martin qu’il avait dans l’esprit une petite invention concernant les magnétos. À ce mot, M. Martin déclara qu’il lui ferait voir ses ateliers, où justement on organisait une production intensive de magnétos pour l’aviation.
— Nous avons de fortes commandes du gouvernement français, poursuivit M. Martin ; il est probable que nous devrons fonder une succursale près de Paris, pour éviter les complications de transports et de douane.
Là dessus ils causèrent longuement de l’idée de Pierre, qui n’était pas encore au point, mais qui offrait certainement des possibilités…
— Travaillez-la, faites un petit modèle ; je mets un ouvrier à votre disposition, dit M. Martin pour finir. Mon dessinateur vous aidera.
Cette heure de conversation illumina le cerveau de Pierre d’une magnifique aurore de projets et d’espérances. Si son invention valait quelque chose, M. Martin lui aiderait certainement à prendre un brevet, et alors c’était l’existence assurée, l’aisance, la joie et la fierté d’être indépendant… C’était même davantage… Mais là, Pierre s’arrêtait comme devant un abîme entr’ouvert…
Même indépendant, ne restait-il pas aveugle ? et comment demander à une jeune fille de vouer sa vie à une telle infirmité ?…
* * *
Au bout de quinze jours, un petit miracle s’était fait. Pierre était de la maison à un tel point que Mme Martin disait à ses amies, tout en leur offrant le thé (sucré de saccharine, et accompagné de gâteaux à la fécule de pommes de terre) :
— Nous ne comprenons plus la vie sans lui. Il s’est si bien adapté ; il nous groupe. Oui, je vous assure qu’il nous groupe… Il est le centre, avec Lucette… Merci, chère amie, le bras de Lucette va tout à fait bien ; cette enfant est si saine que ses éraflures se sont cicatrisées en huit jours… À peine quelques marques. Non, il n’est resté aucun ébranlement. Elle se porte très bien. Je me porte très bien aussi. Nous sommes tous très contents. Je ne sais pas trop pourquoi. Pierre nous occupe ; mon mari lui aidera à refaire sa vie. Je crois vraiment que nous nous plaignions un peu trop, auparavant… Je n’ose plus, quand j’entends parler de la guerre par quelqu’un qui l’a faite… Vous dites, chère amie ?… Mais non ; je vous assure que nous oublions par moments que Pierre est aveugle ; Lucette lui prête ses yeux.
— Prenez garde, chère madame, qu’elle ne les lui prête définitivement, fit une vieille dame avisée…
Alors Mme Martin se tut subitement et devint fort songeuse.
Ce qui prouve que Lucette était encore égoïste, c’est qu’elle eut un dur combat à soutenir pour réaliser un petit projet qui devait faire plaisir à Pierre, elle en était sûre. Ric, là-bas à la ferme, voyait tristement s’écouler ses vacances, tandis que le séjour de Pierre aux Rosiers se prolongeait. Quelle joie pour lui si on l’invitait à passer sa dernière quinzaine auprès de son cousin ! Mais alors il faudrait que Lucette cédât beaucoup de sa part, de ses douces fonctions d’infirmière, de promeneuse, de secrétaire… Et Ric n’était pas toujours commode…
Mme Martin trouvait l’idée excellente ; elle était toujours heureuse de faire plaisir à quelqu’un, et elle appréciait beaucoup ses excellents fermiers des Frênes… La lettre fut envoyée… On pense bien que Ric ne fit qu’un bond. Le train suivant l’amena. Il ne s’était même pas annoncé par téléphone ; son petit sac à la main, il sonna à la porte de la Villa des Rosiers.
La femme de chambre, d’un air mystérieux, vint appeler Lucette. Celle-ci prit Ric par la main et l’amena, sans rien dire, jusqu’à la porte de la véranda, où Pierre travaillait justement à ses bagues… Ric s’avança tout ému.
— Qui est là ? demanda Pierre en se tournant vers ce pas et cette respiration un peu saccadée. Qui êtes-vous ? on s’annonce, voyons !
Car les gens qui le laissaient dans l’incertitude l’exaspéraient un peu…
— C’est moi, c’est Ric ! fit le jeune garçon presque timidement, car de voir son cousin dans ce milieu nouveau l’impressionnait.
— Ric ! est-ce possible ? Viens que je t’embrasse ! s’écria Pierre en se levant.
— Mlle Lucette m’a invité pour quinze jours. Elle ne te l’avait pas dit ?
— Pas un mot ! Quelle bonne surprise !
— Vrai, ça te fait plaisir ?
— Si ça me fait plaisir, mon poteau ? Il ne manquait que toi à mon bonheur.
Pour un mot comme celui-là, Ric aurait passé à travers le feu.
