T. Combe

BONS VOISINS

Nouvelle jurassienne

1886

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Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE. 3

I. 3

II. 16

III. 47

IV.. 71

DEUXIÈME PARTIE. 85

I. 85

II. 108

III. 139

IV.. 158

V.. 183

Ce livre numérique. 199

 

PREMIÈRE PARTIE

I

Le vrai nom du père Félix, son nom de citoyen électeur, inscrit tout au long dans les registres de l’état civil, était Félicien-Amé-Désiré Vadien, mais on l’appelait ordinairement Félix Vadien, et jamais homme ne fut mieux nommé.

La nature l’avait doué d’une bonne humeur à toute épreuve, que soixante ans de vie dure n’avaient pu altérer. Philosophe sans le savoir, il attendait fort peu de l’existence et en accueillait les moindres bienfaits comme une chance inespérée. Ce n’était pas de lui-même qu’il était satisfait, mais des autres. Il avait un don, pareil à ces baguettes magiques de coudrier qui révèlent les trésors enfouis, pour découvrir chez son prochain une foule de belles qualités ; et sa bienveillance n’était pas un contentement banal, à fleur de peau, si je puis dire, c’était une large bonté qui se répandait aisément.

La vie ne lui avait pas été tendre, cependant. Simple ouvrier de campagne, d’un printemps à l’autre il labourait et bêchait la terre d’autrui, d’aussi grand cœur que si elle eût été la sienne. À force de travail et d’épargne, il avait acquis un tout petit domaine, une maisonnette, un jardin minuscule, un champ de pommes de terre et un coin de prairie pour sa chèvre.

La joie de se voir propriétaire lui avait donné comme une seconde jeunesse. Quand il se promenait dans ses domaines, sa haute taille un peu courbée se redressait, il arrachait ici et là une mauvaise herbe, considérait avec intérêt chaque pierre de son mur, et fumait sa pipe, plus heureux que le roi d’Yvetot.

Sa petite-fille Cécile tenait son ménage, car sa femme était morte depuis bien des années, lui laissant une enfant unique, une fille dont il n’aimait pas à parler. Il pensait à elle chaque jour cependant et croyait l’entendre parfois lorsque Cécile, qui était une vraie fauvette, chantait l’été dans le jardin ou l’hiver à son rouet.

« Sa mère aussi était toujours à gazouiller, murmurait-il, mais le temps des chansons a été court pour elle. »

À vingt ans, rieuse et jolie, elle avait épousé son cousin, un beau contrebandier du Nid-du-Fol, qui l’avait rendue fort malheureuse. Bientôt lassé de la vie conjugale, il avait abandonné femme et enfant, et l’on avait appris qu’il s’était embarqué pour la Californie, afin d’y chercher les aventures plutôt encore que la fortune.

La jeune femme délaissée voulait se consoler et vivre pour sa petite Cécile, mais le chagrin, plus fort que son courage, l’emporta vite. Et le père Félix resta seul avec la dernière de ses trois Céciles, comme il disait, car sa femme et sa fille avaient déjà porté le même nom.

Il la gardait comme un trésor et ne souffrit jamais qu’on la séparât de lui un seul jour. Des voisines bien intentionnées voulaient se charger de l’enfant pour que le grand-père pût vaquer plus librement à son travail, mais il s’y refusa.

La petite avait deux ans et demandait peu de soins. Félix, chaque matin, l’emportait avec lui dans la hotte où il mettait ses outils. Cette petite tête blonde qui de là-haut promenait sur le monde des yeux ravis, fut bientôt connue de toutes les fermières. Quand il pleuvait, un grand parapluie de coton rouge s’ouvrait comme un dôme sur la bambine qui, pelotonnée dans son étrange palanquin, poussait de petits gloussements de joie en étendant sa main potelée sous les gouttières. S’il faisait beau, elle se penchait au bord de la hotte, comme un oisillon au bord du nid ; elle caressait de ses petits doigts les joues bronzées du grand-père, ou bien lui tirait doucement les cheveux, et quand il feignait de la gronder en prenant une grosse voix, elle se renversait pour rire aux éclats, puis se blottissait tout au fond de son nid.

— Coucou ! criait-elle.

— Elle est comme vous, père Félix, toujours contente ! disaient les voisins.

— Reusement, faisait-il.

Car, à cause de sa pipe qu’il avait toujours au coin de la bouche et dont il tirait régulièrement une bouffée avant de parler, il écourtait ordinairement le premier mot de son discours.

— Reusement ! faisait-il en tournant la tête pour apercevoir sur son épaule la petite mine rieuse de sa Cécile. Elle n’aura guère que sa gaieté pour dot, c’te bambine-là. Après çà, pourquoi se plaindre, quand on a la santé et que les pommes de terre poussent toutes seules, comme des plantes du bon Dieu qu’elles sont. Va bien ! va bien !

Arrivé au champ où l’attendait sa tâche, il faisait descendre Cécile de son palanquin, puis étendait pour elle un vieux manteau sur l’herbe. Elle restait là toute seule pendant des heures, jasant joyeusement et se racontant des histoires, jouant avec les petits cailloux et les grillons ou les scarabées qui passaient près d’elle.

Parfois elle les suivait dans leurs voyages jusqu’au bout du champ, mais un veau qui de l’autre côté du mur la regardait de ses yeux placides, ou le coq en dressant sa crête, la mettaient bien vite en fuite, et elle revenait tout émue de ces grandes expéditions. Parfois elle trébuchait sur une pierre et tombait tout de son long ; comme personne n’était là pour s’apitoyer, elle se consolait vite et soufflait elle-même sur le bobo.

Quand le temps était mauvais, son grand-père la portait dans la grange, où elle effarouchait les chats et riait de leurs sauts périlleux. Elle ne s’enrhumait jamais, n’avait point de caprices et tendait sa petite joue à baiser à tout venant.

Chacun l’aimait, à cause de son grand-père d’abord, et aussi pour sa grâce enfantine et sa gaieté. La fermière avait toujours une tranche de sèche aux œufs, une pomme rouge à lui mettre dans la main. Quand Félix repartait pour le Nid-du-Fol, la semaine d’œuvres finie, et que Cécile était déjà installée sur son dos, on se rappelait tout à coup qu’on avait dans une armoire certain petit jupon qui lui irait à merveille, ou un petit tablier blanc pour la faire belle le dimanche.

— Apportez-moi le linge de votre petiote, disait-on au grand-père. Nous faisons la lessive la semaine prochaine, on vous blanchira ça.

Ainsi l’enfant s’élevait, entourée de bienveillance, et chaque soir son grand-père en la prenant sur ses genoux s’écriait :

— Comme tu grandis, ma mie !

Les années s’écoulèrent ; elles semblent à la campagne s’enfuir plus rapidement qu’ailleurs. Chaque saison glisse sans bruit et s’éloigne, tandis qu’une autre s’avance discrètement, avec des gradations aussi infinies que les teintes ondoyantes des moissons ou les nuances changeantes des prés où la pourpre des esparcettes remplace peu à peu la blancheur des grandes marguerites. On laboure, on sème, on moissonne, et, sans y penser, on parcourt une fois de plus

 

…. ce long cercle de peines

Qui, revenant sur soi, ramène dans nos plaines

Ce que Cérès nous donne.

 

Pour lui-même, le père Félix ne songeait guère à la fuite du temps ; mais il voyait grandir sa fillette, qui venait bien, comme une belle jeune plante pleine de sève.

— Turellement, ça pousse, cette jeunesse, disait-il ; ça met les vieux à la porte, n’est-ce pas, Cécile ? Les enfants des pauvres, voyez-vous, ça s’élève tout seul, que c’est une bénédiction. Si le berceau est en sapin et la bouillie un peu grossière, du moins ils ont bon sommeil et bon appétit. Il y a des compensations partout, je vous dis. Le bon Dieu n’a pas fait les choses si inégales qu’on le croit. Comme M. le curé le disait l’autre dimanche, le contentement d’esprit est un grand gain, et chacun peut en avoir sa part. Qu’avez-vous à soupirer comme ça, madame Renaud ? c’est embarras de richesse qui vous tourmente, bien sûr. Vous vous demandez si le notaire a placé vos fonds en sûreté, si la surlangue visitera point vos vaches cette année, si les fromages se vendront aussi bien que l’automne passé. Non pas que je veuille dénigrer les gens mieux emplumés que moi, ajoutait le brave homme ; je ne ferais pas fi d’un petit domaine pour nous deux et pour Cécile après moi ; mais la fortune n’est pas ma marraine, et quoique çà, je suis content.

On l’écoutait volontiers, ce philosophe à barbe grisonnante, que les soucis des autres seulement, et non les siens, avaient le pouvoir de chagriner.

— Ah ! vous avez bien raison, père Félix, murmurait-on.

Puis Mme Renaud songeait que ses poules avaient cessé de pondre de très bonne heure cette année ; que la provision d’œufs ne durerait pas jusqu’au printemps, que la barrière du poulailler s’en allait latte après latte et qu’il faudrait la refaire. Et Mme Renaud soupirait de plus belle.

Le tisserand, lui, qui venait d’apporter une pièce de toile à la fermière, et buvait un verre de vin avant de se remettre en route, racontait que son fils tirerait au sort l’an prochain. On n’avait pas de quoi le racheter, comme vous pouvez croire ; faudrait bien en passer par là.

— Car pour un bon numéro !… où est-ce qu’ils logent, ces bons numéros ? Jamais personne de la famille n’en a attrapé un. Ah ! la vie, ce n’est déjà pas si gai ! Chacun n’a pas votre recette pour voir tout en rose, père Félix.

— Ma recette ! je vais vous la donner tout droit, et bien aisée qu’elle est, vous verrez. À côté de vos malheurs, comptez donc un peu vos petits bonheurs ; pour sûr, la balance penchera encore du bon côté. Les petits bonheurs, je dis. Les grands, c’est plus rare ; c’est comme qui dirait les gros écus, les napoléons bien reluisants ; on n’en a pas plein ses poches ; mais la petite monnaie, est-ce qu’il faut la mépriser ? Attendez que je vous aide à compter, Cléside. Voilà vos enfants qui viennent bien.

— Tous des garçons ! la conscription nous les prendra.

— Pas encore, tout de même. Et puis vous avez la santé, un métier qui marche, pas de concurrence dans le village.

— Vous m’en direz tant que je vais me croire un milord, faisait le tisserand. C’est bien le moins qu’on ait la santé, pardi !

Si le père Félix prêchait au désert quand il s’adressait à ses voisins, du moins avait-il transmis à sa petite-fille tout l’heureux optimisme de son caractère.

Joyeuse, c’est ainsi que la fillette fut bientôt nommée dans tout le village. Devenue grandelette, elle continuait à accompagner chaque jour son grand-père ; et tandis qu’il travaillait aux champs, elle, dans la maison, mettait la main à toute sorte de besognes sous la direction de la fermière. Elle apprit ainsi à traire, à battre le beurre, à coudre aussi, et à faire la cuisine.

L’automne, elle devenait bergère et courait tout le jour après ses vaches dans les prés mouillés, en chantant comme une alouette de l’aube jusqu’au soir. L’hiver, si l’on voulait engager le père Félix pour les longues semaines du battage en grange, on savait qu’il ne viendrait pas sans sa Joyeuse, et la paysanne tirait de l’armoire des bas troués, des draps que la dernière lessive avait mis hors d’usage, car à l’école des sœurs, que Cécile fréquentait par échappées, elle avait appris à faire de merveilleuses reprises et presque du neuf avec du vieux.

Assise près de la fenêtre derrière laquelle s’entassait la neige, cette gentille ouvrière de quatorze ans ravaudait, taillait, ourlait, tout en écoutant les grands coups de fléau cadencés qui ébranlaient la grange.

« Quels fameux bras il a encore, ce cher grand-père ! se disait-elle. Pas moins, il faudra qu’il se repose l’hiver prochain. »

Le soir, si le temps était beau, tous deux faisaient ensemble, la main dans la main, une petite promenade le long des chemins durcis par la gelée ; ils avaient mille choses à se conter, et l’on entendait de loin le rire frais de Joyeuse. Puis on rentrait ; elle allait dormir avec les filles de la maison, et son grand-père montait dans la chambre des ouvriers.

Félix Vabien approchait de ses soixante-dix ans. Devenu propriétaire, comme nous l’avons dit, il cessa d’être journalier et prit des habitudes très sédentaires.

— Cette vie roulante, ça ne convient pas à ma fillette, disait-il ; elle s’accoutume à entendre des propos et à y répondre. Je ne la voudrais pas trop dégourdie ; d’ailleurs elle a maintenant de la besogne à la maison.

À la maison ! Félix Vabien prononçait ces trois mots cinquante fois par jour : il les tournait dans sa bouche et leur trouvait un goût délicieux.

Cependant, à son âge, on se plie malaisément à des habitudes nouvelles ; si ce n’avait été pour Cécile, le grand-père aurait continué jusqu’au bout son pénible métier, satisfait de pouvoir dire : « Ma maison, mon domaine, » et de savoir sa fillette bien pourvue.

Mais elle devenait grande et trop jolie pour continuer à courir le pays ; d’un autre côté, bien que la sachant sage, il n’eût voulu pour rien au monde la laisser seule au logis.

— Elle va sur ses dix-huit ans, disait-il à Mme Renaud, la confidente ordinaire de ses perplexités. Ça commence à songer au mariage un tantinet, tout au moins à la danse et aux beaux gars. On n’aurait qu’à me l’enjôler, la pauvrette ! Non, c’est assez d’un contrebandier dans la famille ; je ferai bonne garde pour lui épargner du chagrin, à ma Joyeuse, car sa mère a pleuré pour deux.

Jamais duègne ne fut en effet plus vigilante que ce grand-père. Il accompagnait Cécile dans toutes ses courses. Si elle allait voir ses amies, il l’accompagnait et la ramenait lui-même, et ne passait jamais la veillée au cabaret, mais toujours auprès du rouet de Cécile.

Cette surveillance incessante, cette sollicitude de chaque minute, ne déplaisaient point à la jeune fille ; qu’aurait-elle voulu cacher à son grand-père ? Il avait toutes ses confidences, comme aussi toute son affection et tout son respect. D’ailleurs il n’était point sévère. Le blâme sur ses lèvres était rare ; dans la maison, il la laissait régner et lui épargnait toute besogne pénible.

— Et puis, il me conte mille histoires, disait Cécile à ses amies quand celles-ci la plaignaient d’être gardée à vue et de passer presque toutes ses soirées en tête à tête avec un vieux. Il a vu le monde, mon grand-père ; il sait des choses intéressantes qui donnent à réfléchir ; ce n’est pas comme vos garçons du village qui ne font que bêtiser.

— Tu changeras d’idée, Joyeuse, répondaient les jeunes filles en riant ; tu changeras d’idée !

Mais elle secouait la tête, et tout en faisant tourner vivement son rouet, elle chantait de sa voix claire :

 

C’est dans les heures de paresse

Que le cœur s’ouvre au mal d’amour.

Que la quenouille soit maîtresse,

Elle le chasse pour toujours.

 

Dans son nouveau domaine, Cécile déploya de grands talents de ménagère. En vraie paysanne, elle avait l’amour de la terre, et le lopin de pré qui leur appartenait lui semblait le plus vert de toute la commune. Elle aimait sa chèvre, ses poules, son jardin, ses laitues ; elle semait du réséda sous ses fenêtres et ne sortait jamais sans en avoir un brin à son corsage. C’était avec un intérêt palpitant qu’elle surveillait l’éclosion de ses graines comme celle de ses poulets ; une fleurette qu’elle aurait à peine remarquée dans le jardin de Mme Renaud lui semblait admirable dans sa plate-bande, s’y étant épanouie par ses soins.

Cependant elle ne disait guère : notre maison, mais plutôt : la maison de grand-père, par une délicatesse inconsciente, voulant bien marquer que si elle vivait maintenant dans l’aisance, c’était grâce au labeur persévérant du vieillard. Ce nom gagna si bien faveur qu’au bout de quelques années, la petite ferme de Félix Vabien s’appelait dans tout le pays la maison du grand-père. Elle conserva cette appellation longtemps après que le vieillard eut quitté son toit pour s’en aller dans la dernière demeure.

Néanmoins Joyeuse voyait bien, parfois, que cette vie trop paisible et casanière pesait à l’ancien journalier.

— Quand prendrons-nous nos vacances, grand-père ? demandait-elle alors. Les Renaud voudraient bien vous avoir pour les foins, je parie. Nous autres, nous n’avons pas grand à faucher. Quand nous serons prêts, voulez-vous que nous partions ? Ça vous rajeunira, grand-père, en vous faisant penser au temps où vous me portiez chaque matin dans la hotte.

— Je te porterais bien encore, va ! disait Félix en redressant sa haute taille. Grâce au bon Dieu, on a encore les reins solides. Ça y est, fillette ! aussitôt notre foin rentré, en route pour la vie roulante, encore une fois. Mais promets-moi que tu ne te laisseras pas conter fleurette par les garçons Renaud.

— Foi de Joyeuse, répondait-elle en riant. D’ailleurs, comme ils sont protestants, M. le curé se fâcherait.

Le grand domaine des Renaud était situé sur territoire neuchâtelois, dans la commune de la Brévine et à deux heures seulement du Nid-du-Fol.

Isaac Renaud était un homme sévère, mais équitable dans toutes ses transactions. Ses domestiques le quittaient dès la première quinzaine, rebutés par son ton bref et tranchant, ou bien ils s’attachaient à lui d’une façon étonnante, se laissaient peu à peu former et le servaient fidèlement pendant de longues années.

Cet homme rigide, laconique, avait en singulière estime le père Félix qui ne lui ressemblait pourtant d’aucune manière. Depuis trente ans ils se connaissaient et s’étaient toujours montrés, l’un ouvrier probe, diligent, tout à sa besogne ; l’autre, maître juste, et généreux à l’occasion.

Quant à Mme Renaud, elle avait depuis longtemps fait de Cécile sa favorite ; elle lui ouvrait à deux battants son cœur et ses armoires, lui contait toutes ses affaires, la consultait sur ses confitures et lui donnait à repriser ses plus belles nappes damassées.

Elle n’avait pas de fille, mais quatre fils grands et bien portants, dont le plus jeune faisait à l’école polytechnique des études d’ingénieur. Les trois autres étaient paysans comme leur père. L’aîné dirigeait une petite ferme toute voisine du domaine paternel, et l’on supposait qu’il ne tarderait pas à y amener une jeune fermière.

Ces quatre grands garçons, vigoureux et de caractère indépendant, tout en restant soumis et respectueux, avaient de bonne heure laissé le giron maternel, et Mme Renaud n’avait personne sur qui étendre sa sollicitude de poule couveuse. Aussi, quand Joyeuse Vadien était sous son toit, se donnait-elle le plaisir de veiller sur la jeune fille, de la chaperonner, de la morigéner. Le père Félix savait son oisillon bien en sûreté sous l’aile de la vigilante fermière.

C’est pourquoi, deux fois par année, aux fenaisons et pendant la saison du battage, il laissait sa maisonnette, sa chèvre et son jardin aux soins d’une honnête vieille, qui ne demandait pas mieux que de vivre pendant quelques semaines dans une abondance inaccoutumée. Cécile faisait un petit paquet de leur linge, mettait son dé dans sa poche, courait dire adieu à ses poules, et tous deux partaient gaiement.

Quand ils traversaient le village, les voisins les hélaient pour leur souhaiter bon voyage.

— Surtout, père Félix, ayez soin de ramener votre Joyeuse. Il y a bien des garçons là où vous allez.

— Turellement, turellement, répondait-il. Pour ce qui est de ça, elle pousse partout, cette engeance, et c’est bien ce qui me chagrine. Mais Joyeuse est raisonnable, elle ne s’en laisse pas conter.

Joyeuse ne soufflait mot et se contentait de sourire. Tous ces beaux écheveaux qu’elle filait diligemment pendant l’hiver, et ces beaux draps blanchis au clair de lune, parfumés de lavande et de romarin, dont peu à peu se remplissait l’armoire, ce trousseau dont elle était fière, faudrait-il le vouer à sainte Catherine ?

II

Cette année-ci, la récolte de blé et d’avoine avait été abondante ; les granges pleines attendaient les batteurs. Une neige précoce étant venue interrompre tous les travaux du dehors, Isaac Renaud envoya un message au père Félix pour le prier d’avoir à préparer son fléau. En réalité, le fermier et ses trois fils eussent suffi à cette besogne qui se fait à moments perdus ; mais sans les joyeuses histoires du vieux journalier, les longues veillées de novembre auraient paru bien mornes.

On est alors encore mal accoutumé à l’hiver qui durera six mois, sept peut-être ; on souffre d’être emprisonné après la belle saison du travail en plein air ; on sent comme une nostalgie indéfinissable qui vous fait errer de la grange à l’écurie, de l’écurie à la cuisine. On n’a pas le cœur à sa besogne sédentaire, et l’on surveille le ciel gris pour y guetter toutes les éclaircies. En ce moment, la bonne humeur du père Félix et la gaieté de Cécile étaient tout particulièrement agréables à Isaac Renaud, qui ne riait guère, mais aimait à voir rire.

— Justine, dit-il un soir à sa femme, il est temps que le grand-père arrive avec sa Joyeuse. Nos garçons sont tout détractes par cette neige ; ils avaient joblé de faire je ne sais combien de billes au haut de la forêt ; mais le mauvais temps leur casse les bras et ils ne font que se promener comme des ours en cage.

— Ainsi vous allez commencer votre battage ? gémit Mme Renaud. Ah ! ma pauvre tête ! tous ces coups de flot, ça me répond dans les tempes comme un marteau, surtout quand j’ai ma névralgie. Si je m’écoutais, je me sauverais chez les cousines Dumont, où il n’y a pas de battage, et je vous laisserais Cécile pour faire le fricot.

— Qui t’en empêche, ma femme ? Il est juste que de temps en temps tu aies aussi tes vacances.

— Y penses-tu ? cette fillette seule ici ! Isaac, je t’aurais cru plus d’escient.

Tout à coup, on entendit dans la cour le chien sauter hors de sa niche avec un grand bruit de chaînes, aboyer furieusement, puis s’apaiser au son d’une voix que le fermier reconnut aussitôt.

— Le grand-père et Joyeuse ! fit-il en allant à leur rencontre.

Mme Renaud était frileuse, comme presque toutes les personnes plaintives. De plus, elle était sujette à des névralgies que la plus légère contrariété aggravait d’une façon alarmante. En hiver surtout, elle s’enveloppait la tête de manière à donner à ce couronnement de sa personne des dimensions tout à fait extraordinaires. Un foulard blanc, noué sous le menton, était la base de son système de défense contre les courants d’air : par-dessus, elle portait un bonnet de taffetas noir, garni d’une grosse ruche ronde qui lui encadrait le visage ; puis un de ces demi-fichus que les caprices de la mode appellent tantôt fanchon et tantôt frileuse. Enfin, quand le temps était à la neige ou l’humeur à l’orage, et qu’un vent de névralgie soufflait sur la maison, un capuchon de soie ouaté englobait tout le reste, objet redouté qui faisait dire à la servante : « Miséricorde, voilà le capot des mauvaises lunes ! »

Or, ce soir-là, Mme Renaud avait mis son capuchon.

— Quelle idée d’arriver si tard ! murmura-t-elle. Préparer deux lits à l’heure qu’il est, trouver des draps, avec ma névralgie que je sens revenir plus fort que jamais !

— Serviteur, madame Justine ! toujours florissante comme un rosier de chaque mois ! Bon, bon, la santé, c’est l’essentiel !

Le père Félix se tenait sur le seuil de la porte, sa vieille figure ridée et souriante éclairée en plein par la lueur rougeâtre de la petite lampe que tenait le fermier.

Mme Justine, qui avait été belle autrefois et aurait pu l’être encore, sans son appareil anti-névralgique, ne fut pas insensible au compliment.

— Entrez voir, dit-elle, où est la petite ?

— Bonsoir, madame Renaud, fit la voix claire de Joyeuse.

Et la jeune fille s’avança sur le seuil.

— C’est toi qui es une rose de chaque mois, s’écria la fermière. Est-elle jolie, la petite coquine !

Joyeuse avait rejeté en arrière son capuchon de laine bleue ; ses yeux bruns, sa bouche et ses fossettes souriaient à l’envi. Sur ses cheveux blonds et légers brillaient quelques flocons de neige ; d’autres, déjà fondus en petites gouttelettes, tremblaient comme des perles au bout d’un mince fil d’or. Elle était si mignonne et si gentille, appuyant sa joue ronde contre le bras de son grand-père, que Mme Renaud ne put s’empêcher de soupirer.

« Si Dieu nous avait donné une fillette comme celle-là, pensa-t-elle, Isaac et moi nous nous croirions plus jeunes. »

— Mais ce n’est pas tout que d’être jolie, reprit-elle d’un ton sévère ; il faut encore être bonne fille et soigner son grand-père. À quoi songes-tu de le faire voyager si tard, et par de tels chemins ?

— Nous sommes partis ce matin, répondit-elle en riant, mais nous avons du parentage tout le long de la route, et il a fallu cousiner partout. Chacun aime tant mon grand-père !

— Ça se comprend, fit Mme Justine toujours plus sévère. Allons, ôte ton capot et viens donner un coup de brosse à ces folichons de cheveux qui frisent toujours. Félix, n’ayez crainte, on va vous faire à souper.

La fermière introduisit Cécile dans sa propre chambre et de ses mains maternelles lui enleva son capuchon, lissa elle-même les beaux cheveux cendrés qu’elle lui reprochait souvent de ne pas soigner assez, fit déchausser la jeune fille et s’assura que ses bas n’étaient pas humides.

— Vous avez votre névralgie aujourd’hui, madame Renaud ? J’en suis bien fâchée, dit Cécile en remarquant la coiffe de mauvais augure.

— Pourquoi m’y fais-tu repenser, petite nigaude ? Je l’avais oubliée, et tu sais bien que tous ces maux-là, les nerfs et autres misères, on ne les sent que quand on y songe.

— Toute la famille va bien ? poursuivit Cécile en enfilant ses petits pieds dans des pantoufles de maroquin d’une héroïque grandeur que lui prêtait la fermière. M. Jacques, M. Victor, ils se sont bien portés depuis les fenaisons dernières ?

— Vas-tu leur donner du monsieur, à présent ? interrompit Mme Justine, bien qu’intérieurement satisfaite de cette marque de déférence. Des garçons à peine plus âgés que toi !

— Que moi ! je vais sur mes dix-huit ans, et ils ont tous passé les vingt. Chez nous, en France, ils seraient soldats.

— Ils le sont aussi, ma belle, et que l’uniforme leur va comme un gant ! Jacques veut faire son école d’officier ; il sera lieutenant un de ces quatre matins. Quant à Juste, comme il étudie les mathématiques, ils le mettront dans le génie.

— Quand est-ce que nous aurons le plaisir de le voir ? demanda Joyeuse en se détournant pour relever ses tresses devant le miroir. Aura-t-il de longues vacances cette année ?

— Nous l’attendons la semaine prochaine ; il aura besoin de se refaire, le pauvre bouèbe, après ses examens. Tu le connais, c’est l’ambition qui le soutient. Il fera de grandes choses, s’il ne se tue de travail auparavant. Ah ! ma Cécile, j’en ai des soucis et des tracas ! Et voilà ma névralgie qui revient !

— N’y pensez pas, dit Cécile avec un sourire assez malicieux ; pensez plutôt au retour de M. Juste. Vous verrez qu’il se refera vite ; il reprendra de l’appétit et du teint comme l’année dernière, et il sera le meilleur batteur de toute la troupe.

— Allons préparer le souper de nos hommes, dit la fermière avec un soupir.

Une demi-heure après, toute la maisonnée était réunie dans la vaste cuisine, pleine d’un fumet appétissant qui s’échappait de la soupière aux flancs arrondis.

— C’est en votre honneur, père Félix, qu’on a fait un ballon de soupe au fromage, dit Mme Justine. Nous connaissons vos petits dadas.

— Vous n’êtes pas longue à découvrir les faibles du monde, repartit le vieux journalier ; mais au moins vous en usez charitablement. Oh ! l’excellente soupe ! Cécile a votre recette, madame Justine ; tous les samedis elle me régale.

— Je voudrais bien goûter de vos fricots, Joyeuse, dit Jacques, le second des fils Renaud.

Les trois garçons étaient là, assis par rang d’âge sur ce banc, où on les juchait autrefois tout petits, à peine échappés aux genoux de leur mère, leurs courtes jambes se balançant dans le vide.

Tous trois ressemblaient à leur père ; ils tenaient de lui des traits accusés, un visage maigre, une charpente solide et des habitudes assez silencieuses. Cependant la présence de Joyeuse avait le pouvoir de leur délier la langue. Ils l’avaient connue toute petite, et les souvenirs d’enfance établissaient entre eux une camaraderie fraternelle.

La servante plaçait en ce moment sur la table une grande écuelle de grès rouge toute pleine de pommes de terre qui riaient, suivant le mot des paysans, c’est-à-dire que la peau fine et blonde avait éclaté en maint endroit, laissant apercevoir une pulpe blanche et farineuse à souhait.

— Qui veut deviner une énigme ? s’écria Victor, une toute neuve que je viens de fabriquer. Quelle est la ressemblance entre Joyeuse et ces pommes de terre ?

— Je n’aime pas du tout vos énigmes, dit-elle en secouant la tête.

— Ah ! ne vous fâchez pas, Joyeuse. Si vous ne riez pas, l’énigme ne vaut plus rien.

— Bon ! j’y suis, interrompit Isaac Renaud. Ces pommes de terre ressemblent à la fillette parce qu’elles sont blondes et qu’elles rient.

— Vous y êtes, père.

— Elle n’est pas fameuse, ton énigme, dit Jacques tout en pelant soigneusement avec la pointe de son couteau un des tubercules en question. Elle pourrait convenir à cinquante autres filles. Je vais t’en…

Mais une exclamation de surprise lui échappa. Il laissa tomber son couteau et resta bouche béante, les yeux fixés vers le fond de la cuisine. La porte venait de s’entre-bâiller doucement, comme pour permettre à quelque regard curieux de se glisser par l’étroite ouverture, mais se referma sans bruit aussitôt que les yeux de Jacques se portèrent de ce côté.

Le jeune homme courut à la porte, l’ouvrit toute grande, ne vit personne. Il traversa le corridor, alla jusqu’au seuil de la cour, personne.

— C’est bien singulier, dit-il en rentrant. Vous n’avez rien vu, rien entendu, vous autres ?

On n’avait pas compris pourquoi il quittait si brusquement la table ; l’incident parut étrange et bouleversa la fermière qui crut y découvrir un présage.

— Signe de mort, murmura-t-elle en se couvrant la figure de son tablier. Que Dieu nous protège ! Un malheur est arrivé à Juste !

— Faut voir de quoi il retourne, tout de même, dit le père Félix en se levant. Donnez-moi donc une lanterne. Si c’est un rôdeur, nous le dénicherons bien.

Tandis qu’il s’éloignait avec le fermier pour faire la ronde de l’étable et des remises, Cécile cherchait à rassurer la mère tremblante.

— Si c’est un signe, il est bon, madame Renaud. Cela veut dire que votre fils ouvrira lui-même votre porte un de ces jours et viendra vous surprendre. Les malheurs arrivent toujours assez tôt ; le bon Dieu ne voudrait pas nous tourmenter à l’avance par des présages.

— Tu es bien du même bois que ton grand-père, dit Mme Renaud avec un accent de reproche. Toujours prendre les choses du bon côté ! Quand je lisais ce matin encore dans ma Nourriture de l’âme que la vie est pleine de tribulations !

Cécile ne répondit rien ; elle n’était pas grande théologienne et se contentait de sentir instinctivement que la sérénité, la joie, sont aussi des vertus, et des plus chrétiennes.

Les deux hommes revinrent de leur tournée, ne rapportant aucun éclaircissement. Ils avaient trouvé les abords de la maison parfaitement silencieux et déserts. La neige de la cour avait été piétinée et foulée tout le jour, de sorte qu’il était impossible de rien reconnaître dans cette multitude d’empreintes entrecroisées.

— C’est quelque gamin du voisinage qui, en passant, nous aura fait une niche, dit le fermier. N’en parlons plus.

Il détestait les commentaires inutiles et les longs rabâchages.

Personne ne semblait pressé de se retirer pour dormir ; le mystérieux incident avait laissé dans l’esprit de chacun comme une vague inquiétude, et l’on était bien aise de rester ensemble le plus longtemps possible.

Isaac Renaud se mit à parler des dernières foires et du prix des veaux, tandis que sa femme racontait à Cécile les méfaits de la dernière servante, qu’il avait fallu renvoyer au plus vite pour sauver la vaisselle d’une destruction complète. Dans les intervalles de silence, on entendait parfois le beuglement d’une vache ou les coups de pieds sonores du cheval à l’écurie.

— Il faut pourtant penser à se réduire, dit en se levant l’aîné des trois frères, celui qui habitait la petite ferme voisine. Le bouèbe que j’ai laissé à l’hotô dort comme une souche ; on pourrait jeter la maison par les fenêtres sans l’éveiller. Allons, bonsoir ! Mais écoutez donc votre Vaillant, poursuivit-il en s’approchant de la porte, on dirait qu’il fait un mauvais rêve.

Le chien s’était mis à aboyer, paresseusement d’abord et comme par acquit de conscience, pour annoncer quelque passant encore éloigné, puis il s’était précipité hors de sa niche, et des sons étranglés témoignaient qu’il tirait très fort sur sa chaîne.

— Paix donc ! dit une voix forte dans la cour.

— C’est Juste ! s’écria la fermière.

Une exclamation joyeuse lui répondit, et l’instant d’après, la grande cuisine, tout à l’heure si calme, était pleine d’un bruit confus de rires, de questions et de baisers.

Le nouveau venu était un jeune homme d’une vingtaine d’années qui, avec les traits réguliers de sa mère, possédait l’expression énergique de son père. Il était beau, mais son visage sérieux, pâli par l’étude, imposait plutôt qu’il ne charmait. Son front large et carré, ses yeux gris, pénétrants et froids, sa bouche grave semblaient indiquer une raison plus vieille que ses années.

Cependant la joie du retour mettait une flamme dans ses yeux, et sur ses lèvres un sourire qu’on devinait y être rare.

— Tu as encore grandi, ma parole ! disait le fermier qui toisait son fils avec une satisfaction évidente. Tu mets tout en longueur, toi !

— Il faut aussi songer à la largeur, interrompit Mme Justine avec impétuosité. Je m’étonne qu’on t’ait pris comme soldat. Es-tu pâle, bon Dieu ! qu’est-ce qu’on mange, qu’est-ce qu’on boit dans tes Allemagnes ? et pourquoi arrives-tu si tard ? es-tu bien fatigué ? où est ta malle ? gageons que tu l’auras laissée en route, avec toutes tes chemises neuves !

— Rassurez-vous, maman, répondit le jeune homme de sa voix grave et posée. Tiens ! quel plaisir de pouvoir recommencer à dire : Maman. C’est une douce habitude à reprendre. Vous allez tous bien ? pas trop de névralgie, maman ?

— Plus du tout, depuis que tu es là.

Et elle ôta vivement le fameux capuchon, que Juste ne pouvait souffrir et qu’elle regrettait de lui avoir laissé seulement entrevoir.

— Je suis en route depuis hier, reprit le jeune homme ; ma malle est restée à la Brévine chez le buraliste. Si tu me prêtes le cheval demain matin, Jacques, j’irai la chercher ; c’est toujours toi qui as le gouvernement de l’écurie ?… Ah ! bonsoir, père Félix ! je ne vous avais pas encore aperçu, là, dans l’ombre. La santé est toujours florissante ? C’est la bonne humeur qui vous conserve. Et la petite Cécile, où se cache-t-elle ?

Sans lever les yeux, Cécile s’avança et fit une révérence effarouchée. Elle eût voulu jeter sur sa tête son tablier bleu pour cacher la rougeur qui s’étendait jusqu’au bout de ses petites oreilles.

Qu’avait-elle donc tant à rougir ? était-ce l’air citadin de M. Juste qui l’intimidait si fort ? était-ce son cordon d’étudiant, était-ce son air grave, ses yeux, sévères même quand la bouche souriait, ou bien tout cela à la fois ? Elle n’en savait rien, mais elle se serrait contre son grand-père, plus effrayée, plus interdite qu’elle ne l’avait été de sa vie.

— Faut l’excuser, dit le père Félix en souriant ; ces fillettes de campagne, voyez-vous, monsieur Juste, c’est sauvage comme des petites chèvres, mais ça s’apprivoise vite.

Le jeune homme inclina la tête d’un air distrait. Peu lui importait, en vérité, que Cécile se montrât farouche ou non.

Mme Justine allait et venait affairée, cherchant dans l’armoire le verre de Juste, l’assiette de Juste, le couvert de Juste, et la belle nappe damassée qui ne voyait le jour qu’aux vacances.

