Table des matières
JE DÉDIE CE LIVRE
À
UNE OMBRE
M. B.-P.
— « Non, Gretel, tout n’est pas si simple », dit Bruno d’Arvallaz, en prenant les deux mains de son amie.
Il parlait souvent ainsi et puis mettait un baiser sur les doigts longs, sans lever ses yeux bleus vers le regard obscur de la femme qu’il aimait.
Cette femme n’était pas la sienne et ne pouvait le devenir, du moins le croyait-il.
Bien qu’elle fût décidée à les rompre, de nombreux liens l’attachaient encore au banquier Pierre Joran, son mari, financier trop occupé, courbé sans répit sur ses livres et qui n’avait pas su, malgré son attachement très sincère pour sa compagne, garder cette Françoise Maynard que beaucoup d’hommes lui enviaient.
Mme Joran, une de ces flamandes espagnoles, teintées de sang maure, en qui l’ancienne fusion des races perpétue d’étonnants contrastes, était de taille moyenne, souple, sans aucun embonpoint, avec des épaules tombantes, le col allongé, des mains mystiques, étroites et pâles, des pieds fins.
Sa bouche charnue, largement dessinée, le contour accentué du menton, le nez insolent, légèrement relevé, les pommettes saillantes, les cheveux bruns, en ondulations serrées, composaient un visage dédaigneux et passionné. Tout imprégné d’esprit et de sensualité, il s’embrasait de deux prunelles noires, éclatantes, sans fond.
Son double sourire, à jamais fixé dans un Memling à Bruges, ou dans un Goya à Madrid, déconcertait. Suivant l’heure, cette figure, infiniment mobile, pouvait appartenir à quelque princesse cruelle et raffinée, alourdie de joyaux, comme à une donatrice fervente, agenouillée dans un tryptique.
Elle eût évoqué, parfois, la gitane errante, fille du vent et de la route, sans la fréquence d’une expression amère et concentrée, qui révélait l’aristocratie, de la pensée.
Mais, le plus souvent, ce masque moulé dans une pâte chaude et mate, trahissait la nostalgie d’un soleil étranger, amoureux des créatures superbement vivantes, qui portent, au cou, une image de la Madone et à leur jarretière, un poignard.
Les hommes la trouvaient jolie ; les femmes disaient :
« Malgré tout, elle a du charme… »
En fait, à certaines heures fiévreuses, elle pouvait devenir étrangement belle.
Cette femme débordait de vie. Son imagination effervescente, toujours en battue, sa curiosité naturelle, tendue vers chaque conception rare, une rêverie intense et un perpétuel souci d’évasion, l’emportaient dans un tourbillon.
Elle vivait comme on a soif.
Mais soif d’indépendance, d’amour, de beauté, soif de boire aux plus pures fontaines.
Et, cependant, par une réelle ironie du sort, elle avait consenti à un mariage inopiné, résultat d’une banale rencontre de villégiature et qui devait être sans bonheur.
Mme Maynard, très jeune, était morte en donnant le jour à son unique enfant. Son mari, alors président du Tribunal civil de B…, dans le Nord, n’avait pas cherché à se remarier.
Il laissa Françoise aux soins d’Henriette Languebien sa bonne, une Walonne pleine de sens et affolée de propreté, qui passait son temps à faire tout reluire et à parer l’enfant et la maison.
Jamais la petite ne demanda aucun jouet ; l’immobilité stupide des poupées l’agaçait. Son bonheur était de rester assise dans un coin du jardinet, à observer les bêtes, à suivre une araignée, une bestiole azurée sur sa main ou bien, elle regardait devant elle, des villes imaginaires qu’elle construisait de toutes pièces, en énumérant leurs beautés. Elle réclamait seulement des histoires et Henriette lui en contait d’extraordinaires où défilaient Gayant, la Dame des Clairs, le Petit Soldat et la Princesse Ludivine, autant de personnages qu’elle aimait silencieusement.
À six ans, elle fut mise à l’école chez les sœurs Dubrulle, filles d’un proviseur de lycée, deux femmes d’élite, d’une érudition véritable et catholiques des plus convaincues.
Elles élevèrent Mlle Maynard dans la pratique rigoureuse et continue des exercices de piété. Mais, l’excès même et le genre des obligations quotidiennes révoltèrent bientôt cette nature altière et peu flexible.
Très jeune encore, Françoise admettait mal les incohérences et les contradictions de l’enseignement religieux. Des points d’interrogation se dressèrent dans son intelligence précoce.
En pleine séance de catéchisme, elle se levait, tout à coup, pour questionner le doyen lui-même :
— « Dites-moi, je vous prie, comment il se fait que Lucifer, un archange, un pur esprit, né de Dieu et vivant auprès de lui, ait pu avoir une mauvaise pensée dans le ciel même et commettre un péché avant le péché ?
Et qui fut la femme de Caïn ? Ce devait être sa sœur. Je croyais que c’était un crime que d’épouser sa sœur ? »
Mais l’insolente enfant, préoccupée de ce qu’elle ne devait pas savoir, était chassée de la classe, punie, enfermée.
Seule elle méditait : « On me gronde, on ne m’explique rien. Ceci n’est pas clair. Je croirai tout à fait qu’il y a des anges et des diables quand j’aurai regardé dans de gros livres qu’on me cache. Je saurai aussi pourquoi Caïn a épousé sa sœur. »
Lorsqu’elle s’en remettait à l’homme supérieur qu’était son père, celui-ci répondait doucement, prévoyant que ces petites mains s’apprêtaient à déchirer des voiles.
— « Attends, tu grandiras, tu t’instruiras. Tu ne peux pas tout comprendre maintenant, il ne faut pas te fatiguer inutilement. Plus tard, je te donnerai des livres. Jusque-là, je ne t’oblige pas à croire tout ce que l’on te dit, sur ce chapitre, et quand tu auras envie de poser une question, pose-la quand même. On peut se tromper sans doute, en rapportant l’histoire de Lucifer qui s’est passée, il y a si longtemps. Quant à Caïn, je te dirai, dès maintenant, qu’il a pu épouser qui lui plaisait, car il y avait bien d’autres familles que la sienne sur la terre. »
Mais la petite fille, insatisfaite, hochait la tête et répondait : « J’attendrai que tu m’expliques autrement, quand je serai grande ; je sais bien qu’on ne veut rien dire aux gamines de mon âge. »
Vers l’époque de sa première communion, cependant, une année presque avant cet événement, elle traversa, comme toutes les jeunes filles nerveuses et imaginatives, une longue crise mystique, dans laquelle les demoiselles Dubrulle virent le triomphe de leur éducation. Persuadée, par de frappantes démonstrations, qu’elle portait dans son âme noircie, tous les péchés de la terre, la malheureuse entreprit de se mortifier âprement. Le matin, elle délaissait le bon café au lait et les beurrées, pour l’eau et le pain sec ; elle, qui n’aimait guère ses compagnes, pas plus qu’elle n’avait apprécié les poupées, supporta leurs boutades avec une étonnante douceur. Les sous et les pièces blanches de sa bourse tombèrent entre les mains des mendiants ; son dessert, emporté dans un cornet, allait aux enfants de la rue.
Le soir, à peine son père l’avait-il embrassée dans son petit lit, qu’aussitôt la porte refermée, elle s’élançait pieds nus sur la bordure de marbre du foyer et demeurait en prières un grand quart d’heure, pour demander à Dieu la grâce de mourir le jour de sa première communion, comme tel enfant bienheureux dont elle avait lu l’édifiante histoire.
Puis, elle retournait transie, mais pénétrée des mérites de cette action stoïque, se glisser entre ses draps. Elle y gagna de bons rhumes. Un cercle bleu entourait ses paupières. Henriette la menaçait de dévoiler ses déjeuners à l’eau, mais Françoise, courroucée, s’écriait : « Dites-le, raconteuse, et je vous tue. »
Alors la servante, avec sa tranquille raison, répondait :
« Ce n’est pas ainsi que les saintes parlent ; si vous faites tout cela pour entrer en Paradis, il faut changer vos mots ou saint Pierre vous mettra à la porte, ma gueuse. »
C’était là, un terme d’affection.
Ce beau zèle, néanmoins, s’évanouit après la réception du sacrement. La gueuse redevint ce qu’elle était auparavant. L’approche de la puberté la rendait assez quinteuse et agressive parfois, à d’autres moments, elle paraissait se fondre en d’interminables méditations.
Lasse d’avoir été un exemple de sagesse pendant dix mois, elle fut constamment réprimandée. Par un caprice et à cause du temps qu’elle passait à les coiffer, elle avait coupé ses cheveux bouclés.
« Regardez-la, disait la sous-maîtresse, elle n’a même pas une tête de chrétienne. »
Et Françoise, le tablier noir relevé sur cette boule récalcitrante, s’en allait philosopher dans un coin, avec, au dos, un écriteau qui portait, en anglaise moulée : « indisciplinée. »
Elle apprit à dormir debout et, malgré tout, fit de beaux rêves. Elle se voyait, en songe, danseuse d’opéra, avec la multiple et délicieuse roue de mousseline et les jambes souples qu’elle admirait tant sur les journaux illustrés, en passant devant le kiosque de la place du Théâtre. Quand elle racontait ses visions à des compagnes très dévotes, on lui disait : « Tu es perdue. » Intérieurement, elle souriait et ne protestait pas ; ces idées, pour elle, avaient fait leur temps.
Le rêve continuait sous forme de monologue.
« Il n’en est pas moins vrai que si j’étais danseuse, comme Virginia Zucchi, dont j’ai vu le portrait, l’autre jour, j’aurais de beaux costumes, des fleurs dans les cheveux, alors je les laisserais pousser. Je suis brune comme elle, on m’applaudirait. Je serais beaucoup plus heureuse que dans cette classe grise et assommante ; ces bécasses ne comprennent rien. »
Elle avait treize ans à peine. À ce moment, pour elle, le sort de la ballerine, tournoyante et fêtée, représentait une mode intense de bonheur.
Sauf ceux de conduite et d’arithmétique, il fallait néanmoins lui donner tous les prix.
Elle apprenait et retenait avec une facilité merveilleuse ; son style, très personnel déjà, aurait pu faire augurer d’un grand talent. Rentrée à la maison, parce qu’il n’y avait là aucune contrainte, elle courait à la bibliothèque, y passait toutes ses heures libres, la tête chaude, les pieds froids, en sortait, les yeux fatigués, dans une espèce d’ivresse ahurie, qui la faisait tituber.
Henriette détestait la voir ainsi « assottée » de lecture, M. Maynard disait, distraitement, qu’il enlèverait les clés et n’en faisait rien.
Quant aux livres qu’il lui avait promis et qu’elle n’avait point oubliés, avec un flair singulier, elle les découvrit.
Lamarck, Darwin, Hæckel et les philosophes, elle lut et relut sans se lasser. Afin de comprendre les mots barbares dont se hérissaient les textes, elle étudia assidûment les racines grecques et latines ; ses frêles mains se battirent avec les gros tomes des encyclopédies, jusqu’à ce qu’elle eût bien démêlé ce qu’elle voulait savoir.
Vers sa dix-septième année, un soir, le président, en entrant dans son cabinet de travail, la trouva au coin du feu, penchée sur l’Origine des espèces.
Elle lui déclara tranquillement :
« Je sais, maintenant, ce que tu ne voulais pas me dire quand j’avais dix ans. J’ai compris. »
Bien que M. Maynard, sans orgueil, mais avec raison, eût toujours considéré Françoise comme une enfant peu ordinaire, et vu luire en elle, avec une apparence toute virile, les belles facultés intellectuelles du célèbre juriste Jacob Maynard, son père, il demeura un peu interdit devant l’intonation grave qu’elle mit dans ces deux mots : « J’ai compris. »
— Et qu’as-tu compris, mon enfant, dit-il, explique-toi.
— Voilà, répondit Françoise. Tu te souviens que, lorsque j’étais petite, les leçons de catéchisme ne me contentaient pas. Je t’ai demandé, à plusieurs reprises, des éclaircissements, tu me répondais à moitié, parce que j’étais une enfant. Je suis demeurée préoccupée, sans cesse. Je n’avais pas les mêmes goûts que les autres petites filles, j’ai toujours détesté jouer, bien qu’à un moment j’ai pensé qu’il devait être agréable de devenir danseuse…, mais c’était autre chose. Pendant les récréations, je réfléchissais dans mon coin, au mystère dans lequel nous sommes baignés, je me demandais pourquoi et comment nous existons, d’où vient cette flamme qui est en nous et où elle va ? J’ai subi la grande influence de Mlles Dubrulle au moment de ma première communion, c’était forcé ; j’ai senti depuis, pourquoi tu as tenu à ce que je fusse élevée religieusement. Si l’on y souscrit, les yeux fermés, comme la plupart des femmes, cette éducation-là peut donner, plus tard, par la suggestion, une certaine force et une tranquillité relative. Mais moi, je ne pouvais l’accepter ; il y avait, dans mon esprit, une continuelle révolte, surtout à cause de la confession. Et puis, la façon dont le catholicisme mêle le fantastique et l’inadmissible à son dogme est par trop enfantine, pour ceux qui s’instruisent et s’accoutument à penser plus loin… Tu m’avais promis des livres, en espérant, peut-être, que je n’y songerais plus, mais j’ai su les trouver. »
Le père regardait sa fille jusqu’au fond de l’âme.
Dans son obstination à chercher sans guide, elle ressuscitait les mêmes préoccupations qui l’avaient tenaillé, lui, dans sa jeunesse, mais seulement vers la vingt-cinquième année.
Françoise continuait :
« Pour être claire et parce que tu aimes la clarté, je vais déposer mes conclusions comme un avocat. Au point de vue scientifique, par l’explication de la théorie du transformisme, Darwin et ses successeurs nous montrent que la création en six jours, l’idée du premier couple au Paradis terrestre et l’apparition du péché sous la forme du serpent, sont autant de fables, pareilles aux contes de fées.
Au point de vue religieux, le monde ayant eu, de tout temps, sous l’influence de la peur, de la douleur, de l’espérance, née d’un instinct de conservation poussé jusqu’à l’au-delà, besoin d’une divinité à adorer, à craindre, à supplier, je considère Jéhovah au même titre que Brahma Ormuzd, Jupiter, Osiris et quelques autres, en qui l’on a cru tout autant, qui ont eu leur culte organisé, leurs temples admirables, leurs sacrifices. L’idée d’une rédemption, d’un Messie, d’une vierge-mère, se décalque, à peu de chose près, dans toutes les religions. Je crois que le Christ, cet ouvrier charpentier, méconnu de ses parents eux-mêmes, est la plus étonnante figure qui ait paru sur la terre, mais un homme seulement, philosophe, tantôt doux, tantôt colère et dont bien des maximes, où l’on persiste à voir une inspiration divine, avaient été prononcées par d’autres avant lui.
Je crois, enfin, parce que le monisme m’apparaît comme une théorie absolument rationnelle, que l’âme, dépendante de la matière, finit avec elle. Nous en trouvons une preuve dans le fait que, par l’action de la vieillesse, de la maladie, dès que la substance du cerveau est atteinte, nos facultés mentales s’altèrent, diminuent et sombrent même tout à fait.
Reste la conscience et la question de se diriger soi-même, sans espoir de récompense, comme sans crainte de châtiment. »
M. Maynard se taisait. À cette minute, un lien plus fort venait de se resserrer entre lui et cette fille dont l’esprit s’ouvrait tout grand aux propositions les plus graves, qu’elle résumait très simplement.
Il prit le livre sur ses genoux, le considéra un instant, tête baissée et dit fermement :
« — Tu raisonnes, tu ne crois plus. Il faut t’armer pour un rude combat, car tu es partie, plus jeune que je ne l’ai fait moi-même, à la recherche de la vérité. Que feras-tu ?
« — Je vivrai, répondit Françoise. »
C’était un mot terrible, dans cette bouche fraîche, mais le père ne pouvait lutter contre sa propre croyance, établie maintenant dans l’âme de son enfant.
Plutôt par routine que par nécessité, Françoise passait encore quelques heures par jour chez les sœurs Dubrulle. Comprenant qu’il était inutile et cruel de désoler ses institutrices, qui l’aimaient et méritaient d’ailleurs son affection, elle ne leur avait jamais laissé soupçonner le fond de ses pensées.
Grâce au prétexte d’assister avec Henriette aux cérémonies de la cathédrale, elle éludait leurs questions sur son absence, toujours plus marquée, des offices de Sainte-Agnès, leur paroisse.
À cette époque, ces dames, voyant qu’à son endroit presque tous leurs efforts demeuraient superflus et très découragées par cette nature intraitable qui allait devenir, dans le monde, un permanent danger, lui conseillèrent de songer au couvent.
L’aînée, nommée Elvire, lui disait de sa voix la plus persuasive :
« Vois-tu, mon enfant, notre passage ici-bas n’est qu’un instant rapide, le seul qui nous soit octroyé pour une bonne préparation à la vie éternelle ; c’est là l’unique but, l’intérêt capital de toute créature. Le reste n’existe pas. Avec ton orgueil et ton caractère insoumis, tu auras de la peine à y arriver. Crois-moi, mieux vaut, avant qu’il ne t’ait meurtrie et vaincue, renoncer au monde. Il y a, à Lyon, cours du Midi, le couvent des Dames Blanches, fondé par le cardinal Lavigerie. Dans un an, va frapper à cette porte et si le ciel t’accorde l’insigne faveur de prendre le voile, tu partiras pour l’Afrique avec la mission propitiatoire d’évangéliser de malheureux sauvages, plongés dans la plus grossière erreur. Là-bas, le climat est meurtrier, tu n’y compteras pas plus de deux années de vie mais elles t’assureront l’auréole des saints, qui vaut tous les sacrifices. »
Un baiser sur le front accompagnait ces paroles. Cependant, personne moins que Françoise, n’était disposé à embrasser cette crucifiante carrière.
Elle pensait :
« Cette femme très intelligente est complètement aveuglée. Elle me tient un langage égoïste et absurde. Absurde, parce que, me connaissant depuis mon enfance, elle ne sait pas me deviner ; égoïste, parce qu’elle laisse mon père de côté. »
Il eût été plus opportun, en effet, de lui faire envisager son devoir purement et simplement, mais dans la marche des événements familiers, sans la pousser à une abnégation que rien ne réclame et qui, presque toujours, s’apparente à une tendance hystérique.
M. Maynard, maintenant prévenu, faisait tout son possible pour l’obliger à se gouverner, à établir sa conduite suivant un plan déterminé. Mais, bien qu’elle connût la parole de Kant sur le devoir, « qui commande le respect, sinon l’obéissance », il y avait dans l’âme de Françoise, à travers des rumeurs de foule débordée, une sorte d’irrésistible pesée, qui la projetait en dehors de tout règlement et l’empêchait d’obéir et de respecter.
Ce que Mlle Dubrulle ignorait surtout, c’est que son élève ne souhaitait rien aussi ardemment que cette meurtrissure, non pas du monde comme l’entendent les personnes pieuses, mais de la vie, qu’elle devinait pouvoir être une effrayante merveille.
Elle attendait inconsciemment le moment où la panthère odorante se dresserait contre elle, pour la fasciner de ses yeux hypnotiques et lui enfoncer doucement ses ongles dans la chair jusqu’au cœur. Un instinct admoniteur lui disait qu’un grand choc la laisserait subjuguée, éblouie, mais environnée de flammes et étendue sur un bûcher.
Pendant les années précédentes, une de ses nombreuses punitions consistait à demeurer, des heures durant, dans la salle de dessin, au dernier étage de la maison.
Quand elle était lasse de faire des caricatures sur les tables de sapin, la jeune fille s’accoudait à la fenêtre et profitait de ce calme pour se laisser aller à ses songeries. Mlle Zucchi et sa gloire voltigeante étaient depuis longtemps reléguées au grenier. L’idée de l’inconnu tourmentait Françoise.
Héritière d’une ancestralité arthritique et sanguine, sujette à des désordres cardiaques qui s’accentuaient, elle était invariablement inquiète. Or, l’inquiétude donne à la vie une forme investigatrice, qui mène loin, en constantes recherches, dans le désir du différent, sinon du mieux. Et chacune des découvertes qu’elle amène devient le point de départ d’un autre problème, une maille ajoutée aux mailles de l’immense réseau, où se débat l’oiseau prisonnier.
Françoise se disait avec terreur, tout en désirant ce moment, et malgré sa tendresse profonde pour son père, qu’un jour elle devrait le quitter. La petite ville n’étendait autour d’elle qu’une zone étroite, il n’y avait pas place pour ce large reflux de joie et de douleur qu’elle entrevoyait sur l’eau mystérieuse des jours où nos barques s’aventurent.
Elle ne prévoyait pas l’incident capable de déterminer un avenir orageux, le mot « amour » n’était pas tracé encore sur la route où s’aventuraient ses pieds d’enfant. Elle n’avait point lu de romans, ses préoccupations, jusque-là, l’avaient portée vers d’autres sujets et les garçons de son âge ne l’intéressaient guère ; elle pensait plutôt à l’homme fait, grand et beau, intelligent et fort, capable de prendre une femme entre ses bras robustes, de l’emporter comme une plume et de l’aimer jusqu’à la mort. Mais tout cela était vague encore. Ce qu’elle taisait d’elle-même n’était pas le fait de la dissimulation, mais une sorte de pudeur qui la retenait vis-à-vis de son père, assez renfermé et plié lui-même sous le poids d’un passé rempli de tristesses. Peut-être se fût-elle épanchée dans le sein de sa mère, mais ce dérivatif si doux lui avait malheureusement été refusé. Ses qualités, ses défauts, ses désirs, ses sentiments confus d’adolescente, faute du secours d’une âme féminine, à la fois compréhensive et tendre, gisaient pêle-mêle, en vrac, comme une cargaison culbutée par la mer sur une côte inexplorée.
Là-haut, dans la classe vide, où une statue de Notre-Dame de la Sallette s’ennuyait entre deux bouquets de bleuets déteints, quand le vent soufflait de l’ouest elle entendait passer des trains. L’appel strident de la locomotive prenait une grave signification pour Françoise : elle partirait, elle verrait fuir des pays et des pays, elle connaîtrait d’autres visages, entendrait des voix nouvelles, et, dans un horizon lointain, se lèverait le jour qui devait transformer sa vie.
Elle avait la prévision très nette que toutes les petites filles parquées au rez-de-chaussée, dans leurs bancs, ne bougeraient jamais. C’étaient les oies machinales, qui tournent toute la journée autour de la ferme, et rentrent le soir ; mais elle, ainsi que les martinets pointus, virant autour du beffroi, pour disparaître, comme des dards, elle volerait très haut, pour aller très loin.
Sous ses yeux, les toits de tuile rouge doré se chauffaient au soleil, des chats y venaient dormir. La cloche des Ursulines tintait, on entendait roucouler des pigeons aux abords des colombiers et, dans la maison voisine, un huissier mélomane qui chantait Faust en expédiant ses exploits. Le ciel de Flandre, d’un bleu toujours un peu voilé, s’étendait, à la fois éclairant et doux.
De la ville, montait un bruit intermittent, presque rural, de carrioles tressautantes sur les pavés inégaux, ourlés d’herbe et de mousse, dans la petite rue de l’Âne-Vert, où se trouvait le pensionnat.
Attaché à la girouette d’une brasserie, le roi Cambrinus à cheval sur un tonneau, une chope écumante à la main, tournait doucement et riait dans sa barbe.
Il y avait partout une simplicité planante sur ce coin provincial assoupi, où Françoise savait bien qu’elle ne finirait pas ses jours.
Comme tous les prédestinés au perpétuel émoi, elle éprouvait une sorte de regret préventif, qui lui faisait dire involontairement :
« On doit être bien, pourtant, dans le repos absolu, toujours à la même place, comme Mlle Tardieu, qui regarde depuis cinquante ans, à travers la même vitre, la même promenade. Est-elle heureuse d’avoir contemplé si longtemps le jeu de Paume et l’allée des Soupirs, j’ai quelquefois envie d’aller le lui demander. »
À ce moment, un express lançait son cri bref et violent, Françoise entendait le roulement se précipiter et mourir à travers les champs d’orge et de luzerne, là-bas, sur la route de Paris.
La porte de la classe s’ouvrait, une surveillante disait d’un ton rogue :
« Il est l’heure, venez Mademoiselle. »
— Je viens, répondait Françoise, et elle fermait la fenêtre.
Cependant, Henriette, qui ne voyait que le côté pratique de la vie, pour rendre un bon service à l’enfant et en souvenir de sa maîtresse, femme d’intérieur accomplie, avait dressé Françoise aux soins du ménage. Chose curieuse, les deux caractères si différents de ses parents s’étaient amalgamés pour former le sien. Comme son père, elle aimait, à la fois, la flânerie enseignante et l’application studieuse. De sa mère, elle tenait l’économie, l’ordre, un sens de l’harmonie, qui lui faisait continuellement ranger ses affaires et donner à sa chambre un aspect soigné quasi-monacal, qui cadrait mal avec ses boucles folles et son visage fiévreux.
Deux femmes opposées, vivaient et luttaient en elle.
Les jours de congé, sa bonne lui avait appris à lessiver, raccommoder et repasser elle-même son linge le plus fin. Elle avait aussi profité de la gourmandise de Françoise pour l’initier aux secrets de la cuisine, et M. Maynard fit plus d’un repas succulent, entièrement préparé par les mains de sa fille.
Celui-ci, quand il faisait beau, l’entraînait dans de longues promenades où il développait chez elle, à dessein, l’esprit d’observation, l’amour de la nature et le sens de la beauté, mais en même temps aussi, et sans le vouloir, la misanthropie. Il lui parlait passionnément des plantes et des insectes, avec une émotion de poète, qu’elle ressentait aussi vivement que lui ; il lui faisait admirer la force des arbres, la diversité des nuages, la ligne noble et la couleur reposante du paysage, mais, désillusionné par toute une vie mise en présence de la chicane, il lui inculquait, malgré lui, la méfiance et le dédain vis-à-vis de ses semblables.
Alors, plus ardemment qu’à la fenêtre haute de l’école, elle scrutait l’horizon, la fuite des routes, et se demandait quel chemin lui ferait prendre l’avenir.
Le soir, son père lui lisait un passage de Virgile ou d’Homère, un morceau choisi de Théocrite, les épigrammes de Léonidas de Tarente, ou un drame d’Eschyle. Elle se passionnait pour les ouvrages sur la Grèce et s’entourait des photographies de chefs-d’œuvre antiques. Sur les murs de sa chambre, on voyait la colonnade du temple de Zeus olympien, la victoire mutilée de Samothrace, un Apollon, une Vénus, et ses yeux s’y reposaient doucement ; elle sentait que deux mille ans plus tôt, elle eût trouvé un hymne exalté à Jupiter.
Jusqu’alors, l’étude, le dessin, la musique et l’entretien de la maison, l’avaient absorbée entièrement. Ses amis étaient ceux de son père, des hommes âgés, érudits, qui causaient volontiers avec elle, lui frappaient sur l’épaule quand ils la rencontraient et lui apportaient aux fêtes, des coffrets de soie peinte, remplis de bonbons.
Des femmes, des jeunes filles, par goût elle n’en voyait et n’en recherchait aucune. Ses camarades de pension lui demeuraient étrangères. Elle avait l’égoïsme de tous les êtres d’essence supérieure, la solitude l’attirait, elle se trouvait bien avec elle-même, ce qui l’avait amenée à répondre, de façon assez bourrue, à une question indiscrète :
« On m’ennuie quelquefois… Je ne m’ennuie jamais. »
Mais cette tendance la plaçait dans une situation dangereuse où faute de rapports suffisants avec la société, on risque de voir le sens moral s’oblitérer.
Sa personnalité, fortement tranchée, l’éloignait des concessions. Elle considérait l’éducation mondaine comme une funeste hypocrisie. Quelques dames bien intentionnées, qui avaient connu sa mère, tentèrent vainement de prendre sur elle une influence qu’elles croyaient devoir être salutaire, la jeune fille se déroba.
Après avoir quitté Mlles Dubrulle, elle vécut retirée et occupée du matin au soir. Il lui arrivait souvent de noter ses réflexions pour son plaisir ou de peindre à l’aquarelle des natures-mortes d’une belle couleur, d’un graphisme original et précis, donnant au trait la valeur d’une adroite et très expressive sertissure. Elle suivait les concerts classiques, allait rarement au théâtre, parce qu’elle n’y trouvait pas l’illusion désirée, et ne paraissait pas s’apercevoir qu’il y eût des hommes jeunes, à côté de ceux qu’elle fréquentait.
Son âme ardente se ramassait pour un élan prodigieux, celui dont elle rêvait au temps des punitions. Il y avait dans un coin de sa chambre, une ombre expectante qui disait : « L’heure n’est pas encore venue… » Et toujours, le soir, avant de s’endormir, elle écoutait, malgré elle, à la même minute, le train qui s’en allait, très loin.
Trois années se passèrent ainsi, sous la protection de la maison caduque, que ses hôtes abandonnaient une fois l’année, au temps des vacances judiciaires, deux mois pendant lesquels Françoise sentait grandir en elle, comme une tempête, un fol amour de la liberté.
Mais il fallait revenir. L’automne faisait plus sombre le vieux logis, constamment ému des sonneries de la tour, surmontée d’un lion, qu’on apercevait de la bibliothèque et de celles de la cathédrale, située à peu de distance. Il semblait que, dans l’étroit jardin, les cloches vinssent s’abattre comme de lourds oiseaux, aux ailes de métal bruissant.
Quelquefois, par un retour involontaire à d’anciennes habitudes, ou à cause de la poésie parfumée du sanctuaire, Françoise retournait s’asseoir un moment dans l’église, prenait là un bain de frais silence et d’ombre bleutée, propice aux rêves. Tassée contre un pilier, le menton sur ses mains réunies, elle regardait les nefs vides, les statues quémandeuses de prières, les confessionnaux où elle n’entrait plus. Elle sentait se figer en elle l’immobilité béate des lys de soie dans les vases dorés, elle oubliait le temps et s’endormait, les yeux ouverts, jusqu’à ce qu’une vibration puissante vînt ébranler tout l’édifice.
Elle avait, en sortant, l’impression d’avoir fait visite à une personne absente, mais d’être entrée quand même dans le salon.
Avant la cinquantaine, M. Maynard, en quelques jours, fut emporté par une sorte de grippe infectieuse. Henriette, sa fidèle garde-malade succomba à son tour. Leur mort fut particulièrement douce. En pleine connaissance, lui s’était endormi entre les bras de sa fille, dans la sérénité du penseur familiarisé avec l’idée de la fin ; elle, munie des sacrements, dans la confiante simplicité de sa foi paysanne, et Françoise avait assisté à ce double départ, avec une effroyable émotion. L’un des voyageurs se disait que la route était finie, l’autre la voyait commençante en la splendeur prochaine du Paradis. Après les avoir soignés, Françoise demeurait indemne et seule, brutalement, dans une inquiétante stupeur.
Un vieux juge, ami du président, M. Derancourt, s’occupa d’elle avec une sollicitude toute paternelle. Il ne lui restait que son immense douleur et un chétif avoir, à peine de quoi vivre. Trois mois après ce malheur, au commencement de juillet, les Derancourt l’emmenèrent à Mers. C’est là qu’elle fit la connaissance de M. Joran. Elle eût pu trouver un parti sortable dans sa ville, parce qu’il y a encore des hommes qui pensent qu’une fille de bonne famille, intelligente et jolie, adroite ménagère autant que douée d’autres agréments, peut se prendre sans dot. Mais les Derancourt s’étaient renseignés, et satisfaits de leur enquête, ils virent dans un changement complet, doublé d’un bon établissement, la meilleure diversion. La volonté de Françoise semblait avoir sombré dans la rapide catastrophe qui lui avait ravi un père adoré et la brave créature qu’elle considérait comme sa mère.
Désespérée, elle donna presque inconsciemment, comme elle faisait toutes choses alors, son consentement au mariage qui fut célébré l’année suivante, aux premiers jours de mars.
Françoise n’emportait dans sa nouvelle patrie que quelques vieux meubles et la bibliothèque, le reste fut vendu. Elle garda par devers elle la peine de cette autre séparation.
D’un côté, sans s’apercevoir que son affection n’était qu’une passagère reconnaissance, elle avait cru aimer l’homme qui venait vers elle, dépourvu de ce qui pouvait la séduire ; d’autre part, seule au monde et sans fortune, elle avait trop aisément cédé à ceux qui escomptaient surtout, pour elle, la complète aisance et la vie facile dans un pays que, sans le connaître, le voyageur, frappé de ses beautés, déclare enchanteur en passant.
À trente-neuf ans, Pierre Joran en accusait quarante-cinq. Petit, il avait un long visage, au teint cireux, à l’ossature apparente et quelque ressemblance avec Don Quichotte. Sa barbe noire, en pointe, blanchissait ; dans la lueur gris-de-fer de ses yeux grands et doux, séjournait l’anxieuse timidité que l’on trouve au regard des bons chiens.
Gentleman jusqu’au bout des ongles, il avait des manières parfaites, une conversation nourrie, par suite de ses nombreux voyages, de souvenir pittoresques, demeurés très présents et d’incidents curieux. Il parlait trois langues, ne manquait ni d’esprit ni d’attrait, mais son caractère se ressentait d’un long compagnonnage avec les chiffres et son besoin de régularité était devenu une manie. Très bon, sans avarice à proprement parler, il aimait cependant l’argent ; depuis près de quinze ans qu’il gérait la banque de son père, il avait surtout songé à l’intérêt, les femmes ne lui étaient apparues que comme un rare passe-temps.
Sa proche famille se réduisait à un frère, marié à Paris, qu’il ne voyait presque jamais.
Il conçut pour Françoise un amour très sérieux et très vrai et ce fut avec la plus grande sincérité qu’il lui offrit, non sans élégance, son nom, sa fortune, et le cœur qu’il venait de se découvrir.
Elle ne tarda pas à se repentir d’avoir accepté.
M. Joran appartenait à la religion réformée. Le milieu rigoriste, hostile à toute liberté, où il amena cette jeune femme incrédule et cultivée, soucieuse de s’instruire et de se réaliser, tuait celle-ci de lassitude morale et d’ennui. La petite ville de Suisse qu’elle vint habiter, riveraine d’un grand lac et banalisée par le cosmopolitisme, n’était intéressante et animée qu’en apparence, grâce au va-et-vient des touristes, mais le noyau restreint qui en constituait la société, plein de morgue étriquée, sous un abord bienveillant, se cantonnait dans l’étroitesse du plus intransigeant calviniste.
Vainement la nouvelle venue essaya de réagir, la transformation de sa vie était trop radicale. Elle ne trouva personne à qui parler le même langage qu’elle pouvait tenir à son père. Chaque jour, elle se demandait quelle aberration funeste l’avait engagée dans une existence si peu faite pour elle. Une voix moqueuse répondait : « Sait-on ? » Et la sensation d’enlisement, symptôme d’une véritable mort mentale, ne faisait qu’augmenter.
Pierre Joran consacrait à son bureau neuf heures par jour ; il ne voyait pas la nécessité d’être plus souvent auprès de Françoise.
Tout, du reste, était fait pour le désorienter dans le contact d’une femme comme la sienne. Autour de lui, il y avait toujours eu la fiancée, l’épouse, la mère, et la légion des délaissées, à cause des nombreux départs de jeunes gens pour l’étranger. Mais celle dont on sait faire sa maîtresse et son amie, après l’avoir épousée, n’existait pas. Il concevait uniquement l’auxiliaire, la collaboratrice ; non la femme, dans l’adorable nudité de ce mot, mais la créature subordonnée à une fonction, à un rôle utilitaire. Presque toutes ses connaissances étaient vraiment des modèles, aussi nécessaires et ornés des obligatoires vertus, que dépourvues de charme. Le luxe physique et moral d’une belle compagne sensuelle et raffinée, originale et spirituelle dont on s’occupe vraiment et à qui l’on sacrifie quelque chose, pour cet assaisonnement délicat qu’elle apporte à la fadeur de la vie, était inconnu.
Personne, dans son cercle pratique, ne perdait de temps avec les femmes, ni à cause de leur valeur personnelle et de la tournure de leur esprit, ni pour le piquant de leur ajustement ou la fantaisie de leur caractère. Tout était supprimé de ces mille gracieux détails inhérents à la vie intime d’un être réputé charmant et fait pour être adoré. À une ou deux exceptions près, celles qui respiraient autour de lui étaient toutes, suivant l’expression du pays, « bien braves », sans coquetterie et sans séduction.
Aucun souffle de passion n’avait soulevé ces chevelures plates, sagement guindées, aucune parole vibrante n’avait tenu ces femmes, comme les nymphes aux écoutes, à l’orée d’un de ces bois sacrés où il faut s’égarer une fois au moins, sous peine de n’avoir pas vécu.
Personne ne leur avait jamais dit que nos maîtres, les Grecs, avait jadis considéré la vie comme un parterre où se doivent cultiver les fleurs les plus admirables pour faire de nos jours un odoriférant bouquet. Et comme la femme est belle surtout en raison des soins qu’on lui accorde et des hommages qu’on lui rend, dans cet air, où l’amour respirait à peine et ne chantait jamais, il n’y avait point de beauté. La souveraine qui, de tout temps, a mené le monde, n’était là qu’une déesse méconnue, sans prêtre et sans autel.
Françoise avait refermé son âme, comme on referme, après l’avoir seulement entr’ouvert, un coffret précieux dont le contenu doit demeurer caché.
Pour son mari, le changement de climat seul agissait, avec la prostration de ses deuils, sur des nerfs sensibles, et le malaise ne tarderait pas à s’effacer.
Au bout d’une année, sans enfant, solitaire et anémiée, l’exilée connut des jours longs et dépouillés comme le désert. Dans cette atmosphère annihilante, désintéressée de ses lectures, de ses aquarelles, de ses travaux d’aiguille, n’ayant d’autres ressources intellectuelles et artistiques que de rares concerts et des conférences, dont bien des thèmes lui étaient familiers, elle demeurait atone, incapable de retrouver son entrain.
La musique, qu’elle aimait, lui faisait mal par le réveil des souvenirs, qui reportaient ses tristes pensées à la maison chère, abandonnée et redevenue une étrangère pour toujours. Il lui arrivait cependant de feuilleter un cahier de Grieg ou de Schumann. Elle ne pouvait se rappeler sans sourire qu’une dame de l’endroit, lisant le titre d’une composition du maître norvégien lui avait demandé, avec un bon accent de cru et une parfaite ingénuité :
« Erotik ? qu’est-ce que cela ? »
Rapidement, Mme Joran s’était rendu compte de la mentalité des personnes qu’on l’engageait à fréquenter. Beaucoup d’entre elles, qui n’en auraient jamais convenu, cherchaient à tromper leur ennui, à combler le vide de leur existence par un semblant d’agitation philanthropique, toutes à de bonnes œuvres, comités, réunions, où il s’agissait surtout de passer une heure en se payant de mots, sans grand résultat.
Fidèle à ses habitudes de vie intérieure, elle ne les vit pas ; on la déclara dangereuse et excentrique.
La villa du banquier se trouvait à l’extrémité d’un faubourg, proche des vignes qui ont remplacé, sur une partie des rives du lac, les vertes perspectives par un paysage sec et terreux, dépourvu de charme, sorte de protestantisme de la nature, nettoyée là comme un temple les jours de prêche.
Accoutumée aux brumes enveloppantes, aux horizons flous de son pays, Françoise sentait cuire ses paupières sous la dure lumière de chromo qui sévit là-bas ; il lui était impossible de marcher longtemps dans cette campagne caillouteuse et couverte d’échalas, qu’on dirait ossifiée. Son unique désir, bientôt, prit la forme d’une idée fixe : revoir les plaines où elle était née. Mais elle n’y avait laissé que des tombes.
