Mary Elizabeth Braddon

L’HÉRITAGE DE CHARLOTTE
(tome 2)

traduction : Charles Bernard-Derosne

1875

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Table des matières

 

LIVRE SEPTIÈME  UN NUAGE DE CRAINTE. 4

CHAPITRE I  LE COMMENCEMENT DU CHAGRIN.. 4

CHAPITRE II  LANGUEUR.. 22

CHAPITRE III  INQUIÉTUDES DE NANCY. 33

CHAPITRE IV  VALENTIN.. 46

CHAPITRE V  À BARROW... 57

CHAPITRE VI  MESURES DÉSESPÉRÉES. 74

LIVRE HUITIÈME  LUTTE CONTRE LE TEMPS. 90

CHAPITRE I  EFFROYABLE RÉVÉLATION.. 90

CHAPITRE II  LA HAUSSE DES PHÉNICIENS. 123

CHAPITRE III  LES ORACLES VIRGILIENS. 130

LIVRE NEUVIÈME  DANS LA FOURNAISE. 145

CHAPITRE I  QUELQUE CHOSE DE TROP.. 145

CHAPITRE II  L’OPINlON DU DOCTEUR JEDD.. 155

CHAPITRE III  NON DORMIT JUDAS. 167

CHAPITRE IV  RÉCAPITULATION.. 179

CHAPITRE V  LE COMMENCEMENT DE LA FIN.. 185

CHAPITRE VI  CONFUSION.. 194

CHAPITRE VII  RÉSOLUTION À PRENDRE.. 204

LIVRE DIXIÈME  LE PORT. 217

CHAPITRE I  HORS DE LA SOMBRE VALLÉE.. 217

CHAPITRE II   APRÈS LE MARIAGE.. 226

CHAPITRE III  FIN CONTRE FIN.. 235

CHAPITRE IV  CE N’ÉTAIT QU’UN RÊVE.. 242

CHAPITRE V  L’INDÉPENDANCE DU BOHÈME.. 266

CHAPITRE VI  LE VOILE SE DÉCHIRE.. 272

CHAPITRE VII  PLUS PUR QUE L’OR.. 276

CHAPITRE VIII  PERDU DE VUE.. 290

CHAPITRE IX  ÉTÉOCLE ET POLYNICE.. 299

CHAPITRE X  À CHACUN SELON SES ŒUVRES. 316

Ce livre numérique. 326

 

LIVRE SEPTIÈME

UN NUAGE DE CRAINTE

CHAPITRE I

LE COMMENCEMENT DU CHAGRIN

Qui fait attention au nuage grand comme la main qui se montre dans une immense étendue de ciel bleu ?

La faible et presque imperceptible menace de ce petit nuage est perdue au milieu de la splendeur d’un ciel d’été.

Le voyageur continue sa route content et plein d’insouciance, jusqu’au moment où souffle un vent de tempête ou que de grosses gouttes d’eau viennent le surprendre et l’éveiller à la conscience d’un orage qui se prépare.

On était dans les premiers jours de mai, et les feuilles Vertes commençaient à se montrer sur les arbres des jardins de Kensington.

Bayswater était brillant et égayé par une société élégante, et Mme Sheldon s’était trouvée assez forte pour aller faire une promenade en voiture au Parc, où la contemplation des chapeaux lui procurait un plaisir toujours nouveau.

« Je pense qu’ils sont encore plus petits qu’ils ne l’ont été de l’année, » faisait-elle observer à chaque saison.

Chaque saison, en effet, les coiffures semblent diminuer ; plus elles sont petites, plus elles sont belles ; les capotes de cabriolet de nos grand’mères ne sont pas encore réduites à une bande large comme un bracelet et à un bouton de rose, mais elles y marchent à grands pas.

Charlotte et Diana accompagnaient Mme Sheldon dans sa promenade en voiture : le plaisir que lui procurait la contemplation des chapeaux n’était pas complet si elle n’avait pas quelqu’un avec elle pour le partager.

Les deux jeunes filles étaient ravies de se mêler à cette foule brillante et de retourner chez elles quand l’heure sacramentelle était venue, et cette fantasmagorie de couleurs et de beautés mêlait son éclat à leur vie solitaire.

Néanmoins, depuis peu, Charlotte semblait fatiguée de cet éblouissant spectacle et du diorama toujours splendide du West End ; elle ne poussait plus d’exclamations à chaque toilette excentrique ; elle ne souriait plus avec admiration quand les chevaux rongeaient leurs mors dans le voisinage immédiat de son chapeau ; elle ne poussait plus de petits cris de joie quand les grands drags descendaient lentement au milieu de la foule des équipages éclairés par le soleil couchant, tandis que le cocher, dans toute sa splendeur, se tient grave et tranquille sur son siège avec un orgueil qui singe l’humilité.

« Voyez, Charlotte, dit Mlle Paget, comme un de ces brillants équipages passait près du landau de Mme Sheldon, encore un drag… Ne l’avez-vous pas vu ?

— Si, ma chère, je l’ai vu.

— Êtes-vous donc lasse des équipages à quatre chevaux ?… Vous qui les admiriez tant d’habitude…

— Je les admire toujours autant, chère.

— Et pourtant c’est à peine si vous avez donné un coup d’œil à ces splendides chevaux rouans.

— C’est vrai, dit Charlotte avec un soupir.

— Êtes-vous fatiguée, Charlotte ? » demanda Mlle Paget avec inquiétude.

Il y avait depuis peu, dans les manières de Charlotte, quelque chose qui lui avait inspiré un vague sentiment de crainte, un changement qu’elle pouvait à peine définir, un changement si graduellement opéré, qu’il n’y avait qu’en comparant son état actuel avec ce qu’il était quelques mois auparavant, qu’il était possible de s’apercevoir combien ce changement était réel.

La pétulance et la vivacité juvénile de Mlle Halliday faisaient rapidement place à un état habituel d’insouciance.

« Êtes-vous fatiguée, ma chérie ? répéta Diana avec anxiété pendant que Mme Sheldon se retournait pour continuer sa contemplation des chapeaux.

Non, Diana, je ne suis pas fatiguée, mais je ne me sens pas bien cette après-midi. »

Ce fut le premier aveu fait par Charlotte de la sensation de faiblesse et de langueur qui s’était emparée d’elle depuis deux mois, si lentement, si graduellement que ce changement semblait trop insignifiant pour s’en occuper.

« Vous vous sentez malade ? demanda Diana.

— Oh ! non, pas précisément malade. Je ne saurais appeler cela maladie, seulement je me sens un peu faible, voilà tout. »

En cet instant, Mme Sheldon plaça son mot dans la conversation, sans cesser d’avoir les yeux sur les chapeaux qui passaient.

« Vous voyez, vous êtes effroyablement négligente à suivre les conseils de votre papa, Charlotte, dit-elle d’un ton plaintif. Aimez-vous les roses panachées sur un chapeau mauve, Diana ? Moi, je n’aime pas cela… Voyez ce chapeau de tulle avec des feuilles de chêne et des groseilles… là, dans la calèche… Je parierais que vous n’avez pas pris votre verre de vieux Porto ce matin, Charlotte, et que vous n’avez qu’à vous en prendre à vous, si vous êtes faible.

— J’ai pris un verre de Porto ce matin, maman. Je ne l’aime pas, mais j’en prends tous les matins.

— Vous n’aimez pas le vieux Porto que votre père a acheté à la vente de l’évêque de je ne sais quel endroit ? C’est parfaitement absurde à vous, Charlotte, de dire que vous n’aimez pas un vin qui coûte quinze shillings la bouteille et que les amis de votre papa déclarent en valoir vingt-cinq.

— Je suis fâchée qu’il coûte si cher, maman, mais je ne puis me faire à le trouver bon, répondit Charlotte avec un sourire dont la tristesse contrastait avec la gaieté qui la distinguait quelques semaines auparavant. Je pense qu’il faut aller dans la Cité et devenir marchand ou spéculateur pour arriver à aimer ce genre de vin. C’est ce que disait Valentin dans le Cheapside, en parlant d’une femme que quelques gentilshommes aimaient : pour l’aimer il fallait une éducation libérale ; pour aimer le vieux Porto, il faut une éducation commerciale.

— Je suis sûre qu’un pareil vin doit vous être bon, » dit Georgy d’un ton presque aigre.

Elle pensait que cette fraîche créature n’avait pas le droit d’être malade. Les maux de tête, les faiblesses, les langueurs, et toutes les petites indispositions des femmes à la mode, étaient choses pour lesquelles elle, Georgy, avait un brevet, et cette indisposition de sa fille était une flagrante contrefaçon.

« Je pense, maman, que le Porto me fera du bien avec le temps. Sans doute, je deviendrai aussi forte que cette personne qui étranglait des lions, des serpents, des chiens à je ne sais combien de têtes, et qui accomplissait quantité d’autres faits de ce genre.

— En vérité, je désirerais ne pas vous entendre parler de cette manière absurde, ma chère, dit Mme Sheldon avec un accent de dignité offensée. Je pense que vous devriez être sérieusement reconnaissante de l’intérêt que vous porte votre papa, et de l’inquiétude qu’il éprouve à votre sujet. Il est positif que je ne suis pas aussi inquiète que lui, mais naturellement ses connaissances médicales le rendent doublement attentif. Il y a six semaines il a remarqué que vous manquiez de force et de ton, comme il appelle cela. « Georgina, m’a-t-il dit, Charlotte manque de ton. Elle commence à tendre le dos d’une façon lamentable. Il faut lui faire prendre du Porto, du vin de quinquina, ou quelque chose de fortifiant. » Puis, un jour ou deux après, il s’est décidé pour le Porto et m’a donné la clé de la cave, qui sort rarement d’entre ses mains, et m’a dit le numéro de la case où il fallait prendre le vin, un vieux vin qu’il avait acheté pour quelque occasion spéciale, que personne ne devait peut-être goûter que vous, et dont vous deviez prendre un verre, tous les jours, à onze heures. M. Sheldon insista tout particulièrement sur la question de l’heure. « La régularité est la moitié de la cure en pareil cas, » dit-il, et si vous ne vous conformez pas à ses désirs et aux miens dans cette circonstance, Charlotte, il y aura véritablement de l’ingratitude à vous.

— Mais, chère maman, je me conforme au désir de papa. Je bois mon verre de Porto tous les matins à onze heures. Je vais prendre dans le buffet de la salle à manger le carafon qui m’est spécialement destiné, le verre qui m’est affecté, et cela avec la ponctualité la plus minutieuse. Je n’aime pas le vin, et je n’aime pas toute la peine qui résulte de toutes les cérémonies qu’il faut faire pour le prendre, mais je m’acquitte de ce devoir religieusement pour vous plaire à vous et à papa.

— Et prétendez-vous dire que vous ne vous sentez pas plus forte, après avoir pris ce vin coûteux régulièrement depuis près de six semaines ?

— Je regrette de dire que je ne me sens pas plus forte. S’il y a un changement, c’est une plus grande faiblesse.

— Mon Dieu ! s’écria Mme Sheldon d’un ton affecté, vous êtes réellement une fille bien extraordinaire ! »

Mme Sheldon avait presque au fond du cœur la pensée de la qualifier de fille ingrate. Elle trouvait une sorte d’ingratitude dans cette inutile consommation d’un vieux Porto de quinze shillings la bouteille.

« S’il faut que je vous le dise, Charlotte, ajouta-t-elle, je suis convaincue que votre maladie, ou votre faiblesse, est une affaire d’imagination.

— Pourquoi, maman ?

— Parce que si votre faiblesse était réelle, le vieux Porto vous aurait fortifiée. Le fait seul que le vieux Porto ne vous fait pas de bien est une preuve que votre faiblesse n’est qu’imaginaire. Les jeunes filles de votre âge sont fantasques. Regardez-moi, voyez le martyre que me font subir ces maux de tête nerveux qui me plongent dans une prostration complète, après la moindre fatigue ou la moindre émotion. Les nerfs de ma tête, quand j’ai vérifié le livre du boucher, me mettent à l’agonie. Quand vous aurez une maison à surveiller et que vous verrez le même carré de mouton compté deux fois avec la plus rare impudence, des câpres et du carri en poudre, que vous savez n’avoir jamais eu, figurer à chaque page sur le livre de l’épicier, et que vous n’aurez que votre mémoire pour vous préserver d’une ruine complète, c’est alors que vous apprendrez ce que c’est que d’être réellement malade. »

C’est avec cette facilité que Mme Sheldon écarta le sujet de la maladie de sa fille, mais il ne fut pas si aisément abandonné par Diana, qui aimait son amie d’une affection qui n’aurait pu être ni plus vive, ni plus forte si elle eût été sa sœur.

La préférence même de Valentin pour son heureuse rivale n’avait pu diminuer l’affection de Diana pour son amie et sa bienfaitrice. Elle avait été jalouse du sort heureux de Charlotte, mais à l’heure où sa jalousie avait été la plus cruelle, son attachement pour son amie n’avait pas été ébranlé.

Mlle Paget resta fort silencieuse pendant le retour à la maison : elle comprenait maintenant la nature de ce changement survenu chez son amie et qui l’avait si fort intriguée jusqu’alors.

C’était un décroissement des forces physiques qui avait enlevé à Charlotte l’éclat de ses sourires et de son rire si joyeux, au timbre si musical.

C’était une langueur physique qui la rendait indifférente aux choses qui autrefois excitaient son enthousiasme juvénile.

La découverte était vraiment pénible. Diana se rappelait ce qu’elle avait observé chez sa cousine Priscilla : les jeunes filles qu’elle avait vues devenir chaque jour plus insouciantes, se mettre pendant quelques jours entre les mains des médecins, puis reprendre leur travail habituel, puis tomber décidément malades, jusqu’au moment cruel où les parents étaient appelés, où le médecin ordonnait un repos absolu, où les mères s’empressaient d’emmener leurs enfants, espérant que les soins dont elles les entoureraient dans la maison paternelle leur rendraient promptement la santé ; leurs camarades entouraient la voiture pour leur faire leurs adieux, leur exprimer l’espoir de les revoir bientôt rétablies, mais quand les vacances étaient finies, que le triste jour de la rentrée était venu, elles ne reparaissaient pas au milieu de leurs compagnes d’étude. Étaient-elles parties pour une école supérieure, avaient-elles répondu adsum à l’appel du Grand Maître ?

Diana se rappelait ces tristes souvenirs avec une peine cruelle.

« Des jeunes filles aussi brillantes et aussi aimables qu’elle, ont décliné et ont été enlevées au moment où elles semblaient le plus florissantes et heureuses, » pensait-elle.

Et en observant Charlotte, elle s’aperçut pour la première fois, ce jour-là, que les joues de la jeune fille avaient perdu la fraîche rondeur de leurs contours.

Mais, en pareil cas, l’affection ne peut faire qu’une chose, veiller et attendre.

Dans la soirée, au milieu des douces causeries de la chambre à coucher, dont les deux jeunes filles avaient fait une habitude, Diana arracha à Charlotte la description complète des symptômes qui s’étaient produits en elle depuis les dernières semaines.

« Je vous en prie, n’ayez pas l’air si inquiète, chère Diana, dit-elle gaiement, ce n’est réellement pas la peine d’en parler et je savais bien que si j’avouais me sentir malade, à l’instant, vous et maman, vous vous tourmenteriez l’esprit à mon sujet. Mon malaise n’a rien de sérieux et il sera vite passé. Parfois je me sens de la torpeur, un sentiment de langueur, qui est à peine désagréable, mais seulement étrange, vous comprenez bien ce que je veux dire. Mais, en somme, à quoi cela se réduit-il ?… à un simple état nerveux.

— Vous avez besoin de changer d’air, Charlotte, dit Diana avec résolution, et de changer de lieux. Oui, sans doute, vous êtes nerveuse. Vous avez été presque retenue prisonnière à la maison par suites des absurdes prescriptions de M. Sheldon. Il vous a compté vos promenades du matin. Si vous alliez dans le comté d’York, voir vos bons parents à Newhall, ce changement vous plairait, n’est-ce pas ?

— Oui, j’aimerais bien à aller voir ma tante Dorothée et mon oncle Joé, mais…

— Mais quoi, ma chérie ?

— Je ne voudrais guère aller à Newhall, à moins que… vous allez me trouver bien folle, Diana… à moins que Valentin n’y vînt avec moi. Nous avons été si heureux là-bas, voyez-vous, et c’est là que pour la première fois il m’a dit qu’il m’aimait. Non, Diana, je ne pourrais pas supporter le séjour de Newhall sans lui.

— Pauvre tante Dorothée, pauvre oncle Joé ! Une plume fait pencher la balance en faveur d’un jeune homme que leur nièce ne connaît que depuis une année à peine ! »

Rien de plus ne fut dit au sujet de la maladie de Charlotte, Diana était trop prudente pour alarmer son amie en lui laissant voir son inquiétude.

Elle prit un ton gai, et la conversation eut un autre tour.

Pendant que l’intérêt éveillé par l’altération de la santé de Charlotte était à l’état de sentiment tout nouveau chez Diana, elle fut encore appelée à aller remplir la mission d’ange gardien auprès de son père.

Cette fois, la maladie du capitaine avait plus de gravité qu’un accès de goutte.

Au dire de ses médecins, il y avait cette fois, une désorganisation de tout le système ; le pauvre vieux vagabond, fatigué par son odyssée, le héros de tant de mauvais tours, d’aventures si variées, s’était couché pour se reposer, en vue de la terre promise, après laquelle son âme soupirait. Il était très malade.

Gustave, qui revint à Londres, ne cacha pas à Diana que la maladie menaçait d’avoir un dénouement fatal.

À son instigation, le capitaine avait quitté Omega Street pour un joli logement derrière la caserne de Knightsbridge, ayant vue sur le Parc, qui était plus près de Bayswater et très agréable pour le vieil homme du monde.

De son fauteuil, soutenu par des oreillers et le soleil en plein visage, il pouvait voir s’écouler le flot des grands maîtres de la mode. Il désignait du doigt les livrées et les armoiries, il contait des histoires, scandaleuses ou amusantes, sur leurs possesseurs passés et présents, à Lenoble qui consacrait une grande partie de son temps à prodiguer ses attentions au malade.

Tout ce que l’affection peut inspirer était fait pour adoucir ce cruel moment au pauvre Ulysse fatigué : des livres amusants lui étaient lus, de sérieuses pensées lui étaient suggérées par de sérieuses paroles, des fleurs rares ornaient son salon, de beaux fruits venus en serre chaude réjouissaient ses yeux et invitaient ses lèvres desséchées à se rafraîchir.

Gustave avait fait apporter un piano pour que Diana pût chanter à son père les morceaux qu’il avait le désir d’entendre.

La pitié veillait avec une attention si tendre et si dévouée, sur les moindres pas de ce vieillard égoïste et pervers, qu’on pouvait la prendre pour de l’amour.

Était-il bien que ses derniers jours fussent si paisibles et entourés de tant de luxe, quand tant d’hommes de bien tombent dans la rue pour y mourir, épuisés par le long effort d’une vie employée à porter le lourd fardeau qui pesait sur leurs épaules ?

D’après les traditions des rabbins, il est écrit que ceux-là sont les élus de Dieu qui subissent le châtiment pendant la vie. Pour les autres, pour ceux qui épuisent sur la terre la coupe du plaisir et savourent toutes les joies du péché, pour ceux-là la terrible rétribution vient après la mort.

Notre foi chrétienne ne connaît pas ces horreurs. Même pour celui qui se repent à la onzième heure il y a promesse de pardon.

Le plus ardent désir de Diana était que son père pût s’enrôler parmi ces tardifs pénitents, ceux qui arrivent les derniers des derniers aux fêtes du mariage, à demi effrayés de montrer leurs sombres visages en si brillante compagnie.

Si nous pardonnons tout à la vieillesse, nous devons d’autant mieux pardonner les offenses d’un ennemi qui s’éteint.

Qu’elle eût beaucoup souffert des duretés et de la négligence de son père, c’était un fait que Diana ne pouvait pas plus oublier qu’elle ne pouvait oublier le nom qu’il lui avait donné ; c’était une part de sa vie qu’elle ne pouvait ni retrancher, ni réduire à néant. Mais dans ces derniers jours, c’est de tout son cœur qu’elle lui pardonnait et qu’elle lui accordait sa pitié. Elle avait pitié de lui pour la mauvaise voie dans laquelle ses pas s’étaient égarés dès le début de sa vie et dont son âme faible n’avait pu trouver l’issue ; elle avait pitié de lui pour cet aveuglement moral qui ne lui avait pas permis d’avoir conscience de la profondeur de sa dégradation, comme un Lapon qui n’ayant jamais vu un été des pays orientaux, n’a pas conscience que son pays est sombre et plongé dans l’obscurité.

Heureusement pour Diana et son généreux adorateur que le capitaine n’était pas un pénitent rebelle : c’était un homme qui, ayant perdu le pouvoir et le besoin de pécher, acceptait très doucement la pénitence, comme une espèce de luxe sentimental.

« Oui, ma chère, dit-il avec complaisance, car même à l’heure de la pénitence, il continuait à se regarder comme un martyr de la société, ma vie a été une vie très dure. La fortune ne m’a pas été favorable. J’aurais été heureux si la Providence m’avait permis d’être un meilleur père pour vous, un meilleur mari pour votre pauvre mère, un meilleur chrétien, en somme, et si elle m’avait épargné l’humiliation plusieurs fois répétée de passer par la Cour des Insolvables. Il n’est pas toujours facile de comprendre la justice de ces choses, et il m’a souvent semblé que la faveur, qui est la honte de nos gouvernements sur la terre, peut s’obtenir d’un plus haut tribunal. Un homme entre dans la vie avec un domaine substitué lui assurant un revenu de soixante-dix mille livres, tandis qu’un autre se trouve dans les mains des juifs avant d’avoir vingt ans. Il y a dans ce monde quelque chose de vicieux qui a besoin d’être expliqué, disent les poètes. J’ai toujours regardé les circonstances de ma vie comme obscures et énigmatiques, et véritablement, les événements de cette vie sont tout à fait inexplicables, ma chère enfant. Voilà ce Sheldon qui a commencé la vie comme dentiste de province, un homme sans famille, sans relations, et qui… Mais je ne veux pas récriminer. Si je vis assez pour voir ma fille maîtresse d’un beau domaine, quoique situé en pays étranger je pourrai partir en paix. Mais il vous faut une maison à la ville, ma chère. Oui, Londres doit être votre quartier général. Il ne faut pas aller vous enterrer toute vive en Normandie. Il n’y a pas de séjour comme celui de Londres. Croyez-en un homme qui a vu les villes du Continent et qui y a vécu… c’est là le point important, qui y a vécu. Par une belle après-midi du commencement de mai, un appartement aux Champs-Élysées ou sur les boulevards est un paradis terrestre ; mais les Champs-Élysées sont humides en décembre, le boulevard est étouffant en août ! Londres est le seul endroit de la terre qui ne soit jamais intolérable. Et votre mari sera riche, ma chère enfant, très riche, et il faudra voir à ce qu’il fasse un bon usage de sa fortune, à ce qu’il remplisse son devoir envers la société. La parabole des talents que vous me lisiez l’autre jour est une leçon morale que votre mari ne doit pas oublier. »

D’après les discours du malade, Gustave et Diana s’apercevaient qu’il espérait encore partager leur existence future, qu’il songeait encore à passer quelques jours agréables dans ce monde qu’il avait eu la folie de trop aimer : ils ne trouvaient pas dans leurs cœurs la force de lui dire que son voyage terrestre touchait à son terme et qu’arrivé sur le seuil de cette demeure paisible qu’il avait mis tant d’art et de diplomatie à s’assurer, il fallait abandonner la course fatigante de la vie.

Ils encourageaient un peu son espoir, afin de le gagner plus aisément aux pensées sérieuses, mais quoique par moments il semblât prêt à s’abandonner aux idées de contrition avec une certaine apathie, il y en avait d’autres où le vieil homme reparaissait et où le capitaine se révoltait devant ces sujets sérieux, comme s’il y voyait une sorte d’impertinence.

« Il me semble que je touche à mon dernier soupir, Diana, dit-il avec dignité dans une de ces occasions, et que j’aie besoin que ma fille me parle comme si j’étais au lit de mort. Je puis vous montrer des hommes, mes aînés de plusieurs années, qui conduisent eux-mêmes leur phaéton dans le Parc. L’Évangile est fort bien à sa place, pendant l’office du dimanche matin, ou après les prières du matin, dans nos vieilles familles des comtés, où les gens de la maison sont si nombreux qu’on peut réunir une foule aussi compacte que dans une foire de campagne, à l’extrémité de la salle à manger, sans y admettre les lourds garçons d’écurie qui exhalent une forte odeur de fumier. Mais je considère que lorsque un homme est malade, il y a un manque de tact considérable, à mettre sur le tapis devant lui les questions de religion d’une manière aussi persistante. »

C’est ainsi que le capitaine eut des alternatives de pensées de pénitence et de retours aux idées mondaines, pendant plusieurs jours et plusieurs semaines.

L’affaire de l’héritage Haygarth marchait lentement, mais sûrement. Les documents s’amassaient, les copies certifiées des actes de mariages, de naissances, de baptêmes, et de décès avaient été réunies, et tout marchait vers le grand résultat.

Une et deux fois par semaine, Fleurus venait voir le capitaine et discutait l’affaire avec cet habile diplomate.

Le capitaine savait depuis longtemps qu’en faisant alliance avec l’homme d’affaires, il avait invoqué l’aide d’un individu qui probablement se montrerait trop fort pour lui.

L’événement avait justifié ses craintes. Fleurus avait quelque chose de la pieuvre si connue. Aussi puissants et aussi flexibles étaient les bras qu’il étendait pour saisir sa proie sous forme d’héritiers aptes à réclamer une succession, des actions de chemin de fer, ou des titres de rente oubliés.

Si le capitaine n’avait pas conduit son jeu très habilement et s’il n’avait pas réussi à obtenir une influence personnelle sur Gustave, il aurait pu se voir mis hors de l’affaire par l’un des bras gélatineux du Français. Mais, heureusement pour lui et pour son succès, l’influence qu’il avait su conquérir sur Gustave était puissante. Elle lui permettait de défendre ses intérêts pendant les négociations et de tenir Fleurus en respect.

« Mon bon ami, dit-il avec ses grands airs, je suis tenu de protéger les intérêts de mon ami M. Lenoble dans tous les arrangements à prendre en cette affaire. Je ne puis permettre qu’on abuse de la générosité et de l’inexpérience de M. Lenoble. Mon intérêt personnel est d’une importance secondaire. Que j’espère tirer un profit de la découverte extraordinaire faite par moi et par moi seul, sans nulle assistance, je n’essaierai pas de le nier. Mais je ne veux pas bénéficier aux dépens d’un trop généreux ami.

— Et quelle récompense dois-je attendre de mon travail, d’un travail pénible et qui a grevé ma caisse ? demanda le petit Français d’un ton aigre et soupçonneux. Vous ne vous imaginez pas que j’ai fait tout cela pour mon amusement ? Courir les rues par-ci, par-là, à la recherche d’un acte de mariage ou d’un certificat de baptême, croyez-vous que cela soit bien agréable, monsieur le capitaine ? Non, j’entends être payé de mon labeur. Je dois avoir ma part de l’héritage que j’ai aidé à conquérir.

— La conquête n’est pas encore faite. Nous parlerons de la récompense en son temps.

— Nous en parlerons à l’instant même, sur-le-champ. Il faut que je sache ce que je suis dans cette affaire. Je ne veux ni mystifications, ni fraudes, ni tromperies…

— Monsieur Fleurus ! s’écria le capitaine, la main étendue vers le cordon de la sonnette.

— Vous voudriez sonner… me faire chasser ! Oh ! mais non ; vous n’avez pas encore intérêt à me chasser. J’ai encore des actes de baptême et de décès à trouver… Allons, parlons de notre affaire comme de bons amis. »

Ces paroles conciliantes marquèrent la victoire complète du capitaine : Fleurus consentit à accepter le remboursement de ses avances et trois pour cent sur le produit total de l’héritage. Il fut, de plus, convenu que le capitaine aurait le droit de choisir l’attorney qui serait chargé de représenter M. Lenoble devant la Cour de la Chancellerie.

Cette conversation se passait à Rouen, et un jour ou deux après toutes les pièces nécessaires étaient réunies.

Gustave s’engagea à attribuer le quart de la succession Haygarth à Paget et trois pour cent sur la somme totale à Fleurus. L’acte était explicite et aussi complet que possible ; mais l’engagement était-il valable s’il plaisait à Lenoble de le contester : c’est là une question très controversable.

Le sollicitor auquel Paget présenta Lenoble était un M. Dashwood, de la maison Dashwood et Vernon, un homme que le capitaine avait connu autrefois et dont il avait reçu de bons services pendant les crises de sa carrière difficile. C’est à cet homme de loi qu’il confia la conduite de l’affaire et qu’il expliqua ses appréhensions concernant les deux Sheldon.

« Vous voyez où gît la difficulté, ils croient qu’ils ont le véritable ayant-droit en la personne de Mlle Halliday, la belle-fille de M. Sheldon. Mais s’ils avaient vent du mariage de Susan Meynell, qui fait en somme le nœud de la difficulté, ils essaieraient de mettre le grappin sur Lenoble. Ils n’y réussiraient pas, songez-y bien, Dashwood, mais ils essaieraient, et je ne veux pas de tentatives de ce genre.

— Comme de raison, non. Je connais Sheldon, de Gray’s Inn. C’est un homme un peu ténébreux ; l’expression n’est peut-être pas bien juste, mais elle rend ce que je veux dire. Les droits de votre ami me semblent suffisamment clairs. Ce petit Français est utile, mais disposé à faire l’officieux. Ce n’est pas une affaire de spéculation, je suppose ?… Il y a de l’argent pour couvrir les frais de l’affaire ?

— Oui, il y a de l’argent. Dans des limites raisonnables, mon ami est prêt à payer ce qu’il faut pour faire valoir ses droits. »

Après cet entretien, l’affaire de la succession Haygarth marcha lentement et tranquillement. Le travail était encore à l’état de travail souterrain. Il manquait encore des pièces, les derniers chaînons pour compléter la chaîne, et c’est à la recherche de ces derniers chaînons que MM. Dashwood et Ver non se dévouèrent de concert avec Fleurus.

Tel était l’état de choses quand Paget déclina sensiblement et se vit forcé d’abandonner sa part active dans la lutte.

CHAPITRE II

LANGUEUR

Pendant que le malade, établi dans le joli appartement ayant la vue sur le parc, s’affaiblissait de jour en jour, un changement aussi marqué s’accomplissait chez la jeune et brillante créature, dont la nature aimante avait pour la première fois fait agir l’influence de l’affection sur le caractère de Diana.

Charlotte était malade… très malade.

C’était avec une anxiété chaque jour croissante que Diana suivait les changements qui s’opéraient en elle, les ravages de la maladie suivaient une marche lente mais effroyablement rapide quand la pensée se reportait en arrière. La peine, le regret avec lesquels elle remarquait l’affaiblissement de son père, n’étaient rien comparés aux angoisses que son cœur éprouvait à voir sa généreuse amie s’étioler, à voir se flétrir cette jeune fleur.

Que les feuilles se sèchent et tombent en automne, c’est triste, mais naturel, et nous nous soumettons au fait douloureux, mais inévitable du déclin et de la mort ; mais voir la plus belle de nos roses, l’orgueil et la gloire de notre jardin, se faner et périr au moment où elle vient de s’ouvrir, c’est une calamité mystérieuse et inexplicable.

Diana assistait aux derniers jours de son père avec un sentiment naturel de chagrin et de pitié, mais il n’y avait ni surprise, ni horreur à la pensée de cette fin si prochaine.

Quelle différence quand il s’agissait de Charlotte, dont l’âme heureuse souriait à la vie et à l’amour, devant les pas légers et joyeux de laquelle s’ouvrait une route si belle ?

La maladie, quelle qu’elle fût, car ni Sheldon, ni l’imposant et vénérable docteur qu’il avait appelé, ne pouvaient lui trouver un nom, s’avançait d’un pas furtif : étourdissements, tremblements, faiblesses ; tremblements, faiblesses, étourdissements ; les symptômes alternaient. Quelquefois il y avait un répit de quelques jours et Charlotte avec cette facilité à l’espérance, heureux attribut de la jeunesse, déclarait que son ennemi était vaincu.

« Je suis certaine que maman a raison, Diana, disait-elle dans ces occasions, mes nerfs sont le commencement et la fin de tout le mal, et si je pouvais reprendre mon empire sur mes nerfs, je serais aussi bien que jamais. Je ne m’étonne pas que l’idée des symptômes qui se manifestent en moi irrite presque ma mère. Elle a été accoutumée à croire que le privilège de ces symptômes lui était dévolu, et l’espèce de plagiat auquel je me livre lui semble presque une impertinence. Pour une forte fille comme moi, voyez-vous, chère Diana, qui se sent brisée de fatigue quand elle a descendu quelques marches ou qu’elle les a remontées, empiéter sur les prérogatives de maman que justifient le déplorable état de ses nerfs et les vapeurs noires qui l’accablent, c’est absurde et tout à fait abominable. Aussi je suis résolue à faire tête à mes nerfs et à en triompher.

— Ma chère amie, vous en viendrez à bout, si vous l’essayez, dit Diana qui cherchait parfois à se tromper elle-même en accueillant l’espoir que les malaises de Charlotte étaient plus imaginaires que réels. Je crois que votre existence monotone est pour quelque chose dans l’altération de votre santé, vous avez besoin de changer de lieux, ma chérie.

— Changer de lieux quand j’ai vous et Valentin auprès de moi, non, Diana. Il serait certainement agréable de voir le tableau changer de temps en temps, d’apercevoir les cimes des Alpes à l’horizon, ou les coteaux des vignobles du Midi, ou même les steppes de la Russie et les forêts de la Hongrie. On se lasse d’être condamné à Bayswater à perpétuité… et M. Sheldon, et le rôti de bœuf, et l’éternelle discussion sur la question de savoir s’il est cru au point de ne convenir qu’à des cannibales ou s’il est réduit à l’état de charbon, et les verres de Sherry, et les verres de Bohême aux teintes rouges et bleues, et les amandes, et les raisins, et les biscuits dont personne ne mange, et ces ennuyeux dîners pendant lesquels on ne débite que d’insipides lieux communs. Je suis lasse de ces assommants dîners, et des plaintes incessantes de maman sur l’ascendant que Nancy exerce dans la maison, et des éternels journaux de M. Sheldon qui craquent, craquent, et craquent pendant toute la soirée, et quels journaux ! Le Moniteur de la Bourse, le Vade mecum du Spéculateur, et tant d’autres du même genre, qui ne contiennent jamais la moindre nouvelle intéressante. Je sentais déjà l’ennui de toutes ces choses, vous le savez, ma chère, quand je n’avais pas encore fait connaissance avec mes nerfs, mais maintenant que je leur ai laissé prendre un empire irrésistible sur moi, toutes ces misères me fatiguent et me torturent ; néanmoins, je suis heureuse avec vous, ma chérie ; je suis heureuse avec Valentin. Pauvre Valentin !

— Pourquoi-parlez-vous de lui avec cette tristesse ? demanda Diana très pâle.

— Parce que nous nous étions arrangé une vie si heureuse ensemble, chère Diana, et…

— Est-ce là un sujet qui doive vous donner de la tristesse ?

— Et… s’il arrivait, après tout, que nous dussions nous quitter et qu’il dût continuer seul sa route dans la vie, le monde lui semblerait bien triste et bien désert.

— Charlotte ! s’écria Diana avec un rire qui fut presque étouffé sous un sanglot, est-ce là ce que vous appelez exercer de l’empire sur vos nerfs ? Mais, ma chère, vous vous livrez à une contrefaçon des humeurs noires de votre maman. Charlotte, il vous faut un changement d’air, oui, je suis résolue sur ce point. L’imposant docteur qui est venu l’autre jour dans son équipage, a examiné votre langue et a dit : Ah ! puis, a interrogé votre pouls et a dit : Oh ! de nouveau, puis demandé une plume et de l’encre pour écrire son ordonnance, n’est pas ce qu’il vous faut. Ce qu’il vous faut… ce qu’il vous faut, c’est le docteur du comté d’York, c’est la brise des champs, ce sont les senteurs de la ferme, ce sont les tisanes de votre bonne tante Dorothée, c’est le bras de votre oncle Joé pour aller faire une promenade à travers ses champs de luzerne.

— Je ne veux pas aller à Newhall, Diana ; je ne pourrais supporter l’idée de le quitter…

— Mais qu’est-ce qui empêche que vous ne le rencontriez, comme vous l’avez rencontré, au mois d’octobre dernier ? Un hasard ne peut-il pas encore l’appeler à Huxter’s Cross ? L’ouvrage archéologique, dont nous n’avons plus entendu parler, ne peut-il pas nécessiter de nouvelles recherches dans ce district ? Si vous consentez à aller à Newhall, Charlotte, je prends rengagement que M. Haukehurst ne tardera pas à se présenter à cette porte blanche que vous m’avez si souvent décrite.

— Chère Diana, vous êtes la bonté même ; mais lors même que je serais disposée à aller à Newhall, je doute que maman et M. Sheldon me le permettent.

— Je suis sûre qu’ils seront favorables à tous les arrangements qui pourront exercer une heureuse influence sur votre santé. Mais j’en parlerai à votre maman. J’ai mis dans ma tête que vous iriez à Newhall. »

Mlle Paget ne perdit pas de temps dans la mise à exécution de son idée. Elle prit possession de Mme Sheldon pendant l’après-midi, sous le prétexte de lui apprendre un nouvel ouvrage de tricot, et elle réussit à lui persuader qu’un changement d’air était nécessaire à Charlotte.

« Mais vous pensez donc que Charlotte est réellement malade ? demanda Mme Sheldon avec un peu d’impatience.

— J’espère qu’elle n’est pas réellement malade, chère madame Sheldon ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle est très changée. En lui parlant, j’affecte de penser que sa maladie n’est qu’une affaire de nerfs, mais au fond du cœur j’ai la crainte de quelque chose de plus grave.

— Mais, qu’a-t-elle ? s’écria Georgy avec un air de piteux embarras. C’est la question que je me fais toujours. Une personne ne peut pas être malade, vous le savez, Diana, sans qu’on puisse dire ce qu’elle a, et c’est ce qu’il est impossible de dire relativement à Charlotte. M. Sheldon dit qu’elle manque de ton ; le médecin, qui est venu dans son équipage à deux chevaux et qui doit savoir ce qu’il dit, parle d’un manque de vigueur. Mais qu’est-ce que tout cela veut dire ? Je suis sûre que j’ai manqué de ton toute ma vie. Peut-être n’a-t-il pas existé au monde une créature ayant moins de ton que moi, et la défaillance intérieure que j’éprouve avant le luncheon est quelque chose que je ne saurais comment exprimer. Je crois que Charlotte n’est pas aussi forte qu’elle pourrait l’être ; mais je ne puis comprendre qu’elle soit malade, quand sa maladie n’a rien de défini. La maladie de mon pauvre premier mari était une maladie que tout le monde peut comprendre, une fièvre bilieuse. Un enfant sait ce que c’est que d’être bilieux, un enfant sait ce que c’est que d’avoir la fièvre. Il n’y a rien de mystérieux dans une fièvre bilieuse.

— Mais, chère Mme Sheldon, dit Diana gravement, ne pensez-vous pas que la faiblesse de constitution du père de Diana, qui l’a rendu susceptible d’être emporté à la fleur de l’âge par une fièvre, n’est pas une faiblesse dont Charlotte ait pu hériter.

— Grand Dieu ! s’écria Georgy prise d’une soudaine terreur. Vous ne voulez pas donner à entendre que ma Charlotte va mourir, n’est-ce pas ? »

Chez Mme Sheldon de la rebelle incrédulité à l’exagération de l’alarme, il n’y avait qu’un pas, et Diana éprouva autant de difficulté à calmer ses frayeurs qu’elle en avait eu à la faire sortir de son apathie.

« Un changement d’air, oui, certainement… Charlotte doit changer d’air à l’instant même… Qu’on aille immédiatement chercher une voiture pour nous conduire au chemin de fer. Un changement d’air, mais comme de raison… à Newhall, à Nice, à l’île de Wight, à Malte… »

Mme Sheldon avait entendu dire qu’il y avait des gens qui allaient à Malte.

Où iraient-elles ? Que Diana décide, qu’elle envoie chercher une voiture, et quelle prépare un sac de voyage sans un instant de retard, le reste des bagages viendrait après. Qu’importait la question des bagages quand il s’agissait de la vie de Charlotte ?

En ce moment un flot de larmes vint heureusement soulager la pauvre Mme Sheldon, et la saine raison de Diana lui vint en aide.

« Ma chère madame Sheldon, dit-elle avec un air fait pour tranquilliser la pauvre femme, d’abord et avant tout, il faut s’abstenir de toute apparence d’alarmes ; la maladie de Charlotte n’est peut-être, après tout, qu’une question de nerfs, et il n’y a pas de cause immédiate de crainte. »

Mme Sheldon se calma et promit de prendre tranquillement les choses. Elle s’engagea à arranger le départ de Charlotte pour Newhall, avec M. Sheldon, dans la soirée.

« Comme de raison, vous le savez, ma chère, j’aime à le consulter en toutes choses, dit-elle. C’est un devoir dont toute femme doit s’acquitter envers son mari, un devoir sur lequel je ne saurais trop insister en parlant à une jeune femme qui est comme vous à la veille de se marier. Mais dans ce cas présent, c’est une pure affaire de forme. M. Sheldon n’a jamais mis obstacle à ce que Charlotte allât à Newhall, et il n’est pas probable qu’il s’y oppose aujourd’hui. »

L’événement prouva que Mme Sheldon se trompait sur ce point.

Georgy proposa le soir même la visite à Newhall, pendant que les deux jeunes filles faisaient une promenade dans le jardin, et Sheldon rejeta la proposition de la manière la plus décidée.

« Si elle a besoin de changer d’air, et le docteur Dod-dleson ne conseille rien de semblable, Newhall n’est pas le lieu qui lui convient.

— Pourquoi, cher ?

— C’est un pays trop froid ; exposition du nord, pas d’abri ; trois cents pieds au-dessus de la cathédrale d’York.

— Mais la tante Dorothée est une si bonne et si affectueuse créature, elle se fera un plaisir de bien soigner Charlotte.

— Oui, répondit Sheldon avec un rire ironique, et de la droguer. Je sais ce que c’est que vos bonnes et affectueuses créatures quand elles ont une occasion d’administrer leur médication à quelque malheureuse victime. Si Charlotte va à Newhall, Mme Mercer l’empoi… la rendra plus malade qu’elle n’est avec ses remèdes de bonnes femmes. D’ailleurs, comme je l’ai déjà dit, le pays est trop froid. C’est un argument décisif, je suppose. »

Il dit cela avec quelque impatience dans son ton et dans ses manières. Il y avait quelque chose de hagard dans son visage, quelque chose de brusque et d’inquiet dans ses manières, disposition qui se manifestait ce soir-là, mais qui se faisait remarquer chez lui depuis quelque temps.

Georgy n’était pas assez perspicace pour s’en apercevoir ; mais Diana l’avait observé, et elle attribuait le changement dans les manières du spéculateur à deux causes d’anxiété.

« Il a des inquiétudes d’affaires, s’était-elle dit, et il est inquiet de la santé de Charlotte. Ses lèvres qui s’agitent pour marmotter les calculs auxquels il se livre quand il est assis devant le feu m’ont révélé sa première cause d’anxiété, et ses yeux qui se dirigent furtivement sur le visage de sa belle-fille, et cela fréquemment, m’ont fait connaître la seconde.

Cette inquiétude que trahissaient ses regards furtifs, accroissaient les craintes de Diana.

Cet homme qui avait un certain fonds de connaissances médicales devait sans doute lire les diagnostics de cette étrange maladie qui n’avait pas encore de nom.

Diana suivait à la dérobée les regards furtifs qui l’avertissaient d’un danger.

« Si Charlotte a besoin de changer d’air, qu’elle aille à Hastings, c’est l’endroit qui convient à un malade, dit-il, j’ai moi-même besoin de repos, et il y a une telle stagnation dans les affaires de la Cité, que je puis facilement me donner un congé. Nous irons à Hastings ou dans le voisinage immédiat de cette localité, et nous y passerons une semaine ou deux.

— Ô Philippe ! que vous êtes bon et sage ! Je suis sûre, comme je le faisais observer à Mlle Paget aujourd’hui même, que vous…

— Ah ! à propos de Mlle Paget, est-il absolument nécessaire que Mlle Paget vienne avec nous à Hastings ?

— Dame, voyez-vous, cher, elle s’est bien gracieusement offerte à rester avec moi pendant ce trimestre, de manière à ce que je puisse me retourner pour ce qui concerne les chapeaux, les toilettes d’été, et tout le reste, car elle a réellement beaucoup de goût… elle donne de si bonnes idées pour les étoffes qu’on peut retourner ou faire teindre, que je ne saurais vraiment que devenir si elle nous quittait, et puis ce serait si peu…

— Oui, il vaut mieux qu’elle demeure avec nous. Mais pourquoi tout ce tapage au sujet de Charlotte ? Qui vous a mis dans la tête qu’elle avait besoin de changer d’air ? »

Sheldon considérait évidemment comme un fait établi qu’une idée quelconque ne pouvait venir à l’esprit de sa femme, sans lui avoir été suggérée par quelqu’un.

« Dame, voyez-vous, Diana et moi nous causions de Charlotte cette après-midi, et Diana m’a tout à fait inquiétée.

— Comment ? demanda Sheldon, dont le visage se rembrunit.

— Mais elle m’a dit qu’il était évident que la fin prématurée du pauvre cher Tom, enlevé par une fièvre, prouvait chez lui un vice originel, une faiblesse de constitution, et que peut-être Charlotte avait hérité de cette faiblesse de constitution. Voilà ce qui m’a effrayée.

— Il n’y a pas sujet à vous effrayer, Charlotte se tirera d’affaire, très bien, avec des soins. Mais Mlle Paget est une personne de sens et il y a du vrai dans ce qu’elle dit. La constitution de Charlotte n’est pas forte.

— Ô Philippe ! s’écria Georgy d’une voix gémissante.

— Je puis vous garantir qu’elle vivra longtemps après que nous serons descendus dans la tombe, dit Sheldon en riant. Ah ! la voici. »

C’était elle, en effet, qui s’approchait de la fenêtre ouverte près de laquelle son beau-père était assis.

C’était elle, mais pâle, fatiguée, la démarche chancelante, et ressemblant à un spectre avec ses vêtements blancs.

Pour les yeux de Sheldon, qui n’était pas porté aux idées poétiques, c’était bien un fantôme qu’il avait devant lui.

CHAPITRE III

INQUIÉTUDES DE NANCY.

Depuis le commencement de sa maladie, Charlotte avait fait naître de graves inquiétudes dans les esprits de plusieurs personnes.

Que son beau-père éprouvât des anxiétés à son sujet, c’était un fait clair pour la seule personne qui, à Bayswater, observait ses regards et essayait d’y lire les pensées qu’ils trahissaient.

L’alarme, une fois éveillée chez Mme Sheldon, ne pouvait plus se calmer.

Pour le cœur de Valentin, c’était une douleur vive, un sombre et lourd souci que rien n’avait pu alléger depuis le moment où il avait pu remarquer le changement qui s’était opéré sur le cher visage de sa bien-aimée.

Il y avait une autre personne, habitant la villa de Bayswater qui, à cette époque, observait Charlotte, avec un souci aussi constant que son beau-père, sa mère, son amie intime, et son fiancé.

Cette personne était Nancy. Nancy était venue à la villa préparée à trouver dans Mlle Halliday une jeune personne frivole et contente d’elle-même, entre laquelle et une vieille femme comme elle, accablée par l’adversité, il ne pouvait exister aucune sympathie. Elle s’était attendue à être traitée avec dédain ou tout au plus avec indifférence par l’heureuse jeune fille dont Sheldon lui avait parlé comme d’une bonne fille, sorte de recommandation vague qui, pour l’esprit de Mme Woolper, promettait fort peu.

Autant que Sheldon avait voulu exprimer ses intentions à l’égard de Charlotte, il les avait fait connaître à Nancy.

Ce qu’il aurait voulu dire, c’était : surveillez ma belle-fille et tenez-moi au courant de ses moindres démarches.

Mais il n’avait pas osé parler aussi clairement ; il s’était contenté d’insinuer que la fille de Halliday était frivole et inconséquente et qu’il n’y avait pas à se fier à son amoureux, et il avait réussi à mettre ainsi Mme Woolper sur le qui-vive.

« M. Philippe craint que la jeune fille n’épouse en secret ce jeune homme avant qu’il n’ait les moyens de pourvoir aux besoins d’un ménage, se dit-elle à elle-même, en réfléchissant sur le sens des recommandations de son maître, et c’est très possible. On ne sait pas ce dont sont capables les jeunes filles de ce temps-ci, et plus une jeune femme est innocente et sans expérience, et plus il faut la surveiller. Mlle Georgina Craddock a toujours été une pauvre folle, bonne à rien qu’à s’habiller et à se promener dans la grande rue de Barlingford avec ses anciennes camarades de classe. Une pareille femme n’est pas de celles auxquelles il faut se fier pour veiller sur une jeune fille, M. Sheldon le sait bien. Il a toujours été très profond. Mais je suis heureuse qu’il ait souci de la jeune demoiselle ; il y a tant de gens qui, lorsqu’ils ont encaissé l’argent du père, laissent sa fille épouser le premier venu, pour en être débarrassés. »

C’est ainsi que Mme Woolper envisageait l’affaire : elle descendait d’une race prudente, et la prudence chez les autres lui semblait toujours une vertu recommandable ; elle avait le désir d’avoir bonne opinion de son maître, qui avait été une providence pour elle à l’heure du malheur et de la vieillesse.

À qui pouvait-elle s’adresser, si ce n’est à lui ?

Le soupçonner ou avoir mauvaise opinion de lui, c’était répudier le seul refuge qui lui était offert dans sa détresse.

Une superbe indépendance d’esprit n’est pas une vertu facile pour le vieillard pauvre et sans famille.

Le misérable naufragé ne s’occupe guère de la solidité de la planche qui le soutient sur les flots irrités et Mme Woolper n’était pas disposée à examiner de trop près les motifs de l’homme auquel elle était redevable de son pain quotidien.

Il est possible qu’avant d’appeler Nancy à venir reprendre son ancienne place à son foyer, Sheldon avait examiné la question avec toutes ses conséquences, et avait considéré la vieille femme comme liée à lui par un lien difficile à briser, les liens de cet esclavage étroit né de la nécessité.

« Quel choix peut-elle avoir, si ce n’est entre ma maison et le workhouse ? avait-il dû naturellement se demander ; et est-il probable qu’elle chicane sur le pain et le beurre pour tomber au pain tout sec ? »

Sheldon, en examinant la question et toutes celles qui s’y rattachaient à son point de vue, pouvait raisonnablement avoir conclu que Mme Woolper ne pouvait rien faire qui fût en opposition avec ses intérêts, et que tant qu’elle aurait bénéfice à rester chez lui et à le servir, elle demeurerait son esclave docile et obéissante.

L’influence de l’affection, la force d’une impulsion généreuse, étaient des qualités qui ne pouvaient pas entrer dans les calculs de Sheldon. Ses additions, ses soustractions, ses divisions étaient toutes basées sur un seul système.

L’art heureux et inconscient par lequel Charlotte se rendait chère à tous ceux qui la connaissaient eut bientôt son effet sur la vieille gouvernante.

L’aimable considération de la jeune fille pour son âge et ses infirmités, l’affectueuse familiarité avec laquelle elle traitait cette vieille campagnarde, qui avait connu son père et qui pouvait lui parler du comté d’York et des gens du comté d’York, eurent bien vite trouvé le chemin du cœur de Nancy.

La visite de Mlle Halliday à la chambre de la gouvernante, quand elle était chargée de quelque message de sa mère, et une petite causerie de quelques minutes, étaient une joie pour Nancy. Elle aurait retenu la jeune fille des heures au lieu de minutes, si elle avait trouvé une excuse pour le faire.

Il n’y avait du reste aucune trahison contre Sheldon dans l’attachement toujours croissant, qu’elle ressentait pour sa belle-fille ; jamais Nancy ne parlait de son maître et de son bienfaiteur qu’avec la plus franche et la plus reconnaissante affection.

« J’ai donné mes soins à votre beau-père, mademoiselle Halliday, quand il n’était qu’un baby, lui disait-elle souvent. Vous ne voudriez pas croire, à le voir maintenant, qu’il a pu être jamais un baby, n’est-ce pas ? Mais c’était bien le plus bel enfant qu’on pût voir, grand, fort, et avec des yeux qui vous transperçaient, tant ils étaient grands et noirs. Il a été un peu méchant quand il faisait ses dents ; mais quel est l’enfant qui n’est pas méchant à cette époque terrible de la dentition ? Il m’a donné bien du mal, je puis le dire, mademoiselle, quand il fallait le promener toute la nuit et le secouer dans mes bras, jusqu’à ce que je n’en aie plus la force, accablée que j’étais par le besoin de dormir. Je me demande souvent s’il se rappelle de cela maintenant, quand je le vois si grave et si sérieux. Mais, voyez-vous, l’action d’être bercé dans les bras d’une nourrice ne doit pas rester dans l’esprit de l’enfant comme l’action de bercer l’enfant reste dans l’esprit de la nourrice ; et, quoique je me rappelle toutes ces choses comme si elles étaient d’hier, et la pièce où je couchais à Barlingford, et la lumière pour la nuit enfermée dans une grande cage de fer posée sur le plancher, et l’ombre des barreaux de la cage se dessinant sur les murs blanchis à la chaux ; je suis bien sûre que tout cela est sorti de sa mémoire depuis longtemps.

— J’en ai bien peur, ma bonne Nancy.

— Mais j’étais folle de lui, mademoiselle Halliday, et le mal qu’il m’a donné lorsqu’il a fait ses dents n’a eu pour résultat que de me le rendre plus cher. C’est le premier enfant que j’aie nourri, voyez-vous, et le dernier aussi, car avant que M. George ne fût venu au monde, j’avais été mise à la cuisine, et Mme Sheldon a pris une autre bonne d’enfant, une véritable idiote, et ce n’est pas de sa faute si M. George a le dos d’un chrétien, car elle avait une manière de porter ce cher enfant qui me glaçait les sens. »

C’est en discourant de la sorte que Nancy retenait Mlle Halliday dans son confortable appartement, tant qu’elle trouvait une excuse plausible pour le faire.