— Assieds-toi donc, voyageur, lui dit son père. Tu dois être fatigué. Tiens, voici du petit salé de ménage comme ta mère le sait préparer ; voici de la salade aux pommes de terre ; ce n’est pas devenu trop solide pour toi, cette nourriture de paysan ?

— Est-ce que j’ai l’air d’un plumitif, voyons ? dit brusquement le jeune homme en se plaçant devant Isaac Renaud ; est-ce que je ne suis plus de la famille ? J’ai les mains blanches pour le moment, mais quand il le faudra, je saurai bien tenir la pioche et travailler comme un manœuvre. Si je vais à Panama, ou en Égypte, ou en Perse, partout où l’on demande des lignes ferrées, je payerai de ma personne pour donner l’exemple, et je montrerai ce que peuvent la tête d’un ingénieur et les bras d’un paysan.

— Très bien, mon fils, dit Isaac Renaud en lui mettant la main sur l’épaule ; mais tu montreras aussi, j’espère, ce que peut un cœur droit formé dans la crainte de Dieu. Les reins solides et l’esprit clair, c’est beaucoup ; ce n’est pas assez.

Le jeune homme resta silencieux ; sa mère vint s’asseoir à côté de lui et lui prit la main.

— Veux-tu donc t’en aller si loin ? dit-elle à demi-voix. Qui t’a mis ces idées en tête ? Il y aura de la besogne pour toi dans notre pays.

Il sourit un peu dédaigneusement.

— Ici ! quelque malheureux bout de voie ferrée, quelque viaduc long d’une aune ! C’est au loin qu’il faut chercher de grandes entreprises ; je voudrais qu’on me donnât à trouer l’Himalaya.

— Si la neige continue à tomber, tu auras à nous faire un tunnel de la porte à la cuve, monsieur le grand ingénieur, dit Jacques en riant.

— À propos de porte, fit vivement Mme Justine, ce n’est pas toi, Juste, qui as voulu nous faire une niche il y a une demi-heure ? Quelqu’un a entr’ouvert la porte de la cuisine, puis s’est comme qui dirait évaporé, car personne n’a pu mettre la main sur l’indiscret et n’a seulement vu son ombre.

— Un gamin, sans doute, qui aura voulu se donner le plaisir de vous faire courir.

— C’est l’idée de ton père ; mais moi, je crains qu’il n’y ait du mic-mac là-dessous. Bien sûr, je ne fermerai pas l’œil de toute la nuit.

Mme Justine Renaud dormit peu, en effet, sous les courtines à franges rouges de son grand lit ; mais ce fut la joie du retour de Juste qui la tint éveillée bien plus que l’inexplicable incident.

Elle songeait à une douzaine de chemises neuves auxquelles il faudrait mettre Cécile dès le lendemain, puis à certain jambon fumé à point qui figurerait en tranches blanches et roses sur la table du dîner. La petite chambre de Juste n’était pas prête à le recevoir ; on aurait à frotter, à écurer, à suspendre des rideaux blancs, à épousseter les rayons sur lesquels il mettrait ses livres.

« Gageons qu’il en aura sa malle pleine, de ces terribles livres qui le font pâlir. Est-il savant, ce garçon ! est-il savant, bon Dieu ! De l’argent et de la gloire, il en aura tant qu’il voudra, sans courir à l’autre du bout du monde chez les païens. En Perse, en Égypte ! pour y attraper quelque male-chance et revenir au pays tirant l’aile et traînant le pied, comme ce pigeon dont je récitais l’histoire quand j’étais petite. Ce n’est pas pour l’offrir aux moricauds que nous l’avons fait si bien instruire, notre Juste, et qu’il a pris l’air si distingué. Comme ses habits lui vont bien ! il faudra savoir s’il préfère les faux cols droits aux cols rabattus. Peut-être que Cécile a un nouveau patron. »

Vers le matin, les idées de Mme Justine devinrent confuses. Les faux cols, les voies ferrées, les jambons, les viaducs, les Perses et les Égyptiens dansèrent d’abord dans sa tête une étonnante sarabande, puis s’évanouirent tout doucement dans la brume d’un profond sommeil.

Cécile, levée la première, trottinait sans bruit dans la cuisine ; elle n’avait qu’une pensée, qu’une crainte, c’était que M. Juste n’y entrât pendant qu’elle était encore seule. Six heures et demie venaient de sonner. Tout dormait encore dans la maison, chose inouïe, car Mme Justine était un terrible réveille-matin.

« C’est pour avoir veillé si tard hier, pensait Joyeuse en allant et venant à la clarté de sa petite lampe, car il faisait encore aussi noir que dans un four. Ce sera comme l’année dernière, où M. Juste racontait tous les soirs des choses si intéressantes qu’on en oubliait le dormir, le manger et le boire, et même le fumer, comme disait grand-père. Bon ! le voici qui descend. Quel soulagement, grand ciel ! à présent M. Juste, s’il entre, trouvera à qui parler. »

Le père Félix parut sur le seuil.

— Bonjour, grand-père, dit Cécile en lui tendant sa joue ronde pour le baiser du matin. Vous avez bien dormi ?

— Pas mal, pas mal, merci, petite. Le rhumatisme me travaille un peu dans les genoux ; mais à mon âge, il faut bien que quelque chose cloche. Je vais me mettre à traire. Déjà six heures et demie ; les pauvres bêtes doivent commencer à n’y rien comprendre. Ah ! voici Lucien qui a été plus matinal que nous.

C’était l’aîné des fils Renaud qui arrivait, portant sur son dos, dans une bouille de fer-blanc, le lait de ses quatre vaches.

On faisait fruitière à la grande ferme, c’est-à-dire qu’on y fabriquait le fromage et le beurre, et la plupart des étables du voisinage vendaient leur lait à Isaac Renaud.

Bientôt le maître parut, s’excusant d’avoir dormi si tard. Mme Justine le suivit de près, d’assez mauvaise humeur, bousculant chacun sous prétexte de regagner le temps perdu.

— Allons, allons ! qu’on se dépêche ! il faut pourtant déjeuner avant midi. Ce lait ne veut pas monter, on dirait qu’il est gelé, ma parole ! Mais aussi quelle misérable flamme ! est-ce que tu ne sais plus allumer le feu, Cécile ? Pèle ces pommes de terre, vite ! Et filez votre nœud, tous ces hommes ; vous encombrez ma cuisine.

Puis, comme il arrive toujours, le lait qui s’obstine à ne pas bouillir tant qu’on le surveille, monta à grand bruit aussitôt que Mme Justine eut le dos tourné, et toute la hâte de Cécile ne réussit qu’à en sauver la moitié.

Pour le coup, la fermière s’assit en laissant tomber ses bras.

— Retournons nous coucher, dit-elle d’un air tragique. La journée s’annonce mal ; quelqu’un se cassera bras et jambes avant ce soir. Et pour nous achever, voici Jérôme qui s’amène.

— Ben vo veigne ! dit une voix traînante dans le corridor.

— Bonjour ! répondit laconiquement la fermière.

Le voisin Jérôme était un petit vieillard maigre et cassé qui parlait sans cesse et toujours geignait.

Il déposa sa bouille dans un coin, puis se prit les côtes à deux mains et resta un grand moment courbé en deux, comme s’il ne pouvait se reprendre. Un bizarre accès de toux rentrée le secouait sans qu’il fît entendre aucun son.

Cécile crut qu’il suffoquerait ; elle se hâta de lui avancer un escabeau et interrogea des yeux sa maîtresse pour savoir s’il n’était pas urgent de lui dénouer sa cravate ou de lui administrer des gouttes anodines. Mais la fermière lui répondit par un regard courroucé et haussa les épaules.

— Ce Jérôme, c’est une poix, murmura-t-elle ; maintenant que le voilà assis, nous en avons pour une belle lurette !

— Hem ! hem ! fit le voisin quand le jeu de ses organes respiratoires fut un peu rétabli. La bouille est trop pesante pour moi, à présent : ce que c’est que de nous, tout de même ! Dans mon jeune temps, je l’aurais portée à bras tendu, à bras tendu, répéta-t-il en hochant la tête. Vous ne le croyez pas, madame Renaud ?

— Si, si, je le crois, se hâta-t-elle de répondre.

— Eh bien ! c’est comme je vous le dis, à bras tendu. Vous pouvez le demander à ma femme, qui m’a connu dans mon jeune temps. Mais je l’ai portée aujourd’hui pour la dernière fois, cette bouille qui m’a tant meurtri le dos. Je voulais vous l’annoncer, madame Renaud, comme ça se doit entre bons voisins qui n’ont jamais eu un mot ensemble.

— Comment donc ? est-ce que vous allez nous planter là, et envoyer votre lait à la fruitière du village sans nous avertir ?

— Mais non ! mais non ! j’ai seulement pris un domestique, et c’est lui qui viendra dor en avant matin et soir.

— Oh ! si ce n’est que cela, je n’en tournerais pas la main, fit Mme Justine avec humeur.

— Lah oui ! lah oui ! on a engagé un individu. C’est l’occasion qui a fait le larron. Je n’y pensais seulement pas quand l’homme s’est présenté. C’était un pauvre ouvrier de campagne sans ouvrage, qu’il me dit ; est-ce qu’on pourrait l’occuper ? Rien que pour la nourriture et la couche, il travaillerait de bon cœur. Pardi ! que je me pense, on peut bien se payer un domestique, quand ça ne coûte rien. Et voilà ! nous avons tapé l’affaire. C’est un drôle de particulier, madame Renaud. Vous qui avez bon œil, vous m’en direz votre idée quand vous l’aurez vu. Il ne desserre quasi jamais les dents ; pas moyen de le faire causer.

— Ça doit vous paraître drôle, en effet, répliqua sèchement Mme Justine. Allons, Joyeuse, va-t’en quérir nos hommes ; le déjeuner est prêt.

« Un domestique qui ne parle pas, ça doit lui aller comme un gant, au vieux Jérôme, murmura-t-elle quand le voisin se fut éloigné. Nous verrons cette merveille. Si je n’aime pas les bavards, je n’ai guère de goût non plus pour les sournois. »

Juste n’était pas encore descendu.

— Laissons-le dormir, dit sa mère ; il a tant pris sur son sommeil avant ses examens, le pauvre garçon, qu’il n’aura pas trop des vacances pour rattraper son arriéré. Fait-on fromage, ce matin, mon mari ?

— Non, les vaches ont peu donné ; il faut attendre à ce soir.

— Très bien. Puisque la cuisine sera libre, nous pétrirons quelques gâteaux et nous les cuirons dans le petit four. Juste aime tant la sèche aux pommes de terre. Dépêchons-nous, il en mangera une toute chaude à dix heures.

— Qu’avez-vous donc ? demanda Joyeuse à voix basse en s’approchant de son grand-père. Vous semblez tout capot. Je vous regardais pendant le déjeuner, vous ne mangiez pas.

— C’te bonne petite ! dit-il en mettant sa large main calleuse sur la tête blonde de Cécile ; comme elle se tracasse pour un vieux bonhomme ! Vois-tu, mon enfant, il n’y a pas de remède à la maladie d’avoir septante ans. Les rouages n’ont plus d’huile, ça grince, ça rechigne à faire sa besogne. Le souffle va bien encore, et c’est une bénédiction, comme je me le disais en voyant ce vieux Jérôme tout poussif. Mais les articulations s’enraidissent au point qu’il me semble parfois être fait de quatre bâtons. Pourquoi se plaindre ? tout doucement on fait place aux jeunes, c’est le train du monde. Va bien, va bien !

— Grand-père ! dit Joyeuse d’un ton de reproche, ne parlez pas ainsi. Vous êtes encore plus vert et plus solide que bien des hommes de soixante ans. Comme M. Juste le disait encore hier, la bonne humeur vous conserve. Est-ce que votre rhumatisme a empiré ces jours ? voulez-vous que nous retournions chez nous ?

— On n’y songe pas ! Quoique ça, les Renaud n’y perdraient que le plaisir de te voir, car pour moi je ne suis plus un batteur bien conséquent. Il faut te l’avouer, ma mie, ton grand-père est démonétisé !

— Qu’avez-vous donc à conspirer dans ce coin, vous deux ? cria la terrible Mme Justine ; est-ce que vous vendez le pays ? Viens ça, Joyeuse, et lave cette vaisselle au plus vite, pour débarrasser la table.

— Ne lui dis rien, murmura le père Félix à voix basse ; elle est un peu contrariée ce matin ; il ne faut pas lui donner d’autres tracas.

Cécile ne pouvait se défendre d’une certaine inquiétude. Quoique la santé de son grand-père fût généralement bonne, il avait souffert l’hiver précédent d’un rhumatisme tenace dont l’été n’avait pas suffi à le débarrasser complètement.

Elle se promit de redoubler de soins et de vigilance, et aussi de confier son souci à Mme Justine, aussitôt que l’horizon se serait éclairci.

Le moment n’était pas propice, car le néfaste capuchon noir, symbole de névralgie et de tempêtes, avait reparu et présidait sur la tête de la fermière aux destinées du jour.

À midi, la jeune fille, qui suivait d’un œil anxieux son grand-père, crut voir qu’il dînait avec appétit. Elle se rassura, mais ne songea qu’à lui tout le reste du jour et en oublia la frayeur que lui inspirait M. Juste. Elle lui tailla ses chemises neuves avec une parfaite indifférence, comme si elle eût travaillé pour un mortel tout ordinaire.

D’ailleurs, elle l’aperçut à peine. Il passa la journée à déballer ses livres, puis à refaire connaissance avec les moindres recoins de l’étable et de la grange.

Le soir vint, Joyeuse était dans la cuisine, préparant le souper ; les hommes étaient tous à l’étable, occupés à traire, et Mme Justine venait de monter au premier étage pour inspecter les arrangements de son fils et leur donner son approbation, s’il y avait lieu.

C’était l’heure où les voisins arrivaient avec leurs bouilles. Comme Cécile, debout devant le foyer et toute à son coup de feu, s’apprêtait à faire sauter une large omelette, elle entendit dans le corridor un pas hésitant, et le frôlement d’une main qui cherchait le loquet.

« Ah ! c’est le nouveau domestique à Jérôme, pensa-t-elle ; il ne connaît pas encore les êtres. »

Un homme de haute taille entra, courbé sous sa charge.

— Par ici, dit Joyeuse. Voilà les sellions à vider le lait.

Elle tenait toujours la queue de la poêle, et la clarté du feu l’enveloppait tout entière. Une flamme dansait dans ses yeux bruns, autour de sa tête mignonne, sur ses cheveux ébouriffés. Sa taille encore un peu frêle, serrée dans un corsage bleu, les grands plis de son tablier blanc, son petit pied chaussé d’un bas rouge et sortant à demi d’une pantoufle trop large, tout cet ensemble de couleurs gaies et de lignes gracieuses se détachait en vigueur sur le fond noir de la grande cuisine.

Au lieu d’avancer, le nouveau venu restait dans l’ombre, et Cécile ne distinguait de son visage que deux yeux sombres et ardents. Il semblait approcher de la quarantaine. Une barbe noire en broussaille couvrait sa bouche et son menton ; ses vêtements avaient quelque chose de pittoresque, d’étranger. Une ceinture de laine écarlate entourait ses reins, et un foulard de même couleur, noué lâchement autour de son cou, laissait flotter ses bouts jusque sur la chemise.

« C’est un Italien, » pensa Joyeuse non sans quelque inquiétude, car on lui avait raconté mille histoires sinistres sur les Italiens qui travaillaient dans la vallée voisine à la construction d’une ligne ferrée, et qui étaient représentés comme ayant tous dans leur manche un couteau long de deux pieds.

Au moment où elle souhaitait de tout son cœur que Mme Justine descendît et vînt rompre ce tête-à-tête peu rassurant, l’homme fit un pas.

— Comment vous appelez-vous ? dit-il d’une voix basse et profonde qui fit tressaillir la jeune fille.

— Cécile Vadien.

« Bon ! il parle. Je l’aime mieux ainsi, » pensa-t-elle.

— Vous êtes le nouveau domestique du vieux Jérôme, n’est-ce pas ? poursuivit-elle.

— Et toi, es-tu donc servante ici ? demanda-t-il brusquement.

Elle se redressa, choquée de ce ton familier.

— Je ne suis pas servante, et je n’ai pas l’habitude d’être tutoyée par le premier venu.

— Pardon, murmura-t-il, j’oubliais… Ce n’est pas l’usage dans ce pays. Je viens de loin, voyez-vous ; il faut m’excuser.

En cet instant Juste entra dans la cuisine, et Cécile poussa un soupir de soulagement, car son interlocuteur lui paraissait un peu singulier.

— Bonsoir, dit Juste. Faut-il vous aider à décharger votre bouille ? Vous avez l’air tout neuf au métier.

— Merci. On fera seul tout de même.

— Comme vous voudrez.

L’homme se pencha, et sans même ôter de ses épaules la boîte à lait, il en versa le contenu dans le seillon sans en répandre une seule goutte. Puis il enfonça sur ses yeux son grand chapeau noir à larges bords et sortit.

— Drôle de type ! fit Juste. À la place du vieux Jérôme, je ne dormirais que d’un œil. Où a-t-il pêché ce particulier ?

— C’est la chance qui le lui a envoyé hier au soir. L’homme est un pauvre ouvrier de campagne, à ce qu’il dit.

— Vraiment ! il a dans la voix et dans l’accent quelque chose de guttural qui fait songer à l’espagnol. Comment s’appelle-t-il ?

— Je n’en sais rien. Il m’a demandé mon nom sans me dire le sien.

À la campagne, on est naturellement curieux ; les événements sont si rares que le moindre incident a son prix. Un étranger qui passe, l’achat d’une vache par le voisin, une fournée de pain mal levé chez la voisine, un feu de canal, un baptême, défraient la conversation à trois lieues à la ronde. On juge si le nouveau domestique et ses faits et gestes furent passés au crible.

Sans l’avoir seulement entrevu, Mme Justine lui décerna un surnom : l’Homme noir, et déclara que c’était, à n’en pas douter, un brigand d’Espagne, exilé pour ses crimes.

— Jolie emplette que le vieux Jérôme a faite là ! mais il n’a pas un grain de judiciaire. Et son bureau plein de valeurs ! car il ne met rien à la caisse d’épargne, il garde tout chez lui, comme dans le vieux temps. Un beau matin, il se réveillera mort, comme disait le Sagnard, et le magot aura pris des jambes.

— Justine ! fit son mari d’un ton de reproche, peut-on parler ainsi !

La fermière daigna convenir qu’elle allait un peu loin dans ses suppositions pessimistes, mais enfin, cet individu lui semblait louche, et quand chacun se fut retiré pour la nuit, elle accompagna Cécile dans sa petite chambre à coucher.

— Prends garde à toi, lui dit-elle en hochant la tête avec solennité. Ces étrangers sont parfois les pires enjôleurs. Ne rougis pas ainsi, ma petite, je sais bien que tu es sage. Mais tu avoues toi-même qu’il t’a beaucoup regardée ce soir. Demain, s’il te parle, tourne-lui le dos. C’est ainsi que j’ai traité dans mon jeune temps beaucoup de garçons. Sais-tu qu’on m’appelait la dragonne et que j’en étais fière ? Isaac Renaud ne s’en est jamais plaint. Quand viendra le bon parti qu’il te faut, alors je te permettrai de dire oui tout de suite ; mais foin des rôdeurs, des ambulants, des ouvriers de campagne et de toute cette clique voyageuse !

Cécile rougit encore, mais de fierté cette fois.

— Mon grand-père n’est qu’un ouvrier de campagne, dit-elle. N’ayez crainte, maîtresse, je ne me marierai ni trop bas ni trop haut, et je vous demanderai conseil, je vous le promets.

— À la bonne heure ! dors maintenant, comme une fillette raisonnable.

La neige tomba toute la nuit. Quand Joyeuse s’éveilla le lendemain matin, une clarté vague et blanche glissait par la petite fenêtre dont on ne fermait jamais les rideaux, car dans cette solitude, au pied des bois, on n’avait pas de regards curieux à redouter. Quelques étoiles brillaient encore au ciel, et l’arc décroissant de la lune s’y évanouissait comme une vapeur.

La neige montait presque jusqu’à l’appui de la fenêtre, tout disparaissait sous les molles ondulations de cet épais manteau.

« L’hiver s’annonce rude, pensa Joyeuse en frissonnant. Heureux ceux qui ont une provision de bonne tourbe dans le bûcher ! Il faut que grand-père mette ses genouillères de flanelle aujourd’hui. »

Cécile, on le voit, n’avait pas l’imagination poétique. Au lieu de rêver à la solennelle beauté de ce grand ciel pâle et de la vallée toute blanche, elle songeait aux pauvres, à son grand-père, à ceux qui souffriraient du froid précoce.

Elle venait de décider en elle-même qu’aussitôt de retour au Nid-du-Fol elle enverrait une douzaine de grosses bûches à la veuve du tailleur, lorsqu’on frappa doucement à sa porte.

— Êtes-vous debout, Cécile ? demanda la voix de Jacques.

— Qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle.

— Habillez-vous et montez. Le père Félix est souffrant. Tout à l’heure je l’ai entendu gémir et je suis entré. Il dit avoir un tour de reins.

— C’est comme l’hiver dernier, murmura-t-elle en tordant à la hâte ses lourdes tresses et en agrafant sa robe à l’aventure. Pauvre grand-père, va-t-il souffrir !

Le père Félix était étendu sur son lit, où la sciatique allait le clouer pour longtemps. Son visage contracté exprimait une vive souffrance et ses lèvres se serraient pour retenir la plainte. Il était pénible de voir ces membres encore si vigoureux, raidis et comme paralysés sous l’étreinte du mal.

Cécile s’approcha doucement, et sans même effleurer les draps du lit, car elle savait que le moindre attouchement augmentait la douleur, elle mit un baiser sur la joue de son grand-père.

— Prenez courage, dit-elle, cela aussi passera.

Elle avait appris du vieillard ces mots que tant de bouches ont répétés après l’Ecclésiaste, et qui sont le résumé de l’expérience du sage.

— Tu as raison, dit-il péniblement. Cela aussi passera. Je voudrais pourtant être chez moi plutôt que dans une maison étrangère, et ne déranger personne. Mais d’un autre côté tu seras moins seule, petite, on t’aidera. Ce monde est plein de compensations, ajouta-il avec son vieux sourire qui fit venir les larmes aux yeux de Joyeuse.

Mme Renaud ne tarda pas à monter chez le malade. Pour conseiller, pour secourir et pour soigner, sa main ferme, son esprit net et pratique étaient inappréciables.

— N’ayez nul souci, père Félix, dit-elle en s’approchant ; vous serez comme chez vous et ne manquerez pas de garde-malades. Le docteur viendra ce matin, Victor est déjà parti pour le quérir. Cécile va faire un bon feu dans le poêle, et vous tiendra ensuite compagnie.

— Tenez, madame Renaud, dit le vieillard, je voudrais de bon cœur que le mal m’empoignât deux fois plus fort et que j’eusse écouté Cécile qui, me voyant tout chose hier, proposait de nous en retourner à la maison. Je vais être une vraie calamité chez vous.

— Malades ou bien portants, les amis sont les amis, répondit sentencieusement la fermière ; on est au monde pour s’entr’aider, n’est-ce pas ? J’ai l’humeur revêche, chacun le sait, moi la première ; pourtant j’aime à donner un coup de main à l’occasion.

Comme Cécile descendait pour prendre des fagots afin de chauffer le poêle, elle faillit se heurter au pied de l’escalier en casse-cou contre quelqu’un qui se tenait là dans l’ombre. Elle poussa une exclamation à laquelle fit écho Mme Justine qui arrivait sur ses talons.

L’homme s’écarta pour les laisser passer toutes deux.

— Qui est-ce qui vient ici si tôt, compagnon de la Marjolaine ? dit la fermière en élevant la petite lampe qu’elle tenait à la main. Tiens, l’Homme noir ! je reconnais son signalement.

— Mon signalement ! fit-il d’un ton farouche. Qu’est-ce que vous entendez ?

— C’est une façon de parler, voilà tout.

« M’est avis qu’il est mal dans les papiers de la police, » se dit-elle.

— Que voulez-vous, s’il vous plaît ?

— Qu’on mesure le lait que j’apporte. J’attends ici depuis dix minutes.

Il jetait à la dérobée ses regards sur Joyeuse, qui ne levait pas les yeux, mais sentait une crainte vague s’emparer d’elle.

« Faudra-t-il que je rencontre cet homme matin et soir ? se disait-elle. Il a quelque chose dans le visage qui me fait peur et m’attire pourtant. »

— Écoutez, dit Mme Renaud, tous nos gens sont occupés, rendez-moi un service en retournant. Entrez chez la vieille Sylvie, première maison à gauche du sentier, et dites-lui qu’elle m’envoie au plus vite sa bouteille d’élixir pour la sciatique. C’est pressant.

— Vous avez des malades ? demanda-t-il d’un ton indifférent, comme pour prolonger seulement l’entretien et en regardant toujours Cécile.

— Oui, le grand-père de cette petite. Dites à Sylvie que c’est pour le père Félix. Si nous n’employons que les drogues du docteur, il en a pour trois semaines.

Aussitôt l’homme parti :

— Que me disais-tu donc, Cécile ? s’écria la pétulante fermière. Ces petites filles n’ont vraiment qu’amourette en tête. Pour peu qu’on les regarde, les voilà qui battent la campagne et s’imaginent avoir trouvé un galant. Cet homme a au moins quarante ans, petite nigaude. Gageons qu’il a femme et enfants à l’autre bout du monde. Je suis bien aise de l’avoir vu, quoique sa figure de charbonnier ne me revienne guère. Me voilà tranquillisée à ton sujet.

— Mais, hasarda Cécile, je ne vous ai jamais dit, madame Renaud…

— Comment ! tu ne m’as jamais dit ! Pourquoi donc alors est-ce que j’ai passé la moitié de la nuit à m’inquiéter ?

L’argument était sans réplique.

Cécile monta chez son grand-père et y resta toute la matinée, exécutant avec un soin minutieux les prescriptions du docteur, qui était venu tôt après le déjeuner.

Elle était assise dans l’embrasure de la fenêtre et travaillait aux chemises de M. Juste ; mais ses yeux erraient parfois sur le blanc paysage qui s’étendait à perte de vue devant elle. Les nuages s’étaient dissipés ; le ciel était d’un bleu fin et doux, aussi clair qu’un ciel de printemps. La neige étincelait au soleil, mais à l’ombre, sa blancheur mate avait des teintes sourdes légèrement azurées qui indiquaient chaque pli, chaque ondulation, et donnaient de la variété à cette grande étendue déserte.

Plus loin, le petit lac aux eaux toujours sombres, enchâssé entre ses berges blanches, brillait comme une plaque d’argent bruni, et les grands sapins se dressaient à l’horizon, plus sévères que jamais sous leur neige et pareils à un cortège de solennels gentilshommes poudrés à frimas.

— Quel beau soleil ! dit le père Félix quand un gai rayon, glissant à travers les vitres comme une flèche, vint s’étaler sur son lit et caresser sa vieille main ridée. Joyeuse, dis-moi donc cette jolie chanson que tu as apprise chez les sœurs et où l’on parle d’un rayon qui vient réjouir la chaumière.

— Mais, grand-père, je n’ai pas le cœur à chanter quand vous êtes malade.

— Faut-il donc cesser d’aimer le soleil et d’en être reconnaissant quand on est malade ? Bien au contraire, n’est-ce pas, puisqu’on en a besoin davantage. Écoute, ma fille, je vais te dire un secret qui te tiendra en joie tout le long de ta vie. Moi qui le connais, je ne l’ai pas toujours bien pratiqué, mais tu feras mieux que ton grand-père. Si tu perds quelque chose, compte aussitôt ce qui te reste. La santé est bien précieuse ; si elle me quitte, j’ai encore ma petite-fille, des amis et le soleil qui vient me faire visite. Allons, chante, mon enfant.

Joyeuse obéit, et comme l’âme sereine de son grand-père était aussi en elle, rien qu’en chantant elle reprit espoir.

L’après-midi étant venu, le malade s’endormit.

— Descends, dit Mme Renaud à Cécile, je te remplacerai un moment et cela te changera les idées. Tu trouveras assez de besogne à la cuisine, car rien n’est en ordre. Il ne souffre pas trop, le cher vieux, n’est-ce pas ? sauf quand il remue. Allons, je crois qu’il en sera quitte à bon marché cette fois. Et si tu en as le temps, cours donc chez la Sylvie lui demander à quoi elle songe de ne nous avoir pas encore envoyé son élixir.

Cécile mit donc son capuchon bleu, ses petits sabots et sortit.

Un étroit sentier avait été frayé dans la neige par les laitiers, dont les lourdes semelles avaient laissé des empreintes bien distinctes. De l’une à l’autre il y avait parfois un grand pas à faire ; les petits pieds de Cécile s’enfonçaient dans les grands trous qu’avaient laissés ces grosses bottes. Elle releva bravement son jupon sur son bras, laissant voir ainsi ses jolis bas écarlates, et se mit à sauter lestement de pas en pas.

La bise piquante soulevait ses cheveux frisés, avivait l’éclat de ses joues fraîches, d’où le hâle de l’été n’avait pas complètement disparu.

Bataillant ainsi avec les inégalités du sentier et les hardiesses de ce vent taquin qui faisait tourbillonner les plis de son jupon, Joyeuse arriva bientôt chez la Sylvie, reçut la fiole du liquide infaillible et se remit en route.

Le vieux Jérôme demeurait tout près ; il avait même au bord du chemin un hangar où l’on serrait, avec les instruments de labour, la provision de tourbe pour l’hiver.

Cécile ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil dans cette direction, mais elle détourna bien vite la tête, car l’homme était là, près de la porte, occupé à scier des bûches.

Les sourcils froncés, l’air sombre, il semblait plongé dans des pensées peu riantes, tandis que ses bras vigoureux allaient et venaient et que la scie faisait entendre sa chanson monotone.

Cécile passa le plus vite qu’elle put, sans même échanger avec l’homme ce bonjour dont on salue à la campagne tous ceux que l’on rencontre, connus ou inconnus. Mais le cœur lui battit plus fort, bien qu’elle ne fût point poltronne, lorsqu’elle entendit qu’il laissait tomber son outil et s’avançait dans le sentier derrière elle.

Résolue pourtant à faire bonne contenance, elle se contenta de presser le pas.

— Cécile Vadien ! dit une voix contenue, mais impérieuse, arrêtez-vous !

Elle n’en fit rien, comme on peut croire ; l’homme la rejoignit en quelques enjambées, et vint se placer à côté d’elle, enfonçant dans la neige jusqu’à mi-jambe.

Pour la première fois elle vit en pleine lumière cette stature énergique, ce visage profondément labouré, ces yeux noirs qui brillaient d’un éclat un peu sauvage, cette physionomie de lutteur vaincu, à la fois ardente et lassée.

— Que voulez-vous enfin ? dit Cécile en s’arrêtant court.

Il se pencha vers elle, lui prit les mains et murmura deux mots qu’elle entendit comme en rêve. Elle restait immobile, ne cherchant pas à se dégager ; enfin elle parut comprendre, se cacha le visage et s’enfuit en courant.

III

Quelques jours plus tard, Juste Renaud revenait du village entre chien et loup. Il était pensif et sifflotait entre ses dents, ce qui était sa manière d’accompagner en sourdine ses méditations. Il ne fumait pas, se privant volontairement des inspirations que recèle la cigarette. Tout frais débarqué à l’École polytechnique, il avait un jour vu l’un de ses amis payer une somme assez ronde pour quelques caissons de havanes apocryphes, et il s’était dit qu’avec cet argent on achèterait bien des livres et des compas. Dès lors il ne fuma plus ; sa nature correcte et mathématique se laissait toujours diriger par une évidence traduite en chiffres.

C’était à l’heure même une évidence de ce genre qui lui faisait précipiter le pas, comme si, en marchant plus vite, il eût pu arriver plus tôt au but de ses ambitieux désirs.

Il avait trouvé des lettres à la poste. L’une d’elles, qu’il avait lue en chemin, venait de son ancien professeur et lui apportait une séduisante proposition. Il s’agissait d’une entreprise intéressante.

Un grand seigneur italien, pris de zèle philanthropique, allait faire dessécher et assainir des terres fort étendues, presque une province, qu’on voulait rendre à l’agriculture. Un ingénieur de talent, bien connu pour ses précédents succès, s’était chargé de la direction des travaux et partirait à la fin de l’hiver ; mais il désirait s’adjoindre un aide intelligent qui le seconderait et le suppléerait au besoin. Le professeur, consulté, avait désigné Juste Renaud comme un jeune homme plein d’énergie et de capacité, et il lui conseillait fortement à lui-même d’accepter cette occasion favorable, pour donner à ses études un complément pratique.

Voyager, ce rêve de toute imagination de vingt ans, travailler sous la direction d’un maître déjà illustre, attacher son nom, ne fût-ce qu’en sous-ordre, à une entreprise grandiose, quelle perspective !

L’esprit du jeune homme, quoique sobre et bien gardé contre les extravagances de la folle du logis, ne pouvait s’empêcher de battre un peu la chamade.

« Je n’en dirai rien encore, pensa Juste, qui ne voulait pas qu’on versât un seau d’eau froide sur le beau feu de ses projets. L’Italie ! les maremmes ! ils me verraient déjà tremblant la fièvre, brûlé par la malaria. Si j’écoutais ma mère, je me fixerais à la Brévine avec mes diplômes, et je bornerais mon ambition à tracer des rigoles d’écoulement dans les tourbières.

Comme il approchait déjà de la maison, il vit non loin du sentier deux ombres immobiles apparemment engagées dans un entretien animé. Il faisait trop sombre pour que Juste pût les reconnaître, mais un mot prononcé tout à coup par une voix jeune et claire lui fit lever la tête avec surprise.

Le mot était insignifiant, mais la voix était celle de Joyeuse.

Juste passa outre, ne sachant quel parti prendre, tourna la tête au bout d’un instant, et vit un homme s’éloigner ; il s’arrêta alors et attendit la jeune fille.

— C’est vous, Cécile ? dit-il d’un ton de reproche. Il est tard pour se promener seule par les chemins.

Elle baissait la tête. Il lui prit la main et la passa sous son bras, comme si elle eût été une petite sœur à protéger.

— Rentrons vite, poursuivit-il, et soyez plus raisonnable un autre jour. Si quelqu’un désire vous voir, dites-le à ma mère ; elle ne vous refusera pas de le recevoir chez nous.

— Oh ! monsieur Juste, murmura Cécile d’une voix brisée, est-ce que vous pouvez croire ?…

Elle baissa la tête encore davantage, et Juste entendit qu’elle pleurait.

« Pauvre petit oison ! pensa-t-il. Les jeunes filles, ça n’a pas de logique vraiment ! Voilà Cécile que ma mère croit une perle de bon sens. Au lieu d’attendre sagement dans la cuisine, comme une estimable Cendrillon, la visite de son amoureux, elle court à sa rencontre au clair de lune – la lune n’est pas même levée – et s’expose à être grondée d’importance au retour. Puis elle pleure et me demande si je peux croire !…

— Monsieur Juste, dit Cécile en relevant la tête, il faut, il faut absolument que vous me promettiez de ne dire à personne où vous m’avez rencontrée ce soir, et que je n’étais pas seule. Il y va de la santé de mon grand-père, poursuivit-elle avec insistance, comme Juste se taisait. Quand il sera rétabli et pourra supporter l’émotion, je lui raconterai comment tout est arrivé. Vous verrez alors, ajouta-t-elle en regardant Juste de ses yeux limpides et honnêtes, vous verrez alors que je n’étais pas à blâmer.

— Très bien, répondit-il assez froidement, étonné que cette fillette lui prescrivît le silence sans dire seulement pourquoi.

Ils rentrèrent. Cécile se glissa dans la cuisine et monta chez son grand-père ; sa courte absence avait passé inaperçue.

Juste se retira dans sa chambre pour relire la précieuse lettre, et cette rencontre, sans sortir de sa mémoire, qui était tenace et gardait tout, fut reléguée à l’arrière-plan, pour faire place à des préoccupations personnelles.

Il y avait une semaine que le père Félix gardait le lit ; les douleurs aiguës des premiers jours avaient diminué, mais le docteur secouait encore la tête quand son malade parlait de se lever.

Le tisserand du Nid-du-Fol, un voisin d’ancienne date, était venu le voir, lui apportant les nouvelles du hameau avec ses doléances habituelles.

Depuis l’an de disgrâce 1848 tout allait de travers dans ce pauvre monde ; il n’était pas jusqu’aux pommes de terre qui n’eussent part à cette déchéance universelle ; après la chute de Louis-Philippe, elles n’avaient pas été à moitié aussi farineuses qu’auparavant.

Puis il parla de son fils aîné, qui avait deux ans de plus que Joyeuse.

— Une perle de garçon ! ajouta-t-il en guignant du coin de l’œil le père Félix pour voir l’effet de ses paroles. Il n’y a que cette conscription qui me chagrine. Autrement, ma foi, je vous aurais déjà fait une proposition.

Il se tut pour voir venir.