L’état de son cœur, atteint depuis longtemps, empira, sa santé déclina tout à fait, elle dut s’aliter. Le médecin prescrivit, dès qu’elle serait en état de le supporter, un voyage, un éloignement prolongé.
Quelques semaines plus tard, convalescente, elle partit pour Paris.
Une cousine de M. Joran, Mme de Loffrey, femme aimable et riche, qui recevait et voyait beaucoup de monde, l’introduisit dans un cercle d’artistes et de lettrés où Françoise trouva rapidement d’excellents amis. Elle connut là le peintre Jançay, dont les portraits se payaient des fortunes, et qui, séduit par sa tête expressive, en fit une saisissante image. Elle lui montra ses aquarelles, le maître s’étonna que l’idée ne lui fût pas venue de cultiver à fond le beau talent qu’elle possédait.
Dans le salon de Mme de Loffrey, elle se lia avec le docteur Bory qui occupait alors la chaire de psycho-pathologie à l’école des Hautes-Études, avec le poète Charmel, un méridional sensualiste et observateur, d’une originalité puissante, que ses œuvres, empreintes d’un caractère unique, avaient, en peu d’années, mené à une véritable gloire.
Il lut les fragments écrits par Françoise lorsqu’elle était à B…, quelques pages mélancoliques tracées depuis son mariage et, frappé de la vigueur de son style, tantôt fluide, tantôt fortement martelé, mais toujours intensément vivant, il lui dit, comme Jançay pour la peinture :
« — Que ne travaillez-vous ? Laissez-vous aller, une place aussitôt vous serait faite parmi nous.
« — Ah, répondait Françoise, il y a trop de femmes qui se croient du génie, il faudrait que j’aie plus de talent. »
Et elle laissa dormir ses manuscrits.
La vérité était que la mort de son père l’avait plongée dans un profond découragement, dont rien ne pouvait la tirer.
Il lui advint de rencontrer, aux dîners, aux réunions du soir, nombre d’hommes que sa figure et sa conversation captivaient, qui tentèrent de lui faire la cour, mais leurs compliments la laissaient indifférente, elle se sentait engourdie.
Le cœur lui manqua pour s’en aller seule jusqu’au cimetière où reposaient, à côté de la mère inconnue, les deux êtres qui avaient été toute sa famille. Elle rentra en Suisse sans avoir revu le triste enclos dormant dans la brume.
Chaque année, dès lors, elle s’absenta, revint régulièrement à Paris à l’époque des expositions, visita la Hollande, la Belgique, une partie de l’Allemagne et de l’Italie, et ce pays d’adoption qu’elle ne connaissait pas.
Mais une fatigue la prit d’errer. Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était la campagne simple, loin des gares et des gens.
Elle trouva le refuge souhaité dans la vallée qui s’ouvre du fond du lac, si différente de tout ce qui l’excédait, quoique très proche.
D’ordinaire, Mme Joran quittait sa maison vers la fin du printemps.
Depuis plusieurs années déjà, son amour de la vraie nature et de la vie sans entraves l’avait menée jusqu’au replis de montagne, discret oasis, où fleurissait, sans qu’elle le sût, la jeunesse blonde de Bruno d’Arvallaz. Cet été-là, elle la cueillit comme on cueille une grande gentiane dans un pré.
Ils s’étaient rencontrés un dimanche de juin.
Un ami commun lui avait amené le jeune homme.
Elle lui avait dit : – « Je me nomme Françoise-Josèphe-Marguerite.
— « Et moi, Bruno ».
Dès son arrivée dans le pays, elle avait connu, par ouï-dire, la très nombreuse famille du notaire d’Arvallaz, mais, quant à Bruno lui-même, qui collaborait à la direction d’une usine électrique, construite depuis peu dans la région, elle ignorait jusqu’à son prénom.
Il était le quatrième d’entre les douze frères et sœurs, marqués tous d’une grande ressemblance.
Originaires du canton, depuis des siècles, les d’Arvallaz habitaient la ville de M…, au pied du coteau où Mme Joran s’était découvert une retraite, dans laquelle son mari, alléguant la fatigue du samedi, après une laborieuse semaine, ne venait presque jamais la voir.
Ce certain dimanche, tandis que Bruno portait à ses lèvres un verre d’eau fraîche, elle avait admiré la main très belle, la tête jeune et franche, renversée dans la lumière. Elle avait vu les yeux clairs, un peu étonnés et rieurs comme des sources, où montait, à travers beaucoup d’intelligence et de finesse, une âme neuve, craintive et bonne. Et ces yeux, d’un bleu vert, comme un horizon de prairies, l’avaient puissamment attirée. Pour la première fois de sa vie, elle éprouvait, sous le regard d’un homme, une émotion qui la faisait frissonner.
Lui, avec une curiosité sans déguisement, considérait cette Française qu’on disait bizarre, parce que vivant à sa guise. Il la trouvait lointaine et charmante, foncièrement différente de l’élément féminin de son entourage, un peu railleuse, mais vite camarade et très nette d’allures et de langage.
À cette impression de prime abord, dans le bercement d’un bel après-midi, au pied des rosiers grimpants lourds de fleurs et de parfums, se mêlait le vague désir qui bouge au cœur de tout homme pour moins qu’une séduisante apparition.
En descendant vers la ville avec son ami, il évoquait les lèvres colorées et voluptueuses qu’il eût voulu tendrement appuyées sur ses lèvres, il entendait les mots frappants que d’autres femmes ne disaient pas et se sentait brûlé par le regard conquérant et sagace, entré tout droit dans sa poitrine. Le sang de ses artères roulait avec la rapidité du torrent, mais il se dit : « Folie ! n’y pensons pas ! »
Il y pensa néanmoins.
Fortuitement, ses occupations le ramenèrent dans le village, où la demeure de Mme Joran, brune et blanche, moitié pierre et moitié mélèze, à la façon des chalets de là-haut, était blottie sous les noyers.
Aux heures du plus ardent soleil, les ombres entrelacées des feuilles l’agrémentaient d’une dentelle grise, le toit, couvert de larges tranches d’ardoise, posées sans symétrie, se rouillait de parmélies. Le merle y chantait au matin. Comme toutes les habitations du pays, elle était inachevée, et Françoise l’avait laissée telle, pour s’occuper uniquement de se créer un jardin. Dans le grenier ouvert, les airs fureteurs, venaient jouer avec de menues choses mortes ; on entendait les souris courir à travers les plafonds et grignotter des noix oubliées, malgré les poursuites de la chatte appelée Verte.
Au rez-de-chaussée, une vaste chambre crépie à la chaux, où Mme Joran avait rangé ses broderies et ses livres, regardait en pleine verdure, par ses trois croisées.
Un gros tas de souches noires et de bûches rousses grimpait jusqu’à la hauteur de l’appui. À l’étage peu élevé, la cuisine, avec l’âtre, sous le manteau velouté, et une salle à manger voisine de la chambre à coucher. Ces deux pièces, lambrissées de lames d’arole, gardaient une persistante odeur de résine et de miel.
Par le beau temps, avec sa physionomie pleine de malice, la maison était la bonne dame tranquille et joviale, surveillante du pré, amie des aubes souriantes et des crépuscules généreux, qui épanchaient leur urne sanglante au fond de la vallée.
Mais, étroitement associée à toutes les transes comme à toutes les joies des saisons, dès que venait l’orage, on l’entendait gémir et sangloter de la cave aux cheminées. Le tonnerre la rudoyait comme une fille coupable, l’averse la fouettait sans pitié. Cependant, exempte de rancune contre ces vagabonds turbulents, elle retrouvait son rire aussitôt que son ami le soleil lui revenait, fidèle, et l’embrassait.
La vie, là-haut se montrait franche et nue, savoureuse comme un chanteau de pain roux au creux des mains brunes, lorsque sonne la bonne faim de midi.
Les heures paysannes s’avançaient placides, portant des choses toujours pareilles dans leurs tabliers bleus, et ramenaient, avec une grâce à la fois diverse et monotone, les incidents prévus des travaux rustiques.
De nombreuses besognes se subordonnent là au nom du saint que porte le calendrier : à date fixe, d’un geste fraternel, les cultivateurs s’en vont tous ensemble vers les chanvres ou vers les blés, vers la vigne ou les noyers, imprimant à leur labeur un grand rythme qui fait mieux sentir leur force et leur vouloir de vivre au-dessus de la féconde indifférence de la terre. Tous ensemble, ils montent couper les foins sur les pâturages élevés et le même jour ils redescendent avec des rires et des chansons, au flanc des mulets qui portent les aïeules. Bien avant qu’aît tinté l’angélus du matin, les maisons se vident, la fourmilière se répand et les pierres roulantes du chemin caquettent jusqu’au soir. Il fait bon vivre dans ce remous salubre où tout acquiert la teinte solide de la glèbe ocreuse et des rochers vermeils. Là, les faces se cuisent comme les miches au four et prennent un définitif aspect de bronze, à les croire éternelles.
Par les chemins circule l’odeur animale de la chair que le travail mouille, que le vent sèche et qui demeure exposée, dans la primitive liberté, comme le tronc d’arbre et le caillou. Par les ravines, les appels impatients, les cris sonores grondent, comme des colères de fauves, et les nuits s’effraient de rixes meurtrières.
La nature, toute proche, n’est pas cette bourgeoise timorée qui retient ses enfants, habillés de soie, sous les lambris protecteurs. Comme une mère aux bras rudes, aux hanches larges, elle les pousse, sans trêve, contre le vent, la pluie et le soleil, et ils vont, plus beaux d’être si dénués, plus heureux d’être si forts.
Françoise s’était attachée à eux de toute son âme avide d’épanouissement sans contrainte. Quand une « brouscade » subite se déchaînait, il arrivait que des hommes vinssent pousser la porte toujours entrouverte de la cave, pour y chercher un abri. Elle descendait alors, se mêlait à eux ; assise sur quelque seille renversée, elle goûtait une causerie imprévue, pleine d’une essentielle bonne humeur et d’une philosophie passive qui n’appartenait qu’à eux.
Il fallait porter envie à ces caractères trapus, consolidés par la lutte journalière contre la géante qui se rebiffe et ne livre rien qu’elle ne fasse largement payer ; à cette insouciance en face de la peine, levée tôt, avec le jour, qu’ils expriment par un geste volant de la main détendue comme une aile, et dont ils noient rapidement l’amertume au fond d’une channe de fendant ou de malvoisie.
Quand aux femmes, elles sont avenantes et résignées. Chargées de famille et d’incessant travail, elles trouvent toujours l’instant pour rire à gorge déployée, en gardant le menu bétail, sous les mirabelliers. Ces endurantes créatures, belles surtout de leur vigueur et de leur dédain des misères physiques, même au seuil de la maternité, peuvent courir à travers les prés, sans s’inquiéter de leur secret fardeau. Deux jours après la venue de l’enfant, elles reprennent, en l’emportant, leurs courses à travers la campagne inégale.
L’existence déployée de ces êtres s’inscrit largement, comme un superbe bas-relief de granit, qu’un génial sculpteur taillerait, en chantant, à même la montagne.
À leur contact, toutes les mesquineries de l’étouffante civilisation disparaissent et Françoise, parmi eux, se sentait devenir simple et joyeuse comme le cabri aux yeux ovales, qui venait lécher ses mains remplies de sel.
Elle avait passé là-haut d’inoubliables heures à écouter son âme, loin d’autres âmes, à retenir tout ce que le docte silence murmure aux solitaires, ses privilégiés. La maison campagnarde, gourmande de lumière et respectueuse de l’ombre, qui accueillait tous les souffles et tous les chants du jour, comme tous les soupirs de la nuit, lui avait beaucoup appris. Elle était aussi de celles à qui l’on peut se confier.
Dès la prime aurore, en entendant autour d’elle, avec un affairement de ruche, bourdonner l’activité du dehors, Mme Joran se levait. Par un trou rond d’une poutre, un rayon pénétrait dans sa chambre et la traversait de sa tringle d’or ; aux vitres, les feuilles des noyers appuyaient leurs paumes vertes, et la crécelle, sur le bouquet d’un ormeau, tout près, jetait un cri suraigu, comme une proclamation de la beauté du jour. Les pies-grièches, les geais et les pinsons lui répondaient. Le pic, au travail depuis longtemps, semblait vouloir clouer son bec dans les écorces.
Les rideaux de toile rouge, carrelée, pénétrés de soleil, allumaient un incendie dans la salle à manger, et les faïences naïvement enluminées, qui animaient les boiseries, se mettaient à vivre par toutes leurs fleurs criardes et leurs animaux simplifiés. Dans les plats d’étain, sur le dressoir, des pyramides de fruits embaumaient et Françoise, accoudée à la croisée, contre le mélèze chauffé comme une poitrine humaine, mordait à belles dents le pain noir et les pêches en robe violette.
La chaleur accrue excitait la grésillante activité du pré, habité par un peuple taquin, dont les secondes sont comptées. À midi, la sonnerie des cloches planait sur la pesanteur de l’heure incandescente qui vide les chemins, puis se levait le vent de deux heures, pour dégourdir toute la contrée. Alors, Françoise entendait la maison soupirer d’aise, humer au passage les parfums voyageurs venus de la forêt et des champs, pour tomber ensuite dans une douce quiétude en attendant la chute du jour. Peu à peu, l’obscurité montait les degrés de l’escalier de pierre où régnait une constante fraîcheur, elle tuait la gaieté des heures claires et disposait pour la nuit les plis tombants de sa robe noire.
Au retour de ses promenades tardives, Mme Joran passait ses soirées dans la salle à manger ; de loin, le paysan qui, par hasard, traversait les champs, apercevait, comme un œil sanglant, dans la masse opaque des arbres, la lueur empourprée de sa lampe.
La parole était au grillon et au ruisseau, dont la voix se perdait dans l’agitation quotidienne. Une petite chouette racontait une histoire triste, les noctuelles entraient et tournaient dans la chambre où leur vol mettait une mystérieuse haleine. Longtemps après avoir éteint la lampe, Françoise percevait encore des frôlements légers et puis, elle s’endormait dans cette paix.
Au dehors, contre un angle de la maison, un jeune prunier craquait sous l’abondance d’énormes fruits oblongs, d’un bleu violacé, qui se pressaient en grappes sur les branches minces et dont les montagnards disaient qu’il ne fallait les cueillir que lorsqu’ils étaient « évidents ». Plus loin croissaient des poiriers et des pommiers, l’étroit ruisseau coulait devant la porte, la fontaine chantait à dix pas, près des buissons de cassis.
Dans ce coin, où les sureaux s’adornaient de perles noires, il y avait des pivoines, des iris, de grands delphiniums, dont les fleurs se teignent à la fois d’outremer et de carmin. Il y avait des tournesols géants, qui font songer aux balanciers des horloges astronomiques, des mufliers, des quarantaines et des végélias, dont les corolles sensibles tremblaient dans la haie, auprès des viornes et des angéliques.
Les parasols verts des courges se tendaient à la file et leurs larges fleurs froncées évasaient des corolles de parade. La clôture primitive du domaine, devenue d’un gris de cendre fléchissait comme pour une révérence, prête à s’ouvrir devant le bonheur.
Aussi, lorsqu’elle revit Bruno sur le chemin montant, à travers les rouvres et les aubépines, Françoise l’appela.
Il vint. Sa tête blonde, au soleil, était plus lumineuse que toutes les fleurs d’alentour.
À plusieurs reprises, elle l’invita à partager son repas, en plein air. Tout heureux, après la journée brûlante et poussiéreuse, d’avoir plongé son visage et ses bras dans le bassin de la fontaine, il s’asseyait en face d’elle, à cette même place où ils s’étaient rencontrés, pour la première fois, le jour de la Saint-Jean.
Comme un enfant, il se régalait de la polenta, du lait frais, des fruits qui composaient l’ordinaire de la jeune femme.
Devant eux, les plates-bandes du jardin se réjouissaient. Les campanules, les œillets de Chine, les verveines faisaient une fête de couleurs et d’odeurs légères qui flottaient.
Françoise, reprise par cette émotion plus vivement ressentie à chaque entrevue, suivait un jeu mystérieux dans les yeux, parfois désolés, parfois volontaires de d’Arvallaz. Elle y apercevait, alternativement, le ramier et le vautour, le renoncement d’avance et la prière ou l’injonction, parce que tout s’autorise dans le rayonnant silence du regard.
Alors, elle fermait les paupières et, pour ne pas se trahir, pour ne pas saisir la main tentatrice qui lui offrait un morceau de pain ou des cerises, elle croisait sur ses genoux ses doigts devenus froids.
Dès qu’ils se taisaient, une peur la prenait d’agiter cette onde tranquille, répandue entre eux, de la rompre pour lui dire subitement qu’elle l’aimait, de se lever tout-à-coup, d’attirer cette tête dorée entre ses paumes et de l’appuyer contre sa poitrine, en laissant tomber les paroles caressantes qu’elle retenait d’un si pénible effort.
Elle le connaissait à peine, et il lui semblait qu’entre eux il y eût déjà des années d’attente.
Son éducation forte n’avait pu réduire les exagérations de sa nature ; rien n’avait remplacé auprès d’elle le pouvoir apaisant de la mère absente ; elle demeurait impulsive et passionnée jusqu’à la douleur, affaiblie dans sa résistance contre elle-même par la lassitude de ces dix dernières années, faites d’énervement stérile et de regrets sans consolation. Elle souffrait trop de tout ce qui n’avait pas été satisfait en elle, et, comme on ne peut oublier la faim qu’après avoir mangé, elle demeurait dressée sur la pointe de tant de désirs de toute nature, exaspérés depuis sa première jeunesse. Comme tous ceux qui sentent le prix du temps perdu, elle voyait l’immédiat ; la statue de jeunesse forte et saine, élevée devant elle, tout près, comme l’image de la seule divinité qu’elle reconnût.
Ce trésor devait lui appartenir ; avec le plus fin dilettantisme elle en saurait apprécier la valeur. Elle considérait cet abandon comme le prix d’une longue et épuisante aspiration qui n’avait pas trouvé son objet. N’était-ce pas lui qu’elle attendait, lui qu’elle avait vu s’appuyer parfois à la colonnade ruinée du temple de Zeus…
Pénétrée d’une volupté admirative de païenne et d’artiste, quand Bruno se dressait de toute sa haute taille, adossé au mur, elle dessinait mentalement le torse qui s’indiquait superbe, cambré sous la chemise bleue flottante, barrée d’une ceinture de cuir, les jambes sveltes, les attaches aristocratiques, le geste ample et désinvolte qui lui faisait lever les bras et les replier sous sa nuque en rejetant son feutre en arrière.
Pour elle, alors, les vêtements tombaient et la beauté entière de ce corps harmonieux vivait seule et se donnait.
Mais, elle espérait autre chose encore, et comme on suit de loin le vol d’un oiseau dans l’espoir qu’il va se rapprocher, elle regardait venir cette âme ailée vers la sienne, pour s’y poser. Elle aimait la candeur mélangée de pénétration d’un être naturellement perspicace qui a peu vu, mais voudrait voir, elle le sentait attentif à saisir tout ce dont il pouvait tirer une leçon, à s’emparer d’une idée pour la disséquer soigneusement ; elle aimait ses questions intéressantes, sa logique presque dure quand il discutait objectivement, sa modestie bien dosée et le côté tendre et rêveur qui perçait sous une certaine méfiance de montagnard racé, d’une brusque élégance.
Il y avait en lui tant d’assurance juvénile en sa vigueur paisible, nonchalante parfois, qu’elle savait que prise entre ces bras solides et tenue au-dessus de l’abîme, elle ne tremblerait pas, dans sa confiance absolue en leur soutien.
N’était-ce pas jusque là, d’ailleurs, que l’entraînait, sans la toucher, la belle main mouvante dans la chaleur de juin, qui élevait le verre comme un kanthare, avec une grâce antique, pleine de noblesse.
Dès qu’il avait disparu, le soir, sous les voûtes noires des arbres, après un adieu contenu, elle s’appuyait contre un ormeau, contre une pierre au bord de la route où elle l’avait accompagné et se sentait une douleur cuisante au cœur : le regret de l’avoir laissé partir sans provoquer un mot dont elle eût ressenti un grand bonheur.
Elle oubliait presque instantanément son visage. Dans un halo cendré, à peine distinguait-elle une confuse vision : des yeux interrogateurs baissés sur ses yeux, une bouche aux lèvres épaisses d’un dessin très pur, qui faisait une moue d’enfant déçu prêt à pleurer, des traits larges fondus en brume.
Elle ne le « retenait » pas, tout devenait vague, il était vraiment parti.
Cette tension du souvenir la fatiguait. Elle regagnait la maison solitaire, accablée d’une langueur qu’aggravait encore la séduction de la nuit.
À peine allongée entre ses draps, une envie folle la prenait de se lever, de s’habiller, de descendre à la ville, de grimper l’escalier du petit pavillon qu’il occupait seul, à l’entrée du jardin, chez ses parents, d’ouvrir sans bruit la porte de sa chambre et de le regarder dormir, calme et beau ; de l’aimer là, sans un effleurement, comme elle eût aimé dans son sommeil, l’enfant qu’elle n’avait point.
Dans l’intervalle de ses visites, les heures d’été, d’ordinaire si réconfortantes, n’étaient plus pour Françoise que des compagnes lourdes et traînantes qu’elle menait péniblement jusqu’aux portes du crépuscule.
Pour occuper le temps, elle copiait et brodait sur de la toile blanche des fleurs trouvées dans les pâturages, qu’elle interprétait à la façon décorative et simpliste des faïences de Thoune. Mais ses yeux, malgré elle, épiaient l’horloge peinte, dont le balancier luisant, à son gré, n’avançait pas. Vingt fois elle se levait, arpentait la chambre où elle avait réuni ses livres et les éléments de ses habituelles occupations. Vingt fois elle prenait un volume, interrogeait la rangée des titres sur les rayons de sa bibliothèque, avec l’espoir de retrouver un peu de calme et de patience à la lecture d’une page d’élection.
Son esprit ne pouvait se fixer. Elle oubliait la ligne à peine parcourue et recommençait sa promenade angoissée. Sans qu’il eût dit qu’il viendrait, elle l’attendait toujours et tressaillait comme si le moindre bruit, au dehors, eût été celui de son pas. Ce n’était rien pourtant. Un char grinçait aux ornières du chemin, quelque matou en chasse faisait glisser les bûches dans le tas de bois. Le silence se renouait autour de son front fatigué. Elle fermait les yeux, lasse de l’aimer : il était là, devant elle, réservé et silencieux, la regardant avec tant de soumission presque douloureuse que, fascinée par cette vision, elle étendait les mains pour le saisir, désespérée qu’il fût moins qu’une fumée, un mensonge dans sa solitude. Elle sortait et marchait lentement, à l’ombre froide des noyers, jusqu’au sentier découvert qui filait vers la ruine, entre deux champs de seigle.
Mais le splendide paysage lui paraissait éteint ; toute la vie qui s’en dégageait si fortement pour elle, en d’autres temps, était figée. C’était une perspective de doute et d’absence où passaient seules et strictement voilées, son infinie tendresse et l’inquiétude de son cœur.
À travers la vallée, elle interrogeait l’autre montagne. Il était là, sans doute, gravissant la pente, un petit point perdu sur quelque chemin rocailleux. Songeait-il à elle, de loin, avait-elle une place dans sa pensée ?
Et Françoise, assise sur le rebord du talus, près d’une mare où les crapauds chantaient le soir, parlait à l’aimé :
« Pourquoi, disait-elle, n’es-tu pas demeuré l’inconnu ? Pourquoi t’ai-je vu te lever dans ma vie, comme les passeroses se lèvent dans mon courtil, grande et douce fleur. De mon existence d’hier, tout s’efface, les joies comme les peines ; le miroir où se reflétaient mes années s’est brisé. Mon passé n’est plus qu’un fond vaporeux d’où se détache ta beauté, ô ma statue. Comment donc étaient les jours ? Je ne me souviens plus. De quoi furent-ils faits, ceux que ton image n’emplissait pas tout entiers ? Ai-je respiré si longtemps un air étranger où ne passait pas ton souffle. Ai-je vécu ? Maintenant, que tu verses dans ma coupe phyltre ou poison, je dois boire, comme tu as bu le verre d’eau que je te donnai. Trouverai-je la folie ou la sagesse ? Qu’importe ! Te voici l’idole et je t’adore. Mon cœur est un autel brûlant où je t’offrirai tous les sacrifices, et quels dons ne déposerai-je pas entre tes mains. Mais, dois-tu les tendre vers moi. Demain peut-être, je te reverrai, tu te tairas, je resterai muette. Je ne pourrai pas te demander le pourquoi de ton silence, tu ne chercheras rien dans le mien. Sommes-nous donc implacablement séparés ?…
La brume, peu à peu, enveloppait la montagne, et Françoise, immobile, s’attardait jusqu’à ce qu’une haleine fraîche, glissant sur son cou, vint l’avertir de songer au retour.
Elle rentrait, rompue comme après une longue course aux alpages. Sur ses épaules s’attachait le poids des heures de bonheur, plus accablantes d’être perdues, la nuit caressante prenait tout l’enclos entre ses bras frais, un dernier pas mourait sur la route.
Elle était seule. Dans l’obscurité environnante, il n’y avait plus que le cri des hiboux montant vers la forêt et la plainte de son amour.
Dans sa retraite montagnarde, Mme Joran était privée de musique.
« Venez donc chez nous, dit Bruno, le piano dort en l’absence de ma mère, vous pourrez travailler tout à votre aise ».
Elle descendit et revint presque chaque jour.
La maison d’Arvallaz, massive et sévère, avec sa tour et ses ouvertures grillées, avait un air de forteresse. Pendant le séjour de toute sa famille à la montagne, Bruno en demeurait l’unique gardien.
Dès le seuil, comme à l’entrée d’une église, la fraîcheur du corridor obscur et dallé vous jetait sur les épaules sa chape grise. À travers la porte du cellier filtrait une odeur rustique de pommes et de vendange.
Le grand salon était blanc de housses ; les hautes fenêtres, sans rideaux, donnaient sur le vieux jardin où l’été jouait dans le pré, au soleil, avec les ombres espiègles des feuilles avec des pétales d’églantier rouge, avec les balles d’or ronflantes des abeilles. Ce jardin, entouré de murailles élevées, était une exquise thébaïde où le passé se recueillait à l’abri d’un grand poirier penché.
Il y avait, dans les allées, des silhouettes d’autrefois et, dans l’air, des paroles qu’on ne dit plus. Les groseilliers chargés de pendeloques s’inclinaient avec grâce vers les larges bordures de buis ; auprès d’une citerne tarie, un banc vermoulu s’affaissait. Partout, une fatigue et une coquetterie anciennes et délicieuses : dans les marbres ébréchés des perrons, comme dans les rameaux courbés des glycines, exténuées de former depuis si longtemps des berceaux. Une langueur vous prenait dès les premiers pas autour de la pelouse où survivaient maints promeneurs disparus. Là, Françoise aimait s’étendre au pied d’un cornouillier, aux branches d’un noir d’ébène. Bruno, marchant doucement comme dans la crainte de l’éveiller, venait la rejoindre et s’asseoir auprès d’elle. Ils se regardaient longuement sans parler. Tous deux soupiraient de se sentir des âmes brûlantes, lancées l’une vers l’autre et qui se contenaient. Françoise mâchait les tiges vertes des graminées, froissait une fleur de mauve, tandis que son ami traînait doucement un épi fin de brome, sur son bras nu.
Elle disait : « Vos mains sont belles ».
Il répondait : « Vous trouvez… » Et puis, les mots ne venaient plus. Ils sentaient tant de caresses au bord de leurs doigts, tant de baisers au bord de leurs lèvres, qu’ils demeuraient étouffés sous la voluptueuse douceur des réticences. Leurs pensées se pénétraient presque douloureusement jusqu’à les obliger à détourner la tête et d’Arvallaz, secouant ses mèches blondes murmurait avec la ferveur d’un aveu :
« Comme on est bien dans ce jardin. »
Mme Joran pensait :
« On est bien parce que vous êtes là, tout près, doux ami, parce que vous m’aimez peut-être…, parce que je vous aime. Il y a plus que l’été ensorceleur entre nous, plus que le vent de quatre heures qui vient émouvoir les feuilles du cornouiller. Il y a cet orageux silence qui nous baigne et nous étourdit, il y a la magie des mots que nous ne disons pas. Ce n’est pas cette verdure sucrée que mes dents pressent, c’est la soie lumineuse de vos cheveux ; ce n’est pas cette corolle mourante que je meurtris, c’est la rose tant désirée de votre bouche. Vous le savez et vous ne le savez pas. Je me voudrais tout-à-coup endormie parce que mes yeux ne peuvent plus se taire, parce qu’il y aura tout-à-l’heure un cri dans ce jardin »…
Et Françoise serrait ses tempes où une folie commençait à battre.
Par moments, Bruno se levait avec une impatience soudaine dont il n’était pas maître. Elle le voyait étendre les bras, arquer sa taille élégante, et puis rire et s’éloigner, pour lui cueillir une fleur ou un fruit. Il apporta un jour des groseilles qu’il offrit sur sa main tendue ; Françoise avança les lèvres, prit les grappes une à une, mettant dans la paume brune, qui se contractait, le chatouillement d’un baiser. D’Arvallaz avait pâli, ils se recouchèrent sans rien dire, des abeilles sonnaient autour d’eux.
Quelquefois, ils se faufilaient, comme en maraude, dans un grand carré de framboisiers. Bruno réunissait les framboises en tas, disant : « Vous savez, il faut en manger beaucoup à la fois, c’est meilleur. »
Et Françoise sentait, plus que l’arôme des fruits, l’odeur fine de la peau dorée, saignante sous les pulpes écrasées.
Comme cet amour grisant, qui la tenait toute, avait un goût d’été, de treille chaude, de chair parfumée. Il lui prenait la tête, autant que le fin muscat du pays, il secouait toutes ses veines constamment palpitantes ; de la nuque aux talons, il la faisait subitement glacée au milieu de cette chaleur.
Cependant, elle s’irritait contre elle-même de vouloir cet homme avec autant d’âpreté sauvage, de ne pouvoir résister au vertige de cet exaltant contact. Elle eut souhaité transformer toutes les convoitises de ses sens en une effusion d’âme portée à un sublime degré. Il lui semblait, tout-à-coup, donner un grand coup d’aile et l’enlever diaphane, léger, jusqu’au delà des neiges éternelles, qui maintenaient leur blancheur à l’horizon.
Elle essayait de se convaincre de sa propre force, en faisant appel à toute sa volonté :
Maintenant, pensait-elle, je crois que je pourrais mettre mon front contre son épaule, lui donner mes deux mains sans tressaillir, parce que j’aime son cœur et tout ce qui est en lui d’épeuré et de délicat ; maintenant je crois que je peux regarder au fond de ses yeux sans vaciller… Mais le moindre frôlement, de nouveau, hérissait toute sa chair, elle se mordait les lèvres cruellement et disait :
« Rentrons, voulez-vous ? »
Ils se retrouvaient au salon.
Les contrevents demeuraient à moitié clos. Dans cette ombre tranquille, Bruno semblait garder tout le soleil et la joie du jardin.
Françoise chantait ; il écoutait la voix légèrement cuivrée poignante d’émotion, et mettait ses deux mains sur son visage. Alors elle se levait, écartait les doigts, qui tremblaient un peu, et demandait :
« À quoi songez-vous ? »
Il répondait « à rien »… sur le ton dont il eût dit : « À vous, rien qu’à vous. »
Il leur paraissait qu’ils devaient demeurer très longtemps ensemble, jusqu’à ce que l’un deux eût le courage de livrer son secret, jusqu’à ce que le bonheur, devant leurs pas, ouvrît à deux battants ses portes d’or.
Ils supportaient mal ces longs moments où ils entendaient l’amour marcher pieds nus dans la chambre.
Françoise examinait les portraits d’ancêtres pendus à la muraille. Elle se figurait la tante Pelterini sautant, alerte, à bas de son cadre, pour rejoindre quelque galant sous les tonnelles, tandis que la lune avivait l’orient des perles de sa busquière ; elle voyait se mouvoir des bataillons étincelants dans la cuirasse de l’oncle Anthelme, qui fut au service de Naples et quelques malicieuses couleuvres frétiller dans le sourire des princes évêques, aux gants bossués d’orfrois, dont les jolies dames, baissant leurs yeux futés, avaient dû solliciter plus d’une pressante absolution.
Elle se rappelait tout à coup qu’il fallait grimper jusqu’à sa maisonnette.
D’Arvallaz priait : « Restez à souper avec moi, voulez-vous ? Je vous accompagnerai ce soir. Je suis tout seul. »
Il disait cela tristement et Mme Joran serrait ses mains jointes, pour ne pas le prendre contre sa poitrine en lui disant :
« Non, vous n’êtes pas seul, vous savez bien que je suis là, et ne voyez-vous pas combien, combien je vous aime. »
Ils soupaient. La salle à manger sentait bon le pain chaud et les confitures. Il y avait, sur le buffet, des brugnons et des roses et, dans un coin, sur une petite table, la corbeille à ouvrage de Monique, la servante grasse et sournoise, qui, du coin de l’œil, les observait.
Bruno disait en prenant le tricot commencé, du geste malhabile dont les hommes touchent les ouvrages de femmes :
« Voyez les bons bas que me fait Monique pour l’hiver. »
Et Françoise répondait en riant : « Moi aussi, je sais bien tricoter. »
Ils se connaissaient depuis quelques semaines, lorsqu’une occasion survint d’un voyage à faire ensemble.
Ils montèrent dans le coupé de la poste, qui devait les mener de l’autre côté de la vallée ; un terrible orage se préparait.
Lui, très gai, mordait des fruits verts, un gâteau qu’elle lui reprit, y imprimant ses dents intactes et bien alignées, dans un mouvement de fauve qui le déconcerta. Un instant interdit, il la regarda et posa sa bouche à la même place, en souriant. Au-dessus de la vallée bleu sombre, la foudre commençait à gronder. À mi-chemin, il descendit pour lui donner un peu d’eau, le vent soufflait avec force, une poussière aveuglante volait.
Ils ne riaient plus et se taisaient.
Arrivés au relais, ils se séparèrent et, debout sous l’averse enfin déchaînée, dans sa grande pèlerine brune, il la vit partir avec une très éloquente tristesse.
Quand elle-même se trouva dans l’auberge où une personne venue de Paris, l’attendait, après avoir donné quelques heures de feinte gaieté, elle gagna sa chambre et, jetée sur son lit, se mit à sangloter, appelant son ami, lui réclamant tout ce qu’il venait d’emporter d’elle et sentant plus que jamais ce soir-là, combien violemment elle l’aimait.
Il est des sentiments qui dépassent les frontières de la vie, et nous situent d’avance dans l’au delà, tant ils mettent d’irréel dans la réalité des jours.
Ceux qui les éprouvent sont des voyageurs séduits par le charme d’une grève, qui s’avancent dans le mirage de l’eau glauque et dorée, se posent sur une pierre parées d’algues, puis sur une autre, sans s’apercevoir que le flot montant, flaireur de proies, les suit et les enferme.
Et quand ils se retournent, il ne leur reste plus qu’à s’appuyer à la falaise pour mourir.
Mais, mourir dans le prestige d’un soir chantant sur la mer, mourir dans un superbe rejaillissement d’écume, sous l’âcre baiser de la vague, bombée comme une sirène traîtresse et si câline, qui semblait vouloir seulement se coucher à leurs pieds.
C’est ainsi que Françoise s’était aventurée, sans un geste en arrière, vers la muraille compacte et dure, talonnée par l’onde envahissante, toute à l’éblouissement des lumières, des souffles embaumés des harmonies divines qui se jouent sur l’océan de la passion.
Peu lui importait maintenant le naufrage, pourvu que ce fût avec lui, par lui.
Être venue là, toute seule, pure démence ! Mais l’apercevoir, les bras tendus, le front calme au-dessus du danger, prêt à le partager avec elle, l’entendre dire : « Je te donne ma vie, je te donne ma mort » ! n’était-ce pas cela, l’amour ? Et n’était-ce pas ainsi qu’il s’affirmerait demain pour la protéger et la soutenir, pour lui jurer d’être à elle jusqu’au bout.
Sur la place ruisselante où la poste s’était arrêtée, elle lui avait tendu la main, à la hauteur des lèvres, frôlant sa moustache rase ; mais il l’avait serrée doucement et laissée retomber, sans la baiser.
Avait-il compris qu’elle eût voulu se faire toute petite, dans les plis ténébreux de l’ample manteau, pour qu’il l’emportât n’importe où, mais qu’elle fût à lui, contre lui, à la place ardente où vivait le secret de sa vie, s’il en avait un ?
Cette idée la déchira. Que savait-elle de lui ? Très peu de chose. Il lui parlait de sa famille tendrement aimée, de ses amis, de sa besogne journalière, de ses années d’études volontiers rappelées, de ses projets d’avenir ; était-ce tout ?
Peut-être qu’une autre femme depuis longtemps, occupait sa pensée. On n’arrive pas à vingt-huit ans sans amour. Inopinément, elle venait traverser cette existence inconnue, prise sans doute. Ne pouvait-il la deviner et se dire qu’elle se méprenait.
Alors, une sorte de rage s’empara de cette âme volontaire, un orgueil d’acier le redressa : non, elle avait vu clair au fond des transparentes prunelles, il n’y avait rien dans cette vie, il ne pouvait rien y avoir, et désormais, il n’y aurait qu’elle.
La tête secouée sur l’oreiller par cette crise de larmes, elle s’endormit.
Comme elle se reposait au jardin le lendemain, on lui remit une lettre. Dans ce séjour très passager elle n’attendait aucun message. C’était lui, cependant, qui au revers de sa carte de visite, lui disait, de façon détournée, toute la peine de la séparation de la veille et, comme une glycine douce contre un mur blanc, sur le rectangle clair, entre les lignes, fleurissait l’aveu.
Il venait à elle. Françoise se sentit émerveillée.
Sans attendre, mais sans se livrer, elle lui répondit de telle manière qu’il pût comprendre, tout comprendre s’il le voulait.
Quand elle retourna à la ville, il était seul et paraissait souffrant.
Ils sortirent pour des emplettes, ne se disant rien, sentant leurs âmes l’une contre l’autre et leurs corps méfiants, prêts à se fuir.
Ensemble ils soupèrent dans la maison vide, puis ils reprirent le chemin du village, sans une allusion à tout ce qui vivait entre eux.
Bruno, surpris de cette réserve, n’osait faire le premier pas. Il pensait :
« Elle m’observe, elle veut voir où j’en viendrai, je ne bougerai pas. »
Il surveillait malgré lui la face mobile, les yeux pénétrants dont l’insistance droite lui donnait de légers frissons. Il lui paraissait qu’un grand cercle dur, entourant sa poitrine, se resserrât jusqu’à lui faire très mal. Il eût voulu prendre une résolution définitive, tenir entre ses mains cette petite créature qui le bravait, peut-être, et lui dire :
« Vous m’aimez, n’est-ce pas ? dites que vous m’aimez ? »
Et si elle avait dit : « oui », s’agenouiller et baiser le bas de sa robe, et la regarder tendrement, sans plus rien lui demander.
Il se rappelait la première heure où la tentation avait été si forte de cacher sa tête sur les genoux de Françoise, pour faire acte d’humilité aux pieds de la femme fragile qui sait dominer.