Lucette avait bien prévu des petits sacrifices : l’intimité du déjeuner n’existait plus ; les conversations étaient maintenant à trois, les promenades également. Devant la jalousie de Ric, toujours prête à montrer ses petites cornes comme un escargot, il fallait s’effacer. Et pourtant le mal que Ric se donnait pour être sans reproche !… De part et d’autre on avait fait de grands progrès.
— Ric a de très belles qualités, je ne lui rendais pas justice, faisait Lucette.
Et Ric disait :
— Comment ai-je jamais pu être si désagréable pour Mlle Lucette ? Quand je vois ce qu’elle est gentille !…
— Vous aviez tous les yeux clos, déclarait Pierre en riant. Il vous a fallu mes yeux à moi pour voir clair !
— C’est plus vrai que vous ne pensez, Pierre, dit Lucette tandis qu’ils étaient assis tous les trois sur un banc du jardin, près de la haie de roses du Bengale doucement fleuries… Ce n’est pas que nous soyons changés bien à fond, peut-être, mais il y a une différence. Ainsi moi, je sais et je reconnais que je suis capricieuse, impérieuse…
— N’en dites pas trop ! protesta Pierre.
— Je n’en dis pas trop. Papa me gâte ; il dit : « Avec tous tes petits défauts, tu as du charme, ma fille ! »
— Il n’est pas seul à le penser, fit Pierre à demi-voix.
Lucette rougit. Elle continua :
— Ric, tu es de mon avis, n’est-ce pas ? quand on voit ses défauts, on tâche un peu de s’en corriger… Mais il y a autre chose, Pierre. Je ne sais pas comment vous faites, mais vous avez changé les idées de tout le monde. Ainsi, tenez, grand maman Dupin était tellement triste de devenir un peu sourde… À présent, elle pense aux mutilés de la guerre ; elle va s’occuper de ce malheureux soldat aveugle et sourd dont vous nous avez parlé… Elle a organisé un petit comité pour lui avec ses amies… Elle dit : « Quand cela m’irrite d’entendre mal, je pense à Revigny ; vite je lui écris une petite lettre en Braille… » Elle réunira la somme nécessaire pour lui acheter une petite maison à la campagne, où il aura ses enfants autour de lui… Et je vous assure, Pierre, que dans la famille Martin-Dupin, la famille où on se lamentait parce que le caviar n’arrive plus, on ne se lamente plus de rien... Vous devez avoir remarqué… C’est vrai que nous avions les yeux clos hermétiquement… Tant de privilèges que nous avons… Sans oublier celui de vous posséder sous notre toit, ajoutait-elle si affectueusement que Pierre en eut tout à coup la gorge serrée.
M. Martin aimait à arranger la vie des autres gens, il y mettait une sorte de bienveillance inflexible, à laquelle il fallait se plier… Il n’avait pas perdu de vue le projet d’une visite de Pierre à son groupe d’écoliers. Il avait fait lui-même la correspondance nécessaire, il connaissait le président du Conseil scolaire de cette petite ville agricole, cossue, antique. On consulta les horaires de chemin de fer. On décida que la petite excursion aurait lieu pendant le séjour de Ric, et que grand-papa Martin en serait, comme protecteur, homme raisonnable et responsable.
Le beau matin arriva. Lucette n’avait jamais été si contente de sa vie, pensait-elle. Elle était ravissante dans son joli costume de serge blanche, fine blouse de batiste à grand col brodé, souliers blancs, grand chapeau couvert de roses. Pierre voulut absolument qu’elle lui décrivît sa toilette, tandis que, seuls dans le grand hall de la gare, ils attendaient grand-papa Martin qui tardait. M. Martin était allé prendre les billets, et Ric, sur le quai, montait la garde devant le wagon qu’il avait choisi… La minute du départ était là… Pas de grand-papa Martin… (Plus tard on sut que grand-papa Martin avait voulu à toute force acheter le Journal de Genève dans un kiosque qui n’était pas ouvert avant huit heures, et qu’ainsi sa dévotion pour le colonel Feyler lui avait fait manquer son train…) Les trois voyageurs bien installés, très anxieux, épiaient le quai. Le sifflet du départ déchira l’air…
— Téléphone-nous, papa, dès que nous serons arrivés ; téléphone au collège… Ne t’inquiète pas pour nous. Tout ira bien, dès que nous saurons qu’il n’est rien survenu de fâcheux à grand-papa…
Et les voilà partis. Chacun dans le wagon regardait le beau soldat, très crâne sous son béret d’alpin, sa médaille et sa croix sur son uniforme bleu capote. Dès qu’on remarqua sa cécité, les visages se crispèrent d’émotion ; même des yeux se remplirent de larmes. Les proches voisins firent de petites manœuvres pour se rapprocher davantage et pour adresser quelques mots discrets de sympathie, de reconnaissance aussi envers le soldat qui avait souffert pour le Droit. Quelqu’un murmura :
— Sans la barrière de votre vaillance, notre petite Suisse aurait subi le sort de la Belgique… Jamais nous ne pourrons assez reconnaître ce que nous vous devons…
Lucette écoutait, émue et fière de cet hommage. Ah ! si, à force de délicatesse, d’affection, d’attentions, on pouvait faire oublier à Pierre son sort cruel, son irréparable malheur ! Pendant tout le trajet, la même rumeur de tendre admiration les entoura. On pensait :
« Quel dommage qu’il ne la voie pas ! elle est si jolie ! » et on ajoutait : « Comme ils ont l’air de s’aimer ! elle ne pense qu’à lui ; elle le prévient, mais doucement, sans attirer l’attention. » Quant à Ric, il baignait dans la gloire de son cousin. Il s’oubliait lui-même complètement.