Mais son interlocuteur ne voulait pas remarquer ces avances.

— Votre petite est fort gentille, reprit le tisserand. Elle est aussi sage qu’une nièce de curé et ne fait les yeux doux à personne. Pourtant, quoique ce ne soit guère à moi de le dire, j’ai cru remarquer qu’elle ne veut pas de mal à Étienne.

— Elle ne veut de mal à personne, bien sûr, fit le grand-père. Mais elle est trop jeune et votre garçon aussi.

— Il n’est pas défendu aux vieux de faire des plans pour les jeunes, répondit le tisserand. C’est le seul plaisir qui nous reste, et encore on nous le gâte souvent. En un mot comme en cent, Félix, si nos enfants s’aiment, est-ce que vous iriez contre ?

— Je n’en sais rien. Drôle de moment que vous choisissez pour votre proposition, tisserand, soit dit sans reproche.

— J’ai pensé que n’ayant rien à faire, par rapport à votre sciatique, vous y réfléchiriez mieux qu’en santé, dit l’autre. On n’est pas sans épargnes des deux côtés. Si le tirage tourne mal et qu’il faille acheter un remplaçant, peut-être que vous feriez votre part, afin de donner à votre petite Cécile sept années de bonheur de plus.

Il avait tiré le registre d’expression, comme disent les organistes. Sa voix s’était faite attendrie ; même une larme humectait le coin de son œil.

Le père Félix ne se laissa pas toucher.

— Je n’ai rien contre Étienne. Repassez dans deux ans, on pourra voir.

Tout le reste du jour, le vieillard parut préoccupé ; c’était la première fois que l’avenir de Joyeuse s’imposait à ses réflexions.

Évidemment, puisque d’autres y pensaient, il était temps qu’il y songeât aussi. Et la petite, y pensait-elle ? Une sorte de fièvre s’empara de lui. Pendant qu’il restait là inactif, prisonnier dans sa chambre, ne cherchait-on pas à s’emparer du cœur de Joyeuse ? Cette enfant, si bien gardée jusqu’alors, n’était-elle pas en péril d’oublier la sage réserve que son grand-père avait su lui inspirer ? Quels étaient les allants et venants dont il entendait résonner les pas sur les dalles de la cuisine ?

La fermière était là, sans doute ; mais sa vigilance ne serait-elle jamais en défaut ?

Ainsi le pauvre grand-père se torturait l’esprit, tout en se répétant qu’une fille vraiment sage se passe de surveillance et que Cécile avait trop de raison pour faire un mauvais choix.

« Sa mère aussi en avait, de la raison, pensait-il, et pourtant à quel misérable elle s’est donnée ! »

— Je ne sais de quoi il retourne, dit la fermière à son fils Juste ce soir-là. Le père Félix est moins bien qu’hier. Il a de la fièvre, il s’agite. C’est ce bavard de tisserand avec ses maudits commérages qui l’aura mis ainsi tout sens dessus dessous. Qu’il y revienne ! je ne dis que ça. Où est Cécile ? N’as-tu pas remarqué, Juste, qu’elle est toute changée depuis quelques jours ? Ce n’est plus notre Joyeuse. Elle répond à peine quand on lui parle, et parfois elle tressaille comme si elle entendait le canon. Est-ce qu’elle deviendrait nerveuse, par hasard ? Bonté divine ! mes pauvres garçons, que les filles d’aujourd’hui sont fluettes et fragiles ; ça ne vous fera pas des femmes d’usage ! Mais où donc est Cécile ?

Et Mme Renaud, prise d’impatience, s’élança dans la chambre commune pour y chercher la jeune fille.

— Cécile ! appela-t-elle en ouvrant la porte du cabinet où se trouvait le lit de Joyeuse.

Personne ne répondit. La fermière courut au garde-manger, puis à la cave et jusqu’à la grange sans rencontrer celle qu’elle cherchait.

— Elle sera sortie sans m’avertir ; je trouve cela d’un sans-gêne ! À la nuit tombée encore ! m’obliger à courir après elle, par ce temps froid et avec ma névralgie ! Je vous dirai votre fait, Mlle Cécile !

Nouant à la hâte les brides de son capuchon, elle sortit.

Juste resta debout devant le foyer, le menton dans la main, l’air pensif.

« Elle m’a interdit de parler, pensait-il, et d’ailleurs, même en enfreignant sa défense, je n’aurais pu retenir ma mère. Pauvre petite, c’est pour le coup qu’elle va tressaillir. Mieux vaut pour elle-même que l’affaire vienne au jour et qu’on mette fin à ces rendez-vous romanesques. L’explosion sera tragique, je le crains, mais tôt ou tard elle devait venir. »

L’explosion fut tragique, en effet.

Quelques minutes plus tard, Mme Renaud rentra, suivie de Cécile.

Pauvre Joyeuse ! depuis une semaine elle faisait peu d’honneur à son joli surnom. Elle s’arrêta dans l’ombre de la porte et se tint là, debout, tremblante et tête baissée.

— Va-t’en, Juste, dit brusquement la fermière. Nous n’avons que faire de toi ici.

Puis elle prit la jeune fille par le bras et l’attira bon gré mal gré dans le cercle de lumière que projetait le feu.

— Méchante fille… commença-t-elle.

Mais tout d’un coup sa grande colère tomba ; elle s’assit comme accablée et se couvrit le visage de ses deux mains.

— Cécile ! Cécile… murmura-t-elle, jamais je n’aurais cru…

La jeune fille sanglotait.

— N’as-tu donc pas de confiance en moi ? reprit la fermière, toi qui me promettais l’autre soir de me demander conseil. Ne sais-tu pas qu’en agissant ainsi tu te mettras à la langue du monde ? Et choisir cet homme, venu on ne sait d’où, qui a l’air violent et sauvage ! Imprudente ! c’est le bonheur de toute ta vie que tu risques.

— Maîtresse, dit Cécile à voix basse en s’agenouillant devant la fermière, maîtresse, ne pensez pas mal de moi. Vous avez été bonne comme une mère, et si je pouvais, je vous dirais tout, bien sûr. Mais il faut d’abord que je parle à mon grand-père. Attendons à demain, pour lui ménager encore une bonne nuit. Je vous en supplie, maîtresse, ne lui dites rien.

Elles pleuraient toutes deux ; Mme Renaud hésitait encore, car sa confiance avait reçu un terrible choc. Elle secoua la tête.

— Ah ! fillette, soupira-t-elle, je crains que tu ne puisses blanchir des apparences si noires. Attendons à demain, toutefois ; je me tairai.

Toute la soirée, elle fut sombre et mystérieuse comme un sphinx. Cécile tremblait que le fermier ne demandât l’explication de ces fréquents soupirs, de ces sorties misanthropiques ; mais il était accoutumé à voir l’humeur de sa femme varier comme le baromètre, et il se garda de toute question.

Le lendemain parut long à venir à Juste et à sa mère, aussi bien qu’à Cécile. Le jeune homme, tout préoccupé qu’il fût de ses plans d’avenir, éprouvait cependant pour Joyeuse, la petite sœur de son enfance, un affectueux intérêt. Il lui tardait de voir s’expliquer un enchaînement de circonstances insolites sous lesquelles il devinait quelque mystère.

— Bonjour, grand-père, comment êtes-vous ce matin ? demanda Cécile en entrant dans la chambre du vieillard, tremblante mais résolue, comme une vaillante fille qui n’a jamais reculé devant son devoir.

— Mieux, petite, pour ce qui est des douleurs ; merci.

— On ne le dirait guère. Vous avez mauvais visage, comme si vous n’aviez pas dormi.

Le père Félix ne répondit pas. Il regardait Cécile, s’efforçant, pour ainsi dire, d’abdiquer ses yeux de grand-père et de ne plus voir en elle l’enfant, mais la jeune fille tantôt prête à marier.

— Que te voilà grande, ma mie ! presque une vraie femme, dit-il avec un soupir.

Cécile plaça sur le guéridon un plateau recouvert d’une serviette blanche et qui portait le déjeuner ; elle lissa le drap du lit d’une main soigneuse, releva les oreillers et dit en embrassant son grand-père :

— Trouvez-vous mauvais d’avoir une petite femme pour vous soigner et tenir votre ménage ?

— Ah ! mignonne, bientôt le ménage du grand-père ne te suffira plus. Un mari viendra t’y chercher.

Joyeuse secoua la tête.

— Ne parlez pas de ça, fit-elle, je n’y songe pas.

— Mais d’autres y songent peut-être, ma fillette, et pourraient te le dire tantôt. Sois prudente alors, mon enfant, sois prudente. Ta mère aussi était une Joyeuse, mais faute d’avoir sagement réfléchi, elle fit un mauvais choix, perdit sa gaieté son bonheur, puis mourut.

— Grand-père, dit vivement Cécile, vous ne parlez jamais de mes parents. Je suis grande à présent, je voudrais savoir.

— Savoir quoi ? Comment ta mère, à vingt ans, donna son cœur à Joseph Vadien, l’épousa et fut abandonnée ? Je l’ai vue languir de chagrin sans y pouvoir rien faire ; elle est morte et je l’ai mise au cimetière à côté de ma femme. Pourquoi te dire les détails de cette histoire ? Tu en sais assez pour pleurer ta mère et craindre d’avoir son sort. Joseph Vadien n’est pas revenu et n’a jamais donné de ses nouvelles. Sans doute il est mort. Dieu lui fasse grâce.

— Non, il n’est pas mort, dit la jeune fille à demi-voix en appuyant son front sur l’oreiller.

Le vieillard tressaillit.

— Qu’en sais-tu ? fit-il d’une voix saccadée.

— On l’a revu dans le pays, dit-elle lentement comme pour mesurer l’émotion au vieillard et lui donner le temps de se remettre tandis qu’elle parlait. On l’a revu… dernièrement. Plusieurs personnes lui ont parlé ; il a passé au Nid-du-Fol. On lui a dit que nous étions ici, chez les Renaud… Il est venu.

Le vieillard étendit les deux mains devant lui comme pour repousser une image odieuse qui surgissait du passé.

Cécile s’inclina, lui entourant le cou de ses bras et murmurant :

— Grand-père, pardonnez-moi, je ne puis autrement. Le moment est venu où il faut que je parle. Vous rappelez-vous que, le soir de notre arrivée ici, quelqu’un entr’ouvrit la porte de la cuisine, puis disparut ? C’était lui, il avait voulu nous voir. Si vous saviez comme il est malheureux, grand-père ! Tout seul au monde, fatigué, usé, plein de chagrin et de repentance.

— Il t’a parlé ? dit sourdement le père Félix.

— Oui, plusieurs fois. Grand-père, j’ai cru que mon cœur s’arrêtait, le soir où il m’a pris les mains en disant : « Je suis Joseph Vadien, ton père. » Je me suis sauvée sans penser à rien, sans vouloir l’entendre. Mais il est revenu ; matin et soir il m’a parlé. Il a été jusqu’au bout du monde, dans les mines ; il y a trouvé de l’or, mais ses compagnons l’ont dépouillé et frappé de leurs couteaux. Il a eu de terribles années, grand-père, dans ces immenses forêts où il était bûcheron et ne voyait personne pendant des semaines ; il dit qu’il se sentait devenir fou, fou de remords en pensant à sa femme et à sa petite fille. Il se brûlait de fièvre et de mal du pays. Puis il entendit parler d’une ville où régnait le choléra jaune, les gens y mouraient chaque jour par centaines. Il y alla, parce qu’il souhaitait d’en finir avec la vie et n’osait pourtant pas se détruire. Pour prendre la maladie, il se jeta dans un hôpital d’où les docteurs et les infirmiers se sauvaient. Avec un curé qu’il appelle le chapelain, il soigna les pauvres gens jusqu’à la fin de l’épidémie. La mort n’avait pas voulu de lui. Les autorités de cet endroit le remercièrent ensuite de son courage et lui offrirent de l’argent. Mais il refusa, en disant qu’il n’avait eu que le courage du diable et qu’il avait cherché sa propre ruine. Après cela il retourna aux mines. Si vous l’entendiez, grand-père, raconter la misérable vie qu’il a menée, sans un jour de paix, pendant dix-sept ans, vous auriez pitié de lui, oh ! grand’pitié. Il a fait mourir ma pauvre mère, mais les tourments, les maladies et la misère qu’il a endurés étaient pires que la mort. Dieu l’a poursuivi jusqu’au bout du monde pour lui faire sentir sa main. Vous disiez tout à l’heure : « Que Dieu lui fasse grâce ! » Puisqu’il lui a permis de revenir, est-ce que vous ne lui ferez pas grâce aussi, grand-père ?

Le visage de la jeune fille était baigné de larmes, mais tandis qu’elle parlait, les traits du vieillard avaient pris une expression rigide, inexorable, comme une face de marbre qui ne voit ni n’entend.

— Ah ! dit-il lentement, après m’avoir volé ma fille, il voudrait sans doute encore l’enfant qui me reste. Va-t’en donc, cours vers ton père ! Va, laisse-moi ! répéta-t-il d’une voix dure que Cécile ne lui avait jamais entendue.

Elle sortit le cœur serré et descendit à la cuisine où elle éclata en sanglots.

— Ce n’est plus lui, ce n’est plus mon grand-père ! s’écria-t-elle. Je croyais qu’il pardonnerait, il est si bon. Ô mon Dieu ! mon Dieu, qui nous aidera ?

Mme Renaud, ne comprenant rien à cet accès de douleur, prit Cécile par la main et l’emmena dans la chambre, à l’abri de toute oreille indiscrète.

— Explique-toi, dit-elle. Aussi bien, j’ai assez de ces mystères, voulant savoir ce qui se passe dans ma maison.

Mais lorsque Cécile, avec beaucoup de larmes, lui eut révélé que cet homme sombre, dont elle avait eu si grand’peur la première fois, était son père, Mme Renaud poussa un grand soupir où le soulagement et la consternation avaient une part égale.

— Ah ! ma pauvrette, fit-elle en caressant les cheveux de la jeune fille, que tu m’ôtes un grand poids de dessus le cœur ! Te revoilà blanche devant mon esprit ; mais lui, cet homme noir, il avait bien besoin de venir tout brouiller et bouleverser, quand chacun le croyait mort et enterré, comme c’était son devoir de l’être.

— Oh ! madame Renaud, protesta la jeune fille, il est si malheureux et il a eu un si long repentir !

— Tu as raison, dit la fermière en l’embrassant avec brusquerie. Mais ton grand-père aura un rude combat. Il n’a rien oublié, je le connais. Pourra-t-il pardonner ?

C’était une terrible lutte, en effet, qui déchirait maintenant le cœur du vieillard.

Pardonner ! ce mot seul lui semblait lâche. Sa fille n’avait-elle pas souffert, passé les nuits dans les larmes, caché silencieusement le chagrin qui la tuait ? Son abandon lui semblait une honte, elle ne voulait plus sortir. Quelles longues veillées ils avaient passées en tête-à-tête, le père et la fille, sans parler, à regarder le berceau où dormait la petite Cécile ! L’enfant avait failli mourir, car le lait de sa mère, tari par la fièvre, lui avait manqué tout à coup.

Le père Félix se rappelait avec quel geste désespéré la jeune femme avait un jour éloigné de son sein l’enfant toute malingre et chétive, en disant :

— Va ! va ! que le bon Dieu te reprenne à présent ! Ici les femmes ont trop à souffrir !

Il l’avait surprise une fois debout devant une armoire. C’était son armoire de noce, où elle avait serré son trousseau ; elle y gardait aussi mille petits objets qui n’avaient d’autre valeur que celle du souvenir.

Sur une pile de linge était posé le bouquet de fleurs d’oranger qui ornait sa coiffe de tulle blanc au jour de son mariage. Elle lui parlait.

— Tu m’as porté malheur, disait-elle. Je veux t’avoir dans mes mains le jour où l’on me conduira au cimetière. Quand Joseph reviendra, il ne trouvera plus rien, rien !

« Il a trouvé sa fille, pensait le vieillard avec une indicible amertume. C’est donc pour lui que je l’ai élevée ! J’ai semé dans les larmes pour qu’il moissonne sans peine. Me voilà vieux, je serai seul. Le père a le droit de m’enlever son enfant. Qu’elle aille, je ne dirai rien. Mais valait-il la peine, mon Dieu, de vivre septante années pour voir cela ? Pardonner ! oublier ! est-ce qu’on peut oublier ? »

Tout à coup, avec la vigueur passagère que lui prêtait la fièvre, il se leva et chercha ses vêtements. Sans prendre garde aux douleurs aiguës que lui coûtait chaque mouvement, il s’habilla et descendit l’escalier avec une peine infinie. Quand il se trouva dans la cuisine, un vertige le prit. Pâle et défaillant, il s’appuyait à la muraille, quand Cécile ouvrit la porte de la chambre.

— Grand-père, est-ce bien vous ? s’écria-t-elle, saisie comme si elle eût aperçu un spectre.

— Dis à Mme Renaud que je veux retourner chez moi aujourd’hui, tout de suite, murmura-t-il en rassemblant ses forces.

Elle le soutint pour le conduire à un siège.

— Vous n’y songez pas, grand-père ! dit-elle d’un ton suppliant. Partir, faible comme vous êtes !

— Je le veux, entends-tu ? toi, tu peux rester.

— Que vous ai-je fait pour me parler ainsi ? Je ne vous quitterai pas, grand-père.

Des larmes roulaient sur ses joues, que cette semaine d’angoisse avait pâlies.

— Ne pleure pas, dit-il avec toute son ancienne tendresse ; moi et le chagrin, on est d’anciennes connaissances ; mais toi, je ne veux pas que tu pleures. Laisse le vieux grand-père s’en aller tout seul ; sa route n’est plus bien longue. Ce n’est pas moi qui te détournerai d’honorer ton père, mais je ne saurais lui pardonner, il faudrait pour cela m’arracher la mémoire et le cœur. Je ne veux pas voir cet homme, je pars.

En vain Cécile supplia, en vain Mme Renaud épuisa les meilleures raisons pour démontrer au père Félix l’imprudence, la folie de cette décision, il fallut se rendre à sa volonté.

Le fermier attela son meilleur traîneau, sa femme y amoncela les couvertures, et Cécile, pleine d’inquiétudes et de tristes pressentiments, aida le vieillard à y monter.

— Adieu, dit le père Félix en serrant la main d’Isaac Renaud et de ses fils. Soyez bons pour ma fillette, quand je n’y serai plus.

— On se reverra, dit le fermier ; ayez bon courage, père Félix, et que Dieu vous montre votre chemin.

Juste prit les rênes ; il était le seul qui pût disposer de sa matinée et rendait de grand cœur ce service à Joyeuse.

— Vous êtes bien installés ? demanda-t-il ; n’aurez-vous pas froid ? Ma mère a mis une chaufferette sous ces couvertures. Maintenant, partons. La Rosette est sage comme une demoiselle et ne vous secouera pas trop, vous verrez.

Le traîneau s’éloigna, comme Cécile se retournait pour jeter un dernier signe, un sourire mouillé de larmes, aux amis qu’elle laissait derrière elle. Le cheval allait au pas, retenu par la main de Juste, et secouait de temps en temps ses grelots comme pour protester contre cette allure trop lente.

Tout à coup Cécile pâlit. Elle voyait venir à leur rencontre, se hâtant à travers champs, sur la neige durcie, un homme que Juste reconnut en même temps qu’elle.

Il s’approchait d’une barrière qui fermait le chemin et resta là pour les attendre.

Juste se tourna vers la jeune fille.

— Faut-il passer outre ? lui demanda-t-il des yeux.

Mais cette minute d’incertitude avait tranché la question ; déjà l’homme saisissait le cheval par la bride.

— Laissez-moi au moins cette chance, dit-il à Juste d’un ton moitié impérieux moitié suppliant. Il faut que je lui parle.

À cette voix, le vieillard s’était subitement redressé, mais il ne prononça pas une parole et détourna la tête.

— Beau-père, dit Joseph Vadien en appuyant sa main sur le bord du traîneau, écoutez-moi, regardez-moi, vous verrez que je ne suis plus le même. J’ai été un misérable, mais le malheur m’a suivi partout, et votre fille est bien vengée. Pardonnez-moi ; vous voyez bien que je ne suis plus le même, puisque j’en suis venu à demander pardon.

Il se tenait là, tête découverte ; le vent soufflait dans ses cheveux noirs qui grisonnaient aux tempes. Un singulier mélange d’humilité et d’orgueil encore mal vaincu par tant d’années de misère donnait à sa voix des intonations tantôt violentes et tantôt douloureuses.

Le père Félix restait immobile, les regards tournés vers la vaste et froide étendue de neige. On eût dit qu’il n’entendait rien.

— Ne voulez-vous pas m’écouter ? reprit Joseph Vadien. Je ne veux rien que votre pardon. Vous garderez ma fille : elle est à vous plus qu’à moi. Je suis fait à vivre seul, je m’en irai si vous voulez, quand même j’aurais aimé à finir ici mes vagabondages. Mais dites que vous me pardonnez, et je n’aurai plus crainte de mourir.

Un long silence lui répondit seul.

Les yeux du vieillard ne s’étaient arrêtés sur lui qu’une seconde, pour s’en détourner aussitôt avec une expression d’horreur.

— Laissez-nous, père, dit Cécile.

Elle prononça ce nom de père avec hésitation et embarras, encore mal accoutumée à se l’entendre dire.

— Laissez-nous. Il est malade, vous voyez, et il faut que nous arrivions chez nous au plus vite. Attendez et gardez bon espoir, ajouta-t-elle à voix basse.

Il ne répondit pas, ouvrit lui-même la barrière pour livrer passage au traîneau, et resta longtemps immobile à le regarder s’éloigner.

Durant tout le trajet, le père Félix ne prononça pas une parole. Il se sentait brisé de corps et d’âme. Cette rancune sourde, qui durant des années avait dormi, se réveillait impérieuse et dominait sa volonté. Il ne haïssait qu’un homme au monde, mais c’était d’une haine tenace, qui avait vieilli avec lui et s’attachait à tout son être par des racines profondes.

Le père Félix avait éprouvé la vie et retenu la sagesse. Sa bienveillance sereine, sa large indulgence, l’heureux optimisme de sa philosophie étaient les nobles fruits de l’expérience ; mais il lui restait dans sa vieillesse à apprendre une leçon plus haute, contre laquelle notre cœur se révolte toujours.

Ce fut un événement dans le Nid-du-Fol lorsqu’on vit arriver les trois voyageurs. On se pressait sur les portes pour les voir passer, on s’apitoyait.

« Pauvre père Félix ! lui qui partait si guilleret il n’y a pas quinze jours ! Et notre Joyeuse, est-elle pâle et changée ! ils ont rencontré le guignon chez ces protestants. Aussi pourquoi tant fréquenter les hérétiques ? Qu’on leur vende ses œufs, son beurre, aussi cher qu’on peut, passe encore, mais en faire ses amis, c’est tenter la mauvaise chance. »

La maison du grand-père était située un peu à l’écart, sur une pente exposée au soleil. Quand les grelots du traîneau se firent entendre dans la cour, une vieille femme accourut sur le seuil avec de grands gestes et des cris d’alarme.

— Ne faites pas de bruit, Babette, dit Cécile. Allez plutôt donner un picotin d’avoine au cheval, pendant que je chaufferai le lit de grand-père.

Juste repartit presque aussitôt. La scène dont il avait été le témoin, les paroles de Joseph, la figure rigide du vieillard ne lui sortaient point de l’esprit et en avaient chassé toute autre pensée. Il admirait la vaillance de Cécile, qui ne se plaignait pas, ne se répandait point en larmes et avait encore trouvé pour son père un mot d’espoir.

Le reste de la journée fut très pénible. Accablé par le mal qui se déclarait avec une nouvelle intensité, le vieillard semblait n’avoir plus ni force ni voix.

Cécile congédia la vieille, dont le ton criard et les lamentations fatiguaient le malade ; puis elle s’assit à son chevet, qu’elle ne quitta pas de toute la soirée.

La présence réconfortante, quoique parfois grondeuse, de Mme Renaud, ses conseils maternels, sa brusquerie affectueuse, manquaient à la jeune fille. Elle se trouvait sans appui dans une position pleine de difficultés, où mille complications délicates, mille conflits de devoirs pouvaient survenir.

Plus elle y réfléchissait, plus elle se sentait perplexe, et ce fut la prière seulement qui lui vint en aide.

Le lendemain, les voisins accoururent. Tous voulaient voir le malade, tous avaient quelque remède à proposer, élixir infaillible, onguent merveilleux, tisane descendue tout droit du ciel, avec la rosée de mai, pour soulager les maux de cette pauvre terre.

À midi, Cécile avait déjà reçu une douzaine de petites fioles qu’elle aligna soigneusement sur la commode, par ordre de grandeur.

— Regardez-les de temps en temps, grand-père, dit-elle en souriant ; ça ne saurait manquer de vous soulager.

En attendant, elle s’en tenait aux prescriptions du médecin et fermait impitoyablement la porte aux visiteurs trop pleins de sollicitude qui voulaient absolument offrir des consolations au père Félix. Elle eut plus d’un rude assaut à soutenir.

Au village, on ne saurait souffrir seul ni même mourir tranquille, à moins de le faire à la dérobée, de déloger sans tambour ni trompette. Les voisins sont là qui vous regardent, commentent votre mal, prédisent votre fin, chuchotent d’un air mystérieux et se demandent : « A-t-il encore des cousins ? Il serait temps de les avertir, qu’en pensez-vous ? »

Et si vous les priez poliment de vous laisser en paix, ils se fâchent. N’est-ce pas leur devoir de combourgeois et de chrétiens de vous escorter jusqu’au bout de la route et de vous souhaiter un bon voyage pour ce qui vient après ?

Cécile voulait épargner à son grand-père ces curiosités irritantes et la fatigue de ces questions toujours les mêmes. Elle recevait les avis, comme les petites fioles, avec un sourire de gratitude, tout en se maintenant dans ses retranchements.

Mais le troisième jour, le mal céda un peu et la victoire parut demeurer à la robuste constitution du vieillard.

— Ne vient-il personne pour moi ? demanda-t-il à Cécile.

— Personne ? Tout le village, grand-père ! Et des sabots pleins de neige qui fond sur les dalles. J’ai dû laver deux fois ma cuisine ce matin.

— Ne les renvoie pas tous. Laisse entrer les vieux amis, un ou deux, tout au moins, le tisserand, par exemple, ou bien Jean-Jacques, ceux qui savent les nouveaux.

Cécile le regarda avec quelque étonnement, car déjà la veille son grand-père avait demandé :

— Quoi de neuf au village ? Ne se passe-t-il rien ?

On eût dit qu’il souhaitait et craignait à la fois d’entendre un nom qu’il ne voulait pas prononcer.

Aussi, lorsque Cléside Leroux, le tisserand, vint à la tombée de la nuit prendre des nouvelles, Cécile, quoique à contre-cœur, lui ouvrit la porte qu’elle avait si vaillamment défendue contre tout le hameau.

— Bonsoir, camarade, dit le père Félix d’une voix qui semblait l’écho de son joyeux timbre d’autrefois. On est bien aise de vous voir. Asseyez-vous.

— Ce n’est pas de refus, dit Cléside. La montée est raide jusqu’ici. Quelle idée de s’être venu percher si haut !

— L’air est meilleur, à ce qu’on dit. Le fond du vallon est humide.

— Humide ! Voyons, père Félix, qui est-ce qui a le plus de rhumatismes, de vous ou de moi ? Voilà une preuve, il me semble, qui se laisse toucher et sentir.

— Que trop ! dit le vieillard en se soulevant avec peine. Comme on devient raide, bonté divine ! Mais ce n’est pas de cela que je me plains. Cécile est une merveilleuse petite garde-malade ; elle me tirera d’affaire encore cette fois, faut croire.

— Oui, c’est une charmante fille, dit Cléside en se frottant le menton, mais elle est terrible sur la consigne, savez-vous ? Elle m’a bellement fermé la porte au nez, ce matin.

— C’était à bonne intention, voisin. Me sentant mieux ce soir, je lui ai demandé d’être un peu moins sévère. Racontez-moi les nouveaux, Cléside, ça me distraira.

— Hem ! hem ! fit le tisserand.

Il croisa les jambes et regarda fixement son pantalon trop court, où s’étalait sur le genou une large pièce de milaine jaune qui tranchait avec la teinte plus foncée du reste.

Il ouvrit deux ou trois fois la bouche, puis la referma sans mot dire, comme un poisson qui bâille. On voyait qu’il brûlait de parler.

— Les nouveaux ! commença-t-il. Oh ! lah moué ! y a pas grand’chose de neuf aujourd’hui. Dans une petite endroit comme la nôtre, tout va son train-train sans grande variété… Attendez !… Mais faut-il vous le dire ?… ou le garder pour moi ?… Diantre ! ça m’embarrasse. On a revu quelqu’un dans le pays, ces derniers jours. Vous savez qui j’entends ?

— Sans doute ; allez toujours.

La respiration du vieillard devint plus rapide ; ses yeux enfoncés brillèrent d’anxiété et d’impatience.

— Eh bien, poursuivit le causeur, il a demandé de vos nouvelles. Mêmement, il est monté jusqu’ici en votre absence et a voulu entrer, mais Babette l’a pris pour un voleur et s’est barricardée dans la cuisine. Puis il est parti et on ne l’a plus aperçu jusqu’à hier.

— Hier ! répéta le père Félix.

— Oui. Comme j’étais à mon métier, à la nuit tombante, battant de ci, battant de là, pour finir un nappage qui doit être prêt avant la Noël, – c’est pour la fille à Simon, qui s’épouse avec le grand Mercier ; drôle d’assortiment tout de même ; je ne leur donne pas un mois pour être à couteaux tirés, – et où est-ce que j’en étais de mon histoire ?… j’ai beau être tisserand, je perds le fil, père Félix, voyez-vous !

À cette heureuse saillie, dont il était l’inventeur incontesté et qui remontait aux jours de sa jeunesse, Cléside Leroux se renversa contre le dossier de sa chaise pour rire avec béatitude. Un peu remis, il reprit le fil et continua :

— J’étais donc à mon métier ; un homme entre… c’est-à-dire que je l’avais vu d’abord passer devant la fenêtre et que je m’étais dit : « Diantre soit de l’individu qui me prend mon reste de jour ! » Procédons par ordre, comme dit M. le curé quand il commence son sermon en vous posant les trois points. Donc l’homme entre. C’était Joseph Vadien, votre gendre, soit dit sans offense, voisin. Il ne fait pas de longs discours, celui-là. C’est comme moi, je n’ai jamais pu souffrir les grands parleurs, qui prennent toute la place dans la conversation et ne vous laissent pas mettre un mot entre les leurs. Sans autres compliments, il me dit : « Vous me reconnaissez, ça se voit. N’auriez-vous pas un lit à me louer, la place pour dormir, rien d’autre ? J’ai du travail à la tuilerie, du bois à fendre pour tout l’hiver. Le patron répond de moi et je paie d’avance. » Ça me bottait, vous comprenez. Nous avons là un joli cabinet qui ne sert à personne ; l’homme en offrait six francs par mois. L’affaire est conclue, mais pour peu que ça vous contrarie, Félix, on la défera.

Chez le tisserand ou ailleurs, qu’importait au père Félix !

« Ainsi, pensa-t-il, voilà Joseph établi pour tout l’hiver au village. Il fera son possible pour rencontrer Cécile et elle sera bientôt de son bord contre moi. Elle l’est déjà, car elle me trouve dur et sans pitié. Son affection s’en ira, et pour l’avoir soignée, élevée, chérie, je n’aurai plus rien. Si je vais à confesse avant la Noël, M. le curé me dira : « Pardonnez, comme vous demandez qu’on vous pardonne. » C’est facile à dire. M. le curé ne sait pas ce que c’est que de voir mourir son enfant. Pardonner, cela signifie tendre la main à cet homme, l’accueillir ici dans ma maison, lui parler comme autrefois, m’asseoir à côté de lui à l’église et m’arrêter avec lui, au cimetière, sur la tombe de ma fille ; c’est voir Joyeuse lui sourire comme à moi, lui tendre, comme à moi, sa joue matin et soir. C’est marcher sur ma rancune ; c’est laisser dire : « Il n’y a point de justice. Le mal passe et s’oublie, et ceux qui le font sont accueillis finalement par les gens de bien. »

Tandis que le cœur droit du vieillard, incapable de comprendre le pardon autrement que complet et sans restriction, s’insurgeait encore et se soulevait en révolte, sa petite-fille cherchait en vain un moyen de conciliation.

IV

Ce n’était pas sans une intention secrète que le rusé Cléside avait accueilli Joseph Vadien avec tant d’empressement. Il pensait bien que Cécile descendrait souvent au hameau pour voir son père et que tout naturellement Étienne se trouverait parfois sur son chemin. Le garçon était fier, un peu trop réservé, au gré du tisserand. Il ne voulait point s’imposer à Joyeuse, évitant plutôt qu’il ne cherchait les occasions de la rencontrer. Si le père ne prenait sa cause en main, ça ne marcherait jamais.

« De mon temps, grommelait Cléside, les jeunes savaient bien mener tout seuls leurs affaires d’amour ; il fallait plutôt les retenir, parbleu ! Mais depuis 48 tout a dégringolé ! Quand la génération qui a encore vu le roi n’y sera plus, du diantre si je sais comment le monde tournera. »

Cependant la jeune fille, retenue auprès de son grand-père, venait rarement au village.

Joseph Vadien, après son travail, montait chaque soir dans la direction de la maisonnette, sans s’en approcher toutefois. Cécile descendait en courant pour échanger quelques mots avec son père.

— Vous allez bien ? demandait-elle avec sollicitude. Voici vos bas raccommodés ; j’ai travaillé pour vous tout l’après-midi.

— Et le grand-père, que dit-il ?

— Pas grand’chose. Il se lève maintenant, mais il est sombre. C’est à vous qu’il pense, bien sûr. N’ayez crainte, mon père. Vous verrez que son cœur finira par prendre le dessus. Mais il faut avoir patience.

Joseph secoua la tête.

— Comme il tarde ! murmura-t-il, comme il tarde ! Quand j’ai traversé l’océan pour venir ici chercher mon pardon, c’était sur un voilier où j’étais matelot. Il me semblait que le vent ne soufflerait jamais assez fort pour me ramener en Europe. Le vent et les voiles ont pourtant fait leur devoir, et la mer m’a laissé passer, mais pourquoi suis-je revenu, si rien ne peut toucher le grand-père ? Cécile, est-ce qu’il est vraiment trop tard pour me réconcilier avec mes proches, pour recommencer une nouvelle vie ?

— Il n’est jamais trop tard pour cela. Ne vous découragez pas, mon père.

Elle faisait de son mieux, la pauvre enfant, pour soutenir l’espoir de Joseph aussi bien que le sien. Mais de jour en jour cet espoir faiblissait.

Le père Félix reprenait peu à peu ses occupations ordinaires, son ton d’autrefois lorsqu’il parlait à Cécile. On eût pu croire la lutte finie et l’issue irrévocablement fixée.

Mais c’était pendant la nuit que son esprit, volontairement distrait par les travaux du jour, revenait à l’angoissante question et reprenait chacune de ses faces. Les vieillards dorment peu. Tandis que le coucou de la cuisine sonnait les heures à grand bruit de chaînes et de rouages, le père Félix épiait les approches du matin, qui mettrait en fuite ses tristes compagnons de chevet, la haine et le souvenir. Quand l’aube blanchissait, il trouvait un peu de sommeil, et par un travail assidu, chassait durant le jour les pensées troublantes. La victoire demeurerait-elle à l’esprit de vengeance, et cette belle vie, presque parvenue à son terme, faillirait-elle à remporter la plus noble couronne ?

Cécile descendait le sentier rapide et glissant, un petit panier couvert à son bras ; elle avait reprisé les blouses de son père et les lui portait, avec une galette cuite le matin même.

C’était par la permission du grand-père qu’elle avait rempli son panier. Il la lui avait accordée d’un ton radouci et elle s’était mise en route toute joyeuse. Avec l’heureuse élasticité de sa nature, elle se redressait déjà sous ce rayon d’espoir. Elle voyait les difficultés aplanies et la paix rentrant dans leur humble logis, comme ces colombes blanches qui viennent au printemps se poser sur les toits rustiques.

Le soleil, qui brillait depuis deux jours, avait amolli la neige, mais le gel étant survenu tout à coup, une couche luisante de verglas couvrait les chemins.

Comme il faisait déjà sombre, il fallait prendre garde à chacun de ses pas, et Cécile s’avançait avec prudence, les yeux baissés, quand un grand murmure de voix lui fit lever la tête.

Au pied du sentier, sur la route qui conduit aux premières maisons du hameau, se groupait une masse confuse de gens apparemment fort agités.

— Est-ce un malheur ? se demanda-t-elle.

On l’avait aperçue, et le silence se fit tout à coup dans le groupe qu’elle aborda avec inquiétude.

— Qu’avez-vous là ? s’écria-t-elle, croyant distinguer une civière.