Depuis, elle lui avait écrit des mots qui encouragent, il croyait savoir maintenant qu’elle l’aimait et elle marchait près de lui, impénétrable, comme quelqu’un qui ne se souvient pas.
Il pensa : « Il y a dans l’ombre de toute femme un grand point d’interrogation. Celle-ci va me quitter, me laisser aux prises avec l’incertitude qui me pince le cœur. Maintenant qu’elle est sûre que je l’aime, elle va me faire souffrir et combien de temps ! »
Et il sentit une fois de plus, comme tant d’autres, que la force d’un homme n’est que faiblesse en face de la faiblesse plus grande et toute puissante.
La lune donnait en plein sur le paysage calme aux lignes onduleuses ; parvenus sur le plateau, avant le village, ils s’arrêtèrent pour dire : « Comme c’est beau ! » parce que ni l’un ni l’autre ne voulait dire autre chose.
Sous un jeune noyer dont les feuilles s’entre-caressaient au vent de la nuit, elle s’arrêta, prononça : « Bonsoir », à voix basse et le quitta.
C’était aux derniers jours de juillet.
Le matin suivant, chez Françoise la porte s’ouvrit et sur le seuil, il apparut, légèrement pâle et comme amaigri tout à coup, en l’apercevant.
Il dit : « Bonjour » et s’assit avec une oppression frappante. Elle s’approcha, sonda ses yeux et l’embrassa sur la joue, rapidement.
Il se taisait.
Comme de coutume, ils mangèrent ensemble, énervés. Par contenance, il la taquinait. Alors elle leva un doigt d’un geste de gamine, prête à frapper, mais elle s’arrêta court devant la joue tendue et y mit un second baiser. Puis, découvrant un vacillement dans son regard, comme elle était debout près du banc où il s’appuyait, elle se courba vers les lèvres offertes, et s’anéantit dans l’ivresse de ce premier contact.
Les lèvres fermes ne cédaient pas et la tenaient suspendue, avec une volonté à la fois gourmande et chaste, qui l’étonnait. Comme pour mêler leurs âmes, pour s’imprégner l’un l’autre de tout ce qu’ils ne s’étaient pas dit, ils demeurèrent ainsi, leurs fronts unis et les yeux fermés, en face de leur bonheur.
Quand Bruno se fut doucement dégagé, il se leva, s’étira dans un mouvement lent de dormeur qui s’éveille, la contempla toute menue devant lui et ce cri jaillit de sa chair vivace : « Ah ! je voudrais vous écraser ! »
Elle ouvrit les bras en riant, offrit sa poitrine et dit : « Écrasez-moi. »
Une lueur d’irrésistible désir verdit les yeux bleus. Il l’éblouit de ce regard du mâle qui part, brille et frappe comme un javelot, la prit contre lui, baisant la nuque ronde, les cheveux gonflés qui tournaient en coquilles près des oreilles, mordant doucement les doigts repliés, la grisant d’une pluie de caresses tenues en bride, qui maintenant s’échappaient, de caresses ardentes et franches, l’enveloppant toute de ses bras refermés, dans un geste possesseur qui signifiait : « Enfin ! »
Et Françoise étourdie, les paupières closes, abandonnée songeait : « Oui, être ainsi au-dessus de l’abîme, être ainsi en face de la mer. »
Ils allèrent dans la chambre où elle travaillait d’ordinaire et Bruno s’étendit sur un divan qui en occupait l’angle.
Elle s’agenouilla près de lui, passa un bras sous sa tête, demeurant tout contre son visage : « Tu m’aimes ? »
« — Oui ! »
Il était tout entier dans ce mot bref, lumineux et sans détour, d’un jet, comme un beau peuplier au grand soleil. Et la jeune femme, le cœur gonflé d’une surhumaine tendresse, appuyant son front sur les belles mains réunies, ne bougea plus.
De ses prénoms, ne voulant retenir que celui de Marguerite, que personne ne lui donnait, pour la première fois, d’Arvallaz murmura doucement : « Gretel ! »
Jusqu’au crépuscule, inconscients, ils demeurèrent enlacés dans une somnolence délicieuse.
Une vapeur rouge entrait dans la chambre, le couchant était magnifique. Bruno alla vers la fenêtre et souleva le rideau, puis, entourant la taille de Gretel : « Sortons, veux-tu ? »
Ce « veux-tu » était accompagné d’un sourire tout nouveau pour elle, un sourire qui promettait toutes les joies et, venu de haut, planait sur l’heure comme un large épervier blanc.
Ce « tu » c’était la possession commençante, l’acheminement. Elle s’appuya contre lui et dit : « Sortons, si tu veux. »
Ils allèrent très lentement vers la ruine, qu’on apercevait de sa maison, au bout des champs. Bruno penché, touchait son épaule, il disait :
« Si tu savais comme je suis heureux. J’étouffais, je puis parler maintenant. Depuis le dernier soir où nous avons soupé ensemble, à la maison, j’avais quelque chose de lourd, de très lourd sur le cœur, qui me donnait envie de pleurer, de crier. Cela ne pouvait plus durer. Et quand tu es venue, je ne savais que penser de ton silence, de ta mine sérieuse, mais maintenant je sais : mon amour ! mon amour ! »
Ils s’arrêtèrent.
Devant eux, les vignes étagées, les chalets bruns, la forêt et, par dessus, la montagne nue, mélancolique, semblaient peints par un enlumineur en possession de tous les secrets des ors et des pourpres, des violets profonds, des bleus de nuit.
Bruno, couché au pied d’un chêne, regardait son amie, et Gretel traînait sa main fine sur les cheveux blonds, très doux, où se glissaient des rayons.
Alors, il lui sembla qu’elle venait de naître et voyait ce pays pour la première fois.
Quand il dut partir, elle demanda : « Tu viendras me voir ? » d’un ton singulier.
— Oui, je viendrai.
— Et comment viendras-tu ?
— Je sais. Pour venir vous voir, Madame, il faut quitter la ville quand tout le monde repose, rabattre sur ses yeux un chapeau pareil à ceux des garçons d’ici et frapper à votre porte au coup d’onze heures. Ai-je bien compris ?
Sa voix, devenue hardie tout à coup, l’air décidé de son visage heureux, firent tourner une onde bouillante dans les veines de Gretel et, se coulant contre la hanche de son ami, une dernière fois, féline, elle dit, les paupières à demi-fermées :
« Tu as compris. »
Deux jours se passèrent. Elle descendit à la ville, agita la cloche de la maison silencieuse, mais personne n’ouvrit. En repassant devant le petit pavillon, elle aperçut Bruno à son balcon. Il souriait, elle monta.
— Bonjour Madame, j’ai entendu votre coup de sonnette et je me suis dit : Voilà quelqu’un qui me veut !
— C’est beaucoup dire ; bonjour, Monsieur ».
Mais déjà, il la considérait avec un visage changé et l’attirant impérieusement, l’enivra de la fraîcheur de son baiser.
D’Arvallaz ignorait les mauvaises habitudes des fumeurs, l’âcreté de la cigarette ne l’avait jamais tenté et Gretel, nichée près de lui, dans un grand fauteuil, répétait :
« Tu sens bon, toi, comme tu sens bon ! »
Et dans la petite brosse, vermeille comme la paille à midi, qui ombrageait sa lèvre forte, elle aspirait une vivante odeur de chair jeune qui la faisait défaillir.
Il étendit la main, dégrafa lentement le corsage, posa sa tête sur la gorge dure et froide, la réchauffant d’un balancement léger et tout-à-coup, se regardant jusqu’au fond des entrailles, frémissants, ils se défièrent. Mais une ombre soudaine descendit sur les traits de Bruno, sa bouche se crispa, il murmura :
« Je n’ai pas le droit. »
Avec cette parole, une lame s’enfonça dans le cœur de Mme Joran, elle dit faiblement :
« Alors, nous ne devons plus nous revoir. »
Bruno demeurait immobile, comme endormi.
Puis, subitement, il se reprit, marchant à grands pas dans la chambre et s’asseyant devant sa table, il se mit à écrire sur une page commencée.
On n’entendait que le grattement de la plume sur le papier.
Des minutes passèrent. Il écrivait d’une manière fébrile, sans lever les yeux, pour écrire, pour ne pas parler.
Visiblement, il luttait, s’arrêtant une seconde avec un grand soupir, reprenant sa plume aussitôt.
« Que fais-tu donc, mon ami ? » demanda Mme Joran, pour l’interrompre.
« — Rien d’intéressant, un rapport ».
Elle se leva, entourant ses épaules, et penchée vers lui :
« Tu penses à ce que tu écris ? »
Il abandonna la table, la forçant à reprendre sa place dans le fauteuil, s’inclina devant elle et d’une voix timide, qui voulait se faire pardonner : « Tu me prends avec toi, ce soir ? »
Elle répondit par une étreinte. Sur le visage de Bruno, la lumière était revenue.
Ils descendirent au grand salon, attristé sous son linceul. Mais Bruno poussa les volets, le jour entra, chargé des senteurs capiteuses du jardin ; des éclats dorés brillèrent aux vieux cadres, les visages des portraits s’animèrent. Mme Joran se mit au piano et chanta. Bruno songeait, la tête dans ses mains.
Monique leur servit un souper qu’ils regardèrent à peine ; leurs doigts se frôlaient sur la nappe, devant la porte ouverte, des feuillages, touchés par l’haleine du soir, remuaient. On entendit tinter le premier coup de l’Angélus.
« Allons », dit Bruno, et ils partirent.
À peine hors de la ville, il fit à Gretel une ceinture de son bras nerveux, qui la serrait et tremblait par moments.
D’un accord tacite, ils ne voulaient troubler par aucune parole cette marche vers l’amour ; les cailloux roulaient sous leurs pas, ils se contemplaient comme on boit, avec délices, pour étancher la soif des jours brûlants.
Des toits se profilèrent entre les boules ténébreuses des noyers.
Ils s’étaient séparés. Mme Joran voulait congédier une fille qui l’attendait là-haut.
Elle avait dit :
« Tu verras ma robe blanche sur la galerie. »
Bruno s’allongea à vingt pas de la maison, sous un pommier, baigné dans l’herbe haute du pré, sans pensées, écoutant le chant de ses veines émues, de son cœur prêt à éclater.
La robe blanche parut, plus blanche sous un rayon de lune.
D’un bond, il franchit l’étroit perron et se trouva dans les bras de son amie.
Pour la première fois, il sentait vraiment le corps de Gretel, à travers le linon mince du vêtement lâche, doux au toucher. Ses doigts glissaient comme au long d’une statuette précieuse enveloppée de soie.
Tout à coup, très simplement, avec un air satisfait d’être nu, elle l’aperçut debout devant elle, et, saisie d’admiration à la vue de ce marbre très pur, joignit les mains, adorant sa merveilleuse beauté.
Les fenêtres étaient ouvertes. On entendait la cantilène du grillon et le chuchotement mouillé de la fontaine.
De temps en temps, une branche remuée frottait le bois du chalet, l’aromatique odeur d’arole s’exaspérait dans la chambre. Dans la demi-obscurité passaient les froissements d’ailes des sphinx.
Bruno dormait.
Gretel l’écoutait dormir.
Son souffle tranquille rafraîchissait le visage de son amie, il y avait une grâce sculpturale dans le désordre de ses cheveux blonds.
Et maintenant qu’il était son amant, la chair de sa chair, maintenant qu’elle avait vu avec extase cette splendeur abattue sur son sein, la parole entendue lui revenait douloureuse : « Je n’ai pas le droit. »
Ainsi le voulaient des lois qu’il considérait comme inexorables. Il était libre de l’aimer, de lui donner tout son cœur, toute sa vie, mais de loin.
Elle pouvait lui vouer toute sa tendresse, toutes ses pensées, mais se taire. Ils n’avaient, pleinement, que le droit de souffrir.
Et cependant, tel que l’avait pressenti son désir, il était là, vaincu et dormant, si paisible, abandonné, confiant, livré à elle corps et âme. Elle avait entendu ce cri, l’hymne bref le plus impressionnant de la nature, la clameur venue du fond de la vie, allant vers la vie, par dessus le geste qui crée, l’éternel, l’inlassable cri.
Un tumulte grandissait dans sa chair affamée, une révolte instinctive et féroce : Pas le droit !
Et, laissant aller son front sur la poitrine soulevée par un rythme lent, elle redit entre ses dents : « Oh ! toi, tu es à moi, tout à moi ! »
Le jour qui se levait était un dimanche.
Bruno devait aller voir ses parents.
Il s’éveilla, surpris d’abord par une vision inusitée, puis sourit comme quelqu’un qui se rappelle et se blottit contre sa maîtresse, avec l’élan vif d’un enfant qui se cache.
Gretel lui disait : « Pourquoi ne peux-tu pas quelquefois être petit, tout petit ? »
Et lui, riant d’un rire sonore, allongeait son bras de jeune dieu contre la paroi rousse, disant : « Vois comme je suis petit, tout petit. »
Elle respecta la place, tiède encore, que son corps admirable avait creusée, mit des fleurs dans sa maison et passa la journée étendue sous les noyers, à reprendre minute par minute cette nuit de volupté, à retrouver, à travers leurs étreintes, cette pureté visible en lui, comme le caillou blanc dans l’onde du ruisseau.
Elle établissait une parenté hautaine et forte entre les lignes de la statue et l’apparence, non moins belle, d’une âme qu’aucun souffle funeste n’avait ternie.
Maintenant qu’il s’était détaché d’elle, avec la réflexion, elle l’aimait plus encore pour son scrupule, pour cet effort en arrière avant la capitulation, elle y voyait une pudeur qui l’attirait.
Elle vécut plusieurs jours dans cette unique pensée. En reliant la signification des mots à celle de certains gestes concis qui lui étaient particuliers, elle sentait avec délices son vœu secret s’accomplir : autant qu’il l’avait prise, il s’était donné.
Souvent, à Paris, au cours de discussions avec ses amis, elle s’était cabrée devant l’affirmation, répétée par chacun, que l’homme prend, qu’il ne peut que prendre.
Tous ces hommes, quels que fussent leur âge, leur condition, leur mentalité, lui avait redit la même chose :
« Vos pareilles sont extraordinaires : elles n’arrivent pas à comprendre, en sortant de leur point de vue féminin, que nous pouvons avoir le meilleur de nous-même entre les mains d’une femme et, néanmoins, en rechercher une ou plusieurs autres, pour des motifs tout différents de ceux qui nous attachent à la première et sans préjudice pour l’amour voué à celle-là. Ceci, uniquement, parce que nous sommes les mâles chercheurs et conquérants, l’élément actif de l’humanité, en face de la passivité nécessaire des femelles qui doivent exclusivement se soumettre et se donner. »
Ce raisonnement du plus fort, du plus libre la blessait. Non pas dans l’instinct sensuel ; elle était trop intelligente pour ne pas admettre l’évidence et séparer les cas : l’homme, libéré de tout souci du côté des conséquences et la femme devenue mère pliant sous le fardeau et la honte de la faute dénoncée. Non, ce qui la révoltait, c’était cet aphorisme érigé en loi, sans l’exclusion possible d’un être de choix assez épris, assez déférent en face d’un amour absolu, épanoui dans sa vie, pour se donner, lui aussi, et ne jamais se reprendre, et accomplir cet acte qui n’était, à ses yeux, ni une faiblesse ni une défaillance, mais une reconnaissance pleine de noblesse et de respect.
Elle avait eu beau s’indigner, dire à ces sceptiques qui souriaient : « Comment, vous qui avez été élevés dans la dignité, dans la notion du beau, de la valeur intellectuelle et morale, vous qui n’aimez pas la boue sur vos bottes, quand vous roulez dans les bras d’une créature quelconque, quand vous mêlez votre chair et votre essence à une chair vendue vous ne vous sentez pas souillés, vous ne donnez rien de vous ?
« — Nous ne donnons pas, nous prenons ; même moins, nous accomplissons un acte purement matériel, instinctif, vite oublié qui se renouvelle sans entamer notre âme, sans altérer aucunement notre conception de toutes les belles et bonnes choses que nous savons apprécier, en dehors de celle-là. Et puis ce n’est pas à chaque tournant de route que se rencontrent une vraie femme, un véritable amour. »
Elle pensait : « Puissé-je être pour lui la vraie femme, le véritable amour ! »
Elle avait senti tout ce qu’il lui apportait de sincérité, d’adoration à sa manière énigmatique et fruste, mais si touchante ; de confiance en sa sagacité de femme avertie, éduquée par le chagrin, qui avait vu déjà beaucoup de choses et beaucoup de gens.
Elle avait senti qu’il mettait son cœur, si peu éprouvé jusque-là, mais pantelant aujourd’hui et conquis par elle, entre ses deux mains ; elle savait ce que voulait dire sa façon de cacher sa tête dans son cou et de se taire obstinément.
Elle le trouvait adorable ainsi, et toute son âme se fondait à la pensée que, réfugiée en elle, lui le grand, le fort, il avait dit : « Gretel, j’ai peur. »
Alors, un peu triste et maternelle, elle l’avait caché plus encore en disant : « Tu as peur de moi, pauvre amour ! »
Il revint au milieu de la semaine, lui conta sa montée vers le chalet paternel, le dimanche précédent. La tête lui tournait, sur la route, au soleil. Il était allé très lentement, comme un homme ivre, les yeux fermés tout le long du chemin.
Il disait : « Tu sais, en passant sur le pont, en voyant le fleuve constamment en colère, qui semble vouloir châtier, j’ai pensé qu’il eût fait bon mourir, ce matin là, après t’avoir aimée, mais en faisant quelque chose de bien. »
Gretel, mentalement acheva sa pensée : « parce que, ce que nous avions fait la veille, c’était quelque chose de mal. »
Mais elle se garda de le dire.
Avec toute la lucidité dont elle était capable, en jetant un regard en arrière sur la nappe terne de son passé, elle se demandait : « Est-ce mal, d’avoir mêlé jusqu’à ne plus les reconnaître nos âmes avides l’une de l’autre, de n’avoir été qu’une seule chair extasiée et trépidante, d’avoir confondu les accents de notre plus âpre vouloir en un seul cri. Est-ce mal d’avoir vécu une seule vie en quelques heures, d’avoir saisi les corolles rouges et enflammées tendues vers nos mains, tandis que la moisson coutumière et grise nous réserve cette mouture amère qui fait le pain quotidien. Non ! je rends grâce à ce jour qui a plié devant moi les genoux de mon amant, je rends grâce à la nuit qui me l’a donné. Il est maintenant la lampe resplendissante dans mon obscurité, je puis tresser des guirlandes et les suspendre à ma porte, je puis chanter dès le matin. »
Enivrée, elle berçait lentement son ami, vaincu par le sommeil.
Mais, leurs désirs renaissaient de leurs rêves. Sans paroles, ils se reprenaient dans un triomphant délire, et Gretel, sentant sous sa nuque les longues mains nouées et volontaires, ne retrouvait, dans ses pensées chavirées, que deux mots : « Mourir ainsi ! »
Souvent, en pleine nuit, avec un rire qui sonnait allègrement dans la chambre, Bruno murmurait : « J’ai faim. »
Agile et blanche, Gretel allait prendre sur le dressoir des pommes et du pain, un bol de lait frais sur l’appui de la fenêtre. Elle posait une assiette sur le drap en disant : « Prends garde ! ».
Le jeune homme croquait, sans rien dire, les fruits mûrs qu’il partageait avec elle, et tendait sa bouche vers l’écuelle pleine. Elle s’amusait de voir les gouttes crémeuses perler sur sa lèvre, encore meurtrie de leurs baisers, et puis, serrée contre lui, avec un frisson jusqu’aux pieds, demeurés nus sur le plancher, elle disait : « Réchauffe-moi, maintenant. »
Les bras caressants rattachaient leur fermoir et tous deux s’endormaient, avec de grands soupirs.
Maintenant, sur le cœur de cette femme si complètement à lui, Bruno se laissait aller à la dérive, comme s’il fût tombé dans le fleuve menaçant.
Il lui disait : « Oh ! mettre ma tête sur ton épaule, adorée, m’oublier moi-même, être oublié de tout, ne penser qu’à toi, ne voir que toi. »
Et, d’un geste presque farouche, il retrouvait sa place favorite, contre le cou bruni de Gretel, il y appuyait son front, comme s’il eût voulu l’enchâsser dans la chair provocante de son amie.
« M’oublier moi-même ! » Gretel savait trop ce que cela voulait dire.
Elle traduisait : les oublier, eux, les maîtres qui, jusqu’alors, avaient tenu, serrées entre leurs mains autoritaires, les rênes de sa vie ; qui lui avaient montré, dans le catholicisme, le seul appui véritable de l’âme et de la conscience et désigné l’étroit chemin du devoir comme une sente périlleuse, où l’on peut juste poser un pied devant l’autre, au risque de tomber, si l’on ne se cramponne pas, de toute sa force, à la religion.
Or, ce devoir, très strictement compris, il fallait ternir de son ombre austère toutes les manifestations de la vie ; il fallait lui asservir d’abord l’amour, qui doit être exclusivement le prétexte licite à la fondation d’une famille, il fallait lui sacrifier tous les élans, tous les enthousiasmes, les abattre sans pitié, comme on coupe les courtilières tueuses de récoltes, parce qu’il y a un Dieu, un jugement, une éternité.
Gretel, dans la solitude relative de ses premières années, s’était habituée de bonne heure à considérer les choses autrement.
À l’instant où sa vie chancelait, comme l’arbre que la tempête déracine, elle avait été amenée à composition, passé vingt ans, sous le coup d’un chagrin terrible ; le mirage momentané d’une affection nouvelle, qu’elle croyait susceptible de tout remplacer, l’avait illusionnée, mais l’heure de la reprise sonnait.
Entre les bras de son amant, la femme, que Bruno appelait tendrement Gretel, s’était « éveillée » plus païenne, plus vibrante que jamais et interdite de ce qu’elle découvrait en lui.
Ce jour où, pour la centième fois, il avait répété : « Tout n’est pas si simple », elle lui répondit :
« Depuis dix ans, j’ai porté ma vie comme une plaie, je veux la tenir maintenant comme un bouquet de roses. »
N’avait-elle pas dit : « Je vivrai. »
À travers sa volonté de maîtresse sauvagement éprise, elle voyait en l’avenir, une route droite, où elle marcherait, écrasant les ronces et les vipères.
Lui, dans une âme hésitante, saturée de religiosité, de croyances peu contrôlées et de préjugés tenaces, il le voyait comme un labyrinthe où l’on tourne et se blesse, où l’on demeure sanglant et abandonné.
Il était l’ombre, elle était la lumière. Entre eux, tout devenait complexe.
Elle souffrait, comme d’une atteinte faite à la raison même, de le sentir aux prises avec les puériles terreurs qui avaient secoué sa propre enfance et lui rappelaient les discours virulents de Mlle Elvire sur les châtiments éternels. La vie de famille, qu’il avait menée jusqu’alors, ne pouvait qu’entretenir son respect pour ces erreurs auxquelles il est interdit de toucher, sous peine de l’enfer.
Gretel rêvait de refondre entièrement entre ses mains ardentes, cette âme façonnée par d’autres, comme on sculpte un camée.
À l’âge d’homme, Bruno, assoiffé de logique sur toute autre question, craignait comme on craint le feu, d’aborder celle-là ; il ne se sentait pas la force de réagir ou plutôt de réfléchir, de rompre les ligatures, de réaliser la complète liberté de sa conscience et de sa raison.
Son positivisme, héritage d’une souche paysanne, s’alliait solidement à l’ancestrale conviction et son intelligence, paralysée par les influences toutes proches, n’arrivait pas à la secousse nécessaire pour se dégager, vérifier, et conclure à l’inanité scientifique de ce que l’on avait dénommé devant lui : l’absolu.
En cela, il demeurait le petit ; un numéro dans une famille rudement élevée, courbé sous la parole réputée infaillible et dont la tête ne pouvait pas se redresser.
C’est que tous, autour de lui, étaient aussi effroyablement sincères que peu éclairés. La certitude s’auréolait d’une dignité si complète que, tout en se rendant compte de la naïveté surannée d’une foi sourde et aveugle, il lui paraissait impossible, sans une insulte à ses parents eux-mêmes, de ne pas s’incliner devant elle.
Il ne s’agissait pas là de ce milieu élastique qui laisse, par routine et veulerie, inculquer aux enfants des croyances jugées erronées, en se disant que le temps viendra bien assez vite où ils arracheront eux-mêmes le bandeau posé sur leurs yeux. Non, les commandements, la révélation, le dogme étaient révérés sans une hésitation, l’idée même du doute était un crime. Depuis des siècles et des siècles, tous les aïeux s’étaient prosternés.
D’Arvallaz avait, dans les veines, quelques gouttes de sang violet.
Son ascendance paternelle alignait huit évêques, tige sacrée, épanouie en une fleur sanglante, dans la personne du farouche cardinal soldat qui fut un des grands soucis du roi François Ier. Bruno les voyait debout et vénérables, dans la gloire du passé, la main appuyée sur le crosseron bourré de reliques. Aussi, lorsqu’il s’asseyait près de Gretel sur un rocher, en face de la vallée, tournait-il involontairement ses regards vers les antiques plaines, où Maximien faucha la légion thébaine. Peut-être évoquait-il la silhouette disparue du monastère, relevé par Sigismond, où nuit et jour, sans interruption, cinq cents moines s’adonnaient au service divin.
Il était bien le fils de cette terre marquée profondément de l’empreinte du christianisme naissant et persécuté. Il était bien de cette race forte, barbare et crédule, qui consultait la massue à tête humaine, pour l’assouvissement de ses rancunes et promenait dans toute la contrée l’emblème terrible, percé de clous et couronné d’épines.
L’alliance avec une Colombey avait amené dans la famille, une paresse mentale, un fatalisme mystique, par lequel l’abandon aux décrets de la Providence dégénérait en inertie, en laisser aller.
Thérèse de Colombey, devenue Mme d’Arvallaz, petite et blonde, d’apparence très chétive, mais douée d’une extraordinaire résistance, avait mis au monde quatorze enfants, dont deux morts en bas-âge, imprimant à tous son caractère passif et dévot et la ressemblance de son visage.
Sous l’influence maternelle, la race avait dévié. Cette branche des d’Arvallaz ne tenait du père, croyant plus zélé peut-être encore que sa femme, que la haute stature et la vigueur physique.
Au temps des guerres lointaines, les sept frères eussent été des braves. Ils pouvaient résister aux marches forcées dans la montagne, passer les glaciers, s’aventurer dans les pires casse-cous ; mais, tous pliaient devant l’autorité quasi pontificale, tous s’inclinaient, dans leur crainte révérencielle, sous la main, prompte au châtiment, qui leur avait appris à tracer le signe de la croix.
Jamais ils ne se seraient permis une critique sur les idées rétrogrades si fortement représentées à leur foyer, aucun ne se fut avisé d’y contredire. Si leur règne avait été fatal à quelques-uns, ils en souffraient en silence, personne n’eût osé s’en plaindre ouvertement.
Bruno, cependant, très travailleur, doué de plus d’initiative que ses frères, voyait bien que, pour ceux, du moins, qui s’étaient fixés au pays, la lumière était à jamais mise sous le boisseau.
Bien qu’il lui en coûtât et que la tendance fataliste reprît souvent le dessus, il se rebellait intérieurement contre la perspective d’être, lui aussi, à l’attache, comme cet avocat, ce fonctionnaire, rivés à la petite ville. Il comptait tirer de sa profession d’électricien et de la nécessité de varier ses occupations pour se perfectionner, le motif plausible de son éloignement.
Une fois parti, il se promettait bien de ne pas revenir ; ce projet était un pas en avant, mais tout restait à faire et souvent, comprimé de nouveau sous l’écrasement du toit familial, il s’était endormi en se répétant : « À quoi bon ? »
Il marchait cependant vers la trentaine.
Au cours de leurs longues conversations, Gretel disait à son ami :
« Au moment où s’accomplit une rupture entre le passé et le présent, je vois ce qui met le désarroi dans ton âme. Tu voudrais emboîter deux phases bien distinctes de ta vie, les faire glisser l’une dans l’autre. Par là, tu demeures stationnaire et fidèle à une loi de soumission alors que, depuis longtemps, le raisonnement aurait dû prendre sa vraie position et te faire progresser. Tu ne sais pas dissimuler ta révolte contre un état nouveau, advenu comme une pierre roulante qui barre un filet d’eau. Il te plairait, pour ta tranquillité morale, que l’homme fût en toi, la continuation normale de ce qu’ont été l’enfant et l’adolescent. Pauvre ami, le temps marche, tout se transforme, notre conception de l’existence et du bonheur, nos idées générales, nos besoins. Tu le sens bien et tu luttes, mais tu auras beau faire, tes aspirations tournent, tu n’as plus dix-huit ans.
— Évidemment non, répondait Bruno ; cependant, j’ai vécu si simplement que j’ai peut-être changé moins qu’un autre. Je n’étais pas préparé à te connaître, voilà tout. Tu serais bien surprise, si tu pouvais lire au fond de moi.
— Comme je le voudrais, comme j’aimerais dévisager le fantôme qui te fait, par moments, un front soucieux et des yeux abattus. Il m’est arrivé, comme à toi, de penser que l’ordre et la régularité sont désirables ; je ne te ferai pas, pour le plaisir, l’apologie des bouleversements. Mais cette vigilance perpétuelle à l’effet de se garer de la passion imprévue et souveraine, de ce que vous appelez le péché, ne se soutient qu’au prix d’efforts à réclamer des seuls ascètes. Elle suppose notre vie disposée en un champ de bataille où nous ne ferions que nous livrer, à nous-mêmes, d’interminables combats. Il faut, pour cela, le fanatisme qui me manque et qui, d’ailleurs, n’empêche pas toujours de succomber. Cette idée tue complètement la joie de vivre.
— Oui, chez celui qui n’espère pas, qui n’envisage que la joie d’ici-bas et non la vie future et pardurable, comme dit l’Imitation…
— As-tu vraiment approfondi cette question, ami aimé ; saurais-tu bien me dire nettement ce que tu espères ? Pour être admissible, c’est trop vague ou trop précis.
— Ce que je crois, Gretel, tu le sais : je crois à l’immortalité de l’âme ; ce que j’espère : une vie éternelle, qu’il faut souhaiter meilleure que celle-ci.
— Espère-la bien, car ici tout est apparence, illusion dans la comédie qui se joue. La justice a des palais dont elle est absente, la charité est ostentation, le dévouement calcul, les principes affichés, de commodes paravents derrière lesquels s’abritent toutes les bassesses. Et combien de vies de famille ne sont que des façades trompeuses pour masquer des édifices croulants. C’est sans doute parce qu’on trouve si peu de bon de ce côté que l’on doit tout attendre de l’autre !…
— Tu as contre la vie telle que je la comprends et contre l’espérance, un irréductible parti-pris, ma Gretel, et je sais bien que je ne t’en ferai pas démordre, tu as vécu dans l’incrédulité.
— Le tout est de saisir la logique de l’incrédulité. Mais revenons à ce qui nous occupe, Bruno : Croyant ou non, il se produit dans l’existence de chaque homme une crise inquiétante, celle dans laquelle le père et la mère s’effacent pour livrer passage à la femme : légitime,… hors la loi…, de ceci, nul ne peut répondre. Chacun se tire de l’impasse à son cœur défendant, les exemples ne sont plus à citer.
— Et j’en connais qui ne s’en tirent pas mal. J’ai des frères, des amis qui ne se plaignent pas de leur sort…
— Tu m’as dit, à certains moments, combien tu le trouvais uniforme et banal ! Que ta somnolence intellectuelle te reprenne, et tu penses qu’on les peut envier ! Passe pour ceux qui sont établis, mais des parents comme les tiens, à la tête d’une si nombreuse lignée, ne peuvent avoir la prétention de garder tous leurs rejetons bien portants, maniables, orientés suivant leurs intentions de la première heure. Malgré le rôle indéniable de la volonté quand on a su la cultiver, et ce n’est pas le cas dans ton entourage, nous ne pouvons diriger à notre gré la marche des jours, les circonstances éventuelles, les mouvements de notre cœur, c’est cela qui serait trop simple ! Tu me dis constamment que ta dépendance te pèse, que tu voudrais être libre, mais tu ajoutes : « Je ne sais pas comment organiser ma vie !… » La vie ne s’organise pas, elle survient et s’impose. Le fils qui devait être notaire se fait commerçant, la fille, destinée à un rôle effacé de ménagère, devient cantatrice ; celui-ci, sur qui l’on comptait pour la reprise des terres, est emporté à vingt ans, celle-là, solide et de belle venue, fauchée par la tuberculose en moins d’une saison ; que sais-je ? Ou bien ce sont les parents qui manquent et la couvée qui passe en d’autres mains.
— Je te le concède, Gretel, la roue ne tourne pas toujours dans le sens qui nous agrée, mais dans celui où elle doit fatalement tourner, quoi que nous fassions, au moment des crises, pour la repousser en arrière. C’est alors que la religion fait intervenir la prière, considérée comme un facteur puissant. Je n’ai pas besoin de te dire ce que chacun me souhaite autour de moi, et combien ma mère supplierait Dieu, si elle savait… C’est toi pourtant qui remplis mon cœur et ma vie aujourd’hui.
— Es-tu fermement convaincu que des semaines, des mois de prières éloquentes m’arracheraient de ton cœur ?
Il hésitait à dire : « Non, je ne le crois pas », ce désaveu lui eût paru une trop grande concession.
Gretel continuait : Malgré la parole : « demandez et vous recevrez ; frappez, il vous sera ouvert », est-ce que tous les jours de malheureuses âmes, sincères et ferventes, ne retombent pas foudroyées devant l’inutilité de leurs efforts ? Mais les casuistes expliquent tout. Vous n’êtes pas exaucé, c’est que, dans l’occurrence, votre intérêt éternel voulait que vous ne le fussiez pas, ou bien vous avez mal prié. Si vos prières n’ont pas eu d’effet sur les choses de ce monde, leurs mérites vous seront comptés dans l’autre. Celui-là, qui est juste, n’a rien reçu parce qu’il doit être encore éprouvé, celui-ci, qui est méchant, voit ses vœux réalisés pour que cette faveur l’amène à s’amender. Cet autre, qui ne vaut pas mieux, s’il est heureux ici-bas, n’a qu’à attendre, il est sûr d’être affligé d’un malheur sans fin. Moi, je constate surtout, chez les persévérants, le rôle de l’auto-suggestion. Non, vois-tu, il faut laisser aux mères ignorantes, accrochées à l’espérance quand même, l’illusion que Dieu bénit les grandes familles et les mène, sans encombre, à la prospérité. Mais l’expérience journalière est là pour prouver que cela n’arrive pas. Tu me diras que ma théorie est bien décevante, ne suis-je pas dans la vérité ?
— Il y a des apparences qui militent en ta faveur, comme il y a des exceptions qui te donneraient tort…
— L’exception représente une infime minorité. Je maintiens mon idée. Quelques liens qui les unissent, on ne peut pas considérer plusieurs êtres en bloc ; les esprits, les âmes sont des éléments trop divers et soumis, par surcroît à trop de lois purement physiques. Les destinées des frères et sœurs, si étroitement liés par le sang, se dissocient ; les unes s’éclairent, d’autres se dramatisent ; ce serait folie en se basant sur un espoir religieux, de leur souhaiter un sort identiquement heureux. S’il doit exister, le bonheur est l’œuvre particulière de chacun, il se partage moins que la peine. Il n’y a de vraiment communs que les chagrins et la souffrance, si l’affection reste très forte et les cœurs, même de loin, profondément unis. Le plus clair, comme dit la femme du scieur, c’est que quand on est dans l’eau, il faut nager, et on ne nage pas longtemps en soutenant un compagnon, à plus forte raison une douzaine. Les bras se relâchent. Chacun doit s’en remettre à sa propre solidité. Tâchons de nous diriger vers d’agréables rives, prenons ce que le courant apporte de bon et hâtons-nous d’en profiter.
— Épicure n’eût pas dit autrement !… Tu avoueras cependant que tu fais bon marché de l’altruisme ! Tu as peut-être raison, mais, quant à moi, on ne m’a jamais appris à considérer comme un devoir de jouir de la vie. Par contre, on m’a enseigné qu’il faut éviter de faire souffrir.
— J’en suis bien convaincue. Personne autour de toi ne doit profiter du présent et ne profitera de l’avenir au sens que j’entends. Tu as toujours l’air d’attendre la vie, mais elle est là et elle passe. Quant à la souffrance, c’est l’inévitable, dès que le cœur entre en jeu. Tout se paie, c’est entendu, mais il est des heures qui valent le prix qu’on y met ; celles-là, nous serions coupables en les regrettant. J’ajouterai que, pour l’instant, nul d’entre les tiens ne souffre, mais que moi, tu peux me torturer. L’ai-je vraiment mérité, suis-je ton ennemie ? »
Cette question amenait un flot de tendresse dans la poitrine de d’Arvallaz. Il serrait dans ses bras cette femme au cœur sauvage, qui réclamait la liberté comme on demande du pain.
Bien souvent, elle avait pensé en le regardant :
« Tu as vingt-huit ans, me voici devant toi. Suis-je seulement, dans l’idée chrétienne, une occasion d’éprouver ta résistance à la tentation et de faire triompher la vertu, pour consacrer ta force morale, résultat d’une éducation, pieuse et de principes sévères, maintenus jusqu’ici.
Suis-je, après des années dirigées dans le droit chemin, sans chute, parce que sans embûches sérieuses, la punition de ton orgueil d’avoir vécu dans le bien, avec la téméraire certitude que tu t’y maintiendrais ?… »
Or, un jour qu’elle formulait ces réflexions tout haut, Bruno lui répondit :
« Un bon catholique considérerait ma situation sous ce dernier jour, y voyant une épreuve méritée, dont je dois sortir victorieux, après le repentir et l’humiliation ».
— C’est bien là cette théorie, si répandue, qu’il faut passer par le creuset purificateur du remords. Mais, ta victoire n’aurait de valeur que si tu étais sûr d’avoir agi et vécu par toi-même jusque maintenant. Es-tu ce que tu es, ou ce que l’on t’a fait ?… Et, si tu t’aperçois de cette abdication totale qui dure depuis que tu existes, ne chercheras-tu pas à devenir enfin ton propre arbitre, et, au point de vue religieux, à te servir, pour ton compte personnel, de tes facultés ?
— J’aurais beau raisonner et me ressaisir, ma chérie, qui dit arbitre ne dit pas maître de sa destinée et je ne suis pas seul en jeu. Quoi que je pense ou que je fasse, tout me ramène à l’éventualité d’un malheur : ou me détacher moralement des miens ou leur briser le cœur, car je ne les ferai pas changer, ou alors, me séparer de toi, ma Gretel.
— Pourquoi veux-tu n’envisager que des cassures et aucun accommodement ? Je le répète, s’il est désirable de voir couler en paix les existences comme ce ruisseau que j’ai bordé d’iris, je crois aussi qu’il y a plusieurs manières d’envisager cette paix. Ce n’est pas moi qui ai dit que le mariage ne dérive pas de la nature, mais j’estime qu’il représente toujours une contrainte, si légère soit-elle. En tous les cas, il est anormal d’enchaîner deux êtres, irrévocablement, pour la vie entière. Tu es jeune, tu es beau, tu tends les bras vers l’avenir. Une femme passe, elle t’aime et te demeure fidèle, malgré qu’un prêtre se refuse à vous unir. Elle peut, à la rigueur, n’être pas l’épouse au sens chrétien du mot, mais moi, ne vous voyant liés que par l’amour, je ne la considère pas moins comme telle, et capable de te donner le bonheur. La raison seule doit nous montrer ce qui est obligatoire dans la destinée et non la crédulité. La morale naturelle n’est pas à dédaigner, et je crois qu’il ne se passera plus vingt ans, avant que l’union libre ne soit admise. Combien de jeunes gens, rejetés du sein de familles prétentieuses ou entêtées, à cause d’un attachement sincère, pourraient être heureux, ainsi que leurs compagnes, si tant d’idées arriérées avaient disparu.