Dans la grande gare il fallait changer de train ; chacun s’empressa pour aider Pierre à descendre, mais lui protesta en riant.
— Mais non ! mais non ! je tiens encore debout !
Pour aller d’un quai à l’autre, Lucette guidait son précieux blessé vers l’escalier de fer incommode de la passerelle. Un employé se précipita.
— Par ici, mademoiselle.
Il indiquait le passage plancheyé qui coupait les voies, interdit au public…
— Nous pouvons très bien prendre l’escalier comme tout le monde, fit Lucette gênée de tant d’attentions.
— Par ici ! je vous en prie, répéta l’employé… Je serais blâmé par mon chef si on voyait un… blessé monter la passerelle…
Il avait dit un blessé au lieu de dire un aveugle, et Pierre le remercia intérieurement pour cette preuve de tact. Mais comme un train stationnait sur la troisième voie, barrant le chemin, l’employé dit un mot, et après quelques petites secousses qui donnaient à la longue chenille du train l’air de frémir de colère, deux wagons se séparèrent gentiment ; Pierre et son escorte, fièrement, traversèrent la voie ouverte…
— Ceci tient du miraculeux, fit Lucette quand ils eurent atteint leur quai de départ ; on a coupé un train pour vous, Pierre. Je me demande si on en aurait fait autant pour le Président de la Confédération.
— C’est comme Moïse traversant la Mer Rouge, fit observer Ric doctement. Tu sais, Pierre, c’est le filon de voyager avec toi !
— J’en suis presque gêné, dit le jeune soldat... Enfin, je me dis que ces hommages, on les rend à mes médailles, donc aux combattants et surtout à la France. Ça fait plaisir de voir cette sympathie pour notre cause... Vous n’avez pas peur, Lucette, que j’en prenne de l’orgueil personnellement ?
— Ce serait plutôt moi, fit-elle ; je monte en grade à chaque minute…
« Quels braves gens ! songeait Pierre. C’est un peuple sentimental et tendre, et emballé, et généreux, ce petit peuple romand. Plus sentimental que nous autres Français. Nous les comprenons mal ; on assure que chez nous la raison l’emporte sur le cœur. Ici c’est plutôt le contraire… Couper un train pour moi ! c’est une manifestation extravagante si on veut, mais bien touchante tout de même. Je raconterai cela en rentrant à Paris, on ne me croira pas… Pour les combattants qui luttent si durement, un non-combattant n’a jamais fait tout son devoir… Pourtant, cette bonté, cette ferveur dont je suis l’objet parce que je représente la France, les rencontrerait-on si bien dans d’autres pays neutres ?... »
Dans la seconde partie du trajet, la même sympathie les enveloppa… Lucette fut même très embarrassée et confuse du geste d’un voyageur bien mis, dont les sourcils froncés et la bouche serrée indiquaient l’émotion contenue ; qui, en sortant du wagon, se pencha vers elle, et laissa tomber sur ses genoux un billet de cinquante francs en murmurant presque sans remuer les lèvres : « Pour le soldat… »
— Non, il ne faut pas, protesta Pierre dès qu’il comprit. Rappelez-le, Lucette…
Elle se mit à la portière, mais le voyageur avait déjà disparu, et le train se remettait en route… Ric ne contenait pas sa joie naïve.
— Eh ! bien, si ça continue !
— J’espère bien que cela ne continuera pas, dit Pierre.
Et pourtant cela continua, avec des variantes.