Mais tous ces hommes se serrèrent, épaule contre épaule, et elle ne put voir ce qu’ils cachaient derrière eux.

— Par ces temps de neige et d’affreux chemins, commença l’un d’eux, un malheur est vite arrivé.

C’était le tisserand ; quel autre eût pris la parole ?

— Le ver-de-glas vous joue de ces tours. On glisse à un mauvais endroit, on est flambé. Pour vous dire la chose avec ménagement…

Il s’arrêta. C’était l’idée qu’il avait du ménagement.

Cécile restait muette, comprenant vaguement qu’un malheur la frappait. Toute pâle, elle avait laissé glisser son petit panier sur la neige et cherchait instinctivement un soutien.

— Parlez donc, père. Vous voyez bien que vous la faites mourir, dit une voix forte.

Et Étienne Leroux, s’avançant, appuya la jeune fille contre sa vigoureuse épaule.

— Eh bien ! puisqu’il le faut, tu sauras, Cécile, que nous avons trouvé ce soir un homme dans le ruisseau tout au fond de la combe. Il avait sans doute glissé au bord du pont ; la glace a cassé sous lui. L’eau n’était pas profonde tout de même ; mais à le voir, on dirait qu’il est noyé.

Cécile écarta brusquement les hommes qui entouraient la civière et vit là, étendu, ruisselant d’eau glacée, les yeux clos, les dents serrées et la mort sur le visage, celui que son grand-père avait maudit.

Elle ne chancela pas, mais ferma les yeux un instant.

— Venez, dit-elle ensuite.

Et elle remonta le sentier d’un pas rapide, se retournant pour voir si on la suivait assez vite.

Son grand-père était dans la cour. Quand il aperçut le triste cortège, ses genoux fléchirent, il se retint d’une main crispée au linteau de la porte.

La civière franchit le seuil ; c’est ainsi que Joseph Vadien entra pour la première fois dans la maison de son beau-père.

— Mettez-le près du foyer, dit Cécile. Il n’est pas mort.

Sa tranquille assurance étonnait tous ces hommes et les effrayait presque.

Elle s’agenouilla sur les dalles, prit la main de son père et lui appuya son oreille sur la poitrine.

— Je vous dis qu’il n’est pas mort, s’écria-t-elle. Courez chercher un docteur, ou M. le curé des Grâas, qui s’entend à soigner les blessés. Peut-être le trouverez-vous en bas. C’est son jour de visite au Nid-du-Fol.

Puis elle demanda qu’on ôtât au malade ses vêtements trempés et qu’on le portât sur le lit du grand-père, tandis qu’elle ferait chauffer des linges.

On lui obéit. Le vieillard la suivait comme en rêve, écrasé par ce coup subit.

— C’est une tuile sur la tête, n’est-ce pas ? dit Cléside en le prenant à l’écart. Mais le malheur n’avertit pas, il vous tombe dessus sans crier gare. Ce matin, Joseph était robuste comme un chêne ; ce soir, s’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux. Vous savez comment c’est arrivé ?

— Non.

— Il a glissé sur le petit pont et est tombé dans l’eau, par pur accident, à moins que… vous comprenez, il était bien dégoûté de la vie.

Le vieillard le regardait atterré. Tout à coup il se prit la tête à deux mains et sortit précipitamment.

La cour était déserte ; il s’appuya contre le mur et resta longtemps immobile. Pourquoi essayer de décrire l’inexprimable souffrance et la poignante terreur qui nous prosterne en face de l’irréparable ? Le cœur a ses abîmes où l’on ne saurait pénétrer.

Le sentiment de sa terrible responsabilité s’empara du vieillard et le jeta par terre à genoux. Il offrit sa vie en rançon pour celle de Joseph. Le pardon qu’il avait refusé, il l’implora pour lui-même.

Quand le curé, qu’on avait heureusement trouvé chez une voisine, arriva en toute hâte, il aperçut le père Félix, tête nue, encore agenouillé et dans un état d’accablement si complet que le prêtre en fut alarmé.

— Allons, prenez courage, dit-il affectueusement, l’accident peut n’être pas fatal. Comme ce brave garçon me l’a raconté en route, il est impossible que Joseph se soit noyé dans une eau si peu profonde. Il a peut-être reçu un coup qui l’a étourdi.

Mais le père Félix n’osait espérer, tant il se sentait digne de châtiment.

À peine entré, le curé s’empressa de congédier les gens qui remplissaient la cuisine.

— Mes bons amis, leur dit-il, vous comprenez que, dans un cas pareil, on a besoin d’avoir ses coudées franches. Faites-moi donc l’amitié de vous en aller au plus vite, et si vous tenez à avoir des nouvelles, je vous en donnerai en redescendant.

Avant de sortir, Étienne Leroux s’approcha de Cécile.

— S’il faut veiller, lui dit-il, promets-moi de me faire chercher le premier.

— Je veux bien, répondit-elle d’un ton distrait.

Elle était si bouleversée, malgré son calme apparent, qu’elle ne distinguait pas nettement ceux qui lui parlaient.

Étienne Leroux s’en alla presque joyeux. Les amoureux sont égoïstes, et il ne pouvait s’empêcher de voir dans le malheur dont Cécile était frappée, un coup du sort qui la rapprocherait de lui.

Cependant Joseph, malgré les soins qu’on lui prodiguait, n’avait pas fait un mouvement. Il respirait, c’était tout. En l’examinant minutieusement, le curé finit par découvrir à la tempe une meurtrissure déjà bleuâtre.

— Regardez, dit-il, voilà ce qui l’a étourdi. Mettez-lui de la neige sur le front toute la nuit pour empêcher l’inflammation cérébrale. Avec cela, beaucoup de calme et de silence, et lorsqu’il ouvrira les yeux, éloignez de lui toute pensée, tout souvenir qui serait de nature à l’agiter. Je reviendrai demain.

Quelle longue nuit ! Le père Félix, assis dans l’ombre, de façon à ce que Joseph ne pût l’apercevoir quand il reviendrait à lui, ne détourna pas un instant les yeux de cette figure pâle, sur laquelle il épiait – avec quelle angoisse et quelles prières ! – le retour de la vie.

Cécile allait et venait sans bruit, renouvelant les compresses de neige, et prenant de temps en temps la main inerte de son père pour s’assurer que le pouls battait encore.

Le vieillard lui faisait grand’peine, car elle devinait bien ses pensées ; mais dans la terrible incertitude où elle se débattait elle-même, que pouvait-elle dire pour le rassurer ?

— Il a remué ! fit-elle tout à coup.

La main de Joseph s’agitait en effet, comme si elle cherchait quelque chose.

Cécile la prit doucement entre les siennes, puis y posa ses lèvres avec une effusion de reconnaissance, car elle voyait une promesse dans ce simple signe de vie.

Le grand-père s’était levé. Des larmes roulaient sur ses joues.

— Joseph, murmura-t-il en s’approchant du lit, que Dieu me pardonne comme je te pardonne !

Était-ce le reflet mouvant de la lampe, ou bien les lèvres violettes du malade s’étaient-elles vraiment entr’ouvertes ?

Cécile regarda son grand-père sans rien dire, puis inclinant sa tête sur l’épaule du vieillard, elle laissa couler ses larmes.

Quand le matin suivant, le bon curé reparut, son malade avait les yeux ouverts.

— Ne parlez pas ! ne parlez pas ! dit le curé en lui prenant la main. Dormez si vous pouvez, et surtout ne pensez à rien.

Cette recommandation était presque superflue, car la faiblesse de Joseph était extrême.

— Il fournira une nouvelle étape, dit le curé en s’éloignant. Allons, vivez en paix, bonnes gens.

— Monsieur le curé, murmura le père Félix, quand j’irai vous parler en confession à la Noël, vous saurez alors quel cœur impitoyable j’ai gardé longtemps. Je suis vieux, mais je regimbais devant mon devoir, et j’ai dû être frappé de la verge comme un enfant.

— Nous ne sommes tous que des enfants en sagesse, dit le curé.

Puis il s’éloigna, songeant à ce qu’il venait d’entendre.

Dans l’après-midi, Cléside Leroux gravit en hâte le sentier qui conduisait à la maison du grand-père. Il voulait avoir les premières nouvelles pour les reporter au hameau.

Ce fut son nez qui entra le premier avec circonspection dans la cuisine, puis son menton pointu et enfin le reste de sa personne.

— Chut ! dit Cécile en mettant un doigt sur ses lèvres.

Aussitôt, afin de montrer sa sympathie et les égards qu’il avait pour l’affliction de la famille, il ôta ses gros sabots et s’avança discrètement sur la pointe de ses chaussettes de laine.

— Ça va mieux ? demanda-t-il à voix basse.

— Oui, il parle un peu. Grand-père est près de lui.

En effet, un quart d’heure auparavant, le malade qui, dans le cours de la matinée, avait fréquemment arrêté ses yeux sur le père Félix, fit signe à Cécile de sortir.

— Va, murmura-t-il, je veux lui parler.

Le vieillard s’assit au chevet de Joseph : il eût voulu dire quelque chose, mais l’émotion le serrait à la gorge.

— Quand je voyais encore tout noir et que mes idées étaient embrouillées, commença Joseph d’une voix lente, il me sembla que j’entendais quelqu’un parler à côté de moi et dire : Que Dieu me pardonne comme je te pardonne.

— Tu ne t’es pas trompé, Joseph, et c’est beaucoup plus tôt que j’aurais dû te le dire. Écoute, laisse-moi te faire une question, car l’inquiétude me ronge et je ne saurais la supporter davantage. Te rappelles-tu comment tu es tombé dans l’eau ?

— Le pied m’a manqué au bord du pont ; j’ai glissé, puis j’ai senti un grand coup à la tête, sans doute contre l’arche de pierre. Après j’ai tout oublié.

— Ainsi, dit le père Félix d’une voix tremblante, tu n’as pas cherché le malheur, Joseph ?

Il secoua la tête et sourit faiblement.

— J’avais ma fille, murmura-t-il déjà fatigué de parler.

Le vieillard lui prit la main sans rien dire, et ces deux hommes se réconcilièrent ainsi. Maintenant les douces cloches de Noël pouvaient se mettre à chanter : Paix sur la terre et bienveillance envers les hommes.

— Oui, il va mieux. M. le curé pense qu’il se remettra vite, car il est robuste, dit Cécile en s’asseyant à côté de son visiteur. Quelle délivrance après les angoisses de la nuit passée !

Et les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes. Elle savait que la paix était entrée chez eux par ce sombre chemin.

— Bon ! bon ! fit Cléside en se frottant les genoux.

« Après tout ce tintouin, ils auront le loisir de songer à mon affaire, pensa-t-il. Étienne s’est bien montré, il faut le reconnaître. Empressé juste à point, rendant de petits services, c’est lui qui est allé quérir M. le curé : s’il pouvait continuer sur ce pied-là ! Il faut que j’en coule un mot à Cécile. »

Mais en cet instant un bruit de grelot et le piaffement d’un cheval se firent entendre dans la cour. Joyeuse courut à la porte.

— Ô madame Renaud, madame Renaud ! s’écria-t-elle ; vous avez su que nous étions dans la peine ?

Mme Renaud mit méthodiquement pied à terre, plia la couverture qui lui avait enveloppé les genoux, prit dans sa grande poche un morceau de sucre qu’elle donna au cheval, puis embrassa maternellement Cécile.

— Nous avons eu la nouvelle par Étienne Leroux, dit-elle. Le brave garçon a passé la montagne ce matin exprès pour nous avertir.

Cléside était venu sur le seuil pour reconnaître les arrivants.

« Tiens ! pensa-t-il, c’est donc là qu’Étienne allait de si bonne heure ! Voilà ce que j’appelle faire sa cour de loin ; mais il y a des filles avec qui ça réussit mieux. Il mène sa barque rondement, notre fils ! »

Juste était descendu du siège et s’approcha de Cécile.

— Pauvre Joyeuse, dit-il, vous avez bien des tribulations depuis quelque temps.

— Nous aurions dû venir plus tôt, interrompit vivement Mme Justine, nous enquérir de la santé du grand-père ; mais le lendemain de votre départ, Juste nous communiqua des projets qu’il a, de terribles projets qui m’ont bien tourmentée, et pendant plusieurs jours je n’ai pensé qu’à mes soucis.

Joyeuse leva les yeux d’un air interrogateur, et tout d’un coup le cœur lui battit sans qu’elle sût pourquoi.

— Il veut partir, dit tristement Mme Renaud, pour un pays où l’on meurt des fièvres. C’est pour cela que nous l’avons élevé et éduqué de notre mieux.

— Partir ! répéta Joyeuse.

Cette idée ne lui était jamais venue. Elle avait toujours cru qu’une fois ses études finies, il viendrait s’établir dans son village natal.

Cléside l’observait du coin de l’œil.

« Qu’est-ce que ça lui fait donc, grommela-t-il, que ce grand-là s’en aille ou non ? La voilà pâle… mais elle se remet. Elle a du vouloir, c’te fillette, une crâne femme que ça fera pour mon fils. »

— Entrez donc, dit Cécile ; je vous tiens là au froid. Le grand-père va venir.

Elle entr’ouvrit une porte et appela le vieillard à voix basse. Quand il parut, Mme Renaud le trouva bien changé ; les souffrances physiques et morales des derniers temps avaient courbé sa taille, creusé des rides plus nombreuses sur son front ; mais un air de sérénité, d’apaisement régnait désormais sur son visage.

Tandis que Cécile mettait la bouilloire sur le feu et préparait le goûter pour ses hôtes, le père Félix leur racontait en détail le triste accident de la veille.

— Mais le bien sortira du mal, après tout, conclut Mme Renaud. Ah ! père Félix, qu’il en soit de même pour nous et pour mon Juste. Tout me ramène à mes soucis, voyez-vous ; je crois m’apitoyer sur ceux des autres et c’est aux miens que je pense. Vous voilà tous en paix. Pour nous une nouvelle inquiétude commence. Ainsi les tracas font leur ronde ; je suppose qu’il faut ça pour que le monde continue à tourner.

— Peut-être bien, dit le père Félix, et voilà ce qui me chagrine ; on n’est jamais heureux tous ensemble. Mais il vaut mieux voir la chose par l’autre bout, madame Renaud. Si le chagrin fait sa ronde, la consolation se met en route après lui ; elle n’oubliera pas votre maison, n’ayez crainte.

« Quand une histoire finit, une autre commence, murmura le tisserand à part soi. Pour tant qu’à Joseph, l’affaire est en règle ; mais je vois venir des complications par rapport à Cécile. Étienne aura du mal s’il la veut. De mon temps, pardi, on ne faisait pas tant de façons. On se voyait, on s’accordait. « – Me prends-tu ? — Si tu veux. » C’est ainsi que j’ai fait avec ma vieille. Mais le monde est détraqué depuis 48. »

Le tisserand disait bien que lorsqu’une histoire finit, une autre commence. Celle du père Félix s’arrête ici, mais si nos lecteurs veulent nous accompagner encore au Nid-du-Fol, nous leur dirons ce qu’il advint de Joyeuse.

DEUXIÈME PARTIE

I

— Te voilà bien contente, Joyeuse ? De tout loin je t’entendais chanter dans le sentier.

La jeune fille s’arrêta pour laisser à Étienne Leroux le temps de la rejoindre. Sous la haie, parmi les feuilles sèches de l’automne précédent, souriaient des pervenches : le bleu doux du ciel printanier semblait se refléter dans leurs corolles largement épanouies. Le feuillage encore léger des hêtres jetait sur le sentier des ombres découpées et mouvantes, et tout au fond du bois on entendait les notes sonores du coucou.

— Contente ! je crois bien que je le suis ! dit Joyeuse.

Elle tourna vers le jeune homme un visage aussi frais, aussi gai que le printemps lui-même, puis se baissa pour cueillir une pervenche qu’elle mit à son corsage. Étienne, qui suivait des yeux tous ses mouvements, avait espéré une seconde que la fleurette serait pour lui. Il poussa un léger soupir.

— Voyons, Joyeuse, dis-moi ce qui te réjouit tant, pour que je me réjouisse aussi.

— Est-ce que je sais ? À moins que le parfum du bois-gentil ne m’ait grisée, et c’est bien possible, car je viens d’en trouver un gros buisson encore fleuri, là-bas, dans cette combe où la neige s’attarde chaque printemps.

— Ce n’est pas le parfum du bois-gentil qui te rend les yeux si brillants, fit Étienne en hochant la tête.

— C’est le beau temps alors, l’été qui vient ; je suis de bonne humeur enfin. Es-tu content, questionneur ?

Mais Étienne continuait à scruter d’un regard pénétrant les yeux bruns de la jeune fille.

— Tu n’avais pas l’air à moitié aussi jubilante quand je suis venu te dire ma chance, et que j’avais tiré un bon numéro.

— Oh ! Étienne, répondit Joyeuse d’un ton de reproche, moi qui étais si heureuse ! J’ai porté à l’église le plus gros cierge que j’aie pu trouver à Morteau.

— C’est vrai, dit Étienne.

Tous deux marchèrent un moment en silence, le jeune homme se demandant si après tout le sort lui avait été favorable, et s’il n’eût pas mieux valu mener pendant sept ans l’insipide vie de caserne que de subir au village l’indifférence amicale de Joyeuse.

— Laisse-moi prendre ton paquet, dit-il enfin.

La jeune fille avait les bras chargés de plusieurs gros écheveaux de fil roux tordus en une lourde masse et liés ensemble par une cordelette.

— Si tu veux, répondit Joyeuse ; aussi bien c’est de la besogne pour chez vous, et c’est pesant comme tout, ces échevettes. La fermière du Mazjoli les envoie à ton père pour un nappage, elle s’est déjà entendue avec lui sur le prix et la façon. C’est de l’eau pour votre moulin, ajouta-t-elle gaiement.

Puis voyant qu’une ombre persistait à attrister les yeux d’Étienne, elle reprit :

— C’est égal, je suis bien aise que tu ne sois pas tisserand.

— Et pourquoi donc, Cécile ?

— Parce que c’est un vilain métier qui vous fait la poitrine creuse et le dos rond. Regarde ton père, il est tout rabougri. Tu es trop beau garçon pour la navette, Étienne.

Il sourit et haussa les épaules en même temps.

— Beau garçon, vraiment ! ça m’est bien utile, si je ne réussis pas à te plaire !

Joyeuse ne répondit rien, elle était devenue tout à coup fort rêveuse.

Dans ce beau rayon de mai, au bout de cette avenue de jeune verdure qui frissonnait de joie sous la lumière, elle voyait flotter un souvenir.

« Il est plus beau qu’Étienne, lui ! » pensa-t-elle.

Et il lui sembla que deux yeux gris, dont le regard sérieux la faisait toujours tressaillir, plongeaient dans les siens pour lire jusqu’au fond de son âme. C’étaient les yeux de Juste Renaud ; elle les revoyait quand elle voulait.

Depuis le départ de Juste, elle avait passé l’hiver, puis tout l’été, puis tout l’hiver encore, à penser à lui, timidement sans doute, se disant bien qu’il ne regarderait jamais une rustique fillette, mais avec constance et le cœur rempli de fols soupirs. Les absents n’ont pas toujours tort, quoi qu’en dise le proverbe. Cécile Vadien avait fait à Juste un piédestal, elle l’y contemplait plus beau que nature ; elle serrait précieusement les moindres souvenirs qu’il avait laissés derrière lui.

Quand Mme Renaud, lui lisait les lettres de son fils, lettres pleines de verve, de gaieté et d’ambitieux projets, le cœur de la pauvre petite se gonflait d’admiration et de tristesse. Qu’était-elle à côté de lui ? Mme Renaud, avec ce manque de perspicacité si extraordinaire qu’il ressemble à un don, et que la nature accorde à des femmes clairvoyantes d’ailleurs pour tout ce qui ne concerne pas leurs fils, Mme Renaud ne se doutait de rien. Elle entretenait Cécile des grandes perspectives qui s’ouvraient devant son Juste, lui racontait qu’il dînait avec des comtesses, que l’ingénieur en chef et lui-même seraient décorés par le roi d’Italie s’ils menaient à bien leurs travaux d’assainissement ; la fermière employait même quelques termes techniques qu’elle avait cueillis çà et là dans les lettres de Juste à son père, et Joyeuse écoutait pieusement ces mots inconnus qui n’avaient aucun sens pour elle, mais qui sonnaient comme un écho de la voix qu’elle aimait.

Que d’écheveaux elle avait filés, que de graines elle avait semées dans son jardin, tandis que ses pensées voyageaient bien loin pour aller chercher Juste.

Tout ignorante que fût Joyeuse, elle savait pourtant que l’Italie s’étend par delà les Alpes. Un jour d’automne, comme le ciel était pur et l’air aussi transparent que le cristal, elle avait fait quatre lieues et plus pour atteindre une cime élevée d’où l’on apercevait dans le vague lointain les blancs sommets des grandes Alpes. Toute seule avec son secret, sur cette pente déserte où l’herbe rare jaunissait déjà, elle avait pleuré, moins de tristesse que de vague émoi, elle avait envoyé mille baisers à ces cimes neigeuses qui voyaient l’Italie ; puis elle était redescendue au Nid-du-Fol, chantant tout le long du chemin comme une fauvette qui sent venir le printemps.

Le printemps était revenu, et il ramenait Juste.

Étienne n’avait pas troublé la rêverie de sa compagne ; il marchait à côté d’elle, portant sur l’épaule le fardeau dont il l’avait déchargée ; les branches souples des hêtres et leur feuillée transparente qui laissait tomber une lumière adoucie, s’arrondissaient au-dessus d’eux comme un berceau. Parfois un merle venait se balancer au bout d’un rameau, et les prenant sans doute pour un couple de fiancés, il les saluait d’une aubade.

— Étienne, es-tu invité ? demanda tout à coup Joyeuse suivant le cours de ses pensées, comme si Étienne l’eût suivi avec elle.

— Invité ? où donc ?

— Chez les Renaud, pour la noce de leur Lucien.

— Non, et toi ?

— Sans doute ! Est-ce que Mme Renaud pourrait se passer de moi ? J’y serai même trois jours pour fricoter. On va fabriquer des corbeilles de beignets, des montagnes de bricelets, des lacs de crème. Après le souper on dansera… et M. Juste est revenu, ajouta-t-elle d’un ton qu’elle croyait indifférent.

— Ah ! dit Étienne, c’est donc pour cela que tu es si contente !

Il la regardait en face, et sous ce regard, elle devint rouge comme une églantine. Elle ne répondit rien. Qu’aurait-elle pu répondre ?

Le sentier s’élargissait et bientôt les branches s’écartèrent, laissant paraître la blancheur de la grand’route. Les toits noircis du hameau se montrèrent au fond du petit vallon où le ruisseau courait entre des rives toutes vertes de cresson.

À l’issue du sentier se dressait un gros buisson d’aubépine.

— Coupe-m’en une branche, Étienne, veux-tu ? demanda Joyeuse, sachant bien que le meilleur moyen de consoler le jeune homme était de lui donner quelque chose à faire pour elle.

Il tira son couteau de poche et se mit à abattre à droite, à gauche, les plus belles branches, tandis qu’une pluie de fins pétales blancs descendait doucement sur l’herbe comme une nuée de papillons.

— En voilà un fagot, dit-il en liant avec une bande d’écorce les tiges épineuses. Mais tu t’y piqueras, Cécile ; laisse-moi porter ce bouquet jusque chez toi.

— Y penses-tu ? tes beaux écheveaux s’accrocheraient aux épines, et que dirait ton père en trouvant son fil tout èplosé ! Donne-moi mes fleurs, c’est une charge qui me convient mieux qu’à toi.

Elle rit en recevant cette brassée de rameaux odorants qui remplissait son tablier et venait lui chatouiller le menton. Son visage rose, avec ses fossettes et ses yeux rayonnants, au milieu de cette blanche floraison printanière, était si charmant qu’Étienne détourna la tête avec un soupir. Le fin parfum de l’aubépine le prenait à la gorge comme quelque odeur assassine.

Il allait s’éloigner brusquement quand Joyeuse leva les yeux et devint tout à coup aussi blanche que son bouquet, puis toute rouge.

— Voilà M. Juste ! dit-elle, tenant toujours machinalement les coins de son tablier.

Deux jeunes gens venaient de tourner l’angle de la forêt et descendaient le chemin d’un pas régulier. Sans dire un mot, Étienne et Joyeuse restèrent immobiles à les attendre.

— Je ne me trompe point, s’écria Juste en soulevant son chapeau, voilà Cécile Vadien ! Nous allions vous voir, ainsi que votre grand-père, dont j’ai souvent parlé à mon ami, M. Charles Plaisance, ajouta-t-il en présentant son compagnon qui était resté à deux pas en arrière. Ne jetez pas vos fleurs, ce serait grand dommage, poursuivit-il en voyant que Joyeuse troublée et rougissante allait lâcher les coins de son tablier. Nous remettons la poignée de main à une autre fois.

Il en échangea une très vigoureuse avec Étienne qu’il connaissait de longue date.

Étienne le regardait avec peu de bienveillance, on le comprend ; mais la cordialité familière du jeune ingénieur l’obligea du moins à prendre la main qui lui était tendue.

— Retournez-vous à la maison, Cécile ? dit Juste. Si vous le voulez bien, nous ferons route ensemble.

— Demandez permission à Étienne, fit-elle malicieusement.

Mais elle s’en repentit aussitôt, car le fils du tisserand prit un air fort sombre et Juste parut étonné.

— Vous avez fait un bon voyage, monsieur Juste ? dit-elle avec timidité sans lever les yeux sur lui.

— Très bon, merci ; nous ne sommes arrivés que d’hier. Après deux jours et deux nuits passés en wagon, nous avions besoin de nous dégourdir les jambes, et j’ai proposé à mon ami une course matinale. Votre grand-père est-il chez lui ?

— Oui, et il sera très content de vous voir. Il parle souvent de vous. Votre mère nous donnait de vos nouvelles, nous savions tout ce qui vous arrivait. Mais vous voilà revenu pour tout de bon, n’est-ce pas ?

Il se mit à rire en regardant à ses pieds les humbles maisons du hameau, à l’ombre de quelques pruniers encore fleuris parmi l’herbe touffue des vergers. La pensée de s’établir patriarcalement dans ces vallons ignorés lui semblait plaisante.

— Auriez-vous une place d’arpenteur communal à m’offrir, Cécile ? fit-il en se tournant vers elle.

Un peu interdite, elle se demandait s’il raillait, lorsque Charles Plaisance s’approcha d’elle.

— Voyez-vous, mademoiselle, dit-il, notre ami Juste est en train de devenir un grand ingénieur. On lui a offert le Caucase à trouer, et il médite actuellement un nouveau système de perforatrices. Il rêve aussi de dessécher tous les marais de notre globe ; je ne sais vraiment où les grenouilles trouveront un refuge. Mais je doute, poursuivit-il d’un ton devenu tout à coup rêveur, je doute que tu aies choisi la bonne part, Juste. La paix est au village, à ce qu’on dit. Pour moi, je sens depuis hier naître ma vraie vocation.

Il s’adressait à Cécile, car Juste Renaud venait de prendre les devants avec Étienne.

— On élève des abeilles chez vous, à ce que je crois ?

Il indiquait du geste les toits de paille des ruchers qui s’alignaient à côté de chaque maisonnette.

— Oui, monsieur.

— Fort bien, mais votre apiculture est des plus primitives. L’âge d’or s’est attardé en ce pays ; il y a élu domicile. À propos, avez-vous des poêles en faïence dans ces régions ?

— Oui, monsieur, répondit Cécile sans trop songer à ce qu’elle disait.

Elle suivait des yeux les deux jeunes gens qui marchaient devant elle.

« C’est curieux, pensait Joyeuse, dans mon idée M. Juste était bien plus grand qu’Étienne, et voilà qu’au contraire Étienne le dépasse de presque toute la tête. Comme le soleil de ces pays étranges l’a bruni ! et quelle grande moustache lui est venue ! Il ressemble au roi d’Italie dont on voit le portrait sur les écus de cinq francs, sauf pourtant que M. Juste n’a pas le nez retroussé, et c’est une bénédiction. Il ne porte plus les faux cols que je lui ai cousus avant son départ ; sans doute que les comtesses avec qui il dîne n’approuvaient pas cette coupe. Ses yeux sont toujours les mêmes, et semblent encore plus brillants dans son visage bronzé ! Je m’étonne si les comtesses d’Italie aiment les yeux gris. »

Ainsi musant et portant toujours sa botte d’aubépine, Joyeuse ne prenait pas garde à son compagnon et le laissait parler tout seul.

Charles Plaisance n’était point fait cependant à passer inaperçu ; sa taille moyenne n’avait rien de remarquable, mais son visage fin, maigre et malicieux retenait les regards. Ses yeux étaient bien les plus changeants qu’on pût voir, tantôt traversés par un éclair de raillerie, tantôt rêveurs, presque tristes, puis éclairés subitement comme par une flamme. Ces yeux-là pouvaient exprimer la bonhomie, même la candeur ; cependant les lèvres fines avaient certain pli sarcastique ; elles semblaient se moquer du monde entier et surtout de Charles Plaisance lui-même.

Quand Joyeuse rencontra ce sourire, elle se sentit déconcertée, comme en face d’une énigme difficile. Les braves gens qu’elle connaissait, rustiques et simples, n’avaient point de ces physionomies compliquées ; chez eux la bouche était toujours d’accord avec les yeux. Une sorte d’impatience la prit.

« Quel drôle d’ami M. Juste a choisi là ! pensa-t-elle. Dans chaque phrase qu’il dit, il met au moins cinquante mots que je ne comprends pas. Ça ne ressemble point au français qu’on parle chez nous. Pourquoi Étienne n’est-il pas resté à côté de moi ? »

— Nous avons souvent parlé de vous, mademoiselle, et de votre grand-père, dit Charles après un moment de silence. J’étais très impatient de faire votre connaissance.

— Vrai ? cela m’étonne. Et pourquoi donc ?

— Juste m’a raconté qu’on vous a surnommée Joyeuse, et que votre grand-père est un philosophe de la bonne sorte. J’ai envie de lui demander des leçons.

— Grand-père pourrait vous enseigner bon nombre de choses, répondit Cécile en riant, même pour ce qui est des abeilles, peut-être.

Étienne et Juste venaient de s’arrêter sur le petit pont qui est à l’entrée du hameau.

— On prend à droite pour monter chez nous, dit Joyeuse. Au revoir, Étienne.

Le jeune homme se sépara du petit groupe, mais s’arrêta l’instant d’après, pour voir Joyeuse entrer dans le sentier étroit, bordé de saules, où elle précédait ses deux compagnons. Elle tourna la tête, et apercevant Étienne encore appuyé sur le garde-fou du petit pont, lui envoya un signe amical.

« Il est décidément plus grand que M. Juste pensa-t-elle ; on ne peut donc se fier à ses souvenirs ! »

Quant à lui, il ne songeait jamais à faire des comparaisons. Joyeuse Vadien était la seule fillette qu’il eût regardée ; elle était pour lui l’incarnation de l’éternel féminin. Elle était blonde ; il se souvenait à peine qu’il existât des brunes, et quant à comprendre qu’on les trouvât jolies, il n’y était jamais parvenu.

C’était d’un regard fort préoccupé qu’il suivait Joyeuse et ses deux visiteurs. Les rougeurs et le trouble de la jeune fille ne lui avaient point échappé ; il en devinait vaguement la cause, tout en s’efforçant d’en trouver une autre, car on n’admet ces choses-là qu’à la dernière extrémité.

« Je m’étonne bien si mon père soupçonne un brin de tout ceci, pensa-t-il en traversant le hameau. Il disait l’autre jour : « Cécile m’a l’air bien songeuse ; veille au grain, mon garçon. » C’est une fille sensée, pourtant ; avoir un caprice si haut perché ne lui ressemble guère. Mais si elle y rêve vraiment ; si toutes ces songeries de l’hiver, quand elle filait doucement en écoutant son rouet comme s’il lui chantait des dictons d’amour, si sa bonne humeur de printemps, et même les mots gentils qu’elle me dit parfois comme pour me consoler, si tout cela signifiait qu’elle en aime un autre ! »

Il s’arrêta ; pour la première fois, il formulait nettement une crainte qui lui était venue déjà vaguement au cœur. Il se tenait adossé au linteau d’une porte sans rien voir, et il resta si longtemps immobile, la tête baissée, qu’une vieille femme sortit enfin de la maison voisine, pour lui demander charitablement s’il avait un vertige ou un coup de sang, et s’il désirait un verre d’eau.

Il la remercia et s’éloigna aussitôt, mais de l’air d’un homme qui rêve. Cependant sa forte volonté secoua tout à coup l’abattement de la première minute.

« Juste Renaud, pensa Étienne, n’est pas un garçon à faire le joli cœur auprès des fillettes. Il a des avantages sur moi ; il est distingué, savant, il parle bien, mais il n’aime pas Joyeuse, et c’est par là que je regagne des points. Un homme en vaut un autre. Quand une partie est engagée, le mieux est de se battre comme si on était sûr de gagner. N’allons point perdre la bataille par simple bêtise et découragement. »

Là-dessus il s’approcha de la fontaine, but une grande gorgée d’eau claire et rentra chez lui.

Mais tandis qu’à son établi, il limait et façonnait habilement l’acier dont il faisait des outils pour les horlogers, ses pensées couraient le long du sentier des saules et montaient à la maison du grand-père.

— Nous y voilà, dit Joyeuse en ouvrant la porte. Grand-père, des visites pour vous.

Le père Félix ne quittait plus guère la maison. L’hiver précédent, son rhumatisme était revenu et n’avait pas encore cédé à la tiède influence du printemps. Depuis plusieurs mois, le vieillard n’était pas descendu au village ; quand le temps était beau, il se chauffait au soleil dans le jardinet où Joseph avait arrangé un banc commode.

— Je prends tout doucement congé de la vie, disait-il avec son sourire serein ; je m’amuse à croire que je quitte le monde, avant que le monde me quitte. Mes grandes campagnes sont finies, et le blé pousse sans que je m’en mêle.

Ses amis venaient souvent le voir ; Cléside Leroux aimait à fumer une pipe avec lui, tout en lui faisant part des cancans du village. Mais le père Félix changeait bien vite l’entretien, et le mettait sur le chapitre des souvenirs. Tous deux repassaient leur jeunesse en soupirant parfois : « Si pourtant on avait su ! »

Ce matin-là le père Félix était assis devant le foyer, se chauffant les genoux et surveillant les braises où mijotait le pot-au-feu. Il se leva en voyant entrer les deux jeunes gens.

— Monsieur Juste ! s’écria-t-il d’une voix qui tremblait un peu – car les vieillards ont l’émotion facile – quel plaisir de vous revoir ! Vous avez toujours été notre Benjamin, vous savez. Ce monsieur est votre ami ? comment allez-vous, monsieur ?

Il tendit à tous deux sa main ridée dont le rhumatisme avait noué les jointures, et garda un instant celle de Juste.

— C’est votre mère qui a dû être contente ! j’aurais voulu la voir à votre arrivée. C’est que ça fait du bien de voir des gens contents !

— Vous ne venez plus chez nous, répondit Juste, ma mère dit que vous leur manquez terriblement.

— C’est sa bonté qui la fait penser ainsi. Mais asseyez-vous donc, messieurs. Joyeuse, donne-nous des verres, du vin et ce fromage du Mont-d’Or que ton père m’a apporté l’autre jour.

— À propos, fit Juste, comment va-t-il, votre gendre ? Sa tragique aventure n’a pas laissé de mauvaises suites, j’espère ?

— Non, elle en a laissé de bonnes. Quand je pense, continua le père Félix d’un ton pensif, quand je pense que, par mon obstination, j’allais repousser Joseph dans le mauvais chemin, et que le bon Dieu a été obligé de me secouer rudement pour me faire céder, il me vient des envies de me mettre capucin. Mais on peut se repentir sous tous les habits, n’est-ce pas ?

Charles Plaisance écoutait d’un air songeur et regardait en même temps autour de lui.

Il avait le tempérament d’un artiste ; son œil s’arrêtait avec complaisance, même aux détails familiers d’une cuisine rustique, s’il y découvrait un grain de pittoresque ou de poésie intime.

La petite fenêtre aux vitres irisées laissait passer un tiède rayon qui mettait en joie et faisait danser mille grains de folle poussière ; puis il tombait en un large carré lumineux sur les dalles blanches fraîchement écurées et polies comme du marbre, après avoir fait briller en passant le cuivre jaune des casseroles et le vernis luisant des grandes écuelles rouges alignées sur le dressoir noirci.

— Grand-père, dit Joyeuse en posant des assiettes sur la table, il serait plus honnête de recevoir ces messieurs dans la chambre.

— Non, non, interrompit Charles vivement, nous sommes mieux ici. Votre cuisine a bien du cachet, mademoiselle.

Cécile sourit ; elle devinait un compliment sans trop le comprendre.