— Et les enfants dans ce cas ?
— Sont-ce les formules conservées dans les mairies et les sacristies qui assurent le bonheur des enfants ? Pour les époux légitimes, comme pour les amants, les causes et les moyens de désunion sont les mêmes. Il y aura toujours l’infidélité, la séparation, le divorce, comme si rien n’avait existé, et combien d’enfants naîtra-t-il encore, sans qu’il y ait aucun contrat entre leurs parents ? Qui empêchera tout cela ? Personne.
La loi humaine n’est pas une sauvegarde, elle n’en est que la tentative, qui avorte tous les jours, puisqu’elle est constamment violée. Les législateurs religieux ou séculiers, feignent d’ignorer nos instincts, nos émotions, l’indomptable élan des sexes l’un vers l’autre ; mais, la loi naturelle, qui ne se laisse pas si facilement transgresser reparaît, s’impose, triomphe et ranime la révolution là où les juristes croyaient avoir établi l’ordre. Si on regarde de haut, n’est-ce pas là un jeu aussi puéril que celui qui consiste à édifier des tas de sable pour donner un coup de pied dedans.
On n’est peut-être jamais plus moralement tenu l’un vis-à-vis de l’autre que lorsqu’on est complètement libre. J’ai l’impression qu’il sortirait une plus grande honnêteté de cette manière d’envisager les conjonctions. Car, avec toute la régularité légale et religieuse à la clef et tant de précautions prises, on n’en reste pas moins toujours sous le coup de l’imprévu. Il est assis sur le seuil, que la porte s’entr’ouvre et il entre.
— C’est vrai, convenait Bruno. Aurais-je jamais cru, il y a deux mois, que nous en viendrions à l’intimité d’aujourd’hui. Tu me paraissais inaccessible, et maintenant que tu m’appartiens, je me demande avec terreur ce que nous réserve demain. Cependant, la conscience ne perd pas ses droits, elle peut se faire entendre à nouveau, à travers les erreurs et réclamer le sacrifice…
— Je sais. Mais qui ose se vanter d’auner en soi l’étoffe d’un martyr et d’arriver à toucher les sommets. Toi peut-être, si tu crois à une récompense, mais moi qui n’attends rien !… Eh bien, admettons que j’aie eu le courage de te fuir à temps, ou que, toi-même, tu sois parti pour m’oublier, en serais-tu resté là, qu’aurais-tu fait ?
— J’aurais souffert pendant quelque temps, et puis je serais revenu, je t’aurais cherchée partout, ne pouvant me passer de ton âme, de ton cœur, de tout toi ».
Un sourire de bonheur éclaira le visage de Mme Joran ; elle poursuivit :
— « Et dis-moi, à présent, te marierais-tu ?
— J’en suis aussi éloigné que possible. »
Il répondait ainsi froidement, en apparence. Après ces paroles qui remuaient le fond de ses préoccupations douloureuses, sa prudence, toujours en vigie, ne le laissait ni se compromettre, ni chanceler. Il se taisait avec un entêtement bizarre, son regard seul trahissait l’émoi de sa pensée. Mais, tout à coup, repris par son amour, en face des yeux désespérés et des mains tremblantes de son amie, il l’étreignait ardemment, répétant :
« Je blasphème ! me marier, quand il y a toi, oh Gretel ! ma Gretel ! »
Et ils se serraient l’un contre l’autre, avec une mutuelle idée de protection en prévision du malheur tout proche qui planait.
La sensualité lubrifiante et cauteleuse s’était glissée entre eux. Ils l’avaient vue venir tête baissée, d’une allure rampante et sûre ; ils ne résistaient plus. La méfiance, autant que l’effort, était inutile. Elle jouait de leurs nerfs comme d’une harpe. Ils savaient que, du moindre regard, de l’approche de deux doigts électrisés, jaillirait l’étincelle suffisante pour les faire flamber de la tête aux pieds. Ils sentaient leurs cerveaux malaxés par des mains savantes et, après ces heures de folie, où les corps battent comme des étendards au vent de la passion, la fatigue les touchait à la nuque. Alors ils s’endormaient.
Quand Bruno s’était éloigné, Gretel ne revenait à elle que pour repartir dans un songe où tout ce qui n’était pas lui s’effaçait.
Son amant ! Ce mot si vivant, s’avivait encore de l’éclat d’une gemme unique, suspendue à son front et dont les reflets accompagnaient ses pas d’une traînée de rayons. Ce mot dominateur, tout à coup, pliait ses épaules soumises, ou bien elle le tenait entre ses mains, comme la flamme conservée d’un temple, renaissante d’elle-même et dispensatrice d’une incomparable chaleur.
Son amant ! Cette pensée, flottante autour de son corps éveillé, était le zaïmph impalpable, solaire et multicolore, brodé de caresses, filigrané de baisers, souvent sensible comme l’aile diamantée d’un gigantesque papillon, parfois appesanti de toutes les énormes perles noires des courbatures exquises, qui abattent les mains renonçantes et scellent les paupières ombrées.
Sa vie maintenant volait, bulle prismatique et légère, soutenue par le sortilège du souffle venu on ne sait d’où. Elle eût voulu connaître un long chant d’ivresse et de vertige qui l’eût bercée d’étranges sonorités ; elle eût voulu posséder le secret d’invisibles jardins comblés de fleurs-fées pour en tresser des couronnes d’une éternelle fraîcheur. Son âme s’évadait, s’exaltait en un univers splendide et refluait en elle, chargée de toutes les richesses conquises, d’aromates hallucinants, de surnaturelles harmonies et d’inextinguibles lumières. Elle favorisait les conspirations de ses songes contre sa volonté en léthargie, contre l’oppression des réalités. Ses veines s’alimentaient d’un sang plus précieux qu’une essence orientale, à la fois lourde et subtile, terriblement parfumée, extrait de l’agonie des corolles énigmatiques où dorment les extases, où s’embusquent les voluptés. Son caractère asiatique se révélait. L’humble maison était devenue le palais étreint par les frondaisons d’émeraude, orgueilleux de ses marbres, de ses terrasses, de ses dômes d’or mirés dans un Gange plus large et plus sacré.
Le fantôme de naguère, pelotonné dans la chambre d’enfant, s’était levé. Il avait allongé sa main blême vers le cadran où luisait l’heure enfin venue, et disait : « Regarde, voilà l’amour ».
Elle comprenait maintenant combien elle l’avait attendu, sans savoir ce qu’elle attendait.
À quelques centaines de pas de la maison de Gretel, s’étendait un vaste plateau, légèrement incurvé, couvert d’orge, de seigle et de froment. Le temps des moissons approchait, tout était jaune, remuant et soyeux, et, comme un bon pain, l’aire immense cuisait au soleil.
C’étaient les emblavures qui commencent par une espérance verte, si faible, pour finir par le plus somptueux gonflement ; c’était l’or animé qui monte de la terre, mousse et reluit. Dans le grand espace, mille fois morcelé, il y avait de longues lanières étroites et pâles, des carrés vermeils. Les ormeaux faisaient une garde verte à la coupe féconde où croissait le blé, où les lignes d’une heureuse noblesse s’accompagnaient, fléchissant au centre, remontant vers les bords.
Lorsqu’ils longeaient ce terrain fertile, les montagnards n’en voyaient ni la forme unique, ni la couleur opulente, cette couleur écrue, forte et simple, qui ressemble à la lumière de midi.
Ils escomptaient la récolte et demandaient la bénédiction du Créateur pour leur part, quand elle n’était encore qu’une toison courte et drue, moirée par le vent, ébouriffée sous ses doigts mystérieux. Après les fatigues du labour, l’anxieuse et continuelle interrogation des nuages, l’heure de la récompense était arrivée : l’activité des gens venait déranger la vie des plantes et l’arrêter. Les faucilles allaient, brillantes comme des croissants de lune en plein jour ; on entendait le bruit sec de la coupure, l’atteinte faite à la paille sensible et rose, qui s’abattait. D’un beau mouvement courbe, les filles brandissaient au-dessus de leur tête des faisceaux d’épis, qui retombaient à leurs pieds.
C’était là un geste de triomphe : encore une fois, la mère, souverainement bonne, se laissait dépouiller et des hommes, de la pointe de leurs outils, disposaient les gerbes couchées, avec le respect que l’on porte aux morts. Délicatement, ils alignaient les chaumes vaincus.
Sous le flot du soleil, se déroulait un spectacle tranquille et grand. L’éternelle harmonie se retrouvait dans le rythme des bras qui fauchaient et, le coup porté, dans l’attention des bustes ployés sur les victimes blondes. Ce qui faisait le caractère antique de cette scène, c’est que les acteurs s’ignoraient, les hommes ne sachant rien de leur puissance, les femmes ne soupçonnant point leur fierté.
Le geste humain s’élargissait, comme celui de la montagne énorme qui se relève et qui plie ; la forme vivante et la forme immobile s’accordaient, dans une fraternité superbe et libre, sous le bienveillant sourire du ciel.
Quand le travail pressait, les moissonneurs se retrouvaient, à la nuit bleue, dans ces mêmes champs que l’argent de la lune refroidissait à peine ; ils avançaient traçant de longues silhouettes, et sur l’éteule rase, dès que le silence revenait, les moyettes demeuraient debout, comme des princesses indifférentes, dans leurs robes évasées.
Il eût fait bon alors s’étendre jusqu’à l’aube, à la belle étoile, pour se pénétrer de la chaude bonté de la saison.
Enveloppée d’ombre, comme d’un châle léger, tandis que bourdonnait le chant de guerre des moustiques, buveurs de sang, Mme Joran restait au dehors à contempler le paysage schématique, la grande simplification nocturne, devant laquelle il semble que l’homme, volontairement, s’efface pour lui laisser toute la gloire de sa pénétrante beauté.
Plus que jamais, aux jours berceurs de la canicule, elle détestait voir son ami penché sur une page de chiffres, qu’elle envisageait comme un maléfique grimoire, incitant à l’intérêt.
Toutes ces petites figures, enroulées et agressives, décrivaient les agitations de la lutte pour l’argent, les ventouses de la cupidité, la flexion d’échine de l’habileté qui transige. Elle voyait, dans une crau aride, une armée de nains venimeux, courant à l’assaut d’une pyramide d’or.
À former leurs bataillons, à diriger leur marche, on ne pouvait que devenir rapace. Le cœur doit se dessécher sur le terrain où les chiffres poussent, car il n’est là ni fleurs, ni ombrages pacifiants, le sol est morne et brûlé.
Elle en avait l’horreur, comme de tout ce qui finissait par la plate exactitude d’un total.
Pour elle, c’était une anomalie, quand le jour resplendissait, de voir cet homme jeune et superbe, taillé en Apollon, asservi à une commerciale besogne, rapetissé à l’étroitesse d’une existence utilitariste et sans rêve.
D’Arvallaz lui-même en souffrait. Lui qui semblait fait pour lancer le disque, en inspirant le ciseau d’un Naucydès, ou pour recevoir la couronne aux jeux olympiques, était secrètement attiré par le charme d’une vie libre, conforme à ses aspirations, empreintes de poésie, vers la nature. En lui se révoltaient la vigueur physique, les instincts lutteurs et vagabonds, héritage des Celtes qui vécurent dans l’abondance primitive des forêts environnantes, guerroyant sans cesse et fixant à l’entrée de leurs cabanes les têtes des vaincus.
Quand Gretel le voyait, au cours de leurs promenades, franchir d’un bond un cours d’eau, gravir les rocs, grimper au sommet d’un arbre, elle le sentait vraiment lui, vraiment heureux, comme il l’eût été dans un pays lointain en face d’immenses étendues, lancé à la poursuite d’un buffle ou d’un orignal.
Souvent il rêvait aux forêts vierges, aux savanes, à la course perpétuelle, au danger où se mesure l’énergie, mais sa nonchalance naturelle, renforcée de l’obéissance passive de sa première jeunesse, qui lui faisait considérer l’acceptation comme fatale, reparaissait.
Il se disait : « Où prendrais-je le courage (non pas d’être courageux, il l’eût été), mais d’affronter l’opinion des miens, de risquer de leur faire un profond chagrin et de briser les mille fils invisibles de cette toile d’araignée, plus solide qu’une cotte d’acier ? »
Les courses nécessitées par sa profession augmentaient chaque jour ses regrets. Il aimait partir de grand matin, sac au dos, avec les provisions pour la journée. Le jour se montrait à peine, ses gros souliers ferrés sonnaient sur le trottoir et puis les rues s’en allaient, derrière lui. Il se trouvait en face du fleuve, éternellement tourmenté, dont les rives furent témoins jadis de tant de scènes férocement grandioses et ralentissait son pas pour regarder cette marche implacable de l’eau acculée, rompue, repoussée, luttant contre tout.
Il songeait à la ténacité de son amie, lancée comme cette vague furieuse, dans son rêve et dans sa passion ; il sentait bien qu’il ne pourrait réprimer l’élan de cette femme, pas plus que le galop de la masse grondante et précipitée, et comme il l’aimait, autrement et plus qu’elle ne le croyait, son cœur s’amollissait tout à coup. Il la tenait, petite, confiante, définitivement abritée, dans le havre d’une vie douce qu’il lui faisait.
Et puis, tout en marchant sur le chemin raboteux, il évoquait, pour la cent millième fois, dans sa tête, tous les personnages du drame forgé par ses craintes.
Il lisait la lettre de sa mère, écrite sous le coup de la vérité brusquement découverte ; il entendait la sentence du père exigeant la rupture, le rachat de la faute, le mariage réparateur, avec la fiancée choisie dans un milieu connu, il se figurait les attitudes navrées de ses six frères et c’est alors qu’il en voulait à Gretel, d’une façon dont il n’évaluait pas l’extraordinaire égoïsme. Il oubliait le sacrifice qu’elle avait fait d’avance, et ses douleurs. Si la peur de faire pleurer ses parents était à sa louange, il ne raisonnait pas sur les circonstances spéciales.
Les d’Arvallaz, âgés tous deux, ne quittaient jamais leur petite ville natale, où toute la famille était groupée. Bruno savait parfaitement que ni l’un ni l’autre ne le suivrait ou n’irait le surprendre. Il se torturait dans l’imaginaire, et quand il retrouvait Gretel si tendre, toute à lui, le souvenir de ses méditations terrifiées le rendait amer.
Malgré ses théories sur la conscience, sur le devoir, appliquées trop tard, d’ailleurs, il savait bien que quand il vivrait tout seul, dans un village perdu au milieu des montagnes, travaillant à capter des chutes ou à quelque besogne approchante, il ne trouverait, à part ses employés, âme qui vive avec qui échanger un mot, une pensée. Ce n’était pas quelques lignes lui donnant des nouvelles du pays, des recommandations machinalement redites par sa mère et ses sœurs, qui lui réchaufferaient le cœur et lui feraient oublier, en pleine jeunesse, dans la joie solitaire du sacrifice, ce fruit d’Éden où il avait mordu, ce corps si voluptueusement attaché au sien, cette âme enroulée autour de la sienne et qui l’étreignait si violemment.
Et tout à coup il s’arrêtait, écartait ses pensées pour regarder, devant lui, la tranquille magnificence du paysage, l’escalade des forêts, la blancheur des pics, l’ombre solliciteuse des gorges et l’attrayante sécurité des chalets groupés sur les plateaux, comme en un giron protecteur. Il se représentait un toit modeste abritant leur vie, là-bas, où ?
Comme il eût souhaité que ce fût loin, très loin, dans l’Inde, au Brésil… Et pendant quelques minutes, l’entrevision de toute son existence, changée, possible, devenait un mirage hallucinant qui le transportait.
Durant des heures, il se grisait d’air, de marche, d’effort, rentrait harassé, mais joyeux, saluait de loin la colline où se cachait, à l’ombre des noyers, la demeure de Gretel, se promettant de lui porter bientôt son espoir.
Mais, à peine avait-il passé le seuil de la maison, que, repris dans la noirceur du corridor par la réalité de leur présence, de leurs désirs, de leur volonté pieuse planant sur son destin, il s’asseyait à souper, malheureux, découragé et taciturne, jusqu’à inquiéter ses parents.
Après ces échappées vers la liberté, le bureau lui paraissait plus sèchement banal et revêche, les chiffres hostiles, ses collègues plus ternes, il avait des soubresauts de colère contre lui-même, se disant : « Je ne trouverai donc jamais la force de secouer cette pétrification ! »
Bien qu’elle fût si proche, Mme Joran lui écrivait parfois, pour mettre un trait d’union entre deux caresses, rompre l’attente, l’avoir plus près.
Il sentait vivre et remuer ces lettres excitantes dans le tiroir de sa table, les relisait entre deux grandes feuilles quadrillées, pris d’une impatience de la revoir, de la reprendre et, certains jours, n’y tenant pas, il sortait de l’usine avant l’heure, prenait un chemin détourné, montait la pente presque en courant.
Il la surprenait, sagement assise, penchée sur la toile qu’elle ornait, baisait longuement le cou toujours découvert, et Gretel, renversant la tête, cherchait ses lèvres, disant : « Bonjour toi ».
Ces jours-là, il ne pouvait se résoudre à la quitter, allait vingt fois vers la porte et vingt fois l’attirait pour l’embrasser encore, comme s’il allait la perdre.
Il disait : « Je n’ai pas le courage de m’en aller, chasse-moi. »
Elle répondait : « Je n’ai pas le courage de te chasser », et s’installait comme pour un long sommeil entre ses bras.
Il la trouva, un jour, plongée dans un gros livre à couverture orange, qu’elle lisait attentivement.
« Oh ! oh ! Madame, dit d’Arvallaz, en entrant, nous faisons donc le philosophe et la savante aujourd’hui.
— Ma foi non, répondit tranquillement Gretel, ma spéculation n’a jamais eu portée bien longue et, quoique j’aie lu toute ma vie, en choisissant mes lectures le mieux possible, je ne sais rien. Je n’apprécie guère les mots compliqués, qui m’ont donné tant de peine et ressemblent à des fagots d’épines. Si je devais interpréter cet ouvrage, pour le mettre à la portée d’esprits simples, je tâcherais de le faire avec des phrases plus coulantes et des termes plus harmonieux, qui signifieraient la même chose. Je regrette que la science, qui devrait être familière à tous, rebute, la plupart du temps, en se présentant sous cette armure bardée de pointes, qui empêche de la toucher.
Ne crois pas pour cela que j’aime les femmes savantes ! quoique je respecte l’œuvre et la préoccupation d’une Clémence Royer, par exemple. Non, je ne les prise pas davantage que les femmes prêcheuses, revendicatrices, émancipées, dans le sens féministe. Le mot féminisme, seul, me fait dresser les cheveux sur la tête.
— Comme à moi, dit Bruno en souriant.
— Mais, poursuivait Gretel, je ne suis pas non plus de l’avis de Molière, et je n’estime pas qu’une ignorance crasse doive être le complément inévitable de la grâce et de la beauté.
D’Arvallaz voulait la pousser à se défendre.
« Je me contenterais des trois », déclara-t-il, avec un bon rire, mais il ajouta sérieusement :
« Je sais qu’il y a eu de tout temps des femmes instruites et éclairées, que quelques-unes ont mis au jour des œuvres appréciables et dignes de provoquer la considération des hommes. Elles étaient très rares. Depuis un demi-siècle, le nombre des curieuses de science, de littérature et d’art, des productrices, a prodigieusement augmenté. Elles se mettent maintenant avec crânerie en face des hommes. C’est un geste qui ne me plaît pas, mais qu’il faut admettre à cause du progrès, des découvertes d’hier, de celles de demain. Les études sont ouvertes à tous, la lumière intellectuelle se généralise, elle luira pour tout le monde, comme le soleil. Cependant je ne peux pas admirer sans restriction même les plus méritantes. Je me demande où nous conduisent les femmes médecins, avocats, architectes, alors que toutes les carrières sont déjà encombrées. Avoue que c’est inquiétant pour ceux qui, comme moi, n’envisagent que le foyer paisible et bien assis.
— Je comprends ton raisonnement, mais tu conviendras que ce progrès frénétique, qui pousse toute l’humanité en avant, est l’œuvre exclusive des hommes, de leur infatigable curiosité, de leur besoin d’action, de leur cupidité toujours à vif. Les inventions journalières ne tendent qu’à accélérer la vie et la circulation, à gagner plus d’argent, à multiplier les jouissances. Autrefois, on prenait la poste, aux allures de tortue, on voyageait peu, et les femmes surtout. Aujourd’hui, l’on monte en express, en automobile, et la machine roule. Rien ne l’arrêtera. Qu’elle aille s’écraser, c’est une autre question.
Les intelligences aussi suivent cette course folle. Il ne serait pas admissible qu’une seule moitié du genre humain profitât des soi-disant avantages de notre époque, et que l’autre dût les ignorer. Il faudrait alors que le petit sexe, comme l’appelait Balzac, fût un troupeau refoulé et stupide, regardant passer le train. Le grand sexe lui-même l’a invité à être du voyage, de quoi se plaint-il maintenant ?
La femme, qui se sent des capacités aujourd’hui, prétend être mieux qu’un outil entre les mains d’un maître, et agir pour son propre compte. C’est l’homme qui l’a menée là, inconsciemment. À notre époque de culture à outrance, ceux qui ne participent pas au mouvement seront considérés comme inférieurs, l’ignorance est passée de mode. Être appelée tout simplement une bonne femme, une bonne fille, c’est presque recevoir un brevet d’imbécilité. Si les hommes se méfient des femmes trop instruites, on sait aussi ce qu’ils pensent des autres et le secret dédain qu’ils professent à leur endroit, tout en les jugeant indispensables au service de leur égoïsme. Ceci n’est pas pour défendre les femmes. Je ne les aime pas.
Je ne trouve pas drôle la mondaine insolente, diseuse de bourdes et faiseuse de gaffes, à qui l’on pardonne beaucoup parce qu’elle est jolie et attifée par le bon faiseur. Je m’ennuierais profondément en compagnie de la poule couveuse, qui ne sait qu’élever des mioches pour des luttes et des misères toujours pareilles. Les pionnières de la science et les prêtresses de l’art qui voient, à côté de leur développement personnel, un bien plus général, et poursuivent un idéal chaque jour plus lointain, me donnent une grande fatigue. Étant femme, je n’ai pas à choisir dans le tas. Je constate que c’est ainsi et me borne là ; je vois passer le défilé sans m’y joindre, et j’écrirais volontiers au bas de ce mouvant tableau, comme un grand peintre sur sa toile : « À chacun sa chimère ! »
Quant au foyer bien assis que tu rêves, s’il l’est, ce n’est qu’un moment, vingt ans au plus. Et puis, la dispersion commence, et, quand on a des cheveux blancs, après avoir travaillé toute sa vie, on est seul à la maison, mais on continue à porter sur des épaules affaiblies le fardeau des inquiétudes multipliées, comme le vieil arbre porte, jusqu’à la fin, le poids des branches nouvelles. Rien n’est bien attrayant autour de nous : on peut s’évader en cherchant à savoir un peu, mais la vérité est peut-être dans un baiser, dans un serrement de mains qui doivent pourtant se dénouer… Elle est peut-être dans la seconde où je me penche, ravie, sur tes yeux ».
Et Gretel baisait ardemment les paupières fermées sous la douceur de ses lèvres. Cette caresse dispersait ses pensées pour la faire vivre passionnément, pendant un court instant où elle eût voulu trouver l’oubli total.
Elle savait combien on l’avait sévèrement jugée, taxée de cynisme et peut-être de folie. On lui avait jeté la pierre pour avoir laissé glisser la charge qu’elle ne pouvait plus soutenir. Elle méprisait l’opinion du monde, faute de sympathie pour lui, et parce que sa condamnation émanait de gens qui n’avaient jamais pénétré dans son intimité et ne connaissaient de son existence que l’extérieur. Sa soif d’indépendance provenait uniquement de ce que la liberté était une forme de vie hors de laquelle elle souffrait atrocement, au physique et au moral. Alors que tant de femmes préfèrent une soumission qui atténue bien des soucis, elle disait :
Si je réclame instinctivement la route où marcher des heures entières, les arbres et les rochers, les prés où je m’étends au soleil ; si je vais me rôtir à midi sur un talus, tout en jouissant entièrement dans mon âme de la beauté du ciel, de la verdure des feuillages, de la douceur de l’herbe, tout en savourant la poésie de l’heure chaude qui me caresse et me fortifie, c’est parce que mon cerveau, mes nerfs, mes artères, ma peau, veulent cette liberté pour se maintenir en harmonie. Privée de ce bienfait, je me contracte, mes veines charrient du sable, mes yeux se voilent, une espèce de colère, que je ne puis maîtriser, s’empare de moi. Alors je suis torturée et mon entourage souffre. Depuis des années, aucun raisonnement n’a pu prévaloir contre ce penchant dominateur et, moralement, mes dispositions sont identiques. Si mon imagination ne danse pas à travers la campagne, si mon cœur ne craque pas d’émotion, si mon esprit n’est pas en chasse par les taillis et les buissons, je sens que tout mon moi se pétrifie, et me voici incapable de la moindre réflexion. »
Bruno s’étonnait souvent que cette exubérance de vie ne se condensât pas en un art tangible, il le lui disait, et Gretel souriait en songeant aux encouragements de Jançay et de Charmel ; mais elle pensait que l’amour serait cet art auquel la vouait sa destinée.
Elle convenait du gaspillage de forces qu’elle avait toléré.
« Jusqu’ici, disait-elle, je me suis éparpillée, mais, à présent, toute mon effervescence se cristallise autour de toi. C’est pourquoi j’ai été convaincue, dès les premiers jours, que toute tentative de renoncement serait inutile. Je ne vivrai peut-être pas longtemps, avec ce cœur battant comme un marteau et qui perd souvent sa mesure, mais je ne veux plus de ces jours sans lumière, de ces nuits lourdes comme des suaires. Je ne veux plus résister pour retrouver ce mal qui tenaille, qui pile le crâne, soude les yeux ; pour retomber dans cet engourdissement douloureux qui vous enlèverait le courage de fuir la maison en flammes. Peut-être le sort des passionnés n’est-il pas enviable, c’est néanmoins quelque chose que de sentir bouger la vie, non pas dans la cohue, mais dans cette solitude où tes bras s’ouvrent, ami aimé. Il est trop de gens, et pour cause, qui craignent la solitude comme on craint la nuit, en l’assimilant à l’abandon. Il en est trop qu’elle effare, parce qu’en tête à tête avec eux-mêmes, ils ne sont avec personne, et puis, ajoutait Gretel, en souriant, ceux-là, non plus, sans doute, ne comprennent pas l’amour…
— Je vois ta Trinité admirable, s’écriait Bruno : la solitude, la liberté, l’amour, autrement dit la prédominance absolue de ta volonté, de ton caprice, de tes appétits. Pas de règle gênante, pas de loi contradictoire ! C’est facile, cette conception de l’existence, mais si tout le monde pensait et agissait comme toi !… Vois-tu, ma Gretel, tu es une délicieuse chose folle, mais tu es aussi une matérialiste, une païenne, une atroce petite personne.
— Pas plus atroce que ces femmes soi-disant honnêtes qui ont une vie réglée, un intérieur établi, qui accomplissent « leur devoir », visitent les pauvres, respectent comme des rites tous les salamalecs en usage dans notre société. Elles n’en sont pas moins des ouvrières de Satan, mêlant impudemment le nom de Dieu à toutes leurs cachotteries, leurs tripotages inavoués, et qui, ne craignant ni le mensonge, ni la calomnie, traînent la vie d’autrui dans la boue, comme un chiffon, avec des airs doucereux et des mines papelardes. Celles-là font, dans une petite ville, un ouvrage de taupes, retournant l’intimité des ménages, jetant sur tout le venin de leurs suppositions mauvaises, courant d’une maison à l’autre pour questionner, savoir, dénaturer, et incapables de brider leurs langues diaboliques, semant la brouille à tous vents. Tu n’en connais pas toi ?… Et tu préfères cela à une créature égoïste, peut-être, mais pacifique, couchée sous un noyer, qui s’amuse à regarder les jolies bêtes, au lieu de s’occuper des vilaines gens, et qui ne demande rien à personne ? »
Bruno ne pouvait guère répondre sans lui donner raison. Il savait son désintéressement absolu de tout ce qui se passait chez les voisins, et que, chose très rare chez une femme, elle n’avait, pour tous ces détails, aucune curiosité. La finesse de ses sensations, l’ampleur de son intelligence la mettait à l’abri de cette faiblesse et des vulgarités qu’elle exécrait.
Quant à lui, il avait vu trop de dissensions, de rancunes, dans l’armée de femmes qui composait sa famille, pour n’être pas complètement édifié à ce sujet.
Il souriait. « En cela, tu n’as pas tort, ma chérie, mais, quelquefois, tu raisonnes !… »
— Oui, je sais, comme un sabot, suivant l’expression de M. Joran, mais pour humble et cassable que soit le sabot, il n’en a pas moins sa place dans l’univers.
— Tu avoues cependant que tu es égoïste !
— Si tu veux. J’aime la vie dans les manifestations adéquates aux facultés qui sont mon partage. Toi qui m’as déjà dit que tu n’avais pas le droit de m’aimer, me diras-tu maintenant, comme un confesseur, que je n’ai pas le droit de vivre ?
— Peut-être…
— Dis : sûrement ! Tu en es convaincu comme un prêtre le serait. Il est vrai que ce qu’il prétendrait exiger de moi pourrait abréger singulièrement mes jours. Comme lui, tu t’appuies sur la conception chrétienne du monde et, cependant, ne m’aides-tu pas tous les jours à vivre comme je ne le dois pas, à ton point de vue. Et quand tu cries, entre mes bras, la renies-tu cette exaltation coupable, en face de l’amour, es-tu plus logique que moi ?… »
D’Arvallaz se taisait. Un balancement douloureux passait dans ses yeux grands ouverts sur la frêle Mme Joran.
Il l’écoutait, mal à l’aise, désemparé. Elle dérangeait toutes les commodités de ses convictions bien emmaillottées dont il était dangereux de dérouler les bandelettes.
Quand elle lui demandait : « Dans cette conception menaçante, avec l’Enfer qui s’ouvre sous chaque pas, tu ne sens pas l’ironie tragique, la secousse imprimée au malheureux pantin qui brimbale et, finalement, reste immobile de fatigue en disant : je crois.
— J’ai cru sans en souffrir, répondait Bruno.
— Ou bien, est-ce parce que tu n’as jamais souffert que tu as cru et parce que tu n’as jamais réfléchi. M’expliqueras-tu ceci, par exemple : J’ai reçu la vie, je ne l’ai pas demandée. On m’a dit qu’elle est néant. Comme l’œuvre du Créateur, je dois l’admirer et la subir ; en tant que force susceptible de servir mes instincts, je dois la mater. Et moi, faible, il faut que j’emploie toute mon énergie dans ce dernier combat. J’ai reçu la fortune, je n’ai rien fait pour la gagner. Dieu me l’envoie donc, puisqu’il envoie toutes choses. Comme don de sa Providence, je dois l’apprécier, comme moyen de jouissances temporelles, il faut que je la repousse. La parole est formelle : un vrai chrétien qui possède, devrait vendre son bien et en donner le prix aux pauvres.
Simultanément, pour un même objet, l’admiration et le respect, la répulsion et le mépris me sont imposés. Et, partout, des conditions au-dessus de mes forces. Cet enseignement contradictoire est déroutant. Qu’en dis-tu ?
— Je dis simplement que tu attaques, d’une façon imprévue, pour moi, tout ce que l’on m’a toujours appris à révérer si profondément. Je peux suivre ton raisonnement, mais tu admettras le froissement intime qu’il me cause, en raison de la direction habituelle de mes pensées. Par-dessus toutes les difficultés, toutes les discussions, j’en reviens à l’affirmation des convaincus : il y a la foi, il y a la grâce.
— La foi !… répétait Gretel, en se parlant à elle-même, oui, la paralysie volontaire, la cécité consentie… et cette illusion de la grâce, qui en est la conséquence, la grâce dénaturée, attachée, et d’une façon quelquefois si vénale, à la répétition monotone d’une prière, à des pratiques enfantines et absurdes, par des hommes qui s’arrogent des droits divins… Quelle aberration !… J’ai une raison, un cerveau bien constitué, je ne peux pas m’en servir, je ne dois pas chercher. Il ne faut pas qu’elle lutte, cette raison, mais qu’elle accepte, c’est-à-dire qu’elle se renie. L’Église savait bien ce qu’elle faisait lorsqu’elle s’est mise en travers de la science, lorsque le Saint-Office vouait aux flammes les mains capables de brandir des lames pourfendeuses de taies épaissies sur les yeux. Elle sait ce qu’elle veut encore aujourd’hui, contre tout bon sens, en interdisant la publication de la Bible en langue vulgaire, cette Bible où se coudoient l’assassinat, le vol, l’inceste, et qu’on ne met jamais entre nos mains… Elle a trop peur de l’exégèse : il faut maintenir la cagoule fermée sur nos fronts, admettre sans comprendre, et saisir la pâture tendue dans l’obscurité ; car, le jour où l’on comprend, on n’admet plus, on voit combien est creuse cette nourriture soi-disant substantielle, qui devrait nous soutenir jusqu’à la mort… Non, rien que d’y penser, cela me fait mal comme d’être enfermée. Sur ce terrain trop longtemps défendu, mais banal aujourd’hui, il faut que je me détende, comme je vais courir dans un champ au soleil.
Elle se levait, balançant la tête avec une violence animale, exhalant, dans son angoisse :
« Qu’ils sont heureux ceux qui croient savoir où est la vérité ! »
D’Arvallaz souffrait de l’entendre, comme il eût souffert de la voir se débattre dans une convulsion tétanique. Mais cette inquiétude l’ébranlait lui-même.
Il disait, prenant le livre sur la table, y jetant les yeux.
« Tu te fais mal, Gretel chérie, combien j’aime mieux te voir une broderie entre les doigts.
— Sans doute, reprenait Mme Joran, amusée tout à coup par cette idée bon enfant, et tu n’as pas tort en ce sens qu’une broderie convient à une femme, elle lui donne une attitude normale. Mais ma tête travaille en même temps que je tire l’aiguille et, comme je te le disais tout à l’heure, aujourd’hui on ne peut pas empêcher une femme de penser. Tant pis pour les femmes et pour vous. Du reste, n’es-tu pas un peu la cause du réveil de mes perplexités. Si ma conviction n’était faite, à travers les souffrances et les chocs inévitables, malgré tout, n’aurais-tu pas ressuscité en moi, sans le vouloir, tous les doutes, toutes les incertitudes que ma situation présente rendrait plus actifs pour me harceler. Tes hésitations devant l’amour auraient suffi à me rejeter dans mes hésitations devant la foi, elles eussent achevé l’œuvre commencée il y a si longtemps. Tu peux croire, toi, à la création en six jours, à cette semaine si bien employée. Tu peux croire qu’il y a eu un Adam et une Ève, tu vois la pomme et le serpent, mais songes-tu à la formidable iniquité de la suite… la faute d’un seul entraînant la réprobation de toute l’humanité innocente, condamnée dans le germe ; n’est-ce pas un crime, cela ! ou une folie ? Que je m’arrête seulement à ce point, l’inanité scientifique de la légende, qui n’en garde pas moins son caractère allégorique et sa poétique beauté, est indiscutablement démontrée. On peut toujours réfuter une théorie basée sur des probabilités arbitraires, mais, en face de démonstrations aussi probantes que celles de la géologie, de la paléontologie, quand tu vois sur une table des objets aussi palpables que des pierres et des os, devant l’éloquence inerte de ces témoignages, que dire encore qui ne soit une sottise ou une échappatoire de mauvais aloi. La science a pu se tromper parfois, ce en quoi elle était excusable, à cause de l’énorme difficulté de sa tâche, mais nous ne pouvons pas suspecter sa probité, parce qu’elle n’a, dans ce monde, aucun intérêt à tricher. Maintenant qu’elle nous met en main la chaîne ininterrompue, sans le défaut d’une maille, qui nous fait remonter, à travers les générations organiques, jusqu’à la cellule primitive, tu ne peux continuer, si tu tiens à ta réputation d’homme intelligent, à soutenir la fable de l’origine de nos premiers parents dans leur retraite bocagère et tout ce qui s’ensuit. Car, si ce point, qui est à la base de notre histoire religieuse, s’enfonce, pourquoi croirais-je au reste, de préférence ? Je n’ai pas plus de raisons de m’attacher à cette longue fantaisie qu’à l’histoire de Bouddha, par exemple, qui fut aussi un rédempteur.
— Que veux-tu que je te réponde, ma pauvre amie, soupirait Bruno décontenancé, la foi, c’est la confiance et la confiance ne se discute pas plus que la peur. Or, j’ai peur de tes arguments. J’ai cultivé toute ma vie un sentiment pareil à celui qui nous met aveuglément entre les mains du chirurgien ignorant qui nous tue. Tu m’as dit, combien de fois, que je pourrais te porter au-dessus du gouffre et que tu étais sûre de ne pas tomber : c’est la foi. Tu sais pourtant qu’ainsi je n’irais pas loin avec toi. J’ai sucé la croyance avec le lait de ma mère. Je l’ai respectée à travers le respect que je professe pour deux êtres dont la vie, je peux le dire, est noble et sans tache. Je l’avoue, et tu appelleras mon scrupule une lâcheté, je m’arrête au seuil de ta pensée, je n’ose pas te suivre dans une cité où il me semble que tout s’effondre, et tes livres m’effraient. Comme tout le monde, à l’heure actuelle, je connais, sans les avoir lues, les œuvres célèbres de Darwin et de son école, j’ai entendu parler des trouvailles qui ont fait dire au monde savant, absorbé dans ses recherches : enfin ! Mais je n’ai jamais eu le courage de me hasarder à réfléchir sur ces questions scabreuses pour moi. Il y a en toi trop de clarté pour que je ne te suppose pas dans le vrai, en te ralliant à une doctrine qui constitue un puissant indice sur la route obscure où nous marchons, seulement, je ne peux pas consentir à voir crouler ce que tu appelles mes petites cathédrales. Elles reposent sur tout ce que j’ai toujours considéré jusqu’ici comme sacré. Je voudrais m’instruire davantage, mes études m’ont tenu dans une direction différente, quoique tout m’intéresse, mais, me résigner à ne plus croire !…
— Je ne te demande pas de ne plus croire d’emblée, Bruno, d’en arriver d’un bond à l’athéisme. Je voudrais à ta croyance une autre forme : que tu n’acceptes pas tout comme un pauvre être, aux yeux crevés, à qui l’on dit : ceci est un chien, cela est une table, mais comme un être pensant, complet et clairvoyant. Moi qui suis si fière de toi, qui aime tant t’aimer, je voudrais t’amener à une discussion raisonnée, tandis que je te sens devant moi scandalisé, silencieusement replié dans un blâme que ton amour seul t’empêche de formuler nettement, voire même avec dureté. Les pages si émouvantes de Goethe sur la nature m’ont produit, sous ce rapport, un effet spécial. Quand on la voit, comme une boulangère gigantesque, tourner et retourner la pâte du monde, on se sent roulé, pétri, écrasé, moins qu’atome, moins que rien, et toute idée d’immortalité de l’âme disparaît. Moi, je considère avec tristesse ce travail immense et admirable, mais d’une insouciante cruauté, cette destruction perpétuelle de tant de vie remuante, de formes précieuses, ce recommencement et cet écrasement sous la meule, toujours, toujours !… Je me dis que l’incommensurable force qui meut l’univers, et à laquelle je me garde de donner un nom, ne peut se rapetisser jusqu’à nous, se subdiviser, s’irriter pour nous punir, se bonifier pour apporter un soulagement à nos peines, prêter attention au cri de l’invisible parcelle que nous sommes alors que, dans sa formidable puissance, elle n’est occupée qu’à broyer. Si j’essayais de la réaliser sous la forme appelée Dieu, je verrais ce Dieu trop grand, trop lointain, pour le passer au crible de nos petites misères, de nos désirs, de nos chagrins. L’éléphant est-il le confident de la fourmi ? Dieu serait, pour moi, le géant qui emplit le ciel et secoue les planètes comme une poussière lumineuse attachée à ses pieds. C’est parce que je ne puis lui supposer une infime préoccupation, en ce qui concerne notre bonheur et notre durée, que je ne crois pas à l’immortalité de l’âme. C’est là une fonction supérieure née du perfectionnement des corps, non pas exception, comme le dit Hæckel, séparation au regard des êtres moins bien partagés que nous, mais degré. Je ne peux pas croire à la destinée ultra-naturelle de ce frémissement mystérieux, tel que nous le considérons aujourd’hui, dans son admirable crescendo après une évolution de tant de siècles et qui s’éteindra, comme la matière qu’il anime se fige elle-même dans la mort.