Quand le train entra dans la gare modeste de la petite ville qui était leur lieu de destination, Lucette vit une foule d’enfants rangés sur le quai, les plus petits au premier rang, portant des fleurs nouées de rubans tricolores. Sur le signal d’un grand jeune homme, probablement l’instituteur, un chant sortit, clair et vibrant, de toutes les bouches enfantines : La Marseillaise ! Pierre se leva très ému, et tandis qu’il descendait, tous les voyageurs du train se mirent aux portières…
— C’est ce que vous appelez être neutrals ! s’exclama un gros monsieur en chapeau de feutre vert… Enseigner La Marseillaise à de pauvres petits enfants innocents ! la chanter dans une gare, offenser les puissances centrales ! J’en prends note – il tira son calepin – et quand nous viendrons chez vous, vous chanterez une autre musique !…
— On vous chantera le Sire de Fiche-Ton-Camp ! rétorqua un autre voyageur…
Le chasseur alpin, sa main sous le bras de Lucette, et Ric de l’autre côté, abordaient les enfants qui aussitôt les entourèrent, élevant leurs gerbes de fleurs. Pierre dut serrer cinquante, soixante, cent petites mains qui cherchaient la sienne.
— Cher soldat Pierre Royat, prononça l’instituteur d’une voix vibrante, les enfants dont vous voulez bien être le grand frère ont tenu à vous accueillir par un chant qui vous dit leurs sentiments pour la France, et par des fleurs qui vous disent leur amitié pour vous…
Pierre se hâta de présenter :
— Mlle Lucette Martin, dont la famille veut bien m’accorder l’hospitalité en ce moment, et mon jeune cousin Frédéric Lebrou, le fils d’une chère tante à qui je dois mon beau séjour en Suisse… Vive la Suisse ! ajouta-t-il en portant la main à son béret.
Il y eut d’autres présentations : une dame institutrice, et puis le « Comité Pierre Royat », s’il vous plaît, dont les six membres étaient reconnaissables à ce qu’ils portaient en épingle le cor de chasse des alpins, ce que Lucette ne manqua pas de mentionner à Pierre.
Ce comité mixte était composé d’un président et d’une présidente âgés de douze ans, d’un secrétaire et d’une secrétaire, d’un trésorier et d’une trésorière. Pierre reconnut un nom.
— C’est donc là mon gentil correspondant qui m’écrit si régulièrement chaque mois ? Je suis heureux enfin de faire votre connaissance.
Le jeune secrétaire devint rouge de plaisir.
— Et quels magnifiques cadeaux vous m’avez faits, poursuivit Pierre. Une montre – elle marche à merveille – ma machine à écrire ; vous avez pu voir vous-mêmes si elle écrit bien – et cette grande boîte de bonbons aux dernières étrennes… Vous le gâtez, votre soldat !…
Tout doucement, Lucette dégageait la main de Pierre et la posait sur le bras de la jeune présidente.
— Votre grand frère vous appartient aujourd’hui, fit-elle, souriant à la fillette et faisant signe au petit président de s’approcher aussi.
— Le jour de gloire est arrivé ! s’écria celui-ci, reprenant les paroles qu’il chantait tout à l’heure.
On forma une sorte de cortège pour sortir de la gare et se diriger vers le collège où la réception était préparée… Lucette, un peu intimidée tout de même, était contente de passer son bras sous celui de Ric au milieu de tant d’inconnus. Pierre qui prenait les devants entre son président et sa présidente, tourna la tête :
— Lucette, vous n’êtes pas trop loin, dites ?
— Non, non, Pierre, nous vous suivons de près Ric et moi.
La petite présidente, pour laquelle tous les mots de son soldat étaient des mots historiques, chuchota à l’oreille d’une amie qui se frottait à elle pour attraper aussi quelques rayons de l’astre :
— Tu entends ? Il l’appelle par son petit nom. Elle aussi… Tu comprends ?… quand on s’appelle par son petit nom, on est fiancés… Je le sais, ma sœur Blanche est fiancée…
Alors une jolie idée germa en elle… On en vit l’effet plus tard.
Avec quelle fierté les deux enfants guidaient leur cher soldat aveugle, choisissaient pour lui le meilleur pavé parmi tous les pavés pointus, lui expliquaient la ville, la vieille porte moyenâgeuse, le vieux rempart où l’on voyait encore un gros boulet de pierre encastré, le beau jet d’eau dans sa bordure de fleurs, la grande cour, le grand escalier du collège… On monta. Une porte mystérieuse s’ouvrit ; Lucette, à sa stupéfaction, se trouva parmi des décors, des portants, des coulisses, sur une scène, derrière un rideau baissé… On entendait au delà une rumeur comme celle de la mer en tourmente…
— Nous aurions dû vous le demander à l’avance… fit l’instituteur. Est-ce que cela vous ennuiera, cher soldat, et vous mademoiselle, d’être sur une scène pour que nos enfants vous voient et vous entendent bien ? Ils sont tous là… D’une impatience ! Vous les entendez ; il y en a bien mille… Votre visite est un événement. Ils n’ont jamais vu un glorieux soldat de la grande guerre. Ils espèrent que vous leur parlerez.