« Il veut dire sans doute, pensa-t-elle, que tout ici est propre comme un beau cachet de cire bien frappé et luisant, tel qu’on en met sur les lettres qui viennent de la mairie. »

À l’école de Mme Renaud, Cécile avait appris une propreté minutieuse, presque hollandaise, fort peu en vogue, il faut le dire, dans le hameau du Nid-du-Fol. Son carrelage intimidait les voisines comme un reproche ; ses plats d’étain étaient cités dans toute la paroisse. Les oignons mêmes qui pendaient en grosses chaînes, de chaque côté du foyer, avaient des reflets de cuivre rouge ; on prétendait que Cécile les frottait chaque samedi.

Charles promenait donc les yeux avec satisfaction dans chaque recoin, admirant la fine harmonie de toutes les teintes, de tous les meubles, qui pour avoir si longtemps vécu là et fait bon ménage, en avaient pris un air de famille, de cousinage, réjouissant à voir.

Point de couleurs criardes, ni d’objets neufs et vulgaires. Le brun enfumé des vieilles boiseries servait de repoussoir au rouge sombre des cuivres, au blanc crémeux et adouci des ustensiles à lait, au gai bariolage des faïences vernissées. Sur le buffet, dans un grand pot de grès à fleurs bleues, Joyeuse avait planté pêle-mêle sa botte d’aubépine, qui souriait d’un sourire printanier.

— Que tout ceci est donc charmant ! soupira Charles à demi-voix. Par ma foi, Juste, ma vraie vocation est de rester dans cette Arcadie et d’y faire de l’apiculture, à moins que je ne m’improvise peintre ou poète, pour léguer à la postérité cette exquise harmonie de teintes fondantes qui réjouit les yeux. Ce bahut, Juste, avec cette floraison d’aubépine, n’est-il pas à lui seul un sonnet, le plus parnassien des sonnets ! Ô mon maître ! ô Sully Prudhomme !

Le père Félix et sa Joyeuse, qui n’avaient jamais entendu appeler leur bahut un sonnet, se regardaient étonnés et crurent que leur jeune visiteur divaguait. Juste sourit.

— Mon ami est un enthousiaste, dit-il ; prenez garde à vous, père Félix : dans un quart d’heure, si son caprice va croissant, il demandera à acheter votre maison pour la mettre en sonnets.

Le père Félix ne savait trop quelle sorte d’exploitation c’était là : mettre en friche, mettre en coupe, mettre en fagots, étaient des choses connues et fort honnêtes ; mais mettre en sonnets !

Ce genre d’entretien qui ressemblait à une mystification, n’était pas très courtois ; Juste le sentit bien, et mieux encore lorsqu’il vit une flamme de dépit monter aux joues de Joyeuse.

« Comment, lui aussi ! pensait-elle ; l’autre, avec son langage où l’on ne comprend goutte, était déjà bien assez ennuyeux. Même M. le curé, qui est pourtant un savant et lit beaucoup de livres, parle clair quand il s’adresse aux gens comme nous. »

— Ainsi, Joyeuse, vous serez de notre noce ? reprit Juste pour mettre la conversation sur un terrain accessible à tous.

Son intention était bonne, mais il la marqua trop, et Cécile fut froissée de son ton légèrement condescendant.

— Mme Renaud a eu la bonté de me dire qu’elle aurait besoin de moi ; je serai de la noce pour donner un coup de main partout où il faudra.

Son air semblait dire :

« Oh ! ne prenez pas la peine d’établir une distance entre nous, je la mettrai bien moi-même, allez ! »

— Messieurs, à votre santé, dit le père Félix en remplissant les verres. Voici du pain de ménage et du Mont-d’Or fait à point. Servez-vous.

Le fromage doré et appétissant se répandait sur le plat comme une masse de crème à moitié prise ; il s’étendait sous le couteau et faisait avec le pain bis de splendides tartines. Les deux promeneurs, doués d’un appétit juvénile, se régalaient à qui mieux mieux.

— Ça ne fonctionne pas mal, dit le père Félix en riant.

— Ça fonctionne trop bien, s’écria Charles, nous allons laisser derrière nous la ruine et la famine, comme si les sauterelles y avaient passé.

— Ne vous inquiétez pas. Comme ça, vous n’avez pas appris à faire les fines bouches en Italie ; allons, tant mieux ! Est-ce que vous étiez dans les ingénieurs avec M. Juste ?

— Oui, mais je n’étais pas un collègue sérieux, je faisais la chose en amateur, pour mon plaisir.

— C’est trop vrai, interrompit Juste. Tenez, père Félix, je dois vous dire une chose : morigénez-le un peu, je l’ai amené ici tout exprès.

— Trahison ! cria Charles, je me sauve.

— Non, non, c’est très sérieux. Vous, père Félix, vous êtes un vrai sage, vous comprenez la vie et vous savez l’empoigner comme il convient, par les cornes, et solidement, en y mettant de la bonne humeur toutefois. Or, voici Charles Plaisance, un garçon admirablement doué, le meilleur cœur du monde et le plus fidèle des amis.

— C’est une oraison funèbre, interrompit Charles, je proteste !

— Voici Charles Plaisance, dis-je, qui ne fait que baguenauder avec la vie, et s’éparpiller partout ; à vingt-quatre ans il cherche encore sa vocation et court après de purs caprices, comme s’il s’agissait d’attraper des papillons. Il fait tout en amateur. Père Félix, dites-lui donc que cela ne peut suffire, qu’il regrettera un jour d’avoir gaspillé sa jeunesse ; donnez-lui une bonne leçon de sagesse pratique ; pour moi j’y ai perdu mon latin.

Charles s’était levé et regardait à travers les carreaux à mille reflets de la petite fenêtre.

— Que voulez-vous ? fit-il en haussant les épaules, je suis comme cette vitre, moi, je n’ai pas de couleur qui m’appartienne ; je chatoie au gré de l’heure, du rayon ou du nuage qui passe.

Sa bouche aux lèvres moqueuses souriait, mais ses yeux étaient tristes. Il quitta brusquement la fenêtre et revint s’asseoir en face du père Félix.

— Voyons, j’écoute, fit-il en croisant nonchalamment les jambes. J’ai dit à mademoiselle que je vous demanderais une leçon de philosophie.

Le vieillard le regardait sans rien dire ; la figure ouverte du jeune homme lui plaisait, mais il devinait une inquiétude secrète sous cette physionomie trop mobile.

— Avez-vous jamais eu à gagner votre pain ? demanda-t-il tout à coup.

— Voilà un diagnostic qui s’annonce bien, fit Charles Plaisance avec un sourire. Vous avez le coup d’œil juste, père Félix. Non, je n’ai jamais eu à gagner mon pain, et c’est grand dommage, allez ! Sans doute vous me direz, comme Jésus au jeune homme de l’Évangile : « Vends tous tes biens et les donne aux pauvres. » Eh bien, père Félix, c’est une idée qui m’est déjà venue.

Il se leva de nouveau, fit un tour de cuisine et s’arrêta devant le dressoir.

— Tiens ! vous avez là des faïences curieuses ! Peut-on voir ? Charmant, ces ornements bruns, ce paysage naïf au milieu !

Il prit une assiette et en examina le fond.

— Comment ! mais c’est du vieux Nyon, à n’en pas douter ; tenez, voilà la marque de fabrique, un poisson. Heureux, heureux bergers d’Arcadie, qui mangent leur frugal repas dans du vieux Nyon ! Le service est-il complet ? où l’avez-vous déniché ?

— Je l’ai retenu aux montes des Jeanprêtre, il y a de ça dix-neuf ans ; j’en voulais faire un cadeau de noces à ma fille ; si Joyeuse se marie, elle l’emportera. Il n’y manque pas une pièce, pas une anse ; je ne sais pas beaucoup de ménagères qui pourraient en dire autant.

— Vous y tenez particulièrement, mademoiselle Cécile ? dit Charles qui tournait la jolie faïence entre ses mains.

— Oui, particulièrement… et sans vous commander, remettez cette assiette sur le dressoir, voulez-vous ? Les messieurs ne sont pas accoutumés à manier la vaisselle ; un malheur arrive sans qu’on y pense.

Charles obéit avec un soupir.

— Je suis collectionneur, dit-il, c’est la maladie du siècle ; la vue d’une faïence fait courir un frémissement dans toutes les fibres de mon être. Les collections de faïences ont cela de bon qu’elles ne sont jamais complètes, car quoi de plus bête qu’une collection complète ! c’est un vin sans bouquet, une limonade éventée, un sel sans saveur, une chose prosaïque et niaise, numérotée, sans charme et sans poésie. Le meilleur d’une collection est toujours ce qui lui manque.

— Bon ! le voilà parti ! fit Juste en riant ; quand il enfourche ce dada, il n’en descend pas volontiers.

— Conséquemment, mademoiselle Cécile – c’est un mot du pays, n’est-ce pas, et plein de couleur locale – conséquemment, je vous remercie du gros chagrin que vous me faites en me refusant cette charmante assiette ; j’aurai le plaisir de la chercher plus longtemps… Mais j’ai interrompu la leçon, père Félix, et il est trop tard pour la reprendre, ajouta-t-il en tirant sa montre. Mme Renaud nous a recommandé d’être exacts au dîner.

Juste se leva.

— Ma mère vous attend demain, Joyeuse, dit-il. Il paraît qu’on prélude à la noce par un grand remue-ménage ; elle compte sur vos bons services. Mais ne vous fatiguez pas trop, ménagez-vous pour le bal, et gardez-moi la première polka, s’il vous plaît. En fait de danse, je ne connais que celle-là. À moins que vous ne la réserviez pour Étienne Leroux ?

Il dit cela tout simplement, comme une chose qui va de soi ; sa mère lui avait raconté que depuis deux ans, Étienne faisait très assidûment la cour à Cécile.

La jeune fille rougit.

— Étienne n’est pas invité, murmura-t-elle.

— Comment donc ! mais c’est un oubli que ma mère réparera au plus vite. Cependant, comme il doit être bon danseur, donnez-lui les valses et gardez pour moi les polkas, Joyeuse, ce sera une vraie charité. Ainsi donc, à demain. Nous comptons sur vous pour le grand jour, père Félix ; le char à bancs viendra vous chercher et vous ramènera.

— Merci, j’irai bien de mon pied pour une si grande occasion ; d’ailleurs, on dit qu’avec le rhumatisme il ne faut pas trop s’écouter. Cette petite me dorlote ; je m’encasagne et je deviens tout douillet. Moi qui m’étais promis de faire une belle fin, de montrer aux jeunes comment on se tient droit à la brèche jusqu’au dernier moment !

Les deux jeunes gens prirent congé. Cécile et son grand-père restèrent debout sur le seuil à les regarder s’éloigner. Quand enfin ils eurent disparu derrière les saules, la jeune fille poussa un grand soupir.

— Je ne trouve pas que M. Juste ait gagné à courir le monde, dit-elle en secouant la tête.

— Comment l’entends-tu ? demanda le père Félix qui posa affectueusement la main sur l’épaule de sa petite-fille. Il a embelli pourtant.

— Oui, mais il n’a plus l’air de chez eux ; on dirait un étranger. Tenez, grand-père, je pensais tout le temps à cette histoire de la tour de Babel et à la confusion des langages, quand les hommes ne s’entendaient plus les uns les autres… ce qui les obligea de se séparer, ajouta-t-elle lentement, comme si elle récitait le texte que les bonnes sœurs lui avaient fait apprendre autrefois par cœur.

— Ce n’est pas sa faute, bien sûr, reprit-elle plus vivement ; il a fait son possible pour être aimable et rester à la hauteur de simples gens comme nous, mais de temps en temps, quand ces grands mots difficiles lui venaient au bout de la langue, il se tournait vers son ami, et il était bien aise d’avoir là quelqu’un d’instruit pour le comprendre.

— C’est vrai, dit le grand-père, et c’est bien naturel aussi. Mais ils ne sont pas fiers, ces deux jeunes gens ; leur visite m’a tout réjoui. L’ami de M. Juste est un singulier garçon ; qu’en dis-tu, Joyeuse ?

— Je n’ai pas pris garde à lui, répondit-elle.

Et c’était vrai.

Là-dessus elle courut dans sa petite chambre, où elle s’enferma, et pour la première fois de sa vie peut-être, elle passa une grande heure à ne rien faire.

Assise près de la fenêtre, les mains croisées sur son tablier, elle suivait des yeux vaguement un nuage qui s’éloignait, et quand elle le vit se disperser en flocons moutonneux qui se fondirent l’un après l’autre dans l’horizon pâle, elle eut un grand serrement de cœur.

L’illusion, insaisissable et belle comme ce nuage, qui avait flotté si longtemps dans le ciel de ses pensées, venait de s’éparpiller sous un brusque coup de vent. La réalité l’avait mise en fuite. Qu’était donc cette illusion ? Une espérance ? un désir ? Pas même. C’était un amour timide et fragile, un amour de rêve et d’absence, une fleur d’aubépine dont les pétales s’envolent au moindre attouchement.

II

Les deux jeunes gens, arrivés au bas du sentier, s’arrêtèrent.

— Faisons le tour du hameau, veux-tu ? dit Charles Plaisance. Nous avons encore une grande heure devant nous. J’aime à voir ces vieux logis, ces femmes qui lavent à la fontaine, ces vergers. Ris si tu veux, je suis pour la vie simple et la campagne, j’ai du bucolique dans ma nature.

— Ce que tu as surtout, repartit Juste, c’est une faculté illimitée d’engouement.

— Sois poli, mon cher, appelle cela le don de m’adapter aux divers milieux que je traverse.

— Comme tu voudras, c’est toujours la même chanson ; qui est l’ami de tous ne l’est de personne. Non, non, pardonne-moi ! s’écria Juste en prenant le bras de Charles, sur le visage duquel une ombre venait de passer ; tu es bien l’ami le plus sûr et le plus dévoué, nul ne le sait mieux que moi. Je voulais dire seulement que tes goûts sont trop universels ; tu aimes tout, mais rien ne te fixe. La campagne, la ville, les abeilles, l’opéra, les faïences et les mathématiques te passionnent tour à tour.

— Jamais pour longtemps, rends-moi cette justice, interrompit Charles.

— Tâche donc, je t’en prie, je t’en ai prié cent fois, de savoir enfin ce que tu préfères.

— Je préfère tout, répliqua son ami en riant, voilà, j’espère, une belle réponse, tout à fait dans le goût racinien… « Je crains tout, cher Abner, et n’ai pas d’autre crainte. »

Il accompagna cette citation d’un geste si grandiose, qu’une compagnie de canards, assemblée au bord du ruisseau, prit peur et détala à grand bruit de trompettes.

Les deux jeunes gens se mirent à rire, et l’exhortation de Juste en resta là.

— Pas d’église ! fit Charles d’un ton désappointé ; pas même une chapelle ! Où donc ces braves gens font-ils leurs dévotions ?

— Aux Grâas, à une heure d’ici.

— Il faudra que j’y aille. Ces églises de campagne ont parfois des cuivres curieux et ne refusent pas toujours de s’en dessaisir, si le curé, ses pauvres et son sacristain y trouvent leur compte. J’explorerai le pays. Y aurait-il du danger à pénétrer dans les demeures pour y dénicher des bahuts, des faïences et des cassettes ?

— Tout dépend du prix que tu y mettras, répondit Juste, et aussi du guide que tu prendras. Tu sais, Charles, qu’à mon grand regret je ne saurais t’accompagner chaque jour dans tes expéditions. J’ai un long rapport à terminer, sur les moteurs électriques du concours, et un porte-feuille plein d’épures à corriger.

— Parfaitement, je me procurerai un guide indigène, bien que j’aie du regret à te voir piocher pendant les vacances.

Ils étaient arrêtés devant la maison la mieux tenue du hameau, une construction fort irrégulière, qui ne manquait pas d’un certain pittoresque. Sur le toit noirci roucoulait un vol de pigeons noirs et gris d’ardoise ; autour du rucher tourbillonnaient les abeilles. Le cadre de la porte était fait de pierre jaune grossièrement sculptée ; un petit jardin plein d’hépatiques, de primevères roses et d’oreilles-d’ours aux pétales d’un brun velouté, s’étendait sous la fenêtre.

Comme Charles se penchait sur la frêle barrière peinte en vert clair, qui défendait le petit enclos contre l’invasion des poules, son regard rencontra tout à coup deux yeux fixés sur les siens derrière les petites vitres plombées de la large fenêtre basse.

— Mais, fit-il avec surprise, n’est-ce pas là le jeune homme que nous avons rencontré ce matin avec Mlle Cécile ?

— C’est Étienne Leroux, dit Juste en le saluant d’un signe de tête familier.

Étienne était assis à son établi, dans la pleine lumière de cette large embrasure sans rideaux ; il tenait encore sa lime, mais venait de poser son microscope pour voir passer les deux promeneurs.

— J’ai une idée ! s’écria Charles Plaisance en arrêtant Juste qui s’apprêtait à passer outre. Peut-on vous parler, monsieur Étienne ? demanda-t-il en se penchant vers la fenêtre.

Le jeune homme se leva aussitôt, et un instant après il était sur le seuil, invitant les deux amis à entrer.

— Merci, ce sera pour une autre fois, si vous permettez, dit Charles ; ce matin nous sommes un peu en retard. J’ai un service à vous demander.

— Vous n’avez qu’à parler, monsieur, dit Étienne, qui se sentait beaucoup mieux disposé envers cet inconnu qu’envers Juste Renaud.

— Voici ce dont il s’agit : je désire voir la contrée et surtout visiter, si c’est possible, les fermes du pays, pour y faire certaines recherches artistiques et scientifiques.

Juste ne put s’empêcher de sourire. À la gravité de Charles, on eût dit un archiviste chargé d’une mission officielle.

— J’ai besoin pour cela d’un guide intelligent, poursuivit Charles Plaisance ; vous feriez très bien mon affaire. Il va sans dire que si vous quittez votre travail pour courir le pays avec moi, j’entends que vous n’y perdiez rien. Sommes-nous d’accord ?

Et il tendit la main à Étienne d’un geste si franc et si cordial que le jeune homme se sentit tout à fait gagné.

— J’irai avec vous quand vous voudrez, monsieur, si je peux vous être utile.

— C’est en règle ; je viendrai vous prendre demain matin et nous concerterons ensemble notre expédition.

Juste et Charles s’éloignèrent, et Étienne retourna fort pensif à son établi.

Comme il allait reprendre machinalement sa lime, une ombre obscurcit tout à coup la fenêtre. Il leva les yeux et aperçut Joseph Vadien qui, adossé à la barrière, causait avec le tisserand.

Celui-ci revenait de la fontaine, où il était allé se laver les mains ; il avait assisté de loin au colloque de son fils avec les étrangers et accourait en hâte pour interroger Étienne, quand il s’était engouffré la tête la première dans la veste de Joseph Vadien, lequel arrivait à sa rencontre.

— Où courez-vous comme ça, tisserand ? s’était écrié le père de Cécile. Vous m’avez quasi passé au travers du corps !

Cléside Leroux se remit en équilibre, se frotta la tête, puis regarda ses jambes, comme s’il n’était pas bien sûr que cette partie de son individu eût repris sa position normale. Ensuite il considéra Joseph avec un grand calme et une parfaite dignité. On eût dit qu’il le voyait pour la première fois et que jamais surtout il ne s’était rencontré avec lui d’une façon violente.

Joseph Vadien ne riait guère ; mais un sourire se cachait pourtant sous sa grosse barbe quand il ramassa le bonnet de coton rayé bleu et blanc, qui avait quitté la tête de Cléside pendant la commotion.

— C’est à vous, cet article ? demanda-t-il en le balançant au bout de ses doigts avec de délicates précautions.

Joseph Vadien n’avait pas repris l’accent franc-comtois de sa jeunesse, il avait gardé au contraire cette prononciation à la fois sonore et gutturale qui rappelait l’espagnol. Dans le pays, on l’avait surnommé le Mexicain ; mais personne ne pouvait découvrir s’il était fier ou honteux de ce surnom. Il ne racontait pas volontiers ses aventures, et ses manières réservées, ses gestes brusques et son regard toujours un peu farouche intimidaient les questionneurs.

C’était maintenant un bon ouvrier, assidu à sa besogne du lundi matin au samedi soir. Le tuilier qui l’employait en avait fait son contre-maître et se louait fort de ses services. Quant à Joseph, il ne se prévalait en rien de son grade, surveillait son escouade sans beaucoup de paroles, n’entrait jamais dans un cabaret et rapportait le samedi sa paie intacte à Cécile.

Il avait pour sa fille une tendresse brusque et peu démonstrative, rarement traduite en caresses ; mais ce qui était plus précieux à la jeune fille, il témoignait au grand-père un respect soumis, une déférence qui était comme l’expression de son repentir et ne s’était pas démentie une fois depuis son retour. Si, par la faute de Joseph, le père Félix avait perdu sa fille, il avait regagné du moins un fils. La paix régnait donc avec le contentement dans la maison du grand-père.

Joseph Vadien, avec la veste de velours à côtes bleui aux coutures, et la cravate rouge qu’il portait toujours en souvenir de ses voyages, son grand feutre noir à larges bords, sa figure bronzée, sa grosse barbe et ses larges épaules, avait l’air d’un beau géant à côté de Cléside, qui était petit et rabougri.

Néanmoins le tisserand lui tendit la main d’un air protecteur tout en remettant soigneusement son bonnet.

— Eh bien ! comment vont les affaires ? demanda-t-il d’une voix que l’émotion du choc secouait encore un peu.

— Comme à l’ordinaire, merci.

— Et le grand-père, et la petite ? Eh ! Étienne, arrive donc, nous parlons de Joyeuse, fit le tisserand, en se tournant vers la fenêtre devant laquelle Joseph et lui se tenaient debout.

Le jeune homme sortit aussitôt et Joseph le salua avec cordialité. Il aimait ce garçon réservé et un peu fier ; il avait sans peine deviné son amour pour Joyeuse ; et, comme il avait fait quelques épargnes en Amérique, il tenait en réserve la somme qui eût racheté Étienne de la conscription, si le jeune homme n’avait eu la chance de tirer un bon numéro.

— Oui, oui, nous parlions de Joyeuse, reprit le tisserand qui persistait à pousser les affaires d’Étienne ; qu’est-ce que nous en disions donc, Joseph ?

— Rien du tout, il me semble.

— Il y a longtemps que je ne l’ai vue, c’te gentille petite. Qu’est-ce qu’elle fait donc là-haut toute seule ? Elle coud son trousseau, je parie.

Et Cléside donna à Étienne un coup de coude significatif, comme pour dire : « Voilà une manœuvre, hein ! une soignée ! »

— Nous sommes en mai, poursuivit Cléside, le mois des nids, le meilleur temps de l’année pour se mettre en ménage, sauf juin qui est encore meilleur. Est-ce que nous n’aurons pas une noce en juin, père Joseph ?

— Je n’en sais rien, père Cléside, répliqua Joseph un peu sèchement. Qu’Étienne le demande à Cécile, parbleu !

Et il s’en alla sans vouloir écouter davantage.

Les pigeons roucoulaient sur le toit et se becquetaient amoureusement, comme pour donner l’exemple à toute la terre ; la fontaine coulait avec un petit glouglou qui ressemblait à un rire argentin, et le vent apporta tout à coup un son lointain de cloches qui chantaient à grandes volées ce que chantent toutes les cloches quand on les écoute bien : « Mariez-vous ! mariez-vous ! »

— Non, non, fit Étienne en secouant la tête comme s’il répondait à leur joyeux conseil, non, il n’y faut pas songer. Si j’allais aujourd’hui demander à Joyeuse d’être mon épousée dans un mois d’ici, elle me refuserait net et tout serait gâté pour longtemps.

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? s’écria Cléside fort courroucé.

— C’est une idée que j’ai, père, n’en parlons plus.

— Eh bien ! pour une sotte idée, en voilà une, murmura le tisserand. La noce est donc renvoyée à la Saint Jamais, quand tout est prêt chez nous ! Peut-être que Joyeuse aurait demandé à rester chez le grand-père, car ces deux hommes tout seuls lui auraient fait peine, et je t’aurais laissé partir, puisqu’il est dit que le mari doit tout quitter pour s’attacher à sa femme. Crois-tu donc que j’aurais fait réparer le poulailler, si j’avais su ta lubie il y a quinze jours ? Et ta mère qui se met en frais de rideaux blancs, qui fait étamer les casseroles, qui achète un balai tout neuf à la mode de la ville ! Je gage qu’il y a encore là-dessous une de tes fichues délicatesses dont je n’ai jamais pu te débarrasser, malgré mes peines et mes dires. Joyeuse te glissera entre les doigts, mon beau garçon ; avec les filles il ne faut pas tant de retenue et de ménagements et de balivernes. On leur dit : « Pas de ça, il y a bien assez longtemps que notre affaire traîne, est-ce oui ou non, une bonne fois ? »

Le tisserand s’échauffait et gesticulait maintenant à grands bras.

Une femme qui passait venait de se retourner et finalement de s’arrêter court pour l’entendre. Sa prudence naturelle imposa silence à sa colère ; il rentra dans la maison en fermant soigneusement la porte derrière lui.

— Écoute, Étienne, fit-il en s’arrêtant dans le corridor dallé et sombre qui n’était éclairé que par une ouverture en forme de cœur pratiquée au haut de la porte ; écoute, mon gars, si tu ne veux pas parler, je parlerai, moi. J’irai tout beau droit ce soir chez le grand-père, et nous verrons.

— Si vous faites une chose pareille, dit Étienne qui devint pâle jusqu’aux lèvres, je quitterai tout beau droit le pays demain matin, moi ! Voulez-vous donc que Cécile me prenne pour une mazette ! est-ce que je ne ferai pas ma demande moi-même quand le temps sera venu ? est-ce que je suis un mioche pour me cacher derrière la blouse de mon père ? Je vous dis que le moment est mal choisi : j’ai mes raisons, je pense !

— Et quelles raisons, nom d’une pipe ! dis-les, pour que je voie.

— Peu importe.

Le père Cléside se mit à rire.

— Je sais bien de quoi il retourne, va ! fit-il d’un air confidentiel. On n’a pas les yeux derrière la tête, pardi ! on a vu venir ça de tout loin. Mais ce beau galant pour qui la petite soupire n’est pas un épouseur, et elle le sait bien. Va de l’avant, mon fils, elle te prendra des deux mains ; les filles aiment le positif.

Étienne s’était détourné. Quoi, son père le savait ! d’autres sans doute l’avaient deviné et ce n’était plus un secret pour personne ! Tout à l’heure, il pouvait encore douter, encore espérer ; maintenant la certitude l’accablait de tout son poids.

— Courage, garçon ! dit Cléside en apercevant dans le faible rayon de jour le visage bouleversé de son fils.

— Du courage, j’en aurai, n’ayez crainte, fit Étienne en se retournant d’un brusque mouvement. Mais j’en reste à ce que j’ai dit, père. Si vous parlez à Cécile, demain je serai parti, je vous le jure.

Puis il prit son chapeau suspendu à un clou et sortit sans ajouter une parole.

« On se taira, murmura Cléside, mais ça n’empêche qu’Étienne ne voit goutte aux affaires. Est-ce ainsi qu’on traite les filles ? S’il fallait y mettre tant de compliments et d’histoires, la gouverne du monde serait bien vite aux cotillons et l’on verrait un beau gâchis. Avec tout ce mic-mac, voilà mon gars qui décampe sans me dire ce que voulaient ces deux messieurs. C’est fichant tout de même. »

Lorsque Étienne rentra, il était fort sombre, et son père, qui aimait avant tout la paix, n’osa pas lui faire de questions.

Mais sa curiosité fut satisfaite le lendemain matin. Vers neuf heures, Charles Plaisance arriva, tout plein de grands projets.

— Où donc est M. Étienne ? demanda-t-il au tisserand qu’il trouva sur le seuil de sa porte. Il est prêt, j’espère ? nous avons de la besogne devant nous.

— De quoi, de quoi ? fit Cléside en se donnant un air ahuri.

Mais il reconnaissait fort bien l’un des jeunes gens qu’il avait vus la veille causer avec son fils.

« Celui-ci va me donner des explications, » pensa-t-il tout réjoui.

— Vous êtes bien monsieur Cléside Leroux, n’est-ce pas ? fit Charles avec autant de politesse que s’il eût parlé à un ambassadeur. Je vous ai vu hier en traversant le village et mon ami Juste Renaud m’a appris votre nom. Mais c’est à votre fils que j’ai affaire, si vous voulez bien me permettre d’entrer.

— Certainement, certainement, dit Cléside, de l’air le plus hospitalier.

Mais il ne bougea pas et se carra au contraire sur le seuil comme pour le défendre contre une invasion étrangère, fourrant ses mains dans ses poches et touchant de ses coudes les deux montants de la porte.

Ayant ainsi établi ses fortifications, il commença à négocier.

— Comme ça, c’est mon fils qu’il vous faut ?

Charles songea à un jeu de son enfance que les petits garçons et les fillettes jouaient en se tenant par la main. Et il se mit involontairement à fredonner :

 

« — Et que me voulez-vous ?

— Votre cher fils, votre cher fils, pour marcher avec nous. »

 

« Le bonhomme est original, pensa-t-il ; mais à quoi donc veut-il en venir ? »

— C’est que, reprit Cléside, mon fils est occupé.

— J’en suis fâché, répondit Charles, mais je l’attendrai.

Il s’assit sur le banc à côté de l’imprenable porte, puis tendit à Cléside son étui à cigarettes.

— Vous n’en prenez pas ? c’est dommage ! des cigarettes turques que j’ai achetées moi-même au bazar de Stamboul. Mais, mon cher monsieur, ne vous croyez pas obligé de rester avec moi si vous avez d’autres occupations. Je ne m’ennuie jamais, voyez-vous ; le vrai sage ne craint pas la solitude, et d’ailleurs la vue de ces intéressantes poules qui animent votre quartier suffirait à me distraire. J’enrichirai mon carnet de quelques notes sur les gallinacés.

Il débita cela d’un air grave et même rêveur qui fit grande impression sur Cléside. Le tisserand n’abandonna pas son poste, mais il se sentit pressé de capituler.

— Si vous le désirez, commença-t-il, j’irai pousser un peu Étienne, pour qu’il se dépêche.

— Oh ! non, non, ne le poussez pas, répondit Charles en regardant monter la fumée bleue de sa cigarette. Tant que je fume, je suis heureux. Ô sir Raleigh, sir Raleigh ! poursuivit-il en s’allongeant sur le banc dans une posture commode, vous à qui nous devons cette mère des belles rêveries, la feuille du tabac, je me demande si mon devoir n’est pas de vous élever une statue, ici même, sur cette humble place de village, vierge de tout ornement. Qu’en pensez-vous ? fit-il en se tournant brusquement vers Cléside qui tressaillit.

— Pardon, murmura-t-il, mais je n’ai pas suivi…

Le visage du jeune homme était fort sérieux, mais un éclair de malice brillait au coin de ses yeux railleurs.

— Que diriez-vous d’une statue de sir Raleigh, grandeur naturelle, bien entendu, sur un piédestal de granit, au milieu de cette place ?

« Oh ! oh ! pensa le tisserand, est-ce qu’il y aurait un plébiscite en train, et que les messieurs du gouvernement courent le pays pour offrir de petits cadeaux aux communes qui votent avec le curé ? »

Il secoua gravement la tête.

— Une statue ? non, non, ça déparerait l’endroit, et d’ailleurs, quand les vaches vont à la fontaine, elles n’ont déjà pas trop de place pour circuler ; le piédestal, comme vous dites, les encoublerait. Mais un joli pont en pierre, bien établi, voilà qui nous irait comme un gant. Je suis un des principaux de l’endroit, monsieur, je sais ce que je dis. Et puis, sans vous le demander, qu’est-ce que vous lui voulez, à mon fils ?

« Je n’entends pas qu’Étienne se fourre dans la politique, pensa-t-il ; c’est affaire du gouvernement et des curés ; les ruraux comme nous n’y attrapent que des déboires. »

— Ce que je lui veux ? c’est bien simple ; j’ai besoin d’un guide qui connaisse le pays, pour m’en faire voir les curiosités, et votre fils a consenti à m’accompagner.

Le père Cléside se gratta l’oreille.

— Mâtin ! fit-il, c’est que ça va rudement le déranger. Il a reçu hier une commande de petits outils, des mandrins, des brucelles, une masse de choses. Vous comprenez, monsieur, on n’est pas riche, on a besoin de ses petits gains chaque jour, pour faire bouillir le pot-au-feu.

Charles Plaisance sourit.

— Je voudrais vous voir dans la diplomatie, monsieur Cléside ; croyez que lorsque j’aurai un ministère à former, je vous y garderai au moins un tabouret. Mais que ne parliez-vous plus tôt ? j’aurais bien vite rassuré vos paternelles tendresses. Combien votre fils gagne-t-il par jour ?

— Oh ! ça dépend.

— Mais en moyenne ?

— Cinq francs.

C’était un gros mensonge ; Étienne faisait trois francs dans les meilleurs jours ; la vie n’est heureusement pas chère au Nid-du-Fol.

— Très bien, dit Charles, je lui en donnerai six, parce qu’il usera ses semelles à courir les grands chemins avec moi.

« Si j’avais su, pensa Cléside, j’aurais dit un plus gros chiffre ! »

Charles était bien aise d’avoir réglé cette affaire, car en débattre les termes avec Étienne, dont il devinait la fierté un peu ombrageuse, eût été désagréable à tous deux.

En ce moment, un pas se fit entendre sur les dalles du corridor et Cléside, se retournant, aperçut son fils.

— Déjà là, monsieur Plaisance ! s’écria Étienne en arrivant sur le seuil. Vous ne m’avez pas attendu longtemps, j’espère ?

— Quelques minutes seulement.

— J’étais à la cuisine, à tremper de l’acier, c’est pourquoi je ne vous ai pas vu venir. Entrez, je vous prie. Le temps de me laver les mains et je suis prêt.

— Fort bien, ne vous pressez pas ; je resterai ici à vous attendre.

Étienne était encore sur le seuil quand un char passa au grand trot d’un petit cheval vif, qui secouait sur ses oreilles des houppes de laine bleue, et faisait sonner des grappes de plaques de cuivre retentissantes comme des cymbales.

— Bonjour, Alexandre, cria Cléside au conducteur ; où allez-vous comme ça ?

— À la Brévine, voulez-vous une place ?

— Merci, merci, les gens de conduite restent chez eux.

L’homme se mit à rire, d’un rire gigantesque qui allait jusqu’aux oreilles ; il fit claquer son fouet et tourna le coin de la rue. Quelques minutes plus tard, Étienne rejoignit Charles ; pour lui faire honneur, il avait mis une blouse neuve en toile grise et le chapeau de paille que Joyeuse avait choisi pour lui à la dernière foire de Morteau ; il l’avait décoré lui-même d’une plume de geai noire et bleue qui se dressait comme une aigrette.

« À la bonne heure ! pensa Charles. Voilà un garçon qui ne manque pas de pittoresque, et qui surtout se garde de l’affreux paletot marron dont ses compatriotes franc-comtois se décorent pour la plupart ; quant à lui, il ne s’attife par en caricature de citadin, il a de la couleur locale, le buste bien taillé, l’air simple et franc, il me plaît. »

— Où irons-nous ce matin, guide ? c’est à vous de faire des propositions.

— Cela dépend de ce que vous désirez voir, monsieur. Est-ce la campagne, ou les routes, ou les bois, ou les fermes, ou autre chose ?

— Mon ambition, dit Charles, est de rendre mes hommages à un poêle en faïence historiée, dont le grand âge soit bien authentique.

— Un de ces vieux fourneaux à cachet, faits en catelles, qui ont des images partout ?

— Précisément.

— Alors j’ai votre affaire.

— Pardi ! interrompit Cléside, s’il ne vous faut que ça, allez chez les Borel de la Grande Futaie ; seulement il y a un rude coup de collier d’ici là. Vous ne reviendrez jamais à temps pour le dîner.

— Nous trouverons bien quelque chose à manger en chemin ; y a-t-il des auberges, là où nous allons ?

— N’ayez crainte, monsieur, ce n’est pas ce qui manque, répondit Étienne.

Mais comme il allait prendre son bâton pour se mettre en route, il s’arrêta tout à coup, les yeux tournés vers le sentier des saules. Charles suivit son regard et vit une jeune fille, chargée d’un paquet assez lourd, descendre lestement l’étroite avenue.

Elle fit halte un instant à l’issue du sentier, regarda à droite et à gauche comme si elle attendait quelqu’un, puis, ne voyant personne, s’engagea d’un pas rapide sur la route poudreuse qui prenait la montagne en écharpe et franchissait le col au sommet.

— C’est Joyeuse Vadien, dit Étienne ; est-ce qu’elle irait aujourd’hui chez les Renaud, par hasard ?

— Oui, répondit Charles Plaisance ; j’ai entendu mon ami Juste lui recommander hier de n’y pas manquer ; Mme Justine n’attend qu’elle pour donner le signal d’un formidable branle-bas. Et ceci me rappelle un message que j’ai pour vous, monsieur Étienne ; c’est une invitation au bal de la noce qui aura lieu lundi. On compte sur vous ; Juste serait venu lui-même vous y inviter, sans un travail qu’il doit finir cette semaine et qui le retient à la maison.