— Alors, disait Bruno, pourquoi pas le suicide tout de suite, dès que vient la douleur ?
— Il y a beaucoup de gens qui vivent par curiosité, pour attendre le lendemain, en espérant qu’il vaudra mieux que la veille ; ceux-là, tout en n’aimant pas la vie, ont peur de la mort, ils ont une apparence de culte et se réservent, à tout hasard, la confession et la pénitence finales. Ce sont d’inconscients comédiens, ils ne trompent qu’eux-mêmes.
— Je les comprends quand même, Gretel, il est tout naturel que l’instinct de la conservation repousse énergiquement l’idée d’une fin sans appel, de la mort totale, cela me glace.
— En effet, il est plus doux de penser qu’on s’en ira au Paradis, mon ami. C’est bien pour cela que les martyrs, à qui l’on venait de prédire la fin du monde toute proche, se jetaient en chantant dans la gueule des fauves, au-devant du glaive meurtrier. Qu’était-ce pour eux qu’un moment de torture, en comparaison d’une éternité de joie sans pareille. Le martyrologe constitue le plus grand triomphe de l’hallucination. La fin du monde, que le Christ avait annoncée, est encore à venir, comme ces temps de grande démence mystique sont passés, et des milliers d’êtres se sont sacrifiés pour rien.
Après la mort, ce qui me choque encore dans la religion, c’est la subdivision des habitats réservés aux esprits délivrés des corps. Nous trouvons l’enfer, le purgatoire, le ciel ; c’est là une conception par trop matérialiste de l’invisible, distribué comme un édifice terrestre. Il y a, en outre, cet endroit vague, que la théologie dénomme les limbes, où vont les pauvres petites âmes des enfants morts sans baptême, comme si c’était leur faute. Que font-elles, qu’attendent-elles là, ces pauvres âmes, et qui le sait, en vérité ! Et l’âme rudimentaire du crétin qui crie tout le jour devant ma porte, que je place à un niveau inférieur à la connaissance du chien, surveillant de la maison, qui n’aboie qu’à bon escient, dans quelle catégorie la mettre ? Ira-t-elle aux limbes, non, elle a reçu le baptême… Mais aussi, pour être juste, la vois-tu s’envolant de son réceptacle, elle qui n’a connu ni la loi, ni le devoir, ni la responsabilité, vois-tu ce lumignon fumeux s’en aller, tout à coup, resplendir dans l’éternité avec autant de gloire que l’esprit d’un François d’Assise ou d’un Ignace de Loyola ? »
— Je suis libre de croire, Gretel, qu’elle évoluera, que sa lourde enveloppe ne lui permettait pas de se manifester complètement, et qu’elle aura son heure.
— Métempsycose ! Si tu veux, faisons-la revivre superbe sous l’habit vert d’un académicien, pourquoi pas ? Dis-moi aussi que les desseins de Dieu sont cachés, et à ce propos je n’en repousserai que plus vivement cette donnée que rien ne justifie. Une âme de crétin, c’est un effort avorté, une fonction mal réglée qui, ne pouvant puiser une énergie suffisante dans une substance altérée, a disparu avec sa gaine misérable comme aussi, hélas ! les flambeaux les plus éclatants se sont consumés pour jamais.
— Mais alors, que crois-tu, je t’en prie ?
— Je crois qu’à côté des découvertes scientifiques, qui nous permettent maintenant d’éliminer les élucubrations légendaires, tous les systèmes philosophiques et religieux n’ont jamais fait que se pousser, se bousculer et se détruire sur la route qui mène au bord du fleuve sans pont et qu’aucune embarcation ne peut franchir.
Là, nous trouvons la question permanente devant laquelle s’arrête tout le genre humain condamné. Les uns voient l’éternité de la matière, les autres se tournent vers un Dieu unique et Créateur. Si l’œuf minuscule, qui donna naissance au monde animé, fut fécondé dans l’eau par la lumière, ils disent que c’est Lui qui a fait jaillir et cette lumière et cette eau. Lui, le propulseur du premier mouvement, assis au fond des âges, comme le grand hindou sur les océans ténébreux. Moi, je crois que la matière, dont pas un atome ne peut se déperdre, non vile et inerte, mais précieuse et mouvementée par elle-même, est existante de toujours, prolongée dans sa durée au delà de toute limite, comme les siècles que nul n’a jamais comptés, dans le temps que personne n’a fait. En face de ce problème, l’égalité commence, avec le règne du véritable mystère. Ta Gretel ignorante, assise sur la rive, en sait autant qu’un Serment ou qu’un Pasteur.
Toi, tu te retournes vers la fable accommodante et consolatrice et tu dis : « Je crois » ; et moi, regardant en avant, je dis : « Je ne crois pas, j’attends. »
Les joues de Gretel s’enfiévraient. D’Arvallaz la prenait sur ses genoux, la berçait doucement.
— Calme-toi, maintenant, petite amie, ton front brûle, regarde-moi.
Elle souriait, attendrie par l’expression câline de sa voix et lui disait :
« Je vous effraie, ma blonde, ma douce, douce blonde !…
— Oui, ta blonde, si tu veux… Et il ajoutait :
« Tu es bien une femme, toi, il ne te manque rien, ou tout… »
Alors, désarmé par la séduction complète qui se dégageait d’elle, il la couvrait de baisers.
— À présent, disait Gretel, en sautant sur ses deux pieds, on va faire le souper.
Elle redevenait petite fille, tout à coup, paraissant avoir tout oublié. Et Bruno suivait, dans la chambre, les mouvements de cette créature, étonnamment vivante, qui lui prenait toujours plus le cœur.
Elle mettait un tablier, allumait le feu dans la cuisine, adroite à tous les travaux domestiques, presque cordon bleu.
Et lui regardait les gestes vifs des mains primitives, étroites et souples qui semblaient faites uniquement pour tenir des fleurs éternellement fraîches ou des reliquaires ciselés dans de très anciens tableaux.
Il y avait une année bientôt que Bruno travaillant sans relâche à l’usine ou sur les chantiers, n’avait jamais eu aucune vacance. Son intention était de prendre quinze jours de repos mérité. Mais, la besogne pressante, des incidents journaliers retardaient toujours sa demande. On était à la fin de septembre, le pré devenait tout violet de colchiques, il y avait du sang sur les poiriers. Mme Joran le pressait de solliciter un congé, de partir avec elle, elle entrevoyait les heures délicieuses de ce voyage à deux.
Maintenant, pour l’attendre le soir, elle allumait une bonne flambée dans le fourneau de pierre grise, un vent frais soufflait au crépuscule, on achevait les vendanges. Bruno, quelquefois, l’emmenait dans ses vignes, elle mangeait sur ses lèvres les grains parfumés du muscat et tous deux, assis dans un coin sur un bloc, contre le mur bas, jointoyé d’orpins faisaient des collations qui n’en finissaient plus, avec mille caresses et de grands éclats de rire. Il lui parlait d’une légion de tantes et de cousines qui lui témoignaient une grande affection et d’une certaine dame Lydie qui, en pleine rue, voulait lui baiser la main.
Elle savait qu’en général on l’aimait, il comptait des amis fidèles, mais elle, misanthrope, qui ne briguait pas la sympathie universelle, elle qui n’avait jamais pu sourire à un visage qui lui déplût, ni faire une concession au nom de la politesse, lui en voulait un peu de ce qu’elle considérait comme une faiblesse entachée de banalité.
« Oh ! je comprends qu’on t’aime, disait-elle, toi, tu es aimable avec tout le monde.
— Aimable, parce que dépendant, Gretel, je dois gagner ma vie, tu ne connais pas cela, toi, tu es une révolutionnaire et tu as déjà brisé pas mal de vitres. Mais, si tu étais à ma place, tu verrais qu’il est des gens à ménager, des intérêts à sauvegarder, sous peine de la plus réelle imprudence. »
Elle pensait, sans le dire, que le moment de travailler pour vivre viendrait aussi pour elle.
— Est-ce parce que tu ménages tes collègues, que tu te prives de congé ?
— Pour cela non, je peux bien le demander, mais il faut attendre encore quelques jours.
— Pourquoi cela ?
— Parce que… »
Il ne trouvait pas la raison, ceux qu’on accoutume à obéir ne pouvant plus se décider par eux-mêmes. Il attendait pour attendre, pour éviter une démarche, il ne savait pas prendre une décision, si peu importante fût-elle.
Mme Joran s’impatientait.
— Écoute, c’est aujourd’hui mardi, si tu n’as pas ta permission jeudi, tu ne remonteras plus me voir, tu m’entends. »
Il la regarda, elle ne plaisantait pas.
— C’est bien, dit-il, Madame, il en sera comme vous le désirez. »
Le vendredi suivant, ils partirent et s’arrêtèrent à Domo d’Ossola.
Dans la grande chambre d’hôtel, très haute, Gretel s’étendit sur le canapé. Il s’agenouilla, la déchaussant comme une petite fille ; elle était ravie, d’Arvallaz, un peu surpris encore de se sentir libre pour deux semaines et d’être là, tout seul, avec elle. Il lui disait :
— Tu es contente, dis, Gretel, très contente ?
Et elle attachait ses bras autour de son cou. La soirée était splendide, le ciel vert constellé de lumières. Dehors on entendait des violons.
Le lendemain, ils s’en furent par une matinée toute en soleil, à travers les rues, leur bonheur tournait autour d’eux comme un immense papillon dont le vol les étourdissait. Cette ville ou une autre, ces rues ou d’autres rues, qu’importait. Ils marchaient dans une grisante insouciance, flânant comme s’ils avaient eu des mois de liberté devant eux. Dans le vicolo Paolo Silvia, une étroite ruelle pleine de fleurs aux fenêtres et de chants d’oiseaux prisonniers, sur un établi appuyé au mur ils s’assirent, jasant, riant, un peu las, amusés de tout. Puis ils allèrent déjeuner à Baveno. Le lac Majeur étincelait. Une barque les conduisit à l’Île des Pêcheurs, cette miniature de village les enchanta. Dans plusieurs maisons, on dansait, des rires partaient en fusées. Ils s’étendirent au bord du lac. Dans des coupes, auprès d’eux, l’asti spumante fumait.
« À nos amours, Gretel, dit Bruno, et il approcha la liqueur pétillante de ses lèvres.
Alors, elle tira de son doigt une grosse opale sertie d’argent où rougeoyait un incendie, en orna la main de son ami et dit :
— À nos amours, Bruno.
Il regarda son doigt ainsi paré. Cette bague était son premier bijou. D’un baiser, il remercia son amie et la barque les emmena vers les terrasses blanches de l’Isola Bella.
Dans ces jardins extraordinairement parfumés, Gretel fut frappée de l’attitude aristocratique des plantes aux feuillages nerveux, soyeux, magnifiquement dessinés ; une fierté fiévreuse émanait des grands joncs brûlants, des lièges, des sensitives, des mille arbustes aux noms sonores et inconnus. Il semblait que la voix des visiteurs fût une profanation et que des ombres princières dussent s’indigner à leur passage.
Sur les bouleaux aux feuilles rondes, claires comme des miroirs, des tourterelles gémissaient.
Il est des hommes aux yeux d’angoisse terrifiés par la tempête, le cœur secoué par les vagues, la chair pétrie de transes, en perpétuel contact avec la mort, et qui s’en vont sur les océans démontés.
Il est aussi, le long des canaux des bateliers paisibles qui poussent de lourds chalands sur l’eau calme, en regardant passer les chevaux de halage, les maisons à toits rouges, les peupliers des berbes.
Leurs destinées sont différentes, identifiées avec les éléments qui les portent, et la masse affirme : mieux vaut mille fois le sort éloigné du danger.
Cependant, il y aura toujours des matelots qui s’en iront risquer leur vie pour quelques poissons sur les côtes de Terre-Neuve ; il y aura toujours, les soirs d’été, des mariniers tranquilles, sifflant sur leur bateau, à côté de trois pots de géranium.
Gretel, qui était fille de l’inquiétude, sœur du vent curieux et de la liberté galopante, s’était assise à la proue de la nef vagabonde, fouettée par les lames ; elle avait besoin de cette grande secousse qui enlève et qui plonge, qui va, sans route tracée, peut-être vers l’écueil, peut-être, comme les caravelles d’Espagne, vers la splendeur d’une terre inconnue.
Et, peu soucieuse des circonstances extérieures, des rouages en action autour d’elle, au dedans de son âme, elle contemplait la mer passionnée, grondante, aux reflets magiques avec ses trombes subites, ses tourbillons effrénés, ses accalmies berceuses et la chute du soleil, noyé à l’horizon. Le port à atteindre, la côte lointaine ne la préoccupaient point, elle aimait surtout les émotions de la traversée, les colères du large et l’enivrante sensation de solitude entre le ciel et l’eau. Ceux qui marchaient, prudents, sur la grève, elle les connaissait peu, ces pêcheurs de petites coquilles qui trempaient à peine leurs talons.
Bruno, avec son cœur régulier, sa prédilection pour l’ordre et la norme, c’était le conducteur réfléchi du chaland équilibré, naviguant vers le port connu, celui qui voulait voir, tout au long, la voie facile où l’on avance sans encombre. Mais, depuis qu’il était lié à sa fiévreuse amie, un brouillard intense barrait la rectitude du canal, il avait quitté la sûre embarcation, sauté sur la rive, connu le labyrinthe où il tournait en répétant : « tu verras, tu verras ! »
Et toutes ses craintes, ce soir-là, éclatèrent, dans le petit hôtel de Baveno, dont les fenêtres, larges ouvertes sur le lac Majeur, lui offrait toute la beauté du paysage encadrant les îles Borromées, au nom doux, comme une écharpe qui vole.
Gretel reposait, ainsi qu’elle aimait le faire, sur une chaise-longue, et d’Arvallaz s’assit à ses pieds, un bras étendu sur ses genoux.
Une grande glace reflétait leur image.
« Regarde, là-bas, dit Bruno, comme tu es jolie. »
Mme Joran sourit, tournant les yeux vers le miroir.
Elle était charmante ainsi, dans sa robe grise, toute droite, dessinant à peine la taille ignorante du corset.
« Je suis jolie, peut-être, dit-elle, mais toi, tu es beau. »
Et elle glissa sa main dans la manchette contre le poignet lisse qui battait. Il attacha ses yeux aux yeux de son amie, avec une intensité gênante qu’elle sentait reportée toute sur une préoccupation intérieure, secoua la tête tristement et dit :
— Oh ! ma chérie, ma chérie !
À travers ce cri de tendresse, elle réentendit l’autre parole, celle qui lui avait percé le cœur : « Je n’ai pas le droit ».
Et cette parole, grosse de terreurs anticipées, de remords à venir, elle en connaissait la source profonde. Bien souvent depuis, elle l’avait sentie tomber sur ses épaules comme le son grave et pesant de la grosse cloche de la cathédrale lorsqu’elle passait sur la place de la petite ville, au pied de la tour. Elle venait, cette parole, des entrailles de la mère dont toute la vie résignée avait été de devoir et d’abnégation, de la mère dont l’unique orgueil reposait sur la tête de ces enfants dont elle avait voulu faire, avant tout, des chrétiens. Elle venait du fond d’une enfance pieuse inclinée au pied du crucifix, d’une jeunesse passée dans les institutions catholiques où l’on chante les offices en hiver dans le sanctuaire glacé, les bras en croix sur la poitrine, d’une vie pliée sous les commandements avec l’espoir du ciel, la crainte de l’enfer, avec la menace, qui n’est pourtant qu’une parole humaine : « Hors de l’Église, point de salut ».
Or, entre la femme divorcée et le bonheur encore possible, l’Église se dresse implacable comme une paroi d’acier. Elle brise les jointures des mains qui se tendent pour le geste symbolique de l’union. Pour en arriver à une solution, il faut pouvoir jeter à la curie romaine une fortune.
Bruno avait, devant lui, une profusion d’exemples fervents : ses tantes d’Arvallaz et de Collombey avaient pris le voile, le même jour, dans un couvent de Turin, aucune de ses sœurs n’étaient mariées, l’une d’elle avait suivi les religieuses dans leur renoncement, les autres étaient constamment en retraites, neuvaines, pèlerinages. Sa mère, debout à cinq heures, été comme hiver, entendait sa messe quotidienne, son père, enfin, robuste et maître de toutes ses facultés, avait cédé sa charge et abandonné ses occupations extérieures, sauf la gestion de ses vignes, pour s’occuper de son salut éternel. En récapitulant tout cela, en voyant les ménages très pratiquants de ses quatre frères, le jeune homme se sentait pieds et poings liés. Toutes les issues lui étaient fermées et bien gardées.
Cette femme qu’il adorait maintenant, cette exquise maîtresse, qu’il ne pourrait jamais remplacer, jamais non plus, il ne l’épouserait. Il ne le lui avait pas dit, tout avait été trop rapide dans leur aventure, mais elle savait qu’il le lui dirait.
Et quand il eut, avec un accent profondément découragé, répété « ma chérie ! » elle lui prit la tête, disant :
— Tu l’aimes, tu l’aimes vraiment, ta chérie ?
Il répondit avec effort : « Tu le sais bien que je t’aime. »
Elle se décida :
— Et quand je serai libre, tout à fait libre, m’épouseras-tu ?
Le visage de Bruno, transformé, blêmit et prit une expression si poignante qu’elle s’en effraya. Il prononça :
— Non, je ne t’épouserai pas.
Elle connaissait d’avance sa réponse. Pourquoi l’avait-elle provoquée, pour tenter de lui arracher autre chose ; pour le faire souffrir, non certes, elle l’aimait trop ; pour souffrir affreusement par lui… Peut-être. Elle dit à voix basse :
— Alors, tu m’abandonneras ?
Mais elle regretta amèrement la cruauté de sa question.
Dans un mouvement désespéré, Bruno s’abattit sur elle, pris d’une terrible crise de sanglots. Les larmes chaudes ruisselaient sur la joue de Gretel, qui n’entendait que des mots hachés : « Que faire, que faire ! »
Elle murmura : « M’aimer, c’est tout. »
Il se calma, comme un enfant épuisé ; de gros soupirs, qui s’espaçaient, soulevaient encore sa poitrine et sa bouche avait ce gonflement triste et si touchant qu’elle lui avait vu déjà.
Et, tout à coup, par une réaction violente, sa douleur se changeant en désir, il la reprit, avec une sorte de rage, comme pour se venger du sort par la volupté.
Car, il ne pouvait le nier, il se trouvait en face de deux cultes. Un autel nouveau se dressait à côté de l’ancien.
Sur l’un, il y avait le tabernacle, l’image peinte, les emblèmes mystiques, les candélabres d’argent. Il y avait un flottement inquiétant de rêve, la question permanente et suspendue, le péril d’ici-bas, la sanction d’au delà ; la miséricorde, oui, mais au prix d’un continuel sacrifice et la défense de jouir des biens accordés.
Sur l’autre apparaissait la réalité charnelle, la tentation victorieuse, le péché enguirlandé de fleurs perverses. Mais, ce péché avait une âme qu’il chérissait autant que son attirante enveloppe, une âme aimante, délicate et dangereuse qui savait lui procurer des pâmoisons plus durables que celles de la chair. Maintenant, il avait besoin auprès de lui de ce frisson intelligent, de cette émotion soutenue ; il avait besoin des mots vivants qu’elle trouvait seule, du jeu irisé de cette imagination toujours en fuite vers le pays des visions, de cette conception idéaliste et sensuelle de la vie qui la faisait vibrer à tous les souffles et se donner merveilleusement. Il sentait en elle l’être rare, l’essence raffinée, la femme qui passe une fois, par hasard, et qu’on ne rencontre plus jamais. Il lui avait dit :
— J’ai la sensation de porter un vase rempli d’un parfum précieux, dont la possession m’angoisse et me ravit.
Elle, dans son obstination passionnée, se demandait pourquoi il n’arrivait pas à la volonté nécessaire pour tuer l’angoisse et ne garder que le bonheur. Cette énergie, elle espérait la lui infuser à force d’amour.
Il admirait, malgré tout, l’intention rigide de cette femme qui voulait être à lui, rien qu’à lui et coûte que coûte ; il admirait l’intégralité de sa foi en l’amour son courage pour affronter l’orage qui se préparait.
Il se disait souvent que c’était là sa religion, à elle, et qu’elle la défendait. Quant à lui, il subissait encore le joug, plus qu’il ne luttait pour démontrer la nécessité de le porter.
Sa logique ne l’avait-elle pas abandonnée le jour où il lui avait laissé voir qu’il l’aimait. C’était ce jour-là qu’il devait arracher son propre cœur et l’écraser, comme on lui avait appris que la vierge écrasa jadis la tête du serpent sous son talon ; ce jour-là qu’il devait se taire, s’enfuir, se dominer. Mais il l’avait avoué lui-même, il serait revenu. Alors, à quoi bon torturer cette créature pantelante, que la vie avait trompée et en qui chaque mot creusait une plaie vive. Pourquoi ne pas se pencher, avec toute la douceur dont il était capable, vers cette amie qui se faisait si douce pour lui ; pourquoi ne pas éclairer son avenir du seul rayon qu’elle attendît.
Maintenant, non pas au regard de cette morale réprobatrice de l’amour, ainsi conçu, qui lui avait été enseignée, mais pour soutenir simplement son honneur d’homme, n’avait-il pas des devoirs vis-à-vis de la compagne dont il avait accepté l’abandon, la confiance, la tendresse sans limite, car il la savait fermement décidée à renoncer à tout ce qui lui faisait une vie large, pour lui appartenir dans la pauvreté et que rien ne modifierait cette décision formelle.
Ce qu’elle cherchait ainsi, c’était la responsabilité, absente jusqu’alors de sa vie stérile, nulle chez cette ignorante de la maternité et qui avait été si peu épouse. Elle voulait se décharger comme d’un fardeau de ce que toute femme, même la plus dévoyée, porte en elle et doit offrir un jour, ne fût-ce que pour se convaincre qu’elle est vraiment une femme : le dévouement. La seule perspective de l’entourer, de le rendre heureux, d’être à la fois sa reine et sa servante, l’enrichissait d’inépuisables trésors.
Pour Gretel, le passé était mort, une ère nouvelle commençait.
Lorsqu’elle lui avait dit : « Nous ne devons pas nous revoir », puisqu’il n’avait pas trouvé en lui la fermeté nécessaire pour lui répondre : « Nous ne nous reverrons pas », n’avait-il pas la mission de veiller sur ce dépôt vivant.
Il n’avait pu résister, il l’aimait donc profondément ; n’était-ce pas très simple d’ouvrir ses bras tout grands à l’amour.
Il l’eût voulu de toute son âme, mais il croyait encore qu’il ne le pouvait pas.
Il chassa ces idées obsédantes d’un geste qui ramena la sérénité sur son visage, baigna ses tempes et ses yeux rougis, redevint très gai et, enlevant Gretel très haut, comme un bébé, il s’écria : « Vous devez avoir faim, Madame, allons souper ».
Ils sortirent dans la soirée, l’air était d’une grande douceur et tous deux, assis sur une barque échouée, écoutèrent la chanson que le lac murmurait aux étoiles.
Ils connurent, dès lors, quinze jours d’enchantement. Quand il fallut se séparer, Bruno se découvrant, prit Gretel dans ses bras et dit à son oreille :
« Adieu, ma femme, ma femme chérie ».
Ils arrivaient en gare d’une grande ville, d’où Mme Joran devait reprendre le chemin de sa demeure là-bas, au milieu des vignes.
Dès que son amant l’eut quittée, après un dernier signe d’adieu, elle se sentit délaissée. Il lui parut que le jour s’obscurcissait, qu’elle allait tomber. Pour dissiper sa tristesse, elle s’en fut visiter un remarquable musée d’art, tout proche, essayant de ne songer qu’aux belles choses qui ornaient les salles à profusion. Mais, subitement prise d’un réel malaise, elle s’assit sur un banc, encastré dans l’embrasure large d’une ancienne fenêtre. À travers les cives rondes, serties de plomb, elle regarda au dehors : un bassin glauque, rectangulaire, s’ouvrait au milieu d’une pelouse ; sous le vent d’octobre, une à une, les feuilles des platanes d’alentour y tombaient. Elle qui n’avait vu dans la dépouille écarlate des camphriers de l’Isola Madre, que des flammes volantes qui riaient, comprit alors que l’été était bien fini. La force lui manqua, brusquement elle ouvrit la fenêtre, appuya son front contre la pierre. Un gardien qui l’avait vue pâlir alla chercher un cordial et le lui donna. Elle retourna à la gare, entra au buffet, prit une feuille de papier et se mit à écrire tous les mots douloureux qui lui venaient.
Elle était écrasée de chagrin, la volonté morte, le cœur en-allé. Un fait restait évident : il était parti. Combien de temps durerait cette séparation ?
Une présence inattendue, derrière elle, la fit se retourner, Bruno était revenu pour la revoir encore. Ce cher visage, déjà changé, le bouleversa.
— « Est-ce toi, dit-il, toi si bien portante, il y a quelques heures à peine, je ne te reconnais plus, qu’as-tu donc ?
— J’ai, dit Gretel, que tu t’en vas. » Et ses traits crispés se creusèrent affreusement.
Mme Joran rentra le soir chez son mari.
L’automne, triste et rongeur, s’était installé dans le jardin. Les chiens aboyèrent, la chatte noire vint se frotter à l’ourlet de sa robe. Elle gagna sa chambre, ouvrit sa malle, jeta un paquet de photographies sur son lit. Le portail battit d’un coup sec : le banquier rentrait. Il vint chez sa femme, l’embrassa et jeta un regard mélancolique sur les paysages qu’elle avait contemplés sans lui, qui, cependant, ne songeait jamais à lui consacrer une journée, puis, l’attirant sur ses genoux, il lui demanda avec douceur :
— « Maintenant que vous êtes revenue, combien de temps resterez-vous ?
— Je ne sais pas, dit Gretel, en s’efforçant de sourire. »
Dans la maison, autour d’elle, tout sonnait faux. Elle y rentrait comme un fantôme qui ne peut plus s’apparier à la réalité des choses. Ce logis, il lui paraissait l’avoir oublié, elle s’étonnait de le retrouver stable, assis à la même place, alors qu’elle-même était allée si loin, en dehors de sa vie normale, dans l’irréelle patrie de son âme inquiète et de son cœur palpitant.
À peine de retour et bien qu’elle sentît un grand besoin de repos, elle ne songeait qu’à s’évader de nouveau, car le mensonge glissé dans sa vie l’accablait. Elle eût voulu crier la vérité, pour se débarrasser de ce fardeau ; à ce moment-là ç’eût été pure folie. M. Joran, trop perspicace pour ne pas deviner en elle un trouble profond, la questionnait, parfois avec sollicitude, parfois avec une impatience qu’il ne pouvait contenir. Elle répondait évasivement ou se retranchait dans un mutisme qui exaspérait son compagnon.
Mais que lui dire pour déchirer son cœur, alors que Bruno n’était pas libre, qu’aucune solution ne pouvait intervenir entre eux. Elle savait que Pierre avait déjà beaucoup souffert de ses absences, qu’irresponsable de cette incompatibilité de goûts et d’humeur, il était une victime plus à plaindre qu’elle, peut-être, de l’erreur qu’avait été leur mariage, et que, malgré tout, il l’aimait et l’excusait.
Elle souhaitait pour lui une autre vie avec la femme capable de donner ce bonheur tranquille qu’il avait rêvé auprès d’elle, mais combien d’heures navrantes, d’explications pénibles en perspective avant que ce grave problème fût résolu.
Elle devait partir maintenant pour aller cacher son secret comme le voleur va enfouir son larcin. Chaque jour, elle croyait entendre sonner l’heure où, à bout de force, elle se trahirait.
Une longue lettre de Charmel vint, à point, la tirer de cette impasse. Depuis longtemps elle avait projeté de lui faire visite, dans le midi ; une amicale correspondance subsistait entre eux. Il l’appelait maintenant, de façon pressante, et souhaitait vivement la voir entre sa mère et lui.
M. Joran, sans démêler la véritable cause de sa mélancolie, la sentait trop soucieuse, trop opprimée sous son toit pour songer à la retenir et Bruno, connaissant ses angoisses journalières, lui conseillait de s’éloigner, puisque le moment où elle quittait la montagne chaque année était arrivé, sans qu’elle eût aucun prétexte d’y retourner.
La veille de son départ, elle reçut de lui ce simple mot : « Soyez courageuse » et se demanda ce que ce laconisme signifiait.
Ce fut le vingt-deux novembre qu’elle se mit en route. Son intention était de parcourir toutes les villes le long du Rhône et de gagner lentement les Pyrénées. Le train qui l’emmenait à Lyon traversait, dans le demi-jour d’un matin d’automne, un paysage morne, saupoudré de gelée blanche.
Elle éprouvait une tristesse terrible à partir ainsi, tout en sentant la nécessité de mettre une grande distance entre elle et les deux autres acteurs d’un drame inévitable. Elle se promit de rédiger pour son ami, une sorte de journal, qu’elle lui remettrait au retour ; chaque jour, elle couvrit plusieurs pages d’une écriture irrégulière, virile pourtant, qui trahissait son incessante préoccupation.
Elle pensait, d’après ses derniers mots si brefs, qu’il ne lui écrirait pas ; elle lui disait :
……
« Avant que je ne te retrouve, je verrai passer des campagnes des fleuves, des ruines et la mer. Tu seras vivant partout dans ces paysages inconnus, je t’y aimerai comme là-haut, dans ta vigne.
Je prévois les heures solitaires dans les cloîtres d’Arles et de Montmajour, le long des marais salants d’Agde, où je veux rôder à pied, en face des Pyrénées, au bord de l’Espagne et sur les plages de l’Océan. Je serai portée toute par ce grand amour dont je souffre et dont je vis ; sans doute, ne saurai-je que peu de chose de toi, à moins que tu ne m’aimes.
En partant, je n’ai rien su dire. On m’a demandé :
— « Vous êtes contente de partir ?… »
— Non.
— Alors, pourquoi partez-vous ?
— Pour voir autre chose, me renouveler.
Il tombait de la neige fondue. J’ai pensé à un autre départ, un jour, quand ? Cette seule idée m’a fait une piqûre au cœur, j’ai vu un train fantôme qui allait, où ??… Tu m’as dit que c’est toi qui me chasses, c’est vrai, mais t’en voudrais-je, quand je te sens tenu, emprisonné dans un filet. Il n’est que juste que ce soit moi qui disparaisse. On apprend en voyageant ; je verrai les choses sous un jour spécial, dans ces étapes où je serai livrée uniquement à mes pensées ; j’aurai le temps de songer et de resonger, sans qu’une question vienne me donner un frisson pénible. Moralement, je me sentirai plus à toi, réfugiée en toi, dans un domaine très idéal ; je t’aimerai sans contrainte, de si loin, que mon amour devra grandir de toute cette distance, pour aller te retrouver comme une onde prenante et douce. Si l’on pouvait ouvrir une âme ainsi qu’un fruit comme j’aimerais te montrer ce qui, dans la mienne, vit passionnément pour toi, comme j’aimerais que tu saches quelle lumière tu y as mise, quelle infinie volupté. Ton souvenir me grise et me caresse ainsi qu’une présence réelle, tenace, qui s’impose à toutes les secondes. Il n’est pas un instant où il ne vienne me prendre avec des mains impérieuses et me tordre l’âme parfois, tant la sensation est violente. Pourquoi t’aimé-je ainsi, Bruno ? Parce que cela devait être, parce que j’avais senti venir cette fatalité obscure et dominatrice qui incline nos deux vies l’une vers l’autre, irrésistiblement. Je me souviens de ce jour, à M… où nous étions ensemble à la gare, où tu me disais en riant : « Si l’on partait ? » J’entrevoyais les voyages futurs, une voix en moi répondait : « On partira ».
Lyon…
« J’ai marché tout le jour avec l’impression qu’on me donnait des coups de fouet. J’ai vu des choses en attendant l’heure d’aller quand même à la poste pour y trouver un mot de toi. Je l’ai. Un noir terrible m’a envahie, je me suis sentie tomber dans un vide incroyable. Pourquoi ?
Maintenant, c’est le dégoût âcre, celui qui conseille d’enjamber les barres des ponts. Je suis entrée dans la chapelle de la Charité. Des religieuses, en costume étrange, aux coiffes vraiment moyenâgeuses priaient là, au pied d’un autel encombré de bouquets. Je me demandais en contemplant ces nuques dissimulées, ce qu’il y avait de résignation ou de révolte, ou d’indifférence sous ces toiles dérobantes et ce que la vie conserve de ses droits sur ces demi-mortes volontaires. Je restais agenouillée, inconsciente, avec la crainte de bouger pour ne pas réveiller la douleur un instant somnolente, ayant mal à l’âme, comme à un autre corps enfermé dans le mien.
Que je souffre ! À pleurer au coin d’une rue comme un vagabond sans toit, comme un pauvre qui a faim. À l’heure où je ne voudrais qu’un abri tranquille, qu’une épaule où mettre ma tête, je dois errer pour me fuir moi-même, sans intérêt, sans plaisir, pour tuer des heures, escamoter de la vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue.
Mais, si je pleure, ce sera toute seule, dans une chambre d’hôtel quelconque. Je n’ai pas de famille, je me sens pourchassée, meurtrie, et ce courage si simple d’en finir, qu’on appelle une lâcheté, je ne le trouve pas.
Cependant… traîner des jours comme celui-ci ! Il me semble qu’il y a des années que je suis debout et que cela ira encore si longtemps. Je n’ai rien su voir dans tes lignes, pour me donner le goût de vivre quand même. Ai-je donc le cœur et le cerveau si mal faits ? Est-ce que je ne comprends pas ? Ou bien, dois-je brûler dix existences à moi seule en renonçant à demander aux autres ce qu’ils ne peuvent pas me donner.
Le Rhône est là, si près, et personne ne me connaît ici, et j’hésite encore. Quel est donc l’empire de cet instinct obscur et impérieux que je maudis.
Je frissonne en songeant à ces soixante jours d’un supplice spécial, au bout desquels je retrouverai une autre torture. Que c’est amer et mauvais d’être ici ! Il faut que je te dise tout ce que je sens, ma tête me fait mal et mes artères ; moi qui n’aurais voulu qu’aimer, je hais. Est-ce un châtiment ? »
Vienne, 24 novembre.
« Mon encre est toute claire.
Le garçon a pleuré dans la bouteille.
On dirait que je veille un mort entre deux bougies. J’ai aussi une lampe pour me donner l’illusion d’avoir chaud. Je ne peux pas écrire ce soir, je vais me glisser dans mon lit, fermer les yeux serrés, serrés, et tâcher de rêver que je suis dans une maison d’où je ne dois pas sortir, où je resterai toute ma vie.
J’ai été tantôt à Sainte-Colombe, c’était doux et gris ; je pensais à M. Bergeret, en causant avec un vieux professeur sous les platanes dépouillés, près de la maison du Viguier.
Un chien aboie dans la cour, tout est triste à mourir. Cela me rappelle certains soirs à B… auprès d’Henriette. Comme c’est loin. J’étais une enfant, déjà étreinte et angoissée et je rêvais de devenir danseuse. »
Valence, 26 novembre.
« Me voici de nouveau avec toi. J’ai fait un voyage moitié jour, moitié nuit et, au moment où je croyais ne plus voir la campagne, la lune se levait et c’était des métairies d’argent qui passaient, aplaties sous leurs toits de grosses tuiles, et puis le Rhône qui m’accompagne, une brume légère, un grand calme. J’ai vu des lampes à des fenêtres qui paraissaient gaies dans la nuit, je me suis représenté des intérieurs, moi qui n’en ai point. Je voudrais connaître pendant une heure la mentalité de la femme qui a toujours vécu à la même place, qui y a élevé une famille, y fermera les yeux.
Elle a produit une portion d’humanité mais a-t-elle réellement vécu ? Y a-t-il des manifestations vitales qu’il faut placer au-dessus de celles d’un autre ordre. Est-il plus beau d’être une mère qu’une femme tout simplement ? Est-il mieux d’être l’épouse que la maîtresse, la religieuse que l’artiste ? La mère trouve souvent la double ingratitude de l’homme et des enfants ; la femme légitime n’a plus sa liberté quand vient l’heure de la lassitude, alors elle tire sur la corde pour toute la vie. La religieuse s’éteint, l’artiste flambe. Pourquoi des dons divers, des aspirations opposées, si un maître invisible doit réclamer de toutes une identique vertu.
Les femmes qui ont placé, dans un cercle étroit, ce qu’elles appellent l’honneur et le devoir ont renié le plus souvent ce qui peut être considéré comme le meilleur dans la vie : l’amour. Celles qui l’ont connu, bien que dolentes et blessées, le saluent encore de loin, dans le passé, et lui envoient les baisers de leurs lèvres ensanglantées. Celles qui l’ont ignoré, gardent l’inconsolable regret de son mystère et moi-même aujourd’hui, au milieu de tant de douleurs, en leur faisant une rosée de mes larmes, je tresse encore des guirlandes pour son autel.
Mais à quoi bon exprimer des doléances de poète, nous vivons en prose. N’emporterai-je que la désillusion des jours anéantis, et la peine d’avoir trop souvent côtoyé cette folie de croire que la vie doit être impatiente, affairée, sans l’abandon à ce qui la rendrait douce et réjouissante.
Un bel élan, un emportement sincère, une envolée malgré tout, où les rencontre t’on ? Des âmes timorées, des esprits contractés des caractères flasques, tant qu’on en veut, mais de ces fous sublimes qui savent aimer et vouloir, combien ?
Oh ! que j’en écrirais long ce soir si je disais toutes mes rancœurs, toutes mes fièvres, et pourquoi c’est mieux, en somme, que je sois ici, toute seule, à penser, dans une ville inconnue, plutôt que de me déchirer à un cœur que j’aime, comme si j’y rencontrais des aspérités.
C’est mieux d’être seule, quand on entretient en soi une flamme qui ne trouve qu’en elle-même son véritable aliment, qui carbonise l’âme, qu’on sent très pure, même dans ses errements et indivisible parce que le partage intégral de ce feu intérieur ne se peut pas.