Charlotte ne prenait pas un plaisir très vif à ces souvenirs de l’enfance de Sheldon, mais elle était trop bonne pour lui fermer la bouche par le moindre signe d’impatience. Quand elle pouvait mettre Nancy sur Barlingford et Hiley et sur les gens que Charlotte avait connus quand elle était enfant, c’est alors que la conversation devenait intéressante pour elle, et ces souvenirs établissaient un lien entre la vieille femme de charge et la jeune demoiselle.

Quand un changement survint dans la santé de Charlotte, Nancy fut une des premières à s’en apercevoir ; elle était versée dans ces remèdes de bonnes femmes pour lesquels Sheldon professait un si souverain mépris, et elle aurait bien voulu faire prendre à la malade ses nauséabondes décoctions de houblon, ou lui préparer elle-même du vin de quinquina ; mais Charlotte, tout en appréciant ses bonnes intentions, se défiait des médecines préparées à la maison et avait plus de confiance dans les préparations sortant de l’officine du pharmacien.

Pendant quelque temps Nancy traita légèrement les indispositions de la jeune fille, tout en l’observant avec une constante attention.

« Votre croissance n’est pas encore complète mademoiselle, je le gagerais, dit-elle.

— Mais j’ai plus de vingt et un ans, Nancy. Est-ce qu’on grandit encore quand on a passé sa majorité ?

— J’en ai vu des exemples, mademoiselle, je ne prétends pas qu’ils soient communs, mais cela s’est vu, et alors après la croissance il y a toujours faiblesse. Les jeunes filles de votre âge sont susceptibles d’être faibles et un peu languissantes, surtout quand elles vivent dans une ville enfumée comme l’est la ville de Londres. Vous devriez aller à Hiley, mademoiselle, le pays où vous êtes née ; voilà ce qu’il vous faut. »

Le temps était venu où le changement qui s’opérait en elle ne pouvait plus faire l’objet d’un doute.

De jour en jour Charlotte devenait plus maigre et plus pâle ; de jour en jour cette brillante et joyeuse créature, dont la présence créait une atmosphère de jeunesse et de joie dans cette sombre maison, s’assombrissait de plus en plus et ne semblait plus que l’ombre de ce qu’elle avait été.

Nancy observait ce changement avec une douleur étrange, si vive et si cruelle que l’amertume de la peine qu’elle ressentait la livrait à une perplexité d’esprit perpétuelle.

« Si cette pauvre chère jeune personne doit quitter ce monde, pourquoi me tourmenter à son sujet tout le long du jour, pourquoi me réveiller la nuit avec une sueur froide en pensant à elle ? Je ne la connais pas depuis plus de six mois, et si elle est jolie et douce, ce n’est pas une raison pour me désespérer à l’idée de la perdre. Elle n’est ni de ma chair ni de mon sang, et j’ai veillé auprès de ceux qui me touchaient de près, sans éprouver le sentiment que j’éprouve à la voir ainsi changer de jour en jour. Pourquoi ce spectacle est-il aussi effroyable pour moi ? »

Pourquoi en effet ?

C’est une question à laquelle Nancy n’aurait pu trouver de réponse. Elle savait que la peine et l’horreur qu’elle ressentait n’étaient pas naturelles, mais ses pensées se refusaient à aller plus loin. Un sentiment superstitieux usurpait l’office de sa raison, et elle était impressionnée par l’étrangeté de la maladie de Charlotte, comme si elle avait vécu au seizième siècle et qu’elle eût pu croire au voyage nocturne des sorcières à cheval sur des manches à balai.

« Je serais bien chagrine si la maison de M. Philippe devait porter malheur à cette douce et jeune créature, se dit-elle à elle-même. Elle n’a pas porté chance au père et maintenant c’est la fille qui semble menacée d’y trouver une fin malheureuse. Mais M. Sheldon n’a pas à devenir plus riche par sa mort. Mme Sheldon m’a dit souvent que tout l’argent de Tom Halliday avait passé à mon maître quand elle l’avait épousé et qu’il avait doublé et triplé cette fortune par son habileté. La mort de Mlle Charlotte ne lui apporterait donc pas un sou de plus. »

Telle était la nature des méditations qui occupaient fréquemment Nancy.

Mais l’étrange sentiment de perplexité, la peur sans nom, la vague horreur qu’elle éprouvait, elle ne pouvait les bannir de son esprit.

Elle avait le sentiment de la présence d’un vague fantôme qui la poursuivait jour et nuit.

Quel était ce fantôme ? Quel présage tirer de sa présence ?

Il lui semblait qu’un spectre, enveloppé de la tête aux pieds dans un linceul, se tenait là derrière elle et elle n’osait pas se retourner de peur d’avoir à le contempler face à face : parfois l’ombre écartait un peu son linceul et disait : Regarde-moi ! Vois qui je suis ! Tu m’as déjà vu ! Me voilà de nouveau et cette fois tu ne pourras pas refuser de me regarder en face ! Je suis l’ombre de l’horreur que tu as soupçonnée au temps passé !

Les frayeurs qui torturaient Nancy à cette époque ne diminuaient en rien son énergie pratique.

Depuis le commencement de la lente maladie qui consumait Charlotte, elle s’était montrée attentive, officieuse même, dans toutes les choses qui avaient rapport à la malade.

C’est de ses propres mains qu’elle décantait le fameux Porto que Mme Sheldon allait chercher elle-même dans la case particulière qui lui était affectée dans la cave soigneusement arrangée de son mari.

Quand le médecin venait et écrivait ses inoffensives prescriptions, c’était Nancy qui allait elle-même les porter chez le pharmacien et qui rapportait l’innocente potion, qui pouvait par aventure produire quelque bien, mais qui était, dans tous les cas, trop faible pour pouvoir faire du mal.

Charlotte appréciait avec reconnaissance toutes ces preuves d’intérêt, mais elle ne se lassait pas de répéter à la vieille gouvernante que son indisposition ne valait pas tous les soins qu’elle prenait.

Ce fut Nancy que Sheldon employa pour aller chercher un logement pour la famille, quand il fut décidé qu’un court séjour au bord de la mer serait ce qu’il y aurait de mieux pour la guérison de Charlotte.

« J’ai trop d’occupations pour aller moi-même à Hastings cette semaine, dit-il, mais je m’arrangerai pour pouvoir y passer une quinzaine de jours à partir de lundi prochain. Ce que j’attends de vous, Nancy, c’est de partir demain matin avec un billet d’aller et retour en seconde classe, et de nous trouver, un logement. Je ne tiens pas à être à Hastings même, il y a trop de badauds en ce lieu, à cette époque de l’année. Il y a un village qu’on appelle Barrow, à un mille ou deux de Saint-Léonard, c’est un endroit un peu triste et isolé, mais champêtre et pittoresque, et c’est ce qui convient le mieux à des femmes. En ce moment, je préfère résider là plutôt qu’à Hastings. Ainsi donc vous prendrez une voiture à la station, vous vous ferez conduire directement à Barrow et vous retiendrez pour nous le meilleur logement que vous pourrez vous procurer.

— Vous pensez que le changement d’air fera du bien à Mlle Halliday ? demanda avec intérêt Nancy, après avoir promis de faire tout ce que son maître requérait d’elle.

— Si je pense que cela lui fera du bien ? Évidemment. L’air de la mer, les bains de mer la remettront rapidement ; il n’y a rien de grave dans son état.

— Non, M. Philippe ; c’est ce qui me tourmente dans tout ceci ; il n’y a rien de grave dans son état ; mais en attendant, elle change, elle dépérit, elle baisse de jour en jour, au point que le cœur saigne à la voir ainsi. »

Le visage de Sheldon s’assombrit, et il se renversa sur son fauteuil avec un mouvement d’impatience.

S’il l’avait jugé utile, Sheldon aurait réprimé cette expression de mécontentement ; mais il ne considérait pas Nancy comme une personne d’une importance suffisante pour surveiller les jeux de sa physionomie.

Il y a des hommes qui considèrent leurs commis et leurs employés comme de la boue, à ce point qu’ils continueraient la fabrication d’un faux billet de banque ou qu’ils achèveraient un assassinat pendant que le jeune commis remet du charbon dans le feu, ou que l’enfant chargé des courses se tient la casquette à la main sur le seuil de leur bureau. Ils ne peuvent se faire l’idée que cette boue est composée de chair et de sang et que ces êtres infimes peuvent apparaître au banc des témoins pour les dénoncer.

De toutes les éventualités, celle qu’attendait le moins Sheldon, c’était que cette vieille femme, cette abjecte misérable qui dépendait de lui pour son pain de chaque jour, pût devenir un embarras pour lui ; il ne pouvait pas comprendre qu’il existe des circonstances sous l’empire desquelles ces abjectes créatures peuvent renoncer à leur pain et s’exposer à mourir de faim, plutôt que d’accepter leur moyen d’existence d’une main odieuse.

« Si vous avez besoin de renseignements au sujet de la santé de Mlle Halliday, dit-il du ton le plus dur et avec ses plus mauvais regards, vous feriez mieux de vous adresser au docteur Doddleson, le médecin qui la traite. Je ne la soigne pas, vous le voyez, et je ne suis en aucune façon responsable de sa santé. Quand je soignais son père, vous m’avez fait l’honneur de douter de ma science, si j’ai bien compris votre ton et vos manières à cette occasion. Je n’ai pas besoin que vous me fassiez la leçon, Nancy, au sujet de l’altération des traits ou de la maladie de Mlle Halliday. Je n’y suis pour rien.

— Comment pourrais-je penser que vous y fussiez pour quelque chose, monsieur ? Ne soyez pas irrité contre moi, ne me parlez pas durement. Je vous ai soigné quand vous étiez un tout petit enfant et vous m’êtes plus cher que ne pourrait l’être tout autre maître. Mais, je n’ai qu’à fermer les yeux, encore maintenant, pour sentir sur mon cou votre petite main si douce et si chère qui avait coutume de s’y reposer. Et quand ensuite je regarde sur la table cette main qui est là si forte, si brune, et si fermement serrée, je me demande s’il est possible que ce soit la même. En mémoire de ce temps, monsieur Philippe, ne soyez pas dur pour moi. Il n’est rien que je ne serais prête à faire pour vous servir. Quoi que vous fassiez, rien ne pourrait me tourner contre vous. Il n’y a pas d’homme au monde qui ne devrait être heureux de connaître une personne que rien ne pourrait détacher de lui.

— Ce sont de beaux sentiments, ma bonne âme, répliqua Sheldon froidement, mais dont l’expression n’est guère à sa place ; dans les circonstances présentes, rien ne justifie l’exposition de ces beaux sentiments. Il se trouve que vous avez besoin d’un asile dans votre vieillesse et que je suis en position de vous l’offrir. Dans ces circonstances, votre bon sens devrait vous faire comprendre que ces protestations d’attachement, inébranlable à ma personne sont absolument inutiles. »

La vieille femme soupira profondément : elle avait offert à son maître une fidélité qui impliquait l’abnégation de toutes les impulsions de son cœur et de son esprit et il avait repoussé son amour et ses services.

Mais après le premier sentiment pénible que lui avait fait éprouver sa froideur, elle préféra qu’il en eût été ainsi.

L’homme qui lui parlait avec cette dureté inflexible ne devait pas avoir sujet de la craindre ; dans l’esprit de cet homme il ne devait pas y avoir de coin secret qu’elle n’eût pas à peu près pénétré.

« Je ne vous ennuierai plus, monsieur, dit-elle tristement, je dois avouer que je suis une sotte vieille femme.

— En effet, Nancy, vous n’êtes pas devenue plus sage en vieillissant, et quand vous donnez carrière à votre langue, vous êtes exposée à dire des absurdités. Plus vous tiendrez votre langue et mieux cela vaudra pour vous sous plus d’un rapport. Contre une vieille femme qui se rend utile dans la maison, je n’ai rien à dire, mais une vieille femme bavarde, je n’en veux à aucun prix. »

Après cela tout se termina de la manière la plus agréable ; le voyage de Nancy à Hastings fut complètement arrangé, et le lendemain matin, de bonne heure, elle partit vaillante et active en dépit de ses soixante-huit ans.

Elle revint à la nuit ayant retenu un agréable logement dans le village de Barrow.

« C’est un endroit charmant, ma chère demoiselle, dit-elle à Charlotte le lendemain quand elle lui raconta ses aventures. Les appartements dépendent d’une ferme ayant la vue sur la mer. Vous aurez l’odeur des vaches sous vos fenêtres et la brise de la mer qui souffle dans la cour de la ferme ; tout cela ne peut manquer de ramener les couleurs sur vos joues et l’éclat brillant de vos jolis yeux. »

CHAPITRE IV

VALENTIN

L’idée de cette visite au village du comté de Sussex, sur le bord de la mer, semblait une joie pour tout le monde, excepté pour Gustave qui était encore à Londres et qui trouvait dur d’être privé de la société de Diana pendant une quinzaine entière, pour l’amour de Mlle Halliday.

Pour toutes les autres personnes, il y avait espérance et joie dans ce changement de séjour.

Charlotte soupirait après une brise plus fraîche, un site plus champêtre que Bayswater ; Diana considérait la brise de la mer comme le docteur des docteurs pour son amie ; Valentin caressait le même espoir.

Le poids d’un chagrin aussi peu prévu avait pesé lourdement sur Valentin. Voir cette chère fille, qui était le commencement, le milieu, et la fin de toutes ses espérances, se flétrir lentement sous ses yeux était l’angoisse la plus dure et la plus cruelle qu’il eût jamais éprouvée.

Aucun des affligés célèbres n’a jamais enduré de torture aussi cruelle que celle qui déchirait le cœur du jeune homme, quand il observait les pas furtifs du grand destructeur se rapprochant de plus en plus de la femme qu’il aimait.

De tous les malheurs possibles, c’était le seul auquel il n’avait jamais songé.

Parfois, dans ses moments de doute et de découragement, il avait considéré comme possible que la pauvreté, les conseils de ses amis, ou même le caprice et l’inconstance de Charlotte pouvaient les séparer ; mais, parmi les ennemis possibles de son bonheur, jamais il n’avait compté la mort.

Quelle prise avait la mort sur une créature aussi belle et aussi heureuse que Charlotte, elle qui deux mois auparavant aurait pu être comparée à la divine Hygie en personne, tant elle était éclatante de fraîcheur, tant son pas était léger, tant il y avait de vivacité dans son regard ?

La plus dure souffrance qu’éprouvait Valentin avait sa source dans la nécessité où il était de cacher l’inquiétude qui le dévorait.

L’idée que la maladie de Charlotte pouvait et devait, pour la plus grande part, être attribuée à une irritation de nerfs, était celle qui prédominait dans son esprit.

Lui et Diana avaient abondé dans ce sens, quand ils avaient eu l’occasion de s’entretenir et ils s’étaient réciproquement donné du courage en cherchant à se persuader que les nerfs seuls étaient en jeu, et la conduite de M. Doddleson, dans ses visites à Mlle Halliday ne faisait que les confirmer dans cette opinion.

Mme Sheldon était présente lors de ces visites, et c’est à Mme Sheldon seule que le médecin avait confié son opinion sur la malade.

Cette opinion, quoique exprimée avec une certaine importance professionnelle, se bornait à fort peu de choses.

« Notre chère jeune amie manque de force, d’énergie vitale. Oui… c’est là un point essentiel… À quel régime allons-nous mettre maintenant notre jeune amie ? Que dirions-nous d’un petit régime léger… une côtelette de mouton, ni trop cuite ni trop peu cuite ? Puis un léger pudding, un pudding que je pourrais appeler, si je pouvais me permettre une légère plaisanterie, un petit pudding d’enfant ? »

Et le vieillard riait d’un petit rire sénile et caressait la tête de Charlotte de sa main potelée.

« Et la chambre de notre chère jeune amie est vaste et aérée ?… Bien !… Quelle exposition ?… celle du midi ? Rien de mieux, si ce n’est cependant l’exposition du sud-ouest. Mais toutes les chambres ne peuvent pas être au sud-ouest. Quelques potions toniques et un exercice modéré, pris chaque jour dans ce beau jardin, auront bientôt rétabli notre jeune amie. Notre tempérament est nerveux… nous sommes une plante sensitive… et nous avons besoin de soins. »

Sur ce, le respectable septuagénaire recevait le prix de sa visite et regagnait son équipage.

Voilà tout ce que Mme Sheldon pouvait répéter à Diana ou à Nancy, quand toutes deux l’interrogeaient avec insistance après le départ du docteur.

Pour Diana et pour Valentin il n’y avait que de l’espoir à recueillir du vague dans lequel restait le docteur en exprimant son opinion : s’il y avait quelque chose de grave dans l’état de la malade, le médecin appelé à lui donner ses soins aurait dû parler d’une manière plus sérieuse.

Ses visites se succédaient : il trouvait le pouls plus faible, la malade plus nerveuse, avec une légère tendance à l’hystérie et d’autres observations de ce genre, mais il persistait à déclarer qu’il n’y avait pas de traces d’un mal organique et il continuait à parler des malaises des Mlle Halliday d’un ton léger et tranquille qui était tout à fait rassurant.

Dans ses moments de découragement, Valentin se rattachait à sa confiance dans le docteur Doddleson.

« Sans maladie organique, se disait-il à lui-même, ma chérie ne peut périr. »

Il cherchait le nom du docteur Doddleson dans l’Annuaire, et il trouvait un motif de confiance, dans ce fait, qu’il habitait un des plus beaux squares du West End ; il puisait de nouveaux et plus puissants motifs de confiance, dans l’équipage du docteur, que Mme Sheldon lui avait si souvent décrit, dans l’âge et l’expérience du docteur dont la même dame lui avait aussi longuement, parlé.

« Il y a une chose que je me suis toujours reprochée au sujet de mon pauvre Tom, dit Georgy, qui, lorsqu’elle parlait à des étrangers de son premier mari, s’exprimait toujours de façon à pouvoir leur donner l’idée qu’elle parlait d’un chat ou d’un chien favori, c’est la jeunesse du docteur que M. Sheldon avait fait appeler. Comme de raison, je sais fort bien que M. Sheldon n’aurait pas consulté ce jeune homme s’il ne l’avait pas su habile ; mais je poserais ma tête sur l’oreiller avec une conscience plus calme, si le médecin du pauvre Tom avait été plus âgé et eût eu plus d’expérience. Dans le cas présent, c’est ce qui me plaît dans le docteur Doddleson. Il y a une gravité, un poids, dans un homme de cet âge, qui vous inspirent une confiance immédiate. Je vous assure que la manière dont il m’interrogeait sur le régime de Charlotte et sur l’aspect de sa chambre était tout à fait délicieuse. »

Après Dieu, Valentin était heureux de mettre sa confiance dans le docteur Doddleson.

Il ne savait pas que ce digne docteur était une de ces inoffensives nullités, qui avec l’aide de l’argent et de puissantes relations, arrivent souvent à usurper une position à laquelle elles n’ont nul droit.

Parmi les hommes réellement éminents dans la noble et admirable corporation qui constitue le corps médical, le docteur Doddleson n’avait aucun rang, mais il était le médecin favori d’une quantité de vieilles douairières affligées d’une oisiveté chronique et d’attaques périodiques de mauvaise humeur.

Pour le spleen ou pour les vapeurs pas de meilleur conseiller que le docteur Doddleson. Il pouvait passer une demi-heure à adresser des questions que la femme de chambre de la malade aurait faites aussi bien que lui, et les remèdes qu’il conseillait, une femme de chambre intelligente les aurait facilement indiqués.

Les dames âgées croyaient en lui parce qu’il était lourd et pompeux, parce qu’il vivait dans un quartier où la vie était dispendieuse, et parce qu’il avait un bel équipage.

Il portait des bagues qui lui avaient été laissées comme souvenir par des malades qui n’avaient jamais eu l’occasion de mettre sa science à l’épreuve et qui, mourant d’épuisement, de vieillesse, ou d’indigestion, déclaraient au moment de rendre le dernier soupir, que le docteur Doddleson avait été l’ange gardien de leur fragile existence, pendant les vingt dernières années de leur vie.

Tel était l’homme que parmi les nombreux docteurs résidant à Londres, Sheldon avait choisi pour donner ses soins à sa belle-fille, dans un cas si difficile, qu’un médecin rompu par une longue pratique et doué d’une vive perspicacité était nécessaire pour entreprendre son traitement.

Le docteur Doddleson, habitué à attribuer les indispositions imaginaires de ses vieilles douairières fashionables à un manque de ton, et à prescrire des remèdes inoffensifs à la satisfaction de ses malades et à son profit personnel, ne trouva rien de mieux pour traiter Charlotte que d’attribuer son mal à un manque de ton et de lui prescrire les mêmes remèdes inoffensifs.

Quand il ne la trouva pas mieux, que dis-je ? quand il la trouva même plus mal, après plusieurs semaines de traitement, il fut étonné, et à un médicament inoffensif il substitua un autre médicament inoffensif, puis il attendit une autre semaine pour voir l’effet que produirait ce second médicament sur cette jeune opiniâtre.

Et c’était là le roseau pourri auquel se rattachait Valentin à l’heure de sa vive anxiété.

Jamais les journées ne lui avaient paru si cruelles, jamais les nuits ne lui avaient semblé si longues qu’à cette sombre période de son existence.

Il se rendait à Bayswater presque tous les jours : ce n’était plus le temps de l’étiquette et des cérémonies.

Sa bien-aimée dépérissait chaque jour et il avait le droit de surveiller ce lent et triste changement, et si la chose était possible de combattre l’ennemi et le tenir à distance.

Chaque jour il passait une ou deux heures auprès de sa bien-aimée, chaque jour il l’abordait avec le même sourire affectueux, et il la berçait des mêmes paroles d’espoir.

Il lui apportait des livres nouveaux, des fleurs ou des bagatelles qu’il pensait pouvoir distraire ses pensées de ce mal qui semblait se jouer de la science du docteur Doddleson.

Il prenait place auprès d’elle et lui parlait de l’avenir, de cet avenir que tous deux, dans le secret de leurs pensées, regardaient comme une douce et triste fable, comme le jardin hyperboréen de leurs rêves.

Après avoir passé ces deux heures si douces et si cruelles auprès de sa bien-aimée, Haukehurst avait recours à la diplomatie pour avoir une courte conversation avec Diana avant de quitter la maison.

« Diana, trouvez-vous cette chère enfant mieux ou plus mal aujourd’hui ? Certainement, elle n’est pas plus mal. Je lui ai trouvé plus de couleurs ; elle m’a semblé plus gaie. Elle a un peu de fièvre, mais c’est sans doute l’émotion produite par ma visite. »

Valentin répétait d’autres propos du même genre qui revenaient tristement chaque jour.

Après avoir quitté la maison, le cœur serré, le jeune auteur regagnait son logis et se plongeait dans l’élucubration de l’article brillant ou de la jolie nouvelle qui devait constituer sa contribution mensuelle à la rédaction du Cheapside ou du Charing Cross.

La gaieté, le mouvement, la fantaisie, voilà ce que demandait le Cheapside ; la grâce unie au brillant et à la profondeur, voilà ce qu’exigeait le Charing Cross.

C’est un fait certain, les critiques avaient l’œil ouvert pour prendre en défaut le jeune écrivain.

Tant que les rayons dorés de l’espérance avaient brillé sur lui, Haukehurst avait trouvé les plus durs travaux agréables.

N’était-ce pas pour elle qu’il travaillait ? Son union future avec cette chère fille ne dépendait-elle pas de sa persévérance au travail ? Il lui semblait qu’elle était près de lui pendant qu’il écrivait, comme Pallas se tenait près d’Achille à la salle du conseil, invisible pour tous, excepté pour son favori. C’était cette présence mystique qui donnait de l’activité à sa plume.

Quand il se sentait fatigué ou découragé, la pensée de Charlotte ravivait son courage et le faisait triompher de sa fatigue.

Les idées agréables lui venaient en foule quand il pensait à Charlotte.

Quoi de plus facile pour lui que d’écrire une histoire d’amour ? Il n’avait qu’à créer une Charlotte imaginaire pour en faire son héroïne, et un flot de pensées amoureuses sortait de sa plume avec une abondance inépuisable ; elle prêtait à ses lectures un charme et une grâce qui rendaient plus parfaites les œuvres les plus poétiques.

Ce n’étaient plus Achille et Hélène qui se rencontraient sur le mont Ida, mais Valentin et Charlotte ; ce n’étaient plus Paolo et Francesca qui lisaient ensemble le livre fatal, c’étaient Valentin et Charlotte transportés au moyen âge ; la pure coïncidence du nom lui rendait les chagrins de Werther sympathiques.

L’envahissante présence de la bien-aimée se manifestait en tout et partout.

Sa religion n’était pas le panthéisme, c’était le charlottisme.

Maintenant, tout était changé. Un noir souci l’oppressait à chaque instant. La mystique présence se manifestait à toutes les heures solitaires du jour et de la nuit, mais cette image, qui avait été belle et florissante comme l’incarnation de la jeunesse et du printemps, était maintenant un pâle fantôme enveloppé d’un suaire et qu’il n’osait contempler.

Il écrivait toujours, car il est étonnant que la main puisse écrire et que l’esprit puisse se diriger à travers les ombres du monde de la fantaisie, pendant que des soucis dévorants vous rongent le cœur. Eh bien ! peut-être dans ces moments l’imagination est-elle plus active, car le monde des ombres est une sorte de refuge pour l’esprit qui n’ose pas s’appesantir sur les réalités.

Avec le chagrin et la crainte pour compagnons constants, Valentin travaillait bravement et patiemment. L’espoir ne l’avait pas abandonné ; mais entre l’espoir et la crainte la lutte était incessante.

Parfois c’était l’espoir qui l’emportait pendant un moment, et le travailleur se réconfortait avec la pensée que ce sombre nuage disparaîtrait de l’horizon de sa vie ; puis, il comptait ce qu’il avait gagné, et il trouvait que le fruit de son travail était plus important chaque mois, que son nom prenait un rang plus élevé parmi les jeunes littérateurs.

Le jour où il aurait acquis le chiffre exigé par Sheldon pour qu’il pût contracter mariage ne lui apparaissait plus dans un avenir fort éloigné. Étant donnée une certaine dose de talent naturel, l’industrieux et infatigable écrivain sortirait promptement de l’obscurité et prendrait un rang distingué dans la grande armée de ces braves soldats, dont l’arme est la plume.

Quelque bonnes chances qu’eût pu avoir Valentin, il avait travaillé honnêtement pour atteindre le but qu’il se proposait.

Avant le commencement de la maladie de langueur qui consumait Charlotte, il se considérait comme le plus heureux des hommes ; il avait, dans son pupitre, plus d’un reçu constatant les dépôts d’argent faits par lui. Le nid qu’il avait construit quelques mois auparavant contenait maintenant plusieurs œufs, car le dur travailleur n’avait plus le loisir d’être extravagant, lors même qu’il en aurait eu l’envie.

L’achat d’une bague surmontée d’une ligne de diamants destinée au doigt effilé de sa bien-aimée, était la seule folie qu’il se fût permise.

Charlotte lui avait adressé des remontrances au sujet de cette extravagance et avait exigé de lui la promesse que ces prodigalités à la Monte-Christo ne se renouvelleraient plus, mais elle n’en était pas moins fière de sa jolie bague de diamants et elle ne l’ôtait pas de son doigt pour se mettre au lit sans la presser contre ses lèvres.

« Il ne faut plus faire de pareilles folies, » dit-elle à son adorateur un jour qu’elle était dans des dispositions d’esprit à s’abandonner à l’espérance, en faisant tourner la bagué autour de son doigt.

Hélas ! comme cette bague était devenue large depuis le jour ou pour la première fois elle avait été passée à son doigt !

« Songez à l’avenir, Valentin, continua la jeune fille dont la main reposait dans celle de son fiancé. Pensez-vous que vous pourrez parvenir à meubler notre cottage de Wimbledon si vous vous lancez dans d’aussi folles dépenses ? Vous savez que j’ai des économies, Valentin ?… Oui, positivement. Papa m’accorde une libérale allocation pour ma toilette et j’étais assez extravagante pour tout dépenser. Mais maintenant je suis devenue la plus avare des créatures et j’ai là-haut une petite somme que vous pourrez déposer à la Banque avec le reste de votre fortune. Diana et moi nous avons ravaudé, taillé, coupé, rogné, avec une persévérance digne d’éloges. Il n’y a pas jusqu’à cette soie qui n’ait été retournée. Vous ne vous en doutiez guère quand vous admiriez tant ma robe ?

Haukehurst contemplait sa bien-aimée avec un tendre sourire.

La signification exacte du mot retourner, appliquée à une étoffe de soie dépassait un peu sa compréhension, mais il était convaincu que retourner une étoffe devait être une action louable : sans cela, pourquoi Charlotte aurait-elle cet air d’orgueil en lui faisant part de ce fait ?

CHAPITRE V

À BARROW

Le soleil d’été brillait sur le village de Barrow quand Charlotte y arriva avec Mme Sheldon et Diana.

Sheldon devait venir le jour même par un autre train et Valentin devait arriver dans deux jours pour passer auprès de sa bien-aimée l’intervalle qui sépare le samedi du lundi. Il avait vu les voyageuses monter en wagon à l’embarcadère du Pont de Londres ; mais Sheldon y était également, et les amoureux n’avaient pas trouvé l’occasion d’avoir entre eux un entretien confidentiel.

De tous les villages du comté de Sussex, Barrow est peut-être le plus joli.

La vieille église saxonne, les fermes et les chaumières champêtres, répandues çà et là, sont bâties sur le versant de la montagne et la vaste étendue de l’Océan se déploie sous les fenêtres des habitations. Les roses et les fuchsias qui ornent les jardins gagnent en éclat, par le contraste de cette immense nappe bleuâtre. La brise de mer se mêle au parfum du foin fraîchement fauché et aux odeurs des étables.

L’alouette chantait en s’élevant dans le ciel au-dessus du clocher du village et les mouettes se jouaient dans les rayons du soleil au-dessus de l’azur de la mer. Les pêcheurs et les cultivateurs habitaient les chaumières bâties à côté les unes des autres sur le bord de la route qui contournait le flanc de la montagne.

Cette route à travers la montagne, vue par une après-midi de juillet, semblait presque à Charlotte la route du paradis.

« On dirait le chemin du ciel, Diana ! » s’écria-t-elle les yeux fixés sur les tours carrées de la vieille église saxonne.

Elle s’étonnait de voir les yeux de Diana se mouiller de larmes en l’entendant parler ainsi.

Mlle Paget essuya vivement ses yeux du revers de sa main et sourit à son amie.

« Oui, chère, ce village est très joli, n’est-ce pas !

— Il a l’air effroyablement ennuyeux ! dit Mme Sheldon avec un frisson ; Diana, il n’y a pas une boutique. Où ferons-nous nos provisions ? Je l’avais dit à M. Sheldon, Saint-Léonard eût été bien plus convenable pour nous.

— Oh ! maman, Saint-Léonard est le type de tout ce qu’il y a d’insignifiant et de vulgaire, comparé à ce charmant village si rustique ! Tenez, regardez cette cabane de pêcheurs avec ces filets qui sèchent au soleil, c’est un vrai tableau de Hook.

— Quelle utilité d’aller se confiner au milieu des cabanes de pêcheurs, Charlotte ? demanda Mme Sheldon avec un peu d’aigreur. Les filets de pêcheurs ne nous fourniront pas notre viande de boucherie. Où irons-nous chercher nos rôtis de mouton ?… M. Doddleson attache une si grande importance aux rôtis de mouton.

— L’air de la mer me fera plus de bien, maman, que tous les moutons qu’on a pu faire rôtir dans le monde. Oh ! chère, c’est là notre petite ferme ? s’écria Charlotte, lorsque la voiture s’arrêta devant une petite grille très pittoresque. Quel amour de maison ! quels délicieux petits carreaux ! quels charmants rideaux blancs ! et cette vache qui me regarde d’un air si amical de l’autre côté de la grille ! Oh ! comme nous serons heureux de vivre ici.

— Diana, s’écria Mme Sheldon d’un ton solennel, nous n’avons pas passé devant une seule boutique, il n’y a pas même un bureau de poste, et quant à la mercerie, je suis certaine que nos effets auraient le temps de tomber en loques, avant que nous ayons pu trouver un mètre d’étoffe à doublure ! »

La ferme était une de ces demeures idéales qui, pour les citadins, semblent aussi belles que les chambres à ciel de saphir de la maison de Salomon.

Charlotte était ravie de l’idée que cette, demeure allait être la sienne pendant une quinzaine de jours.

« Je voudrais m’installer ici pour toujours, dit-elle, quand les deux jeunes filles visitèrent leurs chambres, qui exhalaient un parfum de lavande et de rose. Qui voudrait retourner à cet insipide Bayswater en sortant d’ici ? Valentin et moi nous pourrons venir nous établir ici après notre mariage. Cet endroit vaut mieux que Wimbledon. De grandes pensées lui viendront au fracas puissant des vagues soulevées par la tempête, et dans les jours de calme le murmure de l’onde lui inspirera de gracieuses fantaisies. À vivre ici, tout homme deviendrait poète. Je suis certaine que moi-même je réussirais à écrire un roman, si je séjournais ici assez longtemps. »

Après cela elles arrangèrent le joli petit salon.

Elles placèrent près de la fenêtre un fauteuil pour Charlotte, et en face un autre fauteuil pour Mme Sheldon ; entre les deux fauteuils, elles disposèrent une petite table pour les livres, les fleurs, les travaux d’aiguille, et tous les petits riens si nécessaires à l’existence féminine.

Puis, pendant que Mme Sheldon faisait l’inspection des chambres pour y trouver des défauts et accumulait les critiques comme pour prouver des facultés d’invention qu’on ne lui avait pas soupçonnées jusqu’alors, Charlotte et Diana exploraient le jardin et donnaient un coup d’œil à la cour de la ferme, où la vache les regardait comme elle l’avait fait lorsque la voiture s’était arrêtée à la grille, et comme si elle n’était pas encore revenue de l’étonnement qu’avait causé à son esprit rustique cette circonstance phénoménale.

Mais Charlotte se sentit tout à coup fatiguée, puis elle fut prise d’un de ces étranges étourdissements qui étaient l’un des fréquents symptômes de son mal.

Diana l’aida à rentrer à la maison et l’établit dans un bon fauteuil.

« Il faut que je sois bien malade, dit-elle d’un ton plaintif, car la nouveauté même de cette jolie demeure ne peut me rendre heureuse longtemps. »

Sheldon arriva dans la soirée avec un approvisionnement des potions que Charlotte prenait trois fois par jour : il s’était rappelé qu’il n’y avait pas de pharmacien à Barrow, et qu’on serait obligé d’envoyer à Saint-Léonard pour se procurer les potions, et c’est pourquoi il avait pris une provision de cet inoffensif tonique.

« C’est bien de la bonté à vous d’avoir pensé à cela, quoique réellement je ne pense pas que cela me fasse le moindre bien, dit Charlotte. Nancy avait coutume d’aller chercher mes potions à Bayswater. Elle s’était fait, presque un devoir d’aller elle-même chez le pharmacien.

— En vérité ! s’écria Sheldon, Nancy s’inquiétait de vos médicaments ?

— Oui, papa, et beaucoup aussi à mon sujet. Si j’avais été sa fille, elle n’aurait pas pu paraître plus tourmentée. »

Le spéculateur prit bonne note de ce fait : Mme Woolper faisait l’officieuse, n’était-elle pas aussi soupçonneuse ? Les personnes de ce caractère sont gênantes.

« Je pense, que quelques semaines dans un workhouse, feraient du bien à cette vieille femme, se dit-il à lui-même. Il y a des gens qui ne savent jamais quand ils sont bien. »

L’après-midi du samedi arriva en son temps, mais après un long et pénible intervalle, à ce qu’il sembla à Charlotte, pour laquelle le temps marchait lentement, tant était pénible la lassitude causée par sa maladie.

De temps en temps une émotion passagère ramenait un peu de son ancienne animation à son visage, un peu de son ancienne gaieté, mais cet éclat passait vite et la langueur maladive reparaissait très visiblement.

Juste à l’heure à laquelle il était attendu, Haukehurst apparut, dans les plus heureuses dispositions d’esprit, chargé de nouveaux magazines, ravi du village, enchanté du jardin et de la vue de la mer, la parole animée et la tête pleine de nouvelles à raconter à sa bien-aimée.

Tel livre n’avait pas réussi, telle et telle comédie avait fait un fiasco complet. Le roman de Jones avait porté coup ; le tableau de Brown était l’œuvre dont on parlait cette année ; et Charlotte devrait voir le tableau acclamé et la pièce tombée quand elle reviendrait à Londres.

Pendant une heure les amoureux restèrent à causer ensemble dans le petit salon de la ferme, ayant devant eux la mer et les fleurs du jardin, pendant qu’une alouette faisait entendre son chant en s’élevant dans le ciel calme et bleu.

La voix de Charlotte avait quelque chose de languissant, malgré le bonheur parfait qu’elle éprouvait à être ainsi assise, ayant auprès d’elle celui qu’elle aimait ; mais l’entrain de Valentin ne se démentait pas un instant, et, quand Mme Sheldon lui donnait à entendre qu’une trop longue conversation pouvait fatiguer la malade, il quittait le salon le sourire sur les lèvres et en promettant à sa fiancée de revenir après une promenade d’une heure.

Sa promenade ne le conduisait pas loin. Il allait tout droit à un petit kiosque construit dans le lieu le plus écarté du jardin, et Diana l’y suivait.

Elle avait appris à comprendre le langage de sa physionomie au temps de leur ancienne camaraderie, et elle avait surpris un regard au moment où il quittait le salon, qui lui disait la lutte intérieure qu’il soutenait et ce qu’il lui en coûtait de paraître aussi gai.

« Il ne faut pas vous laisser abattre, Valentin, » dit-elle, quand ils furent assis dans le petit kiosque, où il s’était assis avec découragement, les coudes appuyés sur la table rustique.

Il ne répondit rien.

« Vous ne la trouvez pas plus mal… beaucoup plus mal, Valentin ?

— Plus mal ?… J’ai lu la mort dans ses yeux ! » s’écria-t-il.

Et il laissa tomber sa tête dans ses mains et sanglota amèrement.

Diana restait assise auprès de lui, surveillant cette explosion de douleur.

Quand la tempête de larmes fut apaisée, elle s’efforça de le consoler de son mieux.

Le changement qu’il avait remarqué n’était pas aussi visible pour elle. Il avait espéré que l’air de la mer aurait un magique pouvoir pour rendre des forces à la malade.

Il était arrivé le cœur plein d’espoir, et au lieu d’un commencement d’amélioration, il voyait les progrès du mal.

« Pourquoi M. Sheldon n’a-t-il pas envoyé chercher le docteur… demanda-t-il avec indignation, le docteur qui la soigne ? Il aurait pu lui envoyer un télégramme.

— Charlotte prend les médicaments prescrits par M. Doddleson, dit Diana, et toutes ses prescriptions sont exactement suivies.

— Pourquoi alors son état empire-t-il ? Le docteur devrait la voir tous les jours… toutes les heures si cela est nécessaire. Et s’il ne peut la guérir, il faut appeler un autre médecin. Grand Dieu, Diana ! devons-nous la laisser ainsi se flétrir et périr sous nos yeux ? Je vais partir à l’instant pour Londres et je ramènerai ce docteur Doddleson avec moi par l’express.

— Votre départ pour Londres chagrinerait et alarmerait Charlotte ; vous pouvez envoyer un télégramme au docteur, où tout au moins M. Sheldon peut le faire. Il ne serait pas convenable à vous d’agir sans sa permission.

— Il ne serait pas convenable… répéta Valentin avec véhémence. Pensez-vous que je vais faire le pointilleux et m’arrêter à considérer ce qui convient ou ce qui ne convient pas ?

— Avant tout il faut éviter d’alarmer Charlotte, insista Diana.

— Croyez-vous que je ne le sache pas ? croyez-vous que je ne le sentais pas tout à l’heure, quand, assis auprès d’elle, je lui débitais des billevesées à propos de livres, de tableaux et de pièces de théâtre, pendant que chaque regard furtif que je jetais sur son visage était comme un coup de poignard qui m’entrait dans le cœur ? Je ne l’alarmerai pas ; je consulterai M. Sheldon, je ferai tout, tout pour la sauver. Pour la sauver !… Oh ! mon Dieu, en sommes-nous arrivés là ? »

Il devint plus calme sous l’influence de Diana, et il rentra lentement à la maison.

Il avait évité de passer devant la fenêtre ouverte près de laquelle était assise Charlotte ; il ne s’était pas encore préparé à rencontrer ses regarda interrogateurs.

Il se rendit dans la pièce où l’on devait dîner, une pièce plus sombre et plus triste que le salon, et là il trouva Sheldon lisant un journal, une de ces éternelles feuilles traitant des fluctuations du marché des valeurs.

Le spéculateur n’avait fait qu’entrer et sortir de la maison toute la journée, tantôt allant faire un tour sur le rivage, tantôt restant appuyé contre la grille du jardin, méditatif et silencieux comme la vache qui regardait Charlotte, tantôt se promenant dans les allées du jardin, les mains dans ses poches et la tête inclinée sur sa poitrine.

Diana qui, dans son inquiétude, surveillait tous les mouvements de Sheldon, avait remarqué son agitation et y avait vu l’indice d’une anxiété croissante : elle savait qu’il avait quelque connaissance médicale, s’il ne jugeait pas convenable de s’en prévaloir, il devait, par conséquent, être un meilleur juge de l’état de la santé de Charlotte que des observateurs complétement ignorants : s’il était inquiet, c’est qu’il y avait une cause réelle d’inquiétude. C’est pour cela, et pour cela seulement que Diana l’épiait.

« Il doit l’aimer plus que je ne l’aurais cru capable d’aimer qui que ce soit, se dit Mlle Paget, chère fille ! les cœurs les plus froids sont touchés par son aimable nature ! »

Sheldon leva les yeux à l’entrée de Valentin et salua son visiteur d’un mouvement de tête amical.

« Enchanté de vous voir, Haukehurst, dit-il. Semper fidelis, toujours le modèle des amants dévoués. Mais, quel air de tristesse !

— Je n’ai, je pense, que trop sujet d’avoir l’air triste, répondit gravement Valentin. J’ai vu Charlotte.

— Oui, et ne trouvez-vous pas qu’il y a du mieux ? un mieux graduel, comme de raison… Ces sortes de langueurs constitutionnelles ne se secouent pas en un clin d’œil. Mais certainement vous la trouvez mieux, plus brillante…

— Oui, brillante de cet éclat qui n’appartient plus à la terre. Que Dieu me vienne en aide ! Je… je suis un peu enfant… le plus grand des lâches… le… »

Il fit un grand effort et parvint à dominer le sanglot qui allait étouffer sa voix.

« Monsieur Sheldon, continua-t-il tranquillement, je crois votre belle-fille mourante…

— Mourante ! Grand Dieu ! mon cher Haukehurst, cette alarme est bien… bien prématurée. Il n’y a pas de sujet de crainte, quant à présent… aucun sujet. Je vous en donne ma parole, comme médecin.

— Aucune cause de crainte, quant à présent ?… Ce qui signifie que ma bien-aimée ne me sera pas enlevée cette nuit, ou demain matin. J’aurai quelques jours pour respirer, oui, je vous comprends. L’arrêt est prononcé. J’ai vu la mort sur son visage aujourd’hui.

— Mon cher Haukehurst…

— Mon cher Sheldon, par pitié, ne me traitez pas comme si j’étais une femme ou un enfant. Faites-moi connaître mon sort. Si… si… la plus grande de toutes les calamités que la main de Dieu peut faire tomber sur moi en punition de mes fautes passées, doit me frapper, si ce mortel chagrin doit m’atteindre, donnez-moi la force de le supporter en homme. Que je meure sans bandeau sur les yeux. Oh ! cher et bel ange rédempteur des fautes de ma vie mal employée ! n’avez-vous été envoyé d’en haut que pour briller un moment à mes yeux, et repartir après votre mission rédemptrice accomplie !

— Bonté céleste ! pensa Sheldon, quelles absurdités ces écrivains sont susceptibles de débiter ! »

Il n’était en aucune façon touché de l’angoisse du pauvre amoureux, toute réelle qu’elle était : un pareil chagrin était en dehors du cercle dans lequel ses pensées évoluaient. Cette manifestation de douleur lui était désagréable. Elle agaçait péniblement ses nerfs, comme les discours du pauvre Tom au temps jadis, quand l’honnête fermier était couché sur son lit de mort ; la présence du jeune homme, l’anxiété du jeune homme lui causaient un désagrément du même genre.

« Dites-moi la vérité, monsieur Sheldon, dit alors Valentin en se contenant, reste-t-il de l’espoir, le moindre espoir pour ma pauvre chérie ? »

Sheldon réfléchit un moment avant de répondre, il projeta en avant sa lèvre inférieure, contracta ses sourcils avec cet air de profonde méditation qu’il aurait pris s’il eût été consulté sur les mérites relatifs d’une première ou d’une seconde émission d’obligations d’une compagnie de chemin de fer d’une solvabilité douteuse.

« Vous m’adressez là une question embarrassante, Haukehurst, dit-il enfin, si vous me demandez simplement si je suis satisfait du tour qu’a pris la maladie de Charlotte depuis quelques semaines, je vous répondrai franchement que je n’en suis pas content du tout. Il y a un manque de ton persistant, un affaiblissement visible des forces vitales qui, je le confesse, m’a causé quelque inquiétude. Voyez-vous, le fait positif est que nous sommes en présence d’une faiblesse radicale de constitution qui, comme Mlle Paget elle-même, jeune personne très perspicace et très intelligente, l’a fort bien observé, est une faiblesse de constitution héréditaire, contre laquelle la médecine est parfois impuissante. Vous n’avez pas à craindre une négligence de ma part, Haukehurst, tout ce qui est possible sera fait. Les prescriptions du docteur Doddleson sont fidèlement observées et…

— Mais ce docteur Doddleson est-il de force à lutter contre la maladie ? demanda Valentin. Je ne l’ai jamais entendu citer comme un bien grand homme.

— C’est ce qui prouve que vous n’entendez rien à la profession médicale.

— Je n’y entends rien en effet. Jamais de ma vie je n’ai eu besoin d’avoir recours aux médecins. Et vous pensez que ce docteur Doddleson est véritablement habile ?

— La position qu’il occupe est une réponse suffisante à votre question.

— Voulez-vous me permettre de l’appeler ici par le télégraphe, cette après-midi, immédiatement ?

— Vous ne pouvez envoyer de télégraphe de ce village.

— Non, mais de Saint-Léonard, cela est possible. Pensez-vous qu’une promenade de quatre ou cinq milles puisse m’effrayer ?

— Mais pourquoi faire venir le docteur Doddleson ? Le traitement qu’il a prescrit est celui que nous suivons à la lettre. Le faire venir ici serait une pure folie. La maladie de notre pauvre Charlotte est fort loin de présenter des symptômes alarmants.

— Vous ne pouvez voir le changement opéré en elle, comme je le vois, s’écria Valentin douloureusement. Par pitié, monsieur Sheldon, laissez-moi, en cela, agir à ma guise. Je ne puis rester là à voir ma bien-aimée dépérir sans rien faire pour la sauver. Laissez-moi appeler cet homme, laissez-moi le voir moi-même et entendre ce qu’il dit. Vous ne pouvez avoir d’objection à faire contre sa venue, puisque c’est celui que vous avez choisi vous-même pour donner ses soins à Charlotte. Ce n’est qu’une question de dépense, laissez-moi en faire mon affaire personnelle.

— Je puis subvenir aux dépenses du traitement médical de ma belle-fille, sans avoir recours à votre bourse, monsieur Haukehurst, dit le spéculateur offensé dans son orgueil. Il y a un élément dans cette affaire que vous semblez ignorer.

— Quel est-il ?

— C’est l’alarme que l’arrivée d’un médecin venant de Londres doit causer à la malade.

— Il n’est pas à craindre que cela lui cause une alarme. On lui dira que le docteur Doddleson est venu dans le pays pour y prendre le repos du dimanche. La visite semblera faite en passant. C’est une chose qu’il sera très facile d’arranger avec le docteur avant qu’il ne voie là malade.

— Comme il vous plaira, monsieur Haukehurst répondit le spéculateur froidement. Je regarde cette visite comme n’étant en aucune façon nécessaire, mais si la venue du docteur Doddleson peut vous donner une satisfaction, qu’il vienne. La dépense occasionnée par son déplacement n’est pas une considération pour moi. Ma position vis-à-vis de la fille de ma femme fait peser sur moi une grande responsabilité, et je suis prêt à m’acquitter de tous les devoirs que cette position m’impose.

— Vous êtes bien bon, votre conduite à l’égard de Charlotte et de moi est au-dessus de tous les éloges. Il est tout à fait possible que mes inquiétudes soient exagérées, mais j’ai vu une expression sur ce cher visage… Non, je ne puis oublier cette expression, elle a glacé mon cœur de terreur. Je vais me rendre à l’instant à Saint-Léonard. Je dirai à Charlotte que je suis obligé d’envoyer un télégramme à mon imprimeur au sujet de ma copie. Vous ne vous opposez pas à cet innocent mensonge ?...

— Nullement. L’essentiel, c’est que Charlotte ne soit pas alarmée. Vous feriez mieux de rester à dîner, vous aurez le temps d’envoyer votre télégramme après le dîner.

— Non, répondit Valentin, je ne veux pas courir ce risque… je ne pourrais ni manger, ni boire tant que je n’aurai rien fait pour diminuer mon anxiété.

Il revint dans la pièce où Charlotte était assise devant la fenêtre ouverte, d’où lui venait le murmure des vagues, le bourdonnement des abeilles, les chants des oiseaux, toutes les voix qui forment le chœur harmonieux qui s’élève de la nature heureuse.

« Oh ! mon Dieu, voudriez-vous l’enlever d’un monde si beau, se dit-il, et changer, pour moi, toutes ces splendeurs en ténèbres et en désolation ? »

Son âme se révoltait contre l’idée de la mort.

Pour la sauver, pour l’arracher des mains de la mort, il était prêt à tout promettre, à tout faire.

« Tous mes jours, je les consacrerai à ton service, si tu me la conserves, dit-il à Dieu du fond de son cœur. Si tu ne l’épargnes pas, je suis un infidèle, un païen, le plus vil et le plus audacieux des pécheurs. Mieux vaut servir Satan qu’un Dieu qui pourrait m’infliger une pareille affliction. »

Valentin raconta son histoire sur l’imprimeur et sa copie pour le Cheapside, au sujet de laquelle il y avait une absurde erreur qu’il ne pouvait réparer qu’à l’aide d’un télégramme.

L’invention n’était pas bien habile, mais Charlotte ne s’aperçut pas de ce qu’il y avait de vague dans cette histoire, elle ne pensa qu’à une chose, c’est que Valentin allait être obligé de la quitter pendant quelques heures.

« La soirée me paraîtra bien longue sans vous, dit-elle, et ce qu’il y a de plus triste dans ma maladie, c’est que le temps me paraît bien long et bien fatigant. Diana est la meilleure et la plus tendre des amies. Elle fait tout pour m’amuser ; elle me fait la lecture pendant des heures, quoique je sache que souvent elle doit être fatiguée de lire ainsi à haute voix et si longtemps. Mais les livres même que j’aimais tant autrefois, ne m’amusent plus. Les mots flottent indistinctement dans mon cerveau, toutes sortes de mots étranges se mêlent aux personnages du livre. Diana m’a lu la Fiancée de Lammermoor toute cette matinée ; mais la peine et l’ennui que je ressens semblaient déteindre sur Lucie et Edgar, et ce cher roman ne m’a pas causé de plaisir.

— Ma chère, vous êtes trop faible pour entendre Diana vous faire la lecture ; il est bien aimable à elle de s’efforcer de vous amuser, mais il vaudrait mieux pour vous de prendre un repos complet. Tout effort mental peut retarder votre rétablissement. »

Il s’était placé derrière sa chaise et il était penché sur les oreillers pour lui parler : il ne se sentait pas la force nécessaire pour commander à sa physionomie en ce moment ; il se penchait jusqu’à ce que ses lèvres rencontrassent la chevelure brune de sa bien-aimée, et il baisait avec passion leurs douces tresses.

La pensée lui vint, qu’un jour pouvait venir où il embrasserait encore ces doux cheveux bruns avec une passion plus vive, une peine plus cruelle… quand Charlotte n’aurait plus connaissance de ses baisers… n’aurait plus de pitié pour sa peine.

« Oh ! Valentin ! s’écria Charlotte, vous pleurez, je vois votre visage dans la glace. »

Il avait oublié la glace, le petit miroir de style empire, avec un aigle aux ailes déployées qui surmontait une petite toilette.

« Je ne suis pas si mal, cher, non, en vérité, continua la jeune fille en se tournant sur son siège avec un grand effort et en saisissant la main de son fiancé. Il ne faut pas m’affliger ainsi, Valentin, cher Valentin ! Je serais mieux si je pouvais croire que prochainement je ne dois pas être séparée de vous. »

Il était complètement vaincu pour le moment.

Il ensevelit sa tête dans les oreillers et s’efforça d’étouffer les sanglots qui voulaient éclater ; puis, après un moment de rude combat, il releva la tête pour baiser la malade au front.

« Non, ma chérie, cela ne sera pas, si l’amour peut quelque chose pour vous défendre et vous garder. Non, je ne puis croire que Dieu veuille vous séparer de moi. Le ciel est la demeure qui vous convient, mais de doux esprits comme le vôtre laisseraient un vide trop douloureux sur la terre. Je serai brave, ma chérie, brave et plein d’espoir dans la miséricorde céleste. Et maintenant, il faut que j’aille au télégraphe pour avertir mon ennuyeux imprimeur. Au revoir ! »

Il sortit précipitamment de la ferme et parcourut avec une rapidité étonnante l’agréable route bordée à sa gauche par des champs de blé d’un beau vert et à sa droite par le vaste étendue de la mer.

« Je trouverai une voiture pour me ramener de Saint-Léonard, se dit-il. Ce serait du temps perdu que d’en chercher une ici. »

Il arriva à la station de Saint-Léonard une heure après avoir quitté la ferme.

Il expédia son télégramme au nom de Sheldon en ayant le soin de rédiger d’une façon très pressante.

CHAPITRE VI

MESURES DÉSESPÉRÉES

Inquiet et fébrile fut le sommeil pendant cette nuit embaumée de l’été.

Quand il s’éveillait, il était inquiet et malheureux, mais les heures de sommeil étaient plus pénibles encore. Le sommeil ouvrait pour lui la porte à de folles visions, dans lesquelles Charlotte et le docteur Doddleson, l’éditeur du Cheapside, les administrateurs de la bibliothèque du British Museum, Diana et Sheldon figuraient au milieu d’une inextricable confusion de circonstances et de lieux.

À travers ses rêves pénibles, il avait quelque conscience de lui-même et de la chambre ou il était couché, de la lune de juillet qui brillait sur lui à travers les vitres des croisées.