— Lucette, murmura Pierre, j’ai un vrai trac ! Vous m’aiderez… Tâchez d’être près de moi…
— Il y a trois chaises au milieu de la scène, dit Lucette qui palpitait d’émotion. Vous serez entre Ric et moi…
— Mais que leur dirai-je à ces mille enfants ? Lucette, vous me soufflerez !
— Par exemple ! Est-ce que j’ai été à la guerre, moi ?
— Raconte ta campagne, comme tu nous la racontais à la maison, dit Ric encourageant. Ça ira très bien, tu verras…
Le rideau se leva lentement… Lucette vit une immense salle circulaire pleine jusqu’au fond et toute mouvante de petites têtes, et qui ressemblait à une prairie semée de pâquerettes… Un silence se fit, extraordinaire après la rumeur. Puis un cri éclata comme d’une seule bouche : Vive la France ! Pierre, debout, était pâle de saisissement. Il salua de la main à son béret.
— Voici enfin, prononça l’instituteur, le jour désiré où vous rencontrez votre grand frère, Pierre Royat, soldat du Droit. Il va vous parler.
Pierre eut de la peine à trouver sa voix. Lucette chuchota : « Courage ! »
— Chers enfants, commença-t-il… – et son cerveau se débrouilla d’une brume qui l’avait obscurci une minute. – Chers enfants, que je ne vois pas, mais que je devine très nombreux, à votre salut de tout à l’heure, et très attentifs maintenant, à votre silence, pourquoi m’accueillez-vous ainsi, moi qui ne suis qu’un soldat comme un autre, parmi des millions ; moi qui n’ai rien fait de plus que mes camarades ? Vous ne le savez pas, chers petits écoliers, mais en m’accueillant comme un ambassadeur et comme un prince, vous applaudissez une Cause, un Idéal du monde, la Grande Paix qui sera la fille de la Grande Guerre… Nous avons combattu, chers enfants, pour qu’aucun de vous ne voie ce que nous avons vu…
En quelques paroles sobres, il parla des pays dévastés, de la misère des enfants qui errent dans les ruines… Il décrivit un peu la vie de la tranchée, il se laissa aller à raconter un assaut… Tout à coup animé, oubliant sa réserve ordinaire, il mit dans sa voix, dans son geste, le feu et l’élan des grandes heures… Lucette regardait cette foule de petits visages aux grands yeux saisis, larges ouverts… Elle écoutait la rumeur légère des souffles, des soupirs de compassion ou d’horreur ; elle vit bientôt des larmes couler sur les petites joues rondes ; et plus d’une grande personne, plus d’un homme, baissait la tête pour cacher son émotion…
Quand Pierre se tut, le silence régna encore pendant vingt secondes… Puis ces mille enfants se dressèrent, avec un bruit comme du flot qui rompt une digue… Toutes les mains voltigèrent, on eût dit une nuée d’oiseaux blancs sur le flot... Et ce fut une clameur, belle et claironnante, de mercis, de vive notre soldat et de vive la France, sans ordre, une mêlée et une confusion… Le flot déferla vers la scène… Les enfants, eux aussi, montaient à l’assaut…
Subitement, cette marée s’arrêta… Lucette un peu inquiète de ce tumulte d’enthousiasme, s’était levée, se plaçait tout près de Pierre afin qu’il sût qu’elle était là…
— C’est merveilleux ! murmura-t-elle…
— Tu y en a mis un coup, cette fois… ajoutait Ric, gonflé d’admiration, et pas bien sûr de ne point rêver.
— Que se passe-t-il ? demanda Pierre à demi-voix, car l’arrêt subit de ce magnifique tapage le rendait étonné et perplexe. Ai-je quelque chose à faire, Lucette ?
— Tout à l’heure, peut-être, répondit-elle, lui posant sa main légère sur le bras, comme il aimait… Deux fillettes montent sur la scène… Votre petite présidente, et un bébé, un bébé ravissant de trois ou quatre ans, tout blanc, avec une petite capote de paille blanche et de fleurs, et deux longues boucles blondes qui dégringolent de chaque côté… On vous apporte des fleurs… un immense bouquet… tout blanc… C’est singulier, ce bouquet blanc… pour un soldat…
Le bouquet blanc tenu à deux mains par le bébé blanc comme une rose blanche, ne s’arrêta pas devant Pierre, mais devant Lucette. La petite présidente souffla au bébé :
— Dis ton compliment, Mimi !…
Toute la salle était figée dans l’attente… Bébé leva ses grands yeux bleus vers le chapeau fleuri de Lucette, vers le sourire de la jeune fille… Bébé poussa un profond soupir, reprit haleine, et sa petite voix claire, aiguë comme une petite trompette, perça le grand silence :
— Nos féci… li… ta… tions à la fiancée…
Puis elle leva ses deux petits bras nus et jeta ses fleurs, jasmins, roses de neige, œillets blancs, dans les mains de Lucette abasourdie… La moitié de la salle avait parfaitement entendu le compliment ; l’autre moitié se le fit répéter… Aussitôt les applaudissements de jaillir et toutes ces bouches innocentes crièrent : « Vive la fiancée ! »
Pierre semblait changé en marbre. Lucette se penchait vers le bébé, cachait dans la petite capote de fleurs son visage confus, puis, sans trop savoir ce qu’elle faisait, souleva la mignonne créature vers les bras du soldat.