— Merci, répondit Étienne d’un ton distrait.

Ses pensées suivaient Joyeuse.

« La voilà qui part pour quatre ou cinq jours sans me laisser seulement un petit mot d’adieu. Et toute seule pour faire la route, portant ce gros paquet ! Si j’étais libre, j’irais avec elle. »

Une idée lui vint.

— Excusez-moi une minute, monsieur, fit-il précipitamment. J’ai un mot à dire à Cécile.

Et sans attendre de réponse, il s’élança au pas de course vers le petit pont que la jeune fille venait de franchir. En peu d’instants il la rejoignit.

— Ce n’est pas bien, cela, Joyeuse, fit-il tout hors d’haleine ; partir sans en souffler mot à personne !

Elle rougit.

— J’aurais bien passé chez vous, répondit-elle, mais je n’ai pas osé ; hier tu semblais tout fâché.

— Fâché ! répéta Étienne en la regardant ; est-ce qu’on peut se fâcher contre toi ?

Il l’eût regardée longtemps, car cette jolie fleur rustique était la joie de ses yeux ; mais le temps pressait.

— Joyeuse, dit-il, j’irais volontiers avec toi pour te garder et te porter ton paquet ; malheureusement M. Plaisance est là-bas qui m’attend, il a engagé ma journée. Mais Alexandre des Grâas vient de passer avec son char ; à la montée, il ne laisse pas trotter son cheval, il ne doit pas être bien loin. Je vais prendre la traverse et l’arrêter au second contour. Monte tout tranquillement ; nous t’attendrons.

Aussitôt il s’enfonça sous bois, dans le sentier rapide qui escaladait la côte, coupant les festons de la route.

Joyeuse, restée seule, sourit toute pensive. C’était vraiment bien à Étienne, pensait-elle, de ne pas lui garder rancune, après l’incident de la veille. Il aurait pu bouder, se tenir à distance, prendre des airs froids. Point du tout ; attentif et cordial comme toujours, le voilà qui faisait un quart de lieue pour lui rendre service. Est-ce que M. Juste, sachant bien pourtant que Cécile se mettrait en route ce matin-là, avait seulement offert de venir à sa rencontre ?

« Mais c’est qu’il ne m’aime pas, tandis qu’Étienne… ça fait une différence. »

Songeant ainsi, Joyeuse gravissait le long ruban de la route, à l’ombre des hauts sapins. Au second tournant, elle vit un équipage arrêté et deux hommes assis au bord du talus.

— Voici la belle, cria Alexandre en l’apercevant. Ma foi, Cécile, je n’espérais guère si gentille compagnie. Allons, montez ; faut-il qu’on vous aide ? Bon, la voilà déjà installée comme un petit oiseau sur sa perche. Pour une vive, c’est une vive, Étienne !

— Adieu donc, Joyeuse, et bon voyage, dit le jeune homme en la regardant avec un peu de regret. Quatre jours sans te voir, c’est long.

— Mais tu seras de la noce, Étienne, M. Juste me l’a promis.

À ce nom, Étienne se rembrunit.

— Et tu accepteras, dit vivement Joyeuse ; tiens, ceci te fera penser à moi en attendant. Je te le donne avec un beau merci pour ta peine.

Elle lui tendit un brin parfumé du bouquet de romarin qu’elle portait à son corsage, lui fit un signe d’adieu, et clic ! clac ! le petit cheval secoua gaiement la tête en prenant un bon trot.

Fort heureusement, Charles Plaisance ne s’impatientait jamais. Les retards, les haltes forcées, les contre-temps ne l’irritaient point. Il prenait la vie comme elle venait et saluait l’imprévu avec plaisir. Quand ses plans étaient renversés, il en bâtissait d’autres sur leurs ruines, remerciant encore le hasard de ses surprises.

Ce jour-là, par exemple, il avait pris un poêle antique pour but de son pèlerinage, mais si le sort était contraire, il resterait volontiers tout le jour sur ce banc rustique à fumer des cigarettes, tout en écoutant le glouglou de la fontaine et le babil du vieux tisserand.

Aussi, lorsque Étienne reparut essoufflé, craignant de trouver son touriste en grande colère, fut-il bien étonné de se voir accueilli par un sourire de bonne humeur.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit le jeune homme en cherchant à reprendre haleine ; j’ai dû courir assez loin pour rattraper le char à Alexandre et y faire monter Cécile.

— Ne vous excusez pas, interrompit Charles : les dames avant tout, c’est la règle. Je ne me suis pas ennuyé une seconde à vous attendre. Acceptez-vous une cigarette ?

Il prit sa canne, et les deux jeunes gens se mirent en route d’un pas élastique.

La ferme de la Grande Futaie, vers laquelle ils se dirigeaient, est située sur un plateau supérieur auquel on arrive par une série de vallons inclinés, pleins d’ombre, et que sillonnent dans les premières semaines du printemps des torrents fougueux qui souvent emportent de grands morceaux du chemin.

— Quel sentier charmant ! dit Charles en s’arrêtant après quelques minutes de marche rapide.

De chaque côté, les sapins et les hêtres entrelaçaient leurs branches, les unes fortes et serrées, d’un vert sombre, les autres légères, transparentes et toutes piquées de lumière. Autour des troncs et des racines, le lierre gardait encore les teintes jaunes et bronzées de l’automne précédent, mais les feuilles nouvelles commençaient à épanouir leur vert tendre dans la mousse humide ; les orchis au feuillage tacheté dressaient leurs thyrses lilas pâle ou d’un pourpre sombre, la digitale blanche inclinait ses gracieuses et frêles ombelles, et les fougères ouvraient partout leurs éventails.

Au fond du ravin, l’eau coulait avec un incessant murmure, grondant parfois autour des blocs qui lui barraient le passage, bouillonnant derrière l’écluse que formait quelque vieux tronc couché en travers du courant, puis franchissant l’obstacle avec un élan sauvage et un grand remous d’écume.

À mesure que nos voyageurs montaient, ce ruisseau, grossi par la fonte des neiges et se précipitant sur une pente plus rapide, prenait les airs violents et farouches d’un vrai torrent. Le chemin miné par-dessous, le talus écroulé, témoignaient de sa fougue ; sa voix colère dominait parfois le grand bruit du vent dans la ramure des sapins ; son flot impétueux tombait en brusques cascades et bondissait en crêtes irritées, toujours furieux, toujours pressé et s’attardant néanmoins en mille aventures que Charles s’amusait à suivre des yeux.

— Quelle magicienne que l’eau ! dit-il à Étienne, elle vous retient, vous magnétise, vous laisse à peine respirer. On me reproche d’être flâneur de ma nature. La faute en est à la destinée qui m’a fait naître au bord d’un lac. C’est ce bruit chantant des vagues qui m’a bercé quand j’étais tout petit ; j’ai passé des heures à les voir danser ensemble, s’avançant avec un bruit doux, puis reculant après avoir fait leur révérence et baisé le sable à mes pieds. Le moyen de ne point devenir un rêveur en leur compagnie ! murmura Charles comme se parlant à lui-même ; je parie que Juste ne s’est jamais assis au bord de l’eau. Je lui proposerai l’expérience, et nous verrons si, pour un instant du moins, ses mathématiques, son bon sens et toute sa cargaison de notions utiles ne s’en vont pas à la dérive.

Étienne écoutait son compagnon avec un intérêt mêlé de quelque surprise.

— Il est heureux que la compagnie du ruisseau vous plaise, dit-il, car nous l’aurons tout du long. Il se peut même qu’en un ou deux endroits le chemin soit emporté, ce qui nous donnera du fil à retordre. Mais vous avez le pied montagnard, monsieur, à ce que je vois.

— Eh ! j’ai fait pas mal de courses plus difficiles que celle-ci, et d’ascensions où il ne fallait pas broncher.

— Dans les Alpes ?

— Dans les Alpes, dans les Apennins, en Écosse, un peu partout. J’ai cru autrefois que j’étais né explorateur et géographe ; j’allais m’enrôler dans une expédition africaine après avoir étudié tout exprès la triangulation, quand j’ai rencontré un banquier de mes amis, qui collectionnait des bonbonnières ; la fureur du pompadour m’a empoigné, j’ai planté là l’expédition africaine et je me suis mis à la chasse des émaux rococo, ce qui signifie, monsieur Étienne, pour-suivit-il en remarquant l’air étonné et presque mystifié de son guide, que j’ai perdu mon temps sans utilité pour moi-même ni pour personne. C’est fort triste, allez ! Ma vie n’a pas le sens commun, et quand j’y pense, il me prend des envies de m’asseoir ici sur la mousse et de regarder couler l’eau jusqu’à la consommation des siècles.

— Comme vous voudrez, dit Étienne en imitant son compagnon qui s’était laissé tomber sur la berge d’un air lassé, les pieds presque dans le courant. Comme vous voudrez, monsieur, mais si vous comptez sur l’eau pour vous tenir compagnie jusqu’à la consommation des siècles, vous serez désappointé. Dans quinze jours, la ravine sera à sec.

— J’aime les gens des campagnes, murmura Charles ; comme dit Montesquieu, ils n’ont pas assez d’esprit pour raisonner de travers. Qu’on est donc bien ici, et que n’ai-je les Lettres de mon moulin dans ma poche ! je vous lirais un de ces délicieux contes, monsieur Étienne, pour voir quel effet produit cette prose raffinée sur une nature rustique. Ô le charmant coin pour une heure de lecture et de rêverie ! Les pieds au soleil, le coude dans la mousse, une musique d’eau courante, un souffle de vent dans les branches ! Monsieur Étienne, n’auriez-vous pas un livre avec vous ?

— Non, les livres sont rares dans le pays, et on ne les prend pas à la promenade.

— Mais un vieux journal, n’importe quoi ? nous deviserions là-dessus. Tâtez vos poches, monsieur Étienne.

Étienne obéit en riant.

— En fait de livres, dit-il, je ne puis vous offrir que le carnet où je note mes commandes et d’autres choses peu intéressantes ; ah ! pourtant, j’y ai copié une poésie que vous aimerez peut-être à lire ; c’est un de mes camarades, un tailleur de nos environs, qui l’a écrite. Ce garçon est un original, il dit que les rimes tourbillonnent autour de sa tête comme des abeilles, et le piquent jusqu’à ce qu’il les enfile à son aiguille et les couse par paires.

— Voyons le poème, dit Charles avec empressement.

Étienne venait de tirer de sa poche un calepin en maroquin jaune, aux coins fatigués et noircis. Il le feuilletait pour trouver la page, quand tout à coup une petite branche verte s’en échappa, tournoya un instant, et descendit se poser comme une plume sur le flot qui l’emporta.

Étienne poussa une exclamation véhémente, se leva d’un bond et se pencha au-dessus du courant.

— La voilà ! cria-t-il, cette grosse pierre l’arrête. Tiens bon ! tiens bon, petite !

En un clin d’œil il eut tiré ses bottes.

— Vous ne ferez pas cette folie ! s’écria Charles ; l’eau est profonde, le courant violent.

Et il saisit Étienne par le bras. Celui-ci se dégagea avec impatience.

— Ne me retenez pas ! laissez-moi, je vous dis ! Encore une minute et elle sera emportée !

En même temps, il s’élança sur un gros bloc qui montrait à fleur d’eau sa surface glissante et moussue ; de là il se pencha, en s’accrochant d’une main aux branches qui pendaient sur l’eau, vers une petite baie fermée comme un port, où flottait tranquillement la verte branche de romarin attendant sa délivrance.

Il la saisit avec une exclamation de triomphe, la mit entre ses dents, reprit son équilibre, et se cramponnant aux buissons, allait regagner la berge, quand le pied lui manqua.

Charles, qui l’avait suivi avec anxiété dans tous ses mouvements, poussa un cri en le voyant chanceler et tomber.

La force du courant le fit tournoyer deux fois. Heureusement, le lit était peu profond et semé de grosses pierres. Étienne reprit pied en s’appuyant sur un bloc solide, puis saisit la canne que Charles lui tendait et fut en deux bonds sur la berge.

Ruisselant, un peu ému, il tenait toujours la branche de romarin entre ses dents serrées.

— Moi qui vous croyais du bon sens ! fit Charles d’un ton ironique.

Puis, tandis que le jeune homme se chaussait, il reprit :

— Par ma foi, vous avez l’air tout à fait mythologique avec vos cheveux qui pleurent ; on vous prendrait au moins pour le mari d’une naïade. Maintenant, monsieur mon guide, volte-face, et en route pour le Nid-du-Fol.

— Comment donc ? interrompit Étienne ; mais nous allons à la Grande Futaie.

— Et vous croyez que je veux avoir mort d’homme sur la conscience ? Trempé comme vous l’êtes, vous n’auriez qu’à prendre une bonne pleurésie, une bonne fluxion de poitrine.

— Bah ! le soleil séchera mes habits, et je me réchaufferai en marchant.

— Point du tout, mon garçon ; vous irez tout droit chez vous ; vous vous changerez de pied en cap, et vous demanderez à votre mère de vous faire une tasse de tisane. Et soyez très content encore si après cela on ne vous met au lit, comme un sot enfant qui s’est laissé choir dans la fontaine.

— Monsieur, dit Étienne, je ne veux pas que votre journée soit gâtée par mon imprudence. Nous irons à la Grande Futaie.

— Allez-y donc seul, mon ami. Pour moi, je retourne au Nid-du-Fol.

Et Charles, voyant que le seul moyen de convaincre Étienne était de battre en retraite le premier, se mit en route d’un pas rapide. Son guide le rejoignit aussitôt, et tous deux redescendirent le sentier qu’ils avaient gravi avec tant de plaisir. Charles songeait.

« Je voudrais bien connaître l’histoire de cette petite branche verte, » se disait-il.

Mais il n’osait interroger Étienne.

Celui-ci avait replacé dans son carnet le brin de romarin un peu froissé après de telles aventures.

— Je vous dois une explication, monsieur, fit-il avec un certain embarras.

— Vous ne me devez rien du tout, et si vous préférez vous taire, c’est votre droit. Pourtant, j’avoue que je ne serais point fâché de savoir d’où vous vient ce talisman pour lequel vous preniez un bain de si grand cœur.

— C’est Joyeuse qui me l’a donné, répondit Étienne, et j’y tiens, monsieur, comme à tout ce qui vient d’elle. La laisser se noyer, cette pauvre petite branchette ! non, voyez-vous, je n’en aurais pas eu le cœur. Vous rirez, si vous voulez, mais il me semblait que c’était comme si Joyeuse elle-même se débattait dans le courant. Et puis, ajouta-t-il à voix basse, c’est le premier souvenir d’amitié qu’elle me donne.

— Vraiment ! fit Charles. Mlle Cécile est donc une personne fort retenue, car il y a longtemps que vous êtes fiancés, n’est-ce pas ?

— Fiancés ! répéta Étienne ; qui a pu vous conter cela, monsieur ?

— Je ne sais. Mon ami Juste peut-être, ou Mme Renaud, ou bien votre père.

Étienne secoua la tête.

— Joyeuse n’a jamais dit oui ; il y a deux ans que je la courtise, et bien plus longtemps que je pense à elle. Mais elle ne veut rien promettre. Parfois je me décourage, sans le lui laisser voir, pourtant ; puis je reprends confiance ; je me dis qu’en bien l’aimant, je finirai par la gagner.

— Assurément, fit Charles avec feu.

Quelque chose dans le ton simple et ferme d’Étienne l’avait frappé, et il sentait son estime augmenter pour ce jeune homme qui lui avait plu dès l’abord.

— Mais pourquoi donc, reprit-il, Mlle Joyeuse y met-elle tant de façons ? Elle vous connaît et doit savoir ce que vous valez. Un autre garçon lui fait-il la cour ?

— Non, ce n’est pas cela.

— Est-ce qu’elle aurait une préférence ailleurs ?

— Je ne suis pas maître de le dire, fit Étienne avec une froideur mêlée de reproche.

Charles comprit la leçon.

— Ma question était indiscrète, lui dit-il, excusez-moi.

« Cependant la chose est claire, pensait-il ; elle en aime un autre, qui le mérite naturellement cent fois moins qu’Étienne. Il paraît que les fillettes sont partout les mêmes, illogiques à la campagne autant qu’à la ville. »

— Écoutez, reprit-il en se tournant vers son compagnon, je vais vous donner un bon conseil. La femme, vous savez, est comme l’ombre ; suivez-la, elle vous fuit, fuyez-la, elle vous suit. C’est une vieille vérité, mais qui n’a rien perdu de sa valeur. Joyeuse ne vous apprécie pas comme elle le devrait, laissez-la. Quittez le pays pour un peu de temps, elle chérira votre souvenir, elle soupirera après votre retour. Venez avec moi en Italie, j’ai besoin d’un jeune homme intelligent et sûr qui m’aide dans mes recherches, qui prenne soin de mon bagage et de ma bourse. Vous verrez une contrée intéressante, vous en apprendrez la langue, et quand vous reviendrez, Joyeuse tout en larmes se jettera dans vos bras en vous disant : « Ne t’en va plus ! » Acceptez-vous ?

Et Charles tendit la main au jeune homme. Étienne s’arrêta fort ému.

— Vous êtes très bon, monsieur, dit-il en serrant vigoureusement la main qui s’offrait à la sienne. Vous êtes très bon, votre conseil est sans doute excellent. Mais je refuse. Je vous saurai gré toute ma vie de vous être intéressé à mon affaire, ajouta-t-il en reprenant sa marche. Sans doute, vous qui avez vu le monde, vous en savez plus long que moi. Pourtant, n’est-ce pas, chacun connaît mieux où est son devoir ?

— Assurément, dit Charles un peu désappointé.

— Eh bien ! sans pouvoir vous l’expliquer, parce que les mots pour ces choses ne me viennent pas facilement, je sens que j’aurais tort de quitter le pays et de jouer ce tour à Joyeuse. Sans vous offenser, ce serait bien lui jouer un tour, prendre son cœur par surprise, dans une trappe, comme on dirait. Et puis, voyez, la chose a deux côtés. Ou bien Joyeuse aura du regret de mon absence, ou bien elle n’en aura pas. Si elle n’a pas de chagrin à me voir partir, c’est que je n’ai pas la plus petite place dans son amitié, et alors à quoi bon toutes ces manigances ? Si elle a du regret, au contraire, elle souffrira, et croyez-vous, monsieur, que je voudrais la faire pleurer ?

— Ce dilemme est irrésistible, dit Charles. Nous sommes enfoncés, moi et ma proposition.

— Et puis, reprit Étienne, sans vouloir appeler les malheurs, je me dis qu’elle pourrait se trouver dans la peine en mon absence ; le grand-père est vieux, et Joseph n’est pas extra solide depuis son accident. Sans me vanter, je rends des services à Joyeuse ; je lui manquerais si je partais.

— C’est bien sur quoi j’aurais compté, murmura Charles. Très bien, Étienne. Agissez comme vous le jugerez bon. Je fais mille vœux pour vous, tout en regrettant que vous ne me permettiez pas de faire autre chose.

Ils arrivaient au hameau.

— Ne leur racontez pas comment l’accident est arrivé, dit Étienne avec un léger embarras ; j’aime mieux que mon père n’en sache rien.

Cléside Leroux jetait du grain à ses poules quand les deux jeunes gens l’abordèrent.

— Comment ! déjà de retour ! s’écria-t-il, est-ce que vous auriez trouvé visage de bois à la ferme ? Étienne, mon garçon, te voilà trempé comme une soupe ; on dirait que tu as rendu visite aux grenouilles.

— J’ai été maladroit, dit Étienne ; j’ai glissé sur une pierre et piqué une tête dans le ruisseau. J’aurais bien continué la course, mais M. Plaisance n’a jamais voulu m’entendre et m’a forcé à revenir.

— Et il a pardi bien fait ! Un refroidissement n’est pas une plaisanterie ; le docteur, avec les potions et les vésicatoires, ça vous coûte les yeux de la tête. Allons, entre vite, et que ta mère te fasse avaler une tasse de sureau.

— Si cela vous convient, dit Étienne, nous pourrions recommencer demain notre expédition manquée.

— Parfaitement, je viendrai vous prendre à la même heure. Au revoir.

— Mais vous n’allez pas partir ainsi, dit Cléside ; est-ce qu’on ne pourrait rien vous offrir ? Vous ne prendriez pas une goutte de vin, une bouchée de pain ?

Charles ne put s’empêcher de sourire. Le tisserand n’était pas très hospitalier de sa nature, et la crainte qu’il avait de voir son offre acceptée lui faisait faire une grimace d’anxiété très comique.

— Merci, dit Charles, vous êtes bien bon…

Il s’arrêta, et Cléside resta en suspens, les coins de sa bouche s’abaissant peu à peu.

— Mais je ne saurais m’arrêter davantage, reprit Charles ; une autre fois, j’accepterai avec plaisir de me rafraîchir chez vous.

— Enfin, c’est comme vous voudrez, dit le tisserand qui tournait son bonnet de coton entre ses mains d’un air d’intime soulagement, c’est comme vous voudrez. On n’a pas grand’chose, mais au moins on l’offre de bon cœur.

— J’en suis bien sûr, dit Charles en s’éloignant ; au revoir, monsieur Leroux.

— Au plaisir, monsieur ; votre serviteur.

« Tout de même, grommelait Cléside en retournant à son métier, Étienne a bien perdu la moitié de sa matinée, sans parler de ses habits. Ce jeune milord aurait dû l’en dédommager, ou bien, car notre fils est fier, me remettre à moi-même une petite offrande, comme qui dirait deux ou trois francs. Sa conduite n’est pas ce que j’appellerais une conduite délicate ! »

III

Charles, ayant traversé le hameau, s’arrêta à l’entrée du sentier des saules. Il s’adossa au tronc noueux et trapu de l’un des arbres et resta longtemps immobile à méditer.

« C’est bien cela, murmura-t-il enfin. Ma vraie vocation pour le moment, c’est de travailler au mariage d’Étienne. Mais il faut savoir tout d’abord ce qu’en pense le grand-père. »

Et il se mit à gravir le sentier avec autant d’élan que s’il se fût agi d’emporter une redoute à la baïonnette.

— Bonjour, monsieur Vadien, cria-t-il en soulevant son chapeau du plus loin qu’il aperçut le vieillard.

Le père Félix, assis sur le banc à côté de la porte, raccommodait un panier. Il sourit en voyant Charles monter la côte au pas accéléré.

— Jambes et souffle de vingt ans ! dit-il.

— Pas si jeune que ça, pourtant, répondit Charles en tordant sa moustache. Voyons, père Félix, sincèrement, quand vous me regardez avec attention, ne me prendriez-vous pas pour un homme de trente ? C’est mon ambition, voyez-vous ! Deux dizaines, ça n’a aucun poids dans la balance des jugements du monde. Trois, c’est déjà respectable. Dire que je me suis fait bronzer par le soleil d’Italie, que je choisis toujours des cravates sérieuses, et que cependant je ne réussis pas à faire illusion ! Je vais me mettre à porter des lunettes, parole d’honneur !

— Les années viendront assez tôt, n’ayez crainte, dit Félix. Asseyez-vous, monsieur, et excusez-moi si je vous laisse une minute.

Il disparut dans la maison, mais revint bientôt, apportant sur une petite table de sapin un plateau chargé de deux verres, d’une bouteille de vin blanc et d’une appétissante galette de ménage.

— Vraiment, dit Charles, je suis honteux de me restaurer toujours à vos dépens. J’ai faim et soif, je l’avoue, et si je l’avais osé j’aurais demandé un morceau de pain au père d’Étienne. Mais il n’est pas engageant, le brave homme.

Et Charles, dont le talent d’imitation faisait la joie de ses amis, reproduisit la petite scène de tout à l’heure, contrefaisant le ton de Cléside et sa grimace. Le père Félix ne put s’empêcher de rire.

— C’est bien ça, dit-il ; mais il faut l’excuser, voyez-vous. Cléside est tout brave au fond, seulement il a de petites manies. Sa famille lui a donné du mal à élever, et il a pris des habitudes d’économie qu’il a peut-être tort de garder maintenant qu’elles ne sont plus nécessaires. Au fond, comme je vous le dis, il a bon cœur.

— C’est possible, mais je suis charmé que le fils tienne fort peu du père. Ce garçon-là me plaît.

— À bon droit, monsieur, et vous n’êtes pas le seul à voir son mérite.

Le vieillard s’accouda en poussant un soupir, dont Charles devina aussitôt le sens.

— Est-ce que vous lui donneriez votre Joyeuse ? demanda-t-il sans ambages.

Félix Vadien releva la tête et regarda son interlocuteur d’un air scandalisé.

— Ne vous offensez pas, dit Charles qui ne se troublait jamais. Ma question peut vous sembler étrange, mais vous allez voir qu’elle est au contraire fort naturelle. Hier, en rencontrant Étienne Leroux avec votre petite-fille, aujourd’hui encore, dans une promenade que j’ai faite avec lui, j’ai pu voir qu’il aime Mlle Cécile et serait heureux de devenir son mari. Je vous parle là en style de notaire ; c’est pour aller plus vite. Mlle Cécile n’a pas l’air trop décidée ; il faut qu’elle se décide, et c’est à quoi je serais bien aise de m’employer, n’ayant rien d’autre à faire pour le moment. Mais avant de tracer mon plan de campagne, je voulais savoir si vous n’avez pas d’objections…

Et Charles, bien persuadé qu’il avait fait là le discours le plus sensé, un vrai discours d’homme d’affaires, se renversa contre le dossier de sa chaise, regardant le père Félix bien en face, de ses yeux où brillaient à la fois le caprice et la franchise.

— Vrai, dit Félix Vadien, vous êtes un jeune homme étonnant !

Charles s’inclina pour reconnaître le compliment et attendit la suite.

— De quel droit, poursuivit le vieillard en s’échauffant un peu, de quel droit vous mêlez-vous des affaires d’Étienne et de Cécile ?

— De quel droit ? mais simplement parce que je m’y intéresse.

— Et puis-je vous demander ce que vous comptez faire ?

— Oh ! pour cela, je n’en sais rien. L’ouvrage montre, comme on dit sagement à la Brévine. Je verrai. Ne me regardez pas comme si j’étais quelque phénomène naturel, une pomme de terre gigantesque ou tout autre légume d’exposition. Accordez-moi seulement un peu de cette sympathie que vous répandez sur tous vos voisins ; ne me retirez pas le seul intérêt qui, pour le moment, me rattache à l’existence.

Le jeune homme s’était levé en prononçant ces derniers mots d’un ton fatal. Il se rassit en riant quand il vit l’air consterné de son interlocuteur.

— Vous auriez tort de me prendre au grand tragique, je suis un être décevant, fit-il en secouant la tête comme s’il s’agissait de tout autre que de lui-même. Mais je vais vous soumettre mon cas, vous déciderez ensuite. Tel que vous me voyez, la philanthropie me dévore ; ce désir incessant de donner un coup de main à mon prochain dans la peine m’a déjà entraîné dans nombre de complications et d’aventures. Comme je vous l’ai dit hier, je cherche encore ma vocation, et tous les loisirs que me laisse ce soin, je les emploie à de bons offices. En voyant Étienne tout attristé ce matin par le départ de votre Joyeuse, je me suis promis de lui aider ; est-ce que vous n’y consentirez pas ?

Son ton était devenu grave.

Félix Vadien considérait toujours l’étrange garçon sans rien dire.

— Je crois, monsieur, reprit-il enfin, que vous ne vous permettriez pas une mauvaise plaisanterie envers un homme de mon âge. Parlez sérieusement. Je ne comprends rien à votre galimatias.

— Bon ! fit Charles gaiement, je vois que nous commençons à nous entendre, et j’en reviens à ma première question. Donneriez-vous volontiers votre Cécile à Étienne Leroux ?

— C’est mon plus grand désir, et je serai bien heureux le jour où elle dira oui.

— À la bonne heure ! je vous annonce maintenant que je me fais l’allié d’Étienne ; entre nous, c’est à la vie et à la mort… jusqu’au jour des fiançailles.

— Je ne sais trop ce que vous complotez, dit le père Félix avec une nuance d’inquiétude ; je crois que j’irai tout droit chercher Cécile pour la ramener à la maison.

Ce fut maintenant à Charles de paraître consterné.

— Voilà un joli résultat ! fit-il en laissant retomber son verre sur la table ; si j’avais deviné cela, je n’aurais rien dit, j’aurais poussé la cause d’Étienne sans vous consulter seulement. Mais j’ai voulu faire la chose tout ouvertement, le cœur sur la main, et vous me traitez comme un renard dans un poulailler. Franchement, je méritais mieux.

— Je ne voudrais pas vous faire tort, dit Félix Vadien en regardant d’un air perplexe la physionomie changeante de son jeune visiteur ; peut-être que ça vient de mon ignorance des façons du monde, mais depuis un quart d’heure que vous vous expliquez, je ne comprends toujours pas. Dites-moi simplement ce que vous comptez faire.

— Tout bonnement dire à l’occasion deux mots à Mlle Cécile en faveur d’Étienne.

— Je n’ai rien contre, dit le père Félix évidemment soulagé ; mais pour en venir là, il ne valait pas la peine de faire tant d’embarras.

Charles Plaisance fut un peu mortifié ; il s’était imaginé conduire une négociation admirable qui lui ferait le plus grand honneur.

— Peu importe, dit-il en haussant les épaules, nous voilà d’accord, c’est l’essentiel. Mais je renonce à la diplomatie. Allons, fit-il au bout d’un moment en tirant sa montre, il est temps que je me remette en route. Vous n’avez pas de message pour Mlle Joyeuse ?

— Non, merci ; je la verrai dans trois jours, car je suis de la noce, moi aussi. Ça me fait toujours plaisir de voir les jeunes s’amuser, et puis il me semble qu’on est plus sage que de mon temps, plus poli, mieux éduqué, preuve que le monde ne marche pas à reculons, comme les vieux croient souvent. Va bien, va bien !

— Par ma foi, père Félix, vous êtes un brave homme, dit Charles en lui serrant la main. Au revoir, à bientôt.

Félix Vadien reprit son travail interrompu, et se mit à songer, non sans quelque inquiétude, aux intentions philanthropiques du jeune homme.

« Pourvu qu’en mettant le doigt dans la pâte, il n’aille pas tout gâter, » pensait-il.

Charles Plaisance, loin d’être tourmenté par de semblables doutes, sifflait joyeusement et roulait mille projets dans sa tête. Le chemin lui parut court ; lorsqu’il vit à ses pieds le toit gris de la ferme des Renaud, il s’écria tout surpris : « Déjà ! »

Ce fut aussi l’exclamation dont on le salua :

— Déjà ! fit Joyeuse en l’apercevant.

Elle étendait au soleil, sur le mur, le linge qu’elle venait de laver.

— Est-ce trop tôt à votre gré, mademoiselle Cécile ? demanda Charles feignant d’être offensé.

— Oh ! bien sûr que non ; qu’est-ce que ça me fait à moi ? dit-elle naïvement ; seulement on vous croyait parti pour toute la journée. Vous n’avez pas eu de malheur en route, j’espère ?

— Non, tout au plus un accident.

Elle tressaillit effrayée.

— Vous paraissez en assez bon état, vous ! fit-elle d’un air de reproche. Qu’est-il arrivé à Étienne ?

— Oh ! peu de chose ; il a glissé au bord du torrent ; le courant l’a emporté, mais il a fini par reprendre pied et nous en avons été quittes pour la peur.

« Faut-il tout lui dire ? se demandait Charles. Je n’ai pas juré le silence, et quelques mots de plus produiront un heureux effet. »

— Je puis bien ajouter, poursuivit-il, qu’Étienne Leroux n’est pas le garçon sensé que je croyais. Vous ne devineriez jamais la cause de son plongeon : une petite branche de romarin qu’il semble considérer comme une relique et qui était malheureusement tombée à l’eau. Il voulut à toute force la sauver du naufrage et faillit se noyer dans cette noble entreprise.

Joyeuse avait pâli ; sans répondre un mot, elle tourna le dos à Charles et se mit à enrouler nerveusement le bout de la corde sur laquelle son linge était étendu. Charles s’éloigna en se félicitant de ce coup habile.

Mme Renaud accueillit maternellement le voyageur ; elle avait pour lui un faible très prononcé. C’était l’ami de son Juste, et il se laissait morigéner fort docilement, tout en sachant la faire rire quand elle y était le moins disposée.

— Vous trouverez Juste dans sa chambre, dit-elle ; il a travaillé toute la matinée à ces maudits plans que je voudrais voir au fond du lac. À quoi servent les vacances employées ainsi, je vous le demande ? Montez vite, prenez-le sous le bras, et faites qu’il sorte un moment. Le dîner sera prêt dans un quart d’heure.

Charles obéit ; il grimpa l’escalier fermé au sommet par une trappe, qui conduisait à l’étage supérieur. Il trouva Juste plongé dans des calculs difficiles auxquels il l’arracha.

— Mon vieux, je viens en délégué, avec pleins pouvoirs de l’autorité maternelle. Peut-on piocher quand on a un si beau rayon de soleil sur sa table ! Viens prendre l’air, et presto ! J’ai mille choses à te raconter.

— Sur ton poêle ? Merci, je ne m’intéresse pas aux faïences, dit Juste en passant les mains dans ses cheveux d’un air excédé.

— Un poêle ! Il s’agit bien de cela. Je l’avais parfaitement oublié, ce poêle ! Notre expédition a manqué, mon cher !

— Tu en sembles fort réjoui.

— Je crois bien ! cet heureux contre-temps m’a ouvert des horizons ; j’ai devant moi une œuvre humanitaire et romantique à la fois.

— Aurais-tu par hasard découvert ta vocation ? fit Juste avec un léger haussement d’épaules.

— Presque ; du moins un intérêt, un…

— Quelque nouvelle toquade, sans doute.

— Mon cher, permets-moi de te dire candidement mon opinion sur ton cas ; tu es de fort mauvaise humeur.

— J’ai mal à la tête.

— La belle merveille ! c’est le soleil qui se venge ; flanque-moi là les équations et le compas, prends ton chapeau et viens faire un tour par ordonnance maternelle.

Juste allait refuser pour se plonger de nouveau dans ses calculs, quand il se souvint que Charles était son hôte et s’ennuyait peut-être.

— Allons-y gaiement ! dit-il en prenant le bras de son ami.

En passant à l’angle du jardin, ils virent Joyeuse toujours occupée à étendre sa lessive ; mais le panier à linge était encore rempli ; on eût dit que la jeune fille n’y avait pas touché depuis le moment où Charles l’avait abordée. Elle se détourna quand les deux jeunes gens passèrent ; ils ne purent voir son visage.

« Je voudrais bien savoir à quoi elle pense, se demanda Charles ; est-ce à Étienne ou à l’autre ? Et qui est-il, cet autre ? Sans doute quelque vulgaire contrebandier qui se pommade chaque dimanche, et boit de l’eau-de-vie à son déjeuner. »

En cet instant, il se retourna presque involontairement. Joyeuse les suivait du regard ; ses yeux étaient rouges, son joli visage fort triste. Quand elle vit que Charles s’arrêtait, elle se cacha la figure dans son tablier bleu et s’enfuit en courant vers la maison.

Les deux promeneurs arrivèrent bientôt au mur en pierres sèches qui marquait la limite du domaine Renaud.

Un sorbier croissait là, au bord du chemin. Ses racines vigoureuses avaient soulevé le sol et fait dégringoler le mur, dont les pierres grises et moussues s’éparpillaient alentour.

— Arrêtons-nous ici, dit Juste. Ma mère nous appellera quand le dîner sera prêt.

Il se mit à califourchon sur la barrière, tandis que Charles s’asseyait au milieu de l’éboulement.

— Que c’est donc joli, un vieux mur ! fit-il en se penchant pour admirer les mignonnes végétations qui se baignaient autour de lui dans le soleil. Regarde ces orpins avec leurs feuilles grasses, d’une pulpe si ferme et si fraîche qu’on y voudrait mordre, et ces fines campanules qui se balancent, et ces jolies herbes brunes ! Chaque touffe est un petit jardin. Quant à ce sorbier, il me prend le cœur, simplement, poursuivit Charles en levant la tête. Mais je prétends que son nom devrait être féminin, car il est gracieux et fier, et coquet comme une jolie femme. Mademoiselle de la Sorbière, je vous adore ! s’écria-t-il en prenant une posture commode, les pieds allongés dans l’herbe et la tête appuyée sur un gros bloc qui dominait les autres. Juste, admire donc, ou je te renie.

— J’admire le lointain, répondit son ami toujours juché sur sa barrière.

— Le lointain ! voyons-le donc, ce lointain.

Et Charles reprit tout d’un coup la position verticale en abritant ses yeux de la main contre une lumière trop vive.

La vallée, monotone et paisible, s’étendait devant lui, longue et à peine sinueuse, jusqu’aux derniers confins de l’horizon, semblait-il. Les pentes qui de chaque côté la dominaient, s’enfuyaient avec elle par une ligne doucement estompée et mourante. Mais tout au fond, un géant à la silhouette bizarre les arrêtait brusquement ; c’était le Gros Taureau, dont la puissante masse d’un bleu sombre fermait l’horizon.