Oh ! alors, comme elles étaient pleines de tortures ces visions où Charlotte lui apparaissait souriante, radieuse de santé et de bonheur, à une époque où il n’était pas question pour elle de la maladie et pour lui du chagrin qu’il en éprouvait.

Puis venait avec la rapidité du rêve le docteur Dodedleson frappant à la porte de la ferme avec l’éditeur du Cheapside.

Puis il se trouvait comme spectateur dans un grand théâtre, ayant les proportions immenses d’un amphithéâtre romain, dans lequel l’auditoire lui semblait être une masse de mouches assistant à la rencontre de deux autres mouches, dans toute la gloire d’une cour représentée par une petite tache de pourpre et d’or brillant aux rayons du soleil. Dans son rêve il n’éprouvait aucune surprise à voir le théâtre où il se passait aussi vaste qu’une arène de gladiateurs.

Puis éclatait une musique composée d’une innombrable quantité de violoncelles et de bassons, et quelqu’un, lui disait que c’était la première représentation d’une grande tragédie. Il sentait l’oppression de l’attente, la musique devenait plus grave et plus solennelle, le sombre rideau s’écartait lentement, et il apercevait une scène immense révélant une immense plaine éclairée par la lune, semée de tombes et de pierres tumulaires sans nombre, et sur la première de ces tombes, sans qu’il pût se rendre compte comment sa vue pouvait porter aussi loin, il lisait le nom de Charlotte.

Il s’éveilla en poussant un cri de douleur.

Il faisait grand jour, et les vagues de la mer dansaient gaiement aux rayons du soleil du matin.

Il se leva et s’habilla : un sommeil comme celui qui l’avait visité pendant cette nuit, était plus fatigant que la veille la plus dure.

Il descendit dans le jardin et se promena lentement dans une étroite allée bordée par des buis qui dataient de cent ans ; de pâles lumières se montraient aux fenêtres, et il se demandait quelles étaient celles qui éclairaient le visage de celle qu’il aimait avec tant d’idolâtrie.

« Il y a seulement une année que je l’ai vue pour la première fois, pensa-t-il, une année !… et l’aimer a été mon éducation libérale, la perdre serait ma désolation et mon désespoir. »

À huit heures, Diana vint le chercher pour le déjeuner.

« Verrai-je Charlotte ? demanda-t-il.

— Non, depuis quelque temps elle ne descend plus au déjeuner.

— Quelle nuit a-t-elle passée ?

— Une nuit très tranquille, à ce qu’elle m’a dit ; mais je ne suis pas bien sûre qu’elle me dise la vérité, elle a si peur de nous inquiéter.

— À ce qu’elle vous a dit, dites-vous ? Vous ne couchez donc pas dans sa chambre, maintenant qu’elle est si malade ?

— Non, je voulais passer la nuit sur un sofa, au pied même de son lit, et j’en avais fait la proposition, mais M. Sheldon s’oppose à ce que je couche dans sa chambre. Il pense que seule elle est plus tranquille, et que l’air de la chambre est plus sain lorsqu’il n’y a qu’une seule personne qui y dort. Sa maladie n’est pas de celles qui demandent une attention constante même pendant la nuit.

— Néanmoins, j’aurais trouvé meilleur pour elle de vous voir auprès d’elle, pour l’égayer et relever son moral.

— Croyez-moi, Valentin, c’était mon désir le plus vif de rester auprès d’elle.

— J’en suis convaincu, ma chère amie, lui répondit-il avec bonté.

— Ce n’est que l’autorité de M. Sheldon, comme homme ayant quelque expérience médicale, qui m’a fait renoncer à satisfaire mon désir.

— Bien, admettons qu’il a raison. Et maintenant, nous pouvons aller déjeuner. »

Le déjeuner fut un triste et pauvre repas : les richesses de la ferme, sous forme d’œufs frais et de jambon soigné à la maison abondaient, mais nul n’avait goût à leur faire honneur.

Valentin se rappelait ses visites à la ferme du comté d’York et toutes les joies qu’il y avait goûtées, et le chagrin qui le torturait maintenant en était plus cruel.

Sheldon consacrait ses méditations du dimanche au cours des valeurs de la Bourse du samedi.

Georgy se plongeait dans la lecture de la biographie d’un prédicateur dissident, lecture qu’elle déclarait très réconfortante.

Diana et Valentin étaient restés muets, tout à leur inquiétude, et après quelques vaines tentatives pour boire et pour manger, ils se levèrent de table et allèrent se promener au jardin.

Les cloches sonnaient joyeusement dans les tours carrées de l’église qui était tout proche, mais Valentin n’était pas en disposition d’aller à l’église ce matin-là.

Toutes ses pensées n’étaient-elles pas des prières, d’humbles et douloureuses instances, en vue d’obtenir une faveur sans prix ?

« Voulez-vous voir le docteur à son arrivée, et arranger les choses avec lui, de manière à ne pas alarmer Charlotte ? » demanda-t-il à Sheldon.

Celui-ci y consentit et se rendit dans le petit jardin, devant la maison, pour y attendre, en se promenant, le grand docteur Doddleson : la douairière Doddleson, comme l’appelaient quelques incrédules à l’égard de son mérite.

Une voiture prise à Saint-Léonard amena le docteur Doddleson, pendant que les cloches sonnaient pour annoncer l’office du matin.

Sheldon le reçut à la grille et lui expliqua les motifs qui l’avaient fait appeler.

Le docteur se montra plein d’une pompeuse sollicitude pour sa chère jeune malade.

« Réellement, c’est un des cas les plus intéressants que j’aie rencontrés dans ma longue pratique, dit d’un air paternel le médecin du West End. Comme je le disais à l’une de mes très charmantes clientes, l’aimable et accomplie comtesse de Kassel Kamberterre, pas plus tard que mardi matin. Un cas qui, par sa ressemblance avec les conditions dans lesquelles se trouve la comtesse elle-même, ne pouvait être que grandement intéressant pour elle.

— Véritablement, je vous dois des excuses pour vous avoir fait venir, dit Sheldon, en conduisant le docteur vers la maison. Je n’ai consenti à ce que vous fussiez appelé que pour tranquilliser ce jeune Haukehurst, qui est fiancé à ma belle-fille, un homme en voie de se distinguer, à ce que je crois, dans la carrière qu’il suit, mais exalté et difficile à manier. Il n’y a, en réalité, aucun changement fâcheux, absolument aucun, et comme nous n’avons passé ici que trois jours, il n’y a pas possibilité de constater l’effet produit par le changement de résidence et par l’air de la mer. »

Cela ressemblait à une leçon faite au savant médecin, et il y avait parmi les rivaux professionnels du docteur Doddleson beaucoup de ses confrères qui prétendaient qu’il n’était pas lent à s’emparer du thème qui lui était fourni, n’étant influencé par aucune idée qui lui fût personnelle.

Charlotte avait été installée près de la fenêtre ouverte dans le salon, et c’est là que M. Doddleson la vit en présence de Sheldon et de Georgy, et le digne docteur, employant le jargon habituel de son art, abonda dans le sens de l’opinion qui lui avait été exprimée, avec toute la déférence due à Sheldon.

Pour Georgy, cette entrevue dans laquelle les opinions de Sheldon avaient été pompeusement reproduites par le médecin, fut encore plus réconfortante que la sainte vie du ministre dissident.

Diana et Valentin se promenaient dans le jardin, pendant que le docteur voyait sa malade.

La lourde phraséologie du docteur Doddleson leur arrivait comme le bourdonnement d’une abeille.

C’était un soulagement pour Valentin de savoir le médecin auprès de la malade, mais il n’avait pas l’intention de le laisser repartir sans l’avoir interrogé.

« Je ne veux pas d’information de seconde main, je veux entendre l’opinion de cet homme de sa propre bouche, » se dit-il.

Il passa sur le devant de la maison aussitôt que le bourdonnement eut cessé et se trouva sur leur passage, quand le docteur Doddleson et Sheldon sortirent.

« Si vous ne vous y opposez pas, monsieur Sheldon, je désirerais adresser quelques questions au docteur Doddleson.

— Je ne m’y oppose nullement, répliqua le spéculateur, mais c’est une chose si contraire à toutes les habitudes, que je doute que le docteur Doddleson y consente. »

Et il adressa un regard au docteur qui semblait dire :

« Pourrez-vous vraiment satisfaire à une demande aussi contraire à tous les usages ? »

Mais le vieux Doddleson était éminemment bon.

« C’est là le fiancé de notre jeune amie, dit-il, de cette chère… chère enfant… »

Puis il tourna le regard de ses yeux d’un bleu pâle, qui clignotaient sous ses lunettes, sur Valentin, pendant que celui-ci l’observait pour prendre sa mesure, autant qu’il est possible de prendre la mesure intellectuelle et morale d’un homme en le regardant dans les yeux.

« Et c’est là l’homme qui a été choisi pour arracher ma bien-aimée aux griffes de la mort, » se dit-il la rage au cœur.

« C’est là le fiancé de notre jeune malade ? Quel couple intéressant ! » répétait le docteur de son ton doucereux.

Les trois hommes, se mirent à se promener dans le jardin derrière la maison, Sheldon se tenant derrière le docteur.

« Pour l’amour de Dieu, dites-moi la vérité, docteur ! dit Valentin d’une voix grave, aussitôt qu’ils furent assez loin de la maison pour ne pas être entendus. Je suis un homme et je puis entendre ce que vous pouvez avoir de plus terrible à dire.

— Mais réellement, Haukehurst, il n’y a rien qui justifie cette manière de prendre les choses. Le docteur est d’accord avec moi qu’il n’y a qu’une excessive langueur et rien de plus.

— Cela ne fait pas de doute, dit le docteur avec calme.

— Et le docteur est également d’avis avec moi qu’il y a tout à attendre de l’action réparatrice de l’air de la mer.

— Indubitablement, dit le docteur en inclinant gravement la tête en signe d’assentiment.

— Et c’est tout, demanda Valentin découragé.

— Mon cher monsieur, que puis-je dire de plus ? dit le médecin. Comme mon bon ami M. Sheldon vient de le faire remarquer, nous sommes en face d’une excessive langueur, et comme mon bon ami M. Sheldon l’a dit ensuite, il faut attendre les effets du changement d’air. L’effet vivifiant de la brise de mer, l’aspect réjouissant d’un pays nouveau… le docteur Nature, mon cher monsieur, est le coadjuteur le plus précieux.

— Et vous ne pensez pas que votre malade soit plus mal, docteur Doddleson ?

— Le docteur vient de laisser Mme Sheldon toute rassérénée par l’assurance qu’il lui a donnée que sa fille était mieux, dit Sheldon.

— Non, non, s’écria le docteur Doddleson. En cela, mon bon ami M. Sheldon n’est pas complètement exact. J’ai dit que notre malade n’était pas visiblement plus mal. Je n’aurais pu dire qu’elle était mieux. Il y a une dilatation des pupilles que je n’arrive pas à m’expliquer complètement.

— Excitation mentale, dit un peu vivement Sheldon. Charlotte est nerveuse à l’excès et votre arrivée soudaine a dû nécessairement agir sur ses nerfs.

— Indubitablement, reprit le docteur, et il est de toute évidence qu’une telle dilatation des pupilles pourrait, dans de certaines circonstances, être occasionnée par une excitation mentale. Je regrette de trouver notre malade sujette à des vertiges…

— Effet d’imagination, insinua Sheldon.

— … Qui sont, sans doute, dans une certaine mesure, attribuables à des dispositions hypocondriaques de l’esprit, continua le docteur de sa voix pâteuse. J’ai le regret de reconnaître que ces vertiges ont quelque peu augmenté dans ces derniers temps. Mais il ne faut pas moins compter sur le docteur Nature. Des bains de mer chauds, si on peut les apporter dans la chambre de la malade, et de temps en temps des immersions dans la vague à la mer feront merveille. ».

Valentin ne poussa pas plus loin ses questions, et le médecin partit dans la voiture louée à Saint-Léonard pour mettre à profit son excursion en allant faire visite à deux ou trois douairières, qui seraient sans doute fort heureuses de voir arriver leur docteur favori.

« Eh bien ! Haukehurst, dit Sheldon quand le véhicule se fut éloigné, j’espère que vous êtes satisfait maintenant ?…

— Satisfait ?… s’écria Valentin. Oui, satisfait de savoir que votre fille est assassinée !

— Assassinée ! » répéta le spéculateur d’une voix sourde et défaillante.

Valentin ne s’aperçut pas du changement.

« Oui, assassinée, sacrifiée à l’insuffisance de ce vieil idiot qui vient de nous quitter. »

Sheldon respira plus librement.

« Quoi ! s’écria-t-il, vous doutez de la science du docteur Doddleson ?

— Y croyez-vous donc, vous ? Non, je ne puis penser qu’un homme doué de votre perspicacité en toutes choses, à demi-médecin lui-même, puisse être dupe de ce sot imposteur. Et c’est au jugement d’un tel homme que l’existence de celle que j’aime, a été confiée, et c’est cet homme que j’ai attendu avec confiance, espérant qu’il avait la puissance de sauver mon trésor. Grand Dieu ! à quelle branche pourrie peut-on se raccrocher !… et parmi les éminents docteurs de Londres, c’est celui que vous avez choisi !

— Je dois hautement protester contre cette extravagante sortie, Haukehurst, dit Sheldon. J’ai la responsabilité du choix que j’ai fait ; et je ne souffrirai pas que ce choix soit attaqué par vous de cette outrageante et violente façon. Votre anxiété au sujet de Charlotte peut excuser beaucoup de choses, mais elle ne peut excuser pareille chose, et si vous ne pouvez pas vous contenir mieux que cela, je serai obligé de vous prier de vous abstenir de vous présenter dans ma demeure, tant que le rétablissement de Charlotte n’aura pas mis fin au retour de pareils emportements.

— Croyez-vous à la science du docteur Doddleson ? demanda Valentin avec obstination. Je veux, à tout prix, avoir une réponse à ma question.

— Très positivement, oui, et ma confiance est partagée par tout le monde médical. Le choix que j’ai fait de cet habile praticien pour traiter Charlotte a été guidé par sa réputation qui est aussi bien établie comme médecin que comme homme consciencieux. Ses opinions sont aussi profondément raisonnées qu’elles sont dignes d’inspirer confiance.

— Ses opinions ! s’écria Valentin avec un rire amer. Au nom du ciel, qu’appelez-vous ses opinions ?… Les seules opinions que j’ai pu tirer de lui ce matin n’étaient que l’écho des vôtres. Et l’homme en lui-même ?… J’ai pris sa mesure avant de lui adresser mes questions, et la physiologie est une science menteuse, ou cet homme n’est pas autre chose qu’un imposteur !

— Sa position répond à cette appréciation.

— Sa position ne répond à rien. Il n’est pas le premier imposteur qui ait acquis une position, et très probablement il ne sera pas le dernier. Il faut me pardonner, si je parle avec un peu de violence, monsieur Sheldon. Mes sentiments sont trop profonds pour que je puisse me rappeler les convenances de ma position. La chère fille qui est entre la vie et la mort est ma future. Comme votre belle-fille, elle vous est très chère, je n’en doute pas, et vous êtes anxieux de faire votre devoir. Mais elle est tout au monde pour moi, mon doux souvenir du passé, mon seul espoir pour l’avenir. Je ne veux pas la confier aux soins du docteur Doddleson, je revendique le droit de lui choisir un autre médecin, qui s’adjoindra à celui qui a votre confiance, s’il le faut, je n’ai pas l’intention d’offenser le médecin de votre choix.

— C’est une complète absurdité, dit Sheldon.

— C’est une absurdité qu’il faut me passer, répliqua Valentin d’un ton résolu. L’enjeu de la partie est trop sérieux pour la jouer avec négligence. Je vais partir pour Londres à l’instant et en ramener un autre médecin.

— Connaissez-vous quelque grand homme ?

— Non, mais j’en trouverai un.

— Si vous partez aujourd’hui, vous alarmerez infailliblement Charlotte.

— C’est vrai, et je lui causerai un désappointement par-dessus le marché. Mais, dans l’état des choses, je suppose que je puis agir demain aussi bien qu’aujourd’hui ?

— Positivement.

— Je partirai demain, par le premier train, et je reviendrai avec le docteur dans l’après-midi. Oui, je partirai demain. »

Sheldon respira plus librement.

Il y a des circonstances où gagner le temps de réfléchir est le point essentiel ; des circonstances où un sursis vaut une grâce.

« Je vous en prie, examinons la question tranquillement, dit-il avec un léger soupir de fatigue. Il n’y a pas de motif à toute cette agitation. Vous pouvez partir demain, par le premier train, dites-vous ? Si vous trouvez quelque satisfaction à amener un médecin, amenez-en un, amenez-en une demi-douzaine, si cela vous plaît. Mais, pour la dernière fois, je vous en avertis, tout ce qui tend à alarmer Charlotte, est ce qu’il y a de plus contraire à son rétablissement.

— Je le sais. Elle ne sera pas effrayée, mais nous aurons de meilleurs conseils que ceux du docteur Doddleson. Et maintenant je rentre. Elle s’étonnerait de mon absence. »

Il retourna dans la pièce gaie et bien aérée où Charlotte était assisse le dos soutenu par des oreillers, la visage plus pâle, l’air plus languissant que la veille à ce qu’il semblait à Valentin.

Diana était près d’elle, tendre et attentive, et de l’autre côté de la fenêtre était assisse Mme Sheldon avec la biographie du ministre dissident ouverte sur les genoux.

Pendant toute la journée Valentin joua son rôle bravement.

Il était pénible et cruel à jouer ce rôle d’espérance et de confiance, avec le cœur torturé par d’indicibles frayeurs.

Il lut l’Épître et l’Évangile du jour à sa bien-aimée, puis quelques chapitres de Saint-Jean, ces chapitres profondément tristes qu’on récite aux approches de l’agonie.

C’était Charlotte qui avait choisi ces chapitres, et son fiancé n’avait pas d’excuse à présenter pour discuter son choix.

C’était la première fois qu’ils s’unissaient dans l’exercice d’un devoir religieux et leurs cœurs étaient profondément touchés par cette pensée.

« Comme il faut que nos entretiens aient été frivoles, Valentin, pour que nous trouvions si nouveau de lire ensemble ces belles paroles. »

Sa tête était à demi supportée par les oreillers, reposant à demi sur l’épaule de son ami, et ses yeux suivaient les lignes à mesure qu’il lisait d’une voix basse, calme, mais qui ne faiblit pas un seul instant.

De bonne heure, dans la soirée, Charlotte se retira épuisée par la fatigué de la journée, malgré le bonheur qu’elle trouvait dans la société de Valentin.

Plus tard, quand la nuit fut venue, Diana redescendit apportant la nouvelle que la malade dormait d’un sommeil paisible.

Mme Sheldon sommeillait dans son fauteuil, la biographie du ministre dissident était tombée à terre, et Valentin était debout, les bras croisés, appuyé contre l’embrasure de la fenêtre, regardant dans le jardin envahi par les ombres du soir.

Sheldon leur avait tenu fort peu compagnie ; il avait été dehors toute la journée.

Il était sorti immédiatement après son entretien avec Valentin, pour aller faire sur le rivage une excursion qui avait duré jusqu’à l’heure du dîner.

Après le dîner, il resta dans la chambre où le repas avait été pris, et il y était encore en ce moment. La lumière des bougies, à laquelle il lisait les journaux, brillait au dehors.

« Voulez-vous venir faire un tour de promenade avec moi, Diana ? » demanda Valentin.

Mlle Paget y consentit avec empressement, et ils sortirent dans le jardin, dans lequel ils s’enfoncèrent hors de la portée des oreilles de Sheldon, dans le cas où il lui aurait plu d’ouvrir sa fenêtre et d’écouter.

« J’ai besoin de vous expliquer mes plans au sujet de Charlotte, commença Valentin. Je pars demain pour Londres pour chercher un médecin plus capable que le docteur Doddleson. J’aurai trouvé mon homme au bout d’une heure ou deux, et si la chose est possible, je reviendrai, le soir avec lui. Il n’y a aucun sujet de craindre que le mal empire ; mais si un changement de ce genre se produisait, je compte sur vous pour vous empresser de m’en faire parvenir la nouvelle. Je suppose que vous pourriez trouver ici une voiture si vous en aviez besoin ?

— Je puis me rendre à Saint-Léonard, si c’est là ce que vous voulez dire, répondit vivement Mlle Paget. Je pense qu’on peut se procurer une voiture ; dans le cas contraire, je puis faire la course à pied ; quelques milles à faire soit le jour, soit la nuit, ne m’effraient pas. S’il survenait un changement, Valentin ; ce dont Dieu nous préserve, je vous en avertirais par un télégramme.

— Vous ferez bien de l’adresser à mon cercle ; c’est un point plus central que mon logement, et plus rapproché de l’embarcadère. J’y passerai deux ou trois fois dans le courant de la journée.

— Vous pouvez compter sur ma vigilance, Valentin. Je ne croyais pas qu’il fût dans ma nature d’aimer personne comme j’aime Charlotte. »

Les lettres de Gustave, restées sur la table sans qu’elle y eût répondu, témoignaient de la nature absorbante de l’affection qu’elle portait à la jeune malade, et qui lui faisait regarder tout autre amour comme sacrilège.

Elle prolongea sa veille fort tard pour répondre à la dernière lettre de Gustave qui exprimait ses plaintes douloureuses :

« Vous m’avez oublié. Oh ! que j’ai été insensé de me fier à votre amour ! Ne suis-je pas vieux et grisonnant comparé à tant de jeunesse, de fraîcheur, moi, un vénérable radoteur de trente-cinq ans. Qu’ai-je à aller rêver amour et mariage ? Fi ! je m’humilie dans la poussière devant vos pieds mignons, et je vous invite à me fouler d’un pied cruel. Mais, si vous ne répondez pas à mes lettres, je viendrai à Barrow. Je braverai ce terrible Sheldon, un bataillon de Sheldon encore plus féroces, les plus féroces du monde, pour me rapprocher de vous. »

« Croyez-moi, cher Gustave, je n’oublie pas, » répondit Diana à ces remontrances sério-comiques. « J’ai eu un véritable chagrin à quitter Londres et pour vous et pour mon père. Mais ma sœur d’adoption l’emporte sur tout en ce moment. Ne lui reprochez pas mes soins et mon amour, car elle peut n’avoir pas longtemps à les réclamer. Il n’y a que du chagrin dans nos cœurs, chagrin pour le présent, crainte pour l’avenir. »

LIVRE HUITIÈME

LUTTE CONTRE LE TEMPS

CHAPITRE I

EFFROYABLE RÉVÉLATION

Le train du matin, que prit Valentin, le mena à Londres à neuf heures un quart.

Durant le voyage, il avait médité sur ce qu’il devait faire à son arrivée.

Nulle ignorance n’était plus profonde que la sienne, en ce qui touche la profession médicale.

Il avait bien vaguement dans la mémoire les noms de quelques docteurs, dont il avait entendu parler comme d’hommes en réputation : l’un pour la poitrine, l’autre pour le foie ; celui-ci pour les maladies de la peau, celui-là pour les maladies d’yeux ; mais, parmi ces hommes en réputation, lequel était le plus apte à lutter contre ce dépérissement mystérieux, ce déclin graduel et presque imperceptible de la chère existence que Valentin avait à cœur de sauver ?

Cette question pouvait être résolue par quelqu’un, et Valentin était tristement embarrassé pour décider qui pouvait être ce quelqu’un.

Le jeune écrivain, dans le fort de la lutte, n’avait que peu d’amis : il avait travaillé avec une trop rude persévérance pour trouver la possibilité de se créer des amitiés.

La société des muses sérieuses est rarement compatible avec un cercle étendu de connaissances, et si Valentin ne pouvait passer pour un homme voué à la culture de ces muses sérieuses, du moins avait-il été un rude et honnête travailleur pendant cette dernière période de sa vie.

Ses amitiés des époques antérieures avaient été des amitiés de chemins de fer, d’estaminets, de cafés, et de salons de jeu.

Il pouvait compter sur ses doigts les personnes auxquelles il pouvait s’adresser dans cette crise sérieuse de la vie : il y avait George, un homme pour lequel il avait le plus profond mépris ; Paget qui pouvait ou ne pouvait pas lui donner un bon conseil, mais qui aurait infailliblement sacrifié Charlotte à son intérêt personnel, s’il pouvait avoir intérêt à recommander un médecin insuffisant.

« Il m’enverra auprès de quelque idiot du genre de Doddleson, s’il pense pouvoir gagner une guinée pour son dîner en me le recommandant, » se dit Valentin.

Il décida qu’il ne s’adresserait pas à Paget.

Il y avait ses patrons, les éditeurs et propriétaires des magazines pour lesquelles il travaillait, des hommes affairés, surchargés d’occupations, et passant les plus belles années de leur vie entre une pile de lettres auxquelles il fallait répondre et leurs corbeilles aux papiers de rebut, et qui lui répondraient, sans lever les yeux du papier sur lequel couraient leurs plumes, de consulter l’annuaire.

Non, ce n’était pas auprès d’eux que Valentin devait chercher le conseil dont il avait besoin dans ce cruel moment.

« Il y a quelques braves garçons parmi les membres du club, se dit-il en pensant au seul club artistique et littéraire dont il était membre, des camarades qui se sont attachés à moi quand je n’étais rien dans le monde, et qui feraient tout pour me servir maintenant qu’ils me connaissent pour un honnête travailleur. Mais, malheureusement, des auteurs de farces et de revues, des peintres, des culotteurs de pipes ne sont pas dans de bonnes conditions pour donner un conseil, et ce qu’il me faut, c’est le conseil d’un homme appartenant au corps médical. »

Haukehurst bondit presque sur son siège en disant cela. L’avis d’un homme du corps médical ? Oui, mais n’y a-t-il pas un médecin parmi les membres du club. Et quelque chose de plus qu’un médecin ? Le docteur qui entre tous pouvait lui donner le meilleur conseil, le docteur qui avait soigné au lit de mort le père de Charlotte.

Il se rappela la conversation qui avait eu lieu à ce sujet à Bayswater, le soir de Noël.

Il se rappela comment des revenants on était venu à parler de Halliday ; ce qui avait fait fondre en larmes Mme Sheldon, amené l’éloge de la conduite de Sheldon envers son ami mourant, et conduit à parler de M. Burkham, le docteur qui avait été appelé trop tard pour le sauver et qui pouvait n’avoir pas eu la capacité nécessaire pour le sauver.

« Sheldon semble avoir un génie tout particulier pour choisir des médecins incapables, » pensa-t-il avec amertume.

Tout incapable qu’eut pu être Burkham pour les exigences du cas particulier pour lequel il avait été appelé, il pouvait au moins dire à Valentin quel était, parmi les médecins célèbres de Londres, celui qui convenait le mieux pour le traitement de la maladie de Charlotte.

« Et si, comme Diana l’a quelquefois supposé, la maladie de Charlotte a une cause héréditaire, ce Burkham pourra nous éclairer sur la nature du mal ; » pensa Valentin.

Il se rendit directement du chemin de fer à la tranquille taverne, au premier étage de laquelle se réunissaient les membres du club : c’était une heure à laquelle on pouvait espérer d’en rencontrer plusieurs.

Un humble jeune homme, ayant l’air d’un commis qui avait adapté à la scène anglaise une farce du Palais-Royal, et qui de prime-saut était devenu fameux et dans les conditions voulues pour être admis au club, était là dégustant son Sherry, en passant en revue les journaux du matin.

Haukehurst le salua de la tête d’un air distrait et se mit en quête du maître d’hôtel du club, dont il obtint l’adresse de Burkham après une assez longue recherche dans de vieux papiers en désordre.

C’était la même adresse, la même rue ancienne et tranquille où Burkham habitait dix années auparavant, quand il avait été appelé auprès du fermier du comté d’York.

La carrière de Burkham n’avait pas été favorisée par le soleil de la prospérité : il était arrivé à vivre tant bien que mal et à faire vivre sa jeune femme qui, lorsqu’elle contemplait les lis des champs, pouvait envier la blancheur de leurs robes, en les comparant à sa pauvre et sombre toilette. Quand les enfants lui vinrent, il parvint encore à fournir à leurs besoins, mais par un combat de chaque jour avec le loup dévorant qui hante tant de pauvres demeurés dont on ne parvient qu’avec peine à le chasser. Par moments un petit rayon de soleil illuminait la route de Burkham et il en était humblement reconnaissant envers la Providence. Pour cet homme à l’air humble, animé du désir de bien faire, mais ayant une pauvre opinion de lui, de ses mérites, et des manières qui trahissaient sa méfiance et son manque de ressort, la vie devait être un rude champ de bataille.

Burkham se voyait parfois près de succomber dans la lutte, et alors, au milieu du silence de la nuit, en proie à une mortelle angoisse et se débattant comme la pythonisse sur le trépied, il se livrait à la composition d’une farce, non tirée du théâtre français, mais de ses souvenirs de jeunesse, qu’il écrivait à la façon joyeuse des étudiants de son temps, quand il allait passer ses soirées au parterre d’Adelphi. Il ne pouvait plus se donner ce plaisir, si ce n’est quand il pouvait se procurer un billet de faveur. Mais il puisait dans les souvenirs qui flottaient dans son pauvre cerveau fatigué les éléments de petites pièces bouffonnes dont il espérait pouvoir tirer argent et renommée.

Avec beaucoup d’efforts et d’insistances, il réussit à se faire admettre au club, dans la croyance que compter parmi ses membres c’était s’assurer une position comme auteur dramatique. Mais sauf une ou deux heureuses conceptions, ses pièces furent toutes refusées ; les directeurs ne voulurent pas de ses vieilles plaisanterie d’un autre âge, même protégées par les membres du club. Aussi peu à peu Burkham s’était-il confiné dans son obscure demeure de Bloomsbury et ne paraissait-il plus au club.

Une voiture de place transporta rapidement Haukehurst dans les régions de Bloomsbury. Ce n’était pas le moment de penser à ménager le prix d’un fiacre. Le soldat de fortune ne songeait plus au nid où il amassait ses œufs, sous forme de reçus de la Banque. Il combattait contre le temps et la mort, terribles ennemis auxquels les plus rudes guerriers ne tiennent que faiblement tête.

Il trouva la sombre demeure dans une sombre rue, et la modeste servante, qui vint lui ouvrir la porte, l’informa que Burkham était chez lui et l’introduisit dans un cabinet obscur, sur le derrière de la maison, où une tête phrénologique, considérablement noircie par la fumée, surmontait une bibliothèque, renfermant des livres accusant un long usage : une table sur laquelle il y avait un buvard et un encrier et quelques mauvaises chaises de crin, composaient le mobilier.

Valentin envoya sa carte au médecin et s’assit sur une des chaises en attendant l’arrivée du docteur.

Il vint après un court délai, qui parut long à son visiteur. Il entra en se frottant les mains qui paraissaient avoir été tout nouvellement lavées, et une assez forte odeur de séné et d’aloès s’exhalait de ses vêtements.

« Je doute que vous vous rappeliez mon nom, monsieur Burkham, dit Valentin, mais vous et moi nous sommes membres du même club, et d’un club dont les membres sont animés les uns envers les autres des meilleurs sentiments… Je viens vous demander un service… »

Burkham tressaillit, car il craignait une attaque polie à sa bourse, et pour ces sortes d’attaques, le pauvre médecin n’avait guère, d’écus en réserve.

« … Qui ne vous demandera qu’un moment de réflexion, continua Valentin. Je suis dans un grand embarras. »

Burkham tressaillit de nouveau, car ces paroles avait encore l’apparence d’une menace.

« … un grand embarras d’esprit… »

Burkham respira plus à l’aise.

« … Et je viens vous demander un avis. »

Burkham poussa un franc soupir de soulagement.

« Je puis vous assurer que mes meilleurs avis sont à votre disposition, » répondit-il.

Il s’assit en invitant son visiteur à l’imiter.

« Je commence à me rappeler votre visage parmi ceux des autres membres du club, quoique le nom que j’ai lu sur votre carte ne me soit pas familier. Vous le savez, je n’ai jamais eu beaucoup de temps à donner à mes relations de club, quoique trouvant là, dans une agréable conversation qui me mettait au courant de-tous les on-dit littéraires, le plus vif plaisir. Mais mes faibles essais dans le genre dramatique n’ont pas été heureux et j’ai été obligé de me consacrer exclusivement à ma profession. Maintenant assez causé de ma personne et veuillez me dire en quoi je puis vous être utile.

— En premier lieu, permettez-moi de vous adresser une question. Connaissez-vous un certain docteur Doddleson ?

— De Plantagenet Square ?

— Oui, de Plantagenet Square.

— Je ne le connais pas beaucoup… je l’ai entendu appeler la douairière Doddleson, et je crois qu’il est fort en faveur auprès des vieilles dames hypocondriaques qui ont trop d’argent pour savoir qu’en faire et trop peu de bon sens pour en bien régler l’emploi.

— Le docteur Doddleson est-il un homme auquel vous confieriez la vie de votre ami le plus cher ?

— Très certainement non ! s’écria le docteur qui devint rouge du feu qu’il mit dans sa réponse.

— Très bien, monsieur Burkham ; mon plus cher ami est une jeune dame ; en un mot, c’est la femme que je dois épouser et que j’aime comme il est donné à peu de femmes de l’être ; cette chère fille dépérit depuis deux ou trois mois sous l’influence d’un mal inconnu, et le docteur Doddleson est le seul médecin qui ait été appelé à lui donner ses soins jusqu’à présent.

— C’est une erreur, dit gravement Burkham, une grande erreur ! Le docteur Doddleson habite un beau quartier, il se fait conduire dans un bel équipage, il a de la réputation parmi les personnes dont je vous ai parlé, mais c’est le dernier que je consulterais au sujet d’une personne qui me serait chère.

— C’est précisément l’opinion que je me suis faite après dix minutes de conversation avec lui. Maintenant, ce que j’attends de vous, monsieur Burkham, c’est le nom et l’adresse d’un homme auquel je puisse me confier pour donner ses soins à cette chère fille.

— Laissez-moi réfléchir. Il y a beaucoup de médecins. Est-ce un cas de consomption ?

— Non, Dieu merci !

— Une maladie du cœur, peut-être ?

— Non, il n’y a pas de maladie organique. C’est une langueur, un dépérissement… »

Burkham énuméra quelques maladies qui se manifestent extérieurement par la langueur et le dépérissement.

« Non, répondit Valentin, selon M. Doddleson, il n’existe pas, quant à présent, de maladie déclarée… rien qu’une extrême prostration, un affaissement graduel des forces vitales. Mais j’arrive maintenant à un autre point sur lequel je désire avoir votre avis. Il a été suggéré que sa faiblesse de constitution peut être héréditaire, et, c’est sur cette question, je le pense du moins, que vous pouvez m’être d’un grand secours.

— Comment ?

— Vous avez soigné le père de cette jeune fille.

— En vérité ! s’écria Burkham ravi, voilà qui est réellement intéressant. Dans quelle année ai-je donné mes soins à ce gentleman ? Si vous voulez bien me le permettre, je consulterai mes vieux livres. »

Il ouvrit un tiroir pour y chercher de vieux agendas.

« Je ne suis pas parfaitement sûr de l’année, répondit Valentin, mais il y a plus de dix ans. Ce gentleman mourut non loin d’ici, dans Fitzgeorge Street. Son nom était Halliday. »

Burkham avait tiré son tiroir tout grand ; quand Valentin prononça ce nom, il le laissa tomber à terre avec fracas et resta assis regardant son interlocuteur.

Tout autre nom, il pouvait l’oublier, mais celui-là jamais.

Valentin vit une soudaine horreur se peindre sur son visage avant qu’il eût pu composer ses traits et reprendre une apparence de calme.

« Oui, dit-il enfin en regardant le tiroir tombé et les papiers épars sur le plancher ; oui, j’ai quelque souvenir de ce nom de Halliday.

— Souvenir qui vous cause quelque étrange émotion, si j’en juge par vos manières, monsieur Burkham, dit Valentin instantanément saisi par la conviction qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans l’air singulier du docteur et résolu à approfondir ce mystère.

— Non, mon cher, dit le médecin d’un ton saccadé, je ne suis pas agité, mais seulement surpris. J’ai été étonné d’entendre prononcer le nom d’un client depuis si longtemps oublié. Ainsi donc la jeune dame à laquelle vous êtes fiancé est la fille de M. Halliday. La femme de M. Halliday vit encore, je suppose ?

— Oui, mais celle qui était alors Mme Halliday, est à présent Mme Sheldon.

— Comme de raison, il l’a épousée, dit Burkham ; oui, je me rappelle avoir appris ce mariage. »

Il avait essayé en vain de reprendre son calme, il était pâle jusqu’aux lèvres, et sa main tremblait, pendant qu’il essayait de remettre en ordre ses papiers épars sur le sol.

« Qu’est-ce que cela, signifie ? pensa Valentin, Mme Sheldon parlait de l’inexpérience de cet homme. Se pourrait-il que cette inexpérience ait coûté la vie à M. Halliday et qu’il en ait conscience ?

— Mme Halliday est maintenant Mme Sheldon, répéta le médecin à demi-voix. Oui, je me souviens, et M. Sheldon, le dentiste, qui habitait à cette époque dans Fitzgeorge Street existe encore ?

— Oui, il existe. C’est lui qui a appelé le docteur Doddleson pour soigner Mlle Halliday. Comme son beau-père, il exerce une certaine autorité, non pas légale, car ma fiancée est majeure, mais conformément aux convenances sociales. Il a appelé M. Doddleson, et paraît avoir confiance en lui, et comme il a été presque médecin lui-même, il prétend comprendre parfaitement l’état de Mlle Halliday…

— Arrêtez ! s’écria Burkham abandonnant tout à coup ses efforts inutiles pour paraître calme. A-t-il… M. Sheldon, a-t-il quelque intérêt à la mort de sa belle-fille ?

— Non, certainement non. Tout l’argent de son père lui est échu par suite de son mariage avec sa mère. Il n’a rien à gagner à sa mort, au contraire, il a beaucoup à perdre car elle est appelée par la loi à recueillir une grande fortune.

— Et si elle meurt, cette fortune ira…

— En réalité, je ne sais à qui elle passera, » répondit Valentin avec insouciance.

Dans sa pensée cette question n’était pour rien dans l’agitation de Burkham et c’était la cause de cette agitation qu’il était désireux de connaître.

« Si M. Sheldon a quelque chose à gagner à la mort de sa belle-fille, craignez-le, s’écria le médecin avec une soudaine véhémence. Craignez-le comme la mort elle-même, plus que la mort, car la mort n’est ni aussi sournoise, ni aussi traîtresse que lui !

— Au nom du ciel, que voulez-vous dire ?…

— Ce que je pensais que mes lèvres ne révéleraient jamais à nul être vivant, ce que je n’osais pas déclarer publiquement, au risque d’enlever leur pain à ma femme : et à mes enfants. J’ai gardé cet odieux secret pendant onze ans… pendant onze ans il m’a torturé le jour, il m’a fait des nuits sans sommeil. Je vous le dirai, car si une autre existence doit être perdue, je ne veux pas que cela soit par ma lâcheté.

— Quel secret ? s’écria Valentin.

— Le secret de la mort de ce pauvre homme. Mon Dieu ! je me rappelle encore la pression de sa main, le regard amical de ses yeux, la veille du jour où il mourut. Il a été empoisonné par Sheldon.

— Il faut que vous soyez fou ! » murmura Valentin d’une voix défaillante.

Pendant un moment d’étonnement et d’incrédulité, il pensa que cet homme devait être fou pour formuler une accusation qui semblait si dénuée de probabilité. Mais l’instant d’après le voile se déchira, et il comprit que Sheldon était un scélérat, il sentit en lui-même qu’il ne lui avait jamais inspiré une entière confiance.

« Jamais, jusqu’à ce jour, je n’avais révélé ce secret, dit le médecin, pas même à ma femme.

— Je vous remercie, dit Valentin, encore sous le coup de la stupeur, de tout mon cœur, je vous remercie. »

Le voile était déchiré… Cette mystérieuse maladie, ce lent et graduel dépérissement de la beauté dans sa fleur sous l’influence de l’acte diabolique des empoisonneurs du moyen âge, ou des sorcières vouées au culte d’Hécate, était un assassinat… Un assassinat !… La maladie sans nom jusque-là en avait un maintenant… L’anxiété de Sheldon, le choix fait d’un médecin incapable, certains regards, certaines intonations de voix qui l’avaient intrigué naguère, lui revenaient avec une étrange netteté, avec toute leur signification cachée, aussi claire que la clarté du jour.

Mais le motif ?

Quel motif secret pouvait le pousser à détruire cette innocente existence dans sa fleur ?

Une fortune était en jeu, cela est vrai ; mais cette fortune, autant que Valentin pouvait comprendre les affaires, dépendait de l’existence de Charlotte. Jamais ses pensées n’avaient été plus loin. Quand il avait songé à la succession Haygarth, il ne s’était jamais demandé ce qui arriverait dans le cas du décès de Charlotte.

« C’est un mystère infernal, se dit-il à lui-même. Il ne peut pas y avoir de motifs ; je n’en vois aucun. Faire disparaître Charlotte, c’est se fermer le chemin de la fortune. »

Puis il se rappela les obscures paroles de George.

« Mon Dieu ! voilà ce qu’elles voulaient dire, aussi clairement qu’il lui était possible d’oser exprimer sa pensée. Il m’avait dit que son frère était un abominable scélérat et j’ai fermé l’oreille à ses avertissements parce qu’il convenait à mes intérêts d’avoir confiance en ce scélérat. Par amour pour celle qui m’est chère, j’ai cru en lui. J’aurais cru en Belzébuth s’il m’avait promis la main de Charlotte. Et je me suis laissé duper par ces promesses menteuses et j’ai laissé ma bien-aimée au pouvoir de Belzébuth. »

Les pensées se succédaient avec la rapidité de la foudre dans son cerveau en travail ; il était resté un moment les coudes appuyés sur la table et la tête appuyée sur ses poings fermés, quand il se tourna brusquement vers le médecin.

« Pour l’amour de Dieu, secourez-moi… guidez-moi ! s’écria-t-il. Vous m’avez porté un coup qui a paralyse mes sens. Que dois-je faire ?… Ma fiancée est au pouvoir de cet homme… mourante peut-être, comment puis-je la sauver ?

— Je ne saurais vous le dire. Vous pouvez appeler auprès d’elle le plus habile homme de Londres, mais reste à savoir si cet homme verra assez clairement le danger pour prendre de promptes mesures. Dans ces sortes de cas, il y a toujours place pour le doute, et un homme est toujours plus porté à douter de ses propres appréciations qu’à admettre facilement une aussi infernale vérité. C’est par cette hésitation bien naturelle que beaucoup d’existences sont perdues. Pendant que le médecin délibère en lui-même, le malade meurt. Et puis, si le secret de cette mort transpire, par suite de circonstances dont le médecin n’a peut-être pas eu connaissance, un cri d’indignation publique s’élève contre lui. La clientèle du docteur est perdue et son cœur est brisé. Ce cri d’indignation eût été plus grand encore peut-être, s’il eût parlé à temps pour sauver le malade et s’il n’avait pas eu la possibilité de prouver son dire. Vous me considérez comme un lâche et un coquin, parce que je n’ai pas osé révéler mes soupçons quand j’ai vu M. Halliday mourant. Tant que ce n’était qu’un soupçon, l’exprimer eût été pour moi la ruine complète. Le jour vint où mes doutes s’étaient presque changés en conviction. Je me rendis à la demeure de M. Sheldon, résolu à insister pour qu’un médecin fût appelé, qui aurait fait de ma conviction une certitude. Mais cette résolution venait trop tard. Peut-être M. Sheldon avait-il hâté le dénouement. Mon malade était mort avant mon arrivée à la maison.

— Comment faire pour la sauver ? » répéta Valentin avec le même ton désespéré.

Il ne pouvait arrêter sa pensée sur la mort du pauvre Tom ; c’était un fait qui pour lui se perdait dans la nuit des temps. Dans tout l’univers, il n’y avait que deux êtres éclairés par une lueur sinistre qui les faisait sortir du chaos ; une jeune fille sans défense, au pouvoir d’un assassin, et son devoir était de lui porter secours.

« Que dois-je faire, répéta-t-il encore, que dois-je faire ?

— Ce qu’il y avait de plus sage à faire, je ne saurais vous le dire, répondit Burkham, presque aussi désespéré que celui qui lui adressait cette question. Je puis vous donner le nom de l’homme le plus apte à aller au fond d’une pareille affaire, un homme habituellement nommé dans les enquêtes criminelles… le docteur Jedd. Vous avez entendu parler du docteur Jedd, bien certainement. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous rendre immédiatement auprès de lui et de l’emmener avec vous voir Mlle Halliday ; son nom seul suffira pour effrayer M. Sheldon.

— J’y vais à l’instant… Et son adresse… où puis-je trouver le docteur Jedd ?

— Dans Burlington Row… Mais il y a une chose à considérer.

— Laquelle ?

— L’intervention du docteur Jedd peut ne faire que pousser cet homme à un acte désespéré. Il peut hâter le dénouement comme il l’a fait précédemment. Si vous aviez vu son sang-froid à cette époque, si vous l’aviez vu au lit de mort de ce pauvre garçon, le rassurant par des paroles amicales, riant et plaisantant suivant les phases de sa maladie, de sa douloureuse agonie, et toutes les misères d’une pareille mort, sans jamais s’arrêter dans son œuvre… si vous l’aviez vu, vous comprendriez quel effroi j’éprouve à vous donner un conseil. Cet homme a été aussi déterminé que froid en assassinant son ami. Cette fois il sera plus impassible encore.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est plus avancé dans la science du meurtre. Les symptômes de l’empoisonnement du pauvre fermier du comté d’York étaient ceux de l’empoisonnement par l’arsenic. Ceux que vous me décrivez sont ceux qui résultent de l’emploi d’un poison végétal. Les poisons de ce genre jettent du vague dans le diagnostic et ne laissent pas de traces. C’est l’agent qui permit aux Borgia de décimer Rome. C’est plus vieux que la Grèce antique, facile comme l’A B C, et cela continuera d’être ainsi jusqu’au moment où il y aura auprès du malade un expert juré près les tribunaux, passé maître dans la science dont le scélérat n’est qu’un adepte, et protégé contre les risques d’une parole imprudente par la nature même de ses fonctions.

— Grand Dieu ! comment parvenir à la sauver ! » s’écria Valentin.

Il ne pouvait envisager la question sous son grand aspect social, il ne songeait qu’à la chère existence qui était en jeu.

Envoyer ce docteur Jedd ne serait peut-être que hâter sa mort, envoyer un homme moins expérimenté serait folie.

Que faire ?

Il jeta un regard désespéré vers le médecin, et ce regard suffisait à le convaincre de la fragilité du roseau auquel il se rattachait.

C’est alors que, comme un éclair soudain, un nom traversa son esprit. Sheldon, l’homme de loi, le faiseur de projets, l’homme qui connaissait le mieux son terrible ennemi et qui était le plus de force à se mesurer avec lui ; c’est à lui qu’il fallait aller demander conseil dans ce moment critique.

Une fois l’idée conçue, Valentin fut prompt à l’exécuter.

« Votre intention est de m’assister dans cette affaire, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Burkham.

— De tout mon cœur et de toute mon âme.

— Bien. Alors, il faut vous rendre auprès du docteur Jedd immédiatement. Dites-lui tout ce que vous savez : la mort de Halliday… les symptômes du dépérissement de Charlotte, comme je vous les ai décrits… dites-lui tout, et demandez-lui de se tenir prêt à partir pour Hastings sur un mot de moi ou dès qu’il m’aura vu. Je vais voir un homme qui peut me dire comment agir vis-à-vis de Sheldon. Je ferai tout mon possible pour être chez le docteur Jedd dans une heure d’ici ; mais, dans tous les cas, veuillez y attendre mon arrivée. Je suppose que dans un cas aussi désespéré, le docteur Jedd consentira à mettre de côté tout travail moins urgent.

— Cela ne fait pas de doute.

— Je compte sur vous pour nous assurer sa sympathie, » dit-Valentin.

Ils étaient arrivés à l’obscure antichambre de l’appartement, et Burkham lui ouvrit la porte.

« Comptez sur moi, dit-il, et adieu. »

Les deux hommes se serrèrent la main. Cette étreinte voulait dire : d’une part, cordiale coopération, et de l’autre, confiance absolue.

Un moment après, Valentin sautait dans son cab.

« King’s Road, par l’entrée de Gray’s Inn, et au triple galop, » cria-t-il au cocher.

La voiture roula sur le pavé, tourna rapidement les coins de rue en jetant la consternation parmi les enfants et les promeneurs et, en moins de dix minutes, elle tournait la borne qui se trouve devant la petite grille de Gray’s Inn.

« Dieu veuille que George soit chez lui ! » se dit Valentin, en se dirigeant à la hâte vers le bureau de l’homme de loi.

George était chez lui. Dans sa bataille contre le temps, Haukehurst avait les chances en sa faveur.

« Bénédiction du ciel ! s’écria George en levant la tête et en apercevant sur le seuil de son cabinet Valentin pâle et hors d’haleine. À quoi dois-je l’honneur inaccoutumé d’une visite de M. Haukehurst ? Je croyais que le jeune littérateur à la mode avait rompu avec ses anciennes connaissances et s’était envolé vers de plus hautes sphères.

— Je viens à vous dans un intérêt de vie ou de mort, George, dit Valentin. Ce n’est pas le moment d’expliquer pourquoi je ne suis pas venu vous voir antérieurement. La dernière fois que nous nous sommes trouvés ensemble, vous m’avez conseillé de me méfier de votre frère Philippe ; ce n’était ni la première, ni la seconde, ni la troisième fois que vous me donniez ce conseil. Voulez-vous maintenant me parler en honnête homme et me dire ce que signifiait cet avertissement ? Pour l’amour du ciel, parlez franchement, cette fois.

— Je ne puis pas m’expliquer plus clairement que je l’ai fait une cinquantaine de fois environ. Je vous ai dit de vous tenir en garde contre mon frère, et je voulais que cet avertissement fût pleinement compris. S’il vous avait plu de tenir compte de mes conseils, vous auriez placé la fortune de Charlotte et Charlotte hors de la puissance de mon frère par un mariage immédiat. Cela ne vous a pas plu ; c’était cependant la seule chose qu’il y eût à faire. J’ai beaucoup perdu à votre insurmontable entêtement, et je vous le répète avant que vous en ayez fini avec Philippe, vous verrez vous-même ce que vous y avez perdu.

— Oh ! oui, si Dieu ne m’assiste ! s’écria Valentin en poussant un gémissement plaintif » Je suis au moment de faire la perte la plus cruelle qui ait jamais pu affliger un homme.

— Que voulez-vous dire ? s’écria George.

— Voulez-vous que je vous dise ce que vous vouliez dire en me donnant un avertissement contre votre frère ?… Voulez-vous que je vous dise pourquoi vous m’avez averti ?… C’est que vous saviez que Sheldon avait assassiné Halliday.

— Grand Dieu !

— Oui, le secret est découvert. Vous le saviez. Quand et comment l’aviez-vous appris ? je ne saurais le dire. Vous connaissiez ce crime infernal et vous eussiez voulu prévenir un second assassinat. Vous auriez dû vous expliquer plus clairement. Savoir ce que vous saviez et vous borner à de prudents avertissements, à de vagues suggestions, comme vous l’avez fait, c’était vous rendre complice d’une œuvre diabolique. Si Charlotte meurt, son sang retombera sur vous aussi bien que sur lui. »

Le jeune homme s’était levé et se tenait devant George les mains levées ; ses yeux lançaient des éclairs de colère. Il avait l’air d’appeler la vengeance divine sur la tête de cet homme.

« Si Charlotte meurt ! répéta George frappé d’horreur. Pourquoi supposez-vous pareille chose ?

— Parce qu’elle est mourante. »

Il y eut un silence.

Valentin se laissa tomber brusquement sur le siège dont il venait de se lever, tournant le dos à George et la tête appuyée sur le dossier de la chaise.

L’homme de loi regardait droit devant lui, le visage tout décomposé.

« Je lui ai dit qu’il méditait cela, se dit-il à lui-même à voix basse, je le lui ai dit dans son cabinet, il n’y a pas six mois. Puissances infernales, quel scélérat ! Et il y a des gens qui ne croient pas qu’il est un démon ! »

Pendant quelques moments, Valentin s’abandonna à la violence de sa douleur : ces larmes de rage et d’angoisse étaient les premières qu’il eut versées depuis qu’il avait penché son visage sur la brune chevelure de Charlotte pour cacher ces témoignages de son chagrin.

Quand il eut essuyé ces larmes amères qui coulaient de ses yeux brûlants, il se tourna vers George, qui était pâle comme la mort, mais très calme : à partir de ce moment, il n’eut plus de faiblesse. Il avait à soutenir sa lutte contre le temps, le plus impitoyable des ennemis, et chaque minute perdue était un point marqué par son ennemi.

« J’ai besoin de votre aide, George, dit-il ; si vous avez jamais eu regret de n’avoir pas fait un effort pour sauver le père de Charlotte montrez-vous son ami en tentant de la sauver.

— Si j’ai eu du regret ! répéta l’homme de loi. Mais jamais je n’ai pu délivrer mes rêves de l’horreur, avec laquelle je revois sans cesse le visage de ce malheureux homme. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un meurtre. Nul ne le sait quand il ne s’y est pas trouvé mêlé. Vous lisez les comptes rendus dans vos journaux : A… a brûlé la cervelle à B…, C… a empoisonné D…, et ainsi de suite en passant en revue toutes les lettres de l’alphabet, avec une nouvelle énumération tous les dimanches. Mais cela ne vous touche pas d’une manière directe ; vous pensez aux horreurs que vous voyez décrites avec un frissonnement superficiel, comme si vous vous figuriez avoir un serpent enroulé autour de votre poitrine ou de vos jambes, comme tous les hommes et les enfants, qui ont le bonheur de ne jamais voir ces choses-là de près. Mais si toute votre vie vous aviez été poursuivi par le souvenir d’un crime, vous éprouveriez au centuple l’horreur que vous ferait sentir l’attaque réelle d’un serpent sifflant à vos oreilles. J’ai été face à face avec un assassinat, Haukehurst, et quand je devrais vivre un siècle, je ne pourrais oublier ce que j’ai ressenti au lit de mort de Tom, quand je me suis aperçu tout d’un coup que mon frère l’empoisonnait.

— Et vous n’avez pas tenté de le sauver… lui… votre ami ! s’écria Valentin.