— Prenez-la ! embrassez-la ! C’est bien le moins ! murmura-t-elle un peu affolée…
Une sorte de fou-rire nerveux la secouait… Ces fiançailles, sur une scène… devant mille spectateurs…
Tandis que Pierre embrassait le bébé et que les applaudissements redoublaient, la petite présidente, très fière, très importante se rangeait à côté de Lucette, face au public, et chuchotait :
— Ce n’est que juste, n’est-ce pas ? Sans moi, personne n’y pensait… J’ai vite envoyé chez le fleuriste, et maman a vite habillé ma petite sœur. C’est dommage qu’elle ait dit : fé… ci… li… ta… tions. Elle n’a que quatre ans, il faut l’excuser… Moi je trouve que la fiancée du soldat doit recevoir les mêmes honneurs que le soldat…
Que dire ? transpercer d’un mot cette fillette naïve, si contente de sa bonne idée… Crier à toute cette salle vibrante : « Mais non, il y a erreur ! nous ne sommes pas fiancés ! » Et Pierre ne remuait pas, ne parlait pas… Non évidemment, ce n’était pas facile à lui de protester… Quelle situation ! C’est à peine si Lucette osait regarder autour d’elle ; Ric, avec des yeux écarquillés, semblait lui demander : — Est-ce vrai ? est-ce vrai ?
Pierre tourna vers elle une face bouleversée, pâle, des traits d’angoisse qu’elle ne connaissait pas. Dans la grande aventure des Escalettes, elle avait vu le visage de Pierre contracté d’affreuse inquiétude… Mais ici, c’était quelque chose d’autre, c’était de l’amour qui demandait pardon… Pardon ? oh ! non, pas cela ! Lucette sentit en elle aussi quelque chose éclore… Une infinie tendresse, un abandon… la fleur qui depuis longtemps n’attendait qu’un brusque rayon pour s’ouvrir. Doucement Lucette passa sa main sous le bras de Pierre ; elle tenait son bouquet blanc, elle adressa un signe de tête, un sourire, un merci aux enfants extraordinaires qui venaient de faire le miracle…
Puis ce fut la cohue. Sur la scène envahie, pendant un quart d’heure, Pierre et Lucette ne purent que serrer des mains, recevoir des baisers, se laisser admirer de près, permettre de toucher les médailles, le cor de chasse du béret.
Un message fendit la presse ; M. Martin avait téléphoné que tout allait bien ; grand-papa avait manqué son train tout bonnement.
Lucette s’aperçut qu’elle avait complément oublié grand-papa ; elle marcha comme dans un nuage, comme dans un songe, au bras de Pierre et chargée de fleurs, vers la jolie salle où le lunch était servi par les soins du Comité Pierre Royat pour les invités ; deux ou trois instituteurs et institutrices spécialement sympathiques, un membre du Conseil scolaire, précisément l’ami du père de Lucette. Le repas fut charmant ; déjeuner de guerre, très simple, pâté froid, salade, fruits ; un discours ému du jeune président qui, par bonheur, ne fit aucune nouvelle allusion aux fiançailles… On prit le café, on se promena dans le jardin public. Pierre fut complimenté sur son éloquence. On le pria de revenir, de faire une vraie conférence sur la guerre à un public adulte qu’on lui promit aussi enthousiaste que les enfants…
Lucette écoutait à peine ; les dames supposèrent qu’elle était fatiguée… Plus tard, en y repensant, elle s’aperçut qu’elle ne se souvenait que très vaguement de toute cette partie de la journée… Après le bouquet blanc, tout s’effaçait, se noyait dans une brume d’or. Le trajet jusqu’à la gare, avec un cortège d’enfants, les adieux mêlés aux promesses de revoir, les derniers signes par la portière du wagon, les larmes touchantes et ridicules contre lesquelles luttait Ric, encombré de gerbes fleuries aux rubans tricolores, tandis que Lucette ne portait que son bouquet blanc… enfin le moment désiré et redouté à la fois, où l’on se retrouvait à trois, puis à deux, car Ric, éreinté d’émotions, ne tarda pas à somnoler dans son coin… Chaque épisode passa comme une ombre sur un écran… Pierre demanda :
— Êtes-vous bien ? Vous avez une bonne place ? N’êtes-vous pas trop fatiguée ?