Rien n’est simple et même pauvre comme ces paysages jurassiens ; cependant la tranquille harmonie des contours onduleux, des teintes adoucies et du ciel souvent un peu voilé s’empare de l’âme irrésistiblement ; une poésie agreste flotte dans l’air avec le parfum du serpolet et le long bruissement du vent dans les sapins.

Les Alpes sont plus belles, mais trop grandes ; elles écrasent. Le Jura vous prend par son charme intime, par sa poésie familière et sereine. Dans les Alpes, le touriste ébloui admire des sites grandioses ; mais il ne s’écrie jamais : « Plantons ici nos tentes et demeurons-y. » Sur les pentes ensoleillées du Jura, au contraire, on découvre à chaque instant de ces recoins charmants faits pour une idylle et pour le bonheur.

Charles le sentait très vivement et il s’écria tout à coup :

— Ami Juste, avec la permission de ton père, je bâtirai mon chalet à l’ombre de ce mur et j’y coulerai des jours enchantés.

— Fort bien, monsieur l’ermite, et que ferez-vous en hiver quand la bise soufflera, que la neige tourbillonnera, et que les champs ressembleront à un grand cimetière ?

— Brr ! fit Charles involontairement ; quelles sottes images tu évoques là ! Eh bien ! je me casematerai dans ma chaumière et j’écrirai un poème en douze chants sur la retraite de Russie ; le paysage m’inspirera.

Mais Juste n’écoutait point ; il se balançait lentement sur sa barrière et regardait toujours le lointain d’un air rêveur. Ce tableau, dont il connaissait toutes les lignes depuis son enfance, réveillait en lui bien des souvenirs ; ces bruits familiers de la campagne étaient comme la voix douce et subtile du passé ; mais le lointain bleu, voilé, mystérieux, était l’avenir.

Charles devina les pensées de son ami.

— Tu regardes toujours trop loin, dit-il ; tes ambitions courent la poste devant toi, et tu oublies de vivre dans le présent. Tiens, mon système à moi vaut encore mieux, bien que tu le regardes de haut. Je vis comme l’oiseau sur la branche, jouissant de tous les rayons, et ne songeant pas plus aux orages de l’avenir qu’aux gouttes de pluie de l’an dernier.

— Grâce à ton père, qui a pris la peine de venir au monde avant toi, dit Juste ; ta fortune est faite, tandis que la mienne est à faire.

Charles se boucha les oreilles avec un geste indigné.

— Le profane, s’écria-t-il, au milieu du repos sacré des champs il parle de sa fortune à faire ! J’aimerais autant, je crois, entendre le sifflet d’une locomotive « déchirer l’harmonieux silence, » comme dit le jeune poète que nous lisions ensemble hier.

— Tu as raison, dit Juste. Parlons d’autre chose. À propos, et cette histoire que tu voulais me raconter, cette œuvre humanitaire et romantique à laquelle tu vas te consacrer ?

— Toute réflexion faite, répondit Charles, je ne t’en dirai rien.

Et il reprit sa position nonchalante, en tirant son chapeau jusque sur son nez pour s’abriter du soleil. Juste se mit à rire.

— Avoue, dit-il, que ton histoire était une simple amorce pour me décider à sortir.

— Point du tout ; c’est un drame rustique dont je médite le dénouement. Mais la discrétion est une vertu que j’ai trop peu cultivée jusqu’ici ; pour le moment, je garde mon secret, qui d’ailleurs appartient à d’autres.

— Mystérieux comme un oracle ! dit Juste ; pourtant si ce caprice t’aide à passer le temps, je ne m’en plaindrai pas.

En ce moment, un appel prolongé se fit entendre.

— C’est ma mère qui nous avertit que le dîner est prêt, dit Juste. Elle n’aime pas à attendre.

— Au revoir donc, chère mademoiselle de la Sorbière, fit Charles avec un profond salut. Je reviendrai.

L’après-midi de ce jour amena pour Cécile une découverte, insignifiante en apparence et dont elle ne souffla mot à personne, mais qui cependant changea le cours de ses sentiments.

Le récit un peu dramatisé du danger qu’Étienne avait couru l’avait vivement émue, et l’impression durait encore.

« Doux Jésus ! pensait-elle, si cet accident avait des suites ! Étienne était peut-être échauffé par la course, et cette eau de neige est glacée. Ils n’ont pas continué leur route, mais sa mère l’aura-t-elle soigné comme il faut ? Il est si imprudent, il pense si peu à lui-même ! C’est qu’une fluxion de poitrine n’attend pas qu’on l’aille quérir, et on a déjà vu des garçons robustes qui sont morts d’un moindre accident. »

Elle n’osa pas confier ses inquiétudes à Mme Renaud, car celle-ci la sermonnait depuis longtemps au sujet d’Étienne.

— Décide-toi donc, lui disait-elle. Je veux bien qu’on tienne la dragée haute aux garçons, mais il y a un « à point » dans tout, et si tu ne sais pas reconnaître un bon mari quand tu l’as sous la main, il pourrait bien t’échapper en fin de compte. Tu es encore bien jeune pour te marier, mais fiancez-vous et attendez tranquillement que deux ans se passent. Vrai, Joyeuse, toutes ces lanterneries m’agacent !

Durant l’après-midi, Cécile ne fit qu’aller et venir comme une âme en peine, réprimant un désir impérieux de courir au Nid-du-Fol pour voir si chacun s’y portait bien. Jamais la possibilité de perdre Étienne ne s’était présentée à son esprit ; mais aujourd’hui le souvenir de sa bonté constante lui faisait à chaque minute monter les larmes aux yeux.

« Que ferais-je sans lui ? » se disait-elle.

Cependant il n’était point dans son caractère de s’abandonner à des appréhensions lugubres.

« Suis-je folle ! se dit-elle enfin ; j’appelle le malheur. Peut-être aussi que M. Plaisance a exagéré l’accident ; il m’a tout l’air d’aimer à broder un tantinet. »

Et elle chassa les idées noires en se mettant à chanter. Tout d’abord, sa voix tremblait un peu, mais elle s’éleva bientôt plus claire et plus gaie, et Mme Renaud en fut toute réjouie.

— À la bonne heure ! s’écria-t-elle ; je me demandais si tu allais devenir triste comme mon canari quand il mue. Allons, chante, ma petite, ça me change les idées, à moi aussi. C’est que, vois-tu, les noces ont un côté rose et l’autre gris ; c’est tout plaisir pour les gens de la danse et du souper ; pour les parents et les époux, c’est un grand saut dans le noir : on ne sait ce qui vous attend ; peut-être le bonheur en bonne amitié, peut-être les chicanes et les bisbilles. Amener une jeune femme dans la famille, c’est mettre dans le poulailler une poule étrangère qui y fera un beau remue-ménage. Pourtant, comme Lucien a sa maison et que ma belle-fille semble assez pacifique, espérons que tout ira bien. Je connais mes devoirs, d’ailleurs ; je relis chaque matin ma Nourriture de l’âme au chapitre des Relations domestiques, où la patience et le support sont conseillés bien fortement.

Ainsi moralisait Mme Justine, la tête couverte de son plus grand foulard, voulant indiquer par là que sa future qualité de belle-mère serait probablement une source intarissable de névralgies, mais qu’elle supporterait cette épreuve comme les autres, avec résignation.

Joyeuse repassait des faux-cols.

— J’espère que M. Juste en sera satisfait, dit-elle, quoique je ne sache pas leur donner ce brillant pour lequel les blanchisseuses des villes ont un secret. Voyez, madame Renaud, j’ai fait de mon mieux ; j’ai marqué l’ourlet avec le coin du fer, pour qu’ils aient l’air neufs.

— C’est bien, monte-les dans sa chambre et pose-les sur le lit.

Joyeuse n’était jamais entrée chez M. Juste ; elle le savait sorti avec M. Charles, et pourtant elle heurta timidement à la porte, ne pouvant prendre sur elle de pénétrer sans cérémonie dans un lieu aussi auguste.

La table était encombrée de papiers, d’instruments mathématiques et de lavis. Un gros livre gisait sur le plancher, tout grand ouvert. Des plumes d’oie noircies d’encre étaient jetées pêle-mêle sur un grand plat de faïence d’Urbino jaune et bleu, que Joyeuse trouva fort laid.

Elle ferma à demi les volets contre le chaud soleil de l’après-midi, puis se demanda s’il y aurait trop de hardiesse à ramasser le pauvre livre tombé à terre. Elle s’y décida non sans quelque doute encore et le posa soigneusement au coin de la table. Pour cela elle dut écarter une grande feuille couverte de dessins bizarres, lignes rouges et noires entremêlées, qu’elle n’osa regarder de trop près, se demandant ce que M. le curé en penserait, car il avait prêché une fois contre les ingénieurs et les chemins de fer, et elle savait bien que M. Juste construisait des chemins de fer.

Cette feuille cachait un objet que la main de Joyeuse heurta. Très effrayée, la jeune fille rougit de confusion, comme si M. Juste eût été témoin de sa maladresse.

« N’ai-je rien cassé ? s’écria-t-elle. Qu’est-ce que c’est ? »

Soulevant la feuille, elle vit un fort joli cadre d’ivoire finement sculpté, appuyé par un support et contenant une photographie. C’était le portrait d’une cantatrice que Juste avait entendue l’hiver précédent à la Scala, et dont la voix suave, aussi bien que le visage charmant, lui avait inspiré un enthousiasme sans précédent.

Charles s’était raillé de ce caprice, et passant un jour dans un bazar, avait acheté cette photographie et son cadre, dont il avait fait cadeau à Juste.

Joyeuse n’avait jamais rêvé une beauté aussi parfaite ; ces yeux veloutés, pleins de langueur et de passion, les lignes pures de ce profil antique, ce cou de cygne, cette riche chevelure, tout, jusqu’à l’étrangeté de ce costume de Desdémone, semblait appartenir à un autre monde, le monde des magiciennes et des étoiles.

« C’est donc ainsi que sont les Italiennes ? pensa Joyeuse aussitôt qu’elle fut assez remise de sa vive émotion pour penser à quelque chose. Sainte Vierge, qu’elle est belle ! »

— Que fais-tu donc là-haut si longtemps ? cria Mme Renaud du pied de l’escalier.

— Je descends, répondit Joyeuse toute tremblante. J’ai fermé les ventaux et ramassé un livre qui traînait, madame.

— Mais tu n’as pas touché aux papiers, j’espère ? Juste ne peut souffrir qu’on les mette en ordre.

Joyeuse ne répondit rien ; elle se pencha pour arranger les fers à repasser autour du réchaud, et Mme Justine put croire que la réverbération du feu seule lui enflammait les joues.

Tout au fond du cœur, sous son grand émoi, Joyeuse Vadien se sentait en réalité soulagée.

Elle avait aimé Juste absent, d’un amour humble, timide, et assez fragile, il faut l’avouer, comme tous les sentiments faits d’imagination et de rêverie. Quand le jeune homme avait paru, le désenchantement avait commencé. Il ne prenait point garde à elle ; on voyait bien qu’il était perdu dans ses grands projets. S’il l’avait traitée en petite sœur, ainsi qu’il avait coutume de faire autrefois, peut-être eût-elle continué à l’aimer de loin, fidèlement. Mais il ne la voyait pas ; il regardait bien au delà et bien plus haut.

Involontairement elle lui compara Étienne, dont le dévouement discret lui avait semblé jusqu’alors assez naturel ; l’incident de la matinée lui révéla tout à coup combien il lui était indispensable et précieux, combien leurs deux vies étaient liées l’une à l’autre, et quelle serait sa douleur si elle le perdait. Non que, remise de son premier effroi, elle craignît encore pour la santé d’Étienne, mais il pouvait se lasser d’une trop longue attente et trouver ailleurs une jeune fille qui fît moins la capricieuse et la renchérie.

Cependant le cœur naïf de Joyeuse tremblait encore et ne pouvait se décider. Le portrait de la belle cantatrice fit pencher la balance. Car Cécile ne douta pas un instant que ce ravissant visage ne fût celui de la promise de Juste ; autrement, lui aurait-elle donné sa photographie ? Joyeuse pouvait donc maintenant dénouer ce dernier lien de fidélité qui la retenait encore ; même elle le devait, puisque Juste appartenait à une autre. Et ce fut de très bonne grâce qu’elle le fit, bien qu’avec un léger soupir.

D’un geste elle congédia le passé, les rêveries au rouet, les timides espérances et toutes ces folles compagnes d’un amour d’enfant. Elle se sentit plus femme après cet adieu ; puis elle reprit sa chanson, ces vieux couplets qui faisaient rire les filles du Nid-du-Fol :

 

C’est dans les heures de paresse

Que le cœur s’ouvre au mal d’amour ;

Que la quenouille soit maîtresse,

Elle le chasse pour toujours.

IV

Le même soir, après le souper, Charles Plaisance vit avec étonnement des engins étranges se grouper autour du foyer.

Sur un feu de fagots vif et brillant, Mme Justine dressa deux supports de fer en forme d’x, et y appuya ensuite deux longues pinces dont la mâchoire s’élargissait comme une pelle.

— Qu’est-ce donc que cela ? s’écria Charles. Si les services d’un ingénieur sont nécessaires, je me mets à votre disposition, madame.

— Vous voyez nos fers à gaufres, répondit Mme Justine avec une certaine pompe, car pour la fabrication des bricelets et de toute pâtisserie de ce genre elle n’avait pas de rivale, et n’aimait point qu’on abordât ce sujet avec légèreté. Vous voyez nos fers à gaufres ; je vous montrerai tout à l’heure comment on s’en sert.

La pâte presque liquide était préparée dans une immense terrine. Mme Renaud en prit une cuillerée, la versa dans la mâchoire béante du fer qui se referma aussitôt avec un crépitement, et deux secondes après, la première gaufre, mince, croquante et dorée, fut offerte à Charles qui l’accepta avec un grand merci.

Cécile Vadien – et ceci donnait la mesure de la confiance que lui accordait Mme Renaud – Cécile manœuvrait l’un des fers ; elle avait retroussé ses manches, mis un tablier blanc, un fichu blanc, un bonnet blanc ; car la fermière ne souffrait pas qu’on accomplît ce rite auguste autrement qu’en un costume immaculé.

Juste et Charles s’assirent près du foyer pour regarder les deux pâtissières. La bonne odeur résineuse des branches qui brûlaient en pétillant se mêlait à l’arome délicat des gaufres chaudes. La chaleur du feu n’était point superflue, car des bouffées d’air frais descendaient de la haute cheminée ouverte par laquelle on voyait quelques étoiles.

Tout cela était nouveau pour Charles ; perché sur un haut escabeau, les jambes croisées, l’air rêveur, il suivait des yeux le sort de chaque cuillerée de pâte, et semblait méditer profondément sur ses métamorphoses. La pâtisserie jaune et croustillante s’entassait dans deux corbeilles déjà remplies à moitié.

— Pourquoi donc, fit tout à coup Charles, les gaufres de Mme Renaud sont-elles plates, tandis que Mlle Cécile roule les siennes en cornet ?

Il posa ce problème d’un air si préoccupé que Juste se mit à rire :

— C’est donc à cela que tu rêvais depuis un quart d’heure ?

— Ces cornets, dit Cécile non moins gravement, seront remplis de crème pour le dessert. Vous pourriez m’aider, monsieur, si cela ne vous ennuie pas ; je perds beaucoup de temps à les rouler.

— Cette marque de confiance m’honore, mademoiselle, je m’efforcerai d’en être digne.

— Tu n’as pas ton pareil, dit Juste, pour traiter sérieusement les bagatelles, et légèrement les choses sérieuses.

— Bagatelles ! interrompit sa mère, tu n’appelles pas ceci une bagatelle, j’espère ? La moindre distraction, la pâte « une idée » trop épaisse, le feu trop vif ou trop lent peut tout gâter. Il m’a fallu des années pour trouver la juste proportion de tous les points de la recette. Monsieur Charles n’aura pas tort d’y mettre du sérieux.

M. Charles y mettait du sérieux, et beaucoup ; à mesure qu’une gaufre sortait du fer encore chaude et flexible, il la roulait délicatement en un cornet irréprochable, qu’il posait ensuite à côté de ses sœurs avec mille précautions, car la pâte mince et transparente devenait très fragile en se refroidissant.

La marque du fer était un grand cœur portant au milieu la date de 1715, et ce millésime reproduit sur chaque bricelet donnait lieu à une plaisanterie qui de temps immémorial avait eu cours dans la famille, chacun feignant de s’étonner que des gaufres datant d’un siècle et plus fussent encore aussi fraîches.

— Madame Renaud, s’écria Charles, vous me donnerez votre recette, n’est-ce pas ? Je sens qu’un fer à gaufres est un outil nécessaire au métier de vieux garçon que je compte pratiquer consciencieusement par la suite. Dans ma chambre solitaire, devant ma cheminée où pétillera un bon feu, je ferai des gaufres aussi appétissantes que celles-ci et les souvenirs du temps passé viendront tenir compagnie au vieux célibataire. Trois pots de confiture sur un rayon, quelques livres bien choisis, comme disent les romans pour jeunes demoiselles, un oignon de tulipe et un baromètre suffiront à mon bonheur. J’aurai une casquette à oreilles pour les jours de bise.

— Tais-toi donc, interrompit Juste avec une légère impatience, je ne puis souffrir que tu te tournes toi-même en caricature.

Charles allait répliquer quand Isaac Renaud entra, accompagné de son fils Lucien.

— Voilà dix heures, bonnes gens, il faut penser à se réduire.

— Il faut penser à finir sa besogne d’abord, répondit la fermière. Allez bravement vous coucher si vous avez sommeil ; j’en serai bien aise, sauf votre respect, nos hommes, car on n’avance à rien en babillant. M. Charles me force à rire quand je devrais retourner le fer. Allons, prenez un verre de vin et qu’on se dise bonsoir.

— Mère, dit Lucien en tirant Mme Justine par sa manche, ne nous renvoyez pas si vite que ça. Je voudrais causer avec vous et le père par rapport à une idée de Caroline.

Caroline était sa promise, chez qui il avait passé la soirée. Il l’admirait beaucoup, car elle ne ressemblait pas aux autres filles du village, ayant passé plusieurs années comme première bonne dans une riche famille de Francfort, d’où elle avait rapporté des notions d’élégance et certains airs étrangers, en même temps que des aspirations poétiques ou tout au moins romanesques.

— Voyons son idée, dit brièvement Mme Justine.

— Je ne sais trop comment vous expliquer ça, fit Lucien évidemment embarrassé.

— C’est donc bien compliqué ? À quoi ça se rapporte-t-il ?

— À la noce.

— Bon. Après ?

— Nous aurons une danse, n’est-ce pas ?

— Comme vous voudrez. Les jeunes gens aiment à sauter, et puisque la grange est libre, je n’y vois pas d’empêchement.

— C’est que, reprit Lucien, Caroline voudrait avoir un bal… au clair de lune.

Mme Renaud se retourna brusquement, et les mâchoires de fer restèrent béantes, comme prêtes à happer le premier malheureux qui passerait à portée.

— Un bal au clair de lune, au bord du lac, dans notre pré des Taillères, poursuivit Lucien sans reprendre haleine pour en finir plus vite. Drôle d’idée, n’est-ce pas, maman ? Caroline dit qu’elle a consulté l’almanach, qu’il y aura de la lune le soir de la noce, qu’elle a vu un bal de ce genre dans une campagne près de Francfort, que c’était charmant, et qu’elle pleurera à l’église pendant tout le service si je ne lui accorde pas sa fantaisie… À présent, qu’en dites-vous ?

— J’en dis que Caroline doit être malade, fit sèchement Mme Justine. Je lui enverrai des pilules d’ellébore demain matin.

— Voyons, fit Isaac Renaud, il ne faut rien refuser à une jeune mariée, dit-on. Mais dans ce cas-ci, je ne vois pas trop…

— D’abord, interrompit Mme Renaud, les nuits sont fraîches ; tous les danseurs y prendraient la mort.

— Caroline dit qu’on pourrait allumer deux ou trois grands feux sur le chemin et servir là du thé ou du vin chaud.

— La rosée vous mouillera les pieds.

— Caroline dit que personne n’aura des souliers de satin.

— Mais le pré sera abîmé.

— Caroline dit que l’herbe n’est pas encore bien haute, et c’est vrai, elle n’a pas plus de quatre pouces.

— Si nous allumons des feux, les gens du village croiront à un incendie, et les pompiers arriveront.

— Caroline dit que nous pourrions prévenir le capitaine.

— Caroline dit ! Caroline dit ! s’écria Mme Justine avec impatience ; il faut donc qu’elle n’ait pensé qu’à cela depuis quinze jours ! Ma fi, Lucien, tu fais là une belle emplette ! ta femme aura de la tête et des idées pratiques, je t’en réponds !

— Caroline est une bonne fille, répondit Lucien fermement ; n’en dites pas de mal, mère, s’il vous plaît. Elle est peut-être un peu romanesque, mais ça lui passera quand viendront les soucis du ménage.

Isaac Renaud souriait.

— L’idée n’est pas si mauvaise, fit-il en posant la main sur l’épaule de sa femme. Essayons. Les jeunes gens en auront bientôt assez de danser sur l’herbette, car il n’y a rien de plus raboteux, et le plancher de la grange est bien préférable. Mais Caroline sera satisfaite, et puis au clair de lune, le coup d’œil sera joli. Au moins notre bal ne ressemblera pas à tous les autres ; on en parlera long et large.

Mme Renaud se sentit un peu radoucie par cette perspective ; elle n’était pas insensible à la renommée.

— Faites comme vous voudrez, je m’en lave les mains. J’établirai ici une ambulance pour tous ceux qui se donneront des entorses, et vous ferez bien d’avoir un bateau de sauvetage tout prêt pour les valseurs qui tomberont à l’eau.

Cette réjouissante manière de considérer la fête divertit fort la compagnie.

Lucien avait gagné son procès et ne se laissa point rembrunir par les prédictions lugubres de sa mère.

« Caroline sera contente, pensa-t-il, c’est l’essentiel. »

Le lendemain matin, après le déjeuner, Joyeuse vint à Charles un peu timidement.

— Est-ce que vous allez en expédition aujourd’hui ? demanda-t-elle en chiffonnant le coin de son tablier.

— Certainement, Mlle Cécile.

— Et vous verrez Étienne ?

— Peut-être.

— Dites-lui, je vous prie, qu’il ne fasse plus de bêtises, et que s’il a attrapé un rhume hier, je lui recommande bien de se soigner.

— Désolé, répondit Charles, mais il ne doit pas savoir que je vous ai raconté sa fredaine. Il m’en voudrait à mort.

— Pas tant que ça, tout de même, fit Joyeuse avec une petite moue. Vous n’êtes pas obligeant, monsieur !

— Donnez-moi un autre message.

— Attendez ! s’écria-t-elle.

Elle courut dans sa chambre et revint presque aussitôt, tenant une petite boîte en carton, de forme ovale, qu’elle ouvrit.

— J’ai cassé l’épingle de ma broche ; dites à Étienne que je le prie de me la raccommoder, que personne ne saurait le faire comme lui. N’oubliez pas d’ajouter cela et d’y mettre le ton, poursuivit-elle, riant et rougissant à la fois, car c’est le ton qui fait la chanson, vous savez.

— Je ne réponds pas de le répéter aussi gentiment, mais je ferai mon possible, Mademoiselle Joyeuse.

Il partit, et toute la journée Cécile guetta son retour.

Elle eut d’impardonnables distractions, taillant à tort et à travers dans les manchettes de papier rose et blanc que Mme Renaud lui avait donné à découper pour les jambons du repas de noce.

Elle faillit jeter du cumin au lieu d’anis dans les petits gâteaux croquants qu’on allait cuire au four. Méprise plus grave encore, tandis qu’elle remontait de ses doigts habiles le beau bonnet de Mme Justine, elle mit à droite la rosette de rubans ponceau au lieu de la poser à gauche, et s’attira de la fermière une verte réprimande.

— On croirait vraiment, Cécile, que tu as amour en tête, ou bien me prends-tu pour une personne qui ignore les usages ? On a toujours mis les rosettes à gauche, du moins en pays de Neuchâtel ; si ce n’est pas votre idée de l’autre côté de la frontière, ça ne change rien à mes principes. Je suis Neuchâteloise, j’étais bourgeoise de Valangin avant mon mariage, ma grand’mère l’était aussi, et elle m’a enseigné toute petite à mettre les nœuds du côté gauche, le côté du cœur, pardine ! le côté où l’on porte sa « bague d’alliance. » Je connais ce qui est bienséant ou non. Change-moi cette rosette, et lestement. Et puis, dis-moi, as-tu donné la pâtée aux poules ce matin ?

— Oui, madame… c’est-à-dire non, fit-elle en se reprenant d’un air distrait.

Mme Renaud n’en put supporter davantage. Elle se retira vers la porte, très digne et très courroucée. Mais au moment de sortir elle se retourna :

— Quand on te demandera en mariage, tâche de ne pas répondre : « Oui… c’est-à-dire non. »

Cécile cacha un sourire furtif en se penchant sur la rosette de ruban ponceau.

« Si c’est Étienne qui me demande, pensa-t-elle, je ne ferai sûrement pas d’erreur. »

Elle attendait quelque message affectueux des amis qu’elle avait laissés au Nid-du-Fol ; et vingt fois pendant la journée, elle courut jusqu’à l’angle du mur du jardin pour surveiller le sentier. Charles Plaisance tardait beaucoup.

Juste, qui avait travaillé tout l’après-midi à ses calculs, venait de sortir pour se rafraîchir le front et tirait justement sa montre en se disant : « Déjà six heures ! Qu’est-ce que Charles peut être devenu ? » quand il vit au détour du chemin s’avancer une singulière petite caravane.

Deux hommes suivaient une charrette que tirait un vieux âne et poussaient à la roue chaque fois que le véhicule s’inclinait d’une façon trop alarmante au-dessus des ornières.

« Cela ressemble à un déménagement de chaudronniers, pensa Juste, à moins que… Miséricorde, c’est Charles Plaisance ! est-ce qu’il aurait l’intention de se faire étameur de casseroles ? »

C’était Charles Plaisance, en effet, accompagné d’un gros garçon en blouse qui avait l’air d’un valet de ferme.

Juste vint à leur rencontre en grandes enjambées.

— Ah ! mon cher, félicite-moi, s’écria Charles, je n’ai pas perdu ma journée !

Puis il ajouta d’un air un peu inquiet :

— Crois-tu que ta mère pourra remiser tout cela ? provisoirement, bien entendu.

Juste jeta un coup d’œil sur le contenu de la charrette et ne put s’empêcher de rire.

— Tu vas donc te mettre dans tes meubles ? fit-il.

— Il y a là des trésors, et je les ai eus pour rien, dit Charles en tirant son ami à l’écart. Aide-moi seulement à décharger, afin que je congédie ce garçon.

L’attelage venait d’arriver à la porte de la ferme, et le baudet en témoigna sa satisfaction par un braiement si sonore que Mme Renaud accourut.

— Qu’est-ce que c’est ? fit-elle étonnée ; allez-vous faire votre tour de France avec des ambulants, M. Charles ?

— Madame, répondit-il poliment, mon tour de France est fait, et j’en rapporte une charretée de souvenirs.

Puis il retroussa ses manches et déposa successivement sur le pavé de la cour deux ou trois chaises massives, une huche à pain que les bras vigoureux du garçon de ferme soulevèrent à grand’peine, deux cassettes à ferrures et une caisse bourrée de paille dans laquelle on entendit cliqueter des faïences.

Tout ce mobilier fut aligné soigneusement sur les dalles, le valet reçut un pourboire qu’il fit sauter dans sa main, tout épanoui d’aise, l’âne secoua ses oreilles, puis le petit équipage regagna le sentier et disparut bientôt.

— Vous allez donc vous mettre en ménage ? dit la fermière en considérant d’un œil dédaigneux les trésors de Charles. Si vous m’aviez demandé mon avis, je vous aurais fourni l’adresse d’un bon menuisier de la Brévine, pas cher, et qui ne travaille que dans le noyer. Il vous aurait fait une excellente commode ou bien un bureau à trois corps pour le linge. Bonté divine ! qu’est-ce que vous comptez mettre dans ce coffre qui a l’air d’un cercueil ?

— Une momie que j’irai chercher en Égypte au premier jour de loisir, répondit Charles en riant. Ce coffre, madame, est une huche à pain très ancienne. Regardez ces fines arabesques, ces ferrures, ce travail exquis et solide à la fois. Et ces cassettes ! Je suis amoureux de mes cassettes, s’écria-t-il en ouvrant un coffret noirci. Vous les trouvez laides, parce qu’une couche de crasse et de poussière les recouvre ; mais je vais envoyer tout cela à un antiquaire de mes amis, qui excelle à restaurer discrètement ces reliques. Quand la belle teinte du vieux chêne aura reparu, que ces ornements de cuivre repoussé luiront, et que les bas-reliefs des quatre panneaux se dessineront bien, cette cassette sera un bijou. Elle a appartenu, nous a dit le paysan de la Grande-Futaie, à un ci-devant, comme il les appelle encore, qui avait pris refuge en ces cantons pendant que la guillotine se trémoussait à Paris. L’autre coffret n’est pas moins délicieux, et mes faïences ! vous verrez cela. Pourvu qu’elles n’aient pas trop souffert des cahots ! s’écria-t-il en se penchant sur la caisse où gisait, emmaillottée dans la paille, cette fragile cargaison.

Le fermier, ses fils et Joyeuse, debout sur le seuil, s’étonnaient comme la fermière.

— Qui est-ce qui vous a engamaché de ces vieilleries ? demanda Isaac Renaud en soulevant une des chaises à haut dossier droit, formé par des baguettes évidées en minces fuseaux qui entouraient un médaillon ovale étrangement fouillé et ciselé. Celle-ci est boiteuse des quatre pieds, poursuivit-il en essayant de la mettre en équilibre.

— Pas le moins du monde, interrompit Charles vivement, c’est votre pavé qui est inégal. Allons, je m’aperçois qu’au point de vue du bibelotage, votre éducation est encore à faire. Tant mieux pour moi, car si les propriétaires de ces vieilleries en connaissaient la valeur, ils s’en déferaient moins facilement.

— L’important, c’est de cacher tout cela sous la remise avant la nuit, fit Mme Justine, toujours pressée d’en revenir au positif. Et puis vous souperez. L’omelette se refroidit à vous attendre.

Joyeuse brûlait d’avoir des nouvelles d’Étienne ; mais elle n’osait point demander s’il avait donné à Charles un message pour elle.

Après le souper, comme le temps s’était assombri et qu’il commençait à pleuvoir, les fils de la maison, au lieu d’aller fumer leur pipe ainsi qu’à l’ordinaire sur les degrés de la cuve, restèrent dans la cuisine à deviser avec leur père et Charles Plaisance.

— Racontez-nous donc votre expédition, fit Isaac Renaud en se tournant vers le jeune homme.

— Volontiers, si cela vous intéresse. Je n’ai pas eu d’aventures dramatiques ; elles deviennent rares et s’enfuient devant l’administration des ponts et chaussées. Cependant, grâce à la conversation de mon guide, le temps ne m’a pas duré.

« Il va parler d’Étienne, » se dit Joyeuse qui, tout en lavant la vaisselle, ne perdait pas un mot de l’entretien.

— C’était un poêle en faïence que je voulais voir à la Grande-Futaie, poursuivit Charles, et je l’ai vu. C’est un superbe monument ; chaque catelle est peinte et porte un sujet différent tiré de l’histoire sainte ; les deux corniches sont ornées d’un rinceau de rubans entortillés autour d’une guirlande ; les cartouches et les devises sont d’une naïveté adorable. Il n’eût tenu qu’à moi de l’acheter : pour cinq cents francs je l’aurais eu ; en deux jours le paysan l’aurait démonté et entassé sur sa charrette. Son rêve est d’avoir un poêle irlandais. Est-ce concevable ! s’écria Charles en lançant un coup de pied indigné dans un innocent escabeau. Mais au moment d’entrer en marché, j’ai craint le courroux de Mme Renaud. Là-dessus, on m’a conduit dans un grenier.

« Si c’est du vieux qu’il vous faut, m’a dit le paysan, il n’en manque pas ici. La maison a été bâtie en 1517, elle n’a jamais brûlé, et c’est dans ce réduit qu’on entassait à mesure tout le fatras. Servez-vous, monsieur. »

En ai-je avalé, de cette poussière des siècles ! Étienne m’a donné un coup de main, et quand j’eus fait mon choix, débattu le prix, réglé l’affaire, voilà cet impertinent de paysan franc-comtois qui me dit d’un air bonasse : « Si vous trafiquez aussi dans les toiles d’araignée, je pourrais vous en fournir quelques kilos, au plus juste prix. » Je me disais : « Ris, mon bonhomme ; si tu savais que ton poêle vaut cinq mille francs et que tu allais me le céder pour cinq cents, tu ferais une autre grimace. » Enfin, comme nous étions dans la salle, à boire un verre de vin en mangeant des pains d’épice larges comme des volets, qui me paraissent être une friandise nationale, une jeune fille entra tout à coup d’un air moitié timide, moitié coquet. Vous la connaissez, je suppose ?

— Léopoldine de la Grande Futaie, firent à la fois les deux fils Renaud.

— Précisément ; je n’ai jamais vu plus jolie paysanne, et Étienne Leroux semblait tout à fait de mon avis.

Joyeuse se retourna brusquement ; ses yeux bruns lancèrent à Charles une flamme qui aurait dû le réduire en cendre ; sans songer à ce qu’elle faisait, elle brandit une assiette et la plongea tout à coup dans l’eau bouillante qui lui brûla les doigts. Poussant une exclamation d’impatience, elle jeta le torchon sur l’évier, croisa les bras d’un air de défi et regarda tout droit devant elle, en tournant le dos à l’orateur.

— Mlle Léopoldine, poursuivit Charles, avait aussi un petit marché à me proposer. Elle m’apporta dans un coffret quelques vieux bijoux venant de son arrière-grand’mère, laquelle les tenait de la sienne, qui les avait reçus, si j’ai bien compris, de sa sœur de lait, une belle dame du temps de Louis XV. « Je n’ose plus les porter, me dit Mlle Léopoldine en faisant la moue, ils sont trop vieux, et ce n’est pas même de l’or. — C’est une parure de marcassite, lui dis-je ; le pyrite taillé a une certaine valeur. — M’en donneriez-vous de quoi m’acheter une croix d’or ? — Certainement ! et une broche aussi. » Elle était enchantée, j’étais très satisfait, et nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde. Si le poêle est encore à vendre l’année prochaine, et que je bibelote toujours, je l’achèterai. Actuellement, je ne saurais où le mettre. Voulez-vous voir la parure de Mlle Léopoldine ?

Il tira de sa poche une boîte et en vida le contenu sur la table. C’étaient un bracelet, deux agrafes et une étoile montée en ferronnière, bijoux ternis et surannés qui avaient peut-être autrefois paré une marquise. Sous la lumière de la lampe, les mille facettes des fragments de pyrite taillés en rose et les griffes de la fine sertissure d’acier jetaient encore quelques languissantes étincelles, pâle reflet de leur éclat d’autrefois. Le bracelet était composé de plusieurs plaques en forme de pâquerette, reliées par d’exquises chaînettes d’argent aussi ténues et aussi résistantes que des chaînes de Venise ; le fermoir était une petite merveille d’ingéniosité.

— L’ouvrier qui a fait cela n’était pas un patraqueur, dit Isaac Renaud en mettant ses lunettes. Dire qu’il est mort, ce garçon-là, depuis cent cinquante ans peut-être, et que son ouvrage dure encore, sans qu’il y manque une pierre ou un chaînon ! Par ma foi, monsieur Charles, je vous félicite de votre emplette ; ceci vaut mieux que ces trois chaises à rhumatismes et ce vieux coffre bariolé qui m’a tout l’air d’avoir appartenu à un sorcier de l’ancien régime. Mais vous allez faire polir ces bijoux, n’est-ce pas ?

— Certainement.

— Et les offrir à quelque belle demoiselle, ajouta Mme Renaud.

— Certainement, répondit-il encore, en souriant cette fois.

Puis il tomba dans une rêverie, tandis que les agrafes, le bracelet et la ferronnière passaient de main en main. Il pensait à un bras charmant autour duquel s’arrondirait le bracelet de la marquise inconnue, à de jolis doigts qu’il avait souvent pressés et qui donneraient aux siens une petite tape amicale, tandis qu’une voix aimable et grondeuse lui dirait : « Vraiment, Charles, vous êtes incorrigible. » Cette voix, qui était celle de la raison en personne, essayait depuis longtemps de le rendre sage, et peut-être devait-elle y réussir un jour.

Joyeuse songeait, elle aussi, mais ses rêveries n’étaient pas riantes.