— Mais, voyez-vous, répondit-il d’un ton étrange, il était trop tard pour le sauver, je le savais et je me suis tu. Que pouvais-je faire contre mon propre frère ? Ces sortes de choses dans une famille, c’est une calamité pour chacun. Pensez-vous que quelqu’un serait venu m’apporter une affaire après que mon frère aurait comparu devant le tribunal d’Old Bailey pour crime d’assassinat ? Non, je n’avais pas autre chose à faire que de me taire et je me suis tu. Philippe a gagné dix-huit mille livres à son mariage avec la veuve du pauvre Tom, et sur cet argent, je n’ai jamais touché qu’une misérable somme de cent livres.

— Et vous avez pu toucher à cet argent ! s’écria Valentin avec indignation.

— L’argent n’a pas d’odeur. Vous êtes-vous jamais demandé quelle était la source de l’argent gagné par vous dans les maisons de jeu ! Vos guinées et vos billets de banque auraient pu conter d’étranges histoires s’ils avaient pu parler. Avoir pris l’argent de Philippe, n’a jamais pesé sur ma conscience. Je ne suis pas très curieux de connaître les antécédents d’un billet de banque ; mais ce que je puis dire, Haukehurst, c’est que je donnerais tout ce que j’ai, tout ce que j’espère posséder un jour, quand je devrais demain, prendre un balai pour balayer la rue, si je pouvais chasser de mon esprit le souvenir du regard qu’a tourné vers moi Tom Halliday, la dernière fois que je l’ai vu. « Ah ! George, » me dit-il, « quand il est malade, un homme éprouve du soulagement à se voir avec des amis, » et il prit ma main et la serra avec son ancienne cordialité. Nous nous connaissions depuis l’enfance, Haukehurst, nous avions déniché ensemble des nids dans les bois de Hiley et nous étions dans le même camp dans nos parties de cricket à Barlingford. Et je lui ai serré la main… je suis parti… je l’ai laissé mourir !… »

Puis Sheldon de Gray’s Inn, le Sheldon frayant avec des usuriers, le plus dur des agents d’affaires, le moins scrupuleux des adversaires et des associés, se couvrit le visage de ses mains et sanglota tout haut.

Quand l’accès fut passé, il marcha vivement vers la fenêtre, plus honteux de s’être laissé surprendre par cette honnête émotion, que de toute sa carrière de mensonge et de chicane.

« Je n’aurais jamais cru pouvoir être aussi bête, murmura-t-il avec humeur.

— Je n’aurais pas espéré vous voir sentir les choses aussi profondément, dit Valentin. Maintenant, aidez-moi à sauver l’unique enfant de votre malheureux ami. Je suis certain que vous me prêterez votre assistance.

— Je ne savais même pas que la pauvre fille fût malade, dit Sheldon. Je n’ai pas vu Philippe depuis des mois. Il est venu un jour et je lui ai dit ma façon de penser. Je lui ai dit que s’il tentait quelque chose contre elle, je ferais luire la lumière sur lui et sur ses actes, et je tiendrai ma parole.

— Mais son motif ?… Au nom du ciel, quel motif peut-il avoir de s’en prendre à cette innocente fille ? Il a connaissance de la succession Haygarth et il doit espérer profiter de cette fortune, si elle vit pour la recueillir.

— Et pour s’assurer la fortune entière si elle meurt. Sa mort rendrait sa mère seule héritière de cette fortune, et cette femme n’est qu’un pur instrument entre ses mains. Il peut même avoir amené Charlotte à faire un testament en sa faveur, de manière à chausser directement les souliers de la morte.

— Elle n’aurait pas fait un testament sans me le dire ?

— C’est ce que vous ne savez pas. Mon frère Philippe peut tout faire. Il lui a été aussi aisé de lui persuader de garder le secret vis-à-vis de vous que de l’induire à faire le testament. Croyez-vous qu’il hésite à multiplier les hypocrisies, les mensonges, et les faux… Pouvez-vous supposer que de pareilles misères arrêtent un homme décidé à commettre un assassinat ? Mais voyez Macbeth. Au commencement, Macbeth est un homme respectable, un homme auquel on peut se fier, voulant faire son chemin dans la vie, voilà tout. Mais il n’a pas plutôt mis fin à l’existence du pauvre vieux Duncan, qu’il frappe à droite, à gauche, Banquo, Fleance, et tous ceux qu’il rencontre sur sa route. C’est heureux que son horrible femme s’en soit aperçue, car il aurait eu bientôt mis un terme à ses accès de somnambulisme. Le tigre est assez bon diable tant qu’il n’a pas senti le goût du sang humain ; mais quand il y a goûté, que le Seigneur protège la contrée de ce mangeur d’hommes !

— Pour l’amour du ciel, ne perdons pas le temps en discours frivoles, s’écria Valentin, je dois retrouver Burkham chez le docteur Jedd, dès que j’aurai pris vos conseils.

— Pour quoi faire ?

— Pour voir le docteur Jedd et l’emmener avec moi à Hastings, si c’est possible.

— C’est ce qu’il ne faut pas faire.

— Pourquoi ?

— Parce que l’apparition du docteur Jedd mettra Philippe sur ses gardes. Jedd est appelé comme expert dans les procès criminels, et c’est un homme qu’il doit connaître. Tout ce que Jedd peut vous dire, c’est que Charlotte est empoisonnée… vous le savez déjà. Comme de raison, il lui faut un traitement médical et tous les soins nécessaires pour la ramener à la vie ; mais c’est ce qu’elle ne peut pas avoir sous le toit de mon frère. Ce que nous avons à faire, c’est de l’arracher à cette maison.

— Vous ne savez pas à quel point elle est malade. Je doute qu’il soit possible de la transporter ailleurs.

— Tout est préférable à son séjour dans cette maison ; pour elle, c’est une mort certaine.

— Mais votre frère s’opposera sûrement à ce qu’elle quitte sa demeure.

— Il est certain qu’il défendra le terrain pied à pied. Il faut que nous trouvions un moyen de l’éloigner ayant d’enlever Charlotte.

— Comment ?

— Je trouverai le moyen, je connais quelque peu les affaires dont il s’occupe, et je puis inventer quelques faux bruits pour le dépister. Il faut l’éloigner. La pauvre fille n’était pas en péril quand vous l’avez quittée, n’est-ce pas ?

— Non, Dieu merci, il n’y avait pas apparence d’un danger immédiat, mais elle était bien malade. Et cet homme tient sa vie dans ses mains. Il sait que je suis parti pour Londres à la recherche d’un docteur ; s’il avait…

— Mettez-vous l’esprit en repos sur ce point, Haukehurst. Il ne hâtera sa mort que s’il se voit dans une situation désespérée, car la mort arrivant immédiatement après la première alarme manifestée par vous paraîtra bien soudaine. Il évitera toute apparence de mort trop subite, s’il le peut, rapportez-vous-en à moi. La première chose à faire c’est de l’éloigner. Mais la question est de savoir comment. Il nous faut un appât… lequel ? Ne parlez pas, Haukehurst… laissez-moi réfléchir, si je puis trouver… »

L’homme de loi mit ses coudes sur la table, sa tête dans ses mains, et s’abandonna à une profonde méditation.

Valentin attendit patiemment qu’il eût réfléchi.

« Il faut que je me rende au bureau de Philippe, dit-il enfin, et que je découvre quelqu’un de ses secrets. Il n’y a qu’une affaire de bourse d’une importance majeure, qui puisse le décider à quitter Charlotte en ce moment. Mais si je puis lui adresser un télégramme de nature à l’appeler à Londres, je le ferai. Fiez-vous à moi. Et maintenant occupons-nous de votre affaire.

— Je ne sais plus quel parti prendre, du moment que je ne dois pas mener le docteur Jedd à Barrow.

— Conduisez-le à Saint-Léonard, et si je puis éloigner Philippe, vous ferez transporter Charlotte dans un hôtel de Saint-Léonard, où vous la cacherez jusqu’à ce qu’elle ait repris assez de force pour faire le voyage de Londres.

— Pensez-vous que sa mère consentira à ce déplacement ?

— Puis-je vous croire assez idiot pour lui demander son consentement ? s’écria George avec impatience. La femme de mon frère est d’une faiblesse si stupide que toutes les chances sont pour qu’elle insiste pour que sa fille reste tranquillement à se faire empoisonner. Non, il faut vous débarrasser de la mère d’une façon ou d’autre. Envoyez-la visiter les boutiques, ou prendre un bain, ou chercher des coquillages sur le rivage ; inventez tout autre prétexté de cette force. Elle n’est pas difficile à manier. Cette jeune femme, la fille de Paget, est toujours avec eux, je suppose ? Oui… Très bien. Alors, à vous deux vous saurez bien enlever Charlotte.

— Mais si je conduis ces deux jeunes filles à un hôtel, n’y a-t-il pas à craindre le scandale, l’étonnement, et une enquête ? Il nous faudrait quelque personne d’un âge plus mûr, une vieille gouvernante… Attendez… Nous avons Nancy… C’est la femme qu’il nous faut. Ma bien-aimée m’a dit l’affectueuse anxiété que lui causait sa maladie, anxiété étrangement vive, à ce qu’il a semblé à Charlotte. Grand Dieu !… Pensez-vous que Nancy ait pu suspecter la cause de la mort de M. Halliday ?

— Je suis porté à le croire. Elle était dans la maison quand il est mort et elle l’a soigné pendant sa maladie. C’est une vieille femme fort intelligente. Oui, vous pouvez l’emmener avec vous. Je pense qu’elle pourra vous être fort utile.

— Je l’emmènerai avec nous, si elle veut venir.

— Je n’en suis pas bien certain. Les gens des comtés du Nord ont des idées à eux sur la fidélité envers leurs anciens maîtres et toutes ces sortes de choses… Nancy a élevé mon frère.

— Si elle soupçonne la malheureuse destinée du père de Charlotte, elle essaiera de la sauver, dit Valentin avec conviction. Maintenant, adieu. Je compte sur vous pour éloigner votre frère, George, ne l’oubliez pas. »

Il lui tendit sa main ; l’homme de loi la saisit et la serra dans la sienne avec une vigueur qui, cette fois, avait une signification tout autre que ces banales manifestations amicales qui passent souvent pour de l’amitié.

« Vous pouvez vous fier à moi, dit George gravement. Attendez un moment, pourtant ; j’ai une proposition à vous faire. Si mon frère a amené cette jeune fille à faire un testament, comme c’est ma pensée, il faut nous mettre en garde contre cela. Venez avec moi aux Doctor’s Commons. Vous avez un cab ?… Oui ; cette affaire ne nous prendra pas plus d’une demi-heure.

— Quelle affaire ?

— Une licence spéciale pour votre mariage avec Charlotte.

— Un mariage !

— Oui, son mariage annule son testament, si elle en a fait un, et fait disparaître les raisons de Philippe pour vouloir sa mort. Venez, allons chercher la licence.

— Mais le retard…

— Il nous faut une demi-heure ; venez. »

L’homme de loi s’élança hors du cabinet.

« Je reviens dans une heure, » cria-t-il à son clerc.

Il descendit l’escalier, suivi de près par Valentin, sans cesser de courir jusqu’à l’endroit où le cab stationnait.

« Aux Doctor’s Commons ! » cria-t-il au cocher.

Valentin monta près de lui dans le cab sans plus d’observations.

« Je ne comprends pas, dis-t-il, quand le cab s’éloignât.

— Je comprends, moi, et cela suffit… Vous mettrez la licence dans votre poche et vous irez à l’église la plus rapprochée de votre domicile annoncer votre mariage et remplir les formalités ordinaires, et aussitôt que Charlotte pourra supporter le voyage, vous l’amènerez à Londres et vous l’épouserez. Je vous avais tracé la conduite que vous aviez à suivre, il y a six mois. Votre entêtement a mis en péril la vie de votre femme. Ne retombez pas une seconde fois dans la même faute.

— Je me laisserai gouverner par vos conseils, dit Valentin avec soumission, mais c’est le retard qui me torture. »

Les délais en effet étaient une torture pour lui. Tout et tous, dans les bureaux des Doctor’s Commons, lui semblaient être l’incarnation de la lenteur.

Le cab pouvait brûler le pavé avec fracas, le cocher pouvait jurer jusqu’à ce que la lourde charrette lui livrât passage, mais ni le bruit ni les jurons ne pouvaient émouvoir l’impassibilité incarnée des fonctionnaires de Doctor’s Commons.

Quand il quitta cet antique sanctuaire des vieux usages, il emportait la bénigne permission de l’archevêque de Canterbury pour son union avec Charlotte ; mais il ne savait pas si ce n’était pas seulement un morceau de papier gâché qu’il avait dans-sa poche, et si, avant peu, il ne serait pas obligé de requérir un plus lugubre certificat, lui conférant la licence de rendre la cendre à la cendre et la poussière à la poussière.

La première visite de Valentin, après avoir quitté George, fut pour le club ; son cœur défaillit quand il demanda au bureau s’il y avait un télégramme pour lui.

Heureusement il n’en était pas venu.

Ne pas trouver la nouvelle que l’état de Charlotte avait empiré équivalait presque pour lui à la nouvelle qu’il s’était amélioré. Quelles ne devaient pas être ses craintes après son entretien avec le médecin de Bloomsbury !

Du club, le cab le conduisit rapidement chez le docteur Jedd.

Il y trouva Burkham, pâle et anxieux, l’attendant dans un petit cabinet du rez-de-chaussée, une triste pièce tapissée de gravures d’anatomie et dont la cheminée avait, en guise d’ornements, des pièces anatomiques en cire.

Presque aussitôt le docteur Jedd vint les rejoindre, alerte et dégagé, comme si le cas de Mlle Halliday n’avait pas plus de gravité que l’extraction d’une dent de lait.

« Triste chose, dit-il, que ces poisons végétaux entre les mains d’hommes sans scrupules. Très intéressant article à faire pour la Revue Médicale. Une analyse de la science toxicologique, en tant que connue des anciens.

— Consentiriez-vous à partir à l’instant pour Barrow, monsieur ? demanda Valentin d’un ton suppliant.

— Eh bien, oui ; votre ami M. Burkham m’y a décidé, quoique, je n’ai pas besoin de vous le dire, un voyage soit bien gênant pour moi.

C’est une question de vie et de mort, balbutia le jeune homme.

— Naturellement, mon cher monsieur. Mais, voyez-vous, j’ai une demi-douzaine d’affaires entre les mains en ce moment, qui soulèvent également des questions de vie ou de mort. Néanmoins, j’ai promis. Ma consultation sera terminée dans une demi-heure. J’ai une tournée de visites à faire après, et vers… oui, vers cinq heures je puis prendre l’express pour me rendre à Saint-Léonard.

— Le délai est bien long ! dit Valentin.

— Je ne puis être libre plus tôt. Il faut que j’aille dans le comté d’Hertford ce soir, un cas très intéressant… un furoncle charbonneux… trois opérations consécutives en trois semaines. Swain est l’opérateur. À cinq heures, je serai à la gare du Pont de Londres. Jusqu’à cette heure, adieu… Lawson, reconduisez ces messieurs. »

Le docteur Jedd quitta ses visiteurs qui suivirent son respectable factotum, et il rentra dans son cabinet de consultations.

Burkham et Valentin montèrent et descendirent plusieurs fois la rue en causant, avant que ce dernier remontât dans son cab.

« Je vous remercie du fond du cœur de votre assistance, dit Valentin au médecin, et je crois qu’avec la grâce de Dieu, nous sauverons la vie de cette chère enfant. C’est la main de la Providence qui m’a conduit vers vous, ce matin. J’espère que cette même main continuera à me guider jusqu’au bout. »

Sur ces mots, ils se séparèrent.

Valentin dit à son cocher de le conduire à son logement et dans une des églises du voisinage, où il annonça son intention d’entrer dans les saints liens du mariage.

Il eut quelque difficulté pour arranger les choses avec le sacristain, qu’il trouva chez lui et non dans sa demeure officielle. Ce fonctionnaire ne pouvait comprendre l’idée d’un homme qui a l’intention de contracter mariage et ne peut fixer positivement le jour de la cérémonie. Heureusement pourtant que le son d’un demi-souverain ouvrit singulièrement l’esprit du sacristain.

« Je vois ce que vous voulez, dit-il. La jeune personne est malade, elle veut quitter une maison où elle ne se trouve pas bien, et elle en a le droit ayant plus de vingt-et-un ans et étant maîtresse de ses actions. C’est ce qu’on pourrait appeler une sorte de mariage clandestin, quoique les parties ne dépendent de personne, à proprement parler. Je comprends. Vous m’avertirez un matin, juste dans le temps légal, et je devrai avoir tout prêt un de nos jeunes vicaires, lorsque vous-même vous serez prêts, et vous et la jeune dame vous serez unis avant que vous ayez eu le temps de vous reconnaître. Nous ne sommes pas longs dans nos mariages, à moins que ce ne soit dans des circonstances extraordinaires. »

La familiarité du sacristain était plus agréable que flatteuse pour l’honorabilité de celui qui s’adressait à lui ; mais Valentin n’était pas en disposition de s’offusquer de la manière légère dont il traitait cette affaire. Il lui promit de l’avertir en temps utile, et ayant arrangé toutes choses conformément aux prescriptions légales, il remonta dans son cab et dit au cocher de le conduire à Bayswater.

Il était alors trois heures. À cinq heures, il devait trouver le docteur Jedd à la station du Pont de Londres. Il avait donc deux heures pour son entrevue avec Nancy et pour revenir de Bayswater à Londres.

Il n’avait rien pris depuis la pointe du jour, mais l’idée de boire ou de manger ne lui était pas venue. Il avait bien faiblement conscience d’une sorte de défaillance maladive, mais la raison de cette défaillance ne lui était pas venue à l’esprit.

Il ôta son chapeau et il s’appuya le dos sur les coussins de la voiture quand elle roula avec fracas. L’éclat brillant d’une journée d’été, la cime verdoyante des arbres des squares agités par la brise, l’activité et le mouvement des quartiers affairés qu’il traversait se changeaient pour lui en un tourbillon de lumière et de couleur, de bruit et de mouvement. Il en arriva à se demander depuis combien de temps il avait quitté Barrow. Entre la matinée d’été où il avait suivi la route couverte de poussière ayant des champs de blés à sa gauche et la mer à sa droite, et l’après-midi dans laquelle un cab l’emportait à travers des rues bruyantes jusqu’aux squares tranquilles de Bayswater, il lui semblait qu’il y avait un abîme si grand, que son esprit fatigué ne pouvait le mesurer.

Il lutta contre ce sentiment d’abattement et de confusion, et il en triompha.

« Rappelons-nous ce que nous avons à faire, se dit-il, gardons toute notre activité d’esprit jusqu’à ce que tout soit fait. »

CHAPITRE II

LA HAUSSE DES PHÉNICIENS

Pendant que Haukehurst arrangeait son affaire avec le sacristain de l’église de Saint-Mathias-des-Champs, paroisse de Marylebone, George était assis dans le bureau de son frère, écrivant une lettre à cet honorable spéculateur.

Une lettre à écrire était le prétexte le plus naturel pour se trouver seul dans le cabinet de son frère, et être seul dans le cabinet de Philippe était le premier point à gagner pour arriver au but que George se proposait.

Le cabinet était dans un ordre parfait, aussi bien meublé qu’il était possible, et se renfermant dans les limites que comporte un cabinet d’affaires : un grand bureau d’acajou a cylindre, contenant un nombre considérable de tiroirs avec des serrures à secret, occupait le centre de la pièce ; quatre lourdes chaises d’acajou à dos rembourré, couvertes en maroquin rouge, étaient méthodiquement rangées contre les murailles ; sur la tablette de la cheminée une pendule au-dessus de laquelle était accroché un almanach de l’aspect le plus sévère, de chaque côté duquel pendaient des notes et des cotes journalières à l’usage des gens de Bourse.

Avant de pénétrer dans ce sanctuaire sacré, George avait passé un peu de temps dans une agréable conversation avec un jeune homme qui bâillait en lisant le Times, dans un premier bureau, moins richement meublé que le cabinet du patron.

Ce jeune homme était le commis de Sheldon, le plus jeune fils d’un riche fermier du comté d’York, qui était venu à Londres avec l’intention de faire fortune à la Bourse, et dont le père avait payé une somme considérable pour obtenir le privilège pour son fils de lire le Times dans le bureau de Sheldon et de s’initier tant bien que mal à la nature des opérations auxquelles se livrait son patron.

La carrière parcourue par Philippe avait été suivie avec quelque intérêt par ses compatriotes de Barlingford : ils l’avaient vu quitter leur ville avec quelques centaines de livres dans sa poche et ils avaient entendu parler de lui une douzaine d’années après, comme d’un heureux spéculateur, possédant une belle maison, un bel équipage et ayant la réputation d’être l’un des hommes les plus habiles de la Cité.

Les nouvelles qui parvenaient sur son compte à Barlingford étaient plus ou moins exagérées et ceux qui s’entretenaient de son habileté et de sa bonne chance, étaient portés à oublier qu’il devait le commencement de sa fortune aux dix-huit mille livres de Halliday.

Le seul fait, qui frappait les compatriotes de Sheldon, c’est qu’un homme de Barlingford avait fait fortune à la Bourse, d’où ils tiraient cette conséquence, que d’autres hommes de Barlingford pouvaient faire de même.

Aussi arriva-t-il qu’un M. Orcott, de la maison Plymley Rise, près Barlingford, ne sachant que faire de son plus jeune fils, résolut de le lancer dans la carrière qu’avait suivie Sheldon : il écrivit à Philippe pour lui demander de prendre son fils comme commis, comme secrétaire, à un titre quelconque, et cela, en vue d’une association ultérieure ; et Philippe consentit, à certaines conditions. La somme était un peu raide, à ce qu’il sembla à Orcott, mais il fut d’avis qu’une aussi forte somme ne lui aurait pas été demandée si les avantages ne devaient pas être d’une importance proportionnée. Le marché fut donc conclu, et Frédérick Orcott vint à Londres. C’était un jeune homme ayant un goût prononcé pour les courses de chevaux, doué d’un souverain mépris pour toute affaire exigeant de l’application et du travail, et d’une confiance excessive en son propre mérite.

George avait connu Frédérick dès l’enfance, et il s’était trouvé avec lui une demi-douzaine de fois avant son arrivée à Londres ; il ne prévoyait pas rencontrer de difficultés à tirer de ce jeune homme tous les renseignements dont il pourrait avoir besoin.

« Comment allez-vous, Orcott ? dit-il avec une aimable familiarité ; mon frère Philippe n’est pas encore de retour ?

— Non, répondit le jeune homme d’un air maussade. Il y a tant de gens qui sont venus m’ennuyer à ce sujet… Où est-il allé ?… Quand reviendra-t-il ?… Et ainsi de suite… J’aurais tout aussi bien fait de me faire valet de pied, si je dois rester ici toute la journée à répondre à toute cette masse de questions. Les courses de High Wickham ont lieu aujourd’hui, et j’avais besoin de voir courir Barmaid, avant de mettre de l’argent dessus pour Goodwood. Elle a été élevée dans nos pays, voyez-vous, et je la sais capable de gagner la course, si elle est en état. Ils ne la connaissent guère par ici quoiqu’elle soit la sœur de Boots, qui a gagné la course de Chester l’an dernier, grâce à ce que Topham avait été volé en la laissant décharger de sept livres. Il avait couru la course du printemps à York pour un prix de deux sous, et le jeune jockey qui la montait, l’avait ramené d’une demi-tête, je l’ai vu… et puis il a gagné la coupe à Chester et a rapporté des masses d’argent à ses propriétaires. »

Ce n’était pas précisément les renseignements que George voulait obtenir, mais il se planta sur le tapis, le dos appuyé contre la cheminée et parut prendre le plus vif intérêt aux discours de Orcott.

« Rien de nouveau dans la Cité ? demanda-t-il alors.

— Du nouveau, non, rien, qu’une complète stagnation, comme dit un personnage d’une comédie que j’ai vue l’autre soir. Les gens de Barlingford disent que votre frère a réalisé une masse d’argent à la Bourse, mais si le fait est vrai, il faut qu’il ait fait plus d’affaires qu’il n’en fait depuis que je suis avec lui. Je ne vois pas comment un homme peut gagner la fortune d’un Rothschild, en prélevant accidentellement deux et demi pour cent sur le transfert de Consolidés à l’acquisition desquels quelque vieille femme emploie ses économies, et ce sont là les seules affaires que j’aie vu se traiter dans ces derniers temps. Comme de raison, votre frère a d’autres fers au feu, car c’est un habile homme que votre frère, et je ne dois pas m’attendre à ce qu’il me tienne au courant de toutes ses opérations.

— Ah ! dit George. Ainsi donc mon frère ne vous dit pas grand’chose de ses affaires ? Mauvais signe, selon moi. Alors il semblerait être plutôt dans la mauvaise veine que dans la bonne, n’est-ce pas ?

— Dame ! on ne sait jamais avec ces gens qui sont muets comme des carpes. Il peut avoir pris des dispositions à long terme et se tenir tranquille en attendant les événements. Il s’est peut-être lancé dans une affaire avec toutes ses forces sur de sûrs renseignements ; mais je connais une valeur sur laquelle il doit perdre.

— Quelle est-elle ?

— C’est l’Emprunt Phénicien. Il a spéculé sur les obligations quand elles ont été émises, et depuis ce temps-là elles n’ont fait que baisser, avec une régularité désespérante. Il les a achetées, en mars, et depuis lors il a payé pour les faire reporter en attendant qu’elles remontent.

— Les obligations peuvent se consolider.

— Oui, elles le peuvent, mais d’un autre côté elles peuvent continuer à dégringoler. Il y a là les cours de la Bourse relevés de la main même de votre frère. La baisse est constante, vous le voyez. « Envoyez-moi un télégramme s’il survient une hausse nouvelle, » m’a dit M. Sheldon le jour où il a quitté Londres ; « Elles monteront rapidement dès qu’il y aura un mouvement. » Mais elles ont continué à toujours baisser depuis ; et je crois que s’il était absent jusqu’au jugement dernier il en serait toujours de même.

« LES PHÉNICIENS MONTENT RAPIDEMENT, REVENEZ À LONDRES. »

Tels étaient les termes de la dépêche télégraphique que George ruminait dans sa tête, pendant que le commis de son frère révélait les secrets de son patron.

Il avait trouvé la solution de la grande question de savoir comment Philippe pouvait être arraché d’auprès du lit de son inconsciente victime : il tenait son appât.

« Je savais bien que j’y arriverais. Je savais bien que je tirerais tout ce dont j’avais besoin de cet idiot sans cervelle, » se dit-il d’un air triomphant.

C’est alors qu’il dit au jeune homme qu’il avait une ligne à écrire à son frère, et que, sous ce prétexte, il entra dans son cabinet.

Là, quelque usage qu’il fit de ses yeux, il ne put rien découvrir, pas le plus léger renseignement. Les secrets qu’il aurait voulu pénétrer étaient gardés par des serrures qui ne s’ouvraient qu’à l’aide de certains mots mystiques qui devaient être connus de celui qui voulait les ouvrir. Philippe savait comment se protéger contre les indiscrets. Malheureusement pour lui, il avait été forcé de confier quelques-uns de ses secrets à un dépôt humain qu’il ne pouvait pas défendre par une serrure à combinaisons.

L’homme de loi ne perdit pas beaucoup de temps dans le cabinet de son frère.

Une rapide inspection suffit pour le convaincre qu’il n’avait rien à apprendre de ces murailles nues et de cet inviolable bureau à cylindre.

Il écrivit quelques lignes insignifiantes sur une table, près de la fenêtre, il ferma et cacheta sa lettre après y avoir mis l’adresse, puis il partit pour lancer son télégramme.

« LES PHÉNICIENS MONTENT RAPIDEMENT, » écrivit-il.

Ce fut tout ; puis il signa la dépêche du nom de Frédérick.

« Philippe et Orcott régleront cette affaire ensemble, se dit-il en signant du nom du jeune commis. Ce que j’avais à faire c’est d’éloigner Philippe, et de donner à Valentin une chance de sauver la fille de Halliday ; et je ne dois pas me laisser arrêter par des bagatelles pour atteindre ce but. »

Après avoir expédié son télégramme, George se sentit trop agité pour se livrer à ses affaires habituelles. Lui qui était renommé parmi les hommes impassibles pour sa froideur exceptionnelle, il se sentait complètement énervé.

Il entra dans une taverne de la Cité, où il se fit servir un breuvage. Mais au milieu du bruit et des conversations d’une salle encombrée de monde, le visage défait et flétri par la maladie de Halliday était devant ses yeux, la voix de Halliday résonnait à ses oreilles.

« Je ne serai capable de rien cette après-midi, se dit-il à lui-même. Je vais aller à Bayswater voir comment Valentin a arrangé les choses avec Nancy. »

CHAPITRE III

LES ORACLES VIRGILIENS

Pendant que George était encore dans les profondeurs de la Cité, Valentin arrivait à la villa gothique, où il demanda avoir Mme Woolper.

Il connaissait fort peu cette femme, il ne l’avait vue que deux ou trois fois quand un hasard quelconque l’avait appelée au salon, et il avait entendu Charlotte parler souvent de son affectueuse anxiété à son égard. S’être montrée bonne pour Charlotte c’était le meilleur des titres à son estime.

« Cette femme nous sera d’un secours inestimable, pensa-t-il. Son âge, son expérience du traitement des maladies, sa familiarité avec la malade, la rendent éminemment propre à la fonction qu’elle aurait à remplir. Si le docteur Jedd ordonne qu’une garde soit installée auprès du lit de Charlotte, voici la garde qu’il nous faut. S’il est possible de transporter la pauvre enfant souffrante, nous ne pouvons trouver de meilleur chaperon pour la protéger et surveiller son transport. »

Qu’un mariage immédiat fût une mesure sage, Valentin n’en doutait pas, puisque ce mariage, en enlevant toutes chances à Sheldon, faisait disparaître les motifs qui le poussaient au crime. Mais en réfléchissant sur cette grave mesure, Valentin avait à sauvegarder aussi bien la réputation que la sécurité de sa future épouse. Il était résolu à ce qu’il n’y eût pas l’ombre d’un scandale dans ce mariage clandestin, pas une ombre de prise à la méchanceté du scélérat aux espérances duquel ce mariage allait donner le coup de la mort. Il savait, lui qui, dès son plus bas âge, avait connu les vilains côtés de la vie, combien il arrive souvent à l’innocent de porter toute sa vie la peine des folies ou des fautes des autres. Et sur la vie de sa bien-aimée, s’il plaisait à Dieu de la lui conserver, il ne voulait pas qu’une imprudence présente vînt jeter une ombre sur l’avenir.

« Cette femme du comté d’York, avec son esprit subtil et son franc-parler, est de toutes les femmes celle qui est là plus apte à la protéger, pensa-t-il en s’asseyant dans le cabinet de Sheldon où la servante l’avait introduit.

— Mme Woolper vient de monter à l’instant pour se nettoyer, dit-elle, nous avons enlevé les tapis de la salle à manger et du salon pendant que la famille est absente. Voulez-vous prendre la peine d’attendre ? »

Valentin consulta sa montre.

« Je ne puis attendre très longtemps, dit-il, et je vous serai fort obligé si vous voulez bien dire à Mme Woolper que je désire la voir pour une affaire de la plus grande importance. »

La servante partit et Valentin fut laissé tout à l’ennui d’attendre que Mme Woolper se fût nettoyée.

Le cabinet de Sheldon à Bayswater n’offrait pas plus d’intérêt aux yeux de l’observateur que celui de son bureau dans la Cité : des livres bien reliés étaient protégés par les panneaux garnis de glaces de la bibliothèque ; il y avait une table à écrire sur laquelle se trouvait une machiné à peser les lettres, un grand buvard et un encrier en bronze d’un style sévère ; plus loin, sur une forte table de chêne se voyait la presse à copier avec son lourd levier de fer et sa forte vis de pression semblant destinée à extraire tout sentiment spontané des lettres soumises à son action puissante.

C’est dans ce triste réduit que Valentin se promenait de long en large, le cœur rongé par le démon de l’impatience.

Le soleil de juillet frappait sur la fenêtre et les voix des joueurs de crocket qui faisaient leur partie dans les jardins voisins retentissaient dans les airs.

Il y avait donc des jeunes filles jouant au crocket, pendant qu’elle, la rose du jardin, gisait dans son lit, malade à en mourir !… Oh ! pourquoi ne pouvait-il offrir, une hécatombe de ses créatures insignifiantes pour racheter la vie de cette belle entre toutes les belles ?

« Je ne veux pas penser à ces choses, se dit-il. Je ne puis croire à la possibilité de cette séparation. Oh ! non, elle sera sauvée. Contre cette jeune et brillante existence, l’arrêt terrible n’est pas encore prononcé. La Providence a été avec moi aujourd’hui, la Providence me soutiendra jusqu’au bout. »

Il songea combien d’autres hommes étaient arrivés ou il en était alors, ayant en face d’eux le grand inconnu, la crise, le point tournant, le pivot sur lequel la vie elle-même accomplit son mouvement de rotation. La pendule de la puissante horloge va, vient par un mouvement solennel, chaque vibration marque un mouvement, à chaque moment les destinées de l’homme franchissent un pas inexorable. Et quelle est la fin de tout ? Vers quel but le porte chacun de ces pas accomplis sans retour ?

Valentin se rappela des oracles virgiliens, les inductions que les Wesleyens tiraient des textes de la Bible.

Ah ! ne pourrait-il pas obtenir une réponse à la question qui s’était emparée de son esprit ? il obtiendrait une réponse… quelque oracle menteur… peut-être serait-ce une voix du ciel… un apaisement momentané de la tempête de doute qui grondait dans sa poitrine.

« Je doute que Sheldon ait jamais possédé une Bible ou une Énéide, se dit-il en cessant tout à coup de se promener dans la chambre. J’ouvrirai le premier livre qui me tombera sous la main, et dans la première ligne qui s’offrira à mes regards je trouverai un augure. »

Il regarda dans le cabinet.

Derrière les glaces de la bibliothèque d’acajou apparaissaient à ses regards, Hume, Smollet, Shakespeare, Walter Scott, et parmi ces ouvrages une grande et belle Bible de famille.

Mais la bibliothèque était fermée à clef. Dans le cabinet de Sheldon il ne paraissait pas y avoir d’autres livres…

Si, dans-un petit casier installé dans la saillie formée par la cheminée, il y avait trois rangées de gros volumes in-4° reliés en vert sombre.

Ce que pouvaient contenir ces volumes, Valentin l’ignorait, et le fait même de cette ignorance ne les rendait pas plus propres au but qu’il se proposait.

Puiser une phrase dans ces volumes qui lui étaient totalement inconnus, c’était s’aventurer dans une obscurité plus profonde que celle que lui offrait l’Énéide ou la Bible, ouvrages qui lui étaient familiers et avec lesquels la connaissance qu’il avait de leurs textes pouvait involontairement lui fournir les moyens d’influencer l’oracle.

Il s’avança vers le casier et il promena son doigt sur le dos des volumes les yeux fixés du côté de la fenêtre.

« Le premier obstacle que rencontrera ma main déterminera le choix du volume, » se dit-il.

Il passa aisément sa main sur les volumes de la première tablette, tout aussi aisément sa main glissa sur ceux de la seconde tablette, et il commençait à douter de l’efficacité du moyen qu’il avait pris pour déterminer son choix ; mais en parcourant la troisième rangée de livres, sa main fut arrêtée au milieu de la tablette par un titre qui était en saillie d’un pouce sur tous les autres.

Il prit le volume et l’apporta sur la table, toujours sans le regarder, puis une étrange frayeur superstitieuse se mêlant dans son esprit à la honte qu’il éprouvait de sa folie dont il avait conscience, il regarda la page qui était devant lui.

La ligne sur laquelle ses yeux se portèrent était l’entête d’une lettre. Elle était d’un caractère plus gros que le reste de la page et il se l’expliquait tout naturellement, pendant que debout à une petite distance de la table ses regards s’arrêtèrent sur le livre ouvert qui y était posé.

Cette ligne contenait ceci :

DU PEU DE CERTITUDE QU’OFFRE LA GAZE DE CUIVRE COMME AGENT POUR DÉCOUVRIR LA PRÉSENCE DE L’ARSENIC.

Le livre était un volume de La Lancette, ayant vingt années de date.

« Quel oracle ! » pensa Valentin, riant de sa folie, et avec un certain sentiment de soulagement.

Dans tout ce qui a un rapport quelconque avec les puissances invisibles se cache un sentiment de terreur pour les cœurs des faibles humains. Il avait fait un appel à ces puissances invisibles, et l’oracle dans lequel il croyait à demi, avait tourné à sa confusion ; il était heureux de voir que cette ligne ne signifiait rien.

Et pourtant, dans le titre de cette communication scientifique, émanant d’un toxicologiste distingué, il y avait quelque signification sinistre. C’était la lettre d’un grand chimiste démontrant le peu de certitude qu’offraient les moyens de découvrir la présence d’un certain poison : c’était un de ces articles qui, tout en venant en aide à la science, peuvent aussi servir les sombres desseins de l’empoisonneur, en lui apprenant les forces qu’il peut avoir à combattre et en lui fournissant des armés pour en triompher.

Il est inutile de nous appesantir sur le contenu de cette lettre, la première d’une série de communications sur le même sujet.

Valentin la lut avec un vif intérêt. Pour lui, elle avait une terrible importance dans ses rapports avec le passé et avec le présent.

« J’ai laissé le livre s’ouvrir tout seul et il s’est ouvert à la page où se trouve cette lettre… S’ouvrirait-il encore au même endroit ? »

Il répéta l’expérience, et le-livre s’ouvrit à la même page. Il recommença une troisième fois, plusieurs fois, et toujours le même résultat se produisit.

Après cela, il examina le livre, et il reconnut qu’il avait été tenu ouvert à cette page par un lecteur, qui s’était fortement appuyé sur le volume.

Il se livra à un examen plus attentif, et il trouva en plusieurs endroits de faibles marques faites au crayon pour souligner certains passages, marques qu’on avait cherché à effacer autant que possible.

La déduction à tirer de ces petits faits n’était que trop claire pour Valentin : un lecteur avait longuement médité et étudié ces passages.

Pouvait-il douter que ce lecteur ne fût l’homme en la possession duquel il trouvait le livre, l’homme qui ce jour-là même lui avait été positivement dénoncé comme un empoisonneur ?

Il feuilleta le volume et cet examen rapide lui révéla un second fait, tout aussi concluant que le premier.

Une vieille enveloppe marquait l’endroit où se trouvait un article sur la coïncidence des mêmes symptômes comme diagnostiques de certaines fièvres lentes et l’empoisonnement par certains poisons.

Là, le volume s’ouvrait également de lui-même et une tache d’encre sur la page semblait indiquer que le volume avait servi d’appui à une personne qui avait pris des notes sur le contenu de l’article.

Ce n’était pas tout.

La vieille enveloppe qui avait marqué la place où il se trouvait avait en elle-même sa sinistre signification : le timbre de la poste portai la date de l’année et du mois dans lesquels le père de Charlotte était mort.

Pendant que le volume était encore ouvert entre ses mains, la porte s’ouvrit soudain et Nancy entra.

Elle avait fait attendre Valentin plus d’une demi-heure. Il ne restait plus, à ce dernier qu’une demi-heure à peine pour rompre la glace existant naturellement entre deux personnes qui sont entièrement étrangère l’une à l’autre et sonder les profondeurs du caractère de cette femme.

Si elle était venue à lui plutôt, quand son plan d’action était clairement tracé, il aurait procédé avec une lenteur prudente et raisonnée ; mais arrivant maintenant que son esprit, troublé par la découverte de nouvelles preuves de la culpabilité de Philippe, flottait entre le passé et le présent, elle le prit hors de garde et il entra ex abrupto dans le sujet qui absorbait toutes ses pensées.

Les yeux de Nancy allaient du visage de Valentin au livre ouvert devant lui sur la table, et sa physionomie trahissait une vague terreur.

« Je regrette de vous avoir fait attendre si longtemps, monsieur, mais j’ai nettoyé les grilles et les garde-feux, et j’avais le visage et les mains aussi noirs que ceux d’un ramoneur. J’espère qu’il n’est rien survenu de fâcheux là-bas au bord de la mer, où mademoiselle…

— Tout ce qu’il y a de plus fâcheux, Mme Woolper, le mal est désespéré, presque irréparable ; Mlle Halliday est mal, très mal, condamnée à mourir, si elle reste confiée à la garde de votre maître.

— Miséricorde ! monsieur Haukehurst ; que voulez-vous dire ? »

La terreur qui était peinte sur son visage n’avait plus rien de vague ; elle avait pris corps et substance : c’était la terreur la plus affreuse que jamais physionomie humaine ait pu exprimer.

« Je veux dire que votre maître connaît mieux les agents qui tuent que ceux qui guérissent. Le père de Charlotte, quand il arriva chez Sheldon, était un homme bien constitué et dans toute la force de l’âge ; il fut pris dans sa maison d’une maladie sans nom et mourut entouré des soins attentifs de son vigilant ami. Les mêmes soins entourent le lit de mort de Charlotte et elle est mourante.

— Mourante !… Oh ! monsieur, pour l’amour du ciel, ne dites pas cela !

— Elle est mourante, et comme son père elle va mourir de la main de Sheldon.

— Oh ! monsieur… monsieur Haukehurst, s’écria la vieille femme en tendant des mains suppliantes vers l’accusateur de son maître, ce n’est pas vrai… ce n’est pas vrai… Pour l’amour de Dieu, ne me dites pas qu’une pareille chose est vraie ! Je lui ai donné mes soins quand il était au maillot, monsieur, et il n’y a pas jusqu’à la peine qu’il m’a donnée qui ne me l’ait rendu plus cher. J’ai veillé la nuit auprès de lui chaque fois qu’il était malade, ce qui arrivait souvent, et j’ai entendu la vieille horloge de l’église de Barlingford sonner toutes les heures de la nuit. Oh ! si j’avais su que pareille chose dût jamais lui arriver, je voudrais qu’il fût mort dans le petit berceau où il reposait et où il semblait si innocent. Je vous dis, monsieur, que cela ne peut pas être vrai. Son père et sa mère ont vécu honorés et respectés dans Barlingford pendant de longues années ; son grand-père et sa grand’mère avaient avant eux joui de la même estime. Il n’y a pas de nom plus honorable dans nos pays que celui de Sheldon. Et vous pensez qu’un pareil homme a pu empoisonner son ami ?

— Je n’ai pas parlé de poison, madame Woolper, » dit Valentin d’un ton sévère.

Cette femme avait tout connu et elle avait gardé le silence comme les autres.

Pour Valentin, il y avait une inexprimable horreur dans cette pensée qu’un crime avait pu être froidement perpétré au vu et au su de plusieurs personnes, et qu’aucune voix ne s’était élevée pour dénoncer l’assassin.

« Et voilà notre civilisation moderne ! se dit Valentin à lui-même Qu’on me donne le désert et les jungles. Les fils de Bowanie ne sont pas pires que Sheldon, mais on se tient en garde contre eux. »

Nancy le regardait avec effroi… Il n’avait pas parlé de poison… Mais alors n’avait-elle pas trahi son maître ?

Valentin vit qu’elle avait su ou fortement soupçonné les causes de la mort de Halliday, et que, par conséquent, il obtiendrait facilement toute l’assistance qu’il attendait d’elle.

« Madame Woolper, il faut m’aider à sauver Charlotte, dit-il avec autorité. Vous n’avez rien fait pour tenter de sauver son père, quoique soupçonnant les causes de sa mort. J’ai vu aujourd’hui M. Burkham, le médecin qui a donné ses soins à M. Halliday, et c’est de sa bouche que j’ai appris la vérité. J’ai besoin que vous m’accompagniez à Hastings pour prendre place comme garde-malade au chevet du lit de Charlotte. Si M. Sheldon soupçonne que vous ayez connaissance du passé, ce dont je ne doute pas (un regard jeté sur le visage de la gouvernante le convainquit qu’il ne se trompait pas), vous êtes entre toutes la personne qu’il convient de charger de la garde de cette chère fille. Votre rôle ne sera pas difficile, si nous pouvons enlever la malade et la soustraire au pouvoir de cet homme. Dans le cas contraire, votre tâche consistera à empêcher que toute nourriture, toute potion touchées par la main de cet homme, s’approche de ses lèvres. Vous pourrez vous en acquitter. Ce n’est qu’une question de tact et de fermeté. Nous aurons un des plus grands docteurs de Londres pour nous guider. Voulez-vous venir ?

— Je ne crois pas que mon maître ait empoisonné son ami, dit Nancy avec obstination, et je ne veux pas le croire. Vous ne pouvez pas me forcer de penser mal de celui que j’ai aimé quand il était un petit et innocent enfant que je portais dans mes bras. Qui êtes-vous, vous et votre beau docteur de Londres, qui était un pauvre homme, s’il m’en souvient bien, pour que je vous croie sur parole, contre mon maître ? Si ce jeune homme pensait que M. Halliday avait été empoisonné que ne parlait-il, comme un homme, alors ? Belle besogne, ma foi, que de venir relever ce fait à la charge de mon maître, dix ans après. Quant à la jeune demoiselle, c’est une douce et bonne créature, la plus douce et la meilleure qui ait jamais existé, et je ferais tout pour la servir mais je ne pense pas, je ne puis pas penser que mon maître voudrait toucher à un cheveu de sa tête. Qu’y gagnerait-il ?

— C’est son affaire. Il a gagné à la mort de Halliday, et tenez pour certain qu’il a pris ses dispositions pour gagner à la mort de la fille de Halliday.

— Je n’y crois pas, » répéta la femme avec la même opiniâtreté.

Haukehurst n’était nullement préparé à une telle résistance. Il regarda à sa montre. La demi-heure était presque expirée… Il ne lui restait plus que fort peu de temps pour la décider.

« Grand Dieu ! s’écria-t-il, à quel argument avoir recours pour émouvoir le cœur endurci de cette femme ? »

Quel argument, en effet ? il n’en connaissait pas de plus forts que ceux dont il avait fait usage. Il resta un moment indécis et découragé, les yeux fixés sur sa montre et ne sachant ce qu’il allait faire.

Pendant que Valentin était dans cet état de perplexité, la cloche extérieure sonna violemment et presque aussitôt on entendit le grincement de la roue d’une voiture contre la borne qui protégeait la grille d’entrée.

Nancy regarda dans l’antichambre.

« C’est le maître, cria l’une des servantes sortant de la salle à manger toute en désordre, et Madame, et Mlle Halliday, et Mlle Paget, toute la maison enfin !

— Charlotte ici ! s’écria Valentin. Vous rêvez, ma fille.

— Et vous me disiez quelle était mourante ! dit Nancy avec un air triomphant. Qu’est-ce que devient maintenant votre belle histoire ?

— C’est Mlle Halliday, cria la servante en ouvrant la porte. Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle en retournant la tête dans l’antichambre avec une expression chagrine, comme elle paraît mal ! »

Valentin se précipita sur la grille. Oui, il y avait là deux voitures, dont l’une contenait les bagages ; les deux cochers étaient affairés contre les portières de leurs véhicules ; un petit groupe de passants s’était formé et attendait pour voir descendre la malade. C’était presque aussi lugubre qu’un enterrement.

« Oh ! qu’elle est pâle ! s’écria une jeune fille avec un enfant dans ses bras.

— Elle est mourante, la pauvre enfant, » dit une femme de manière à être entendue de celle qui était près d’elle.

Valentin se jeta au milieu du groupe de curieux, écarta la jeune fille qui portait l’enfant et la servante qui s’était précipitée à sa suite, Sheldon, le cocher, et tous ceux qui se trouvaient là ; et un instant après Charlotte était dans ses bras et il la portait dans l’intérieur de la maison.

Il croyait faire un rêve et toute cette force exceptionnelle, que l’on sent quelquefois dans les rêves, Valentin la sentait en lui.

Il transporta son cher fardeau dans le cabinet, suivi par Sheldon et Diana.

Le visage qui était appuyé sur son épaule était d’une blancheur qui tranchait d’une manière frappante sur le drap bleu foncé de son habit, la main qu’il serrait dans la sienne, ah ! comme elle était faible et sans ressort.

« Valentin, dit la jeune fille d’une voix endormie et en levant les yeux sur son visage, est-ce vous ?… j’ai été si malade, si fatiguée, qu’ils ont voulu me ramener ici, pour être plus près des docteurs, a dit papa. Croyez-vous qu’il y ait des docteurs capables de me guérir ?

— Oui, chère, avec l’aide de Dieu ! Je suis heureux qu’on vous ait ramenée ici. Et maintenant il faut que je me sauve, dit-il après avoir installé Charlotte dans le fauteuil de Sheldon, je ne serai absent que fort peu de temps, ma chérie. J’ai vu un docteur dans lequel j’ai plus de confiance qu’en M. Doddleson. Je vais le chercher, ma chérie, ajouta-t-il tendrement, en sentant une faible pression de sa main qui cherchait à le retenir. Je ne serai pas long. Pensez-vous que je ne m’empresserai pas de revenir auprès de vous ? Ma bien-aimée, quand je serai revenu près de vous, j’y resterai et pour toujours.

Elle était trop malade pour remarquer le sens de ces paroles, tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle y trouvait plaisir.

Il se précipita hors de la chambre. En moins d’une heure il devait être à l’embarcadère du Pont de Londres, où, selon toutes les probabilités, le train de cinq heures emporterait le docteur Jedd à Saint-Léonard et c’est dans le docteur Jedd qu’il plaçait son principal espoir.

« Me croyez-vous, maintenant ? demanda-t-il à Nancy en traversant l’antichambre.

— Oui, répondit-elle à voix basse, et je ferai ce que vous attendez de moi. »

Elle prit la main du jeune homme dans sa main ridée et la serra vigoureusement.

Il sentit que dans cette ferme pression il y avait une promesse aussi sacrée que les serments les plus solennels enregistrés sur cette terre.

Il rencontra Sheldon sur la seuil et passa devant lui sans lui dire un mot. Le temps pouvait venir où il aurait besoin de dissimuler ses pensées sous un masque de civilité hypocrite envers cet homme ; mais il ne s’y était pas encore préparé.

À la grille, il trouva George.

« Qu’arrive-t-il ? demanda l’homme de loi.

— Avez-vous envoyé votre message ?

— Oui, j’ai adressé un télégramme à Philippe.

— C’est de la peine perdue. Il l’a ramenée à la maison.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Qui sait ?… Plaise à Dieu qu’il ait fait un faux calcul. J’ai bien examiné Charlotte et le mal n’a pas empiré. Je vais chercher le docteur Jedd.

— Et vous ne craignez pas que Philippe ne flaire le piège ?

— Je ne crains plus rien de lui désormais. S’il n’est pas trop tard pour la sauver, nous la sauverons. »

Il ne s’arrêta pas plus longtemps et s’élança dans son cab.

« À l’embarcadère du Pont de Londres ! Il faut que nous y soyons un quart d’heure avant cinq heures, » dit-il au cocher.

George n’alla pas plus loin que la grille, sur les domaines de son frère.

« Je me demande si les gens de Barrow feront suivre le télégramme, pensa-t-il. Cela serait peu agréable pour Orcott. Mais il y a dix à parier contre un qu’ils n’en feront rien. La condition normale de tout loueur de logements meublés dans les localités sur les bords de la mer est un état qui touche de très près à l’idiotisme. »

LIVRE NEUVIÈME

DANS LA FOURNAISE

CHAPITRE I

QUELQUE CHOSE DE TROP

« Ce jeune homme est-il fou ? » demanda Sheldon.

Et il rentra dans son cabinet dès que Valentin eut passé devant lui dans l’antichambre.

La question n’était adressée à personne en particulier, et Diana, qui se trouvait près de la porte par laquelle entrait Sheldon, prit sur elle d’y répondre.

« Je pense qu’il est bien tourmenté, dit-elle à voix basse.

— Qu’est-ce qui l’a amené ici, juste en ce moment ; il ne savait pas que nous dussions revenir à la maison ? »

Nancy se chargea de répondre.

« Il était venu chercher quelque chose pour Mlle Charlotte, quelques livres qui sont dans sa bibliothèque. On ne les lui avait pas envoyés, et il venait dire qu’on les lui fît parvenir.

— Quels livres ? » murmura Charlotte.

Une pression de la main de Nancy l’empêcha d’en dire davantage.

« Je n’ai jamais rencontré personne ayant aussi peu d’empire sur lui-même, dit Sheldon. S’il est dans l’intention d’aller et de venir ainsi dans ma maison, je mettrai complètement fin à ses visites. Je ne puis souffrir cette manière d’agir. Pour Charlotte, le calme est indispensable ; et si la présence de M. Haukehurst est une occasion de bruit et d’émotion, M. Haukehurst ne franchira plus le seuil de ma maison. »

Il parlait avec une colère contenue et avec un effort si évident pour ne pas la laisser éclater, qu’il semblait que son indignation contre Valentin n’était pas une irritation ordinaire.

Charlotte saisit ses dernières paroles.

« Cher papa, dit-elle d’une voix défaillante, je vous en prie, ne vous fâchez pas contre Valentin ; il est si inquiet à mon sujet.

— Je ne suis pas fâché contre lui… mais tant que vous êtes malade, je veux la tranquillité à tout prix.

— Alors vous n’auriez pas dû ramener Charlotte ici, s’écria Georgy d’un ton lamentable, car de toutes les misères de la vie, il n’y en a pas de plus terrible que de rentrer dans une maison qui subit un nettoyage à fond. Il avait été convenu entre Nancy et moi qu’un nettoyage général serait fait pendant notre séjour sur le bord de la mer. Nous devions rester absents quinze jours et à notre retour nous aurions tout trouvé en ordre et propre. Mais voilà que nous revenons moins d’une semaine après notre départ et tout est sens dessus dessous. Où allons-nous dîner, je n’en sais rien. Quant aux tapis, ils sont tous partis pour qu’on les batte, et Nancy me dit qu’on ne les rapportera pas avant vendredi.

— Nous pouvons vivre sans tapis, répondit Sheldon d’un ton dur. Je suppose qu’on s’est occupé de la chambre de Mlle Halliday ? ajouta-t-il en s’adressant à Nancy. – Pourquoi n’allez-vous pas voir ce que les filles font là-haut ?

— Sarah sait ce qu’elle a à faire. Les chambres à coucher ont été faites les premières, et il ne manque rien dans celle de Mlle Charlotte. ».

Sheldon se laissa tomber l’air fatigué sur une chaise : il était pâle et défait.

Pendant le voyage, il ne s’était pas un instant ralenti dans ses attentions pour la malade, mais le voyage avait été fatigant, car Charlotte était très malade, si malade qu’elle était incapable de songer à épargner la peine des autres.

Les faiblesses, les vertiges, les demi-évanouissements, la démarche chancelante ressemblant plus à l’ivresse qu’à la faiblesse, les voiles sur la vue, tous les pires symptômes de son étrange maladie s’étaient manifestés d’une façon plus alarmante à chaque heure.