En lui-même il pensait : – « C’est à moi maintenant de parler. Ah ! si je pouvais voir l’expression de son visage… je saurais mieux que dire. Je dois lui faire comprendre que cette… terrible… bévue… je vais l’oublier entièrement si elle veut... C’est à moi de lui aider à sortir de l’embarras où elle doit être… Elle craint de me faire de la peine. Pour m’épargner devant tous ces gens, elle n’a pas protesté, elle a laissé faire… »
— Pauvre Ric, comme il dort ! fit Lucette.
Pierre comprit qu’elle disait cela afin qu’il pût parler. Se tournant vers elle – ils étaient assis côte à côte, elle près de la fenêtre – il effleura de la main les fleurs qu’elle tenait sur ses genoux.
— Le bouquet blanc ! murmura-t-il involontairement. Décrivez-le-moi, ce bouquet.
Elle lui prit les doigts, lui fit toucher les roses, les œillets.
— Les enfants de votre pays sont incroyables d’initiative, dit-il en s’efforçant de rire.
— Suffoquants ! déclara Lucette du même ton de plaisanterie.
« Je prendrai le ton qu’il voudra ! songeait-elle. C’est à lui de me guider dans cette affaire… »
— On ne pourrait pas dire cependant, cette fois, poursuivit Pierre avec hésitation, comme il est dit dans l’Évangile : « Que la vérité sort de la bouche des enfants… »
— Ah ! qui sait ?… fit Lucette vaguement, d’un ton presque distrait.
— Qui sait ? répéta Pierre tellement saisi qu’il lui sembla qu’une petite lame brûlante lui entrait dans le cœur…
Il se tut une minute. Oserait-il poursuivre ?
— Vous êtes bien jeune, Lucette. Vous n’avez sans doute jamais songé au mariage…
— Toutes les jeunes filles y pensent quelquefois… plus ou moins, répondit-elle presque à voix basse…
— Oui, mais vous êtes si heureuse, si gâtée… Vous voyez le mariage comme une fête où vous serez encore plus heureuse, plus gâtée…
— J’espère bien être toujours plus heureuse, fit Lucette, mais je ne tiens pas à être toujours plus gâtée… Vous m’avez enseigné quelque chose de la vie, Pierre…
— Vous accepteriez le sérieux, les difficultés dans le mariage ?…
— Certainement, dit-elle d’une voix ferme…
— Mais vous n’épouseriez pas un soldat aveugle ? fit-il le cœur battant.
— Pourquoi pas, si je l’aimais ?
Il chercha sa main, s’en empara.
— Je n’ose pas croire, Lucette… ce n’est pas possible… Vous m’aimeriez… un peu ?…
Il n’est pas facile, dans le fracas d’un train, de prononcer le mot le plus émouvant qu’on ait dit de sa vie… ce grand mot qui décide de tout… Lucette aima mieux laisser sa main se blottir dans la main de Pierre, doucement, tandis qu’une joie tremblante faisait déborder leurs deux cœurs…
On n’avait jamais dit non à Lucette. Mais cette fois on rassembla le conseil de famille. Maman eut la migraine ; par contre grand’maman Dupin entendit tout un jour mieux qu’à l’ordinaire. On était bien décidé à dire non. Parce que Lucette était trop jeune. Parce que Pierre n’avait pas de situation. On examina ces deux points. On découvrit qu’après tout, il était impossible de dire non comme cela, sans autre… Le temps pouvait donner deux ans de plus à Lucette et une situation à Pierre… Lucette eut, par grand’maman Martin, un compte rendu très complet de ce qui s’était passé au conseil de famille.
— Pour dire que c’est non comme quand on dit non, ce n’est pas non ! fit-elle avec un rire plein d’espoir, quand elle raconta les délibérations à Pierre. Mais pour dire que c’est oui comme quand, etc… ce n’est pas oui…
— Pouvions-nous l’espérer ? demanda Pierre. Je sens tellement ma présomption… Je n’ai rien à offrir…
Grand-papa Martin n’était pas de cet avis, paraît-il. Il avait été très chic dans le conseil de famille :
— Lucette est trop jeune, c’est entendu, avait-il dit, mais que désirons-nous pour elle ? Un mari honnête, jeune, travailleur, intelligent, et qui l’aime. Pierre apporte tout cela. Depuis la guerre, il y a deux nouvelles classes dans la société : les nouveaux riches, et les nouveaux nobles qui sont les mutilés de la guerre. Pierre apporterait dans la famille cette noblesse, avec ses médailles… Je pencherais pour que la sentence soit : Oui, avec sursis… Si le colonel Feyler pouvait être consulté, il dirait comme moi…
— Chère père, fit M. Martin, tu oublies l’obstacle principal.