« Je demanderai à Étienne de ne plus ainsi courir le pays avec M. Plaisance ; c’est une mauvaise compagnie pour lui, oui, une mauvaise compagnie, répéta-t-elle en riant involontairement de cette grosse injustice. Il prend des habitudes détestables. Sans M. Charles, est-ce qu’il aurait seulement songé à la Grande-Futaie ? Je la connais, leur Léopoldine, elle a des yeux noirs tout ronds, comme ceux d’une grive, et elle est plus minaudière qu’une marraine. Mais les garçons aiment ces airs penchés qu’on prend pour eux. Ô Étienne ! ne pas m’envoyer un seul petit mot de salutation amicale en réponse à la mienne ! On dit bien vrai : loin des yeux, loin du cœur. Il suffit que je m’absente trois jours pour qu’il ne songe plus à moi. »

Cette pensée était trop douloureuse pour que Cécile la supportât ; elle chercha un allègement à ses craintes.

« Peut-être que M. Charles, après tout, a bien un message, mais il fait exprès de l’oublier ; je sens qu’il détourne Étienne de moi. Oh ! pourquoi faut-il qu’il soit venu se mettre entre nous deux, quand nous nous entendions si bien ! »

Si Charles eût pu deviner les pensées de Joyeuse, il aurait probablement haussé les épaules, en disant qu’il n’attendait pas d’autre récompense de ses efforts philanthropiques.

Le lendemain était un dimanche. Toute la famille, y compris Charles, partit pour l’église de bonne heure, laissant Joyeuse gardienne du pot-au-feu.

Le temps était encore gris ; mais on pouvait prévoir que le ciel se découvrirait dans la journée.

Mme Renaud ne savait trop s’il fallait être contente ou fâchée ; s’il pleuvait le lendemain, le bal sur l’herbette, contre lequel elle avait encore de très vives objections, serait empêché. D’un autre côté, les chemins seraient détrempés, affreux, et une noce crottée est un objet fort déplaisant. Qu’il plût ou qu’il ne plût pas, Mme Renaud prendrait son parti d’en être également mécontente.

Joyeuse, restée seule, passa une grande demi-heure à brosser, à lisser, à natter ses longs cheveux blonds, qui frisaient et s’emmêlaient autour du peigne d’une façon désespérante. Puis elle mit sa robe des dimanches, faite d’un fin mérinos brun que Mme Renaud lui avait donné à Noël passé, ajusta par-dessus un grand tablier à bavette qui devait la préserver de toute fâcheuse rencontre avec les marmites ou le foyer, noua autour de son cou un petit fichu blanc à dentelles, en attendant le beau col brodé et les manchettes assorties dont elle ne se parerait que l’après-midi, toute besogne finie.

Puis, comme la cuisine était en ordre, que le bouillon mijotait sur le foyer et que les légumes étaient préparés, Joyeuse, en fille sage, prit son paroissien et vint s’asseoir dans la chambre commune, près de la fenêtre, pour lire ses prières.

Pendant fort longtemps, elle ne leva pas les yeux, tournant consciencieusement les pages et remuant les lèvres d’un air sérieux et recueilli.

Cependant elle avait parfois de légères distractions, se demandant si Étienne était allé à l’église des Grâas ce matin-là, ce qui était, à coup sûr, une pensée fort permise le dimanche.

Tout doucement, elle glissa dans une rêverie ; le livre tomba sur ses genoux, elle ferma les yeux à demi, en renversant sa tête mignonne contre le haut dossier de sa chaise.

La maison était parfaitement tranquille, on n’entendait au dehors que le bruit mat de quelques gouttes d’eau tombant du toit sur la terre amollie du jardin. Le ciel pommelé où les nuages se berçaient d’un air endormi, la campagne silencieuse qui semblait faire la grasse matinée, les menthes du jardinet, encore penchées sous la pluie de la veille, tout avait un air de paisible somnolence.

Les yeux de Joyeuse se fermèrent tout à fait ; son esprit flotta un instant dans les nimbes vaporeux où voltige l’avant-garde des songes, puis elle s’endormit.

Dans la grande chambre au plafond bruni, on n’entendit plus que le tic-tac de la vieille horloge, qui semblait à chaque minute devenir plus distinct, plus sec et plus sévère, comme pour éveiller la dormeuse. Une petite souris à la mine espiègle sortit de son trou qui était derrière le poêle, dans un endroit mystérieux où le regard de la fermière ne pouvait pénétrer ; enhardie par le silence, elle s’avança jusqu’au milieu de la chambre, grignota un ou deux grains de chènevis tombés de la cage, fit une grimace qui retroussa son petit nez pointu, et s’apprêtait à chercher ailleurs une pitance plus friande, quand Joyeuse fit un mouvement.

Le livre tomba de ses genoux sur le plancher, demoiselle souris s’enfuit comme un trait, la dormeuse ouvrit les yeux et vit Étienne qui la regardait, debout derrière la fenêtre.

Un peu confuse, elle se leva pour le prier d’entrer. Mais il n’avait pas attendu son invitation et frappait déjà à la porte.

— Comme tu dormais bien ! dit-il en admirant ses joues roses comme celles d’un enfant qui s’éveille. Étais-tu donc fatiguée de ta semaine ?

— Pas du tout, je lisais mon paroissien en pensant à…

« À toi, » allait-elle dire ; mais le souvenir de Léopoldine l’arrêta, et elle reprit d’un ton indifférent :

— En pensant à toutes sortes de choses, ce qui m’a fait d’abord rêver, et puis dormir.

— On fait ordinairement le contraire, dit Étienne ; moi, je commence par dormir, et puis je rêve de toi.

Les lèvres de Cécile se courbèrent d’une façon dédaigneuse.

— Oh ! fit-elle, tu dois dormir solidement, et tu ne rêves guère, je parie.

— Où est M. Charles ? demanda Étienne après un moment de silence.

— À l’église, je suppose, avec les autres. Du reste, je ne me soucie guère de savoir où il est. Je le trouve insupportable !

Le jeune homme regarda Cécile d’un air étonné.

— Oh ! je sais bien que tu n’es pas de mon avis, poursuivit-elle avec une petite moue. N’en parlons plus.

— As-tu vu nos gens ? Comment va le grand-père ?

— Très joliment, à ce qu’il m’a paru. Il viendra demain, mais ton père ne pourra quitter son travail, il envoie ses excuses à Mme Renaud en remerciant de l’invitation.

— Oh ! qu’il me tarde de revoir le grand-père, s’écria Joyeuse.

Puis elle se tourna vers la fenêtre pour cacher des larmes qui montaient à ses yeux, et poursuivit lentement :

— Cher grand-père ! lui seul, il reste toujours bon, toujours le même. Je ne puis compter que sur lui !

— Et sur moi, Joyeuse, dit Étienne d’un ton ferme.

— Sur toi ? répéta-t-elle d’un air de doute en levant la tête pour le regarder au plus profond des yeux.

— Joyeuse, reprit-il d’une voix pressante, tandis qu’il lui saisissait les deux mains, ne veux-tu pas me dire que tu comptes sur moi… aujourd’hui et pour toujours ?

Elle hésita, mais elle aimait à sentir ses mains dans celles d’Étienne.

— Méchant, dit-elle enfin, à qui as-tu pensé depuis trois jours que je suis partie ?

— À ma branche de romarin et à celle qui me l’a donnée, répondit-il en souriant.

Elle se souvint de l’accident et eut un petit frisson.

— Bien sûr, tu m’aimes ? fit-elle à voix basse, la tête penchée.

— Oui, Joyeuse, répondit-il en s’inclinant vers elle, et toi ?

Elle allait répondre, quand une exclamation effarouchée lui échappa.

Dégageant ses mains à la hâte, elle murmura :

— Voilà Mme Renaud ! elle nous a vus ! Laisse-moi, laisse-moi, Étienne ! je te répondrai une autre fois.

Il la regarda tristement.

— Un oui ou un non n’est pourtant pas long à dire, fit-il en se détournant.

Mme Justine entrait, droite et majestueuse comme Némésis.

— Je ne m’attendais pas à trouver de la compagnie, dit-elle en jetant un regard sévère à Joyeuse qui baissait la tête, et roulait entre ses doigts l’ourlet de son tablier.

— Cécile non plus ne m’attendait pas, répliqua Étienne, ne pouvant souffrir de la voir blâmée ; j’avais à lui rendre sa broche que j’ai raccommodée, et je suis entré pour la lui remettre. J’aurais mieux fait sans doute de la couler par le trou de la serrure, ajouta-t-il un peu ironiquement.

— Beaucoup mieux, répliqua sèchement la terrible dame chaperonne. Cécile, le feu s’est éteint sous la marmite.

La jeune fille sortit aussitôt avec Mme Justine, mais en passant devant Étienne, elle lui glissa doucement deux mots :

— Ne manque pas de venir demain soir, nous pourrons causer.

Mme Justine était en réalité moins dragon qu’on n’eût pu le croire ; quand elle vit Étienne s’éloigner et qu’elle remarqua son air grave et triste, elle courut après lui, le rejoignit dans la cour et l’arrêta par la manche.

— Venez demain, lui dit-elle, et sans rancune. Vous savez, le père Félix m’a confié sa Joyeuse ; ce que je garde, je le garde bien.

Il sourit, mais il n’avait pas le cœur léger en s’en allant.

— C’est vous, Étienne ! je ne m’attendais pas à vous voir ici !

Étienne leva les yeux et aperçut Charles Plaisance accompagné de Juste, que le fermier et ses trois autres fils suivaient à quelques pas. Ils revenaient du sermon sans se presser, de ce pas lent, de cet air de loisir intimement savouré, qui est l’allure du paysan le dimanche. Seule, Mme Justine avait pris les devants, tourmentée par de sinistres appréhensions au sujet du pot-au-feu.

— Où allez-vous comme ça, Étienne ? demanda Isaac Renaud, car le jeune homme s’avançait à leur rencontre dans le sentier qui mène au village.

— Je ne sais trop, répondit Étienne ; n’importe où !

Il avait l’air si préoccupé que Charles en conçut quelque inquiétude.

— Je ferais mieux de reprendre le chemin de chez nous ; ce n’est pas un bon vent qui souffle par ici, reprit Étienne d’un ton brusque. Bien le bonjour, messieurs.

Il leur tourna le dos et s’éloigna rapidement dans la direction opposée. Mais au bout de quelques minutes, il entendit un pas derrière lui et se retourna. Charles Plaisance le rejoignit.

— N’allez pas si vite, Étienne, cria-t-il, je voudrais concerter avec vous de nouveaux plans pour cette semaine.

— Ah ! fit Étienne d’un ton distrait, pour cette semaine… comme vous voudrez…

Ils marchèrent un grand moment en silence. Charles semblait aussi préoccupé que son compagnon et le regardait de temps en temps d’un air indécis. Enfin Étienne s’arrêta impatienté.

— Ne prenez pas la peine de venir plus loin, dit-il en desserrant les lèvres avec effort, comme un homme qui se contient à grand’peine. Réglons votre affaire, et que ce soit fini.

— Mon affaire ! répliqua Charles d’un ton surpris, quelle affaire ?

— Ces plans dont vous parliez ; est-ce que vous vous moquez de moi ? Je ne suis pas d’humeur plaisante aujourd’hui.

— On le voit de reste, répliqua Charles, et c’est pourquoi j’ai couru après vous. Vous me trouverez diantrement indiscret peut-être, mais c’est mon caractère. Quand je vois un homme avoir l’air aussi malheureux que vous en cette minute, je ne puis m’empêcher de courir après lui et de lui dire : Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour vous tirer de peine ?

— Rien, merci.

— Bien sûr ?

— Tout à fait sûr. Vous n’y pouvez rien.

— Ah ! reprit Charles, croyez-moi, prenez votre billet pour l’Italie. Le conseil est bon et rien ne vous empêche encore de le suivre. Nous ferons ensemble un beau voyage ; j’ai un caprice pour vous, et vous me serez très utile. Comme j’oublie régulièrement ma valise ou mon parapluie, ou mon porte-monnaie, dans toutes les hôtelleries où je passe la nuit, vous aurez le département des bagages, ce qui n’est pas une sinécure. Vous défendrez aussi la bourse contre ces brigands d’hôteliers. Et puis, vous m’empêcherez de faire des folies ; la besogne ne vous manquera pas dans ce département.

— Je n’aime pas à vous entendre parler ainsi, dit Étienne qui ne put s’empêcher de sourire. Vos folies sont de la bonne sorte, monsieur, car vous les faites toujours par bonté pour quelqu’un, à ce qu’il me semble. Mais je vous répondrai comme l’autre jour : je ne suis pas libre de partir. C’est vrai que Joyeuse me traite durement, ajouta-t-il en détournant la tête. Cependant je ne reculerai pas ! Tout ce qu’un homme peut faire, je le ferai. Voulez-vous donc que Joyeuse me prenne pour un déserteur ?

— Très bien, répondit Charles en haussant les épaules. Je ne dis pas que vous ayez tort.

Les deux jeunes gens se séparèrent, et Charles revint à la ferme en murmurant :

« Cette fillette est exaspérante ! Est-ce qu’elle songe encore à l’autre, par hasard ? Si du moins je savais où le trouver, cet autre, mais dans l’ignorance nous allons à tâtons, sans voir où nous portons nos coups. Il m’avait paru que Joyeuse s’était enfin émue, et qu’hier une petite pique de jalousie allait nous servir admirablement. Qu’est-ce qui est donc venu à la traverse ce matin ? Étienne semblait absolument accablé. »

Charles en voulait très fort à Joyeuse, car toutes ses sympathies étaient dans l’autre camp ; une certaine froideur se montra dans sa manière d’être envers Cécile tout le reste du jour. Cependant, s’il avait pu lire les pensées de la jeune fille, son ressentiment n’y aurait pas tenu, car elle s’accusait plus sévèrement qu’il ne l’eût fait lui-même.

« Pourquoi donc est-ce que je n’ai pas su le dire plus vite, ce beau oui qui était tout au fond de mon cœur ? pensait-elle tristement. C’était bien facile pourtant, mais j’ai perdu la tête, et Étienne croit à présent que je n’ai pas un brin d’amitié pour lui. Ah ! comme il se trompe ! »

V

Le beau bonnet à rosettes ponceau a déjà passé la moitié du jour sur la tête de Mme Justine. Les gens de la noce sont allés à l’église, ils en sont revenus ; le dîner tire à sa fin, le jour baisse.

La jeune mariée n’a pas encore quitté son voile et sa couronne, car elle se sait jolie sous ce blanc nuage, et un jour, un seul jour dans la vie est trop court pour jouir d’une parure qui sied si bien.

Le vin de Neuchâtel pétille dans les verres ; quelques bouteilles poudreuses de vieux Cortaillod rouge viennent de faire leur apparition ; ce nectar, au bouquet étrange autant qu’exquis, veut être dégusté avec recueillement ; on y trempe les lèvres une première fois en silence ; mais aussitôt un feu soudain brille dans les yeux et court dans les veines, l’éloquence s’allume, les discours partent comme des fusées.

Juste avait déjà bu à la santé des époux ; il avait parlé simplement et raisonnablement, comme il faisait toutes choses.

Mais voici que Charles Plaisance se lève, et le verre en main, porte un toast à la Brévine :

— Mesdames, dit-il, messieurs, depuis quelques jours seulement je connais ce pays, mais son charme tout particulier m’a déjà conquis, et j’aurai grand’peine, je le prévois, à m’y arracher. Cette robuste et simple nature, vos mœurs façonnées sur elle, votre hospitalité montagnarde, votre saine activité, l’air vif et libre qu’on respire ici, après m’avoir étonné et séduit, m’ont fortifié, sinon dans mes muscles – c’eût été superflu – du moins dans ma volonté, et j’en avais grand besoin. C’est donc avec reconnaissance que je bois à la Brévine, en lui souhaitant pour l’avenir toutes les prospérités qu’elle mérite. Et que le ciel la garde des chemins de fer !

Charles se rassit au milieu des applaudissements.

— Ce que c’est que de nous ! murmura-t-il en se penchant vers Juste ; je m’étais bien juré de ne pas faire de discours ; la faute en est à ce Cortaillod de ton père. Me voilà couvert de ridicule pour le reste de mes jours !

— Rassure-toi, dit Juste en riant, ton speech ne sera pas publié. Mais voyons, Charles, est-ce sérieux, ce que tu nous as dit là ? Sais-tu bien que rien ne pouvait me réjouir davantage.

— Mon cher ! fit Charles en haussant les épaules d’un air indifférent, pour cacher une émotion très sincère, les braves gens que j’ai vus ici m’ont fait honte. Il semble que dans ce pays il n’y ait pas de place pour un flâneur. Je vais essayer de prendre la vie au sérieux pendant quelque temps ; ce sera toujours une nouvelle expérience, et si elle échoue, je me consolerai en écrivant mes mémoires pour l’instruction des siècles futurs et pour servir de document à l’histoire de la flânerie au dix-neuvième siècle.

— Fort bien, dit Juste, et tu annonceras ta conversion à certaine jeune personne ? Comme l’expérience te semblera ennuyeuse d’abord, propose-lui une association.

Charles sourit, pensa au joli bracelet de marcassite, et trouva que son ami avait des idées raisonnables et pratiques.

Le bal devait commencer quand la nuit serait close. En attendant, les convives sortirent, bras dessus, bras dessous, pour se rafraîchir un peu en faisant une petite promenade.

Le ciel était pur ; le couchant aux teintes liquides et irisées faisait songer à des portes d’opale ; une étoile venait d’allumer sa petite lampe au bord de la montagne et regardait en bas dans la vallée, où le lac aux eaux profondes lui servait de miroir. Peu à peu s’assombrissaient les profondeurs cristallines du ciel ; son vert pâle et léger, encore tout imprégné de lumière, s’éteignit doucement dans les tons froids de la nuit.

Mais aussitôt une lueur d’argent monta derrière les sapins, s’élargit comme un grand éventail qu’on ouvre, et la lune parut lentement. On eût dit un signal ; car à l’instant même, deux grands feux s’allumèrent au bord du lac, et les notes pénétrantes d’un violon se firent entendre dans le pré où l’on devait danser.

Deux joueurs d’accordéon parurent ; ils venaient chercher les gens du bal. Le cortège se forma dans la cour ; le marié et la mariée en prirent la tête et chacun s’arrangea derrière eux comme il put.

Seule, Joyeuse resta sur la porte, regardant d’un air désappointé et perplexe vers le sentier. Étienne lui gardait-il rancune ? ne viendrait-il pas ?

— Acceptez-moi pour cavalier en attendant mieux, lui dit Juste qui se trouvait près d’elle.

Joyeuse rougit de se voir devinée, et prit sans lever les yeux le bras qu’il lui offrait.

C’était la première fois qu’elle marchait à ses côtés, depuis ce soir d’hiver où Juste Renaud l’avait soutenue toute tremblante, et que d’un regard furtif elle avait suivi la silhouette noire de son père qui disparaissait dans la nuit. C’était alors qu’elle avait découvert avec trouble et confusion que la moindre marque de bienveillance de la part de Juste lui était plus chère que tous les trésors du monde.

Il semble que ces souvenirs auraient dû se presser dans la mémoire de Joyeuse, tandis que la jeune fille, au bras de son cavalier, la tête et les épaules couvertes d’un châle léger de laine blanche, suivait lentement les autres couples. Cependant elle n’accorda qu’une pensée distraite à ces feuilles d’automne, qui jonchaient un passé déjà lointain, et que le souffle léger de l’occasion faisait tourbillonner autour d’elle.

« Comment ai-je pu jamais être aussi folle ?… » se dit Joyeuse.

Ses pensées allaient avec son cœur à la rencontre d’Étienne.

— Votre grand-père ne nous accompagne pas ? lui demanda Juste.

— Il viendra plus tard jeter un coup d’œil à la danse, quand nous serons bien en train. L’air du soir est trop froid pour lui.

Elle songea au vieillard, dont le plus cher désir, elle le savait bien, était de la voir l’heureuse femme d’Étienne ; elle se demanda comment elle avait pu hésiter si longtemps, épuiser la patience d’un honnête garçon qui l’aimait, et peut-être le détacher d’elle.

« Quand il parlera de nouveau, se dit Cécile, j’aurai une réponse toute prête, cette fois. »

Mais la question devait se faire attendre.

— Voilà qui est romantique au possible ! s’écria Charles en regardant autour de lui. On dirait une idylle allemande dans un clair de lune lamartinien. Ça manque de nénuphars, mais votre lac est déjà bien joli comme cela, et l’on ne saurait tout avoir.

La prairie baignée d’une lumière vaporeuse, le ciel clair où la lune, maintenant dans son plein, brillait comme un disque de transparent ivoire, le profil sévère de la montagne et le vague scintillement du lac noir à ses pieds, les formes légères, les robes flottantes qui glissaient sur l’herbe, et ces deux grands feux aux rouges étincelles, à la flamme vive devant laquelle passaient et repassaient des ombres affairées, cet ensemble, à la fois mystérieux et animé, appelait et chassait tour à tour la rêverie.

Le prélude d’une valse rassembla bientôt les danseurs.

— Ah ! soupira Charles, pour rompre ce beau silence, il faudrait quelque flûte enchantée ou le violon de Paganini. Bah ! dansons ; cela nous rendra supportables ces prosaïques accordéons.

Il chercha Joyeuse ; mais elle était déjà au bras d’un valseur quelconque.

Il se dirigea alors vers le pittoresque bivouac où Mme Justine surveillait les feux, tandis que son mari rassemblait des tisons autour d’une vaste chaudière pleine de vin épicé.

La servante de la ferme, préposée au département des verres, les alignait, dûment rincés et frottés, sur une grande nappe étendue à terre. Des corbeilles de bricelets et de pains d’épices en tenaient les quatre coins ; une montagne de galettes s’élevait au milieu.

Un peu plus loin, une autre femme pliait soigneusement les châles que les danseuses avaient jetés sur l’herbe pour les y reprendre, la valse finie.

Charles s’assit sur une borne qui marquait la limite du pré.

— Quel charmant coup d’œil ! fit-il en se tournant vers la fermière. Avouez, madame Renaud, que votre belle-fille a eu là tout simplement une idée sublime.

— Pourvu que personne n’attrape la mort dans un refroidissement ! répondit-elle en hochant la tête d’un air soucieux. J’espère qu’ils auront tous l’escient de venir prendre du vin chaud après avoir dansé ; mais nous aurons plus de chance que de mérite si nous en réchappons sans clocherie. Heureusement que le fœhn souffle ce soir.

Un vent sec et brûlant passait en effet à grandes bouffées, chassant l’humidité de la nuit. Sous ses violents coups d’aile, la flamme s’inclinait, puis se redressait plus brillante, tordant ses rouges spirales au-dessus des tisons.

Le caprice de ces lueurs voltigeantes éclairait soudainement tout un côté de la prairie ; on voyait paraître en pleine lumière une jeune fille et son danseur inclinés l’un vers l’autre ; mais ces deux figures, un instant entrevues, s’éloignaient en tournoyant et n’étaient bientôt plus que deux formes vagues et mouvantes dans un rayon de lune.

Charles regardait le lac dont les eaux limpides, quoique sombres, étaient d’un noir clair pareil à du jais ; il s’y allumait parfois comme des éclairs d’épée, des reflets bleus et menaçants d’acier poli.

— Votre lac, dit Charles, n’a pas une physionomie rassurante ; je l’ai vu en plein soleil, avec un ciel de printemps au-dessus : même alors il n’était pas gai. Ce n’est point un lac d’idylle ; il a quelque chose de tragique, on dirait qu’il garde un secret terrible, dont le souvenir l’empêche de sourire. N’a-t-il pas d’histoire ? Si la légende authentique n’existe pas, on devrait l’inventer.

— Pour inventer, je ne suis pas fort, dit Isaac Renaud ; mais il y a l’histoire, telle qu’on se la passe chez nous de grand-père en petit-fils. C’est moi qui la raconterai aux marmots de Caroline quand je les tiendrai sur mes genoux.

— En attendant, fit Charles, dites-la-moi…

Ah ! voilà la valse finie.

— Des verres ! commanda Mme Renaud en se penchant au-dessus de la chaudière où le vin mijotait avec un petit glouglou.

Elle s’arma, pour y puiser, d’une grande poche d’argent, tandis que Charles, qui avait sauté lestement sur ses pieds, lui présentait un plateau chargé de verres.

Le chaud liquide fit monter dans l’air un fort arôme d’épices : la montagne de galettes fut démolie en un instant et des groupes se formèrent autour du feu.

Les garçons apportèrent les châles de leurs danseuses et plus d’un bras profita de l’occasion pour s’attarder autour de quelque robuste corsage. Les plaisanteries et les rires se croisaient, chacun était joyeux, sauf… Joyeuse.

Étienne était arrivé cependant ; il s’était excusé de son retard et l’avait engagée pour la valse suivante. Mais son ton était froid, et Cécile devina que son visage était triste, quoique la clarté mobile du feu ne lui permît pas de le bien voir. Ah ! qu’il se dépêchât de parler, et tout s’expliquerait vite !

Mais il restait silencieux. Quand le danseur de Cécile vint la chercher pour la polka, Étienne détourna la tête et ne sembla pas même voir qu’elle s’éloignait. Le cœur bien gros, elle fit un tour ou deux, puis se plaignit d’avoir mal au pied et vint s’asseoir sous l’égide de Mme Justine.

Charles Plaisance, toujours juché sur sa borne, les pieds allongés devant les tisons, au risque de griller ses semelles, écoutait l’histoire du lac des Taillères, tout en suivant des yeux le tourbillon des danseurs, dont le cercle mouvant sortait de l’ombre et y rentrait tour à tour.

« Or donc, disait le fermier, c’était en l’an 1500 ou à peu près. Personne ne sait la date exacte, car tous les papiers relatifs à la chose ont été détruits dans un incendie des moulins. Figurez-vous qu’en face de nous, là où l’eau noire s’étend à présent, était une belle forêt, traversée par un de ces ruisseaux moitié naturels, moitié creusés de main, qu’on appelle chez nous des bieds. Le fond de la vallée était assez marécageux par endroits, mais de lac ou même d’étang, pas l’ombre.

» Un beau soir, le fils à Jeantet Calame, un des premiers colons de par ici et l’ancêtre de ma femme, se mit en route pour la pêche aux écrevisses, avec son filet et deux torches de résine. Il avait l’intention de battre le bied comme il faut et de passer à cette besogne une bonne partie de la nuit ; puis de dormir jusqu’au matin dans une cabane que les chercheurs de poix avaient bâtie au milieu de la forêt. Il allait entrer dans le bois quand il s’entend appeler ; c’était une bergère qui courait après lui de toutes ses jambes et de tout son souffle.

» Elle lui prend les mains et lui raconte qu’il y a de la sorcellerie dans le bois ou bien qu’un jugement de Dieu s’y prépare ; que la terre se fend, qu’on entend par moments un drôle de bruit, comme un bouillonnement sourd ; que toute la journée les vaches ont paru inquiètes, et qu’enfin, le soir, elles se sont sauvées en galopant comme des folles, la queue en l’air.

» Le fils à Jeantet n’était pas un capon ; il se mit à rire en disant à la bergère que si ses vaches n’avaient pas d’escient et prenaient la fuite à propos de rien, il se garderait de les imiter ; qu’il camberait les fentes et que le bouillonnement de trente-six mille marmites ne lui faisait pas peur. Elle pleurait ; il lui prit le menton en l’appelant petite folle.

» Il s’éloigna et avait déjà le pied dans le sentier du bois quand il entendit la bergère crier de nouveau, mais cette fois-ci elle l’appelait à son aide en poussant des gémissements ; un peu impatienté, il revint ; elle était toute pâle et des larmes coulaient quatre à quatre sur ses joues.

» Elle s’était heurté le pied, disait-elle, contre une pierre, et elle avait bien sûr quelque chose de cassé, car la cheville lui faisait grand mal, au point de l’empêcher de se tenir debout. Comment retournerait-elle à la maison, et ses vaches, qui les ramènerait ?

» Le fils à Jeantet, quoique un peu brusque, avait bon cœur. Il commença par la gronder de sa maladresse, puis la prit dans ses bras et la porta jusque chez elle, en poussant le troupeau devant lui.

» Dans ce temps, les maisons étaient clairsemées ; la bergère demeurait fort loin, et le fils à Jeantet dut se reposer plusieurs fois en chemin, bien qu’il fût un solide gaillard. Enfin ils arrivèrent ; on lui fit grand accueil et remerciements ; il fut obligé, pour contenter ces bonnes gens, de prendre un verre de vin, peut-être deux. Bref, il se dit que les écrevisses pouvaient attendre, et prolongea si bien la veillée qu’on lui offrit un lit sur le foin, car il était trop tard pour retourner chez lui.

» Le matin, il sortit de bonne heure et vint dans la cour. Il faut vous dire que la maison de la bergère était haut perchée sur la pente et dominait le fond du vallon. Le fils à Jeantet s’arrête, se frotte les yeux, crie au miracle.

» On arrive, et voilà toute une maisonnée de gens bien ébahis. À leurs pieds, là où les sapins se dressaient la veille, un lac, ou plutôt deux petits lacs jumeaux, séparés par une étroite bande, s’étendaient, tranquilles, comme s’ils avaient toujours été là. Un affaissement des terrains, peut-être une secousse de tremblement de terre, avait ouvert ces terribles entonnoirs où la forêt s’était engloutie.

« Si j’avais passé la nuit dans la cabane des chercheurs de poix, se dit le fils à Jeantet, où serais-je à présent ? »

» Et voici que la bergère s’avance, non pas clochant d’un pied comme on peut croire, mais aussi alerte qu’une petite chèvre.

» — Pardonnez-moi, dit-elle en se cachant derrière son tablier, si je vous ai donné la peine de me porter tout le long du chemin ; je n’avais pas plus d’entorse que sur la main, mais je n’ai trouvé que ce moyen pour vous empêcher d’aller au bois.

» On dit que le fils à Jeantet fut un peu remué, mais il regretta tout de même ses écrevisses, car dans le bied des Taillères, elles étaient plus grosses que partout ailleurs. »

Ici le narrateur s’arrêta, et Charles se mit à rire de cette conclusion peu dramatique.

— Et la bergère, s’il vous plaît ?

— L’histoire ne dit rien de plus. Vous me feriez inventer, avec vos questions !

— C’est décevant ! murmura Charles, mais l’imagination peut suppléer à ces lacunes de la tradition. Je vois d’ici la bergère recevant une médaille de sauvetage des mains du comité d’utilité publique.

— Ce que vous pourriez voir, interrompit Isaac Renaud, c’est la cime des sapins au fond du lac, si vous arrêtiez votre bateau à un jet de pierre du bord, par un jour bien calme. Je les ai montrés l’autre jour à Joyeuse.

La jeune fille tressaillit en entendant son nom.

— Plaît-il ? fit-elle en relevant la tête.

— À quoi songes-tu donc, Cécile ? tu as l’air aussi endormie qu’une poule sur son perchoir, fit vivement Mme Justine. Pourquoi ne danses-tu pas ?

— Je suis fatiguée, dit languissamment Joyeuse. Cependant l’orchestre commençait un air de valse. Étienne, qui s’était tenu jusqu’alors à l’écart, vint chercher Joyeuse pour la danse promise et fut frappé de son air abattu.

— Si tu es fatiguée, j’attendrai la prochaine.

— Je ne suis pas fatiguée du tout, répliqua Cécile en se levant avec vivacité.

Elle prit le bras d’Étienne, tandis que Charles souriait et que Mme Justine hochait la tête.

— Cette petite a je ne sais quoi de détraqué, dit-elle ; elle ressemble à notre vieille horloge qui refuse un jour de sonner, et qui frappe le lendemain septante-neuf coups à la file.

Charles pensait :

« Ils se boudent, ce n’est pas le moyen d’en finir ; je ferai bien de lancer ma dernière batterie. »

Et il se leva pour rejoindre les danseurs.

Charles Plaisance se trompait : Étienne ne boudait pas, mais il avait un profond chagrin. Cécile se jouait de lui, croyait-il ; elle prenait plaisir à l’attirer, puis elle lui glissait entre les mains. Que signifiait son émoi de la veille, et cet embarras, cette crainte d’être surprise, ce refus de répondre par un oui ou un non catégorique ?

Étienne aimait Joyeuse, mais il était fier et ne voulait point supplier. Il se tairait quelques mois encore.

« L’espérance différée rend le cœur malade, » le jeune homme se sentait fort abattu et découragé.

Joyeuse ne disait mot ; sa gorge se gonflait par moments d’un gros soupir aussitôt réprimé ; chaque fois qu’Étienne se tournait vers elle, son cœur battait très fort ; elle s’imaginait qu’il allait parler, et le mot que la veille elle lui avait refusé, palpitait maintenant sur ses lèvres.

Au lieu de se joindre à la colonne des danseurs, ils s’écartaient sans y prendre garde, et s’arrêtèrent au bord de l’eau.

— Mais, fit Étienne en sortant de sa distraction, à quoi pensons-nous donc ? Excuse-moi, Joyeuse, tu vas croire que je cherchais un tête-à-tête.

Son ton était amer ; elle garda le silence ; qu’aurait-elle pu répondre ?

Ils se détournèrent lentement, comme à regret ; ce petit coin de prairie où les herbes blanchies par la lune se balançaient mollement, cette clarté laiteuse qui les enveloppait tous deux, et ce vague reflet sur l’eau tranquille plaisait mieux à leur tristesse que la bruyante gaieté des danseurs.

« Oh ! pensa Cécile, le cœur serré par une subite alarme, il ne dira rien. Je l’ai lassé, à la fin ! Aujourd’hui il est trop tard !

Elle pencha la tête, et ses larmes longtemps retenues débordèrent.

— Enfin je vous trouve ! s’écria Charles Plaisance. Vous ne dansez donc pas ? Cet endroit est charmant, et fait tout exprès pour un bout d’entretien que je voudrais avoir avec vous, mademoiselle Joyeuse.

Cécile détourna la tête, essuyant ses pleurs à la hâte.

— Il s’agit, poursuivit Charles qui n’y allait jamais par quatre chemins, d’une proposition que j’ai faite à Étienne, et qu’il refuse obstinément d’accepter. Il y trouverait son avantage pourtant. Aidez-moi donc à le persuader ; il vous écoutera mieux que moi.

Très surprise, Joyeuse leva ses yeux encore pleins de larmes.

Étienne les vit, ces larmes, et sans qu’il comprît la cause de ce chagrin subit, tout son ressentiment se fondit soudain en tendresse.

— Je lui ai proposé, continua Charles, de m’accompagner en Italie, et d’y faire avec moi un long séjour. Mais il ne veut pas quitter son clocher natal. Mauvaise excuse, n’est-ce pas ? car vous n’avez pas même un clocher au Nid-du-Fol.

Joyeuse frémit et serra involontairement le bras d’Étienne. Elle crut que la terre se dérobait sous ses pieds. Partir ! lui ! mon Dieu ! comment se passerait-elle d’Étienne ? Et tout à coup un souvenir lui revint, elle vit comme dans un éclair la figure charmante de cette Milanaise dont elle avait un jour trouvé le portrait sur la table de Juste.

« Il n’ira pas voir les Italiennes, » se dit-elle.

Et elle se dressa avec une résolution soudaine.

— Étienne ne partira pas, monsieur, fit-elle en regardant Charles bien en face ; c’est impossible, car nous sommes fiancés.

Il y eut un moment de silence.

— Est-ce vrai cette fois, dis ! s’écria Étienne en la serrant dans ses bras par un mouvement presque violent.

Charles détourna la tête et parut observer très attentivement les deux colonnes de fumée qui montaient du campement vers le ciel.

— Oui, c’est vrai, murmura Joyeuse qui riait et pleurait à la fois. Je voulais te le dire hier déjà, mais la mauvaise chance s’en est mêlée.

— Permettez-moi de vous féliciter, dit Charles qui crut pouvoir abandonner maintenant ses observations, enfin vous vous êtes entendus !

— Oui, mais il faut avouer, interrompit Joyeuse avec un léger mouvement de rancune, que vous avez bien fait votre possible pour nous en empêcher.

Charles la regarda un instant avec un singulier sourire, puis tourna sur ses talons et s’éloigna en sifflant.

Juste Renaud le cherchait.

— Tout le monde va rentrer, lui dit-il, la nuit fraîchit, les feux s’éteignent. Qui sont ces deux-là qui font bande à part ?

— D’heureux fiancés, répondit Charles. Ils me doivent bien une petite fraction de leur bonheur, j’ai tout au moins hâté le dénouement qui traînait un peu. Mais c’est une besogne ingrate, poursuivit-il en prenant le bras de son ami. Je ne fais plus qu’un mariage, le mien, et puis je me retire des affaires.

Quand chacun est content, le moment est venu de se séparer. Ils sont tous heureux ce soir, c’est ainsi que je voudrais toujours laisser mes amis.

 


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en juillet 2021.

 

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Monique, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : T. Combe, Bon Voisins, Nouvelle jurassienne, Lausanne, Henri Mignot, 1886. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Vers le lac des Taillères a été prise par Sylvie Savary..

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