Mme Sheldon et Diana s’étaient prononcées contre le voyage, Mme Sheldon avec tout le sérieux dont elle était capable, Diana avec autant d’insistance qu’elle pouvait mettre dans la discussion d’une question où sa voix avait aussi peu de poids.

Mais sur ce point, Sheldon était resté inflexible.

« Elle sera mieux à Londres, dit-il résolument. Cette excursion au bord de la mer était une fantaisie de ma femme, et comme beaucoup d’autres des fantaisies de ma femme, elle a entraîné pour moi des dérangements et de la dépense. Comme de raison, je sais que Georgy a cru agir pour le mieux, ajouta-t-il à un « Oh ! Philippe ! » arraché sur le ton du reproche à Mme Sheldon. Mais toute cette affaire a été une erreur. Nous n’étions pas plutôt installés confortablement ici que M. Haukehurst se met dans la tête de se montrer ridiculement alarmé au sujet de Charlotte et veut amener une demi-douzaine de docteurs auprès du lit de la pauvre enfant, au risque d’un inévitable péril, car dans une maladie où il y a faiblesse mentale, toute apparence d’alarme ne peut produire que du mal. »

Ceci dit, Sheldon ne perdit pas de temps pour prendre toutes ses dispositions pour le voyage : une voiture fut commandée, tous les préparatifs furent faits pour le confortable de la malade, tout ce que la prévoyance la plus attentive ou la bonté pouvait suggérer fut fait, mais la cruauté qu’il y avait à imposer le voyage en lui-même à la malade n’en était pas moins évidente.

Georgy se lamentait piteusement sur tous les embarras que cela allait causer.

Diana s’inquiétait peu de ces détails, mais elle était indignée contre le beau-père de Charlotte et elle ne cherchait pas à dissimuler son indignation.

Ce ne fut pas sans avoir tenté de résister à l’autorité de Sheldon que Mlle Paget succomba dans son opposition : elle en appela à Mme Sheldon.

« Chère madame Sheldon, je vous supplie de ne pas souffrir le déplacement de Charlotte, dit-elle du ton le plus sérieux. Vous ne savez pas à quel point elle est malade, M. Sheldon ne le sait pas non plus, sans cela il ne prendrait pas un pareil parti. Comme sa mère, votre autorité est supérieure à la sienne, vous n’avez qu’à dire qu’elle ne sera pas emmenée de cette maison dans l’état de prostration et de maladie où elle se trouve.

— Je n’ai qu’à dire, répéta Mme Sheldon d’un ton dolent. Ah ! Diana, comment pouvez-vous dire pareille chose ? Que penserait M. Sheldon si je me mettais en opposition avec sa volonté et si je déclarais que Charlotte ne bougera pas d’ici. Lui qui est si plein de sollicitude et si savant. Je puis le dire, sa conduite envers ma pauvre Charlotte est positivement admirable. Jamais je n’ai vu pareille anxiété. Mais il semble avoir vieilli de dix ans depuis le commencement de sa maladie. On parle des beaux-pères, on dit ceci, on dit cela, au point qu’une pauvre veuve est effrayée de se remarier ; mais je ne crois pas qu’un véritable père aurait pu être plus prévoyant et plus rempli de soins pour sa fille que Philippe l’a été pour Charlotte. Et, en récompense, il faudrait que je me mette aujourd’hui en opposition avec lui quand il dit que ce voyage est pour le bien de Charlotte et qu’elle sera plus près des docteurs, si elle a en effet besoin des soins d’habiles docteurs ! Vous ne savez pas l’expérience qu’il a et comme il est réfléchi. Je n’oublierai jamais sa bonté pour le pauvre Tom.

— Oui, s’écria Diana avec impatience. Mais M. Halliday est mort.

— Oh ! Diana !… gémit Georgy. Je ne croyais pas que vous seriez assez peu charitable pour me rappeler cela.

— Je ne veux vous rappeler qu’une chose, c’est que, M. Sheldon n’est pas infaillible. »

Sheldon entra sur ces entrefaites et Diana sortit indignée contre cette faible créature à laquelle aucune crise, aucun danger ne pouvaient donner un peu de force d’esprit et de volonté.

« Une brebis saurait combattre pour défendre son agneau, pensa-t-elle avec colère. Mme Sheldon est au-dessous d’une brebis. »

C’était la première fois qu’elle avait une pensée malveillante pour cette pauvre âme faible, et sa colère se changea vite en pitié pour la malheureuse nature de Mme Sheldon, si complètement dominée par le joug qu’elle subissait.

Elle n’essaya plus de résister et elle se rendit dans la chambre de Charlotte pour tout préparer pour le voyage.

« Oh ! pourquoi ce voyage, chère ? dit Charlotte d’un ton plaintif. Je suis trop malade pour être transportée.

— C’est pour votre bien, ma chérie. M. Sheldon veut que vous soyez à proximité des grands médecins, qui vont vous rendre la forcé et là santé.

— Il n’y a pas de médecin qui puisse faire ce miracle. Laissez-moi ici, Diana ; priez papa de me laisser ici. »

Diana cacha son visage derrière l’épaule de la malade. Ses larmes l’étouffaient. Contenir, l’explosion de la douleur, était une torture presque impossible à endurer ; mais elle sut cacher toute trace de colère et de chagrin, et elle ne songea qu’à aider la voyageuse à supporter les fatigues du voyage.

 

*    *    *

 

Charlotte était étendue sur un sofa, dans sa chambre à coucher, ayant auprès d’elle Nancy, quand le docteur Jedd arriva.

Il était six heures moins un quart, et le soleil couchant répandait ses rayons dans la chambre.

Le médecin vint avec Valentin et ne demanda pas à voir Sheldon avant de se rendre à la chambre de sa malade ; il dit à la servante qui lui ouvrit la porte de le conduire auprès de Mlle Halliday.

« La garde-malade est auprès d’elle, je suppose ? dit-il à la fille.

— Oui, monsieur… du moins Mme Woolper est avec elle.

— C’est bien. »

Sheldon entendit des voix dans l’antichambre et sortit du petit salon au moment où le docteur montant la première marche de l’escalier.

« Qu’est-ce que cela ?... qu’est-ce que cela ? demanda-t-il à Valentin.

— Je vous ai dit que l’opinion du docteur Doddleson ne me satisfaisait pas, répondit froidement le jeune homme. Monsieur est ici sur ma demande.

— Et de quel droit, je vous prie, vous permettez vous d’amener un docteur de votre choix auprès de ma belle-fille, sans vous être au préalable entendu avec moi ?

— Du droit que me donne l’amour que j’ai pour elle. Je ne suis pas satisfait du traitement médical que votre belle-fille a reçu dans cette maison, monsieur Sheldon, et j’éprouve le besoin d’être satisfait. Mlle Halliday est quelque chose de plus que votre belle-fille, veuillez vous le rappeler, elle est ma fiancée. L’opinion du docteur Jedd aura plus de poids pour moi que celle du docteur Doddleson. »

En entendant le nom de Jedd, Sheldon tressaillit légèrement.

C’était un nom qu’il ne connaissait que trop bien, un nom qu’il avait vu figurer parmi ceux des experts chargés de faire leur rapport dans le grand procès criminel de Fryar, dont les comptes-rendus avaient exercé sur lui une horrible fascination : il s’était figuré être à la place de Fryar l’empoisonneur et cette idée avait fait courir un frisson glacé dans ses veines. Mais l’instant d’après il s’était dit : « Je ne suis pas un imbécile comme ce Fryar, et je ne me suis pas exposé aux risques qu’il a courus. »

À ce nom de Jedd, le même frisson glacé courut de nouveau dans ses veines. Son ton de colère contenu fit place à une politesse presque servile.

« J’ai l’honneur de connaître le docteur Jedd de réputation, et je retire mes observations contre votre manière de procéder, mon cher Haukehurst, quoique je sois sûr que le docteur sera d’accord avec moi que cette manière d’agir est absolument contraire à l’étiquette professionnelle, et que M. Doddleson aura le droit de s’en trouver offensé.

— Il y a des cas où l’on ne songe guère à l’étiquette, dit le docteur Jedd. Je serai heureux de me rencontrer demain matin avec le docteur Doddleson, mais M. Haukehurst m’a paru si désireux que je visse Mlle Halliday ce soir, que je me suis décidé à écarter toute question de cérémonie et à venir avec lui.

— Je ne puis blâmer son désir de s’assurer une opinion aussi précieuse. Une seule chose m’étonne, c’est la bonne étoile qui l’a guidé vers un aussi excellent conseiller. »

Le regard de Sheldon allait du docteur Jedd à Valentin, en disant cela : leurs physionomies ne lui en apprenaient pas davantage qu’une simple feuille de papier blanc. Le visage de Valentin était sombre et triste ; mais cette sombre tristesse s’expliquait tout naturellement par le chagrin qu’il éprouvait.

« Je vais vous conduire immédiatement à la chambre de ma belle-fille, dit-il au médecin.

— Je pense qu’il vaut mieux que je voie la jeune personne, seul, répondit froidement le docteur, c’est-à-dire en présence de sa garde-malade.

— Comme il vous plaira, » dit Sheldon.

Il rentra dans son cabinet.

Georgy était là assise dans un coin et faisait entendre de faibles gémissement. Près d’elle était Diana, muette et triste.

Une tristesse lugubre, comme celle de la tombe, régnait dans toute la maison.

Sheldon se jeta sur un siège avec un geste d’impatience ; il avait traité légèrement l’inconvénient de l’enlèvement des tapis, mais il commençait à en comprendre le désagrément.

La présence de ces deux femmes dans son cabinet lui était insupportable. Il lui semblait qu’il n’y avait pas dans la maison une seule pièce où il pût être seul, et jamais il n’avait eu plus cruellement besoin de méditer dans la solitude qu’en ce moment.

« Voyez à ce qu’on nous fasse dîner quelque part, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de tapis, dit-il à sa femme. Il nous faut une pièce pour dîner, et je ne puis vous garder ici. J’ai des lettres à écrire. »

Mme Sheldon et Diana comprirent à demi-mot.

« Il est certain que je n’ai que faire ici, ou partout ailleurs, s’écria Georgy d’un ton lamentable. Je suis si malheureuse au sujet de Charlotte, que si je pouvais me coucher et mourir ce serait un soulagement pour moi. C’est véritablement une dérision de parler de dîner dans un moment comme celui-ci. C’est juste comme au temps de la maladie de mon pauvre Tom… où l’on faisait cuire des volailles et toutes sortes de choses dont personne ne mangeait.

— Pour l’amour du ciel, allez-vous-en, s’écria Sheldon avec colère ; votre caquetage perpétuel est une torture pour moi. ».

Georgy s’empressa de sortir, suivie par Diana.

« Vîtes-vous jamais quelqu’un d’aussi tourmenté ? s’écria Mme Sheldon, avec une sorte d’orgueil.

— Je préférerais voir M. Sheldon moins inquiet !… » répondit Diana gravement.

CHAPITRE II

L’OPINlON DU DOCTEUR JEDD

Resté seul, Sheldon respira plus librement : il marchait dans sa chambre attendant l’apparition du docteur ; et presque à chaque tour il regardait la pendule de la cheminée.

Comme sa marche lui paraissait affreusement lente en ce moment ! Comme ce Jedd restait longtemps dans la chambre de la malade ! Et pourtant son séjour n’avait pas été long, c’est Sheldon qui avait perdu la faculté, de mesurer le temps.

Où était Valentin ?

Sheldon ouvrit la porte de son cabinet et regarda dans la salle d’entrée, il y avait une personne sur les marches de l’escalier.

L’amoureux attendait l’arrêt du médecin.

Une porte s’ouvrit sur le palier du premier étage et le docteur descendit l’escalier. Sheldon s’avança au-devant de lui.

« Je serais heureux de connaître votre opinion, » dit-il avec calme.

Le docteur le suivit dans son cabinet.

Valentin avait suivi le docteur, à la grande surprise que celui-ci ne chercha pas à dissimuler.

« M. Haukehurst est très anxieux d’entendre ce que j’ai à dire, dit le docteur Jedd. Et en réalité je n’y vois aucun empêchement.

— Si vous n’avez pas d’objection à faire à la présence de M. Haukehurst, je ne puis en avoir aucune, répliqua Sheldon. Je dois cependant confesser que votre manière d’agir me semble tout-à-fait exceptionnelle et…

— Oui, monsieur Sheldon, mais c’est que, voyez-vous, le cas qui nous occupe est lui-même tout-à-fait exceptionnel, dit le médecin gravement.

— Vous le pensez ?

— Positivement. La jeune dame est en extrême danger…, oui, monsieur Sheldon, en extrême danger. L’erreur commise en la faisant voyager aujourd’hui est une erreur que je ne saurais trop condamner. Si vous aviez voulu tuer votre belle-fille, vous pouviez difficilement trouver un moyen plus efficace pour obtenir ce résultat. Sans aucun doute vous avez été guidé par les meilleures intentions. Je regrette seulement que vous ayez agi sans l’avis d’une personne compétente.

— Je croyais agir pour le mieux, » répondit Sheldon presque machinalement.

Il essayait de se rendre compte de la signification exacte des paroles du docteur. Exprimait-il seulement son mécontentement pour une erreur causée par l’ignorance ou la stupidité, ou fallait-il chercher un sens plus fatal dans ses paroles ?

« Vous me confondez, dit le spéculateur ; vous me confondez positivement, par votre manière d’envisager l’état de ma belle-fille. Le docteur Doddleson n’appréhendait aucun danger. Il a vu notre chère enfant dimanche matin… hier matin, ajouta Sheldon frappé d’étonnement en reconnaissant combien avait été court l’intervalle de temps qui s’était écoulé entre sa promenade dans le jardin de la maison de Barrow avec Valentin et le docteur Doddleson, et le moment présent. »

Pour Valentin la chose était encore plus merveilleuse. Quel abîme entre hier matin et ce soir ! La connaissance de ce qu’était Sheldon, toute l’horreur qui entourait la mort de Halliday, tout cela lui avait été révélé pendant ce court espace.

« Je désirerais voir les prescriptions du docteur Doddleson, » dit le docteur Jedd avec une grave politesse.

Sheldon les tira de son portefeuille d’une main ferme. Ni changement de physionomie, ni tremblement de la main ou de la voix ne trahirent ses appréhensions. Le seul caractère distinctif de ses manières était l’air distrait et machinal d’un homme dont l’esprit est occupé d’autre chose que de la conversation à laquelle il prend part. Toujours prompt à se livrer à des calculs, il était en cet instant critique absorbé par une sorte d’arithmétique mentale. Les chances de découverte… tant.

Un examen rapide de sa position lui disait quelles étaient ces chances. Découverte de la vérité par le docteur Jedd. Oui, peut-être était-ce déjà un fait acquis. Mais pouvait-il résulter un mal actuel pour lui de cette découverte ?

Il calculait les chances pour et contre, et le résultat était en sa faveur.

Que le docteur Jedd pût avoir une opinion faite sur l’état de Mlle Halliday, c’était une chose ; mais cette opinion, la proclamerait-il publiquement ? c’était autre chose.

« Que m’importe son opinion ? se demandait Sheldon, une opinion, ne peut rien dans une affaire ou il faut une certitude. Il a vu la dilatation de la pupille ; mais ce vieil idiot de Doddleson lui-même l’a vue et il en a été effrayé. Mais il n’y a pas de jury en Angleterre qui voudrait faire pendre un homme sur une preuve comme celle-là ; ou si l’on trouvait un jury pour attacher la corde au cou d’un homme en pareille circonstance, le public anglais, la presse anglaise feraient décrocher la corde.

— Éther… ammoniaque… Hum !… hum !… Oui, murmura le docteur Jedd, en regardant une ordonnance. Quinine… oui… eau distillée… » murmura-t-il en regardant une autre ordonnance.

Il la mit de côté avec un air de mépris, puis il prit une plume et écrivit.

« Mon mode de traitement sera tout différent de celui adopté par le docteur Doddleson, dit-il, mais je ne redoute pas la moindre difficulté à amener mon confrère à partager ma manière de voir sur ce cas. »

Pendant qu’il écrivait son ordonnance, Sheldon regardait par-dessus son épaule.

La nature de l’ordonnance lui apprit que le docteur Jedd savait tout. Il l’avait deviné tout d’abord, et la confirmation de ses soupçons ne le troubla pas. Il était devenu plus ferme au contraire, car maintenant il connaissait sa position et les forces qui se mettaient en ligne contre lui.

« Je ne comprends réellement pas la base de votre traitement, » dit-il en continuant à lire par-dessus l’épaule du médecin.

Le docteur Jedd tourna brusquement sa chaise et le regarda en face.

« Est-ce à M. Sheldon le spéculateur ou à M. Sheldon le chirurgien-dentiste que je parle ? » demanda-t-il.

Ceci lui donna un coup : cette allusion à son passé était une atteinte plus directe que celles qu’il avait reçues précédemment.

Son regard alla de Valentin au docteur Jedd et du docteur Jedd à Valentin.

Que voulait dire cette allusion au passé ?

Ce bavard de George avait probablement parlé à son ami de l’ancienne histoire et Valentin avait entretenu le médecin des antécédents de Sheldon.

Était-ce là toute l’explication, ou fallait-il en chercher une autre ?

Quoi qu’il en fût, il fit face au danger caché et il affronta les incertitudes de sa position avec autant de calme que ses certitudes.

« Je n’ai nulle intention d’intervenir dans votre traitement, dit-il avec un très grand calme, mais je me connais un peu en pharmacopée, et j’avoue qu’il m’est impossible de me rendre compte de vos prescriptions.

— Le docteur Doddleson les comprendra parfaitement quand je lui aurai fait connaître mon opinion. Il n’y a pas de temps à perdre. Monsieur Haukehurst, voulez-vous porter cette ordonnance chez le pharmacien et attendre qu’on vous délivre ce que j’ai prescrit ? Mlle Halliday ne saurait prendre trop tôt cette potion. Je serai ici demain matin à neuf heures. Si vous désirez que je voie le docteur Doddleson, vous pourrez sans doute prendre avec lui un rendez-vous pour cette heure.

— L’heure est un peu matinale.

— Il n’y a pas d’heure trop matinale, quand le danger est aussi grand. Peut-être ferai-je bien de me faire conduire chez le docteur Doddleson en rentrant chez moi. Je verrai Mlle Halliday deux fois par jour. J’ai trouvé dans votre gouvernante une personne fort sensée. Elle se tiendra dans la Chambre de la malade et, je vous en prie, pas d’empirisme, pas de remèdes de bonnes femmes. J’ai donné à votre gouvernante toutes mes instructions sur le traitement et sur le régime, et elle a l’ordre de n’admettre personne dans la chambre de la malade. Il y a une tendance marquée au délire et le repos est indispensable.

— C’est ce que j’avais dit moi-même, répondit Sheldon.

— M. Haukehurst veillera à l’exécution de mes prescriptions, continua le docteur Jedd en remettant ses gants. Il est très inquiet de la jeune dame, et il trouvera quelque soulagement à s’employer à son servie. Non, merci, dit-il en écartant la main de Sheldon qui lui offrait le prix de sa visite, j’ai déjà reçu mes honoraires de M. Haukehurst. »

Il ne fut rien dit de plus.

Le médecin souhaita le bonsoir aux deux hommes et regagna son coupé qui devait le ramener chez lui, en passant chez le docteur Doddleson. Il prit rendez-vous avec lui pour le lendemain matin, à la grande satisfaction du vieux médecin qui était tout fier d’être appelé en consultation de concert avec le grand Jedd.

Valentin quitta la maison derrière les talons du docteur. Il y revint vingt minutes après avec la potion. Il ne se présenta pas à la porte d’entrée principale, mais à la petite porte de côté, près de l’office, petite porte par laquelle le boucher et le boulanger venaient apporter leurs fournitures le matin.

« J’ai besoin de voir Mlle Paget, dit-il à la servante qui vint lui ouvrir, et je désire la voir sans déranger M. et Mme Sheldon. Savez-vous où la trouver ?

— Oui, monsieur, elle est dans sa chambre. Je lui ai porté une tasse de thé il y a dix minutes. Elle a gagné un grand mal de tête en s’employant auprès de notre pauvre jeune demoiselle et elle n’est pas descendue pour dîner avec monsieur et madame.

— Voulez-vous la prier de descendre et de venir me parler pendant quelques minutes.

— Ne pouvez-vous entrer et aller la voir, monsieur ?

— Non, je préfère la voir au jardin. »

Il faisait encore jour ; mais les ombres du soir commençaient à envahir les avenues des jardins de Kensington. La grille près de laquelle attendait Valentin ne pouvait pas être vue des fenêtres de la salle à manger ou du salon.

La servante s’empressa d’aller prévenir Mlle Paget, et en moins de cinq minutes Diana parut avec son chapeau et sa capeline de jardin.

« Voulez-vous venir faire un tour avec moi, chère ? demanda Valentin. J’ai quelque chose de sérieux à vous dire.

— Je suis bien anxieuse d’apprendre ce qu’a dit le docteur, » répondit Diana en prenant le bras de Valentin.

La route devant le parc était fort solitaire à cette heure de la soirée, et on était là hors de la vue de Sheldon.

« Dites-moi l’opinion du docteur, Valentin, dit Diana vivement. Regarde-t-il son état comme vraiment sérieux ?

— Oui. Plus sérieux que vous ou moi n’aurions pu l’imaginer, si la Providence n’était pas venue à mon aide pour me faire découvrir la vérité.

— Que voulez-vous dire, Valentin ? »

Il lui fit en quelques mots l’historique de la journée.

Elle l’écouta sans respirer, mais sans pousser une exclamation avant qu’il eût fini.

« C’est horrible ! s’écria-t-elle enfin, mais je crois que c’est très vrai. Il y a beaucoup de choses qui m’intriguaient dans la conduite de cet homme et ceci explique tout. Mais quels motifs peuvent l’avoir poussé à ce crime hideux ?

— Je crois qu’il a un intérêt pécuniaire à sa mort. Je ne comprends pas bien ses motifs. Mais soyez-sûre qu’il a un motif et un motif suffisant. Je me suis laissé abuser au point de croire à l’honnêteté de cet homme, après que j’avais été prévenu. Mais ce n’est pas le moment des regrets. Diana, je compte sur vous pour sauver notre chère amour.

— Il n’est pas trop tard pour la sauver ?

— Le docteur Jedd n’a pas voulu s’expliquer d’une manière positive. Il m’a dit qu’elle est en danger, mais il n’interdit pas tout espoir. Maintenant, écoutez-moi, ma chère amie. Je ne tiens Nancy que par un faible lien. Je pense qu’elle nous sera fidèle, mais je ne suis pas sûr d’elle. L’influence de M. Sheldon est puissante, et Dieu sait quelles concessions il peut obtenir d’elle. Elle est la gardienne ostensible de la chambre de Charlotte, il faut que vous vous arrangiez pour en être la gardienne réelle. Il faut avoir l’œil sur la gardienne. Comment votre chambre est-elle située par rapport à celle de Charlotte ?

— Les deux portes sont juste en face l’une de l’autre.

— La Providence nous favorise. Pouvez-vous veiller sur la porte de Charlotte sans que votre surveillance soit trop apparente ?

— Je le puis.

— Jour et nuit ?

— Jour et nuit.

— Dieu vous récompensera, chère. Sa vie peut être sauvée par votre-fidélité.

— J’en ferais autant pour lui rendre un bien plus petit service.

— Chère fille ! Et maintenant, rentrez dans la maison. Voici la potion. Vous la remettrez entre les mains de Nancy. Elle a reçu ses instructions de M. Jedd, et ces instructions ne laissent pas de place au doute. Si elle permet à M. Sheldon d’altérer les potions où la nourriture de la malade, elle se rend sciemment la complice d’un crime. Je crois qu’on peut avoir confiante en elle.

— Je la surveillerai.

— La charge de fournir les médicaments m’est confiée. Je viendrai ici plusieurs fois par jour, mais il faut que je me prépare pour le moment ou M. Sheldon pourrait m’interdire sa maison. Dans ce cas, je me présenterai à cette porte, je pense que les servantes seront pour moi si vous plaidez pour moi.

— Je suis sûre d’elles.

— Et maintenant, ma chère, allez, la potion est attendue. Je reviendrai dans quelques heures savoir s’il s’est produit un changement en sens favorable. Allez. »

Ils étaient arrivés près de la grille.

Valentin saisit la main que Diana lui tendait, et il resta près de la petite grille jusqu’à ce qu’il l’eût vue disparaître par la porte donnant accès dans la partie de la maison consacrée aux domestiques.

Quand là porté se fut fermée, il s’éloigna lentement. Il avait fait tout ce qu’il lui était possible de faire, et il était arrivé maintenant au moment le plus pénible : celui où il ne lui restait plus qu’à attendre l’issue des événements.

Qu’aillait-il faire ? Rentrer chez lui… boire, manger, dormir ? Lui était-il possible de manger où de dormir tandis que cette précieuse existence flottait entré la vie et la mort ? Il suivait doucement les rues sans fin, sans savoir où il allait. Sans en avoir conscience, il était bousculé par les passants ou il les bousculait ; des enfants le heurtaient à chaque instant. Comme le monde lui paraissait bruyant et affairé. Et elle était mourante !

Il arriva en suivant la grande route au milieu du bruit et de l’animation de Notting Hill. Les boutiques regorgeant de monde et les clameurs de la foule lui semblaient étranges. C’était pour lui comme une cité étrangère. Il continua son chemin, après avoir passé le point où là foule était le plus compacte et il entra dans une petite taverne où il demanda un peu de brandy.

Il y avait un banc près de la muraille faisant face au comptoir et c’est vers ce banc qu’il se dirigea.

« Qu’est-ce que vous avez à me bousculer ainsi, mon jeune monsieur, dit un cocher brutal indigné d’avoir été touché par le coude de Valentin, mais presque aussitôt ce cocher brutal s’était élancé en avant et avait reçu dans ses bras le jeune monsieur. Eh ! bien, jeune homme, où voulez-vous donc aller… Eh ! là-bas, apportez un verre d’eau fraîche, le diable m’emporte s’il n’est pas évanoui ! »

Heureusement Valentin n’était pas évanoui, c’était seulement une défaillance qui l’avait surpris. Il revint à lui après avoir avalé quelques gouttes de brandy qu’on lui avait insinuées dans la bouche à l’aide d’une cuillère et il regarda autour de lui avec des yeux égarés.

« Dieu me damne, si ce n’est pas une défaillance causée par le besoin ! s’écria le cocher. Ils se tiennent raides jusqu’à ce qu’ils tombent, ces gaillards-là, et ils se promènent, élégants comme des Dorsays, avec l’estomac vide. Eh ! quelqu’un ! apportez un morceau de viande froide et servez vite. C’est moi qui régale. »

Valentin leva les yeux, et un léger sourire se dessina sur ses lèvres.

« C’est moi qui paie tout ce qu’il vous plaira de commander, mon ami, dit Valentin en tendant la main au bon cocher. Je n’ai rien mangé depuis hier soir, mais si j’ai jeûné ce n’est pas par manque d’argent. Il y a des peines plus cruelles qu’une bourse vide et j’en sais quelque chose.

— Pardon, monsieur, dit l’homme avec embarras et très honteux de sa bienveillance. Mais voyez-vous, ce n’est pas la première fois que je vois un beau monsieur comme vous, s’évanouir dans la rue par suite d’un jeûne trop prolongé et n’ayant pas un sou dans sa poche. »

CHAPITRE III

NON DORMIT JUDAS

La nuit enveloppa de son ombre la villa de Bayswater, mais le sommeil ne vint pour personne dans toute la maison durant cette nuit-là. Il n’est guère de maison qui n’ait gardé le souvenir de jours et de nuits semblables, pendant lesquels le cours de la vie ordinaire et du temps semble comme suspendu, où tout l’intérêt de l’univers se concentre sur la respiration plus ou moins calme d’un être cher et souffrant.

Ceux qui veillaient dans la maison de Sheldon étaient isolés les uns des autres.

Georgy était dans sa chambre à coucher, la chambre de la malade lui étant interdite, tantôt étendue sur un sofa, tantôt se promenant de long en large, tantôt priant, tantôt pleurant, accablée par sa douleur.

Dans la chambre de la malade il n’y avait qu’elle et Nancy.

Dans la chambre en face Diana veillait, sa porte entr’ouverte, tous les sens surexcités par l’anxiété, l’oreille prompte à saisir le moindre bruit de pas dans l’escalier, le plus léger frôlement d’une porte s’ouvrant ou se fermant à l’étage inférieur.

Seul dans son cabinet, Sheldon était assis devant le bureau où il avait coutume d’écrire : une feuille de papier blanc était placée devant lui, sa main tenait une plume et son regard vague restait fixé sur le casier contenant ses livres, qui se trouvait en face de lui, image vivante du souci.

Les bruits du jour avaient cessé, le silence régnait dans la maison, et il envisageait en face, sa position. Ce n’était pas une petite tâche qu’il avait à remplir, ce n’était pas une difficulté ou un ensemble de difficultés qu’il avait à affronter et dont il devait se rendre maître ; les ennemis armés, nés des dents du dragon qu’il avait semées, il ne fallait pas s’attendre à les voir se combattre les uns les autres, il ne fallait pas espérer les écraser en lançant sur eux des quartiers de roc, ils formaient un cercle effrayant autour de lui, et de quelque côté qu’il se retournât, il voyait le même front d’ennemis invincibles comme la mort.

Qu’avait-il à craindre ?… La découverte d’un crime passé ?… Non, c’était une folle terreur qui l’avait troublé à la mention du nom de Halliday, une frayeur d’enfant. La découverte du crime présent était plus à craindre ; l’œuvre qu’il avait accomplie selon la croyance, était une œuvre dont la preuve ne pouvait pas être faite contre lui.

Mais il y a des crimes dont il suffit d’être accusé pour que cela équivale à une condamnation. Les avocats peuvent plaider, le jury peut l’absoudre, mais l’opinion publique se prononce contre le misérable accusé et son front est pour toujours marqué du stigmate de Caïn.

Sheldon n’envisageait pas sa situation à un point de vue sentimental, mais il se dit qu’être soupçonné d’avoir empoisonné son ami et qu’être accusé d’avoir empoisonné ou tenté d’empoisonner sa belle-fille, c’était pour lui la ruine… une ruine sociale et commerciale… une ruine complète et irréparable.

Après avoir ainsi regardé en face l’ennemi armé qui se dressait devant lui, il passa à un autre ennemi caché.

Qu’arriverait-il si Charlotte se rétablissait et s’il échappait au soupçon publiquement révélé, car de l’opinion intime du docteur Jedd, il avait fort peu de souci. Qu’arriverait-il alors ?

Son terrible adversaire leva sa visière et il reconnut en lui la ruine commerciale.

Si dans quelques semaines il n’avait pas à sa disposition huit ou dix mille livres, sa perte comme membre du monde financier était inévitable.

La mort de Charlotte lui donnerait les moyens de se procurer cette somme sur les polices d’assurances souscrites par elle et dont, aux termes de son testament, il devait, hériter : les compagnies d’assurance ne se presseraient probablement pas de liquider ses droits, mais il avait toutes les facilités possibles pour obtenir de l’argent sur de bonnes garanties, et il pouvait compter sur une forte somme en argent comptant, en cas de mort de Charlotte.

Mais. Si elle ne mourait pas ? si cette langueur sans nom, cette atrophie mystérieuse, combattues vigoureusement par le docteur Jedd, cédaient, et si la jeune fille devait vivre ? Qu’arriverait-il ?

Un spasme convulsif contracta le rude visage de l’homme d’argent au tableau qu’il se fit du résultat de sa déconfiture.

Il vit une foule affairée réunie dans la Bourse, il entendit le murmure de voix nombreuses, le bruit monotone des portes retombant après l’arrivée de nouveaux arrivants, et des pas pressés se succédant sans relâche. Tout à coup le murmure des voix, les bruits de pas s’arrêtèrent soudain comme sous le coup de la baguette enchanteur. L’enchanteur n’était autre que le chef du Stock-Exchange qui prenait place au milieu de cette nombreuse assemblée et ôtait son chapeau. Après ce silence soudain, de nouveau murmures de voix se firent entendre, puis un silence plus solennel encore s’établit. Trois fois le marteau de bois de l’huissier frappant sur la barre devant son siège fit entendre un bruit sinistre. C’est un arrêt qui va être prononcé contre quelqu’un. La Némésis commerciale cache son effrayant visage. Les trois coups du marteau de bois retentissent d’une façon sinistre. Vous pouvez entendre la respiration bruyante d’un spéculateur apoplectique, la respiration haletante et courte d’un autre spéculateur oppressé par l’inquiétude. Tous les autres gardent le silence. Et alors la voix de l’huissier qui se tient proche de la Némésis commerciale, prononce d’une voix calme le redoutable décret : « Philippe Sheldon me charge d’informer les membres de la Compagnie qu’il ne peut exécuter ses marchés. » Le bruit d’agendas feuilletés rapidement suit cette terrible déclaration. Les voix s’élèvent pour faire entendre un cri de surprise et d’indignation, les portes battent de nouveau, les pas se précipitent vers toutes les issues, chacun va étudier la situation du marché, pour voir à quel point il est touché par cette, déconfiture inattendue.

Tel était le tableau qu’il se représentait en imagination, et pour lui la destinée ne pouvait pas prendre un aspect plus terrible.

L’honorabilité, la solvabilité, le succès, telles étaient les idoles qu’il avait encensées pendant toute sa vie ; pour se les rendre favorables, il avait sacrifié tout ce que la terre et le ciel offrent aux humains de plus cher et de plus sacré. Ce qui pour d’autres était classé parmi ces choses bénies, le repos et le bonheur, jamais il ne les avaient connus. Le sentiment du triomphe d’un succès présent, l’attente fébrile d’un succès dans l’avenir, remplaçaient pour lui l’amour et l’espérance, le plaisir et le repos, toutes les joies de ce bas monde et tous les saints rêves des plaisirs purs de l’autre monde.

Une vague et rapide pensée de tout ce qu’il avait sacrifié lui traversa le cerveau, et presque aussitôt lui vint l’idée de ce qu’il lui restait à perdre.

Quelque chose de plus que sa position à la Bourse était en jeu.

Il avait accompli des actes désespérés dans l’espoir de soutenir sa position contre le flot changeant de la fortune : des billets étaient en circulation, auxquels il fallait faire honneur à l’échéance ou qu’il fallait retirer de la circulation avant que les faux eussent été découverts ; des billets sur des compagnies aussi ténébreuses que les opérations supposées auxquelles elles se livraient. Cinq mille livres environ de ces billets étaient tirés sur la Compagnie à responsabilité limitée de l’Acajou-de Honduras, trois mille livres environ étaient tirées sur la Compagnie, également à responsabilité limitée, des Charbons Pensylvaniens.

Les sommes qu’il pouvait se procurer à l’aide des polices d’assurances couvriraient à peu près le montant de ces billets, et simultanément de nouveaux billets pourraient être lancés et arrêteraient les cris, jusqu’à ce qu’une réaction soit survenue dans la Cité et qu’un vent favorable l’ait fait entrer dans le port du salut.

Au-delà de ce port brillait un phare splendide, l’héritage de la morte, qu’il réclamerait à l’aide des mêmes titres qui lui avaient fait obtenir les sommes garanties par les polices d’assurances.

Sans cette réalisation immédiate d’argent comptant, il y avait impossibilité pour lui de sortir de ce labyrinthe inextricable.

Depuis trop longtemps déjà il soutenait sa position avec des billets de commerce : il y avait des gens dans la Cité qui désiraient voir la couleur de son argent ; il le savait et il connaissait la fragilité des fils à l’aide desquels il soutenait sa position et combien serait terrible la chute qui le précipiterait dans la ruine.

Après la proclamation de son impossibilité de faire face à ses différences, c’était le déluge, et il avait beau regarder tristement les flots et la tempête, il n’entrevoyait ni arche, ni mont Ararat.

La mort de Charlotte était sa seule planche de salut, et il regardait cet événement comme un simple chiffre dans une proportion mathématique.

Quant à la jeune fille en elle-même, sa beauté, sa bonté, ses espérances, son amour, il ne s’en faisait pas une idée bien définie : elle avait si longtemps compté comme un chiffre important dans les calculs de sa vie, qu’il avait perdu la faculté de la considérer autrement.

La dureté de sa nature avait quelque chose de plus qu’une cruauté positive ; elle était moins humaine que la férocité à demi insensée d’un Néron, c’était une indifférence pour le sacrifice d’une vie humaine qui, s’exerçant sur un plus vaste champ d’opération, aurait fait un monstre aussi froid et aussi insensible que le Sphinx ou la Chimère.

« Il faut que je voie Nancy, se dit-il à lui-même. Elle n’osera pas m’interdire l’entrée de cette chambre. »

Il écouta l’horloge de Bayswater qui sonnait.

C’était deux heures.

Le plus profond silence régnait dans la maison.

La pièce, immédiatement au-dessus du cabinet de Sheldon, était la chambre de Charlotte, et, depuis longtemps, aucun bruit, aucun mouvement ne s’y était fait entendre.

« Elles dorment, murmura Sheldon, toutes deux dorment, la malade et sa garde. »

Il échangea ses bottes contre des pantoufles qu’il serrait dans une petite armoire, au milieu de vieux journaux, et il sortit doucement de sa chambre.

Le gaz brûlait à petit feu dans l’escalier et sur le palier du premier étage. Il ouvrit doucement la porte de la malade et entra.

Nancy était assise auprès du lit ; elle leva sur lui ses yeux bien ouverts.

« Je vous croyais au lit, monsieur, dit-elle.

— Non, je suis trop inquiet pour dormir.

— Je pense que tout le monde est inquiet, monsieur, répondit gravement Nancy.

— Comment est votre malade ?

— Elle dort, monsieur. Elle dort beaucoup. Le docteur dit que cela n’a rien que de naturel.

— Elle a pris sa potion, n’est-ce pas ? » demanda Sheldon.

Son regard s’était promené autour de la chambre en faisant cette question, mais il ne vit ni bouteille de potion, ni verre.

« Oui, monsieur, elle l’a prise deux fois, la chère enfant.

— Faites-moi voir cette potion.

— Le nouveau docteur m’a dit que je ne devais la laisser toucher par personne.

— Comme de raison… Mais cette recommandation ne s’applique pas à moi, je suppose ?

— Il a dit : à personne !

— Vous êtes une vieille folle ! murmura Sheldon : avec colère.

— Oh ! non, monsieur, dit la gouvernante en poussant un profond soupir ; je suis plus sage que lorsque ce pauvre M. Halliday est mort. »

Cette réponse, ainsi que le soupir et l’air de morne tristesse qui les accompagnait, lui apprit que cette femme savait tout.

Elle l’avait soupçonné longtemps avant, mais ses soupçons n’ayant rien qui les appuyât, son énergie de caractère en était venue à bout ; elle était plus forte et plus sage maintenant que ses soupçons avaient l’appui de la science.

Il resta quelques instants regardant sa vieille nourrice d’un air sombre et irrité.

Quel sentiment pouvait-il éprouver, si ce n’est celui d’une profonde indignation contre cette femme qui osait lui résister quand il avait tant de droits à ses fidèles services ? Elle lui avait promis fidélité, et au premier mot d’un étranger, elle l’abandonnait et passait à l’ennemi.

« Avez-vous la prétention de vous refuser à me montrer la potion que vous avez fait prendre à ma belle-fille ? demanda-t-il.

— J’entends obéir aux ordres qui m’ont été donnés par le nouveau docteur, dit la vieille femme avec une calme tristesse, lors même que cela devrait vous irriter contre moi, vous qui m’avez donné asile dans votre maison dans un moment où je n’avais que le workhouse en perspective, vous que j’ai porté dans mes bras il y a quarante ans. S’il ne s’agissait pas de la chère existence en ce moment en danger, monsieur, et si je n’avais pas veillé son père au lit de mort, je ne pourrais me mettre en opposition ainsi avec vous. Mais sachant ce que je sais, je me tiendrai ferme comme un roc entre vous et elle, et ne me croyez pas moins, pour cela vôtre fidèle servante, si je ne crains pas de vous offenser.

— Tout cela n’est qu’une impudente comédie, Nancy. Je suppose que vous vous êtes entendue avec Mlle Halliday et l’amoureux de Mlle Halliday et que vous pensez mieux servir vos intérêts en vous attachant à eux et en me jetant à la mer. C’est la manière d’agir en ce monde. Vous êtes une vraie femme du comté d’York et vous savez comment disposer vos cartes pour gagner la partie. Mais si je contrecarrais votre jeu en vous jetant à la porte, qu’arriverait-il ?

— Je ne crois pas que vous feriez cela, monsieur.

— Et pourquoi pas, je vous prie ?

— Je ne crois pas que vous oseriez faire cela à la face du docteur étranger.

— Vous ne le croyez pas ?… Ainsi donc le docteur Jedd est le maître dans cette maison, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur. Jusqu’au rétablissement de cette pauvre enfant, si elle doit se rétablir jamais, je considère le docteur Jedd comme le maître réel en cette maison.

— Madame Woolper, vous avez un rude aplomb, j’ose le dire. »

Il n’en put dire davantage : il n’était pas l’homme des discours passionnés ou déclamatoires.

Ses formules pour exprimer ses pensées étaient limitées et concises.

« Vous avez un rude aplomb ! » répéta-t-il entre ses dents.

Puis il lui tourna le dos et sortit en ouvrant et en fermant la porte avec moins de précaution que lors de son entrée.

La porte de la chambre en face était légèrement ouverte et Diana se tenait debout derrière, habillée comme elle l’avait été tout le jour.

« Quoi ! s’écria-t-il avec impatience, vous aussi vous êtes levée ?

— Oui, monsieur Sheldon ; je ne puis dormir quand Charlotte est aussi malade.

— Hum !… je suppose que vous voulez vous faire porter sur la liste des malades et nous donner deux personnes à soigner au lieu d’une.

— Je ne vous donnerais pas la peine de me soigner si je tombais malade.

— Ah ! grommela le boursier en regagnant sa chambre. Vous formez une réunion de femmes stupides et votre bel ami Haukehurst est plus femme que la plus stupide d’entre vous. Bonne nuit ! »

Il se rendit à sa chambre, où il trouva sa femme éveillée. Ses plaintes et ses gémissements lui étaient insupportables et à trois heures il descendit, mit ses bottes, passa un léger pardessus, et il alla se promener dans Bayswater, où il vit le soleil se lever au-dessus des toits et des cheminées et où il erra jusqu’au moment où le bruit des pas des chevaux et des roues des voitures se fit entendre dans les rues désertes, mêlé aux cris des balayeurs et des laitières.

Il était sept heures quand il rentra dans sa demeure, où il s’introduisit sans bruit à l’aide de son passe-partout.

Il savait qu’il avait marché longtemps et qu’il avait vu le soleil se lever, mais par quelles rues, par quels squares avait-il passé, il n’en savait absolument rien.

Il monta d’un pas discret jusqu’à son cabinet de toilette et il s’habilla avec un grand soin. À huit heures il déjeunait dans la salle à manger, remise en ordre à la hâte, avec ses journaux auprès de lui.

À neuf heures il se rendit dans la pièce d’entrée pour recevoir le docteur Jedd et le docteur Doddleson qui arrivèrent presque simultanément.

Ses cheveux et ses favoris bien peignés, sa toilette simple et sans prétention, son linge irréprochable, lui donnaient l’air d’un archevêque. De tous les soucis, de tous les calculs de cette longue et fatigante vie, il ne restait nulle trace, si ce n’est une certaine fatigue dans les yeux et un cercle noir au-dessous de ses paupières inférieures.

CHAPITRE IV

RÉCAPITULATION

Pendant quatre jours et quatre nuits, on resta dans la crainte et dans l’attente dans la maison de Sheldon, pendant tout ce temps, le maître de la maison ne la quittait jamais si ce n’est à la dérobée, au milieu de la nuit ou dès l’aube du jour, pour aller errer sans but et sans savoir où.

Les docteurs venaient et partaient, le docteur Doddleson une fois par jour, le docteur Jedd deux et trois fois dans la journée, et chacun dans les villas voisines, et même dans un cercle plus éloigné, savait que la belle-fille du boursier était en danger de mort : car les chevaux blancs du landau du docteur Jedd étaient comme la pâle monture de la pâle écuyère de la légende, et partout où ils se rendaient, il y avait danger de mort.

Valentin venait plusieurs fois dans la journée, mais entre lui et Sheldon une rencontre n’était pas sûre et l’amoureux se présentait simplement à la petite grille où discrètement la fille de service lui transmettait un petit billet de Diana.

Mlle Paget écrivait une demi-douzaine de billets de ce genre dans la journée, mais elle ne quittait jamais sa porte dans la chambre en face de celle de la malade : elle se plaignait d’un mal de tête ou de quelque vague indisposition pour se dispenser de prendre ses repas dans la salle à manger, et Sheldon feignait de se montrer satisfait des excuses qu’elle alléguait pour expliquer sa conduite.

Elle était sur ses gardes et le misérable maître de la maison savait qu’elle veillait et que si Nancy pouvait être amenée par la crainte à se conformer à ses désirs, cette jeune personne resterait là comme un chien fidèle devant la chambre de son amie.

Il se demanda si par une mesure violente ou par diplomatie il ne pourrait pas se débarrasser de cette seconde surveillante, mais la réponse qu’il s’adressa fut négative. Le cercle tracé autour de lui était un cercle qu’il ne pouvait briser.

Sa femme n’avait encore rien appris des soupçons qui régnaient dans d’autres cœurs : il le savait, car le visage de sa femme n’avait pas encore trahi cette sombre connaissance, et de tous ceux qui l’entouraient elle était celle qui pouvait le moins cacher ses pensées à son regard scrutateur.

Les jeunes servantes de la maison n’avaient pas non plus été admises à partager cet affreux soupçon.

Il avait interrogé la physionomie de la fille qui le servait et il s’en était convaincu.

C’était quelque chose que de savoir que ceux-là du moins n’étaient pas encore ligués contre lui, mais il ne savait à quel moment, elles aussi seraient admises dans la société secrète qui s’était formée dans sa propre maison.

Poursuivre l’accomplissement de ses plans à la face de tant de gens, il se sentait dans l’impuissance de le faire. Sur la route qu’il avait parcourue jusqu’alors sans que rien l’eût retardé ou lui eût fait obstacle, s’était élevée tout à coup une insurmontable barrière avec cette fatale inscription : — On ne passe pas.

Cette barrière il ne pouvait la franchir.

Aussi soudain que l’arrêt terrible qui avait frappé la femme de Loth était l’ordre qui l’avait arrêté dans sa marche.

Il était condamné à l’inaction et il n’avait rien à faire qu’à attendre l’arrêt de la destinée.

Il se tenait debout sans se laisser abattre, en face de Némésis, attendant avec calme que le voile se levât.

Il espérait que Charlotte mourrait. Si par sa mort il pouvait se tirer d’embarras et guider sa barque dans des eaux plus calmes, peu lui importait que le docteur Jedd, et le docteur Doddleson, éclairé par son confrère, que Valentin, Diana, et la vieille Nancy gardassent toute leur vie dans leur esprit le soupçon que c’était par son fait que cette belle jeune fille avait trouvé une mort prématurée.

Quelle conséquence cela pouvait-il avoir sur son existence future ?

Des raisons de prudence forceraient ces gens à garder le secret au fond de leurs cœurs. Le docteur le saluerait un peu froidement peut-être quand ils se rencontreraient dans les rues de Londres, ou peut-être encore passerait-il son chemin sans le saluer du tout ; mais cette impolitesse directe du docteur Jedd ne pouvait jeter une ombre sur sa carrière commerciale ou affaiblir sa position sociale.

Si par suite de quelque folie de Haukehurst quelques mauvais bruits parvenaient jusque dans la Cité, qui pourrait y ajouter foi ? Les hommes devant lesquels ils seraient répétés lèveraient les épaules et secoueraient la tête avec incrédulité et quelqu’un d’entre eux dirait : « — Un homme dans la position de Sheldon ne fait pas de semblable choses, vous le savez bien ; » tandis qu’un autre ajouterait : « — J’ai dîné avec lui à Greenwich l’été dernier et quel bon dîner il nous a donné. Dawkins, le grand constructeur de navires, et Mac Pherson, de la maison Mac Pherson et Flinders, les négociants de Glascow, y étaient. C’était magnifique, je vous l’assure. Un vrai gentleman que ce Sheldon. » Et tout se bornerait là.

Y aurait-il une enquête après la mort de sa belle-fille ? Non. Jedd savait qu’en pareil cas les enquêtes post mortem n’amènent que confusion et perplexité ; des rapports et des contre-rapports de médecins qui se contredisent ; chacun persiste avec opiniâtreté dans sa théorie favorite, et les docteurs experts ne voient là qu’une occasion de donner une publicité plus large à leurs opinions et d’accroître leur importance personnelle. Un nombre considérable de sujets appartenant à la race canine seront peut-être mis à mort pendant ces ravissantes expériences, les grands principes de la science chimique seront discutés sous tous les points de vue, dans d’innombrables lettres qui seront publiées dans le Zeus ou le Diurnal Hermès, et le fait qu’une aimable et innocente jeune fille a été cruellement assassinée, sera chassé des esprits, par ce tourbillon de débats techniques. Jedd n’est pas homme à exposer sa réputation à de tels hasards. Non, Sheldon savait qu’il avait conduit son jeu avec prudence et que si, en fin de compte, il ne gagnait pas l’enjeu pour lequel il avait couru tant de risques, ce ne serait que pour avoir été un peu trop prudent.

« Ces choses-là sont ordinairement faites trop vite, se dit-il à lui-même. Mon erreur a été de mener les choses un peu trop lentement. »

Quoi qu’il arrivât et quelles que pussent être les conséquences ultérieures de la maladie ou de la mort de Charlotte, il était sans crainte.

C’est pourquoi chaque jour il affrontait la présence du docteur Jedd, le visage aussi calme et aussi impassible que celui de cet habile médecin lui-même.

Sheldon avait soin de ne montrer que l’anxiété qu’un affectueux beau-père peut naturellement éprouver quand la vie de sa belle-fille est en danger. Rien en lui ne trahissait une anxiété plus grande ou d’une autre nature que celle-là. Il savait qu’il était surveillé et que les gens qui l’entouraient lui étaient hostiles et jamais il ne se laissait prendre hors de ses gardes.

Il eût été nécessaire pour lui de se rendre à Londres pour surveiller, par lui-même, la mer troublée du marché. Mais quelque péril que courût sa barque sur cet océan agité par la tempête, il ne pouvait lui-même tenir le gouvernail. Il était obligé de confier ce soin à Orcott, qu’il assiégeait de dépêches télégraphiques à chaque heure du jour, et dont la vie se passait entre le bureau du spéculateur et sa résidence de Bayswater.

Il semblait que Sheldon voulût maintenir son terrain dans cette maison jusqu’à l’issue des événements.

Valentin et George se réunirent dans le cabinet de l’homme de lois et une longue et sérieuse consultation s’établit entre eux.

« Une chose paraît tout à fait claire, dit George en concluant, c’est que mon frère ne pourra être débusqué de sa maison qu’à l’aide de quelque combinaison. La question est de savoir quelle combinaison sera assez profondément calculée pour faire tomber dans le panneau un homme comme lui, un homme qui sait ce qui se passe dans votre esprit mieux que vous ne le savez vous-même et qui vous fait votre compte aussi facilement qu’il fait la plus simple opération d’arithmétique. »

Les deux hommes continuèrent encore à causer très sérieusement pendant quelque temps, et le même jour Valentin attendit le docteur Jedd à sa sortie de la maison de Sheldon, et revint en ville dans la voiture du docteur.

Pendant le trajet, il s’établit une très curieuse conversation entre le médecin et l’amoureux.

Valentin était encore grave et anxieux quand il quitta le docteur Jedd, mais il avait plus d’espoir qu’il n’en avait eu dans ces quelques derniers jours.

CHAPITRE V

LE COMMENCEMENT DE LA FIN

Plus d’une semaine s’était passée depuis le jour où Sheldon et sa famille étaient revenus de Barrow, et Sheldon ne savait pas encore quelle serait l’issue définitive des événements. Très vagues étaient les réponses que ses questions arrachaient au docteur Jedd, et c’est en vain qu’il avait cherché à obtenir un entretien en tête à tête avec le docteur Doddleson. Le grand médecin avait grand soin que son faible confrère ne se rencontrât pas seul sur le passage de Sheldon.

Le beau-père de Charlotte savait donc fort peu de chose sur son état actuel. On lui avait dit qu’elle était en danger, et les visages sérieux qu’il voyait autour de lui indiquaient que le péril était extrême. Sa chambre lui était interdite. S’il se présentait à la porte pour adresser quelques questions bienveillantes et paternelles, il trouvait sur le seuil Nancy toujours sur pied et infatigable dans sa vigilance. S’il insinuait qu’il avait le désir bien naturel de voir sa belle-fille, on lui répondait ou qu’elle dormait pour le moment, ou qu’elle était trop mal pour le recevoir. Il y avait toujours quelque raison plausible pour lui interdire l’entrée de la chambre, et voyant qu’il en était ainsi, il n’insistait pas.

Il avait pris la mesure de Nancy, et il l’avait reconnue trop forte pour lui ; et doublement forte depuis qu’il la savait soutenue par une seconde sentinelle vigilante, Diana, qu’il avait jugée depuis longtemps comme une jeune personne douée d’un esprit ferme et supérieur.

Il ne pouvait obtenir un renseignement sérieux de sa femme, il n’y avait à tirer d’elle rien que des plaintes et des lamentations, de faibles appréhensions d’un malheur prochain et de plus faibles réflexions rétrospectives de la maladie et de la fin prématurée de son premier mari.

Georgy était admise une ou deux fois par jour dans la chambre de la malade, mais elle n’en sortait pas plus instruite que lorsqu’elle-y était entrée.

Le chagrin dans le présent, et la crainte d’un plus grand chagrin à venir, avaient complètement accablé cette pauvre âme sans énergie. Elle croyait ce que d’autres lui disaient de croire ; elle espérait quand on lui disait d’espérer ; elle était l’incarnation et la véritable image de l’accablement dans le malheur.

C’est ainsi que, l’esprit plongé dans les ténèbres, Sheldon attendait sa destinée. Le jour approchait où il lui faudrait impérieusement trouver une certaine somme d’argent comptant ou se résigner à subir la dure alternative de la ruine et du déshonneur. Il avait les polices d’assurances dans sa caisse, avec le testament par lequel Charlotte l’avait institué son seul et unique légataire. Il avait arrêté dans son esprit quel était l’homme auquel il s’adresserait pour obtenir une avance de quatre mille livres sur le dépôt de l’une des polices, et il comptait sur son banquier pour lui prêter le reste de l’argent qui lui serait nécessaire contre la remise en garantie de l’autre police. Mais pour agir il y avait un événement qu’il fallait nécessairement attendre.