— Pierre est aveugle. Oui, mais cela concerne Lucette principalement, il me semble… Et nos idées là-dessus ont changé… Ma foi, je connais bien des gens qui avec leurs deux yeux sont maladroits et encombrants, tandis que Pierre se tire d’affaire parfaitement, réclame à peine un service de temps à autre…
— Ces deux enfants s’aiment, fit doucement la grand’maman Dupin.
— Et nous les tenons sur des charbons ! conclut son mari, toujours compatissant.
Le grand argument qui emporta tout, c’est qu’on chérissait Pierre dans la famille, et qu’il était bien facile de lui accorder une place encore plus grande, la même place qu’à Lucette, à côté d’elle. Naturellement, pour la bonne règle, on posa des conditions, on fit des restrictions. Il fallait attendre, longtemps, longtemps ! Deux ans, une éternité ! Pierre devait finir son apprentissage, mettre au point son invention, surtout rétablir entièrement sa santé. Il admettait ce long délai. Lucette était moins soumise ; son père lui promit de la conduire à Paris au printemps suivant, et Pierre viendrait passer des vacances aux Frênes et aux Rosiers… Mais il faudrait être séparés pendant de longs mois…
M. et Mme Lebrou, représentant toute la famille de Pierre, furent invités au dîner intime où l’on célébra les fiançailles. Pierre était pauvre ; ce ne fut pas un diamant ou une perle qu’il mit au doigt de la fiancée, mais l’humble bague d’aluminium où brillaient modestement, sur la croix de Lorraine, les gemmes bleu-blanc-rouge, miettes de l’antique vitrail.
L’excellent oncle M. Lebrou eut une belle parole à la fin du petit discours paternel qu’il prononça.
— Souvent, dit-il, c’est nous les voyants qui avons les yeux clos. Mon neveu nous a appris à voir bien des choses. Les choses qu’on devrait croire à l’avance, l’aide qui vient d’En-Haut pour tous ceux qui souffrent ; les grandes joies qu’on a encore, et pas assez de reconnaissance. La petite valeur des choses dont nous sommes privés, nous autres ; le courage de ceux qui supportent des privations bien plus grandes... Enfin, ce qu’on n’aurait jamais cru, jamais prévu, mon bien cher neveu Pierre, conclut-il se tournant vers lui, ce qui sera vrai aussi, je le souhaite, pour tous tes camarades mutilés : tu entres dans le bonheur par la porte du malheur... Tu as payé cher ton passage sous cette porte, mais voilà que de l’autre côté tu as trouvé un trésor…
Ric songeait : « À moi aussi Pierre m’a ouvert les yeux, j’ai vu ma jalousie, mon vilain caractère… Mais tout ça, c’est bien fini, allez ! »
Quand, après le dîner, on sortit dans le jardin pour jouir de la belle nuit tiède, Mme Lebrou dit – car elle était un peu pessimiste :
— Moi, vous savez, je suis une personne très terre à terre. Ce mariage n’est pas bien raisonnable ; j’admire votre générosité, monsieur et madame, de donner Mlle Lucette à mon neveu qui n’a rien. Je sais bien ce qu’il vaut, mais c’est égal, le monde s’étonnera.
— Laissons le monde s’étonner ! répondit M. Martin un peu brusquement. Sur tous les points essentiels, nous sommes satisfaits, Lucette aura un bon guide…
Et Lucette, en cet instant, disait la même chose à Pierre.
— Mon Pierre, je vais bien tâcher d’être sérieuse, j’apprendrai à tenir la maison… C’est que je ne sais rien, mais rien du tout. Et mes caprices… Mais je ne serai plus Le Papillon qui tape du pied, je vous le promets.
— Restez ce que vous êtes, ma délicieuse petite fiancée, mon Cœur d’Or, murmura Pierre en l’attirant tout près de lui.
— Je n’ai pas peur de la vie, d’ailleurs, poursuivit Lucette, sa joue appuyée au bras de Pierre. Dans tous les moments difficiles, j’aurai, comme aux Escalettes, vos mains… et vos yeux, Pierre, vos chers yeux clos… qui connaissent le bon chemin.
FIN
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en septembre 2021.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Anne C., Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : T. Combe, Les Yeux clos, simple histoire, La Chaux-de-Fond. Imprimerie coopérative, 1919. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page, ainsi que dans le texte proviennent de l’édition de référence.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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