Il y aura toujours la goutte d’eau qui fait grésiller le brasier. Les hommes n’ont pas le je ne sais quoi de subtil, que réalise seule une tendresse de femme. Leur insouciance de mâle, qui doit posséder et s’en aller, leur ôte ce tact infiniment délicat, ce toucher léger qu’une femme aimante aura toujours.
J’épuiserai beaucoup de force en vain et puis, un jour, tout s’anéantira, quelle triste comédie.
Oh, ce soir où je suis vraiment isolée, où je sens que tout s’est retiré de moi, plus que jamais, j’ai la nostalgie de la table de pierre où l’on égorgeait des colombes. Les gens d’alors sentaient qu’ils allaient vers l’inconnu glacé, inquiétant, ils aimaient la vie, l’heure qui passait, le baiser qui s’offrait. Ils étaient des sages. Que sommes-nous ?
……
On entend des coqs qui chantent et des chevaux qui tapent du pied dans la cour, je ne puis m’empêcher de songer aux hôtelleries où Don Quichotte allait dormir quand il le pouvait. Ce matin, le temps gris perle est doux comme du crêpe de Chine. Ma blonde doit sommeiller à cette heure, avec conviction ; je la vois, et pourtant le pavillon et les fenêtres grillées, là-bas, c’est bien loin. »
Orange, samedi 29 novembre.
« Je me suis fait ouvrir à dix heures du soir le théâtre antique, la lune donnait. Je me suis couchée sur les gradins de marbre et là, j’ai vraiment souffert ; que dire de plus. »
Dimanche.
« Je suis retournée dans l’hémicycle par un soleil merveilleux, on n’entendait qu’un grincement de feuilles sèches, la lumière tombait comme une brume de souvenirs dorés. Et puis, du haut de la colline, j’ai contemplé la ville, sœur d’une cité romaine, avec ses toits d’un rose effacé. Il y avait une place vide, à côté de moi sur le banc de granit…, j’ai relu la dernière phrase de la seule lettre que j’aie de toi depuis mon départ : « Tu seras rejointe et suivie par mes baisers. »
Avignon, 1er décembre.
« C’est d’une beauté incomparable, cette masse du Château des Papes, au-dessus de l’eau. Je me suis assise dans un coin sombre et j’ai pensé, pensé. Le mistral tordait mon voile et le flot qui vient de là-bas me criait ton nom en passant. »
Nîmes, 8 décembre.
« Je n’ai rien écrit à Arles, dès le premier jour, mon cœur était glacé. Je ne sais plus comment je vis. Je voudrais voir plus encore, aller très vite, plus loin, encore plus loin, mais où ne seras-tu pas, toi ! Toi avec tes caresses, tes craintes, ta cruauté parfois ; avec tes yeux tendres et questionneurs, ta moue d’enfant, un air volontaire, toutes les figures que je te connais et la douce, la délicieuse tête un peu lasse, dans l’ombre, celle que j’aime par-dessus tout. Suis-je venue ici pour emporter tout cela, pour m’en désespérer, pour m’halluciner dans des rues où je ne vois personne. Oh ! cette rage de t’aimer, il y a des jours où je voudrais me l’arracher de la poitrine et mon cœur avec. Il me vient aux yeux des larmes dures comme des diamants. »
Aigues-Mortes, 10 décembre.
« Hier, je suis revenue du Grau-du-Roi dans une charrette emportée par un camargue habitué à rentrer les courses, six kilomètres en quinze minutes. Un soleil couchant où se fondaient les plus rares émaux, au fond, la mer et la silhouette du village, à droite et à gauche, des marais salants d’un bleu fort coupés de verdure, en face les murailles d’Aigues-Mortes, cette ville unique et trapue, d’un rose doré, immatériel, baignée dans une vapeur mauve ; une apparition de légende à ne plus croire à la réalité. Aigues-Mortes ! un nom limpide et funèbre, paisible comme l’eau du ciel tombée dans une coupe de cimetière.
Qu’ai-je rêvé devant ce splendide décor ?
J’aurais voulu t’avoir comme au rocher de P… prendre toute ton âme en face de cette beauté et la sentir captive dans la mienne. Oh ! ces minutes où nous ne faisions qu’un, où j’éprouvais cet effrayant bonheur d’avoir, pour quelques secondes absorbé ta vie. »
Cette, 13 décembre.
« Une femme à Montpellier m’a arrêtée au beau milieu de la rue, elle a attaché un bouquet de violettes à mon corsage en me disant : « Parce que vous êtes jolie. »
Ces fleurs se fanent doucement. On joue des valses dans la chambre voisine, cette musique, même quelconque et ce parfum, me font songer combien j’aurais aimé danser au bal, avec toi. Toi, tout contre moi, sous de nombreux regards, ne pouvant effleurer que le bout de mes doigts, et ç’eût été pire que la plus libre caresse.
Que fais-tu ce soir, tu travailles, tu ne m’écris pas. Il est vrai que je ne peux pas te demander d’être une créature perpétuellement frissonnante, atteinte par tout. Je ne te souhaite pas ce cerveau qui multiplie les angoisses, cette âme continuellement déchirée par le passé, le présent et l’avenir, qui n’a jamais connu la paix, la joie sans mélange, qui n’a vraiment senti fermenter la jeunesse qu’auprès de toi. Et j’ai cette terreur d’assombrir ta vie, moi qui aime tant ton rire. Si tu es triste par moi, j’en aurai un affreux remords, je m’en voudrai plus que je ne puis te le dire. Mais si, par un tiers, je te savais joyeux, j’en souffrirais en songeant que tu m’oublies ; un mot de toi deviendrait une pitié, pour me consoler ! Les femmes sont ainsi faites. »
Narbonne, 15 décembre.
« Aujourd’hui, t’aimer, t’aimer, t’aimer, voilà. »
Carcassonne, 17 décembre.
« J’ai vu, par un temps pluvieux, cette masse extraordinaire, agressive, un conte d’il y a dix siècles et plus. J’ai relu ta lettre sur les Hautes Lices qui sont un chemin de ronde, herbu, entre deux enceintes. Un troupeau de moutons paissait là. J’ai vu l’église, le château, les rues désertes, aux murs en or et des maisons exquises et des portes romanes, à la courbe prenante. J’avais beau me dire : regarde, c’est unique au monde, rien ne faisait, des poches amères me crevaient dans le cœur. Et pourtant, tu m’écris avec raison : « Tu me reproches de n’avoir reçu que trois messages en deux semaines, je te dirai, pour mon excuse, que tu es l’étoile filante que je ne sais, bien souvent, où retrouver… Tu me dis : « Je vis entre ta pensée, mon travail, mes projets de fuite qui vont encore vers toi », et je sens à travers tes lignes une grande tendresse.
Qu’est-ce que je veux donc de mon ami, le sais-je ? »…
Gretel continuait sa route vers Toulouse. Elle arriva à Lourdes par un soir froid et lamentable. Une ondée clapotante tombait sur la petite ville mal éclairée, qui lui parut maussade et boueuse.
Mme Joran fit faire un grand feu dans sa chambre et resta toute la soirée devant la flamme, sans pensées, dans un repos semblable à une léthargie.
Elle sortit de bonne heure le lendemain. Presque toutes les boutiques d’objets religieux, qui animent les rues de leurs éventaires chatoyants, pendant la belle saison, étaient fermées. À peine quelques étalages où se balançaient des grosses de chapelets de toutes matières, de toutes couleurs, depuis l’humble rang de perles en bois noir de deux sous, avec sa croix d’acier où l’on distingue mal la molle effigie du Christ, jusqu’au collier d’améthystes monté en or qui est plus un bijou qu’un instrument de prières. Gretel rapprocha l’ironie de ce luxe du dénûment de la pauvresse de Bethléem, accouchée dans une étable et tendant son enfant au souffle chaud de l’âne et du bœuf. Il y avait là aussi des centaines de bibelots aux destinations les plus diverses, tous ornés du monogramme ou du nom de Marie qui, pour les croyants, ne devrait s’écrire qu’avec des étoiles dans le ciel, quand la nuit veut bien se faire belle pour donner un espoir d’au delà.
Des femmes empressées, avec des mines à la fois mercantiles et dévotes, d’une voix nasillarde, lui offraient une médaille, une croix, un trèfle à quatre feuilles, où on lisait : « Souvenir de Lourdes ».
Un insurmontable écœurement s’empara de Mme Joran, devant le mauvais goût de ce commerce irrespectueux à deux pas du rocher où doivent s’accomplir des merveilles. Sous cette impression elle monta vers la basilique, cette laide et pauvre construction, trop pareille aux édifices qui ornent les devantures de pâtissiers et affublée de verres de couleurs, comme une mairie de banlieue la veille du 14 juillet. Elle lui apparut plus mesquine encore et plus éphémère, au milieu d’un agencement de station thermale à la mode. Le sanctuaire était vide et le vent agitait les bannières suspendues à la voûte, un soleil blafard donnait à la pierre un aspect plus anémique encore. Mme Joran lut minutieusement les inscriptions gravées dans le marbre, elle examina les ex-votos de toute nature, les bijoux, épées, croix de la légion d’honneur, épaulettes, couronnes de fleurs d’oranger, cœurs d’or et d’argent flammés, plaques de bronze ciselées, broderies et vases où se dressent des fleurs de métal en inflexibles bouquets. Elle voulut, de bonne foi, se pénétrer de tous les frémissements de reconnaissance précipités là, dans ces choses inertes et pourtant bien significatives. Mais son âme ne bougea pas. Elle n’entendait que son pas, sonnant sur les dalles et nul écho d’en haut, pour émouvoir son cœur et faire monter à ses lèvres la plus brève invocation. Une grande fatigue subite s’abattit sur ses épaules, des cintres parés où remuaient mille couleurs. Elle suivait machinalement la procession des cœurs ascencionnant le long des piliers, entourant les chapiteaux, dessinant les arcs, retombant pour remonter en méandres jaunes, noircis par endroits, Gretel, navrée de tout ce qui s’étalait devant elle, soupira : « C’est touchant, peut-être, mais pourquoi faut-il que ce soit si laid ».
Et elle descendit à la chapelle du rosaire.
Là, c’est la somptuosité qui domine. Dans cette enceinte ronde, extérieurement pareille à un hippodrome, s’entassent les mosaïques coûteuses qu’il est inutile de décrire, mais le Dieu qui connaît tous ceux qui n’ont pas de pain doit se désoler de voir ainsi gaspiller des fortunes.
Gretel atteignit la crypte où l’on célébrait la messe. Près d’elle un jeune ménage reçut la communion. Elle observa les faces recueillies, comme tournées en dedans, les cous pliés, les mains aux tempes, toute cette concentration plutôt effrayée qui suit la mystérieuse manducation.
Mais elle avait froid. Pelotonnée sur un banc, elle ne sentait qu’un vrai malaise à être là, si étrangère et offusquée de la manière insolente et sauvage dont on comprenait le décor de la maison de Dieu. Tout son ancien respect pour cette idée inquiétante et grandiose que Jésus est là, tout près, sur l’autel, se mua en révolte. Elle s’achemina vers la grotte. Avec stupeur elle contempla l’image de l’Immaculée, cette image que Bernadette déclara n’être nullement ressemblante à la Dame qui lui apparut. C’était donc là la Reine du Ciel, la Tour d’Ivoire, l’Étoile du Matin ! Et Mme Joran, appuyée contre la grille, triste jusqu’au fond de l’âme, involontairement murmura : « Oh Marie ! Marie ! »
Il y avait, dans ce cri sans foi, plus qu’une prière, tout l’élan de son cœur en perpétuelle émotion, assoiffé d’idéal et de beauté qui venait s’écraser là, contre le bloc habillé de suie, devant la caricature absurde de celle qu’on ne devrait entrevoir, à travers la légende, que divinement noble, belle et sereine, dans l’or des aubes, dans la légèreté diaphane des nuées.
Et ce cri signifiait : « Qu’a-t-on fait de vous ? » Il lui sembla que le Christ abandonnait sa mère à l’extravagance des hommes, comme lui-même, sur le calvaire avait été abandonné à leur sacrilège fureur.
Et le « lamma sabactani » tinta funèbre, par-dessus le Gave, jusqu’à la colline des Espeluges.
Alors, Gretel évoqua la forme de Bruno, recueilli, près du brasier des cierges et priant. Elle se demanda si vraiment il eût pu venir là, assez aveuglé pour ne rien voir, pour ne pas souffrir. Cette idée la tourmentait et l’humiliait dans la fierté qui lui donnait l’intelligence claire et la finesse d’esprit de son ami. Mais elle se reprit, pensant : « Non, ce n’est pas possible, il ne pourrait de parti-pris, défendre cela, ce n’est pas défendable et cela ne se pardonne pas ».
Après avoir gravi, comme un véritable calvaire, la colline, travestie en Golgotha, où s’échelonnent les groupes de stations en fonte bronzée, elle regagna son hôtel et écrivit à d’Arvallaz. Elle lui parlait de la lutte d’autrefois contre ses premières croyances :
« Tu peux en être persuadé, disait-elle, ce n’est pas sans un combat désespéré que j’en suis arrivée là. J’ai connu les affres du naufragé, accroché de toute sa force à l’épave et qui ne cède que vaincu par la fatigue et la faim.
« J’ai cherché mon chemin toute seule, pendant trois années. Combien de fois n’ai-je pas essayé de me boucher les yeux et les oreilles, de me situer à nouveau dans la tranquillité d’une conviction rebelle à tout raisonnement. Mais devant l’écrasante réalité de tant de phénomènes expliqués, de tant de faits indéniables, je me sentais reprise par une lame de fond terrible qui balayait tout, je me retrouvais assise sur un rocher nu, à côté de cette évidence scientifique, qui étouffe la poésie de la légende, pour la remplacer, il est vrai, par une donnée plus saisissante et plus mystérieuse encore et qui chasse le cortège des pieuses illusions, comme l’ouragan disperse les fumées.
« Te l’avouerai-je, ma sensualité elle-même se mêlait à cette rébellion. Tout en pressentant l’erreur sous une enveloppante apparence, j’aimais l’odeur de l’encens, cette caresse de petite âme enjôleuse qui rôde autour des autels d’or, imprègne les boiseries, flâne dans la soie des tentures, s’attache aux flancs des piliers et se niche dans les feuillages pétrifiés des chapiteaux, mettant partout sa langueur, jusque dans la grisaille inaccessible des voûtes.
« Combien de fois ne me donna-t-elle pas cette ivresse mystique, sœur du spasme d’amour, qui n’aurait fait verser mon sang à la minute, pour que mon esprit pût s’enlever comme elle et monter jusqu’à Dieu.
« J’aimais l’atmosphère des nefs étoilées de vitraux, la houle des psaumes, qui emplit un vaste horizon des menaces de la colère divine ou des promesses de l’infinie miséricorde, selon que les voix s’élèvent ou diminuent. J’aimais suivre, sur des visages bouleversés par la douleur, transportés de reconnaissance, dans les jours particulièrement fervents des missions, les extases de la foi, l’élan des supplications, l’hosanna des actions de grâces, tout le drame passionné qui se déroule dans les temples. J’aimais la blanche impassibilité des statues gardiennes de chapelles, qui portent des bijoux sur leur cœur muet, j’aimais jusqu’à l’onction des dévotes, glissantes sur les dalles, tout en douceur et en recueillement, avec leurs bandeaux moirés et leur façon presque tendre de porter comme une burette, d’où pourrait s’épancher quelque introuvable liqueur, un paroissien luisant, paré de médailles et de signets brodés.
« J’aimais le discret cliquetis des chapelets polis par la routine des doigts infatigables et les flammes des cierges, au fond du chœur, comme des amandes incandescentes et miraculeuses.
Malgré moi, une paralysie bienfaisante me prenait tout le corps pendant le sermon ; autour de moi, je sentais chacun bien établi sur sa chaise, pour une heure de benoîte tranquillité. Les têtes tombaient avec un air de descendre des marches, et les paupières se rejoignaient.
La parole, venue de la chaire, n’était qu’un murmure inintelligible et berceur ; mais, tout à coup, un éclat faisait sursauter l’auditoire, coupait le demi-sommeil, comme un caillou tranchant fend la stupeur d’une mare, des ondes s’en allaient de la nuque aux pieds. Et puis, on entendait l’anathème contre les pécheurs endurcis, l’annonce du jugement inexorable, entrevu dans un lointain, tout au bout d’une vie qui ne doit finir que pour les autres ; il se produisait dans l’église un bruit de ressac. Mais la mansuétude reprenait toujours ses droits, tout retombait dans un gris mineur, qui vous remmenait, comme une nacelle indolente, vers le songe un moment troublé.
» Alors, mon sang plus onctueux qu’une huile consacrée, coulait avec une agréable lenteur, tout en moi devenait pur et bon, j’étais digne de vivre, vêtue de blanc, parmi les lys.
» Ceci est dans le passé.
» J’ai repoussé depuis, l’idée du Dieu des humbles, du Dieu des tempêtes, du Dieu des armées, créé par l’homme pour ses besoins, ses craintes, ses espérances. J’ai médité sur la supercherie d’un culte, dont l’apparat, lui-même, est une tentation ; qui vous saisit l’odorat par ses parfums, les yeux, par la douceur de la pénombre répandue dans les enceintes sacrées, la somptuosité des basiliques, le concours des fleurs, des lumières des dorures, des œuvres d’art de toute nature ; les oreilles, par l’intention émouvante de sa musique et toute la sensibilité corporelle, enfin par l’empire du charme combiné de ces éléments réunis, aux grandes fêtes, durant les cérémonies où tout est fait pour séduire et flatter. Dans son aridité, le protestantisme est plus rationnel. Avec le catholicisme, tout se matérialise.
» Comme nous sommes loin, un jour où les nefs résonnent, où les vapeurs odoriférantes s’élancent des encensoirs balancés, où les lustres brillent, où des gâteaux dorés circulent dans des corbeilles enrubannées, comme nous sommes loin de l’esprit de l’Homme du Calvaire, rompant un morceau de pain grossier… Et, quand son premier ministre paraît, porté sur la sédia, le chef orné de près d’un millier de perles et de pierres précieuses, que nous sommes loin du front saignant sous la couronne d’épines, et des rubis naissant des plaies.
» Je me dis quelquefois encore, qu’il doit être doux de se laisser flotter, sans une question, sans un doute, sans un effort de volonté. C’est l’histoire des habitants d’une maison soigneusement aménagée, qui préfèrent passer toute leur vie dans un engourdissant confort, dans une ignorance dont ils ne pâtiront jamais, plutôt que de se risquer à connaître les harassements et les surprises des voyages dangereux, pleins d’enseignements. Ceux qui demeurent sont gras et reposés, tandis que, maigre et basané, revient le curieux errant avec des yeux qui savent, la bourse vide et le tourmentant désir de s’en aller encore, pour apprendre toujours plus.
» Je me suis levée, néanmoins, du lit ouaté et j’ai délaissé les soyeuses courtines ; j’ai pris le bâton et marché, comme les porteurs de besace, en cherchant la vérité sous chaque pierre de la route. J’ai adoré l’étendue, la lumière compatissante, l’air actif et nourricier de l’énergie. Durant les nuits, j’ai confié mon front aux douces mains de la lune qui apaise les tempêtes.
» Te dirai-je pourtant que, parfois, le regret appuie sur mon épaule sa face noire et que je tressaille douloureusement à l’heure de l’Angélus. Là-bas, il m’arrivait de me trouver, malgré moi, dans l’église, je regardais avidement tous les objets du culte ; la paix, comme une nonne immobile, était assise dans les stalles. Je revois le Christ misérable avec sa tête qui pend, la Vierge roide dans son manteau fleuri ; malgré elle, mon âme porte le deuil d’un mort imaginaire, qu’elle a cru connaître si bien et qu’elle ne peut même pas pleurer.
» Inconsciemment, j’enviais la paysanne qui faisait sa génuflexion, priait à demi-voix, et s’en allait réconfortée, le front mouillé d’un peu d’eau bénite. Elle ne savait pas exactement pourquoi elle était venue, elle passait, entrait et croyait se décharger de ses peines comme d’une hottée de raisins, cela lui faisait du bien. Les croyants ont pour eux cette force que donne une présence aimée, il la sentent et vont chercher en face du tabernacle, ce que moi je cherche auprès de toi : le courage de vivre, de vouloir, d’espérer.
» Je quitte Lourdes, en proie à une insurmontable mélancolie… »
En effet, elle s’éloigna de ce lieu célèbre, avec un soulagement véritable, pour se rendre à Oloron auprès de son ami Charmel, le poète.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction en le trouvant transformé, converti depuis peu, intransigeant comme un néophyte et rentré dans le temple, porteur du fouet déchirant, ainsi qu’on entre dans l’arène pour se battre jusqu’au sang.
Néanmoins, avec la confiance absolue qu’il lui avait inspirée, elle lui conta les perturbations de sa vie.
Quand il sut quelle avait été l’éducation de Bruno, quels étaient ses scrupules et ses sentiments pour sa mère, il se frotta les mains :
« Vous n’en viendrez pas à bout, ma chère amie, dit-il tout heureux, on ne lutte pas contre de pareilles forces. Le catholicisme, voyez-vous, c’est l’absolu, et contre l’absolu tout se brise. Votre ami a la foi, vous ne remonterez pas ce torrent. Il retournera à ses principes, à son culte, vous n’êtes que l’erreur d’un moment et votre Bruno, Dieu vous le prendra, tenez, vrai comme je suis là, vrai comme je touche cette pierre. »
Et, du bout de sa canne, il chassait un caillou.
Ils marchaient tous deux sur une route ensoleillée, baignée d’une rousseur qu’estompaient des brumes planantes et bleues. Dans les haies brillaient encore quelques fruits très rouges de tamier, autour d’eux s’étendait une parfaite douceur et Gretel la sentait plus pénétrante à cause de la dureté des paroles entendues.
François Charmel, emporté par une idée rédemptrice, saisissait son poignet avec force :
« Ah ! ma petite amie, je souhaite que Dieu vous abatte, bras et jambes coupés, qu’il frappe et vous ouvre les yeux. C’est quand vous serez sanglante sur le sol que vous comprendrez qu’il faut lever les regards vers lui qui est toute bonté, comme il est toute justice. Je ne vous dis pas de retourner auprès de M. Joran, vous ne l’avez pas aimé, et avant peu, il sentira lui-même qu’il ne peut plus vous aimer. Mais vous devez vous retirer et souffrir, vous faire une vie belle de sacrifice en ce monde pour qu’elle devienne belle de récompense et de joie dans l’autre. Ce qui commence ici ne trouve sa fin que là-bas, et là-bas, si tout n’est pas infiniment doux, tout sera terrible. Mon enfant, j’ai peur pour vous, la tempête se lève, je prierai. Dites-moi que vous saurez résister. »
Gretel le regardait droit dans les yeux.
« François, disait-elle, il ne doit pas y avoir de mensonge dans notre amitié. Je vous entends, mais ne me demandez pas cela, car je ne peux pas, je ne peux pas ! »
Et son visage décoloré devenait un masque de morte.
Mais Charmel restait implacable :
« Il faut pouvoir, vous avez l’intelligence, le bon sens, la volonté. Vous êtes armée plus et mieux qu’une autre. Il vous sera demandé compte de ce que vous avez reçu. Il faut vous reprendre, il le faut.
— Et qu’entendez-vous absolument par là ?
— J’entends vivre seule, sans mari, puisque vous ne lui appartenez plus, sans amant puisque vous n’avez pas le droit de lui appartenir. Seule, pour arriver à une expiation totale. Avec une vie de douleur, on peut faire un chef-d’œuvre, non pas apprécié comme ceux de la terre, mais admirable pour l’éternité. Ce chef-d’œuvre, je l’attends de vous. »
Chaque mot tombait sur le cœur épouvanté de Gretel, comme une masse d’acier. Elle s’exclamait, haletante :
« Oh ! François, François. »
— Il n’y a pas de François, ripostait Charmel pris de colère. Je suis l’ami de votre âme, je veux votre vrai bonheur, celui qui durera et non la satisfaction de vos caprices. Sans cette exaltation qui vous égare, sans cette sensualité qui vous hallucine, vous eussiez été une perfection, mais vous n’êtes même pas un quart de perfection.
— Pourquoi ne m’envoyez-vous pas au couvent, comme Mlle Dubulle ?
— Je ne vous envoie pas au couvent, parce que, pas plus que moi, vous n’êtes digne d’y entrer. Dieu, d’ailleurs, ne nous apprend pas que le salut soit exclusivement à l’abri des grilles. Non. Je vous dis : restez dans la vie que vous pouvez faire meilleure, excellente même, avec toutes les ressources que vous possédez et qui vous rendent plus coupable qu’une autre. Apprenez l’altruisme, l’oubli de soi-même en face des misères plus grandes que les vôtres, purifiez-vous par la charité. Mais, comme je connais votre impérieux désir de beauté, je vous laisse cet élément profane, source d’ineffables consolations, l’art, qui peut nous délivrer de nos appétits vulgaires en nous amenant à la contemplation.
— L’art ne m’a jamais calmée, François. Il agit sur moi comme il doit agir, en m’exaltant, car il naît de l’adoration qui ne saurait être impassible. Pour qu’une œuvre soit véritablement un chef-d’œuvre ne faut-il pas qu’elle lève en nous une légion de sensations très pures très hautes, soit, mais qui nous agitent. Il n’est pas toujours en notre pouvoir de refroidir cette agitation en un concept platonique. Non, je ne vois pas le calme dans l’art, mais au contraire la plus évocatrice des fièvres et la glorification de nos sentiments les plus ardents. Vous aurez beau faire, à votre tour, François, vous aurez peine à me sublimer dans cette pureté solitaire que vous rêvez pour moi. L’art ne saurait m’apaiser ni m’améliorer dans votre sens. Si j’éprouve une sensation douce et chaste, uniquement, en face d’un Van Dyk, si la royale élégance d’un Vélasquez ne suscite en mon esprit que d’aristocratiques impressions, je vous l’avouerai, toute idée d’esthétique à part, la plus belle statue romaine peut réveiller pour moi tout le monde d’alors avec le prestige de ses imposantes débauches et ses frénétiques voluptés. Je ne crois pas cependant que la sensualité émerveillée dont mon regard entoure le marbre insensible, comme il entoure le corps superbe de mon amant, soit entièrement dépourvue de pureté. Elle part de haut, elle n’est pas la sœur de la lubricité, elle implique un art, elle aussi. Je la sens très noble, parce que très cérébrale et doublée d’une inlassable admiration pour la forme, pour le geste, pour cette harmonie dévolue à notre enveloppe périssable, lorsqu’elle est plastiquement parfaite. Jusque dans les caresses les plus effrénées, elle garde son niveau. Je vous l’ai dit souvent, je ne comprends pas pourquoi le corps, considéré comme l’œuvre la plus achevée du Créateur, doit être voilé, honni, méprisé ; pourquoi l’amour, cette illumination splendide de notre vie misérable, doit être repoussé, flétri, en dehors du geste nécessaire à la procréation, ce sont là des idées cléricales qui viennent salir ce que l’antiquité célébrait avec enthousiasme en pleine lumière. Alors, pourquoi cette cruauté de nous mettre au cœur l’inspiration d’une extraordinaire musique, de nous donner l’instrument capable d’exprimer sa vibration, avec l’interdiction de nous en servir autrement que pour lui arracher une note et, satisfaits de ce son uniforme, de nous obliger à supprimer le plus beau des concerts. Je ne me place qu’au point de vue de ma faiblesse dans la lutte, je me demande comment sont faits ceux qui triomphent et traversent la vie sans rien laisser aux ronces. Oh ! vous dresserez devant moi le raisonnement, la volonté, la domination sur soi-même, mais l’instinct comme une autre âme chercheuse et diverse…, la pieuvre qui se ramifie en nous… et cet antagonisme terrible entre les uns et l’autre, qui ne laisse pas toujours la victoire aux premiers, cette fatalité qui a conduit même des hommes cultivés, très responsables aux yeux du monde, jusqu’aux pires des crimes. Ah ! l’entraînement de tous les jours et ce péché d’amour plus fascinant que tout autre et dans lequel vous tombâtes vous-même avec tant d’allégresse, il vous sied de le flétrir aujourd’hui, mais qui sait si vous n’y retomberez pas demain.
— Peut-être, disait tranquillement Charmel, mais je saurai alors que c’est là un châtiment de ma présomption et je m’en repentirai doublement. »
Cet argument catholique revenant sur le tapis, Gretel croyait entendre Bruno.
« Dites que vous vous confesserez et que vous serez pardonné, c’est entendu, répliquait-elle. Pour vous, c’est le doute seul, l’athéisme qui étaient mes théories ; certes, il y a des chairs blindées et des cœurs momifiés qui ne doivent plus tressaillir, mais il n’en reste pas moins vrai que la tentation, l’attirance ne vont qu’en raison de notre capacité de sentir. Eh bien, je vous le demande, a-t-on le droit, si on en a la force, et sous prétexte qu’on l’a fait libre, de donner le vertige à un être faible, de le lancer au beau milieu d’un rapide fougueux, en lui criant : Nage, résiste, remonte… tandis qu’on le regarde tranquillement de la berge. À cette idée, une véritable fureur gronde en moi, et vous, si profondément matérialiste et passionné, malgré que votre âme tumultueuse se soit canalisée tout à coup, dans une religion dont vous n’aviez naguère aucun souci, vous devez comprendre que cette irritation puisse exister.
— Oui… et sous une forme navrante pour vous, qui ne croyez plus à l’immortalité de l’âme ; vous voulez ignorer la puissance de ce levier : la foi. Dans votre entêtement, vous supprimez la vertu et vous oubliez la parole : « Demandez et vous recevrez ».
— J’ai vu tant d’hypocrisie, de stupidité et de scélératesse, sous le couvert de la vertu, du temps où mon père, aux prises avec toutes les turpitudes, me faisait mettre le doigt sur des lèpres vives, que je n’ai plus considéré la vertu, entière, voulue, désintéressée, que comme une rarissime exception. Il s’en faut de beaucoup qu’on l’ait trouvée sur le trône des successeurs de Pierre où prit place un Alexandre VI… Le saint roi David était un bandit et l’empereur Constantin ne valut pas mieux. Je crois cependant qu’il a existé, qu’il existe encore de sublimes exemples, dans un passé que je n’ai pas connu, dans une ombre où je ne pénètre pas… Quant à la généreuse parole, elle ne s’est guère vérifiée : il en est trop qui n’ont rien reçu et qui demandent toujours. Mais, je poursuis ma comparaison, Charmel. Quand le malheureux, livré à la folie de l’eau, se débat contre le courant, croyez-vous qu’il s’en tire dès qu’on lui aura montré, suspendu à un pont, un trésor inestimable, prix de son triomphe, s’il sort vainqueur de cette épreuve inhumaine. Au milieu de son agonie, il s’écriera : « Oui, je sais, je vois, mais je ne peux pas… » et il succombera. Or, nous ne voyons même pas ! On nous met en présence d’une étincelante hypothèse, le trésor nous est caché, mais il faut croire qu’il est là, comme si jamais quelqu’un d’autre, avant nous, l’avait vu.
— Et la parole du Christ ?
— Le Christ lui-même à son heure suprême a reproché à son Père de l’avoir abandonné.
— C’est là votre interprétation du dernier cri de son humilité ; vous raisonnez comme l’insensé, renié par son ange gardien, et qui méconnaît la grâce : « Aide-toi, le ciel t’aidera ».
— Oui ! aide-toi. Moi je suis mon naufragé. Celui qui seul peut le tirer du péril est assis sur la rive, il crie : « Tu n’es rien, moi je suis tout-puissant ; aide-toi, aide-toi donc, sinon je ne bouge pas ».
En admettant qu’une foule intelligente et civilisée assistât à ce spectacle barbare, la voyez-vous, outrée de colère, se ruer sur le géant féroce et le précipiter à son tour. Est-ce là cette bonté du père, qui, ses enfants à peine nés, encore dans l’hésitation des premiers pas, les livre à tous les dangers, revêtus souvent des plus souriantes apparences, à la mort presque certaine, en leur disant : « Je suis votre père, luttez, déchirez-vous ; quand vous serez en lambeaux, je vous récompenserai ou je vous brûlerai éternellement ? » Les anciens étaient autrement dans le vrai quand ils attribuaient aux dieux des crimes et des vices, car vouloir rallier la vie telle qu’elle se présente au pouvoir d’une divinité foncièrement juste et bonne, c’est le plus souvent rendre cette divinité ridicule, inique et cruelle soit dans son incurie, soit dans les décrets qu’on lui suppose. C’est plus simple, puisqu’on doit toujours voler, d’admettre un dieu des voleurs, cela évite toutes les circonlocutions, qui font relever l’autorisation du crime d’une ordonnance mystérieuse et planante hors des régions que nous pouvons atteindre. Comédie que tout cela. »
Gretel étouffait, son cœur sautait violemment.
Son compagnon, lui, après avoir beaucoup souffert, s’était réfugié dans la croyance et la pratique comme, après un orage, on est heureux de trouver l’auberge claire, le lit assuré, le bon repas.
Au retour, ils se taisaient et quand ils rentraient dans la petite maison de Charmel, si paisible sous l’ombrage d’un grand cèdre, il arrivait à Mme Joran d’éclater en sanglots, que la mère du poète, une angélique créature, s’efforçait vainement de calmer.
Alors, lui qui avait un faible pour cette femme, dont il connaissait tout le charme, l’attirait brusquement sur son cœur ; ne trouvant plus de mots devant cette explosion de désespoir, il disait seulement : « Voyons, ma petite, voyons ! »
D’autres jours, le poète sensitif qu’était Charmel, oubliait l’apôtre. Il la questionnait avec intérêt sur Bruno, sur sa vie, son milieu, son pays. Alors Gretel, ravie de pouvoir parler de son ami, lui racontait ses visites à la maison de la montagne, sous les noyers, les soupers dans le pré, leurs promenades nocturnes dans la sécurité des vergers abondants. Et malgré lui, séduit par cette vision d’amour et de beauté, gagné par le brûlant effluve qui émanait d’elle, il se disait à lui-même, avec une voix changée :
« Oui, c’est beau, cet être jeune, cette volupté, cet été brillant et les fruits bleus pendus aux branches… »
Mais il se repentait aussitôt de cette défaillance, voyait le ver dans la pulpe fraîche et, dès qu’ils se retrouvaient au salon, devant les bûches flambantes, il lui mettait entre les mains le livre de Sainte Thérèse ou les Noces éternelles de Ruysbrok l’admirable.
Ce mélange de mysticisme amoureux et d’inexorable sévérité mettait l’âme de Gretel en déroute. La violence de Charmel arrivait à fin contraire et, de ces secousses qu’il lui croyait profitables, Mme Joran sortait plus froide, plus repliée sur elle-même, plus attachée à d’Arvallaz. Après l’indifférence, elle sentait germer un commencement de haine pour tout ce qu’elle avait désavoué et qu’on voulait à coups de discipline, lui faire aimer encore et pratiquer.
Chaque soir, Charmel l’accompagnait jusqu’à son logis. Il ne lui avait pas offert l’hospitalité sous son toit. Depuis que, ployé sous le remords des fautes de sa jeunesse, il avait décidé de vivre dans une continence absolue pour les réparer, il prétendait éviter la moindre promiscuité avec les femmes.
Dans la rue vide de la petite ville endormie, ils faisaient encore les cent pas et prolongeaient souvent leur entretien jusque près de minuit.
À ces heures-là, lui aussi qui, malgré tout, ne pouvait tuer la sève de ses trente-sept ans vigoureux, s’épanchait à son tour dans le sein de son amie. Il lui disait ses luttes acharnées, son exaspération abîmée chaque nuit aux pieds du Crucifix et les méditations qu’il s’imposait, pour se maintenir dans la sensation toute proche des sévices d’en haut. Il lui disait toute cette ruée d’amour humain galopante en lui, mais qu’il saurait maîtriser jusqu’au jour où il amènerait dans sa maison, si Dieu le voulait bien, l’épouse légitime, l’élue, celle qui ne devait connaître que les caresses permises.
À cette idée, Gretel bondissait :
— Alors ?
— Alors, je vais au mariage comme à une mortification.
Son amie, stupéfaite, se plantait devant lui :
— Et vous voulez dire par là la plus grande simplification du geste, juste ce qu’il faut pour suivre la recommandation de croître et de multiplier, bien que l’Apôtre Paul, en désaccord avec son maître, pense qu’il est bon pour l’homme de n’avoir aucun contact avec la femme…
— Vous l’avez dit, cette simplification est dans l’ordre, il doit y avoir de l’ordre aussi dans l’amour.
Gretel s’enhardissait.
— Donc, François, si par hasard le ciel vous octroie une compagne à qui votre simplification ne procure jamais aucun plaisir, qu’il ne lui soit réservé que la tâche, superbe il est vrai, de mettre au monde une lignée de petits Charmel aussi bien doués que leur père, vous trouverez cela tout naturel, d’autant que vous n’y perdrez rien : « charité bien ordonnée… »
— Ne soyez pas cynique. Il n’est pas prouvé qu’elle dût en souffrir, elle aurait son lot. Dans le devoir et la maternité, elle trouverait amplement une félicité que vous ne rencontrerez jamais dans vos débordements. Votre hédonisme vous fait constamment perdre de vue le vrai but. Nous ne sommes pas ici pour jouir de la vie, elle n’est qu’un véhicule cahotant qui mène l’âme à l’éternité. Ne perdons pas notre temps à nous arrêter à des manifestations accessoires.
— Nous retournons à l’épître à Timothée, répondait Mme Joran : Elle sera sauvée par l’enfantement, si elle persiste avec modestie dans la foi, la charité, la sainteté… C’est magnifique. Quel égoïsme !
Mais souvent aussi, entraîné par la fougue de son âme insatisfaite, écrasant dans sa main forte les doigts déliés de Gretel, Charmel se laissait aller à toute sa rancune contre la vie qui lui refusait le bonheur. Depuis des années, ses rêves s’écroulaient comme des châteaux de cartes. Son amie lui faisait remarquer que lui non plus, malgré ses supplications, ne recevait rien de Celui dont il attendait tout. Cette observation ne faisait que l’irriter.
« Et vous-même, disait-il, pourquoi êtes-vous venue ? Vous êtes jeune, vous êtes belle, n’êtes-vous pas aussi le piège maudit, l’envoyée du malin. Vous êtes dangereuse, mais douce comme l’abricot mûr, ferme comme le fruit du sablier qui est noir et dur et qui éclate, vous sentez le piment et la nuit. Dites, pourquoi êtes-vous venue ?
— Je suis là, François, parce que nous avons des âmes qui s’embrassent et que nos inquiétudes sont sœurs, malgré tout. Je suis là, parce que j’ai un cœur rouge et sauvage comme le vôtre, fait pour gémir, pour adorer. Vous me flagellez, mais vous le savez bien. »
Sa voix était prenante. Elle inclinait la tête, courbée sous sa tristesse, devant l’inconnu de l’avenir. Alors, il passait sa main sur la nuque fraîche et découverte et murmurait entre ses dents : « Oh ! ce cou, ce cou ».
Gretel songeait : « Ne sont-ils pas tous les mêmes ! » Et elle voyait, à travers l’histoire le prédicateur orgueilleux de la montagne Sainte-Geneviève, tombant vaincu entre les bras d’Héloïse. Avec ce perpétuel virement des choses humaines, cette tentation venue d’elle, il la retournait contre elle.
Mais quand il s’arrêtait devant sa porte, redevenu le directeur de conscience et tout à son espoir dans le moindre élan de l’impie, il lui ordonnait de prier tout de suite pour elle et pour lui, au pied de son lit, de ne pas se coucher sans prier.