Cet événement, c’était la mort de Charlotte.

Personne, dans la maison, n’avait connaissance de ses excursions au dehors. Le temps qu’il choisissait pour ses promenades sans but, était juste celui où personne n’est encore debout. Celles qui veillaient dans les chambres du premier étage ne l’entendaient ni sortir ni rentrer tant il prenait de précautions pour dissimuler ses mouvements. Mais sans cette trêve à l’effroyable concentration de sa vie, sans cette somme d’exercice physique au grand air, Sheldon aurait difficilement vécu pendant cette période critique de son existence.

La solitude d’un marin naufragé jeté sur une île déserte, n’était pas plus grande que celle dans laquelle cet homme vivait depuis son retour de Barrow.

Passer de son cabinet à la salle à manger et de la salle à manger dans son cabinet, était le seul élément de variété de ses jours et de ses nuits. Il avait un lit de fer dans son cabinet, et c’est là qu’il dormait pendant les premières heures de la nuit, si l’on pouvait appeler dormir l’espèce d’assoupissement dans lequel il tombait ; et si son sommeil devenait plus profond, alors il était tourmenté par d’horribles rêves.

De son cabinet, il pouvait entendre le moindre mouvement dans la salle d’entrée, les moindres bruits de pas dans l’escalier, et celui de la porte extérieure chaque fois qu’elle s’ouvrait ou se fermait.

Il y pouvait monter sa garde, se tenir prêt à faire face à ses ennemis, si l’occasion se présentait pour lui d’une action soit défensive, soit agressive.

C’est dans cette pièce qu’il rentrait furtivement, par une brillante matinée d’été, au moment où l’horloge de l’église, de Bayswater sonnait six heures.

Il s’était promené dans Bayswater au milieu de tous ces bruits charmants des premières heures du jour : les charrettes arrivant de la campagne, les laitières qui commencent leur tournée journalière, les moineaux qui piaillent sur les plus hautes branches des ormes, les oiseaux qui gazouillent leur hymne joyeux pour célébrer le retour du jour et, par-dessus tout, le pur et radieux éclat du soleil d’été.

Mais pour Philippe, tous ces ravissements n’existaient pas. Depuis les douze ou quinze dernières années de sa vie, il avait eu peu de souci des changements de saison, si ce n’est par rapport à son livre d’échéances ou aux intérêts de ce monde commercial qui était tout pour lui dans sa vie. Maintenant, moins que jamais, il avait l’oreille aux chants des oiseaux, des yeux pour admirer l’éclat du soleil ou le feuillage des arbres doucement agité par la brise.

Il rentrait chez lui avec un vague sentiment du bruit et du mouvement qui se faisait autour de lui sur la grande route.

C’était un soulagement pour lui d’échapper aux agitations de la vie et à l’éclat du jour et de chercher un refuge dans l’obscurité de son cabinet dont les volets étaient fermés et ne laissaient passer la lumière que par les étroites ouvertures qui y étaient pratiquées.

Pour la première fois depuis cette période d’inaction et d’incertitude, il se sentait tout à fait accablé, et, au lieu de passer immédiatement dans son cabinet et de faire sa toilette du matin, comme il avait coutume de le faire à cette heure, il se jeta tout habillé sur son lit de fer et tomba dans un profond sommeil.

Oui, mais avec le sommeil vinrent ses tortures habituelles, il se vit entouré de visages affairés et inquiets et sur toutes les physionomies il voyait une expression de colère et de surprise.

Le marteau de bois frappait les trois coups solennels.

Il entendit la voix faible de Halliday le remerciant de ses soins amicaux, le regard mourant de Halliday se tourna vers lui, plein de confiance et d’affection.

Puis, au milieu des ombres du royaume des songes, défila lentement un cortège funéraire ; un corbillard surmonté de plumes plus noires que la nuit ; un grand nombre de chevaux couverts de housses de deuil, la tête surmontée de panaches noirs agités par le souffle froid d’un vent d’hiver ; une longue suite de personnes enveloppées dans de noirs manteaux se prolongeait à l’infini dans l’espace et ressemblait à une procession de spectres sans commencement ni fin ; cette foule recueillie s’écoulait avec une grande régularité, sans qu’on entendît ni le bruit des pas des hommes ni celui des sabots des chevaux ; on n’entendait que le sifflement monotone du vent glacé qui agitait les plumes noires et les sourds tintements de la grosse cloche qui sonnait le glas funèbre.

Il s’éveilla en sursaut et s’écria :

« Si c’est cela qui est dormir, je ne veux plus dormir jamais ! »

Un instant après, il était revenu à lui.

Il avait dormi sur le dos.

Ce cortège sans fin, cette cloche qui sonnait le glas des morts, n’étaient que le résultat du cauchemar, ce supplice commun à toute l’humanité.

« Qu’il faut que je sois bête ! » murmura-t-il en essuyant la sueur froide dont son horrible rêve avait inondé son front.

Sheldon ouvrit les volets, puis, regarda la pendule qui surmontait la tablette de la cheminée. À sa grande surprise il vit qu’il avait dormi trois heures ! Il était neuf heures. Il monta à sa chambre pour s’habiller : dans le corridor du premier il y avait un mouvement inaccoutumé.

Nancy était là la main posée sur le bouton de la porte de la malade, parlant à Diana, qui se couvrit le visage avec ses mains à son approche et disparut dans sa chambre.

Les battements de son cœur s’accélérèrent soudainement. Quelque chose devait être arrivé pour troubler l’ordre ordinaire des événements.

Quelle chose ? Que pouvait-il être arrivé, sinon la redoutable circonstance qu’il espérait et qu’il attendait avec une si horrible anxiété ?

Sur le visage grave de Nancy il lut la réponse à sa pensée. Pour la première fois, il fut bien près de perdre son empire sur lui-même. Ce fut avec effort qu’il reprit assez de calme pour adresser sa question habituelle du ton accoutumé.

« Est-elle un peu mieux ce matin, Nancy ?

— Oui, monsieur, elle est beaucoup mieux, dit la vieille gouvernante d’un ton solennel. Elle est où personne ne peut lui faire de mal maintenant. »

C’était la périphrase habituelle dont se servent les gens de cette classe : il savait leur phraséologie par cœur.

« Vous voulez dire qu’elle est… qu’elle est morte… morte ?… »

Il n’essayait plus de cacher son agitation. Il entrait dans son rôle de paraître agité en apprenant la fin prématurée de sa belle-fille.

« Oh ! monsieur, vous pouvez vous montrer chagrin, dit la vieille femme avec un profond sentiment. C’était la plus douce et la plus indulgente créature qui ait jamais vécu en ce monde : jusqu’au dernier moment, pas un mot dur où cruel n’est sorti de ses lèvres innocentes. Oui, monsieur, elle est partie, elle est hors de la puissance de quiconque lui voudrait du mal.

— Tous ces genres de discours ne sont que d’hypocrites rabâchages, madame Woolper, murmura Sheldon avec impatience, et je vous conseille de les garder pour le chapelain du workhouse, où, selon toutes les probabilités, vous irez finir vos jours. À quel moment ce… ce… triste événement est-il arrivé ?

— Il y a une heure environ. »

Juste à l’heure où, dans son horrible rêve il avait vu le cortège funèbre.

Y avait-il un sens dans ces folles imaginations ?

« Et pourquoi ne m’a-t-on pas envoyé chercher ?

— Vous dormiez, monsieur ; je suis descendue moi-même, et j’ai regardé dans votre chambre. Vous étiez profondément endormi, et je n’ai pas voulu vous déranger.

— Vous avez eu grand tort ; mais c’est un tort qui est en concordance avec toute votre conduite, qui m’a été hostile depuis le premier moment. Je suppose que je puis voir ma belle-fille maintenant ?… ajouta Sheldon avec un méchant sourire. Il n’y a plus d’excuse à imaginer, elle a un violent mal de tête… ou elle dort…

— Non, monsieur, vous ne pouvez la voir encore. Dans une heure, si vous désirez revenir dans cette chambre, vous pourrez entrer.

— Vous êtes d’une obligeance extrême. Je commence réellement à douter que je sois le maître de cette maison. Dans une heure, donc, je reviendrai. Où est ma femme ?

— Dans sa chambre monsieur, couchée et dormant ; à ce que je crois.

— Je ne la dérangerai pas. Mais, à propos, et la déclaration, il faut s’en occuper.

— Le docteur Jedd a promis de se charger de ce soin, monsieur.

— Le docteur Jedd est venu ici ?

— Il y était il y a une heure.

— Très bien. Et il s’est chargé de cela ?… » murmura Sheldon d’un air pensif.

L’événement qu’il avait attendu si longtemps lui paraissait, au dernier moment, bien subit ; il avait secoué son système nerveux plus qu’il ne le croyait possible.

Il se rendit dans son cabinet de toilette, où il s’habilla fort à la hâte.

L’événement était arrivé bien tardivement, et il n’avait-pas de temps à perdre pour l’escompter, maintenant qu’il était accompli.

De son cabinet de toilette il retourna à son cabinet de travail, où il prit dans sa caisse le paquet contenant la police d’assurance et le testament, puis il quitta la maison.

CHAPITRE VI

CONFUSION

Un cab transporta rapidement Sheldon dans une sombre rue de la Cité, une rue qu’on aurait pu appeler la rue des Pas-Perdus, tant il y avait de malheureux individus pressés par des besoins d’argent qui arpentaient en vain en tous sens son pavé boueux.

La personne que Sheldon allait voir était un célèbre escompteur qui lui avait rendu service dans plus d’une crise et sur lequel il croyait pouvoir compter en ce moment.

M. Kaye, l’escompteur, fut ravi de voir son digne ami Sheldon. Il venait précisément d’arriver de Brighton, où était sa famille, et il avait une petite cour qui l’attendait dans les bureaux que Sheldon avait traversés lorsqu’il avait été introduit dans le cabinet du maître du logis.

« C’est une heure bien matinale pour recevoir votre visite, dit Kaye après quelques lieux communs, il n’y a qu’une heure que je suis à Londres.

— L’affaire qui m’amène est trop importante pour s’occuper de questions d’heure, répondit Sheldon, sans cela je ne serais pas ici. Je viens de quitter le lit de mort de la fille de ma femme.

— En vérité ! » s’écria l’escompteur paraissant fort impressionné.

Jusqu’alors il avait vécu dans l’ignorance la plus absolue que Sheldon eût une belle-fille, mais l’expression de chagrin qui se peignit sur son visage aurait donné à penser qu’il avait connu et estimé cette femme.

« Oui, c’est fort triste, dit Sheldon, et plus que triste pour moi. La pauvre fille avait de grandes espérances et elle était appelée à recueillir une immense fortune, si elle eût vécu une année ou deux de plus.

— Ah ! mon Dieu ! que c’est malheureux ! Pauvre jeune femme !

— Jedd et Doddleson, que certainement vous connaissez tous deux de réputation, lui donnaient leurs soins depuis six semaines. J’ai eu à supporter des dépenses sans fin, et tout cela inutilement.

— La consomption, je suppose.

— Eh bien ! non, ce n’était pas une maladie de poitrine, c’était une sorte d’atrophie… je ne sais guère de quel nom appeler sa maladie. Maintenant, écoutez-moi, Kaye, cette maladie a mis de l’embarras dans mes affaires ; concordant avec la baisse qui pèse sur le marché, elle a jeté la perturbation dans l’équilibre de mes finances. Je suis resté à la maison veillant cette pauvre fille et ma femme qui naturellement est effroyablement bouleversée, et tout cela quand j’aurais eu besoin d’être dans la Cité. Heureusement pour moi et pour ma femme, dans les intérêts de laquelle j’ai agi, j’ai pris la précaution de faire assurer la vie de la jeune fille, il y a huit ou neuf mois ; en fait, immédiatement après avoir découvert qu’elle avait droit à recueillir une grande fortune. La police est pour cinq mille livres, j’ai besoin que vous me donniez immédiatement quatre mille livres sur le dépôt de la police d’assurance et du testament de ma belle-fille.

— Vous donner quatre mille livres ! s’écria Kaye avec un rire placide. Supposez-vous que j’aie une pareille somme libre chez mes banquiers.

— Je suppose que vous pouvez me donner cet argent, si cela vous convient.

— Je pourrais m’arranger pour faire cela pour vous.

— Oui, c’est une vieille comédie archicentenaire et que nous connaissons tous. Vous pouvez me donner l’argent sur l’heure si vous le voulez, Kaye, et si je n’avais pas un aussi impérieux besoin d’argent comptant, je ne serais pas venu vous trouver. La compagnie d’assurance me versera les cinq mille livres dans un mois ou deux. Je puis vous faire mon billet à deux mois de date et déposer la police entre vos mains comme surcroît de garantie. Je pourrais me procurer cet argent ailleurs, chez mes banquiers, par exemple, mais je ne tiens pas à ce qu’ils en sachent aussi long. »

Kaye réfléchit. Il avait assisté Sheldon dans ses opérations financières, et il y avait trouvé son avantage. De l’argent avancé sur de telles garanties était aussi sûr que s’il était prêté sur dépôt de titres de rentes, à moins qu’il n’y eût quelque chose de douteux dans les circonstances qui avaient amené la souscription de la police, ce qui, avec un homme de l’honorabilité de Sheldon, était improbable au dernier degré.

« Quand avez-vous besoin de votre argent ? demanda-t-il enfin.

— Au commencement de la semaine prochaine, vers le vingt-cinq du mois au plus tard.

— Et nous sommes aujourd’hui le 20 ? rude affaire.

— Pas du tout. Vous pourriez me donnez l’argent cette après-midi, si vous le vouliez.

— Eh bien ! je crois que nous pourrons couler cette affaire. C’est une opération pour laquelle je me crois obligé de consulter mon sollicitor. Si vous vous rencontriez avec lui, demain à midi ? Vous pourriez apporter toutes les pièces qui établissent vos droits : le certificat du docteur, l’acte de décès, et tous les documents nécessaires.

— Oui, répondit Sheldon d’un air pensif, j’apporterai toutes les pièces nécessaires. À demain, à midi, alors. »

Sheldon laissa la police et le testament entre les mains de l’escompteur, et partit.

Les choses avaient marché aussi facilement qu’il pouvait l’espérer.

De chez Kaye il se rendit à la Banque Unitas, où il eut un entretien fort amical mais non complètement satisfaisant avec le secrétaire. Il désirait que la Banque Unitas lui avançât de l’argent sur la seconde police d’assurance : mais depuis quelque temps, la balance de son compte avait été très basse, et il ne put lui promettre qu’il serait fait selon son désir.

Ces parts d’intérêt sur la Banque Unitas, évaluées à cinq mille livres, qu’il avait transférées à sa belle-fille, avaient été, quelques mois auparavant, transférées par cette jeune dame en vue d’un placement plus avantageux.

L’argent produit par la négociation de ces valeurs, ainsi que tout celui dont Sheldon avait la disposition, avait été s’engloutir dans le puits sans fond de ses malheureuses spéculations.

De la Banque le boursier passa à son bureau, où il vit Orcott, auquel il annonça, avec toutes les apparences convenables de chagrin, la mort de sa belle-fille.

Il resta une heure dans son cabinet à arranger ses affaires pour le lendemain, puis il envoya chercher un autre cab et se remit en route pour Bayswater.

La foule qui se presse dans la Cité vers midi et le bruit qui s’y fait lui semblaient étranges, presque aussi étranges qu’à un homme qui revient d’une solitaire excursion dans les déserts d’une autre partie du monde.

Les volets étaient fermés dans sa maison, les fenêtres de sa chambre à coucher et de son cabinet de toilette avaient la vue sur la route, et c’est sur les fenêtres de ces deux pièces que ses regards se portèrent.

Il se représenta sa faible et sotte femme se plaignant et se lamentant derrière ces volets fermés.

« Et je vais avoir à endurer ses lamentations ! pensa-t-il en frissonnant. Je n’aurais plus d’excuses pour l’éviter. Mais, d’un autre côté, j’aurai le plaisir de signifier à Mme Woolper et à Mlle Paget d’avoir à quitter ma maison. »

Il trouva une sorte de méchante satisfaction à cette pensée ; il ne voulait pas endurer plus longtemps l’insolence de ces deux femmes ; le temps était venu où il avait à affirmer son droit à être le maître chez lui : une partie avait été hardiment jouée contre lui par Jedd et les autres, et ils l’avaient perdue. C’était lui qui avait gagné. Il pouvait maintenant congédier médecin, garde, amie et amoureux.

La mort de Charlotte le rendait maître de la situation.

Il entra dans sa demeure, résolu à faire acte d’autorité à l’instant.

À l’intérieur tout était tranquille. Il regarda dans la salle à manger : elle était vide ; dans son cabinet : il était vide également.

Il monta à l’étage supérieur, composant son visage pour la circonstance. Il frappa tranquillement à la porte de la chambre qui aurait dû, de toutes les chambres de la terre, lui paraître la plus terrible.

Point de réponse.

Il frappa un peu plus fort. Encore, pas de réponse.

« N’y a-t-il personne ici ?… personne excepté… »

Il ouvrit la porte et entra parfaitement calme pour regarder la tranquille dormeuse, que son appel ne réveillerait pas, que sa présence ne troublerait pas.

Il n’y avait aucune garde auprès du lit ; tout était arrangé dans l’ordre le plus parfait ; mais il lui sembla que des objets manquaient dans la chambre, objets qu’il avait eu coutume de voir pendant la maladie de la jeune fille, et qui s’associaient pour lui avec son souvenir.

La pendule qui était sur la table auprès du lit ; une bibliothèque ; une chaise basse recouverte en tapisserie, œuvre de sa mère et de Diana. La chambre paraissait nue et vide sans ces objets, et Sheldon se demandait quelle main officieuse les avait enlevés.

Au fond était le petit lit enveloppé de rideaux blancs soigneusement tirés.

Sheldon marcha tranquillement par la chambre et s’approcha du rideau.

Il avait contemplé le sommeil de mort du père de Charlotte ; pourquoi ne contemplerait-il pas le sien ?

Elle n’était pas là.

Les rideaux tirés n’enveloppaient que le lit où elle avait reposé d’un sommeil tranquille depuis qu’elle était jeune fille.

Cette froide dépouille aux formes rigides que Sheldon s’attendait à voir n’était pas là.

Il porta la main à sa tête complètement stupéfait.

« Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda-t-il. C’est pourtant bien dans cette chambre qu’elle est morte ! »

Il courut à la chambre de sa femme : peut-être y avait-on transporté Charlotte quelques instants avant sa mort… Quelque fantaisie enfantée par la fièvre lui était-elle venue, de s’y faire transporter ?

Il ouvrit la porte et entra, mais là encore tout était calme et il n’y avait personne. La chambre était arrangée comme de coutume, mais rien qui trahît la présence de sa femme.

Sa stupéfaction et son étonnement commençaient à se changer en frayeur.

Qu’est-ce que tout cela signifiait ? De quelle infernale supercherie avait-il été la dupe ?

Il se rendit à la chambre de Diana ; elle était vide aussi… Une malle fermée et toute prête à être emportée, occupait le milieu de la chambre.

Il n’y avait pas d’autre pièce à cet étage. Au-dessus étaient les chambres des servantes.

Il redescendit au rez-de-chaussée et dans la salle à manger ; il sonna : une servante vint répondre à son coup de sonnette.

« Où est votre maîtresse ? demanda-t-il.

— Sortie, monsieur, elle est partie ce matin à huit heures. Ah ! monsieur, le docteur Jedd est venu et m’a dit de vous remettre ceci… avec le certificat… »

Le certificat ! Oui, le certificat constatant la mort de Charlotte. Le certificat qu’il devait produire le lendemain avec d’autres documents pour satisfaire l’escompteur et son conseil.

Il regardait la servante en ayant encore sur le visage l’expression de l’étonnement qu’il avait éprouvé en trouvant les chambres vides.

Il prit la lettre machinalement de la main de cette fille et rompit l’enveloppe sans regarder l’adresse.

Le certificat tomba à terre ; il le ramassa d’une main tremblante et pendant quelques instants il le regarda les yeux couverts d’un voile qui ne lui permettait pas de voir.

Il apercevait bien un acte, avec des dates et des noms, dressé par la main d’un clerc, mais pendant quelque temps il ne vit rien de plus. Puis, peu à peu les noms sortirent de la confusion de ce tourbillon de mots qui dansaient devant ses yeux éblouis.

« Valentin Haukehurst, écrivain, célibataire, Carlyle Terrace, Edgewar Road, fils de Arthur Haukehurst, journaliste. Charlotte Halliday, Bayswater, demoiselle majeure, fille de Tom Halliday, fermier. »

Il n’en lut pas davantage.

C’était un acte de mariage et non un acte de décès qui lui avait été apporté.

« Vous pouvez vous retirer, dit-il à la servante d’une voix étranglée.

— Qu’ordonnez-vous pour le dîner, s’il vous, plaît, monsieur ?

— Est-ce que je m’occupe du dîner ?

— Dînerez-vous à la maison, monsieur ?

— Si je dînerai à la maison ?… Oui ; que Mme Woolper vous donne ses ordres.

— Mme Woolper est partie, monsieur. Elle est partie pour tout de bon, à ce que je crois ; elle a emporté ses malles. Et l’on doit envoyer le bagage de Mlle Paget, s’il plaît à monsieur. Voilà une lettre que Mme Woolper a laissée pour monsieur, et qu’elle a déposée sur la tablette de la cheminée.

— Elle a été bien bonne. Cela suffit, vous pouvez vous retirer. »

La fille partit, étonnée comme ses camarades de l’étrangeté des événements de cette journée, et plus étonnée encore de ce qu’il y avait d’étrange dans les manières de son maître.

CHAPITRE VII

RÉSOLUTION À PRENDRE

Quand la servante fut partie, Sheldon s’assit et examina l’acte qui lui avait été remis.

Oui, il était en bonne forme. C’était la copie certifiée de l’acte d’un mariage célébré le matin dans l’église de Saint-Mathias-des-Champs, Paddington, et dûment certifié par l’archiviste de cette paroisse.

Si cet acte était sérieux, Valentin et Charlotte avaient été mariés le matin, et le testament et la police d’assurances, déposés entre les mains de Kaye, n’étaient plus que des chiffons de papier sans valeur.

Ils l’avaient joué, lui, Sheldon, aussi aisément que cela ?

La rage furieuse qu’il ressentait contre eux et plus encore contre lui-même, contre sa propre sottise qui l’avait laissé duper ainsi, lui faisait éprouver l’angoisse la plus vive qui eût jamais torturé son cœur.

Il avait été un scélérat toute sa vie et il avait, dans une certaine mesure, porté la peine de ses méfaits, mais la défaite dans le crime était une sensation nouvelle pour lui, et une haine et une colère aussi féroces qu’impuissantes contre lui-même et contre l’univers entier s’emparèrent de son esprit.

Il se promena quelque temps par la chambre, tout à la rage indomptable qui le dominait et incapable d’avoir une pensée en dehors de son inutile furie.

Puis un sentiment instinctif lui vint à l’esprit : la conscience qu’il devait y avoir quelque chose à faire et qu’il fallait agir promptement.

Quelle que fût sa position, il fallait l’envisager en face.

Sa marche furieuse dans la chambre s’arrêta tout à coup : il prit l’acte qu’il avait froissé dans sa main avant de le mettre dans sa poche et il l’examina de nouveau.

Il n’y avait guère à douter qu’il ne fût sérieux et une visite à l’église où le mariage avait été célébré dans la matinée suffirait pour dissiper toute ombre de doute.

Avec l’acte de mariage, il avait retiré de sa poche la lettre qui l’accompagnait et il vit alors que l’adresse était de la main de Valentin.

(Aux soins du docteur Jedd) avait-il écrit sur un des coins de l’enveloppe.

Pourquoi les lettres de Haukehurst lui parviendraient-elles par l’entremise du docteur Jedd ? Pourquoi, s’il n’avait pas existé une conspiration ourdie entre ces hommes contre son autorité et contre ses intérêts ?

La lettre de Valentin était courte et libellée comme une lettre d’affaires.

 

« Monsieur,

Avec l’entière approbation de sa mère et seule parente, ma chère Charlotte est devenue aujourd’hui ma femme. La copie de l’acte de mariage, renfermée dans ma lettre, vous fournira tous les renseignements nécessaires. Je m’abstiendrai d’entrer dans toute explication de ma conduite ; car je crois des explications complètement inutiles.

Vous ne pouvez guère manquer de comprendre pourquoi j’ai agi de cette façon et pourquoi je me félicite et félicite ma femme d’avoir quitté votre maison, comme je la féliciterais d’avoir échappé à un péril imminent.

Vous éprouverez, je le crains, peu de satisfaction à apprendre que les docteurs ont déclaré votre belle-fille hors de danger, quoique encore très faible. Elle est installée dans une résidence temporaire avec sa mère et Diana et, selon toutes les probabilités, il se passera encore plusieurs mois avant que la vie commune puisse commencer pour nous.

Donner à ma bien-aimée la protection légale du mariage a été le but de cette union soudaine et secrète. Mieux que tout autre vous comprendrez combien cette protection était devenue nécessaire pour assurer sa sécurité.

Si néanmoins vous aviez besoin d’être plus amplement édifié sur les motifs qui ont dicté le parti que nous avons pris, M. le docteur Jedd est la personne la mieux en état de vous fournir ces renseignements, et il s’est déclaré tout prêt à répondre aux questions que vous croiriez avoir à lui faire.

Pour le reste, vous pouvez être assuré que les droits de Mme Haukehurst, en ce qui touche l’héritage de feu John Haygarth, seront aussi bien sauvegardés que ceux de Mlle Halliday, et que le mariage conclu à la hâte ce matin ne mettra aucun empêchement à tous les actes qu’il pourrait être nécessaire de faire pour sauvegarder ses intérêts dans l’avenir.

Avec cette assurance, je reste, monsieur,

Votre obéissant serviteur,

VALENTIN HAUKEHURST.

Carlyle Terrace, Edgeware Road. »

 

Une seconde lettre émanant de sa femme se trouvait sous la même enveloppe.

Il la lut avec une physionomie exprimant un mélange de colère et de dédain.

« La sotte ! c’est à peu près le seul service qu’elle pouvait me rendre. »

La lettre était longue et incohérente, tachée de larmes, et par places complètement illisible.

Sheldon y releva les faits principaux qui étaient ceux-ci :

Sa femme l’avait quitté pour toujours. Le docteur Jedd et Haukehurst lui avaient dit quelque chose, quelque chose qui intéressait le salut de sa chère et unique enfant, et dont la connaissance devait la séparer à jamais de lui. Quant à l’argent qu’elle lui avait apporté ; elle n’en réclamait rien. Même ses bijoux personnels, qu’il gardait dans sa caisse, elle n’essaierait pas d’en obtenir la remise. Valentin ne la laisserait pas mourir de faim. Le plus pauvre asile, la plus modeste nourriture lui suffiraient à l’avenir ; mais jamais elle ne reviendrait demeurer dans une maison habitée par lui.

Sheldon jeta la lettre de côté en jurant : il n’avait pas de temps à perdre pour de pareils radotages.

Il rompit l’enveloppe de la lettre de Nancy : c’était une honnête épître lui disant comme elle l’avait servi avec fidélité, comme elle l’avait aimé au temps passé, et lui déclarant qu’elle ne pouvait plus le servir désormais. Elle l’exhortait dans des phrases sans art et sans orthographe à songer au repentir. Il pouvait n’être pas encore trop tard, même pour un aussi grand pécheur qu’il l’avait été.

Il déchira ces deux lettres en petits morceaux et les jeta dans l’âtre.

Quant à la lettre de Valentin, il la garda : c’était un document qui avait quelque importance légale.

Pendant un moment, il avait eu la pensée qu’il pourrait punir ces gens de leur ingérence dans ses affaires : il pouvait intenter une action en calomnie contre le docteur Jedd et le contraindre à administrer la preuve des faits allégués par lui ou à payer par des dommages-intérêts son injustifiable accusation. Il était sûr que le docteur Jedd ne pourrait rien prouver, et qu’un jury bien travaillé pourrait se montrer sévère et faire un exemple.

Mais, d’un autre côté, les présomptions tirées des circonstances étaient très fortes contre lui, et des preuves qui eussent été insuffisantes pour établir sa culpabilité, dans un procès criminel où sa vie était en jeu, pourraient suffire pour défendre ses ennemis contre une action en calomnie, si réellement ce qui avait été fait par Valentin et le docteur Jedd pouvait constituer une imputation méchante et calomnieuse.

D’ailleurs, une action semblable n’invaliderait pas le mariage célébré le matin, et ce seul fait entraînerait sa ruine complète. Les intérêts de Charlotte se confondaient dans les intérêts de son mari. Il ne lui restait plus l’ombre d’un droit sur la fortune de Haygarth.

Sa ruine était complète et cruelle. Depuis longtemps sa position était désespérée, il n’avait d’autre issue que la sombre route dans laquelle il s’était engagé et cette issue elle-même lui était fermée.

Le jour approchait où les faux billets sur des compagnies imaginaires seraient protestés et le protêt de ces billets, c’était la fin de toutes choses pour lui, la révélation complète des artifices malhonnêtes à l’aide desquels il était parvenu à maintenir sa barque à flot sur les eaux commerciales.

Il examina sa position sous toutes les faces avec calme et résolution, et il vit qu’il ne lui restait pas un espoir.

Tout le problème de son existence se bornait à la question de savoir quelle somme d’argent comptant il pourrait emporter de cette maison et dans quelle direction il porterait ses pas après l’avoir quittée.

Son premier soin devait être de s’assurer si le mariage, attesté par l’acte qu’il avait entre les mains, avait réellement eu lieu, ensuite rentrer en possession des pièces qu’il avait remises à Kaye.

Avant de quitter la maison, il entra dans son cabinet, où il examina le livre de son banquier.

Les choses étaient telles qu’il lui avait été dit à la Banque : il avait plus qu’épuisé la somme portée à son crédit.

Parmi les lettres qu’il trouva non décachetées sur son bureau, il y en avait une émanant de l’un des administrateurs de la Banque Unitas, qui appelait poliment et respectueusement son attention sur cet oubli de sa part.

Il lut la lettre et la froissa avec colère en la mettant dans sa poche.

« Je suis juste aussi bien dans mes affaires que je l’étais il y-a douze ans quand Halliday est venu dans ma demeure de Fitzgeorge Street, se dit-il à lui-même, et j’ai l’avantage d’être plus âgé de douze ans. »

Voilà où il en était ; en réalité, il avait tourné dans un cercle, la découverte était humiliante.

Sheldon commençait à penser que la ligne qu’il avait suivie pendant sa vie n’était pas la meilleure et la plus profitable.

Il ouvrit sa caisse et força le coffret qui contenait les quelques bijoux qu’il avait donnés à sa femme dans les premiers temps de leur mariage, comme récompense de la bonté qu’elle avait eue de laisser son second mari disposer du patrimoine du premier, sans observations et sans empêchement de sa part : ces bijoux consistaient en quelques bagues, une broche, une paire de boucles d’oreilles et un bracelet ; ils étaient beaux dans leur genre et valaient environ deux cents livres.

Ces bijoux et le chronomètre en or qu’il portait dans la poche de son gilet composaient toutes les richesses dont Sheldon pouvait disposer maintenant que le terrain sur lequel était édifiée sa position commerciale commençait à s’effondrer sous ses pieds et que les grondements du cratère l’avertissaient du péril qu’il courait.

Il mit ces bijoux dans sa poche sans un remords, puis il monta à l’étage supérieur pour empaqueter ses effets dans un grand porte-manteau qui devait lui donner crédit parmi les étrangers par son apparence éminemment respectable.

Dans cette terrible crise de sa vie, il songea à tout ce qui concernait son intérêt. Où allait-il aller ? Pendant quelque temps cette question resta insoluble pour lui. Dans toutes les parties du globe, le champ est ouvert au soldat de fortune. Quelque plan germerait dans sa tête à l’occasion.

L’abandon de sa femme le laissait complètement indépendant. Aucun lien n’enchaînait ses mouvements ; rien à craindre, sauf les mesures que pourraient prendre contre lui les porteurs des faux billets, et les procédures sont lentes, tandis que la locomotion moderne est prompte.

Qu’allait-il quitter ?

La réponse était facile : un dédale de dettes et d’embarras ; sa belle maison, et le beau mobilier qui la garnissait étaient tenus dans la même servitude légale que l’était autrefois son mobilier de Fitzgeorge Street. Il avait signé un ordre de vendre tout ce qui lui appartenait, quelques mois auparavant, pour obtenir de l’argent comptant.

Cette ressource extrême n’avait pas été employée plus utilement que tous les autres moyens qu’il avait déjà épuisés.

Il n’avait rien à perdre à sa fuite, et c’était un fait dont il lui était facile de s’assurer.

Il descendit au rez-de-chaussée et sonna la servante.

« Je pars, dit-il, pour rejoindre ma femme et ma fille et retourner avec elles au bord de la mer. Il y a un porte-manteau tout prêt dans ma chambre. Vous le donnerez au commissionnaire que j’enverrai dans un jour ou deux. À quelle heure Mme Sheldon et Mlle Halliday sont-elles parties ce matin ?

— À huit heures, monsieur. M. Haukehurst est venu les chercher dans une voiture. Elles sont sorties par la cuisine et la porte de service, monsieur, parce que vous dormiez, a dit Mme Woolper, et qu’il ne fallait pas vous déranger.

— À huit heures, oui. Et Mme Woolper et Mlle Paget ?

— Aussitôt après que vous avez été parti, monsieur. Elles avaient deux fiacres pour emporter les bagages de madame et de mademoiselle, qui étaient encore comme ils étaient quand vous êtes revenu de Barrow.

— Oui, je comprends. »

Il avait presque envie de demander à la fille si elle avait entendu l’adresse donnée aux cochers des deux fiacres, mais il s’en abstint.

Que lui importait de savoir où il pouvait trouver sa femme et sa belle-fille ? Qu’elles fussent dans la rue voisine ou aux antipodes, le fait avait peu d’importance pour lui, si ce n’est que la connaissance du lieu où elles demeuraient lui rendrait plus facile de les éviter.

Entre elles et lui il y avait un abîme plus large que les plus grandes mers du monde et songer à elles était folie et rien que du temps et des pensées perdus.

Il quitta la maison qui depuis les dernières cinq années de sa vie était l’enseigne extérieure de son état social, ayant pleinement conscience qu’il la quittait pour toujours, et il la quitta sans un soupir.

Pour lui, le mot maison ne s’associait à aucun tendre souvenir et le foyer domestique n’avait jamais eu plus de charme qu’une place au coin du feu dans un hôtel luxueux. C’était un homme qui aurait aimé à passer son existence en hôtel garni, si la solidité de sa position n’avait eu à gagner à la possession d’une maison bien montée.

Il alla à l’église de Paddington.

Il n’était que cinq heures à l’horloge de cet édifice : l’église était fermée, mais Sheldon trouva le bedeau qui, moyennant une belle gratification, le conduisit à la sacristie, et là lui montra le livre des mariages et l’acte du dernier qui y avait été célébré.

C’était bien la signature de Charlotte Halliday, un peu incertaine, un peu tremblée.

« Je suppose que vous êtes un parent de la jeune dame, monsieur ? dit le bedeau. L’affaire était un peu étrange, mais la maman de la jeune dame était avec elle ; et d’ailleurs, la jeune dame était majeure ; aussi, voyez-vous, il n’y a rien à dire contre le mariage. »

Sheldon n’avait en effet rien à dire contre le mariage. Si quelque fausse allégation de sa part, quelque lâche et cruelle qu’elle fût, avait pu invalider la cérémonie, une telle fausseté ne lui eût rien coûté.

S’il eût été citoyen des États du Sud de l’Amérique, il aurait suborné quelques témoins pour prouver qu’il y avait du sang noir dans les veines de Valentin.

S’il n’avait pas eu affaire à un aussi fort adversaire que M. le docteur Jedd, il aurait essayé d’obtenir d’une commission de docteurs la déclaration que Charlotte était folle et par ce moyen il aurait annulé son mariage.

Mais dans l’état actuel des choses, il savait qu’il ne pouvait rien.

Il avait échoué : ces trois mots disaient tout.

Il ne perdit pas de temps à l’église et il s’empressa de se rendre dans la Cité, où il arriva juste au moment où Kaye quittait son bureau.

« Avez-vous envoyé, les papiers en question à votre sollicitor ? demanda-t-il.

— Non, j’allais justement les lui porter. J’ai pensé qu’il serait nécessaire de s’assurer qu’il n’existe pas d’autre testament de Mlle Halliday, postérieur à celui-ci ; c’est ce qu’il sera difficile de savoir. Les femmes ne s’arrêtent pas de faire des testaments, quand une fois elles se sont décidées à en faire un. Elles sont prises d’une rage de multiplier ces documents, vous le savez comme moi. Si le testateur, dans cette grande affaire de ce fameux codicille, avait été une femme, le jury aurait difficilement refusé de croire à l’existence d’une demi-douzaine d’autres codicilles cachés dans différents trous et recoins. Les femmes sont coutumières de ces sortes de choses. Comme de raison, je ne doute pas que vous ne m’apportiez le testament avec une entière bonne foi ; mais je prévois de grandes difficultés à trouver de l’argent sur une semblable garantie.

— Ne vous inquiétez pas davantage à ce sujet, dit Sheldon froidement. J’ai reconnu que je pouvais me passer de cet argent, et je suis venu uniquement pour réclamer les pièces. »

Kaye les remit à son client. Il n’était pas tout à fait satisfait du tour qu’avait pris l’affaire, car il avait espéré réaliser de bons profits en exploitant les embarras de Sheldon.

Celui-ci ne lui fit pas l’honneur d’entrer dans de plus longues explications ; il se contenta de mettre les papiers dans sa poche, et il souhaita le bonjour à l’escompteur.

Ce fut la dernière fois que Sheldon parut dans la Cité en sa qualité de négociant solide et respecté.

Il se rendit du bureau de l’escompteur dans celui d’un prêteur sur gages, chez lequel il engagea les bijoux de sa femme et sa propre montre pour une somme de cent vingt livres.

De chez le prêteur sur gages, il revint à Bayswater pour prendre son porte-manteau et de là il se rendit à Euston Hôtel, où il dîna modestement.

Après son dîner il alla dans les rues obscures qui se cachent derrière Euston Square, et trouva là un barbier qui rasa ses favoris et lui coupa les cheveux aussi ras que ses ciseaux le lui permirent.

Le sacrifice de ces ornements opéra un changement extraordinaire dans cet homme ! tous les pires indices caractéristiques de sa physionomie s’accentuèrent, et le visage de Sheldon, privé des épais favoris qui cachaient les coins de sa bouche et des boucles de cheveux qui donnaient de la hauteur et de la largeur à son front, devint un de ces visages auxquels nul n’est disposé à se fier.

Il partit par le train-poste du soir pour Liverpool, protégé par les ombres de la nuit.

Il attendit tranquillement dans cette ville le départ d’un paquebot pour New-York et fut assez heureux pour quitter l’Angleterre un jour avant la date fatale où le premier de ses faux billets arriva à échéance.

LIVRE DIXIÈME

LE PORT

CHAPITRE I

HORS DE LA SOMBRE VALLÉE

Ni la pompe ni la splendeur, ni les fleurs d’été, jonchant le passage des nouveaux époux, n’avaient solennisé le mariage de Valentin et de Charlotte. La cérémonie avait été simple et secrète, attristée par les sombres nuages qui obscurcissaient encore le ciel au-dessus de leurs têtes et pourtant jamais plus heureux époux ne foula la terre, lorsque Valentin reprit à pied le chemin de son logement solitaire, sous un ciel étincelant d’étoiles, après avoir laissé sa jeune femme aux soins de sa mère, dans la nouvelle demeure qu’il leur avait choisie.

Il avait sujet de se réjouir, car il avait passé par la sombre vallée où plane l’ombre de la mort ; il avait vu de près cette redoutable visiteuse contre laquelle les anges de foi et d’amour ne peuvent rien.

Sans peur comme Alcide il avait pénétré dans le royaume des ténèbres, et heureux et triomphant comme le demi-dieu, il était revenu rapportant son précieux fardeau dans ses bras vigoureux.

La lutte avait été dure, l’angoisse de l’incertitude lui avait causé une horrible torture, mais de cet effroyable combat, il était sorti meilleur et plus sage : ce qui manquait de solidité à ses principes pour compléter l’œuvre de réformation accomplie par l’amour, Valentin l’avait gagné durant la maladie de Charlotte.

La femme qui lui était promise, l’ange rédempteur dont l’affection lui avait appris à rendre grâce à Dieu, avait semblé prête à s’envoler loin de lui.

Dans les heures heureuses où il lui faisait sa cour, il se savait indigne d’elle, n’ayant d’autres droits à une si belle conquête que ceux qui résultaient d’un amour pur et sans mélangé d’égoïsme.

Quand l’heure de l’épreuve vint pour lui, il se dit : Voici l’ange vengeur ! et à cette heure il lui sembla qu’il avait toujours eu le pressentiment caché du malheur auquel son avenir était condamné, même au moment où son bonheur était le plus complet. Qu’avait-il fait, pour mériter l’impunité de toutes les erreurs et de toutes les folies de sa jeunesse ?

Il regardait en arrière et se demandait s’il avait été un aussi vil pécheur qu’il était porté à le penser dans ces heures de repentir. Sa vie pouvait-elle être autre ? N’avait-il pas été lancé sur une mauvaise pente, ses premiers pas ne s’étaient-ils pas trouvés engagés dans un chemin tortueux, avant qu’il ne connût assez la vie pour savoir que dans le voyage à accomplir sur cette terre la ligne droite est celle qu’il faut suivre ?

Hélas ! la réponse faite au tribunal de la conscience était contre lui : d’autres hommes étaient entrés en ce monde dans un milieu aussi mauvais si ce n’est pire que celui où s’était trouvé son berceau, et quelques-uns étaient sortis de cette fange native aussi purs et aussi blancs que la neige nouvellement tombée. La force de caractère qui avait sauvé ces hommes ne lui avait pas été donnée. Ses pieds s’étaient trouvés engagés dans les chemins tortueux et il avait continué sa route, sans souci, avec une sorte d’orgueil, conscient à demi que la route qu’il suivait était mauvaise et que ses vêtements y ramassaient plus de fange qu’il n’aurait convenu à d’autres voyageurs.

Ce ne fut que lorsque la toute-puissante influence de l’amour agit sur sa nature que Haukehurst se réveilla complètement à la conscience de ce qu’il y avait de dégradant dans sa position et qu’il se sentit animé du désir de sortir du marais fangeux de la mauvaise compagnie. Alors, et seulement alors, commença la transformation qui devait finir par amener un changement complet. Quelque influence en dehors de celle de l’amour heureux, était encore nécessaire pour donner de la force au caractère de cet homme, et cette influence il l’avait trouvée dans la grande terreur des derniers trois mois de son existence. La vie de Valentin avait été ébranlée jusque dans ses fondations et il ne pouvait plus jamais être ce qu’il avait été.

Il s’était vu presque au moment de perdre Charlotte. Cela disait tout.

Il s’était vu presque enlever celle qui pour cet homme était père, mère, épouse, famille, passé, présent, futur, gloire, ambition, bonheur, tout, excepté ce Dieu qui plane au-dessus de nous et qui tenait la vie de celle qu’il aimait et son bonheur à lui, dans le creux de sa main.

Il avait vu la mort en face, et jamais dans l’avenir, jamais aux plus belles heures de son bonheur, il ne pourrait oublier le péril auquel il avait été exposé et qui pouvait renaître encore.

Il avait appris à comprendre qu’il ne la possédait pas à titre de don, mais à titre de prêt, qu’elle était un trésor qui, à tout moment, pouvait lui être réclamé par le Dieu qui le lui avait prêté.

La sombre vallée était traversée et Valentin était debout auprès de sa bien-aimée, sur le haut de la montagne éclairé par les rayons du soleil.

Les docteurs avaient déclaré leur malade sauvée ; l’heure du danger avait passé et le mal produit par l’empoisonneur avait été victorieusement combattu par la science médicale.

« Dans six semaines vous pourrez faire voyager votre femme pendant votre lune de miel, monsieur Haukehurst, elle sera complètement rétablie, dit le docteur Jedd.

— Que parlez-vous d’un voyage pendant leur lune de miel ! s’écria Gustave qui, sur la demande de Diana, s’était mis à la disposition de Valentin. Haukehurst et sa femme viendront passer leur lune de miel à Cotenoir, n’est-ce pas, Diana ? »

Diana répondit que cela serait et cela devait en être ainsi.

Il était impossible d’imaginer une réunion d’êtres plus heureux que ceux qui se trouvaient tous les jours ensemble dans l’agréable résidence où Georgy, Diana et Charlotte avaient été installées avec amour et dévouement par Valentin et Gustave.

Haukehurst avait choisi les appartements et Lenoble avait passé toute la journée qui avait précédé celle du mariage à aller du West End à Kilburn, y apportant des fleurs de serres, des comestibles, des boîtes de bonbons de chez Fortnum et Mason, les Chevet et les Boissier de Londres, de la parfumerie, des livres nouveaux, de la musique nouvelle, et à veiller à la mise en place d’un luxe de sièges moelleux et commodes loués chez un des marchands de meubles les plus en renom, ainsi que d’un grand piano et d’un harmonium.

« Nous ferons de la musique le soir, dit-il à Diana, qui manifestait son étonnement à la vue de tous ces arrangements, quand nous serons tous rassemblés ici. Pourquoi ouvrir ainsi de grands yeux à la vue de ces riens ? Penses-tu que je n’ai pas pris plaisir à témoigner mon affection à ceux qui ont été si bons pour toi, à tes amis, à ta sœur d’affection ? Je voulais que tout fût brillant autour d’elle, quand on l’amènerait ici, après qu’elle aurait échappé aux serres de la mort, et puis, ne devais-tu pas venir passer ici quelques jours avant notre mariage ? Ton père a été bien surpris d’apprendre de pareils événements. Ne viendras-tu pas le voir bientôt ?

— Oui, cher Gustave. J’irai demain. »

Elle vint en effet le lendemain et trouva le capitaine beaucoup plus affaibli que lors de sa dernière visite.

Il était évident que sa fin était proche : il était très changé et très abattu par sa longue maladie, mais l’esprit mondain n’avait pas été entièrement exorcisé, même dans cette triste période de concentration en lui-même.

« Qu’est-ce que tout cela signifie, Diana ? demanda-t-il. Je n’entends pas être ainsi laissé dans l’obscurité. Voilà que vous quittez subitement la maison de M. Sheldon pour aller vous installer dans celle de Mme Sheldon. Voilà qu’un mariage secret se célèbre, dans un moment où l’on m’avait donné à penser que l’une des parties contractantes était à la mort, et voilà Valentin présenté à M. Lenoble contrairement à la recommandation expresse que j’avais faite que mon futur beau-fils ne fût pas mis en rapport avec qui que ce soit appartenant à la famille Sheldon.

— Valentin n’est pas de la famille Sheldon, papa. Je ne pense même pas qu’il revoie jamais M. Sheldon.

— En vérité ! s’écria Paget, il se passe donc quelque chose de sérieux, alors ? »

Sur ce, il insista pour avoir une explication, et Diana lui raconta l’histoire des deux ou trois dernières semaines : la maladie toujours croissante de Charlotte, si mystérieuse et si incurable ; le retour subit de Barrow ; les craintes de Valentin ; l’opinion exprimée par le docteur Jedd, que la malade était la victime d’un crime ; l’exclusion systématique de Sheldon de la chambre de la malade, suivie immédiatement par des symptômes d’amélioration et amenant graduellement son rétablissement.

Le capitaine écouta tout cela avec effroi : la distance qui sépare l’attentat contre la vie humaine de tous les autres méfaits est si grand que celui qui n’a pas été jusque-là dans le crime, se regarde comme un saint, quand il songe au forfait de ce grand criminel.

« Grand Dieu ! est-ce possible ? s’écria le capitaine en frissonnant. Et j’ai touché la main de cet homme ! »

Assez tard dans-la soirée, lorsque Diana l’eût quitté et qu’il eût repassé sérieusement sa carrière et les divers incidents de sa vie tant soit peu ténébreuse, il trouva quelque consolation dans cette pensée :

« Je n’ai jamais fait de mal à un ver de terre, murmura-t-il avec complaisance, non, la main sur mon cœur, je puis dire que je n’ai jamais fait de mal à un ver de terre. »

Le capitaine ne s’arrêta pas à réfléchir, que presque tout le mérite de cet aimable trait de caractère, pouvait être imputé à ce qu’il ne s’était jamais trouvé dans une position où il aurait eu une fortune à gagner à écraser un ver de terre ; il ne songeait qu’à l’histoire qui venait de lui être contée sur Sheldon, et il se dit que dans les moments les plus durs de sa vie, jamais son cerveau n’avait seulement conçu la pensée d’un forfait semblable à celui dont cet homme avait poursuivi l’accomplissement pendant près de trois mois.

 

*    *    *

 

Pour Charlotte, l’été qui succéda à son mariage se passa très paisiblement. On ne lui avait pas dit les motifs de ce mariage subit et secret qui l’avait unie à l’homme qu’elle aimait d’un amour si dévoué et si confiant : Valentin et Diana s’étaient entendus ensemble pour amener Mme Sheldon à agir selon leur volonté, et ce fut sur sa demande que Charlotte consentit à prendre l’étrange parti qu’on lui conseillait.

La fable imaginée pour justifier le singulier désir de Mme Sheldon était bien innocente. Les docteurs avaient ordonné un climat plus doux que l’Angleterre pour la chère convalescente, Madère, Alger, Malte, ou tout autre point aussi éloigné du globe ; il était impossible, pour M. et Mme Sheldon, d’entreprendre un aussi long voyage ; M. Sheldon étant retenu pieds et poings liés, dans la Cité, par ses affaires, et Mme Sheldon ne pouvant quitter son mari, Charlotte ne pouvait se rendre seule à Malte, avec sa fidèle Diana pour unique compagne ; en somme, il n’y avait rien de mieux et de plus prudent qu’un prompt mariage qui permettrait à la malade de se rendre dans un climat plus doux, accompagnée et gardée par un protecteur naturel, un mari.

« Consentez, chère Charlotte, je vous en supplie, » écrivait Valentin dans un petit billet dans lequel il appuyait la demande de Mme Sheldon, « quelque étrange que vous paraisse notre désir. Croyez que c’est le meilleur parti à prendre pour vous et pour ceux qui vous aiment. Ne faites pas de questions et contentez-vous de dire oui. ».

À la prière contenue dans cette lettre, aux instances de sa mère et de Diana, Charlotte céda ; elle s’étonnait que Sheldon l’évitât, et plus d’une fois elle avait demandé avec anxiété pourquoi elle ne le voyait pas.

« Papa serait-il malade, demandait-elle, qu’il ne vient jamais voir comment je suis ?

— Les docteurs ont interdit qu’il vint beaucoup de personnes dans votre chambre, chère enfant.

— Oui, quand j’étais si mal ; mais maintenant que je suis mieux, papa pourrait venir.

— Ma chérie, soyez certaine que le mariage est pour le mieux, » insista Diana.

Le mariage eut lieu.

C’est ainsi que fut épargnée à son âme innocente une révélation qui aurait jeté une ombre funèbre sur l’aurore brillante de sa vie d’épouse.

Georgy s’engagea par serment à cacher ce secret fatal à sa fille, et Diana la récompensa de sa discrétion, en écoutant, avec une complaisante attention, ses lamentations sur l’iniquité des humains en général, et sur celle de Sheldon en particulier.

Quant à l’horrible secret, récemment révélé par M. Burkham, il n’en avait été rien dit à Mme Sheldon. Rien de bon ne pouvait résulter d’une semblable révélation. La loi criminelle a des statuts limitant son action qui, pour ne pas être écrits, n’en existent pas moins. Un crime dont la preuve eût été difficile à faire à l’époque de sa perpétration, après un laps de douze années échappait à la justice. Trois personnes venant déclarer qu’à l’époque de la mort de Halliday elles avaient soupçonné Sheldon de l’avoir empoisonné ne prouveraient rien qui fût de nature à faire impression sur un jury, qui ne verrait dans ces témoins que des diffamateurs animés de méchantes intentions. Plus le crime est grand, plus grandes sont les chances de l’accusé, et un moindre coupable sera condamné pour avoir volé dans une poche sur des preuves plus légères que celles qui seraient jugées suffisantes pour déclarer un homme coupable d’avoir fait sauter le Parlement.

CHAPITRE II

APRÈS LE MARIAGE

La façon dont Sheldon allait se conduire était un grand sujet de frayeur pour sa femme ; elle avait une vague idée qu’il viendrait la chercher dans son agréable demeure et qu’il insisterait pour qu’elle partageât son triste sort futur.

« Si je pouvais obtenir un divorce, disait-elle tristement en discutant la question avec son beau-fils. On devrait avoir le divorce pour de pareilles choses. Mais je n’ai jamais entendu dire qu’il y en ait eu de ce genre ; Valentin, je ne puis vivre avec lui, je ne pourrais m’asseoir pour dîner en face d’un homme comme celui-là. Et penser que je l’ai connu quand je n’étais encore qu’une petite fille, et que j’ai dansé ma première polka avec lui, quand cette danse fit sa première apparition, quand on portait des bottes polka, des jaquettes polka, qu’on écrivait ses billets d’invitation sur du papier polka, qu’on chantait des airs de polka, et qu’on exécutait en tapisserie, avec des laines de Berlin, des paysans dansant la polka et autres absurdités de ce genre. Oh ! Valentin, à quel homme se fier si ce n’est à celui qu’on a connu toute sa vie ? »

Haukehurst s’engagea à protéger sa belle-mère contre toute tentative de persécution de la part de son mari : il ne savait guère quelles difficultés il éprouverait dans l’accomplissement de pareil engagement, car dans l’ignorance où il était de l’état désespéré des affaires de Sheldon, il s’imaginait qu’il ferait quelque tentative pour soutenir sa position dans le monde en obligeant sa femme à réintégrer le domicile conjugal.

Il se rendit au cabinet d’affaires de George, quelques jours après son mariage, pour prendre les conseils de cet astucieux homme de lois. Il le trouva à l’ouvrage et en très bonnes dispositions d’esprit. C’était sur ses conseils que la célébration du mariage avait été précipitée ; l’enlèvement clandestin de Charlotte pendant le sommeil de Philippe avait été effectué sur le plan tracé par lui ; et il était triomphant à l’idée que le complot avait si bien réussi et que son frère, le plus froid et le plus profond des calculateurs, avait été si complètement joué.

« Cette Nancy est un trésor, dit-il, je ne l’aurais pas cru capable de faire ce qu’elle a fait. Rien de plus habile que la façon avec laquelle elle a amusé Philippe. Rien de plus parfait que le tact et l’habileté avec lesquels elle a fait sortir Charlotte et sa mère de la maison pendant que mon frère voyageait dans le pays des songes.

— Oui, elle a été d’une utilité inappréciable pour nous.

— Et cette demoiselle Paget aussi. Elle a été un fier atout dans votre jeu. J’avais conçu une bonne opinion d’elle dans les occasions que j’avais eues de la voir dans la maison de mon frère, mais elle a prouvé qu’elle était du plus pur métal dans la façon dont elle s’est comportée pendant toute cette affaire. C’est une jeune femme dont je ne serais pas éloigné de faire Mme George Sheldon, un de ces jours.

— Vous lui faites trop d’honneur, dit Valentin en frissonnant intérieurement. Malheureusement un engagement antérieur empêchera Mlle Paget de profiter d’une aussi excellente occasion.

— La chance ne serait pas si mauvaise que vous semblez le croire, mon bel ami, répliqua George avec quelque indignation. Quand arrivera l’envoi en possession de la fortune constituant la succession Haygarth, je suis en position d’y gagner cinquante mille livres. Ce qui n’est pas vilain pour entrer dans la vie. Je suppose que vous n’avez pas oublié que votre femme est appelée comme héritière légale à recueillir une succession de cent mille livres ?

— Non, je n’ai pas oublié sa position à l’égard de la succession Haygarth.

— Hum ! je suis tout disposé à le croire. Généralement ce sont de ces choses qu’on n’oublie pas. Mais vous paraissez singulièrement froid pour cette affaire.

— Oui, je viens de passer par une de ces fournaises dans lesquelles tous les millions de la Banque d’Angleterre ne sont d’aucun secours à un homme. Ces sortes d’épreuves confondent toutes les notions sur la valeur de l’argent. Et d’ailleurs, je n’ai jamais sérieusement songé à l’héritage de Charlotte autrement que comme une éventualité éloignée. Ces affaires sont si lentes…

— Oui, mais on a marché, des affidavits ont été lancés et l’affaire est en bonne voie.

— Je suis heureux de l’apprendre. Je n’ai pas la prétention de ne pas apprécier la valeur d’une espérance de fortune. J’ai appris seulement à savoir que l’argent n’est pas le but et la fin de tout. Je serais très heureux avec ma chère femme si elle n’avait pas en perspective les trésors de la succession Haygarth, mais s’ils doivent nous échoir nous n’en serons que plus heureux. Les millions font voir le monde sous un agréable point de vue. Je serais heureux que cette chère enfant fût propriétaire de la plus belle demeure que l’argent peut procurer.

— Oui, et vous aimeriez aussi à voir votre nom figurer parmi ceux des grands capitalistes. Ne faites pas de sentiment, mon cher Haukehurst, cela ne mène à rien. Dieu merci, nous avons réussi à arracher la fille de Tom des griffes de mon frère. Mais vous ne vous attendez pas à me voir fermer les yeux sur ce fait que l’affaire a été fort avantageuse pour vous et que c’est entièrement à moi que vous devez les chances que vous avez d’arriver à une grande fortune ? C’est un point que vous n’avez pas la prétention d’oublier, je suppose ? dit George avec une certaine acrimonie.

— Pourquoi aurais-je la prétention d’oublier cela, ou toute autre circonstance de nos relations d’affaires ? Je sais parfaitement, que c’est vous qui avez lancé la chasse à la succession Haygarth, et que c’est à vos investigations qu’il faut attribuer la découverte des droits de ma femme à cette succession détenue en ce moment par la Couronne.

— Très bien, voilà qui est parler franchement et honnêtement. Et maintenant, que disons-nous, à l’égard de notre convention ? Convention toute verbale, il est vrai, mais pour un honnête homme une parole vaut un engagement écrit.

— Notre convention ! répéta Valentin avec étonnement. Sur ma parole, j’ai oublié.

— Ah ! je savais bien que nous en viendrions là. Je pensais bien que vous vous arrangeriez pour oublier nos conditions, pour le cas éventuel de votre mariage avec Charlotte. Ma mémoire n’est pas aussi courte que la vôtre, et je puis affirmer sous serment qu’une conversation a eu lieu entre nous, dans cette pièce même, dans laquelle vous avez consenti à ce que la moitié de la succession Haygarth me soit allouée, comme prix de ma découverte et comme la juste récompense de mes travaux.

— Oui, dit Valentin, je me rappelle cette conversation et je me souviens aussi avoir dit que je trouvais la demande un peu raide, mais que quant à moi, comme futur époux de Charlotte, je n’y ferais pas d’opposition.

— Vous vous rappelez cela ?

— Oui, et si ma femme est consentante à accepter vos conditions, je tiendrai ma promesse.

— Le consentement de votre femme n’est pas nécessaire. Elle s’est mariée avec vous sans contrat et ses droits se confondent avec les vôtres. Sous tous les rapports, c’est vous qui êtes l’héritier légal de la succession Haygarth. »

Valentin partit d’un grand éclat de rire : tout ce qu’il venait d’entendre lui semblait une monstrueuse plaisanterie. Lui, le vagabond sans feu ni lieu qu’il était il n’y avait pas plus d’une année, lui, le fils d’un homme qui avait toute sa vie côtoyé l’abîme faute de posséder cinq livres vaillant, lui, investi du droit de réclamer à la Couronne une fortune de cent mille livres.

« Toute cette affaire me semble ridiculement improbable, dit-il.

— Mon frère n’aurait pas fait ce qu’il a fait, si elle lui avait paru improbable. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas à discuter les chances pour et contre ; tout ce qu’il faut, c’est un arrangement entre vous et moi, qui m’assure ma part du butin.

— Je suis prêt à conclure tout arrangement raisonnable ; mais je suis tenu de protéger les intérêts de ma femme et je dois charger un sollicitor d’agir pour moi en cette affaire. À un grec il faut opposer un grec, vous le savez.

— Très bien, j’aurais pu arranger l’affaire sans l’intervention d’étrangers ; mais puisque vous êtes pour les excès de prudence, vous ferez bien de laisser l’affaire entre les mains de MM. Greenwood et Greenwood, qui ont agi jusqu’à présent et qui ont tous les documents en leur possession.

— Greenwood et Greenwood ! Charlotte m’a parlé d’actes qu’elle a signés, d’hommes de lois qu’elle a vus, mais elle ne m’a dit ni la nature des actes, ni le nom des hommes de lois. Je me suis abstenu de lui parler d’affaires. Le traitement qu’elle a subi lui a laissé une grande excitation nerveuse et nous nous efforçons de bannir de son esprit tous les sujets désagréables.

— Oui, tout cela est fort bien, mais les affaires sont les affaires, vous le savez. Vous ferez bien de voir Greenwood et Greenwood, à l’instant. Annoncez-leur votre mariage. Vous laisserez dans l’ombre la conduite de Philippe, c’est convenu entre nous. Vous leur direz que votre mariage a été un mariage d’amour, romanesque et sentimental, accompli contre les idées de mon frère. Ils ne soulèveront aucune objection, du moment que vous manifesterez l’intention de laisser l’affaire entre leurs mains.

— Vous n’avez eu aucune nouvelle de votre frère ?

— Non, rien, ou presque rien. J’ai été hier à son bureau. Il n’y a pas paru depuis la maladie de Charlotte, et Orcott n’a reçu ni lettre, ni message de lui depuis le jour de votre mariage. Les choses semblent s’embrouiller complètement. Orcott donne à entendre que les affaires de Philippe traversent une passe difficile, mais c’est un imbécile qui sait bien peu de chose. Il semblerait, d’après lui, que Philippe était à la hausse, et que la baisse de toutes les valeurs a été la ruine pour lui. Voyez-vous, quand un homme se classe parmi les haussiers, il n’y a jamais chance qu’il passe au camp des baissiers et vice versa. Les spéculateurs sont pris d’une sorte de folle infatuation et l’homme engagé dans une voie y persiste jusqu’à ce qu’il soit entièrement ruiné ; tout au moins, c’est ce que m’ont dit des gens de Bourse, et je crois que c’est bien près de la vérité. »

Ce fut tout ce que Valentin put apprendre pour le moment, sur le compte de Sheldon. Chaque coup de marteau, faisait battre le cœur de Georgy. À chaque visite accidentelle qui arrivait à la villa elle s’imaginait que c’était l’aigle fondant sur le colombier.

« Je ne puis m’ôter de l’esprit qu’il viendra et qu’il m’emmènera avec lui, dit-elle. Si la justice pouvait seulement faire quelque chose, de façon à ce que mon second mari ne puisse pas me forcer à vivre dans cette terrible maison où j’ai passé tant de jours et tant de nuits dans l’angoisse, que je suis convaincue que sa vue seule me rendrait malheureuse tout le reste de ma vie.

— Ma chère madame Sheldon, il ne viendra pas, dit Valentin.

— Si je pouvais seulement m’en aller bien loin et savoir que la mer ou quelque autre chose de ce genre est entre nous.

— Nous vous emmènerons de l’autre côté du canal, plus loin encore si cela vous plaît. Diana et M. Lenoble doivent se marier bientôt, et dès que Charlotte sera assez forte, nous nous rendrons en Normandie, dans leur château.

— Un château. En vérité ! s’écria Mme Sheldon avec un peu d’humeur. Dire que Diana, sans un denier, et avec un véritable vagabond pour père, épouse un homme qui a un château, tandis que ma pauvre Charlotte !… Je ne voudrais pas vous blesser, M. Haukehurst, mais réellement cela me paraît bien dur.

— Il est dur que Charlotte n’ait pas épousé un prince, toutes les grandeurs d’un prince des contes de fées n’eussent été que bien juste ce qui lui est dû, mais il se trouve heureusement, chère madame Sheldon, que votre douce et bonne fille a des goûts, simples et ne soupire pas après les bijoux et les palais. Si elle devenait jamais riche…

— Ah ! soupira Georgy avec accablement, je n’espère pas cela. Je n’ai jamais rien pu comprendre à cette idée d’une fortune que M. Sheldon lui a mise dans la tête. Je sais que la mère de mon mari était une Meynell, fille d’un marchand de tapis dans la Cité, et je ne vois pas comment une grande fortune pourrait advenir à Charlotte de son chef. Quant aux Halliday les fermes de Hyley et de Newhall sont les seules propriétés qu’ils aient jamais possédées de mémoire d’homme.

— La fortune sur laquelle Charlotte a des droits vient de l’ancêtre maternel de Christian Meynell. Je ne compte pas sur ces biens-là pour assurer notre avenir. S’ils viennent, nous en serons reconnaissants.

— Est-ce qu’il s’agit d’une somme d’argent considérable ?

— Eh ! bien, oui, je crois que la somme est considérable.

— Vingt mille livres peut-être ?

— J’ai entendu parler d’une somme de cette importance. ».

Il n’éprouvait pas le besoin de faire entrer dans l’esprit faible de Georgy ces idées de grande fortune. Il se rappela ce qui lui avait été dit par Sheldon le soir du jour de Noël, pendant qu’ils se promenaient ensemble dans le petit jardin de Bayswater et il comprit qu’il y avait un grand fonds de raison dans les avis de cet habile scélérat.

CHAPITRE III

FIN CONTRE FIN

Valentin était devenu par son mariage le principal intéressé dans l’héritage auquel avait droit sa Charlotte, et George, dont il avait été le collaborateur dans la recherche de cet héritage, demandait la part du lion qu’il s’était attribuée, par le contrat intervenu entre eux au début de cette entreprise. Mais Valentin refusa de disposer d’un bien qui appartenait à sa bien-aimée, et il ne voulut rien conclure avant d’avoir consulté des hommes de lois de taille à se mesurer avec le frère de Sheldon. Il se rendit chez M. Greenwood, de la maison Greenwood et Greenwood, une huitaine de jours après son mariage et lui remit l’acte légal.

M. Greenwood reçut cette communication d’un air très grave et même sévère.

« Savez-vous que c’est un acte des plus sérieux que vous avez accompli, monsieur Haukehurst ? demanda-t-il sévèrement. Vous entraînez une jeune femme à un mariage précipité, sans que ses conseils légaux aient été consultés, sachant que cette jeune dame est héritière légale d’une grande fortune et que l’instance pour faire consacrer ses droits est déjà pendante. Pardonnez si je suis obligé de vous dire qu’il y a un manque de délicatesse dans un pareil procédé.

— L’imputation que renferme votre observation n’est pas agréable, monsieur Greenwood, fit observer Valentin avec tranquillité, mais je suis tout disposé à pardonner une injustice de votre part, quand elle est inspirée par le désir de défendre les intérêts de votre cliente ; je pense que vous vous convaincrez promptement que ses intérêts ne sont nullement mis en danger par son mariage avec moi. Il y a des complications sociales dont on est obligé de chercher la solution en dehors des lois et de l’équité. La situation de Mlle Halliday dans ces derniers mois était devenue d’une nature excessivement pénible, si pénible, que la protection légale résultant d’un mariage était le seul moyen de la sauver d’un péril imminent. Je ne puis m’expliquer davantage sur ces pénibles circonstances. Je ne puis que vous assurer que j’ai épousé votre cliente avec le consentement et l’approbation de sa seule proche parente et sans me laisser influencer par des vues intéressées. Quelles que soient les dispositions qu’il vous plaira de prendre pour la sauvegarde des intérêts de ma femme, je suis prêt à y adhérer et à me prêter à leur prompte exécution.

— Vous vous exprimez d’une façon très honorable et faite pour inspirer toute confiance, monsieur Haukehurst, s’écria M. Greenwood avec une soudaine cordialité. Je vous prie de regarder comme rétracté ce qu’il pouvait y avoir d’offensant dans les observations que je vous ai faites tout à l’heure. Vos affaires, je me plais à le croire, sont dans des conditions de solvabilité convenables.

— Je ne dois pas un denier.

— Bien, et M. Sheldon, le beau-père de la jeune dame et mon client, a-t-il donné son approbation à ce prompt mariage ?

— Le mariage a eu lieu sans qu’il en eût connaissance et sans son consentement.

— Puis-je vous demander la raison qui a motivé ce secret gardé à son regard ?

— Non, monsieur Greenwood, c’est justement cette raison que je ne puis vous dire. Mais croyez-moi lorsque je vous assure que nous avons été déterminés par une raison toute-puissante.

— Je suis bien obligé de me contenter de votre déclaration, si vous vous refusez à vous fier à ma discrétion : mais comme M. Sheldon est mon client, je suis obligé de songer à ses intérêts aussi bien qu’à ceux de Mlle Halliday… de Mme Haukehurst. Je suis quelque peu surpris qu’il ne soit pas venu me voir depuis le mariage. Il en a eu connaissance, je présume.

— Oui, je lui ai écrit immédiatement après la cérémonie, en joignant à ma lettre une copie de l’acte de mariage.

— Le mariage apporte un changement considérable dans sa position.

— En quoi ?

— Mais, dans le cas du décès de sa belle-fille. Si elle était morte sans avoir été mariée et sans avoir testé, sa fortune serait allée à sa mère. En outre il y avait une assurance sur la vie de Mlle Halliday.

— Une assurance !

— Oui, n’aviez-vous pas connaissance de ce fait ? M. Sheldon, par une prudence bien naturelle, avait assuré la vie de sa belle-fille pour une somme considérable, en réalité, pour cinq mille livres, je crois, de sorte qu’en cas de décès avant qu’elle eût été envoyée en possession de la succession Haygarth, sa mère aurait reçu quelque compensation.

— Il avait assuré sa vie ! » dit Valentin à demi-voix.

Là était la clef du mystère. L’envoi en possession de la succession Haygarth n’était qu’une éventualité éloignée, incertaine et nébuleuse, qui ne pouvait guère tenter un assassin, tandis qu’une assurance sur la vie offrait la perspective d’un profit immédiat.

Le seul chaînon qui manquât pour compléter la chaîne de preuves contre Sheldon était trouvé, il n’y avait plus à chercher la raison qui l’avait poussé au crime.

« Cet homme connaît une assurance faite sur sa vie pensa Valentin, il se peut qu’il y en ait eu plus d’une. »

Après un court silence, pendant lequel Valentin était resté absorbé dans ses réflexions, l’homme de loi procéda à la discussion des dispositions à prendre par acte postérieur au mariage pour sauvegarder les intérêts de sa cliente.

Dans le cours de cette discussion, Valentin expliqua la position dans laquelle il se trouvait placé à l’égard de George Sheldon, et fit connaître la prétention de celui-ci sur l’héritage.

M. Greenwood fut complètement abasourdi en entendant Haukehurst s’expliquer sur ce sujet.

« Et vous dites que cet homme réclame la moitié nette de l’héritage, c’est-à-dire cinquante mille livres, comme rémunération de son insignifiante découverte ?

— Telle est la demande qu’il a faite et à laquelle je suis engagé à ne pas m’opposer. Il est certain qu’il a des prétentions bien grandes, mais il faut cependant reconnaître que sans la découverte qu’il a faite, ma femme et les parents de ma femme seraient probablement descendus au tombeau dans l’ignorance de leurs droits sur cette succession.

— Je vous demande pardon, monsieur Haukehurst : si M. George Sheldon n’avait pas fait cette découverte, elle eût été faite par quelque autre, soyez-en persuadé. Il y eût eu une petite perte de temps, mais voilà tout. Il ne manque pas d’individus du genre de M. George Sheldon qui sont à l’affût de hasards semblables et qui se contentent d’une très petite rémunération, si on la compare aux prétentions que celui-ci élève. Mais tenez, je connais un homme, un Français, nommé Fleurus, qui se donnera tout autant de mal pour une succession de quelques centaines de livres qui n’est pas réclamée, que celui que s’est donné George Sheldon pour la succession Haygarth. Et il a réellement l’impudence de vous demander cinquante mille livres ?

— Réclamation à laquelle je suis engagé à ne pas faire d’opposition.

— Mais vous ne vous êtes pas engagé à y faire droit ? Mon cher M. Haukehurst, c’est une affaire que vous devez me permettre de régler pour vous, comme conseil de votre femme. Nous vous considérerons comme tout à fait en dehors de la question, si cela vous convient, et de cette manière vous vous tirerez de vos relations avec George Sheldon les mains parfaitement nettes. Vous ne ferez pas d’opposition à sa réclamation, mais c’est moi qui y résisterai, comme conseil de votre femme. Mais ignorez-vous que cet homme avait fait un compromis avec son frère, par lequel il consentait à ne recevoir que le cinquième de l’héritage et le remboursement de ses frais et débours et renonçait à toute autre prétention ? J’ai un extrait de ce compromis parmi les pièces du dossier de Mlle Halliday... de Mme Haukehurst. »

Après quelques explications, Valentin consentit à remettre toute l’affaire entre les mains de M. Greenwood.

Fin contre fin, c’était une affaire à régler entre les deux hommes de loi.

« Je ne suis que prince consort, dit-il en souriant. Je ne prétends pas à prendre un rôle actif dans l’administration de la fortune de ma femme. Je ne sais, en vérité, si je ne serais pas plus complètement heureux de notre mariage, si elle n’était pas l’héritière d’une si grande fortune. »

À ces mots M. Greenwood se laissa aller à un moment d’hilarité.

« Allons, allons, monsieur Haukehurst, s’écria-t-il, cela ne peut pas passer. Je suis un vieux renard, je connais le monde, et vous ne pouvez pas me demander de croire que l’idée de la perspective de fortune qui s’ouvre pour votre femme, peut vous causer autre chose qu’une franche et complète satisfaction.

— Vous ne pouvez pas le croire ? Non, peut-être, répondit Valentin d’un air pensif. Mais vous ne savez pas combien il s’en est fallu de peu que ces perspectives de fortune ne me coûtassent la perte de ma femme. Et même maintenant qu’elle est ma femme en vertu de liens que la mort seule peut rompre, il me semble encore que sa fortune pourrait amener une sorte de division entre nous. Il y a des gens qui me considéreront toujours comme un aventurier heureux, et mon mariage comme le résultat d’une habile intrigue. Je ne puis porter à la connaissance du monde que j’aimais Charlotte Halliday depuis le premier instant où je l’avais vue et que je lui avais demandé d’être ma femme, trois jours avant d’avoir découvert ses droits à la succession Haygarth. Un homme ne peut se promener avec un écriteau sur la poitrine. Je pense que ma destinée me condamne à être mal jugé durant toute ma vie. Il y a un an, j’avais peu de souci de l’opinion de mes semblables, mais j’ai maintenant le désir d’être digne de ma femme aussi bien dans l’estime des hommes que dans la profondeur de ma propre conscience.

— Allez et terminez votre lune de miel, dit l’homme de loi. Elle doit être dans son premier quartier, je pense… Allez et laissez-moi le soin de traiter avec George Sheldon. »

CHAPITRE IV

CE N’ÉTAIT QU’UN RÊVE

« Dites donc, Lenoble, dit tout à coup Paget, une après-midi que sa fille et son futur beau-fils, réunis auprès de son sofa, consacraient à l’entourer de leurs soins, à quand votre mariage avec Diana ? Rien ne s’oppose plus à votre union. »

Diana arrêta sur lui un regard sérieux.

« Cher papa, il ne peut être question de mariage tant que vous êtes aussi malade, dit-elle gentiment.

— Et après, quand je serai parti, vous ne voudrez pas entendre parler de mariage avant l’expiration de six mois après l’enterrement de votre père, et vous resterez seule au monde. Vous ne pourrez rester à la charge de Haukehurst et de sa femme. Ce que vous avez de mieux à faire, Lenoble, c’est de conclure le mariage incontinent, de manière à ce que je puisse voir ma fille, auprès de moi, avec le titre de Madame Lenoble de Cotenoir. Ce sera une consolation pour moi de voir ce beau jour. Je pensais qu’il me serait donné d’aller vivre avec vous, et de faire de temps en temps un petit voyage à Paris pour me retremper, mais toutes ces espérances sont mortes maintenant. Cela me paraît un peu dur par moments, et je pense à Moïse, à ses quarante années passées dans le désert avec ses malheureux Hébreux, toujours prêts à la révolte et à adorer quelque veau d’or, s’il les perdait de vue pendant vingt-quatre heures. Tourbe de mendiants ingrats toujours prêts à se mutiner, de véritables radicaux, sur ma parole ! Et il supporta tout cela, le voyage à travers les sables du désert, les révoltes incessantes, et l’ingratitude ; et après quarante années de cette vie, quand enfin il aperçut la terre promise la mort vint le frapper ! J’ai comme lui traversé le désert, j’ai erré à travers les sables arides, ayant à souffrir de l’ingratitude des hommes auxquels j’ai rendu service, j’ai traversé tout cela, et au moment où j’entrevois la terre de Chanaan, le rideau baisse. »

Diana et Lenoble lui prodiguèrent leurs consolations et cherchèrent à remonter son courage en lui parlant d’une terre promise bien plus belle et bien plus brillante que Cotenoir.

« Oui, dit-il d’un air songeur, j’ai lu cela bien souvent. Une ville dont les maisons sont bâties avec le jaspe, le porphyre, l’émeraude et la sardoine, avec des portes de perles et dont les rues sont pavées d’or. Voilà ce que saint Jean a vu dans sa vision ; et nous n’avons qu’à le croire sur parole ; mais il y a quelque chose que je puis croire et comprendre. « DANS LE ROYAUME DE MON PÈRE IL Y A DE NOMBREUSES DEMEURES. » Il y a plus d’espoir pour le pauvre pécheur de ce monde, dans cette promesse, que dans tous les rêves de saint Jean sur les portes de perles et les édifices d’émeraudes. »

Le capitaine déclinait rapidement. Il avait échangé son fauteuil pour un sofa et le temps était proche où il devrait échanger le sofa pour son lit. Après cela il ne resterait plus qu’un seul et dernier changement, avec l’idée duquel le malade se réconciliait chaque jour davantage.

Il avait lu l’Évangile avec plus d’attention dans ces derniers temps, et il avait trouvé du soulagement dans la lecture de ces pages sublimes. Ne contiennent-elles pas des consolations pour tous, pour l’homme du monde comme pour le saint ? C’est là seulement qu’on peut trouver une foi s’adaptant à toutes les conditions de la vie et ayant une base assez large pour les faiblesses de la faillible humanité. Le bouddhisme peut contenir des principes moraux tout aussi parfaits, Mahomet peut offrir des espérances aussi élevées et aussi divines, mais c’est dans l’Évangile qu’est développé le seul système qui s’adapte immédiatement à la culture de l’homme voué aux travaux de l’esprit et à la vie active du travailleur sur cette terre.

Gustave n’était que trop heureux de posséder sa femme plus tôt qu’il ne l’avait espéré.

« Il y a assez longtemps que tu me tiens éloigné de toi, méchante, dit-il, maintenant c’est ton père qui désire que notre mariage soit conclu au plus tôt. Il aura lieu la semaine prochaine. Je n’accepterai plus d’excuses. Nous serons plus tôt prêts à recevoir tes amis, ta Charlotte et son Haukehurst. »

Diana sourit.

« Cher Gustave, vous êtes toujours plein de bonté, » dit-elle.

Il était très doux pour elle de penser que sa nouvelle demeure offrirait un agréable port à la tendre amie qui l’avait si longtemps abritée sous son toit. Et avec Charlotte, sa chère sœur adoptive, viendrait l’homme qu’elle avait aimé autrefois et à la vie duquel, elle avait rêvé d’associer son existence.

Elle s’étonnait de son inconstance en s’apercevant combien le rêve s’était complètement envolé.

Devant les sérieuses réalités de la vie, devant la maladie et le chagrin, devant l’ombre effrayante de la mort, cette vision de sa jeunesse s’était entièrement dissipée.

Il était possible que la franche déclaration d’amour de Lenoble eût puissamment aidé à effacer de son esprit la peinture fantastique de la vie qu’elle avait rêvée ; elle ne savait pas au juste s’il en était ainsi, mais ce qu’elle savait, c’est qu’une existence nouvelle et plus heureuse avait commencé pour elle à partir du moment où elle avait donné loyalement tout son cœur à Lenoble.

Tous les arrangements furent pris pour que le mariage eût lieu une semaine après que le capitaine en eut exprimé formellement le désir. Il devait d’abord être célébré à l’église protestante, puis dans une chapelle catholique, de façon à ce que cette double cérémonie établît un lien légal que rien ne pût rompre plus tard.

Charlotte était assez bien rétablie pour obtenir la permission d’assister à la cérémonie, après avoir exercé quelque peu sa puissance de persuasion sur le médecin aux soins duquel elle avait été confiée par le docteur Jedd, après que tout danger avait disparu.

Le capitaine exigea avec une vive insistance que le déjeuner de noces eût lieu chez lui.

« Et Valentin, dit-il, il sera certainement des nôtres. J’ai un secret à lui dire, une sorte d’expiation à accomplir, des nouvelles à lui apprendre qui ne lui seront pas très agréables peut-être… mais il n’y a pas de ma faute.

— Ce ne sont pas de mauvaises nouvelles, papa, je l’espère, du moins, dans l’intérêt de Charlotte et de Valentin.

— Cela dépend de la manière dont ils les prendront. Votre amie Charlotte n’a pas un amour bien prononcé pour l’argent, n’est-ce pas ?

— Aimer l’argent ! Un enfant connaît autant la valeur de l’argent que Charlotte. Si ce n’est pour faire l’aumône dans les rues et acheter de jolis présents pour ses amies, elle n’éprouve ni le besoin, ni le désir d’avoir de l’argent. Elle est la plus généreuse et la plus désintéressée des créatures.

— Je suis très heureux de l’apprendre, dit le capitaine sèchement. Et quant à M. Haukehurst ?… Croyez-vous que ce soit réellement un mariage d’amour que celui qu’il a fait avec Mlle Halliday ? Il n’y a pas d’arrière-pensée, pas de vues intéressées au fond de ce romanesque attachement, hein, Diana ?

— Non, papa. Je suis sûre qu’il n’a jamais existé d’amour plus vrai que le sien. Je l’ai vu à de rudes épreuves et je me ferais garante de la sincérité de son dévouement.

— J’en suis enchanté. Assurez-vous bien que nous aurons Haukehurst et sa femme à notre petit déjeuner. Un poulet, un ananas, une bouteille de vin du Rhin, et la bénédiction d’un père, voilà tout ce que je puis vous donner. Mais le poulet et le vin du Rhin viendront de chez Gunter, et la bénédiction sortira du plus profond d’un cœur paternel. »

La journée qui donna Diana à son mari fut superbe et la nouvelle épouse était charmante sous sa simple toilette.

Le mariage de Lenoble fut célébré sans plus d’apparat que celui qui avait assuré la sécurité de Charlotte et le bonheur de Valentin.

L’ombre de la mort planait dans le proche voisinage des nouveaux époux, car ils savaient que celui qui présidait ce jour-là à la petite fête de leur mariage, aurait bientôt goûté cette coupe sacrée qui ne laisse pas après elle de déboire amer.

Le déjeuner promis par le capitaine fut servi avec beaucoup d’élégance. Les fleurs et les fruits, les vins dans leurs bouteilles couvertes d’une rosée glacée, les poulets et les langues idéalisés par l’art des artistes culinaires et à peine reconnaissables sous le glacis de gelées de viande qui les ornaient, les délicates salades de homard et le parfait au café faisaient honneur à la célèbre officine de Belgrave, d’où sortait cet élégant déjeuner.

Paget avait été heureux d’envoyer ses ordres à Gunter, certain qu’il était des fonds nécessaires pour acquitter la note.

C’était presque pour lui comme un coup d’œil jeté sur cette terre de Chanaan en Normandie qu’il ne devait jamais habiter.

Il était très faible et très malade, mais la surexcitation du moment le soutenait dans une certaine mesure.

Le domestique qui lui avait été donné pour le servir et le soigner, l’avait habillé avec beaucoup de soin, dans une robe de chambre aussi élégante que celles qu’il portait quand, jeune lieutenant sans le sou, il menait la vie joyeuse de garnison, cinquante années auparavant ; ses longs cheveux blancs étaient surmontés d’une calotte, ses pieds patriciens étaient mis en relief par d’élégantes pantoufles.

Il avait mis de côté l’Évangile et toute idée du compte terrible qu’il avait le désir et l’espoir de régler d’une façon satisfaisante, par un pauvre dividende qui le libérait envers ce miséricordieux créancier qui oublie si facilement tant de dettes légitimes.

Pour ce jour, il était tout au monde, c’était son dernier grand lever, et il se montra à la hauteur de la circonstance.

La petite table, élégamment servie, était placée près du sofa où était étendu le malade, soutenu par de nombreux oreillers.

Sa fille et Lenoble, Valentin, Charlotte et Georgy formaient le cercle autour de lui.

Son domestique et un imposant personnage envoyé par la maison Gunter servaient à table.

Personne ne fit grand honneur au festin, et chacun éprouva une sorte de soulagement quand le maître d’hôtel et le factotum du capitaine se furent retirés, après avoir servi le café avec une solennité funèbre.

Valentin était plein d’attentions et de cordialité pour son ancien patron : il aurait fallu des griefs bien grands pour qu’il y songeât à une pareille heure. Valentin ne se rappelait qu’une chose, c’est qu’il avait vu cet homme dans des temps bien difficiles et que, pour lui, le voyage sur cette terre était bien près de son terme.

Le petit banquet n’avait pas été servi dans le salon du capitaine ! Pour cette occasion mémorable, la propriétaire de la maison avait mis à sa disposition la salle à manger et le salon du rez-de-chaussée, dépendant de l’appartement d’un locataire qui avait quitté Londres à la fin de la saison. Le salon, comme la chambre de l’étage supérieur, donnait sur le parc et le capitaine pria ses hôtes, à l’exception de Valentin, de passer dans cette pièce, peu de temps après la retraite des domestiques.

« J’ai une petite conversation particulière à avoir avec Valentin, dit-il. J’ai un secret à lui communiquer. Diana, montrez à Mme Haukehurst les équipages. Vous pourrez voir la grande avenue de ma chambre, ce qui n’est pas possible des fenêtres de cet étage. Il y a encore de beaux équipages, mais il est maintenant trop tard pour la crème de la crème. Je me rappelle un temps où le West End était un désert à cette époque de l’année, mais j’ai assez vécu pour voir le nivellement de toutes les distinctions, aussi bien dans les saisons que dans les classes de la société. »

Charlotte et Diana se retirèrent avec-Mme Sheldon et Lenoble dans la pièce voisine.

Valentin était fort en peine d’imaginer quelle communication avait à lui faire son ancien patron.

Le prudent Horatio attendit que ses hôtes ne fussent plus à portée d’entendre et qu’ils causassent gaiement près de la fenêtre ouverte au-delà de laquelle tout était vie et mouvement, où la brise agitait le vert feuillage des arbres sous l’éclat du ciel bleu. Quand il les considéra comme tout à leur conversation, le capitaine se tourna du côté de Valentin.

« Valentin, dit-il, nous avons vu ensemble des temps bien durs, nous les avons passés sur la terre étrangère, au milieu d’étrangers, et je pense que des liens d’amitié se sont établis entre nous. »

Il tendit sa pauvre main affaiblie que. Valentin s’empressa de serrer avec une franche cordialité.

« Cher maître, mon cœur n’a pour vous que des sentiments affectueux. »

C’était parfaitement vrai.

« Et lors même que je serais disposé à vous garder quelque rancune pour le temps passé, alors, vous le savez, que vous étiez assez enclin à vous soucier fort peu des embarras où vous me laissiez, pourvu que vous ayez pu vous en tirer vous-même sain et sauf ; si j’étais disposé à me souvenir de ces sortes de choses, ce qui n’est pas, sur ma parole, le noble courage de votre fille et son dévouement au temps où la vie de ma femme était en danger, se dresseraient entre moi et le souvenir de ces vieux griefs. Je ne saurais vous dire les sentiments profonds que m’inspire sa bonté dans ce moment cruel.

— Elle est une Paget, murmura le capitaine avec complaisance, noblesse oblige. »

Valentin put à peine retenir un sourire au souvenir des nombreuses occasions où les obligations résultant d’un noble lignage, avaient pesé d’un poids si léger pour son aristocratique patron.

« Oui, Valentin, reprit le capitaine d’un air pensif, nous avons vu d’étranges choses ensemble. Quand j’ai commencé mon voyage à travers le monde, aux jours de la Régence, je ne me doutais pas combien le voyage serait fatigant et les étranges gens que je devais rencontrer parmi mes compagnons. Néanmoins, me voilà arrivé à la dernière étape, et je remercie la Providence qui me permet de finir mes jours aussi confortablement. »

Pendant quelque temps il retomba dans ses réflexions et garda le silence, puis s’arrachant à sa rêverie avec une sorte d’effort, il avala quelques gorgées d’une boisson rafraîchissante placée auprès de lui, et aborda la question avec une étrange brusquerie.

« Vous vous rappelez votre voyage à Dorking, Valentin, au mois d’octobre dernier, quand vous avez été pour voir cette tante mystérieuse, hein ? »

Valentin rougit en entendant le capitaine rappeler la fable qu’il avait imaginée pour expliquer son voyage.

« Oui, dit-il d’un ton grave, je me rappelle vous avoir dit que j’allais voir une tante à moi qui habitait Dorking.

— Une tante ayant quelque argent, n’est-ce pas, Valentin ? demanda le capitaine avec un sourire railleur.

— Oui ; il se peut que j’aie été jusqu’à parler d’un peu d’argent.

— Et il n’y avait pas plus de tante que d’argent ; tout cela n’existait que dans votre inventive imagination ; et, au lieu d’aller à Dorking, c’est à Ullerton que vous vous êtes rendu, n’est-ce pas, Valentin ? Vous vouliez par là me donner le change ; vous vouliez lancer votre vieux compagnon sur une fausse piste, n’est-ce pas ? Vous pensiez tenir en main une bonne affaire, et vous craigniez que votre vieil ami ne réclamât sa part ?

— Dame ! voyez-vous, c’est que mon vieil ami était assez dans l’habitude de réclamer la part du lion. En outre, cette bonne affaire ne m’appartenait pas. J’avais à défendre les intérêts d’une autre personne, de celui qui m’employait, en somme ; et c’était d’après sa recommandation, et pour me conformer à ses instructions, que j’ai imaginé cette fable innocente au sujet de cette tante de Dorking. Je crois qu’il n’y avait rien de déshonorant dans cette manière d’agir. Nous étions tous les deux des soldats de fortune, et le stratagème dont j’usais vis-à-vis de vous était fort innocent. Nous aurions imaginé quelque stratagème, inventé quelque fable dans les mêmes conditions. C’était une question de finesse.

— Précisément, et si le plus vieux soldat, qui avait fait ses preuves dans plus d’une campagne, réussit à s’assurer l’avantage dans la lutte, le jeune aventurier n’avait trop rien à dire, n’est-ce pas, Valentin ?

— Eh bien ! non, je crois que non, » répondit Valentin intrigué par la singulière expression du visage de son vieux compagnon.

Le clignement malicieux des yeux du capitaine, le sourire de triomphe qui se dessinait sur ses lèvres, ne disaient rien de bon.

Valentin se rappelait le vague soupçon qui avait traversé son esprit quand la veille de Noël, le capitaine et lui avaient dîné ensemble dans un restaurant du West End et quand le capitaine avait porté un toast à Charlotte avec un sourire dans lequel il avait cru voir une signification sinistre.

Il commença à pressentir quelque révélation peu agréable.

Il commença à comprendre que d’une façon ou d’autre le vieil intrigant devait avoir réussi à se jouer de lui.

« Qu’allez-vous m’apprendre ? demanda-t-il. Je vois que quelque méchante pensée occupe votre esprit. Comment vous trouviez-vous à Ullerton en même temps que moi ? Je vous ai rencontré à la station et j’ai eu vaguement le soupçon que ce n’était pas la première fois que vous me suiviez. J’ai vu un gant dans le cabinet d’un certain individu, un gant que j’aurais juré vous appartenir. Mais, quand je suis revenu, vous m’avez entretenu d’une manière si plausible de la nouvelle affaire qui vous occupait, que j’ai été assez sot pour vous croire. Mais maintenant je suppose que vous avez bien pu me jouer et me duper.

— Jouer, duper, voilà de dures paroles, mon cher Valentin, dit le capitaine avec une adorable mansuétude. J’avais autant de droit de traiter quelque affaire imaginaire à Ullerton, que vous d’aller voir une tante de pure invention à Dorking. L’intérêt personnel nous guidait tous les deux. Je ne crois pas que vous ayez le droit de vous trouver offensé, si je vous ai caché mes mouvements et si je me suis tenu derrière vos talons pendant que vous traitiez cette affaire d’Ullerton. Je ne crois pas que vous ayez, moralement, un juste sujet de vous plaindre de votre vieil allié.

— Eh bien, il est possible qu’en cela vous ayez assez raison, dit Valentin.

— Serrons-nous la main, alors. Je n’ai plus longtemps à vivre, et j’éprouve le besoin de me sentir en paix avec le genre humain. Voyez-vous, si, de prime abord vous étiez venu à moi franchement et généreusement, et si vous m’aviez dit : Mon cher-ami, j’ai en main une bonne affaire, occupons-nous-en ensemble et voyons quel parti on en peut tirer ; vous vous seriez mis sur un pied avec moi, où, comme homme d’honneur, je me serais regardé comme obligé de considérer vos intérêts comme étant les miens. Mais vous vous êtes séparé de moi ; vous avez essayé de me jeter de la poussière dans les yeux, de m’empêcher d’y voir clair, moi le capitaine Horatio Paget. Doué d’un certain génie pour la diplomatie, vous avez essayé d’accomplir ce qu’aucun homme n’est parvenu à faire, et vous m’avez délié de toutes les obligations qui sont sacrées pour un homme honorable. C’était, en effet, mon gant que vous avez vu dans le cabinet de M. Goodge. J’ai eu un entretien satisfaisant avec ce révérend personnage, pendant la courte excursion qui vous a éloigné d’Ullerton, je ne sais encore dans quel but. À certaines conditions, M. Goodge a consenti à m’accorder le privilège de prendre un certain nombre de lettres à mon choix, dans les lettres de Mlle Rebecca Haygarth. J’ai tout lieu de croire que j’ai fait un choix judicieux, car les renseignements, ainsi obtenus, m’ont mis sur une piste qui, habilement suivie, m’a conduit à un résultat triomphant.

— Je ne comprends pas… » commençait à dire Valentin.

Mais le capitaine ne lui laissa pas le temps d’en dire davantage.

« Vous ne comprenez pas qu’il pouvait exister une autre ligne généalogique que celle que vous et George avez si nettement établie. Ni l’un ni l’autre, vous n’avez cette expérience du monde qui, seule, donne une grande portée à la vue. Vous avez découvert la parenté existant entre les familles Haygarth et Meynell. Cette découverte en elle-même était un triomphe. Vous vous êtes laissé griser par la joie de ce triomphe. Dans une affaire qui de toutes les affaires sur lesquelles s’exerce l’intelligence de l’homme, exige le plus de calme et de réflexion, vous vous êtes mis à l’œuvre avec une précipitation fébrile. Au lieu de rechercher tous les descendants de Christian Meynell, vous vous êtes arrêtés au premier qui vous est tombé sous la main, et vous l’avez déclaré, de votre autorité privée, le seul héritier de la fortune laissée par feu John Haygarth. Vous avez oublié qu’il pouvait y avoir d’autres descendants dudit Christian Meynell, des descendants primant votre femme Charlotte dans la ligne de succession.

— Je ne puis m’imaginer qu’il existe d’autres descendants, dit Valentin d’un air étonné. Vous paraissez connaître parfaitement notre affaire, mais il y a un point sur lequel vous vous trompez. George Sheldon et moi, nous n’avons pas agi avec une précipitation fébrile. Nous avons soigneusement étudié la généalogie de celle que, d’accord avec des jurisconsultes de premier ordre, nous considérons comme la seule héritière de la succession Haygarth, et nous avons eu grand soin de nous convaincre qu’il n’existait pas d’autres ayants droit.

— Qu’appelez-vous vous convaincre ?

— Christian Meynell n’a eu que trois enfants, Samuel, Susan et Charlotte. Cette dernière a épousé James Halliday, propriétaire des fermes de Hiley et Newhall, les autres sont morts sans avoir contracté mariage.

— Comment le savez-vous ? Comment entendez-vous prouver que Samuel et Susan sont morts sans avoir été mariés ?

— Susan a été enterrée sous son nom de fille ; Mme Halliday, sa sœur, était auprès d’elle quand elle est morte. Il n’a pas été question de mariage, et il n’y a aucune trace d’un mariage contracté par Samuel.

— Tout cela n’est pas des preuves.

— En vérité ! L’évidence me semblait cependant bien suffisante. Dans tous les cas, ce n’est pas à nous qu’incombe l’onus probandi. Pouvez-vous prouver le mariage de Samuel Meynell, qui est mort à Calais, et celui de Susan Meynell, qui est morte à Londres ?

— Je le puis. Le fils légitime de Susan Meynell est là dans la pièce à côté. C’est une assez désagréable révélation à faire, Valentin, attendu que comme fils de l’une des sœurs, il vient avant votre femme, qui n’est que la petite-fille de l’autre sœur, dans l’ordre de succession ; et il prend tout.

— Il prend tout ! répéta Valentin abasourdi, il…, le fils de Susan Meynell…, dans la pièce voisine ? Qu’est-ce que tout cela signifie ?

— Cela signifie que, lorsque Susan fut abandonnée par le misérable qui l’avait enlevée, elle trouva un honnête garçon qui l’épousa. Le nom de son mari était Lenoble ; Gustave Lenoble, le mari de ma fille, est le fils unique issu de ce mariage. Un mariage parfaitement légal, mon cher Valentin. Tout est en règle, je vous le garantis. L’affaire est entre les mains de messieurs Dashwood et Vernon, de Whitehall, une étude de premier ordre. L’opinion de ces messieurs est décisive quant à la position, de Gustave Lenoble. Ils ont été un peu lents à entamer l’affaire, et, entre nous, je ne les ai pas pressés, attendu que je voulais que le mariage de ma fille s’accomplît tranquillement avant de commencer notre instance devant la Cour de la Chancellerie. C’est un peu dur pour vous, mon cher Valentin, je l’avoue ; mais, voyez-vous, si dans le principe vous aviez agi généreusement avec moi, pour ne pas dire honorablement, vous eussiez profité de mon expérience. Dans l’état des choses, vous avez travaillé dans les ténèbres. Néanmoins, les choses n’ont pas tourné aussi mal qu’elles auraient pu le faire. Vous auriez pu épouser quelque laide et vieille fille, pour les beaux yeux de la succession Haygarth ; vous avez eu en partage une jolie et aimable femme, et vous ne devez pas vous considérer comme complètement battu, bien que, sous le rapport financier, vous ayez fait une très mauvaise campagne. »

Le capitaine ne put retenir un éclat de rire en contemplant la surprise de son jeune ami : ce rire dégénéra en un accès de toux et il se passa un assez long temps avant que le débile Horatio eût retrouvé la force de reprendre la conversation.

Pendant ce moment de répit, Valentin eut le temps d’envisager sa nouvelle position : il éprouva au premier moment un vif sentiment de désappointement.

Il est impossible à la faible humanité de se montrer complètement indifférente à une fortune de cent mille livres. La vie peut être si brillante et si douce avec une pareille somme, tant de plaisirs des plus purs et des plus nobles sont accessibles à son heureux possesseur !

Mais bientôt Valentin eut acquis la conviction que l’idée que la fortune pouvait lui appartenir, ne s’était jamais emparée de son esprit, qu’elle n’avait pas fait corps avec lui-même, à ce point de ne pouvoir être arrachée de son cœur sans angoisse et sans laisser une plaie sanglante à l’endroit où elle avait germé.

Il lui semblait qu’il venait d’être réveillé en sursaut, au milieu d’un rêvé brillant et merveilleux, mais la douloureuse angoisse qui résulte de désirs intéressés suivis de désappointement, d’espérances cupides cruellement trompées, n’existait pas pour lui.

Outre le sentiment d’incertitude qui ne lui avait jamais fait considérer la fortune Haygarth autrement que comme un rêve, il avait toujours présent à l’esprit les tristes événements qui dans ces derniers temps s’étaient associés à la conquête de cette fortune.

Pour elle, pour s’en emparer, en exerçant les droits de sa faible épouse, Sheldon avait attenté à la vie de la douce et aimable fille qu’ils venaient d’arracher à l’étreinte de la mort. Le cruel souvenir de ces jours et de ces nuits de mortelle incertitude, ne pouvait plus être isolé de cet argent, cause première de toute cette lente torture.

« Croyez-vous que j’en aimerai moins ma femme parce qu’elle n’a plus de droits à faire valoir sur la succession Haygarth ? s’écria-t-il en laissant tomber un regard quelque peu méprisant sur le vieil intrigant. Je l’aimais longtemps avant d’avoir seulement entendu prononcer le nom de Haygarth. Je l’aurais aimée quand je l’aurais trouvée mendiant dans les rues de Londres, ou pauvre fille ignorante de la campagne, sarclant les mauvaises herbes pour gagner sa misérable vie. Je ne vais pas dire que cet argent ne nous aurait pas fait plaisir : des tableaux, des jardins, de beaux appartements, des livres sans nombre, des relations agréables, des voyages dans les plus beaux lieux de la terre, les moyens de faire un peu de bien pendant notre passage sur terre, et le sentiment de sécurité dans l’avenir pour nous et pour les chers enfants qui nous viendront peut-être et dont la prospérité nous tient au cœur plus encore que la nôtre. Très probablement cet argent nous eût donné du plaisir en abondance, mais je doute qu’il nous eût procuré un bonheur plus parfait que celui que nous pouvons trouver dans la demeure la plus modeste aux besoins de laquelle mon travail peut suffire. Ah ! capitaine, j’en suis à me demander si vous avez jamais éprouvé la plus douce sensation de plaisir que la vie peut donner, le plaisir de travailler pour ceux qu’on aime. »

Le capitaine regarda pendant quelque temps son ancien protégé, avec un étonnement qui n’était pas sans mélange d’admiration.

« Sur ma foi ! s’écria-t-il. J’avais lu de ces sortes de choses dans les romans, mais dans tout le cours de ma vie, je n’ai rien vu de cette force. Mon beau-fils est un assez brave et généreux garçon, mais depuis son enfance, il n’a jamais su ce que c’est que de manquer d’argent, et la générosité de la part d’un tel homme n’est pas plus une vertu, qu’il n’y a de courage chez un enfant qui pose son doigt sur la flamme d’une bougie sans savoir à quoi il s’expose. Mais trouver de la générosité chez vous, chez un homme qui a passé par où vous avez passé, voilà, je l’avoue, ce qui dépasse un peu ma compréhension.

— Oui, c’est une transformation, n’est-ce pas ? Mais je ne pense pas avoir été jamais bien amoureux d’argent. Les vrais bohèmes le sont rarement. Ils sont si bien habitués à vivre sans argent, et il leur faut si peu de chose ici bas ! Leur pipe, leur ami, leur chien, leurs livres, leur grenier, leur billard et leur bière. Tout cela c’est une affaire de quelques livres sterling par semaine. Et si, quelque jour, l’amour, ce divin enchanteur, range les pauvres diables sous ses lois, et leur apprend à vivre sans billard et sans bière, vos bohémiens s’amendent et deviennent les plus purs et les meilleurs des hommes. Voyez ce qu’ils peuvent devenir, si quelques bonnes et vertueuses femmes prennent compassion d’eux, les épousent et continuent à garder leur empire sur eux. Ils peuvent écrire autant de romans que Sir Walter Scott, et mourir propriétaires de quelque domaine comme celui d’Abbotsford, de quelque beau château bâti sur les belles montagnes verdoyantes, au bas desquelles coule le Shannon. Non, capitaine, votre nouvelle ne m’a pas anéanti. Je puis hardiment envisager la vie avec ma jeune et chère femme, appuyée sur mon bras.

— Sur mon âme, Valentin, vous êtes un noble garçon ! s’écria le capitaine avec un véritable enthousiasme. Et je regrette d’avoir si longtemps gardé le silence vis-à-vis de vous.

— Vous avez gardé le silence ! oui, c’est, positif ; mais depuis combien de temps savez-vous tout ce qui concerne Susan Meynell ?

— Dame, mon cher garçon, pas depuis bien longtemps.

— Mais depuis combien de temps ? Un mois… deux mois ?… Oui, vous savez quelle est la position de Lenoble depuis que vous le connaissez, et Charlotte m’a parlé il y a trois mois de l’engagement de Diana avec Lenoble. Savez-vous que si Sheldon avait réussi, le sang de Charlotte serait retombé sur votre tête ? Si vous n’aviez pas caché la vérité, il n’eut jamais songé au crime qu’il a tenté de commettre.

— Mais, mon cher Valentin, je ne pouvais pas savoir.

— Non, vous ne pouviez pas savoir qu’il pût exister sur cette terre un scélérat comme ce Sheldon. Ne parlons plus de cela. Il s’en est fallu de bien peu qu’un effroyable malheur ne résultât de nos travaux souterrains, mais le ciel a été miséricordieux pour nous. Nous avons traversé la vallée où plane l’ombre de la mort ; et si quelque chose peut me rendre ma femme plus chère que le premier jour où elle a promis d’être à moi, c’est le chagrin qui m’a éprouvé pendant ces quelques derniers mois. Et maintenant, je vais aller serrer la main à Lenoble, le parent de ma femme, c’est un brave garçon, et il mérite sa bonne fortune. Attendez… un mot encore. Diana savait-elle tout cela ? Savait-elle que son adorateur était l’héritier de la fortune laissée par Haygarth.

— Elle ne le sait pas encore maintenant. Elle n’a jamais entendu prononcer le nom de Haygarth. Et, entre nous, Valentin, j’ai eu toutes les peines du monde à lui persuader d’accepter l’offre de Lenoble, même sans parler de ses droits à la succession Haygarth.

— Je suis heureux de savoir qu’elle ignorait tout cela, dit Valentin ; j’en suis très heureux. »

Il pressa de nouveau la main du capitaine, sur la demande qu’il lui en fit, et le capitaine se déclara très satisfait de la conversation qu’ils venaient d’avoir ensemble et de la généreuse conduite de son ancien protégé.

Il appela sa fille et le reste de la compagnie, et tous s’empressèrent de répondre à son appel.

« Votre longue conférence est finie, papa ? demanda Diana.

— Et le secret est révélé ? demanda Charlotte à son mari.

— Oui, chère, il est révélé.

— Et j’espère qu’il est d’une nature agréable ?

— Je ne pense pas que sa connaissance vous cause beaucoup de peine, chère amie. Vous avez été induite, dans ses derniers temps, à vous considérer comme une sorte d’héritière.

— Papa… M. Sheldon m’avait dit que j’avais des droits à quelque argent ; mais je n’y ai pas beaucoup songé, si ce n’est pour me dire que je pourrais vous donner Grote et Macaulay reliés en veau brun et à tranches rouges, semblables à cette édition que vous avez vue à la vente publique dans Bond Street, et dont vous m’avez toujours parlé depuis, et peut-être un cheval et une marquise vitrée pour le porche de notre cottage.

— Eh bien, ma chère, les livres à reliure de veau brun, et le cheval, et la marquise vitrée, nous pourrons nous les donner plus tard ; mais l’argent n’était qu’un rêve et il s’est évanoui.

— Est-ce là tout ? demanda Charlotte. – Eh ! bien, je n’hésite pas à le dire, un jour viendra où vous serez aussi riche que Sir Walter Scott.

— En attendant, à la place de l’argent j’ai quelque chose à vous donner, c’est un cousin.

— Je suis toute disposée à l’aimer, mais d’où me vient-il ? s’écria Charlotte en riant. Me tombe-t-il de la lune ? Les seuls parents que j’aie au monde sont mon oncle et ma tante Mercer. Où avez-vous pu me trouver un cousin ?

— Vous rappelez-vous de m’avoir parlé de la sœur de votre grand’mère, Susan Meynell ?

— Oui, dit Charlotte dont le visage se couvrit d’une soudaine rougeur, je me souviens.

— Cette demoiselle Meynell a épousé un gentilhomme de Normandie et a laissé un enfant, un fils. Son nom est Gustave Lenoble et il est près de vous. Il est l’héritier d’une grande fortune, à laquelle on avait cru que vous aviez des droits. Êtes-vous fâchée, Charlotte, de trouver un parent et de perdre une fortune ? Et êtes-vous satisfaite de commencer la vie sans autre espoir en ce monde que ceux que vous pouvez fonder sur la patience et sur le courage de votre mari ?

— Et sur son génie ! » ajouta Charlotte avec enthousiasme.

Le doux aveuglement de l’amour mettait pour elle une auréole autour du front du jeune écrivain et elle le croyait réellement digne de prendre rang parmi les plus illustres de cette grande confrérie dont il n’était qu’un humble membre.