Elle promettait, sans savoir pourquoi, et montant l’escalier à pas lents, avec une sorte de vertige qui rendait tout son corps sensible et dressait douloureusement la pointe de ses seins.
À genoux sur le plancher, pour tenir sa parole, elle faisait une prière bizarre, hachée et puis s’endormait, serrant entre ses dents la toile de ses draps, consumée de désir en l’absence de son amant, qu’elle cherchait d’un geste vague en répétant : « Oh ! mon chéri, mon chéri ».
Les lettre de Bruno, cependant, ne lui donnaient guère de réconfort. Elles étaient rares. Plus que jamais elle le sentait serré dans l’étau des influences ambiantes, énervé par le combat à distance. Une situation s’offrait qu’il refusait, une autre qui ne lui convenait pas davantage.
Sans le vouloir, elle le faisait souffrir ; alors, arrivait une plainte si douloureuse qu’elle en demeurait anéantie. Il lui disait :
« Après avoir écrit des pages et des pages, je les brûle et je renonce. Je ne veux pas que mon découragement me dicte des paroles amères qui te blesseraient. À quoi bon chercher ce qu’apportera ce demain qui nous tourmente. Je t’ai aimée, ô ma Gretel, si douce, si douce, je t’aime si tendrement, si profondément. Comme ce serait bon de mettre ma tête sur tes genoux, de te dire tout ce dont mon cœur est déchiré, mais toi tu ne veux pas m’entendre, tu n’as pas pitié de ton ami qui t’aime tant, tant… »
Elle connaissait trop son arrière-pensée : jamais ils ne pourraient vivre ensemble, et elle ne savait se résigner à envisager des jours sans lui.
Aux moments les plus désespérés, elle le voyait, à bout de fatigue devant l’impossible, s’arrachant définitivement de ses bras, repris, perdu pour elle. Elle se le représentait vêtu de noir, cravaté de blanc, sous un jour de vitrail, à côté d’une femme ennuagée de mousseline. Alors, l’idée funeste tournait autour de sa tête, comme un grand corbeau et raidie, tordue de douleur, elle gémissait :
« Non, pas cela, pas cela ! »
En effet, pour comprendre tout le charme de cet homme qui l’avait ensorcelée, il fallait ses yeux d’artiste, ses nerfs vibrants, son observation foncière. Pour le développer, il fallait cette science infuse de l’amour par laquelle elle l’avait transformé en un instrument unique, dont elle tirait une symphonie enchanteresse et l’émerveillement dont elle vivait, par-delà ses souffrances.
Une véritable frayeur la secouait lorsqu’elle songeait à cette beauté qui était sienne, entre des mains ignorantes, à cette âme claire comme un œillet blanc, à cette chair qu’elle avait exaltée, contre une âme, contre une chair inintelligentes et quelconques ; quand elle le supposait aux prises avec la routine stupide du ménage et les tracas vulgaires et ce laisser-aller sans élégance, où tombent les couples chargés d’enfants et peu fortunés.
Parfois, lorsqu’elle l’avait entendu émettre une idée purement utilitaire qui touchât de près ou de loin à cette question, elle en avait souffert comme d’un coup de lanière en plein visage, et s’était tue.
Le docteur Dormoin, un ami intime de d’Arvallaz, qui connaissait leur intrigue et leurs transes, lui avait dit :
« Que voulez-vous, c’est un homme. »
Ce cri d’égoïsme renfermait-il l’excuse des tortures qu’il lui infligeait aussi inconsciemment.
Il y avait des heures cependant où le ciel s’éclairait d’une lueur d’espoir, il côtoyait son rêve à elle :
« Le trouveras-tu, là-bas, ma Gretel, dans les Pyrénées, ce coin où fuir à n’être pas rejoints. Moi, je suis encore derrière les barreaux qui me séparent de toi. De l’autre côté, la vie me guette comme un sphinx, me garderas-tu du sphinx ? Gretel ! Garde-m’en. »
Alors, elle sentait, comme aux bons jours, la tête blonde toute chaude, contre son cou et le grand corps souple blotti dans ses bras ; mais, elle ne lisait jamais, tracés par cette belle main qu’elle avait tant de fois baisée, ces mots qui revenaient constamment dans ses lettres, à elle : « Si tu savais combien je t’adore, toi. »
Entre les lignes, elle revoyait son silence.
Elle se levait tard, écrivait de mémoire la prière improvisée la veille, pour la donner à Charmel, et restait immobile en face du feu.
Lorsqu’elle tardait à venir, le poète lui envoyait un mot : « Avez-vous peur de la neige, abandonnez-vous votre ami ? »
L’une de ses oraisons singulières, arrachées malgré elle à son cœur incrédule, était ainsi conçue :
« Mon Dieu, je voudrais prier, ma langue est lourde.
Où êtes-vous ? Je ne vois pas votre lumière, mes mains se déchirent dans l’obscurité.
Et je crie, je crie, mais j’ai les pieds dans la boue et le cœur comme une pierre, le voulez-vous ?
Donnez-moi, donnez-moi quelque chose de vous, ce que vous voudrez, mais que mes épaules se redressent et que je puisse tendre mon front à votre baiser.
Ô Père, relevez votre fille ensanglantée, menez-la dans votre maison. »
N’était-ce pas plutôt le père qu’elle avait connu, qu’elle invoquait. Dans le secret de sa chair, elle eût voulu un Dieu saisissable et visible, tout près d’elle, dont elle eût pu regarder les yeux splendides et contre qui elle se fût jetée, comme elle se jetait contre son amant. Pour cette nature véhémente, tout, même la pire tristesse se transformait en volupté.
Ce jour-là, Charmel vint la chercher avant midi. Elle lui remit sa prière, il la lut, glissa le papier dans son porte-feuille en disant : « C’est beau comme du Verlaine. » Et il l’emmena.
La promenade de l’après-midi les conduisit dans une petite chapelle de village où l’on célébrait l’adoration. Un chœur d’hommes chantait le Tantum ergo. Le poète s’arrêta pour recevoir la bénédiction. En sortant, Gretel se rappela sa visite à Lourdes et ce hérissement, dont les bouquets criards, qui ne déparaient pas un modeste autel de campagne, lui avaient rendu le souvenir.
Charmel avait assisté à plusieurs pèlerinages, vu des miracles. Il lui conta qu’étant avec son ami l’écrivain Claude Jodal, ils avaient observé un malheureux paysan déjeté, plié en quatre, qui priait dans la poussière, la main crispée sur un crucifix de bois dépendu de la muraille, dans sa pauvre maison. La procession passa sans amener aucune détente dans ce corps pitoyable. Alors l’infirme se traîna jusqu’à la piscine. Jodal et François le suivirent. Ils se disaient encore, malgré leur foi : « Si celui-là guérissait, pourtant. » Et ils attendirent, à la porte des bains. Un quart d’heure s’était à peine écoulé que le malade sortait, debout, brandissant l’image du Christ, transfiguré, les yeux dans le ciel, et les deux amis étaient tombés à genoux ensemble, frappés, et prosternés devant l’intervention divine.
Mme Joran jugeait toute observation inutile et déplacée ; gardant son opinion sur le miracle, cette violation supposée de lois naturelles inviolables, elle l’écoutait, toujours poursuivie par son idée : « Dites-moi, Charmel, puisque là vraiment, selon vous et bien d’autres, il se passe quelque chose de surnaturel, pourquoi n’a-t-on pas eu le souci d’un décor mieux approprié à la grandeur de la scène, pourquoi ce temple d’un goût détestable, ce faux luxe, cette piscine qui ressemble au plus banal des édicules, avec sa rangée de robinets. Pourquoi surtout cette statue d’une si déplorable fadeur. Vous êtes trop artiste, trop sensible, pour ne pas condamner tout cela.
— Vous ne comprenez pas, ma chère amie, parce que vous ne croyez pas, parce qu’il ne vous a pas été donné de deviner quelle intention cachée Dieu peut avoir, en permettant cela. Dans sa grande bonté, Lui qui sait se faire tout petit, a voulu que les plus humbles trouvassent un agrément dans son temple. Ce qui vous choque, vous, intellectuelle, raffinée, ce que vous jugez méprisable fait l’admiration de la plupart des simples, des fidèles qui viennent là, dans un transport d’inébranlable foi. Et ce qui vous désole et pénètre en vous l’artiste d’une mélancolie qui s’indigne, reste dans le souvenir de milliers de pèlerins, comme une joyeuse et délectable apparition. Ils sont venus à une fête de l’âme et du cœur chrétiens, leurs yeux y participent par l’intermédiaire de ces ornements que vous dédaignez. Ainsi, ils s’en retournent contents ; contents d’avoir bien prié, d’être allés vers une source de grâce après laquelle ils soupiraient depuis longtemps ; contents d’avoir vu, par nos belles nuits chaudes, des lumières de toutes couleurs, des bannières levées, des candélabres étincelants, un immense concours de peuple embrasé d’amour aux pieds de leur Reine, qu’ils trouvent incomparable ; leur pieuse allégresse est complète. Non, vous ne pouvez pas, vous, comprendre cela ; vous n’entrez pas dans l’incommensurable grandeur de l’humilité. Votre orgueil raisonne, critique ; rien en vous ne sait s’incliner.
— Comme vous vous trompez, François ; là, je vous arrête.
De ce que je m’agenouille pas, n’allez pas conclure à mon irrespect pour votre idée de la Vierge ; de ce que je ne prie plus, n’en déduisez pas que mon cœur soit fermé à tout sentiment compréhensif de ce qui peut se passer dans le cœur d’autrui, devant l’image de la Mère du Christ. Celle que vous voyez à travers une foi enthousiaste, moins renseignée, je pourrais la voir en poète, à travers la tradition et tout aussi touchante que vous vous l’imaginez. Et c’est parce que, moi aussi, je peux la faire belle à ma façon, c’est parce que je sais quels élans elle suscite, que je souhaiterais, autour de sa beauté, un cadre qui fût digne d’elle. Supposez que vous entrez dans un temple païen dédié à Vénus et que vous vous arrêtez stupéfait en face d’une Anadyomène qui serait laide, qui aurait l’air niais, vous seriez déçu… J’éprouve une impression semblable. Si vous avez besoin d’une statue pour invoquer Marie, telle que le dogme catholique la définit, que cette statue, au moins, soit un irréprochable symbole de grâce, de douceur, de pureté, un chef-d’œuvre d’inspiration et d’expression. Si mon jugement ne se tenait en dehors de tout sentiment religieux, je pencherais plutôt du côté de Huysmans quand il dit que cette interprétation malheureuse de sa figure, cette orgie d’oripeaux ridicules, ce déploiement carnavalesque vraiment propre à déprécier un culte, non seulement aux yeux de ses détracteurs, mais aussi dans l’opinion de ceux d’entre ses partisans qui ont le sens du beau, ne sont que manifestations sataniques, le Malin poursuivant l’Immaculée dans tous les reposoirs qu’elle se choisit.
— Mais alors, dites-moi, comment vous représentez-vous Lourdes ?
— C’est bien simple : Lourdes comme il était avant « l’invasion » et quand Bernadette raconta qu’elle avait vu la Dame. Lourdes, sans transformation quant à l’esprit de la contrée. Il fallait une église, ne pouvait-on la copier, en l’agrandissant, sur quelque vieux sanctuaire pyrénéen, dont le caractère rude et sévère se mariât étroitement à l’austérité du rocher. À la piscine, pourquoi n’avoir pas donné l’apparence d’une métairie, et, s’il était nécessaire pourtant, d’honorer la Reine des Anges, la Santé des Infirmes, par une magnificence spéciale, pourquoi pas, sous ses pieds blancs, un bloc d’or brut, qui eût valu des millions.
Ah, non, mon ami, j’ai emporté de cet endroit célèbre, une inoubliable tristesse. Une seule chose m’a souri : la fraîcheur de l’églantine, éclose en décembre au milieu des suies ; elle a effacé, pour une seconde toutes les horreurs d’alentour. »
François sentait toute la justesse de cette façon de voir. Il savait, au fond, que, s’il est facile de défendre une religion qui prétend déifier l’homme, en lui assignant une destinée supranaturelle, il est plus malaisé de justifier la pompe tout extérieure et profane, sans retenue ni distinction, dont ses ministres l’entourent, pour frapper l’imagination des badauds, et contrairement à l’esprit d’humilité et de dépouillement de son fondateur. Il se retranchait derrière un argument boiteux, de ceux qui servent à étayer les partis pris et trop facile à rétorquer, car, à aucun point de vue, on ne se représente le Maître de l’univers, soucieux de la décoration de ses églises, préoccupé de lampions et de fanfreluches que son Fils eût arrachés du temple, comme il avait chassé les vendeurs de ses parvis.
Ils rentraient. Sur le seuil, Mme Charmel apparaissait : ses yeux étaient beaux et purs comme des étoiles. Et François, frappant sur l’épaule de Gretel, disait :
« Quelle drôle de femme, quelle étrange créature, et que n’en ferait-on pas, si elle voulait ! »
— Mais, elle voudra, répondait doucement la mère, je la crois très bonne.
— Ne dis pas qu’elle est bonne, mère, le diable est trop souvent avec elle ».
Le temps passait vite en la compagnie de François, pour qui Gretel avait une affection profonde, mais elle devait partir, sans raison précise, parce que son absence se prolongeait et qu’il faut partir un jour.
On arrivait à Noël, Charmel lui dit :
« Je me prépare à cette fête. Pendant deux jours, nous ne nous verrons pas. »
Elle écrivait à Bruno de longues lettres où sa passion s’épanchait en lave incandescente. Chaque fois, elle s’était dit, au moment de plier la feuille :
« Celle-ci est la dernière, mon silence lui arrachera peut-être ce cri que j’attends ».
Mais, sans courage, étouffée par cet amour qui lui remplissait l’âme jusqu’au bord, elle reprenait sa plume, continuait son cantique, toujours plus exalté, dans l’éloignement.
D’Arvallaz, en réalité, ne pensait qu’à elle. Absorbé tout le jour par sa machinale besogne de bureau, dès qu’il se retrouvait seul, dans le pavillon où elle était venue, il relisait ses lettres, cherchait à retrouver une expression aimée dans les photographies qu’elle lui avait laissées, revivait les heures féeriques de cet été d’enlacement et ne sentait que trop le vide, l’atmosphère toute froide, autour de lui, sans cette tendresse murmurante, sans l’étreinte qui avait éveillé dans son être, tant de sensations inconnues.
Il entendait sa jeunesse sevrée réclamer follement cette maîtresse qui savait le bercer de paroles pénétrantes, de caresses qui l’engourdissaient.
Aux jours ensoleillés, un espoir soudain se levait, comme un bel arbre chargé de fleurs, tout paraissait facile. Il partirait, elle serait à lui ; il la cacherait bien loin, dans un endroit choisi où, après le travail, il la retrouverait souriante, les bras tendus. Il lui ferait une vie humble, sans doute, mais douce, dans une simple maisonnette comme celle qu’elle aimait. Et puis, tout à coup l’horizon devenait noir, tout se voilait ; mille obstacles se dressaient ; Bruno se répétait : « Non, non, tout n’est pas si simple, » et il se demandait qui pourrait lui donner un conseil utile.
Il alla trouver son parrain…
En quittant Charmel, Mme Joran se rendit à Bayonne mais, absorbée par toutes ses préoccupations, elle oublia de changer à Puyoo et vit tout à coup, avec étonnement, le nom de Dax, écrit en grosses lettres, dans la gare où le train s’arrêtait. Elle s’accommoda gaîment de cette aventure et descendit en ville. C’était le deux janvier, il était trois heures environ, le soleil chauffait comme en été. Accoudée sur le pont de l’Adour, débordé depuis peu, elle regarda l’inondation boueuse raccourcir les arbres, en faire de gros bouquets secs, à pieds droits, mirés dans l’eau. Puis elle alla, flânant à travers les rues, amusée à la lecture d’inscriptions bizarres sur les enseignes et à la vue de la devanture rose du minuscule restaurant de la Perdrix. Elle vit la fontaine chaude, qui fume nuit et jour dans son temple découvert, comme si quelque divinité, ombrageuse et dérangée, avait pris le parti d’exhaler ainsi sa colère, à travers la source bouillante. À la vitrine d’un armurier, elle aperçut un révolver-bijou qui lui fit envie, mais elle s’en détourna, s’éloigna du centre, longeant des ruelles entrecoupées de jardinets où des hommes, des femmes, assis devant les portes, cousaient, avec de longues aiguilles, des semelles de corde pour les sandales qu’on fabrique dans le pays. Plus loin, l’aspect vert s’accentuait : malgré la saison, d’élégantes villas se dérobaient, à demi voilées de plantes grimpantes à feuillage persistant. Leurs rideaux de soie tirés, avaient des allures particulièrement discrètes. Gretel se rappela ce que Mme Charmel lui avait dit de certain quartier de Dax où maintes intrigues viennent s’abriter. Elle ébaucha des romans divers, suivant la situation et l’aspect du logis et, marchant toujours, elle atteignit, près de l’hôpital, l’église Saint-Vincent qui paraît endormie sur sa terrasse.
En redescendant, elle remarqua, à l’angle d’un chemin qui mène droit vers la campagne, une sorte de pavillon bas, à fronton Louis XIV, au milieu d’un vieux jardin, laissé à l’abandon et clôturé d’un mur, dont le ciment délité s’en allait par larges plaques. Ce coin invitait au repos. La façade du bâtiment était presque entièrement masquée par une énorme touffe de bambous desséchés, dont le vent du soir tirait une fine musique, en agitant leurs longs tuyaux et leurs panaches soyeux.
Attirée par cette solitude, Gretel s’appuya à la barrière de bois qui céda, elle entra, longea une allée moussue et s’assit sur un banc. Une atmosphère léthargique enveloppait la demeure, ses contrevents décolorés avaient pris un ton très doux de turquoise morte.
Il semblait y avoir là quelque fée engourdie, que réveillerait le printemps et qui viendrait, au premier jour d’avril, baigner ses pieds diaphanes dans le bassin, où l’eau malade copiait la mélancolique image du pavillon.
Mais, au moment où Gretel s’y attendait le moins, la porte s’ouvrit, une femme en deuil fit quelques pas vers elle, la regardant de deux grands yeux singuliers, ronds et fixes comme ceux des oiseaux de nuit, dans un visage de basquaise à la bouche hermétique, pareil à une cassette d’ivoire, gardienne de secrets. Elle s’approchait lentement, d’un air circonspect, en tirant les plis d’un châle sur sa poitrine et, parvenue près de l’intruse, elle demeura debout contre le banc.
« Vous êtes fatiguée, Madame, dit-elle, désirez-vous quelque chose ?
— Non, répondit Gretel, en se levant, excusez-moi, Madame, j’ai cru cette maison déserte, elle me plaît, je me suis arrêtée un instant. »
Et elle conta sa méprise : pourquoi elle était à Dax, sans le vouloir, et comment elle attendait le train de six heures pour Bayonne.
Pendant ce temps, la femme examinait attentivement ses mains dégantées, les yeux nocturnes suivaient les chemins bleus des veines, vers des destinations inconnues. Elle en prit une entre ses doigts et dit :
« Cette main est belle et étrange, me permettriez-vous de l’interroger pour vous faire connaître l’avenir ? »
Aussi peu d’importance que l’on y attache, il y a toujours un mystère dans une pareille proposition. Gretel tentée, accepta. Avec son interlocutrice, elle pénétra dans un corridor, qui divisait la maison de part en part. Un grand chien danois dormait, en travers, sur les dalles et seule l’éclairait, d’un jour verdâtre l’imposte vitrée de la porte du fond, avec ses traverses en diagonales, retenues au centre par un cercle, en figure d’enveloppe scellée. Les murs étaient complètement nus. La femme poussa la première porte à gauche et s’effaça, pour laisser entrer sa cliente dans un salon où brûlait un grand feu, des sarments et des tiges de maïs craquaient en lançant des étincelles. L’inconnue avança un fauteuil et dit : « Réchauffez-vous ». Puis elle alluma une lampe, placée sur une table encombrée de papiers, de photographies non collées, de moulages en plâtre de mains de différentes grandeurs. Gretel vit alors la pièce. La tenture rouge disparaissait sous des centaines de portraits d’hommes et de femmes soulignés de dédicaces reconnaissantes et de paraphes multiformes. Deux grandes vitrines à baguettes de cuivre, renfermaient d’autres mains blanches, les unes couchées sur des coussins de velours et de soie, d’autres, simplement posées sur des tablettes de verre. Au milieu de la cheminée, un éléphant de marbre noir allongeait ses défenses entre deux lampadaires d’argent, les sièges de cuir fauve avaient un aspect confortable et sévère, un épais tapis recouvrait le parquet.
Gretel remarqua encore, sur une table pliante, un plateau avec un service à thé et des fioles ; une bouilloire de laiton chantait auprès des chenets.
Cet intérieur tranquille, où l’on faisait la nuit durant le jour, sentait le crime et la magie. Gretel se dit que tous ces hommes et ces femmes dont elle voyait mieux les images, devaient être les habitants des villas muettes, venus là pour chercher une clef à l’énigme de leurs vies irrégulières et passionnées.
La femme l’invita à s’asseoir auprès d’elle. Elle se munit d’une grosse lentille, retenue par une chaînette au pied de la lampe, attira la main gauche de Gretel sous la lumière, l’examina minutieusement et se mit à parler avec lenteur, d’une voix autoritaire et précise.
Elle disait : « Vous êtes âgée de trente à trente-deux ans, arthritique, avec un cœur détraqué qui bat mal, des reins en mauvais état.
Vous avez la main en griffe des gens à caractère difficile. Vous possédez une intelligence rare ; vous êtes égoïste parfois, mais très bonne. Vous avez des crises d’ordre et d’économie outrée, allant jusqu’à l’avarice, à côté de prodigalités sans mesure. Vous êtes une impulsive, une emballée, d’une irréductible indépendance. Rien ne vous coûte pour suivre une idée ou une passion. La ligne de cœur est terrible. Les lignes d’art sont remarquables, extraordinaires même, il y a du génie dans cette main. Cultivez-vous ces dons ?
— Non.
— Vous avez grand tort. Maintenant vous allez commettre une effroyable imprudence : tout quitter pour celui qui est libre, mais ne croit pas l’être. »
Jusqu’alors Gretel était demeurée insensible. Que le graphisme de la main livrât certains secrets physiologiques et moraux comme celui de l’écriture, il n’y avait rien d’étonnant à cela, mais cette dernière affirmation lui donna une secousse.
La chiromancienne continuait :
« Cet homme n’a pour vous aucune affection, il vous a traitée comme une toute petite madame, êtes-vous à lui ?
— Oui, répondit Mme Joran avec une palpitation très forte.
— Tant pis, répondit la femme, implacable, je lis la vérité, je la lirai jusqu’au bout. Cet homme, donc, qui est faible, est à la merci du premier coup de cœur. Si j’avais son écriture, j’achèverais de le juger. »
Gretel avait dans sa poche la dernière lettre de Bruno, elle ne la donna pas.
La femme poursuivait : « Votre ami vous abandonnera pour une jeune fille quelconque, parce qu’il pourra l’épouser. Il vous sacrifiera à son repos. »
Un tressaillement si violent parcourut tout le corps de Gretel, que la femme s’en aperçut :
« C’est dur, dit-elle, sans pitié, mais il faut l’entendre. Ne le regrettez pas… et elle ajouta, comme pour elle-même avec une violence farouche :
« Moi, dussé-je m’arracher le cœur et en mourir, je me séparerais de cet homme. Pour l’amour vrai, il n’y a pas d’obstacle. On dit : « Cette femme est à moi, je l’aime, je la veux, coûte que coûte ». On la prend, on y laisse son sang, voilà l’amour. Qu’est-ce que ce sentiment qui tergiverse, qui recule, qui est lâche ?
— Madame ! s’écria Mme Joran, profondément blessée.
— Ma pauvre enfant, répondit la chiromancienne, émue de son accent, en lui prenant les deux mains, que ma franchise vous soit utile, croyez-moi, renoncez à cet amour.
Gretel se taisait. On eût entendu son cœur battre comme une horloge devenue folle. La femme reprit :
— Plus encore que de lui, méfiez-vous de son entourage. Préparez-vous à souffrir plus que vous n’avez souffert. Un ami, plusieurs peut-être, lui conseillent de vous quitter. Vous recueillerez l’ingratitude en échange de tout ce que vous avez donné.
Le silence se fit, plus lourd sur ces paroles inattendues. Gretel demeurait assommée, il lui semblait que sa main révélatrice était engagée dans un étau broyeur, dont elle ne pourrait plus sortir. Son inquiétude des semaines précédentes la livrait tout entière à cette influence nouvelle.
La voix reprit :
« La ligne de vie est très longue ; néanmoins l’idée du suicide vous hante, ce n’est pas une femme comme vous qui se tue. »
Mme Joran dit très bas : « Le nom de l’ami ou des amis, Madame ? »
— Je ne saurais vous l’apprendre, mais il y a ici quelqu’un qui vous le dira, si vous y tenez.
Gretel acquiesça d’un signe, la femme disparut et quelques minutes s’écoulèrent.
Bientôt elle revint, accompagnée d’un grand jeune homme qui lui ressemblait. Ses yeux étaient fermés, son allure bizarre.
« C’est mon fils, dit-elle, il dort, vous allez l’interroger. »
Et pressant légèrement sur le bras du personnage elle le fit asseoir. Gretel n’ignorait pas l’incroyable puissance de l’hypnotisme. À ce moment, son idée fut de s’enfuir ; ses nerfs, si éprouvés par ce qu’elle venait d’entendre, dansaient, elle recula devant l’idée d’en savoir davantage, ne souhaitant qu’être dehors pour rafraîchir son front dans le vent. Mais il devait y avoir tout au fond de ses origines un ancêtre romanichel, une curiosité la retint.
« Parlez-lui, dit la femme, très distinctement et avec fermeté, mais à voix basse, en vous penchant vers le creux de l’estomac.
Mme Joran s’inclina et articula :
— « M’entendez-vous ?
— Oui.
— Connaissez-vous la ville de M… en Suisse.
— Oui.
Et, dans cette ville, pouvez-vous voir un jeune homme, nommé Bruno d’Arvallaz ?… »
Le silence qui suivit parut une heure à Gretel. Les lèvres blêmes remuèrent faiblement et répondirent :
— Je le vois… il se dégage, il est grand blond, je distingue mal ses traits. Ah !… voilà, il a l’air triste, préoccupé. »
Une oppression montante hachait ces paroles.
— De quoi est-il préoccupé ?
— D’une femme qu’il aime, mais il a peur.
— Veut-il se séparer d’elle ?
Un second « oui » tomba comme une pierre dans l’âme de Gretel, elle tremblait éperdûment, un froid subtil lui coula entre les épaules, la femme la soutint, disant :
— Continuez ! »
Elle fit un grand effort et poursuivit :
— Pourquoi veut-il la quitter.
L’homme semblait n’avoir pas entendu la question, son mutisme se prolongeait. Mme Joran pensa qu’elle ne devait plus rien en tirer, mais la mère lui dit :
— Attendez, il se reprend. Continuez.
Elle répéta :
— Que voyez-vous, pourquoi veut-il la quitter.
— Parce qu’il ne peut pas l’épouser. Il lit une lettre. »
— De qui est-elle.
— D’un ami.
— Et d’où vient-elle ?
— De Suisse.
— Dites-moi le nom et l’adresse de cet ami.
À ce moment, la femme, qui s’enfiévrait, parut aussi anxieuse que Gretel, elle serra nerveusement les doigts, devenus froids comme des fuseaux de glace. Le médium se taisait toujours, son masque avait pris une expression chercheuse, tenace, d’une intensité qui faisait mal.
Gretel n’y tenait plus.
Elle répéta : « Je veux ce nom et cette adresse. »
La réponse parut émaner d’un fantôme, à peine intelligible, comme emmurée :
— Je vois des arbres, pas une rue, un chemin, le nom est écrit…
— Lisez-le. »
Les lèvres bégayèrent vaguement.
Mme Joran, de rage, mordait son mouchoir, la femme lui imposa les deux mains sur le front pour la calmer, le médium paraissait tombé dans une torpeur profonde.
La mère, inquiète malgré tout, en voyant le visage décomposé de sa cliente, jeta de l’eau bouillante dans une théière, sur quelques feuilles de verveine, puis elle présenta l’infusion à Gretel, dans une tasse, après y avoir ajouté plusieurs gouttes d’une liqueur blanche. Ce breuvage la ranima.
Elle remarqua alors que les mains du dormeur tremblaient légèrement.
« Est-ce tout, demanda-t-elle ? parlera-t-il encore ?
— Certainement, dit la femme, insistez pour avoir ce nom. »
Mme Joran répéta impérieusement sa question, et comme le médium hésitait, sa mère mit à sa portée un crayon et une feuille de papier blanc, en disant :
« Écrivez ce nom, je vous l’ordonne. »
Alors, presque d’un trait, il traça ces mots :
Armand Raugé, chemin du Lac, à R…
Un voile noir passa devant les yeux de Gretel. C’était là le nom et l’adresse du colonel Raugé, le parrain de Bruno. Une sorte de folie la gagna.
Maintenant, dit-elle, lisez-moi la lettre.
La même expression volontaire se répandit sur le visage endormi, deux rides se creusèrent à la racine du nez, le médium dicta, sans suite, très lentement, comme à tâtons, tandis que Gretel écrivait :
« … Je te plains de t’être laissé entraîner dans une pareille voie… situation inextricable… tes scrupules… responsabilité. Fais appel à toute énergie physique et morale. Veux-tu que je voie ta famille avant qu’elle ne soit prévenue autrement ? Si cet état de choses te pèse par trop, solution… rupture radicale ; tu me demandes comment faire ?… En informer la personne intéressée… »
Gretel jeta un cri perçant. La voix s’éteignait épuisée.
C’était fini.
Mme Joran, agenouillée auprès du jeune homme, avait lancé son chapeau à travers la chambre comme pour alléger le poids qui lui broyait le crâne ; une sueur froide coulait le long de ses joues, sur son vêtement, sur ses mains.
Elle n’osait plus parler, ayant peur de sa propre voix, elle ne savait plus où elle était.
Machinalement, elle se rajusta, oscillante, et, apercevant un plateau qui mendiait sur la table, elle y jeta un louis.
La femme fit un signe de remercîment et l’accompagna jusqu’à la porte.
« Je m’appelle Etchegarry, dit-elle en roulant les r avec un véritable craquement dans la gorge. Les montagnes ne se rencontrent pas, mais nous, peut-être que nous nous reverrons. »
Et, pour la dernière fois, elle posa son regard dilaté sur les yeux désespérés de Gretel.
Il était cinq heures et demie. Mme Joran partit en courant vers la gare. Elle revit à la devanture de l’armurier, le revolver qui la sollicitait. Le ciel était demeuré d’un rouge sanglant, au bord de la nuit commençante. Des nuages effrayants se pressaient en masse compacte. Bientôt elle se trouva seule dans un compartiment et, à travers sa fièvre et son demi-sommeil, elle n’entendit plus que le ronflement des roues et le choc des gouttes d’une pluie d’orage sur la plateforme du wagon.
Dans son désarroi, à Bayonne, elle ne prit pas l’omnibus de l’hôtel recommandé par Charmel.
L’ondée arrivait par rafales. Sur le pont de la Nive, son parapluie se retourna, et retomba, toute l’armature brisée. Alors, fatiguée, elle s’abrita, inconsciente, sous une sorte de péristyle d’octroi ou de bureau de police. Un monsieur, en manteau de fourrure, avait suivi cette scène rapide. Il s’avança, lui offrit poliment de l’accompagner par cet horrible temps. Gretel lui donna un nom, prit son bras et se laissa mener, comme en rêve.
Elle voyait passer des lumières, des dos courbés, des dômes noirs ruisselants et les rais continus de la pluie, qui faisait des étoiles à ses pieds.
Elle se trouva, dans cet Hôtel de Bayonne, comme dans une maison amie, après le malaise de cette stupéfiante aventure de Dax, qui lui laissait les os vides.
Une femme de chambre alluma du feu, puis elle revint, mit le souper sur la table, emporta les vêtements trempés.
La chaleur engourdit Gretel, légèrement. Elle n’avait plus de pensée. Elle se dit que rien n’était arrivé, que tout était bien, qu’elle ne voulait plus se souvenir. Elle mangea pour se sentir plus vivante, puis jeta dans la flamme, une à une, de longues pommes de sapin.
Il se fit dans la chambre une évaporation d’encens. L’heure passait, elle entendait l’eau des toits qui s’égouttait sur la marquise de la cour, et, dans la chambre voisine, un couple qui râlait d’amour.
Cette nuit-là, elle ne dormit pas. Elle se voyait abandonnée, comme une frégate aux ailes rompues par l’ouragan, sur un rocher solitaire.
Abandonnée ! Elle le lui avait dit à Baveno, et là, il avait sangloté, mais maintenant…
Des mots tournaient dans son cerveau, toujours les mêmes, qui revenaient.
« Voilà pourquoi il ne m’écrit plus, il a tout dit à son parrain, et celui-ci veut le décider à cette chose odieuse qui ne peut pas venir de lui ; jamais il n’aura le courage de m’en parler en face. C’est un autre qui lui offre de lever le couteau et de l’abattre.
Pourquoi suis-je entrée dans cette maison ! Moi qui ne crois à rien, je ne me serais pas laissée aller à écouter cette femme, mais ce nom d’Armand Raugé, cette adresse, cela existe, c’est la vérité, donc, le reste aussi. Ai-je mérité cette souffrance, a-t-il tout oublié ?… »
Si vite !
« Tu me demandes comment faire. »
Elle maniait cette phrase atroce, comme une arme chargée qui peut tuer, si on la tourne avec maladresse. Combien de précautions ne faut-il pas pour replacer dans l’âme, comme le canon meurtrier dans l’écrin, ce qui peut nous être fatal, si nous voulons tirer de la gravité même d’une menace, une énergie nouvelle et un élan triomphateur.
Au premier moment, après cette révélation brutale, elle agrandit et tourmenta la plaie jusqu’à n’être plus qu’une victime pleurante et sans force.
Comment faire, par où commencer ?
Quand il s’agit d’une exécution, on commence par prévenir doucement le condamné, quelqu’un lui dit d’avoir du courage.
Bruno, avant son départ, avait eu pour elle les mêmes paroles, énigmatiques alors, mais qu’elle s’expliquait maintenant. On ne dit cela qu’à ceux qui doivent souffrir, que l’on va faire souffrir. Et puis, dans la prison se fait la toilette du patient, une main lui tend un cordial, on lui parle d’éternité, une porte s’ouvre et la mort est là !
Sans doute, le moment venu, on prendrait avec elle moins de ménagements ; son crime n’était-il pas d’aimer aveuglément, de tout son être, de toutes ses forces. Elle devait en être châtiée. Un jour, elle recevrait d’un inconnu une lettre qui serait une sentence, elle en suivait les termes sages et moraux en apparence, pour excuser une infamie, l’édulcorer et la faire accepter. C’est si simple de dire à un homme, sur qui l’on peut avoir de l’influence :
« Cette femme t’aime, elle a souffert, elle s’attache à toi désespérément. Abandonne-la. Va de l’avant, fais ta vie tranquillement, sans te retourner vers la sienne. Qu’importe ! Tu l’as aimée, tu l’oublieras. Qu’elle ne t’oublie pas, c’est son affaire, nous n’avons plus à nous en occuper. »
Gretel suffoquait, assise contre ses oreillers. Elle sentait son cœur, facilement ébranlé, enfler et devenir lancinant, les artères du cou se durcir. Les yeux fermés, elle poursuivait son triste monologue :
« Évidemment, tuer un assassin c’est justice, un soulagement pour la société. Mais, s’attaquer froidement à une créature que l’on connut douce et aimante, qui vous donna des joies, qui dormit, dans une absolue confiance, sur votre cœur, chacun sait que c’est là une lâcheté et l’on s’en tire moins facilement. L’honneur ne ratifie pas toujours ce que décrète l’égoïsme, sous le couvert d’une obligation imposée.
Armand Raugé croit agir en bon catholique. Il ne m’a jamais vue, mais il conseille de frapper, sans chercher à savoir qui doit être sacrifié ; tout peut se passer dans l’inconnu, au nom d’un principe. »
Une torpeur la prenait, la réalité s’estompait et se calmait autour d’elle, elle rêvait qu’elle ouvrait les paupières dans son lit d’enfant, à B… et qu’Henriette entrait dans sa chambre, lui apportant le bon café à la crème, dont elle aimait tant l’exotique parfum. Il n’y avait rien de cruel dans sa vie, les cloches de la cathédrale sonnaient pour une fête, son père venait l’embrasser. Mais, tout à coup, avec la changeante rapidité des songes, elle s’appuyait à la vitrine de l’armurier de Dax, pour regarder encore le petit revolver de nacre, couché sur le côté, qui paraissait dormir.
Elle se mettait bien en face de cette idée d’en finir.
Son imagination retraçait la scène exacte où elle se voyait enfin, froide et délivrée, étendue sur un lit. C’était facile et reposant. Elle était morte, mais cependant, sans pouvoir remuer, elle entendait Bruno repentant, penché sur elle, trop tard, et les sanglots de son ami la réveillaient.
Elle se repliait sous cette douleur comme sous une ablution amère, pour s’y purifier et trouver en elle la force de la vaincre.
Au moment de l’attaque imprévue, ne faut-il pas laisser passer le premier flot, pour que la plaie demeure ensuite fraîche et saine et se cicatrise sans fièvre ; et pour éprouver sa propre résistance, ne faut-il pas se saturer de désespoir et puis se reconquérir.
Et pourtant, se disait-elle, il sait que rien ne me retiendra, que ma vie est à lui ou au néant.
Mais aussitôt, ressaisie par son inépuisable tendresse, elle lui cherchait une excuse : l’absence l’avait remis en présence de ses alarmes, il avait perdu la tête. Ou bien, aux environs de Noël, il avait dû se confesser, voir un prêtre qui l’avait affolé. En poursuivant ses réflexions, elle se disait qu’elle était capable de vivre uniquement pour lui épargner un deuil et un remords, pour ne pas laisser sans écho ce cri, si souvent entendu : « Gretel, oh ma Gretel ! »
Que serait-ce, vraiment, le jour où elle ne pourrait plus lui répondre : « Me voilà. »
Elle n’avait contre lui aucune colère. C’était une peine infinie qui montait, en écume noire, d’un abîme de chair et de sang qu’elle ignorait en elle, si profond ; un chagrin différent de celui de son enfance, quand elle avait compris qu’elle n’avait pas de mère et ne la verrait jamais ; différent de son abattement auprès des corps de son père et d’Henriette, si vite couchés au tombeau ; différent aussi de ce long regret d’un mariage inconsidéré, d’une vie manquée ; c’était pire que tout, c’était la fin. Elle songea à mille choses, sauf à une vengeance qui lui eût fait mal, à lui, et le matin, exténuée, elle conclut, avec ce détachement miséricordieux qui n’appartient qu’au véritable amour :
« Je ne souillerai pas ma statue, je ne la briserai pas. Je veux ignorer qu’une nuit, peut-être, elle est descendue de son piédestal, qu’elle a erré, qu’il est resté de la boue à ses talons. Je garderai pour moi cette torture, je ne dirai rien, je l’aime. »
Les mots ne sont que des choses folles qui tournoient. Il faut dominer leur bourdonnement querelleur, quand ils volent autour de la tête, pour susciter la colère et les représailles, et regarder en face le fait, qui se tient immobile.
La journée suivante parut un siècle à Mme Joran. Elle erra le long des bords de la Nive, baignés de soleil et riants.
Les vieux remparts de Bayonne, avec leurs glacis, leurs poternes, lui rappelaient ceux de B… et sa tristesse s’accroissait de ce souvenir. Au sommet vert d’un bastion, un cheval de saltimbanque, frère efflanqué de Rossinante, broutait d’un air désabusé, et, comme à B…, des bandes de corneilles évoluaient au-dessus des tours. Il n’y avait, dans cette ville inconnue, pas un seul être qui pût lui adresser un regard sympathique, sa nudité morale demeurait exposée, sans défense et sans secours, à mille aiguillons.
En marchant, elle comparait la lenteur féroce de la souffrance et la rapidité caressante des joies ; elle revoyait les beaux jours de la montagne, brillants comme des joyaux pêle-mêle, au creux d’une coupe, que la main mauvaise du sort avait attirée dans une ombre où les étincelles de bonheur s’étaient éteintes brusquement.
Elle enviait les résistants et murmurait :
Oh ! avoir un cœur qui se maintienne, comme le cœur froid du glacier.
Très secrètement, pendant un instant, elle le désira, ce cœur capable du sacrifice que réclamait la sécurité complète de son amant, ce cœur assez fort pour écouter sans faiblir ces paroles :
« Aime-le pour lui-même, renonce, afin d’assurer son bonheur… » non pas de la bouche d’un ami, mais des lèvres mystérieuses de sa conscience, avec le seul souci d’être grande au-dessus de ce martyre, au-dessus de l’amour, et pour mériter d’elle-même puisqu’elle méconnaissait la puissance d’au delà, une sanction qui fût à sa louange.
Mais la signification de sa vie était humaine avant tout : en elle n’étaient qu’aspirations véhémentes et point de vertu. Car, personne ne la lui avait enseignée sous une forme applicable à sa situation ; personne ne l’avait introduite naturellement à ses yeux, dans les circonstances journalières.
Les demoiselles Dubrulle en avaient faussé le sens, en l’enveloppant de fanatisme ; Henriette, dans sa simplicité bornée, l’avait abaissée à la routine d’un bien pratiqué sans mérite ; les femmes qu’elle avait vues depuis lui conféraient un caractère inepte et rebutant ; son père, qui personnifiait l’intégrité, la lui avait montrée presque au-dessus des forces ordinaires, comme elle se pratiquait à Sparte et à Athènes, parmi les âmes non pareilles des temps héroïques. Elle se souvenait des moments où une Lucrèce, un Caton, lui étaient apparus comme des figures hors de toute proportion, dont la tête se perdait dans les nuées. Il n’y avait rien là qui fut à sa mesure et susceptible de l’amener à l’effort définitif, garant du repos, mais dans la douleur. Elle se disait et espérait, malgré tout, que si elle prenait les devants pour offrir à Bruno la rupture, lui-même en souffrirait trop pour l’accepter et qu’avec un mouvement identique à celui qui l’avait penché vers elle, il retournerait à son mal, plutôt que de se mettre en présence d’un irrémissible plus jamais.
En rentrant à l’hôtel, elle écrivit longuement au docteur Bory, dont les lettres souvent, l’avaient réconfortée. Le lendemain matin, Charmel vint la prendre à huit heures, ainsi qu’il était convenu entre eux, pour une excursion à Fontarabie.
Elle se garda de lui parler de ce qu’il eût traité d’impiété, de superstition démoniaque. Elle savait néanmoins qu’il n’eût pas manqué d’applaudir aux prédictions de la veuve Etchegarry, qui corroboraient tant soit peu les siennes.
Ils prirent le train par une pluie battante qui commençait, arrivèrent à Hendaye. Près de la gare, François héla un batelier espagnol de sa connaissance :
« Eh, Resso ! tu vas nous passer. »
Le soleil s’était levé, mais un soleil blanc, qui traversait de rayons coupants de gros nuages tout à fait noirs.
« Il faudra nous dépêcher, dit Charmel, cette embellie ne durera pas. »
Ils montèrent dans le canot, en compagnie de deux prêtres et de trois matelots, mais, à cent mètres du bord, ils furent saisis par un grain terrible, arrivant à fond de train. L’embarcation couchée s’emplissait d’eau, brutalisée par les lames ; ce moment n’était pas sans danger. Charmel avait entouré Mme Joran de son bras, il serrait les dents.
« François pense, sans doute, que nous ne mourrons pas sans absolution, » se dit Gretel, et elle regarda l’eau verte qui avait un air mauvais.
Tomber là, tout à coup, se sentir suffoquée et couler à pic, ne lui paraissait pas bien redoutable. En une seconde, la tourmente des derniers mois traversa sa mémoire, le coup de poignard de la veille s’enfonça plus avant. Volontiers, elle se fut laissée glisser au premier choc plus violent, des vagues.
Elle pensait seulement à cette valise pleine de lettres demeurée à l’hôtel, à cette feuille de la veille écrite sous la dictée du médium. Mais une main ferme la retenait.
Le canot avançait péniblement, par bonds désordonnés, les matelots avaient lâché leurs rames ; elle ferma les yeux et ne les rouvrit que lorsqu’on toucha terre.
Ce passage peu sûr de la Bidassoa avait énervé Charmel.
« Nous prendrons un autre chemin ce soir », dit-il, en montant vers la ville, surmontée de l’église chaude à l’œil, comme une pièce d’orfèvrerie en vieux vermeil.
La Calle Mayor de Fontarabie semble un refuge d’intimité amoureuse, propice aux aventures galantes. Très meublée par ses sculptures précieuses, ses balcons de bois ouvragés, tous fleuris, elle est invitante aux causeries du crépuscule, sur le pas des portes, aux signes de complicité amoureuse d’une fenêtre à l’autre.
Mme Joran se figura vivre une belle soirée d’été, accoudée là, le front sur l’épaule de son ami, comme elle s’accoudait à la petite croisée de la maison lointaine.
Ils entrèrent dans le sanctuaire en même temps qu’arrivait un baptême. François saisit la main de Gretel :
« Regardez, dit-il. »
Un vieillard de haute taille portait l’enfant sous la tavaïolle garnie de dentelles ; des femmes en costume sombre suivaient. Les visages de ces gens étaient beaux et d’une remarquable gravité. Au moment de l’aspersion, l’aïeul pencha la petite tête brune, ronde comme un fruit velu, au-dessus de la coupe de marbre, d’un geste offrant, très simple et très grand. Puis une femme reprit le nouveau-né, le tendit à Gretel qui s’était approchée :
« Embrassez, dit-elle, c’est une petite Marie. »
Mme Joran posa ses lèvres sur la joue froide, ridée comme une mandarine pelée, et qui avait la douceur du duvet.
Après déjeuner les deux amis se promenèrent dans le quartier des pêcheurs. Des filles, à la démarche cadencée, pieds nus, revenaient de la grève, rapides, en portant sur la tête des corbeilles remplies de fruits de mer. Des hommes, sur le seuil des maisons, fabriquaient avec adresse des hameçons et les masures s’enguirlandaient d’une décoration pittoresque : poissons mis à sécher, peaux de bêtes, sandales, guenilles bariolées ; une odeur forte d’huile et de fenouil saturait la rue. Les narines de Gretel se dilatèrent :
« Vous sentez, François ? »
Et son visage prit une expression absorbante et vorace.
« Oui, je sens, dit Charmel, et je vous vois, vous mettez une idée d’animalité dans tout. »
Mme Joran leva les épaules en riant. Elle se rappela instantanément le parfum de chair fraîche, dans la courte moustache blonde de Bruno.
Ils quittèrent Fontarabie pour Irun. Dans l’église San Marcial, Charmel dit à Gretel :
« Ici, vous allez prier. »
Elle s’agenouilla devant l’autel de Notre-Dame des Sept Douleurs, si tragique dans sa robe de velours noir, avec ses yeux qui pleuraient de vraies larmes, son cœur d’argent martyrisé et sa bouche imprégnée de tant d’amertume.
« Ah ! pensa Gretel, celle-ci, c’est une femme, je puis lui parler. »
Et elle chercha les mots d’une invocation. Mais devant la face exsangue, sa pensée s’égara. Une fièvre serpentait dans les dorures fauves de l’autel, dans les plis lourds de cette robe de ténèbres ; son sang tumultueux ne lui apporta que la chaleur de sa propre passion et le cri qui s’exhala fut un râle vers l’ami perfide, peut-être, et follement désiré, qui ne l’entendait plus.
Pour aller à la gare, ils prirent les rues montantes aux pavés rouges. L’image de la Madone désespérée hantait le cerveau de Gretel.
À Bayonne, elle se sépara définitivement de Charmel. Au moment où l’express arrivait à la station, il se leva, se découvrit, et dit avec émotion :
« Maintenant, embrassez celui qui n’est pas l’amant. »
Et fraternellement ils s’embrassèrent. Gretel continua son voyage solitaire, parcourant les Landes, remontant vers Bordeaux.
En repassant à Dax, elle chercha dans le pêle-mêle des toits, du côté de Saint-Vincent, où pouvait être celui du fatal pavillon. Mais tout était confus, une lumière jaune tombait sur les terrains trempés par l’Adour, le convoi fila, d’autres paysages apparurent.
Elle s’en allait, non pas vers un arrêt convenu, où la foule des voyageurs se disperse, mais vers une destinée menaçante et fermée. Les lettres de son mari, affectueuses et régulières, l’avaient suivie dans ses pérégrinations ; maintenant, elle se rapprochait de sa maison, pourquoi pas d’une autre, n’importe laquelle, plutôt que de celle-là où elle n’avait plus rien à faire, plus rien à dire. Charmel lui-même ne lui avait pas dicté le devoir de rentrer là, de passer résolument ses chaînes autour de ses poignets et de vivre où elle était attachée, malgré tout. Il sentait le suicide à travers cette obligation, aussi avait-il dit simplement : « Vivez seule. »
Quand un cahot brusque la secouait, elle espérait un déraillement subit, une catastrophe épouvantable où on la relèverait, sans pouvoir même la reconnaître, parmi les morts.
Elle entrevoyait, le long des branches basses des chênes, de gros faisans qui se perchaient pour dormir, les arbres noircissaient sur le ciel mourant, vitré d’ambre. Comme une victime des temps barbares, elle se sentait cordée au dos d’une cavale enragée et perdue, fouettée pour le suprême galop, aux abords d’un steppe infini, où elle allait se briser.
À la poste de Bordeaux, elle trouva la réponse du docteur Bory, très ému de ses confidences.
Le clairvoyant psychologue avait percé à jour cette nature violente ; dès la première entrevue, cette femme qui lui semblait vouée à une existence chaotique, l’avait profondément intéressé. Comme Jançay, comme Charmel, il lui avait conseillé de chercher un noble dérivatif dans l’art, mais, devant la cohorte de femmes peintres et écrivains dépourvues de talent, Gretel se récusait, sans souci, disait-elle, d’aller grossir le nombre de celles dont on a pitié, dont on sourit.
Le docteur Bory, cependant, insistait : « J’ai l’air, disait-il, de vous prescrire un enfantement pour vous rattacher au prétexte de vivre. C’est que c’est un peu cela. Votre état présent s’explique par le fait qu’ayant donné beaucoup de vous-même, inutilement, peut-être, vous avez peu reçu en échange, et aussi parce que votre arthritisme ancestral devient plus redoutable, à cause de cet épuisement de vos réserves vitales.
Il faut un tempérament exceptionnel pour rester en éruption d’idées continue, dans un milieu purement contemplatif ; vous avez vécu trop seule. La nature suffit un temps à nous entretenir en vibrations d’énergie active, mais il faut l’appoint d’autres cerveaux humains, qui attise le feu de nos facultés et les encourage à se manifester, à produire, sans cela, on en arrive à « l’à-quoi bon » et vous y arrivez.
À défaut d’enfants, qui nous donnent le devoir de persister à développer pour eux notre activité, il y a les aptitudes, les idées qui sont en nous, que nous devons exprimer. Cet enfantement moral vaut l’autre : c’est là se réaliser, selon Ibsen, et par là, on suit la seule voie qui rende la vie tolérable. Vous avez une nature d’élite, ayez le courage d’en tirer parti d’une façon objective et concrète, au profit de l’espèce humaine, en traduisant ce que vous sentirez.
Les douleurs, dès lors, ont leur raison d’être ; c’est la moisson la plus probable et la plus fréquente qu’on puisse prévoir qu’importe ?…
Moissonnez avec ardeur et exhalez vos douleurs. Poésie, littérature, musique, ne sont que les grands cris de l’humanité ; vous avez l’âme musicale, vous devez aux âmes sœurs, moins fortunées, l’expression de la vôtre… »
Cette lettre impressionna Mme Joran.
« Peut-être un jour, se dit-elle, quand cet ami tant aimé aura fait couler tout le sang de mon cœur, aurai-je assez de force encore, pour y tremper ma plume et faire partager à d’autres l’enseignement de mes malheurs. »
À Périgueux, un télégramme l’avertit que Bruno s’était blessé à l’épaule. Elle y attendait un mot lui disant qu’ils se rencontreraient au retour. Elle songea, sans aller plus loin, et incapable de maîtriser un mouvement de rancune.
« Ceci est pour me leurrer, il n’est pas malade, il ne veut plus me voir. »
Mais ses pensées eurent vite fait volte-face, elle le vit étendu et souffrant, et, dans la chambre d’hôtel, passa la soirée à pleurer.
Elle avait la fièvre. Elle sortit pour sentir l’air froid de la nuit. Comme une ombre, elle erra, par les rues vides, autour de la cathédrale de Saint-Front, dont les coupoles paraissaient de grands cierges éteints. La petite ville dormait, on entendait des chats gémir dans le cloître et Mme Joran, fatiguée, s’appuya contre la pierre, avec un grand frisson qui la secouait jusqu’aux os.
Elle revint à la villa par un après-midi de janvier. C’était un dimanche, son mari l’attendait.
Tout, dans cet intérieur lui parut désormais étranger, sa vie était bien ailleurs.
Elle fit le récit de son voyage, s’occupa par contenance des chiens et des chats, commanda des menus, ouvrit des armoires. Elle se sentait sous la même influence narcotique qu’après une anesthésie au chloroforme, nécessitée par une opération subie dans sa jeunesse.
Une impression nerveuse lui faisait craindre à chaque pas de tomber dans un trou noir. Tout se passait en dehors d’elle, son intérêt pour la marche matérielle des choses était mort.
Elle regardait en dedans, fixement, les yeux bleus, la bouche ensorceleuse, les mains superbes de son amant. Comme une somnambule, elle allait, à travers le défilé des matins et des soirs, indifférente, quelquefois brusquement réveillée par une décharge intérieure, lorsqu’elle entendait contre son oreille, la voix caressante qui l’appelait.
« Gretel, ma Gretel, »
Bruno cependant ne donnait plus signe de vie. Il était vrai que, dans une crise d’affolement, il avait demandé, mais sans le suivre, un conseil à son parrain.
Repris par ses scrupules, par toutes ses inquiétudes, exaspéré à l’idée qu’elle était là, tout près, sans qu’il pût la voir, lui parler, qu’elle souffrait sans qu’il pût la soulager, il avait pris le parti singulier de se taire, paralysé dans sa crainte et dans son amour.
Pour se donner l’illusion d’être auprès de lui, Gretel continuait son journal, elle le rouvrit à la page qu’elle avait écrite à Guéret :
« L’avant-dernière étape. Une chambre qui ressemble à quelque salle d’ancien couvent, je me sens, ce soir, comme une nonne. Les vases de porcelaine blanche, avec des fleurs sèches, sur la cheminée font une garniture d’autel, j’entends couler la fontaine sur la place de cette très petite ville, où les rues sont en terre battue. Et je me demande tout à coup, comment ce doit être d’avoir une âme claire, toute simple, d’ignorer l’homme et la vie, oui comment ?
C’est être, sans doute, comme ces figures que j’ai admirées à Limoges, qui dorment sous la couverte des émaux, c’est être figé jusqu’à n’avoir jamais la curiosité de ce que l’on n’a pas senti. Mais, évite-t-on sa destinée !
Pourquoi suis-je ici cette nuit, solitaire, à épancher mon cœur pour toi avec la plus absolue sincérité, alors qu’il y a sept mois, je t’ignorais totalement, tu n’étais pas même un nom dans ma pensée.
Comment nous garer de ces liens mystérieux, de ce lazzo que le sort nous jette et qui tourne furieusement autour de notre âme lacérée. La vie apporte à chacun les éléments de son développement.
Pour les uns, il est nul, leur programme est rudimentaire ; pour d’autres, il entre dans le composé qui déterminera les réactions nécessaires, beaucoup de rêves de souffrance, d’aspirations indéfectibles, de soubresauts qui amènent l’âme au point voulu. Ceux-là doivent non seulement recevoir, mais projeter. Le docteur Bory a raison. Ils seront des éducateurs, des puissances émotives, des leviers. Leur rôle est-il enviable ? Oui, La vie n’est pas une négation. Et je me dis que je suis à toi, parce que cela devait être, que ce fait a une raison lointaine que nous ignorons, et que maintenant, ce sont nos deux volontés qui doivent l’orienter vers le bonheur.
Cependant, je ne sais rien de toi. Tu te tais.
Où es-tu, que fais-tu, est-ce que tu souffres ? Me le suis-je assez demandé pendant des milliers d’heures d’éloignement. Rien ne me répond. »
16 janvier.
« Des cloches qui sonnent me réveillent d’un sommeil trouble, d’un cauchemar excédant. Je sens une révolte désespérée contre tout ce qui vit. Que ne puis-je détruire cette ville où j’agonise, voiler ce paysage où je sais que tout à l’heure, je dois te retrouver partout, t’aimer partout. Oh ! avoir la puissance d’anéantir tout ce par quoi je suis torturée jusqu’au fond de l’âme, pour ne laisser que toi, unique, debout et adoré.
À cette pensée mes mains se tendent, mes genoux plient, je crie vers toi, et tu n’entends pas cette prière !
Je reste misérable et abandonnée. »
17 janvier.
« Ai-je mérité de tant souffrir ?
Je voudrais faire des serments horribles, crier des blasphèmes, j’ai l’âme mauvaise, je ne connais plus rien, je hurle en moi-même.
Avoir si peu de vie, des secondes comptées, un temps marchandé et tout perdre loin de toi !
Fuir l’enivrement de ta bouche, ton regard, tes mains caressantes, te fuir, toi, quelle amère et atroce folie.
Tu as déclaré : « C’est mieux que tu partes », et je suis partie. Maintenant me voici revenue ; tu es perdu, du fond de ton silence, comme une barque oubliée sur le lac, cette nuit, où la tempête brame.
Je ferai tout ce que tu voudras, mais que n’as-tu dit :
Gretel descend vers le Rhône, et ferme les yeux.
Alors, tu m’aurais aimée pour moi-même. »
18 janvier.
« Comme tu te trompais en me disant que je recherche la douleur : C’est là votre caractère, ma mie !
Comme tu te trompais, et que tout cela me pèse et m’accable ! Combien je souhaite l’épanouissement alors que se cabrent en moi toutes les forces de la jeunesse. Et si j’ai réclamé la mort, n’est-ce pas à cause de cette fatigue immense de n’avoir pas eu toute la joie de ma vie.
Me viendra-t-elle enfin, me la donneras-tu, toi, en qui j’ai mis toutes mes espérances, qui as fait naître sur des ruines une femme nouvelle uniquement destinée à l’amour, me le donneras-tu, ce sourire des consolés. Tu le peux.
Vienne le jour radieux qui me retrouvera penchée sur ta main, le jour où je reverrai les fleurs si tendres de tes yeux, alors j’oublierai ce martyre, tout sera payé. »
19 janvier.
« Je m’épuise à ressusciter cet été qui me paraît maintenant irréel et ce silence merveilleux, à l’heure où il semblait que toute la terre, entre nous, se fût endormie, je l’entends.
J’ai, tout au fond des yeux, quelque chose qui remue et fait mal. Ce sont des larmes qui bouillonnent, qui ne peuvent pas sortir, qui ne couleront pas, elles me creuseraient les joues de deux ruisseaux cuisants et corrosifs.
Tu me dirais peut-être : ne pleure pas. Gretel… tu me dirais : pourquoi ?
Et je te répondrais :
Pour qui ? Pour toi, mon grand, grand amour. »
20 janvier.
« Je voulais m’habiller et sortir, mais je suis revenue à ma table, il y a deux mains qui s’appuient sur mes épaules. Je suis obligée d’être avec toi. C’est ma vie elle-même qui s’étale sur ces lignes. J’éprouve un bonheur amer à tout dire. Je ne cherche pas de mots, il n’y en a pas de moi à toi, je ne sais rien exprimer. Tout cet amour qui gronde, envahit, me bat l’âme de sa houle incessante, je ne peux que le sentir, en être exténuée, et puis, je n’ai plus ton épaule pour y reposer ma lassitude, ton sourire pour me faire croire à des jours plus heureux, je n’ai plus ta vie contre la mienne, pour l’étayer et je flotte comme une épave, et je tremble comme un roseau dans le vent.
Je considère en moi cette lande rose où il y avait tant de choses diverses que l’ouragan a dispersées.
Mes sensations d’autrefois, mortes, mes préoccupations, fauchées, mon existence aux jours où je t’ignorais, effondrée dans un néant. Mais seule, droite et fière, ton image, la tige éclatante et fleurie se dresse sur les décombres. Qui donc a dit que je devais m’en éloigner ? J’en veux toute la fraîcheur, tout le parfum jusqu’à épuiser son calice, j’en veux l’âme grisante, l’essence précieuse jusqu’à la dernière goutte.
Dis-moi qu’elle est mienne et que ses racines se fortifieront de mon sang.
Dis-moi que l’oubli ne peut tomber comme une vapeur noire entre nous. »
21 janvier.
« Tu m’as répété souvent : Pourquoi te faire mal, toujours mal ?
Je me ferai mal, tant que je ne saurai pas ! Tant que l’avenir envisagé à travers ton âme, me sera une inquiétude, tant que je ne te verrai pas les bras ouverts, sans arrière-pensée.
Charmel m’a dit : « C’est beau, quand même de vous regarder vivre et souffrir ». Le penses-tu aussi, toi qui ne me dis rien ! Pourquoi me tiens-tu le cœur de tant de façons différentes, pourquoi es-tu la multiple vision qui ne laisse pas de répit, qui me reprend par une fibre nouvelle, quand une autre a cessé de vibrer. Pourquoi me donner à la fois cette sensation étrange du tout petit, qui s’endort sur ma poitrine et de l’amant aux bras forts qui a fait de moi sa chose. Je ne sens que trop le piège tendu par ce double amour.
Tu me disais ne pas comprendre toujours ce besoin fou et perpétuel que j’ai de toi.
C’est que nous sommes dans des conditions de vie essentiellement différentes. La tienne peut se passer au dehors, la mienne n’existe qu’au dedans. Ton activité est liée à celle d’autres hommes, la mienne est isolée. Quand tu sens que je ne puis être avec toi, tu t’éloignes, ta pensée doit s’arrêter à des sujets pratiques, la mienne s’alimente de données purement intellectuelles ou artistiques, les éléments qui la soutiennent sont forcément abstraits. L’amour que tu m’as donné, malgré ta volonté, a dû reculer souvent devant d’autres préoccupations qui s’imposent ; le mien est mon unique souci, il peut tout remplir, il suffit, à lui seul, à vivifier mon cœur et mon cerveau en les rendant plus aptes à concevoir, à produire peut-être un jour, et ta présence ne fait qu’augmenter cette action fortifiante et génératrice. Chaque fois que je t’ai vu, c’était un épanouissement qui a laissé sa trace, qui peut porter un jour des fruits. Tu réalises pour moi le don créateur sans résultat immédiat, à cause de l’inquiétude où nous vivons, mais qui déterminera sûrement une éclosion, dès que nous serons réunis.
Te voir, pour moi, t’entendre, tenir tes mains dans les miennes, être à toi tout entière, c’est absorber de la vie, multiplier mes facultés, augmenter au centuple l’énergie de mon cerveau, c’est donner à mon âme, par la tienne, un essor plus large, c’est entrevoir une carrière d’artiste, au loin, dans l’avenir. Être privée de toi, sentir s’élever une barrière entre nous, c’est retomber dans une nuit étouffante, c’est mourir de faim.
Comprends-tu, maintenant, quelle impasse obscure ont été pour moi ces interminables jours de séparation. C’était un renoncement momentané à la vie, c’était le tunnel. Mais je n’en suis pas sortie, quel jour reverrai-je la lumière ?
C’est dimanche aujourd’hui. J’envie les femmes qui ont une grand’mère chez qui elles vont dîner, qui leur passe une main douce sur la joue en disant : « Bonjour, ma petite. » Je n’ai personne. Il y a longtemps que tout est mort autour de moi, j’ai eu ce froid dans le cœur trop tôt !
Que me rendras-tu ? »
22 janvier.
« Voici un dialogue de ce matin, dans ma chambre.
« Avez-vous bien dormi ?
— Non, je ne dors plus.
— Pourquoi.
— Je ne sais pas, je suis malheureux, c’est à aller au lac.
— Pourquoi pas ?
— Il y a un vilain moment à passer.
— C’est vrai, mais c’est très court.
Enfin ce n’a jamais été plus aigu qu’à présent…
N’est-ce pas là ce qu’un grand écrivain appelle : le tragique quotidien !
Je trace chaque jour d’une barre noire sur mon calendrier et quand cet enterrement est accompli, j’ai la crainte superstitieuse que les heures ne se relèvent et ne viennent allonger ce temps de mortification… »
M. Joran, en effet, souffrait toujours plus de cet étrange combat sans paroles, sans gestes, de ce drame muet sous son toit. Sa femme s’éloignait de lui, comme sur une route longue où bientôt elle serait invisible ; il savait qu’entre eux tout avait été illusoire et qu’il la perdait, sans l’avoir jamais eue, elle était, dans sa vie réglée et monotone, une énigmatique et troublante apparition.
Comme au premier temps de leur mariage, la santé de Gretel périclitait. Il n’osait l’interroger, leurs conversations restaient vagues, passant à côté de ces épines, de ces lames, qu’ils évitaient pour maintenir un semblant d’équilibre dans leur ménage désuni.
L’attitude extraordinaire de Bruno tuait la malheureuse femme. Convaincue maintenant d’une maladie grave, elle lui écrivit des lettres suppliantes qui demeurèrent sans réponse, elle attendit, dévorée d’inquiétude, et puis, succombant à une tension artérielle trop forte elle s’alita.
Ses yeux avaient grandi, on y sentait passer des visions hallucinantes, Pierre Joran, effrayé par son mutisme et l’impassibilité que gardait pendant de longues heures ce visage, qui masquait un volcan, craignit un moment pour sa raison.
Enfin, un matin, à bout de résistance, Gretel pria son mari de l’entendre et lui fit toute sa confession. Il avait senti venir un malheur depuis trop longtemps. Il l’écouta, penché sur son lit, un doigt contre la tempe, comme un prêtre, et reçut son aveu avec douceur et générosité. Pris d’une immense pitié pour cette femme étrange, rongée de passion et de chagrin, il chercha à la calmer et trouva d’encourageantes paroles, parce qu’il comprenait le besoin qu’elle avait eu de ce terrible soulagement, gros, pour elle, de conséquences désastreuses.
Touchée de cette bonté, sur l’heure même, elle se crut guérie, se leva, voulut prendre un peu de nourriture.
D’Arvallaz enfin, se décida à sortir de son silence. Il n’était pas complètement remis, mais se trouvait mieux. Il implorait son pardon, lui exposait l’effroyable tourment qui désagrégeait son cœur, lui demandait presque dans leur intérêt commun de renoncer à leur amour.
Toute la scène de Dax réapparut aux yeux de Gretel. Elle voyait le résultat de l’influence du colonel Raugé. Dans un mouvement de rage, elle déchira la lettre en mille morceaux et lui en renvoya les débris.
Bruno comprit son imprudence, redevint tendre, l’appelant de nouveau. Ne lui avait-il pas dit :
« Je ne saurais me passer de ton âme, de ton cœur ! » Et ne le pensait-il pas ? Non ce n’était pas un mensonge, il avait une bouche et des yeux sincères ; mais il était à bout, et sa souffrance l’égarait. Dès lors, elle n’eut plus qu’une pensée : le revoir.
À ce moment, un incident très inattendu survint dans la vie de Mme Joran.
Était-ce la conséquence de ses absences fréquentes ou de ses révélations, était-ce un fait antérieur à sa liaison avec d’Arvallaz, il lui fut impossible de s’en rendre compte, mais elle constata que, de son côté, Pierre Joran s’était épris d’une jeune hollandaise, Hilda Brouwer, dont le père avait loué une villa proche de la leur et confié des sommes importantes au banquier.
Gretel s’aperçut de cette affection un soir où la jeune fille, étant venue leur faire visite avec son père, se mit au piano et chanta. Gretel observa une expression toute particulière sur le visage de son mari, il lui sembla voir des larmes au bord de ses paupières, et bientôt, d’autres petits faits semblables la confirmèrent dans ses suppositions.
Cette découverte lui fit de la peine, parce que les sentiments d’affectueuse estime qu’elle gardait pour Pierre lui faisait désirer qu’il trouvât, en la remplaçant, une femme douée au moins des qualités qu’il cherchait. Mlle Brouwer prisait plus les sports, le tennis et le canotage que les occupations dévolues à une maîtresse de maison et Gretel se dit qu’une fois encore, le banquier faisait fausse route.
Mais sa propre situation ne lui permettait que de ne rien voir. C’est ce qu’elle fit.
Un matin, elle déclara qu’elle retournait, malgré l’hiver, dans la petite maison de la montagne. Pierre Joran, sans une objection, l’accompagna jusqu’à M…, passa une journée avec elle, lui souhaita bon séjour et partit. Il avait l’air plus heureux depuis qu’il se sentait libre d’aimer une autre femme.
Elle monta seule le chemin gelé. En entrant dans la chambre où elle avait passé des heures lumineuses, elle se laissa choir sur un fauteuil, sans pensée, tremblante de la présence si palpitante de son ami.
Sur le buffet, il y avait une boîte de biscuits à moitié pleine et les derniers colchiques de l’automne passé, desséchés, dans la jardinière qu’il lui avait donnée. Un rayon du couchant filtrant à travers les rideaux rouges, remplit la chambre d’une soudaine gaîté.
Mme Joran sentit son cœur se ranimer. Avec l’intensité et la mobilité d’impressions qui lui étaient particulières, elle éprouva une grande joie à l’idée que dans quelques heures, à peine, elle le reverrait.
Elle attacha un tablier sur sa robe, descendit chercher du bois, fit un grand feu dans le fourneau de pierre ollaire qui traversait la paroi, chauffant la cuisine et la salle à manger. En une heure, elle rendit la maison vivante et habitée : la lampe allumée, les coussins tirés hors des coffres, jetés sur le divan, les meubles nets de poussière, un bouquet de graines d’églantier sur la table, elle se trouva bien chez elle, et prête à le revoir. Un mot, mis à la poste, disait simplement « Je t’attends. »
Il faisait nuit noire, très noire, le feu ronflait et les vitres tremblaient doucement, agitées par la brise. Les branches des noyers heurtaient la cloison de bois comme quelqu’un qui aurait voulu entrer.
La petite horloge marqua dix heures, onze heures.
Il y avait sept mois juste, ce soir-là, que Bruno avait dit :
« Pour venir vous voir, Madame, il faut frapper à votre porte au coup d’onze heures. »
Il était près de minuit quand elle entendit son pas dans le sentier durci. D’un bond, il fut en haut de l’escalier et pénétra dans la chambre. Son cœur battait furieusement et son visage était glacé.
À deux pas d’elle il s’arrêta, le front illuminé, la contempla comme pour la reconnaître, et tendit les bras en disant : « Est-ce toi, est-ce bien toi ? »
Alors, vaincu par tant de jours de lutte et d’attente, il s’assit, la tête appuyée contre la poitrine de son amie, les yeux clos, tandis que, sur ses mains rejointes, deux grosses larmes roulaient.
Pour Gretel tout était pardonné.
Il était là, plus beau d’avoir souffert, plus aimant, bien à elle.
Pour la rejoindre, alors que ses parents dormaient à deux pas de lui, il n’avait pas craint d’abandonner la maison, la nuit, insoucieux des risques d’une visite inopinée. Elle sentait bien qu’il ne songeait plus qu’à une chose : la reprendre.
Et, sans parler, ils ouvrirent la porte de la petite chambre silencieuse, toute embaumée d’arole.
Les jours suivants, il revint ; elle le plaisantait sur ses frayeurs passées :
« Tu n’as plus peur, vraiment ?
— Non Gretel chérie, je n’ai plus peur. »
Et il s’attardait, montait parfois au milieu du jour ; alors, ils prolongeaient leur repas, s’amusant de mille riens. Elle le chassait gaîment, quand approchait l’heure du souper en famille.
« Dépêche-toi, disait-elle, ils vont t’attendre.
— Ils m’attendront, mon amour, tu sais bien que, tous ensemble, je ne les aime pas autant que toi. »
Ce bonheur, cependant ne devait pas durer et Gretel en avait peur.
Elle avait entendu une femme déclarer un jour, en parlant d’elle-même et des siens : « Nous sommes très heureux. »
C’était une protestante, outrageusement riche, qui, sur neuf enfants, en avait perdu six.
Cette parole, néanmoins, inquiéta Gretel, elle ne l’avait jamais entendue. Elle se retourna pour voir si, dans la chambre, un personnage qui devait l’ignorer, ne l’avait, par hasard, saisie au vol.
Or, quelques semaines plus tard, le mari de cette femme, jeune encore, lui était enlevé en quelques heures. Gretel la revit, courbée, anéantie, dans son salon trop luxueux où il lui parut que la fortune était assise dans un coin, stupide, les bras ballants.
Le personnage, évidemment, avait recueilli l’imprudente affirmation.
Était-ce le même qui prenait ombrage des rires entendus dans la chambre de bois, le même qui vint en moins d’une semaine, transformer l’humeur de Bruno.
Son sort allait se décider. Un ami lui avait écrit de France, un autre d’Italie.
Il avait accepté la place qu’on lui offrait dans ce dernier pays, et l’idée de changer de vie, l’obligation de terminer de nombreuses affaires avant son départ l’agitaient.
Plus le terme approchait, plus il se faisait dur, impénétrable. Bien souvent, il trouvait Gretel, la figure changée, crispée de chagrin, sans une pitié apparente ; il lui arrivait même d’augmenter cet état douloureux par des phrases comme celle-ci.
« Il y a des moments où je dois t’en vouloir.
— Oui, répondait Mme Joran, d’une voix douce, m’en vouloir de t’aimer. »
Il marchait nerveusement dans la chambre, se parlant à lui-même.
Elle le regardait avec une angoisse infinie, comme on peut regarder le bourreau dix minutes avant le supplice. Alors il s’arrêtait, un voile de repentir s’abaissait sur ses traits, il s’agenouillait auprès de Gretel, lui baisait les mains avidement, en répétant :
« Dis, je t’en supplie, que puis-je faire pour toi ? »
Elle répondait invariablement :
« M’aimer, c’est tout.
— Je t’aime.
— Oh non ! tu ne m’aimes pas. Qu’as-tu sacrifié jusque maintenant pour moi, qui vais tout abandonner. À quoi consens-tu quand tu me vois misérable, désespérée. Ton visage prend une expression de colère comme si je t’avais offensé et pourtant moi, je le sais, je ne peux pas vivre sans toi, je ne peux pas. »
Les longues mains amaigries se tordaient.
Il disait, comme en rêve :
« Oh ces mains, ces pauvres mains qui tremblent. Ah ! Gretel, il n’y aurait qu’un moyen de te calmer, de te guérir… »
Elle buvait ses paroles.
« … Ce serait de t’emmener.
— Je t’en supplie, Bruno, emmène-moi.
Et à son tour, il s’écriait : « Je ne peux pas ! » en cachant son front dans ses mains.
Gretel entendait, dans la chambre, rouge, la voix de la veuve Etchegarry : On peut ce que l’on veut puissamment ; elle traduisait : « Je ne veux pas ! »
Elle savait qu’il pouvait la prendre auprès de lui, dans ce pays où personne n’avait aucune raison de les rejoindre, dans cette campagne où ils trouveraient et combien plus facile, la liberté dont il jouissait déjà, à deux pas de sa famille.
L’obstacle, le vrai, c’était le fantôme debout entre eux, et le manque de décision, né de la crainte qui paralysait le jeune homme.
D’Arvallaz devait quitter les siens pour prendre son poste aux premiers jours de mars.
Mme Joran rentra chez elle pour finir de régler sa situation, son mari l’ayant prévenue que tout devait prochainement s’achever entre eux.
Elle comptait trouver Bruno à la gare, il arriva comme le train disparaissait, ils ne s’étaient pas dit adieu.
Elle ne chercha pas une nouvelle entrevue, pensant que l’éloignement et la solitude agiraient plus efficacement que tout.
Deux mois s’écoulèrent, qui furent pour Gretel un cauchemar ; son ami, parfois, la laissait de longs jours sans nouvelles, et parfois lui écrivait qu’il se sentait devenir fou.
Les douleurs au cœur avaient repris, elle passait des nuits assise sur un fauteuil, étouffant. Son mari, sédentaire d’habitude, était constamment chez les Brouwer.
Au moment où elle se sentait vraiment très mal, Jançay, qui venait faire son séjour habituel à la montagne, arriva chez eux à l’improviste.
Cette visite lui fit grand bien.
Depuis des semaines, elle avait renoncé à écrire à Bruno et pris le parti du plus complet silence. Elle souffrait peut-être moins, c’était une trêve.
M. Joran lui dit un jour :
« Ma chère amie, le moment approche où nous devons nous quitter. Puisque vous m’avez confié vos peines, j’aimerais vous sentir à l’abri et protégée. »
En protestant, il faisait allusion à un second mariage.
Elle lui dit que tout était inutile et qu’il n’y fallait pas songer.
Depuis qu’il savait qu’elle avait tout révélé, Charmel ne la connaissait plus et leur correspondance avait cessé.
Mais Jançay la comprenait admirablement et cherchait à la consoler.
Pour la seconde fois, il fit d’elle un admirable portrait, distant du premier de tout ce que la vie avait mis de torture et de passion dans cette âme de femme, depuis moins d’une année.
La douleur la plus poignante vivait dans les yeux tragiques, dans la bouche effroyablement passionnée.
Une idée vint à Gretel.
Sans un mot, elle envoya cette image à Bruno.
Une semaine se passa. La réponse lui parvint.
L’absence avait fait son œuvre, il se rejetait, adorant, aux pieds de la statue.
« Avais-tu donc pressenti qu’à te revoir je baiserais éperdument le verre inerte et froid recouvrant ton image, que j’étendrais les bras vers cette ombre que je ne puis saisir ? »
Quelques jours plus tard, Mme Joran lui écrivit :
« Je serai près de toi samedi. »
Elle partit, le voyage était long par ses détours.
C’était aux premiers jours de juin.
La voiture qui l’amenait montait lentement une côte du haut de laquelle on apercevait le village où, depuis des semaines, sans se l’avouer à lui-même, il l’attendait.
Il faisait un temps splendide, et sur la route en pluie parfumée, tombaient des fleurs d’acacia blanc.
Les chevaux allaient très lentement.
Une tête blonde, tout à coup, parut à la portière.
Bruno était près d’elle.
Elle prit ses mains glacées, le regarda avec ravissement, retrouvant tout ce qui lui avait donné ce persistant vertige, et dit : « Tu es une merveille ».
Et lui, cachant sa tête contre l’épaule de son amie répondit : « La merveille, c’est toi. »
1er septembre 1908.
FIN
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en mars 2023.
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