Elle le contemplait avec la plus charmante confiance et sa main s’attachait à la sienne avec un amour et une foi sans bornes.

Il sentait en lui-même qu’un tel amour était un trésor en comparaison duquel tous les biens amassés par John Haygarth devaient sembler sans valeur.

Après cela vinrent les explications et les félicitations. Gustave fut ravi d’avoir des droits à l’amitié d’une aussi belle cousine.

« Vous ressemblez à mon aînée, ma cousine, dit-il. Diana a été frappée de cette ressemblance quand elle a vu ma fille au Sacré-Cœur, et moi-même j’ai vu dans vos yeux le regard de ma fille aînée, la première fois que je vous ai vue. Rappelez-vous qu’il a été convenu entre nous que vous viendriez vous établir avec M. Haukehurst à Cotenoir avant qu’il fût connu qu’il existât un lien de parenté entre vous et la famille Lenoble. Maintenant, vous et votre mari, vous êtes de la famille. »

Diana fut surprise, affligée, et pleine d’indignation contre son père qui l’avait trompée en lui cachant si habilement la vérité. Elle se trouvait placée dans une position de rivalité avec Charlotte et toute cette intrigue lui semblait basse et perfide.

Mais ce n’était pas le moment de formuler des reproches ou d’exprimer ouvertement le sentiment d’indignation qu’elle éprouvait. Les jours de son père étaient comptés. Elle le savait et elle garda le silence. Mme Sheldon elle-même ne fit pas entendre une plainte, quelque vif qu’ait été le sentiment de désappointement qu’elle avait éprouvé à cette nouvelle. L’idée des quatre à cinq mille livres qui devaient échoir à Charlotte avait été une consolation pour elle au milieu des désastres qui étaient venus, dans ces derniers temps, bouleverser son existence. Elle quitta la maison de Knightsbridge ce soir-là dans une assez triste disposition d’esprit, et à demi disposée à chercher querelle à Charlotte et à son mari pour leur gaieté et pour le bonheur évident qu’ils trouvaient dans la société l’un de l’autre.

« Il semble un peu dur d’avoir à recommencer la vie à mon âge, murmura-t-elle avec découragement, après avoir été accoutumée à voir tout confortable autour de moi, comme dans ma maison de Bayswater ; quoique, je l’avoue, l’ennui et les soucis que me donnaient les servantes me conduisissent lentement au tombeau.

— Chère maman, s’écria tendrement Charlotte, il n’y a pas à craindre les inquiétudes où la pauvreté, pour vous ou pour nous. Valentin a de l’argent en abondance, et il est en voie de conquérir une honnête fortune. Les auteurs, vous le savez, ne meurent plus de faim dans des greniers maintenant. Valentin se livre de tout cœur à sa profession et il travaillera pour nous.

— Tant que j’aurai une main pour tenir ma plume, et un cerveau pour la guider, dit Haukehurst avec gaîté, je puis affronter hardiment tous les hasards. Je me sens aussi confiant et aussi heureux que si nous vivions dans l’âge d’or, à l’époque où peines et soucis étaient inconnus aux innocents humains et où toutes les belles choses que produit la terre étaient un don spontané des Dieux. »

CHAPITRE V

L’INDÉPENDANCE DU BOHÈME

M. et Mme Lenoble partirent pour passer leur lune de miel à Brighton.

Une lettre ou un télégramme devait les rappeler rapidement auprès du lit du capitaine s’il survenait quelque changement qui fît craindre un événement fatal. Diana voulait rester auprès de son père, mais Paget insista pour que l’excursion de la lune de miel eût lieu et que tout se passât dans l’ordre accoutumé.

« Vous pourrez prendre un appartement à l’Hôtel d’Albion, avait dit le capitaine quelques jours avant le mariage. La maison est très confortable, et vous serez reçus par un compatriote. Le propriétaire est un Français, et un homme très distingué, je vous l’assure. Je me rappelle le vieux Heyne, quand Mme Fitzherbert habitait dans le voisinage et recevait la meilleure société ; à l’époque où les bourgeois n’avaient pas encore pris possession de Brighthelstone, et où les pagodes et les dragons chinois étaient dans toute leur fraîcheur et tout leur éclat au Pavillon. »

Les nouveaux époux partirent donc pour Brighton ; Diana emmena à sa suite une femme de chambre, qu’elle avait attachée à sa personne à la pressante et insistante sollicitation du capitaine. La pauvre Diana se demandait ce qu’elle aurait à faire lorsqu’elle l’aurait coiffée de grand matin, et qu’elle l’aurait habillée pour la journée.

« Je pense qu’il me faudra lui acheter des mouchoirs à ourler, dit-elle à Gustave. Il sera mortellement ennuyeux pour elle de n’avoir rien à faire tout le long du jour. »

Le temps était beau et chaud ; la mer dansait et étincelait sous les fenêtres.

Gustave était toujours dans les mêmes heureuses dispositions d’esprit.

Un élégant landau avait été loué pour le temps de leur séjour et deux beaux chevaux les emportaient pour de longues excursions à travers les plus jolis villages du comté ou dans les grandes plaines au-delà desquelles s’étendaient les flots bleus de la mer.

Dans la soirée, quand les lampes furent allumées et que la bouillotte chanta gaiement sur le feu, Diana sentit qu’elle et son mari étaient chez eux.

C’était la première fois qu’elle avait un chez soi, la première fois qu’elle se sentait seule maîtresse et directrice d’une maison.

Alors sa pensée se reporta en arrière, elle songea à la désolation de son ancienne existence, quand elle déménageait furtivement de logements en logements, avec la conscience de la dégradation humiliante de sa position et la sombre apathie du désespoir, puis ses yeux se tournèrent vers son mari qui, mollement étendu dans un fauteuil, la contemplait avec des regards pleins d’amour, plongé dans une sorte d’idolâtrie ; elle comprit que, pour cet homme, elle était le centre de l’univers, la clef de voûte de l’arche de la vie.

Elle lui tendit la main avec un sourire et il la pressa avec amour contre ses lèvres. Des bagues brillaient à ses doigts délicats, car les plus beaux magasins de Brighton avaient été mis à contribution, le matin, par l’heureux mari, aussi charmé de parer sa femme qu’un enfant l’est d’habiller sa dernière poupée.

« Comment serai-je jamais digne de tant d’affection, Gustave ? » s’écria-t-elle pendant qu’il lui baisait la main.

Il lui semblait en effet qu’elle ne pourrait jamais trouver une récompense suffisante pour un si sincère amour.

« Tu embelliras notre demeure de Cotenoir, dit-il, tu ne sais pas combien je soupire après un intérieur. Cette salle avec la lumière de ses lampes qui éclaire ton visage, ta robe blanche qui va et vient pendant que tu disposes les tasses pour le thé et le doux sourire qui me réjouit chaque fois que ton regard se dirige de ce côté, c’est tout ce qui m’a rappelé la vie d’intérieur, depuis que j’ai quitté Beaubocage, cette modeste demeure qu’habitaient deux anges de bonté, ma tante et ma grand’mère. »

Dans l’une de ces longues et agréables excursions à l’un de ces villages éloignés bâtis sur le penchant de la montagne, le mari et la femme eurent une conversation sérieuse au sujet de la position dans laquelle se trouvait Lenoble, à l’égard de la succession Haygarth.

Le résultat de cette conversation sera révélé par une lettre que Charlotte reçut le lendemain de son amie, Diana.

 

« Hôtel d’Albion.

« Brighton.

« Ma toujours chère Charlotte,

Gustave et moi nous avons discuté l’affaire de la succession Haygarth, avec une grande satisfaction, dès que nous eûmes reconnu que nous étions animés du même esprit à ce sujet. Nous sommes tombés d’accord sur ce point, que comme il est déjà possesseur d’une fortune suffisante et n’a jamais compté sur celle qui pouvait lui venir de ses ancêtres dans la ligne maternelle, il n’est que justice de partager cette fortune inespérée avec sa chère cousine, à laquelle il reconnaît des droits égaux aux siens, le simple droit de priorité de naissance ne pouvant établir qu’une différence légale mais non morale dans le lien de parenté avec le Révérend John Haygarth. Comprenez-vous, ma chérie, vous avez la moitié de cette succession. Mon mari ne se dressera pas entre vous et cette bonne fortune. Je ne saurais vous dire combien cette détermination de Gustave m’a rendue heureuse. Je me considérais comme une créature vile et ingrate, quand je songeais que j’étais appelée à partager une richesse qui devait vous appartenir. Mais je dois à ceci d’avoir mieux connu l’esprit de justice qui anime mon mari. Et maintenant, chère amie, tout s’arrangera de la façon la plus simple. Gustave ira à Londres pour s’entendre avec ses hommes de lois et faire dresser les actes qui régleront tout.

Nous avons fait de charmantes excursions en voitures, etc., etc., etc. »

 

Là, la jeune épouse passait à la description des plaisirs de sa lune de miel.

Valentin vint apporter lui-même la réponse à cette lettre. Il vint à Brighton pour remercier ses amis de leur généreux désir d’enrichir sa femme, mais pour refuser, en son nom, toute part dans l’héritage Haygarth.

Ce fut en vain que Gustave et Diana combattirent cette résolution, Valentin resta inébranlable.

« Croyez-moi, il vaut mieux qu’il en soit ainsi, dit-il. Charlotte et moi nous sommes arrivés à cette conviction après de mûres réflexions. Nous sommes jeunes tous deux et le monde est ouvert devant nous. Il y a beaucoup de choses dans le passé que je dois racheter, Diana le sait bien. Il vaut mieux que je soutienne la lutte de la vie sans assistance et que je sorte des rangs par mon seul mérite, comme un bon soldat. S’il nous arrivait jamais d’avoir besoin de secours, vous pouvez être sûr que c’est à vous que je m’adresserais. Et puis, si la Providence nous donne des enfants pour lesquels nous aurons à travailler, je ne refuse pas le bien que vous voudrez leur faire. Leur avenir peut être assuré par votre générosité, si cela vous plaît, Lenoble, car ils seront vos parents. Mais, pour un étranger comme moi il n’y a pas de discipline plus salutaire qu’un honnête et dur travail. Je suis aussi riche que Milton quand il ouvrit une école. »

Haukehurst resta inflexible dans sa détermination.

« Vous êtes aussi chevaleresque que Don Quichotte, dit Lenoble ; mais qu’il soit fait selon votre volonté. Touchez là. »

En disant cela il tendait la main que Valentin serra de tout cœur.

« Je serai le parrain de votre premier né et je placerai dix mille livres sur sa tête, avant qu’il ait percé sa première dent, » dit Gustave d’un ton qui tranchait tout.

CHAPITRE VI

LE VOILE SE DÉCHIRE

Diana et son mari ne séjournèrent pas longtemps à Brighton ; ils arrivèrent à Londres juste à temps pour assister aux derniers jours de ce vieux pécheur, dont le voyage sur cette terre s’achevait si paisiblement. C’était un port bien calme que celui dans lequel le vieux pirate avait jeté l’ancre après une vie éprouvée par la tempête ; mais il semblait dur au vieux capitaine de n’avoir pas obtenu la grâce de faire une petite excursion sur cette mer si douce sur laquelle se balançait joyeusement l’heureuse barque de Lenoble.

« Nous avons partagé la mauvaise fortune, mon amour, dit-il tristement, à sa fille, dans ces derniers jours, mais je ne suis pas appelé à avoir ma part dans votre prospérité. Eh ! bien, je pense que je n’ai pas le droit de m’en plaindre. Ma vie a été une vie d’erreurs, mais la pauvreté est la plus mauvaise compagne de voyage qu’un homme puisse avoir. Si j’étais né avec un revenu de six à sept mille livres, j’aurais été aussi ferme dans mes principes qu’un évêque, mais il fallait vivre, Diana, c’était la première nécessité et j’appris à m’arranger en conséquence. »

Qu’il eût commis des fautes, le capitaine était tout prêt à le reconnaître ; qu’il fût un grand pécheur, et qu’il eût grand besoin de repentir, voilà ce qu’il arrivait plus difficilement à comprendre. Mais parfois, dans le silence de la nuit, quand la faible lumière de la veilleuse, sur la muraille plongée dans l’ombre, était plus triste que l’obscurité complète, quand la garde-malade payée pour le veiller, sommeillait dans un bon fauteuil, la vérité se faisait jour à travers les ténèbres de son âme, Paget comprenait qu’il avait été un pécheur et un très vil pécheur. Alors, pour un moment, le voile de son aveuglement se déchirait et il voyait sa vie passée, telle qu’elle avait été réellement, égoïste, malhonnête, cruelle outre mesure dans son insouciance du mal qu’il infligeait aux autres. Pour un moment, le livre fatal s’ouvrait à sa vue et le pécheur voyait l’effrayant total inscrit à côté de son nom.

« Comment effacer ce terrible compte ? se demandait-il. Le pardon est-il possible pour une vie aussi inutile qu’égoïste, pour une vie qui n’a été qu’une longue offense envers Dieu et les hommes. »

Dans ces longues nuits d’insomnie, le mourant songeait beaucoup à la vie passée. Un doux et tendre visage lui revenait à la pensée et le regardait avec des yeux tristes et étonnés. Je savais maintenant que ses mensonges et ses actions déshonorantes avaient fait souffrir cette âme simple et bonne. Il se rappelait combien de fois elle avait essayé de défendre la cause de la justice, pendant qu’il tournait en ridicule les arguments et ne tenait aucun compte de ses tendres instances. Il se figurait qu’elle se mettait en hostilité contre lui, quand elle plaidait la cause de quelque créancier irrité ou de quelque humble logeuse abusée. Maintenant qu’une lumière qui n’avait rien de terrestre éclairait le tableau de sa vie passée, il pouvait voir et comprendre ces choses, qu’il n’avait jamais vues ni comprises. Il comprenait maintenant que c’était dans son intérêt que plaidait cette femme fidèle et dévouée, dans son intérêt bien entendu qui avait plus de place dans son cœur, que celui des boulangers, des bouchers, des logeuses et des tailleurs.

« Elle aurait pu faire de moi un homme de bien, si je l’avais écoutée, se disait-il, je sais qu’elle est dans le ciel ; consentira-t-elle à plaider ma cause devant le trône suprême ? J’avais coutume de rire de son mauvais anglais, ou de m’emporter contre elle, la pauvre âme, quand elle voulait jouer à la dame, et qu’elle y échouait d’une façon si déplorable. Mais sa voix sera entendue quand les appels de la mienne seront vains. Chère âme, je me demande qui a pu lui apprendre à être si pure, si dépourvue d’égoïsme, si confiante et si fidèle ? Elle était chrétienne sans le savoir. Je te remercie, ô mon père, Souverain Maître du ciel et de la terre, d’avoir caché ces choses aux sages et prudents, pendant que tu les révélais à de simples enfants. »

Il pensait à son lit de mort solitaire et le comparait au sien. Pour lui le luxe ; auprès de lui, une fille dévouée qui lui avait tout pardonné et un généreux ami, son beau-fils. Tout ce qui pouvait adoucir ses derniers moments. Pour elle, rien que la solitude et le chagrin.

« Mais elle pouvait être certaine d’un bon accueil dans sa nouvelle demeure pensa Horatio, tandis que moi… Ah ! chère et bonne créature, tout l’avantage était pour toi. »

À mesure que le dénouement approchait, il pensait de plus en plus à sa bonne et humble femme, qui avait eu si peu d’empire sur lui pendant sa vie, dont le souvenir jusqu’alors avait occupé une place si insignifiante dans son esprit.

Sa fille le veilla constamment pendant les deux derniers jours et les deux dernières nuits de sa vie. Son esprit s’égarait.

Le jour de sa mort il prit Diana pour sa défunte compagne.

« Je n’ai pas été un bon mari, ma chère Annah, balbutia-t-il, mais le monde a été dur pour moi… Les dettes… les embarras… un régiment d’apparat… un mess dispendieux… les réunions de joueurs… le peu de pitié qu’on a pour un jeune homme sans fortune… la force de l’exemple… la lourde pierre que je portais au cou avant d’avoir atteint l’âge de vingt et un ans… »

Plus tard, lorsque le médecin lui eut tâté le pouls pour la dernière fois, il s’écria tout à coup :

« J’ai établi mon bilan… les dettes sont nombreuses... l’actif nul… mais je me repose sur la clémence de la Cour… »

Il tomba dans une sorte de stupeur, tenant le milieu entre la veille et le sommeil, et sa vie s’éteignit.

CHAPITRE VII

PLUS PUR QUE L’OR

La petite flotte de bateaux de papier que Sheldon avait si savamment lancée sur l’océan commercial eut un triste sort aussitôt après la disparition de l’amiral. Une traite tirée sur la compagnie à responsabilité limitée des Bois d’Acajou de Honduras, arriva la première à échéance. La traite fut retournée au tireur et le tireur était devenu introuvable.

« Je n’ai pas vu Sheldon depuis une quinzaine, répondit Orcott au gentleman qui lui présenta la traite.

— Quinze jours, sans s’occuper de ses affaires ?

— Il y a un mois qu’il ne paraît plus à son bureau. Sa belle-fille a été très malade, aux portes du tombeau, et tout cela a singulièrement bouleversé mon patron. Deux docteurs venaient chaque jour à la maison. Tous les jours je portais ses lettres à M. Sheldon et je prenais ses instructions. Un beau matin la jeune dame s’est enfuie et mariée sans bruit, aussi je suppose que la maladie était feinte et que ces braves messieurs les docteurs ont fermé les yeux. Joué par eux tous, je suppose que M. Sheldon a été complètement mis dedans et qu’exaspéré il est allé quelque part digérer sa mauvaise humeur.

— J’aurais désiré qu’il choisit pour cela un autre moment, dit le porteur de la traite. Mon associé et moi nous lui avons escompté plusieurs acceptations. Il nous allouait une bonne commission et nous regardions tout papier émanant de lui comme aussi bon qu’un billet de la Banque d’Angleterre, et maintenant cette maudite traite nous revient par l’entremise de nos banquiers, avec cette annotation : s’adresser au tireur. Chose fort désagréable, vous comprenez, et M. Sheldon est bien inconséquent de nous laisser dans un tel embarras.

— Il aura oublié cette traite, je présume, dit Orcott.

— Un homme d’affaires ne doit pas oublier ces sortes de choses. Ainsi Mlle Halliday a fait un mariage clandestin, dites-vous ? Je me rappelle l’avoir vue quand j’ai dîné à Bayswater, une fort belle personne, et elle s’est enfuie avec quelque galant sans le sou, très probablement ?… Mais parlons de cette compagnie de Honduras, monsieur Orcott, elle ne paraît pas avoir de bureaux à Londres ?

— Je ne crois pas, nous avons, je pense, de leurs prospectus quelque part. Vous serait-il agréable d’en voir un ?

— Cela me ferait grand plaisir. »

Orcott Ouvrit deux ou trois tiroirs et après avoir cherché pendant quelques instants il produisit les documents en question.

C’était un très ronflant prospectus, promettant d’énormes bénéfices à recueillir par les intéressés des profitables opérations de la compagnie. Quelques noms d’hommes bien posés figuraient dans la liste des Directeurs et le Président était le capitaine H. N. Cromie Paget. Le prospectus avait assez bon air, mais le porteur de la traite impayée n’était pas en disposition de trouver beaucoup de satisfaction dans des phrases bien tournées et de nobles noms.

« Je vais me rendre à Bayswater et voir si je puis avoir là des nouvelles de votre patron, dit-il à Orcott.

— Il n’y était pas hier quand j’y suis allé et la servante n’a rien pu me dire sur le lieu où il s’est rendu, répondit froidement le jeune homme.

— En vérité ! s’écria le porteur de la traite impayée avec inquiétude, voilà qui n’est décidément pas bien. Un homme d’affaires ne doit pas se comporter ainsi. »

Il prit un cab et se fit conduire à Bayswater. Il arriva devant la belle villa gothique avec ses toits en pointes et ses cheminées sculptées, et sur les fenêtres du rez-de-chaussée lui apparurent les affiches d’un commissaire-priseur du West End annonçant en grandes lettres que le bail de cette charmante habitation ainsi que le mobilier qui la garnissait, linge, livres, porcelaines, argenterie, gravures d’après les plus grands artistes modernes, des vins de choix, seraient adjugés le lendemain aux enchères publiques.

La victime de Sheldon entra dans la maison et il trouva quelques hommes préparant tout pour la vente.

« Que signifie tout cela ? s’écria-t-il avec épouvante.

— Un acte de vente, monsieur, au profit de MM. Naphtali et Zabulon. »

Cette réponse suffisait. Le porteur du billet revint dans la Cité. Une autre traite vint à échéance le lendemain, et avant le luncheon on savait partout que c’en était fait du crédit de Sheldon.

« J’avais toujours pensé qu’il était débordé, disait-on dans un groupe.

— C’est le dernier que j’aurais supposé voir mal finir », disait-on dans un autre groupe.

Vers la fin de la journée arriva la fatale proclamation : Philippe Sheldon est en fuite et ne paiera pas ses différences.

Le même jour apporta une terrible révélation à George Sheldon, de Gray’s Inn, sollicitor, généalogiste, et chasseur de successions. La réclamation officielle adressée à la Couronne à la requête de Gustave Lenoble fut signifiée par MM. Dashwood et Vernon de Whitehall, et George Sheldon découvrit qu’entre Charlotte Halliday et la fortune laissée par John Haygarth se dressait un prétendant dont les droits primaient les siens, et que par conséquent toutes ses peines, tout l’argent qu’il avait avancé étaient de la peine et de l’argent perdus.

« C’est à se couper la gorge ! » s’écria George, dans la première exaltation de son désappointement.

Il monta à sa chambre à coucher, prit un rasoir, et tâta la surface rugueuse de son cou, l’esprit absorbé dans ses réflexions. Mais le rasoir était émoussé, la peau de son cou lui parut trop coriace, et il arriva à cette décision que l’opération était une affaire qui devait être différée.

Il apprit le lendemain que son frère était exécuté et que, selon son expression, il laissait dans la Cité un joli nombre de poissons dans la poêle à frire.

« Sur ma parole, mon frère et moi nous semblons avoir conduit nos porcs à un drôle de marché, dit-il, mais quelque part qu’il soit allé, je parierais bien qu’il a emporté une bourse bien garnie. C’est égal, je ne voudrais pas avoir ce qu’il a sur la conscience pour toute la fortune des Rothschild ; il est assez triste de voir le visage de Tom Halliday, comme il m’apparaît quelquefois. Qu’est-ce que cela doit être pour lui ? »

 

*    *    *

 

Un peu moins d’une année après, les jaunes moissons s’agitaient sous la brise dans les plaines de la Normandie, les fruits mûrissaient dans les vergers, les touristes se baignaient dans les eaux de la belle plage de Dieppe, les chevaux et les jockeys se rompaient les os dans les steeple-chases normands, et d’enragés joueurs perdaient leur argent à tous les jeux frivoles qu’offre l’établissement de Dieppe, et là-bas, au cœur de la Normandie, au delà des hauts clochers de Rouen, une heureuse famille était réunie au château de Cotenoir.

Une heureuse famille, deux heureuses familles devrions-nous dire, mais elles étaient si bien unies par les liens de l’amour et de l’amitié qu’elles semblaient n’en former qu’une.

Là, se trouvaient Gustave et sa jeune femme, Diana, ayant à leurs côtés deux grandes demoiselles, puis Valentin, le jeune auteur en réputation, et sa charmante femme Charlotte.

Plus loin, sur la terrasse, deux nourrices portant deux bébés, à cette période peu agréable de l’enfance, où il faut constamment les promener au grand air en les berçant dans ses bras, pour obtenir une apparence de tranquillité. Mais, aux yeux des deux jeunes mères et des deux pères, fiers de leur paternité, ces petites créatures dans leurs longues robes blanches, semblaient des anges trop beaux pour cette terre.

Les âges réunis des deux bébés ne donnaient pas un total de six mois, mais les mères avaient compté toutes les phases graduelles de ces jeunes existences, et il leur semblait qu’il n’y avait pas pour elles d’épargne antérieure à la naissance de leurs enfants, tant elles étaient sous l’empire des folles idées qui s’emparent du faible cœur des mères.

Mme Haukehurst avait amené son fils pour lui faire voir sa tante Diana, car Diana avait insisté pour que ce titre lui fût décerné par lettres patentes.

L’enfant de Mme Lenoble était une fille, et dans ce fait les deux amies voyaient une intervention manifeste de la Providence.

« Ne serait-ce pas charmant si en grandissant ils s’éprenaient d’amour l’un pour l’autre et s’ils se mariaient ensemble ? » s’écria Diana.

Charlotte déclarait qu’un pareil événement semblait en quelque sorte présagé par la conduite présente des deux enfants.

« Il la connaît déjà, s’écria-t-elle en regardant au dehors la petite créature avec sa longue robe de mousseline blanche que la nourrice promenait sous le ciel bleu, et, tenez, leurs plaintes se répondent !… car j’entends leurs vagissements plaintifs ».

Et les deux mères s’élancèrent vers la terrasse et allèrent contempler leurs trésors avec idolâtrie, jusqu’au moment où ils furent saisis d’un de ces accès de douleurs mystérieuses auxquelles sont sujets les enfants au maillot et où, pour calmer leurs cris, il fallut les rendre à leurs nourrices.

« Cher ange, dit Gustave en parlant de sa petite fille, elle a le même cri que Clarisse à son âge, un de ces cris perçants qui vous pénètrent jusqu’au cœur. Te figures-tu que ta voix était aussi perçante que cela, ma belle, dans ce temps-là ? »

Il embrassa la charmante enfant qui courut rejoindre la procession qui suivait les deux enfants, les nourrices, alarmées, les mères presque folles, les bébés criant et les deux jeunes filles tout inquiètes.

« C’est un vrai tourbillon, dit Gustave à Valentin. Ces femmes, comme elles aiment leurs enfants ! »

Et il récita ces vers :

 

Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille

Applaudit à grands cris ; son doux regard qui brille

Fait briller tous les yeux ;

Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,

Se dérident soudain, à voir l’enfant paraître,

Innocent et joyeux.

 

Tout avait bien marché pour Lenoble ; sa descendance directe de Matthieu Haygarth, père de l’intestat, avait été prouvée à la satisfaction des conseillers de la Couronne et de la haute-cour de la Chancellerie, et, dans les délais voulus, il avait été mis en possession de la succession du révérend intestat, à la grande joie de ses solicitors et de M. Fleurus, et au grand dépit de George, qui renonça pour jamais à s’occuper de recherches généalogiques et retomba, le cœur aigri, sur les plus maigres profits qu’il pouvait espérer de ses opérations d’escompte et se faisant le champion des pauvres plaignants de toutes les classes, de la demoiselle qui se considérait comme trahie par un infidèle amant et qui fournissait les preuves de la nature la plus scabreuse de son inconstance, du piéton qui, s’étant frappé contre un volet en saillie, revenait directement chez lui pour y rester pendant douze mois dans une incapacité complète de travail de corps et d’esprit et qui réclamait pour ce fait une forte indemnité du propriétaire du fatal volet.

C’est à cette noble protection des droits du faible que George voua son intelligence, et quand de malicieux ennemis stigmatisaient ses essais de Don Quichottisme en les qualifiant de spéculations, ou quand il succombait dans la défense de quelque demoiselle opprimée à raison de l’insuffisance de preuves résultant d’une correspondance trop vague et que le juge lui disait : « Vous devriez être honteux de porter une pareille demande devant la justice, » le généreux sollicitor cherchait sans doute sa consolation dans le témoignage de sa conscience et quittait la cour la tête, haute, pour aller se mettre en quête de quelque nouvelle demoiselle opprimée ou de quelque autre passant blessé.

Quelque petit profit advint à Sheldon de Gray’s Inn de la succession Haygarth, car à la demande de Lenoble MM. Dashwood et Vernon lui envoyèrent un chèque de mille livres comme prix des recherches auxquelles il s’était livré dans le principe, et qui avaient mis l’astucieux capitaine sur la bonne piste.

Il écrivit une lettre de remerciement à Lenoble, après avoir reçu ses honoraires. Il est toujours bon de se montrer reconnaissant envers un homme riche, mais au fond du cœur il exécrait l’heureux héritier des millions de la succession Haygarth.

Haukehurst n’était pas aussi véhément dans l’expression de ses sentiments que l’expansif Normand ; mais au fond de son cœur, le sentiment du bonheur n’était ni moins pur ni moins exalté.

La Providence lui avait accordé plus qu’il n’avait jamais osé espérer, non pas les millions d’Haygarth, non pas une vie d’oisiveté luxueuse, et les fêtes du Derby, et les grands dîners, et les loges d’Opéra, et les équipages attelés de chevaux à cinq cents guinées la paire ; il n’avait pas un palais dans Belgrave, un pavillon de chasse dans les montagnes d’Écosse, et une villa à Cowes, rien de tout ce qui lui avait paru jadis le bien suprême, mais une belle rémunération de son travail, une jeune femme qu’il adorait, et un intérieur tranquille.

Pour lui non plus, ses recherches dans les archives poudreuses pour retrouver les héritiers de John Haygarth n’avaient pas été tout à fait infructueuses, pécuniairement parlant.

Gustave avait insisté pour qu’il acceptât, à titre d’honoraires, les trois mille livres qui lui avaient été promises par George, comme récompense en cas de succès.

« Le capitaine n’aurait jamais été mis sur la bonne piste, s’il ne vous avait pas subtilisé vos secrets, dit le fils et l’héritier de Susan Meynell. C’est à vos recherches que je dois cet héritage, et vous ne pouvez refuser de recevoir le prix convenu comme rémunération de votre travail. »

Valentin ne refusa pas cette récompense bien gagnée, pas plus que la donation faite en faveur du fils de Charlotte. Il lui semblait qu’il n’y avait que justice à ce qu’une partie de l’héritage revînt aux descendants de la plus jeune sœur et fidèle amie de la pauvre Susan.

Avec ce capital de trois mille livres sagement employé en achat de Consolidés et les intérêts du capital de dix mille livres placées sur la tête de son fils, Haukehurst commença la vie , en sa nouvelle qualité de mari et de père, dans des conditions assez agréables.

Nous avons peu besoin de nous occuper ici de sa carrière littéraire. Il était au commencement de cette longue route poudreuse qui mène au temple de la Renommée.

Il nous suffira de dire qu’il trouva la marche assez difficile sur cette grande route poudreuse, et qu’il reçut plus de boue lancée par des assaillants sans nom cachés derrière les haies, qu’il ne l’avait supposé quand il en était aux premières étapes de son voyage.

Heureusement, il rencontra sur sa route de bons compagnons et des encouragements bienveillants de la part du public, ce qui lui rendit possible d’accepter tranquillement la boue qui venait s’attacher à ses vêtements, et de trouver légers les obstacles qu’il trouvait sur sa route.

Le cottage, à Wimbledon, n’existait plus seulement à l’état de rêve. C’était une agréable réalité, l’orgueil et la joie de Mme Sheldon et de Nancy. C’était une pittoresque habitation, demi-cottage, demi-villa, située sur le bord de la grande route de Londres à Kingston, avec la vue sur le parc de Richmond, des fenêtres du derrière de la maison. Un simple mur séparait les jardins de Haukehurst de la propriété de la Reine.

« C’est comme une résidence royale, disait Charlotte.

Ce qui donna à Haukehurst l’idée de donner à sa demeure le nom d’une habitation royale, et il l’appela Charlottenbourg.

Haukehurst s’était assuré la jouissance de cette délicieuse résidence par un bail à très long terme, et Charlotte avait apporté les plus grands soins à l’ameublement et à la décoration des jolies pièces qui la composaient.

La délicieuse activité de la chasse aux bibelots, fut pour les heureux époux une source inépuisable de plaisir.

Chaque petite table excentrique, chaque chaise luxueuse avait son histoire spéciale et avait été le sujet de négociations et d’efforts de diplomatie qui auraient suffi à un Burleigh pour la réorganisation de l’Europe occidentale ; les tasses et les soucoupes de Dresde et de Vienne qui garnissaient l’étagère de bois d’érable avaient toutes été achetées chez un marchand différent ; les figurines sur la tablette de la cheminée étaient du vieux Chelsea d’une qualité qui aurait fait envie à un Bernai ou à un Bohn et n’étaient arrivées dans les mains de leurs heureux possesseurs que par suite d’un concours de circonstances fortuites, dont l’histoire serait presque aussi intéressante que celle du collier de diamants de Bœhmer ; les rideaux du salon avaient drapé les portières de la belle Lady Blessington et avaient été achetés pour une misère par Valentin après avoir passé par les mains de nombreux marchands et revendeurs ; les chaises Louis XIV recouvertes en tapisserie avaient appartenu à Mme de Sévigné et avaient meublé cette triste maison de campagne d’où elle écrivait ses lettres les plus étincelantes d’esprit et de gaieté, à son mauvais sujet de cousin, Bussy, comte de Rabutin : ces inestimables trésors avaient été découverts dans un petit passage derrière la rue Vivienne où le jeune couple s’était rendu bras dessus bras dessous pour choisir un chapeau, lors de leur premier voyage à Paris ; la pendule de la salle à manger venait du magasin du même marchand et elle avait été vendue avec la garantie qu’elle avait sonné les dernières heures que Maximilien Robespierre avaient passées dans son humble logement chez le menuisier ; l’encrier dans lequel Haukehurst trempait sa plume avait servi à Voltaire et le buvard sur lequel il écrivait avait appartenu à Balzac.

À ces fictions, plus ou moins plausibles du revendeur, M. et Mme Haukehurst avaient prêté une oreille complaisante et il leur semblait que ces objets, qu’ils avaient peut-être payés un peu cher, prêtaient un charme nouveau à leur demeure.

L’arrangement et la surveillance de tous ces trésors donnaient du plaisir et de l’occupation à la pauvre Georgy, mais d’autre part elle considérait que la splendeur de son ancienne demeure de Bayswater, avec son mobilier tout neuf, était quelque peu supérieure à celle de tous ces objets d’art sortant des boutiques des revendeurs.

Pour Nancy, les figurines de Chelsea, les porcelaines de Dresde et les vieilles gravures d’Albert Durer n’étaient autre chose que les innocentes folies du maître de la maison, dont elle ménageait la bourse avec une aussi fidèle économie qu’elle l’avait fait pour l’ancien maître dont elle gardait un si cruel souvenir.

On peut voir par là que Haukehurst avec une femme, une belle-mère et une vieille et fidèle servante, ne pouvait pas manquer d’être bien soigné, un peu gâté peut-être, par excès d’amour, mais à l’abri des tentations auxquelles un auteur célibataire est supposé être exposé, quand il travaille seul dans un solitaire logement du Temple.

Pour lui les jours se passaient dans l’agréable monotonie d’un travail constant qui lui était rendu plus léger par la pensée de ceux pour lesquels il travaillait, et par l’espoir d’arriver à se faire un nom. Il n’était plus un fabricant de livres : il avait écrit un ouvrage dont les produits avaient servi à meubler sa villa de Wimbledon ; il était occupé à écrire un second ouvrage destiné à pourvoir aux frais de sa maison ; il avait assuré sa vie pour une somme assez considérable, et il s’était montré en toutes choses d’une prudence et d’une sagesse presque méticuleuses. Mais il avait laissé périmer les assurances faites par Sheldon sur la vie de Charlotte ; Valentin n’aurait pas voulu d’un argent, dont une tête aussi chère aurait été l’enjeu.

Le cheval de selle que Charlotte aurait désiré pour son mari, la bibliothèque dont elle avait si souvent établi le catalogue, étaient encore parmi les joies de l’avenir, mais la vie perd la moitié de son charme, quand on n’a plus de désirs qui n’aient été satisfaits, et le cheval que Haukehurst devait monter plus tard, la belle bibliothèque qu’il se monterait étaient le sujet favori des conversations de Charlotte, quand elle se promenait avec son mari sur les hauteurs de Wimbledon, quand sa journée de travail était terminée.

Ces promenades du soir étaient les heureuses fêtes de sa vie.

Il racontait tout à sa femme : ses rêves littéraires, l’idée encore dans le brouillard d’un livre à écrire, ses nouvelles découvertes dans le royaume sans bornes des livres. Son enthousiasme, son culte des héros, dont il portait l’un au pinacle pendant qu’il démolissait l’autre, le plaisir peu chrétien qu’il avait pris à lapider le pauvre Jones dans sa Revue du samedi, ou à écorcher vif Robinson dans le Bond Street, en un mot, toutes ses questions de boutique ne lassaient jamais l’excellente Charlotte.

Elle l’écoutait toujours avec ravissement et sympathie ; elle admirait ses favoris, elle accueillait ses amis et ses compagnons de travail avec une douceur qui ne se démentait jamais ; elle méditait l’organisation d’un fumoir qui serait un vrai paradis, un alhambra en miniature, et un visage maussade et renfrogné était chose inconnue dans la demeure de Haukehurst.

Une femme si douce, un intérieur si charmant, popularisaient l’institution du mariage parmi les jeunes célibataires amis de son mari, et cet être, si maltraité et si calomnié qu’on nomme une belle-mère, était presque réhabilité par la bonne nature de Mme Sheldon, et son dévouement évident aux intérêts du mari de sa fille.

Après toutes les recherches faites dans les archives poudreuses du passé, après les investigations patientes pour retrouver les empreintes laissées sur le sable par les pas de Matthieu Haygarth, voilà quel était l’héritage de Charlotte : un cœur dont l’innocence et l’affection faisaient de sa maison un paradis, et prêtaient à la vie commune un charme que tout l’or de la Californie aurait été impuissant à répandre sur elle. L’héritage de Charlotte, c’était la nature tendre et sans égoïsme des Haygarth et des Halliday, et ainsi dotée, son mari ne l’aurait pas échangée contre la plus riche héritière dont le mariage a jamais pu être annoncé dans le Journal de la Cour.

CHAPITRE VIII

PERDU DE VUE

Dix-huit mois avaient passé depuis la disparition de Sheldon, du cercle dans lequel il avait été considéré comme un personnage de quelque importance.

Le non-payement des billets à l’aide desquels il avait soutenu son crédit épuisé, ou plutôt la découverte que les compagnies sur lesquelles ils étaient tirés, n’avaient pas plus d’existence que l’ombre la plus impalpable, jeta un grand nombre de personnes dans la consternation et en ruina quelques-unes.

C’est dans les termes les plus durs et les moins mesurés que les spéculateurs de la Cité parlaient de ce Sheldon avec lequel ils avaient rompu le pain et sablé le vin de Moselle dans les tavernes de Greenwich et de Blackwall.

Il y a une opinion qui est généralement admise à la Bourse, c’est que tout homme qui a sombré et qui a disparu derrière le rideau de la scène commerciale, revient sûrement tôt ou tard sur son ancien théâtre, avec des moustaches et un brougham.

Néanmoins Sheldon ne revenait pas : les moustaches et le brougham du pécheur châtié et repentant n’étaient pas pour lui. Il s’était fermé toute possibilité de retour.

Il est à supposer qu’il savait cela, car il ne revenait pas, et, comme il ne manquait pas d’un certain courage moral, il n’aurait pas négligé de se montrer dans le milieu qu’il avait autrefois fréquenté, s’il avait été possible pour lui de faire face aux difficultés de sa position.

Le temps passait, et il n’arrivait aucune nouvelle de l’absent, bien qu’un agent de police eût été expédié en Amérique par l’un des plus furieux d’entre les porteurs des fausses traites, pour se mettre à sa recherche.

On supposait qu’il avait dû nécessairement se rendre en Amérique, mais il ne résulta de cette expédition qu’un surcroît de frais et une exaspération plus grande chez celui qui avait été sa victime.

« Que ferez-vous de lui si vous parvenez à le saisir ? demanda un ami plus philosophique du créancier. Il n’y a rien à en tirer. Zabulon est nanti d’un ordre de vente sur son mobilier.

— Son mobilier !… s’écria la victime exaspérée, ce n’est pas son mobilier qu’il me faut : c’est sa chair et ses os. Ce que je veux, c’est le voir enfermé dans la prison de Dartmoor et le faire condamner à vingt années de travaux forcés et l’envoyer subir sa peine dans l’île de Portland.

— Un homme de cette sorte aurait obtenu sa grâce dans moins d’une année. Tout ce que je crains, c’est de vous voir échanger du bon argent contre du mauvais. »

L’événement prouva que l’ami n’avait que trop bien vu les choses.

Dans la grande cité de New-York, Sheldon avait disparu comme une goutte d’eau dans l’Océan Atlantique. On n’en retrouva pas de traces. Trop insaisissable pour tomber sous l’application des lois internationales, il se mêla à la masse humaine et devint un soldat de plus dans l’innombrable armée de ceux qui combattent pour gagner leur vie de chaque jour.

Pour tous ceux qui l’avaient connu, cet homme s’était complètement évanoui, et pas un soupir, pas un regret ne le suivait dans son pèlerinage inconnu ; pas un être parmi ceux qui avaient serré sa main et l’avaient accueilli avec amitié, n’avait conservé pour lui une bonne pensée ou ne s’inquiétait de sa bonne ou de sa mauvaise fortune. Il n’avait pas laissé dans la maison qu’il avait habitée pendant de longues années, même un chien pour gémir à sa porte et guetter son retour.

Ce fait, s’il l’avait connu ou s’il y avait songé, lui aurait causé peu de souci. Il avait joué en vue d’un certain enjeu et il avait perdu la partie. Il le savait et il maudissait son trop de prudence, comme la cause de sa défaite. Qu’il existât de plus nobles enjeux qu’il aurait pu gagner en jouant un jeu moins difficile, c’est une pensée qui ne lui venait jamais. Dans sa philosophie il n’existait rien de plus élevé, donné comme but aux espérances d’un homme, que les succès mondains et une vie froide et monotone passée dans la prospérité, au milieu de riches connaissances.

Il était parti et ceux qui se souvenaient de lui le plus cruellement, Valentin, Diana et Nancy, ne se le rappelaient qu’en frissonnant. La vieille gouvernante songeait quelquefois à lui quand elle se penchait sur le berceau où reposait l’espoir des Haukehurst, et elle regardait avec frayeur autour d’elle dans l’obscurité, s’attendant presque à voir son visage redouté se dresser devant elle, sombre et menaçant entre les rideaux de la croisée.

C’est une superstition des races anciennes, et cette croyance s’est conservée chez les peuples modernes, qu’un homme qui voit un être appartenant à l’autre monde, ne peut plus vivre. L’Arabe qui rencontre un fantôme dans le désert, rentre dans sa tente et s’y couche pour mourir. Il sait que son arrêt est prononcé. Il en est ainsi des hommes qui, dans une certaine mesure, ont été admis dans l’enceinte redoutable du temple du meurtre. Il est lent à retomber le rideau qui a été levé pour laisser les regards pénétrer dans ce sanctuaire plein d’horreur. Les révélations de l’âme d’un profond criminel laissent une durable impression dans l’esprit de ceux, qui involontairement sont devenus les confidents de ses terribles secrets.

Les circonstances de la mort de Halliday et de la maladie de Charlotte, n’étaient pas de nature à ce que Nancy en perdît jamais le souvenir.

L’ombre du cruel visage de l’homme qu’elle avait porté dans ses bras quarante années auparavant, quand il était enfant, la poursuivait et venait troubler souvent les heures paisibles de sa tranquille vieillesse. Son ignorance et cette teinte de superstition, compagne habituelle de l’ignorance, exagéraient pour elle la terreur de ses noirs souvenirs.

La pensée que Philippe était toujours vivant, qu’il avait conservé le loisir d’ourdir de méchants complots contre l’innocent, était une source toujours renaissante de terreur pour elle. Elle ne pouvait comprendre qu’un être, si puissamment organisé pour le mal, pût exister sans un résultat fatal pour quelqu’un. Il lui semblait qu’un démon était déchaîné et qu’on ne pourrait avoir ni paix ni sécurité, tant que l’esprit malin n’aurait pas été exorcisé et replongé dans les profondeurs de l’abîme sans fond.

Ces sentiments et ces frayeurs ne se seraient guère éveillés dans le cœur de la vieille femme, si elle avait été seule exposée aux mauvais desseins de cet être malfaisant.

Pour elle-même, elle avait peu de crainte. Sa vie touchait à son terme, et peu lui importait que quelque main criminelle vînt abréger le nombre du peu de jours qu’il lui restait à vivre. Mais un nouvel intérêt dans la vie avait pris naissance pour Nancy au moment où elle voyait sa fin plus prochaine.

Ce bel enfant, le fils et l’héritier des Haukehurst, avait été confié aux soins de la vieille gouvernante, et cet enfant elle l’aimait d’une affection plus vive que celle qu’elle avait ressentie autrefois pour ce Philippe qui lui avait été si cher.

C’était auprès du berceau de cet enfant, sur lequel elle veillait comme sur un trésor, qu’elle entretenait la crainte que lui inspirait son ancien maître. Elle savait qu’il y avait eu lutte pour déjouer ses complots, et qu’il avait été ignominieusement battu dans l’effroyable partie qu’il avait jouée si hardiment. Et elle se demandait s’il était homme à accepter une aussi complète défaite, sans tenter un effort pour se venger de ceux qui avaient fait échouer tous ses desseins.

Lors de cette nuit pendant laquelle Charlotte luttait entre la vie et-la mort contre les effets du poison lent qui lui avait été administré et la médication énergique employée pour combattre l’élément empoisonné, pendant cette nuit où sa précieuse existence tremblait dans la balance, Nancy avait lu ses desseins meurtriers dans les regards de cet homme qu’elle avait bravé si hardiment, et qui savait que son horrible complot était découvert.

Maintenant même qu’elle était en sûreté dans le port, elle ne pouvait oublier les regards sinistres qu’elle avait surpris dans les yeux de Philippe ; elle ne pouvait trouver une tranquillité parfaite, tant qu’elle ignorait où pouvait être cet homme et s’il ne tramait pas quelque méchant complot contre ceux qu’elle aimait.

Ses frayeurs se manifestaient de différentes façons. Quand elle lisait dans les journaux les détails de quelque acte de vengeance, elle pensait à son ancien maître et elle se demandait comment, dans un cas pareil, sa main fatale pourrait se révéler.

Il pouvait, par quelque nuit sombre, attendre Valentin sur la route obscure et solitaire qu’il suivait pour se rendre de la station du chemin de fer à Charlottenbourg ; elle se figurait l’angoisse de terreur de la jeune femme quand les heures se passaient et qu’elle ne voyait pas revenir son mari ; elle se peignait l’indicible horreur qui s’emparerait de tous dans cette heureuse maison, lorsqu’arriverait la nouvelle que son jeune maître avait été trouvé sur la route solitaire, frappé à mort par une main inconnue.

Elle était trop sage pour exprimer ouvertement ses frayeurs, mais elle signalait à Haukehurst les dangers que pouvait présenter cette route solitaire, et elle le suppliait de porter une arme sûre qui lui permît de sortir victorieux des chances d’une attaque.

Valentin riait de ses avertissements, mais quand Charlotte se mit de la partie, il fut heureux de la satisfaire en faisant l’achat d’une lourde canne qu’il brandissait d’un air joyeux, quand il revenait la nuit, en ruminant le plan d’un chapitre pour un nouveau roman, ou en composant quelques périodes vigoureuses et éloquentes, dont il avait perdu la mémoire quand il essayait de coucher sur le papier le résultat de ses élucubrations de la soirée.

« Quand la fraîche brise souffle dans la plaine, que les lumières brillent dans le lointain et que les étoiles étincèlent au ciel, mes phrases coulent avec une limpidité que je ne retrouve plus quand je suis assis devant mon bureau, disait-il à sa femme. Je me crois un Swift et un Junius quand je suis en plein air, je me sens de force à aborder toutes les questions sociales qui se sont jamais posées sur cette terre, depuis les plus simples jusqu’aux plus ardues. À la maison, je ne suis plus que Valentin Haukehurst, ayant toujours présent à l’esprit le nombre de pages que je dois produire dans un temps donné, l’idée que mon fils et mon héritier perce ses dents, et fait plus d’embarras que je n’en ai jamais fait quand j’étais à son âge ; que le collecteur de la taxe des eaux m’attend et est impatient de poursuivre sa tournée ; et que j’ai la plus chère femme qui soit au monde, qui ouvre ma porte et vient d’heure en heure introduire sa jolie tête dans ma chambre pour voir comment je me porte, ou pour me demander si j’ai besoin de charbon, ou pour m’emprunter mon encrier pour écrire son linge sur le livre de la blanchisseuse.

— Prétendez-vous dire, monsieur, que je vous empêche de devenir un Junius ? s’écria Charlotte avec une petite moue charmante.

— Oui, chère. Je commence à comprendre pourquoi Swift tenait à distance respectueuse sa pauvre femme. Elle l’aurait rendu trop heureux, s’il lui avait permis de demeurer dans sa maison. Elle ne lui aurait pas donné l’occasion de cette cruelle indignation qui lui déchirait le cœur, et des écrits comme ceux de Swift ne peuvent être produits que par un homme qui a le cœur déchiré. Non, ma chérie, je ne serai jamais un Swift ou un Junius, tant que votre jolie tête se montrera dans ma chambre une ou deux fois par heure, mais je puis espérer faire un peu mieux, si vos beaux yeux m’inspirent de brillantes pensées et si votre innocent sourire enfante chez moi d’agréables conceptions. »

Tout cela se terminait habituellement par des démonstrations d’affection, et Charlotte trouvait que son mari était le plus savant et le plus admirable des hommes ; après quelque douce flatterie, elle le favorisait de quelque intéressante communication au sujet de la dernière dent du baby, ou de la conduite répréhensible de la nouvelle femme de chambre, qui avait eu une altercation avec Mme Woolper.

Ainsi occupée par de simples plaisirs et de tranquilles travaux, la vie de M. et de Mme Haukehurst se passait sans frayeur du misérable chargé de crimes dont l’image persécutait Nancy dans ses rêves et ses méditations.

Pour les deux époux, Sheldon était comme s’il n’était plus de ce monde.

Charlotte n’avait jamais su la vérité, mais avec le temps, on lui avait donné à entendre qu’il avait commis quelque grande faute impardonnable qui devait pour jamais le séparer de sa mère. Voilà tout ce qu’on lui avait dit, et elle n’avait pas cherché à en savoir davantage. Elle avait accepté le fait sans faire de questions.

J’en suis très fâchée pour lui, et pour maman, » dit-elle.

Elle avait conclu que cette faute impardonnable devait être une offense faite à sa mère, quelque infidélité longtemps cachée, soudainement découverte, avec l’accompagnement de mensonges et de trahisons que ces sortes de choses comportent.

À partir de ce jour, elle ne parla plus jamais de son beau-père, mais ce grand pécheur n’était pas oublié dans ses prières.

CHAPITRE IX

ÉTÉOCLE ET POLYNICE

George continuait cependant sa carrière, gagnant sa vie du mieux qu’il pouvait, en se faisant le chevaleresque défenseur des droits du faible, ainsi que nous l’avons dit plus haut, et le souvenir de son frère le tourmentait fort peu.

Il pensait à Halliday, à la dernière poignée de main de l’honnête fermier du comté d’York, à la dernière fois que son regard s’était arrêté sur le visage de cet ancien ami, souvenir que ce rude praticien n’était jamais parvenu à exorciser.

Si son frère, après une absence de plusieurs années, était revenu des pays lointains dans son pays natal, avec une fortune colossale et la réputation d’avoir étranglé pas mal de naturels de ce pays durant le temps employé à amasser cette fortune, George Sheldon aurait fort bien accueilli le voyageur, et dans leurs conversations, aurait évité de parler des naturels étranglés. Quelques nègres de plus ou de moins, envoyés avant leur temps dans la sombre vallée, ne lui auraient pas paru un motif suffisant pour chercher querelle à un frère millionnaire et dans de généreuses dispositions.

Mais les circonstances de la mort de Halliday avaient fait voir le crime dans toute son horreur au spectateur de cet assassinat accompli de sang-froid, et avaient produit sur lui une impression qu’aucune autre circonstance n’aurait été capable de faire sur une nature aussi dure que la sienne.

George éprouvait quelque satisfaction à savoir que la fille de son ancien ami avait trouvé un heureux intérieur, et il se faisait un certain honneur de la part qu’il avait prise à la défaite de son frère.

Il rencontrait quelquefois Valentin dans ses pérégrinations dans le voisinage du British Muséum, et l’accueil que se faisaient les deux hommes était suffisamment cordial ; mais Haukehurst n’invitait pas son ancien patron à venir à Charlottenbourg, et George pouvait comprendre que la visite d’un Sheldon dans cette maison ne serait pas reçue avec plaisir.

Il menait d’ailleurs une existence assez agréable, selon ses goûts ; il vivait chez lui, et trouvait dans la société de quelques amis choisis, de bons vivants en communauté d’idées avec lui qu’il rencontrait à une vieille taverne et au cercle, ce qui était pour lui le summum bonum en matière de relations sociales. Il se livrait à quelques spéculations sur le turf ; il escomptait les billets de book makers dans le besoin ; il leur achetait leurs mauvaises créances, ce qui le mettait en rapport avec les nobles patrons de ces humbles spéculateurs et lui ouvrait un nouveau terrain d’affaires.

Il n’avait pas l’idée qu’une pareille existence pût avoir rien d’ignoble. Non, en vérité, quand il avait payé son loyer, son clerc, sa blanchisseuse, sa note de la taverne, et les rafraîchissements qu’il offrait à ses amis, il allumait un cigare, mettait les mains dans ses poches et se promenait, convaincu qu’il avait accompli tous les devoirs imposés à un homme.

« Il y a des hommes que leur genre d’affaires oblige à avoir une maison montée, à aller deux fois par jour à l’église et à toutes ces sortes de choses, se disait-il. Je n’hésiterais pas à affirmer qu’ils doivent trouver que c’est une rude corvée. Mes clients se soucient fort peu de la manière dont je vis et si je vais à l’église le dimanche. Aussi, je préfère gagner mes cinq livres par semaine en gardant ma liberté, à toutes les plus belles relations de famille du moment. »

Le sort du misérable qui avait disparu de son ancien milieu, et qui était allé vivre on ne savait où, troublait fort peu la tranquillité d’esprit de George.

« Soyez persuadé qu’il est retombé sur ses pieds, disait-il à l’occasion, quand la conversation était mise sur le sort de Philippe, entre lui et Valentin. Il s’arrange pour vivre confortablement de manière ou d’autre, vous pouvez m’en croire. Mais je doute qu’il remontre jamais son nez à Londres après son opération des fausses traites. L’exaspération est grande contre lui dans le monde financier. Il est regardé comme une honte pour la corporation, dont les membres agissent rarement aussi mal qui l’a fait. Non, je ne pense pas que Philippe se remontre jamais à Londres, mais un homme de sa sorte trouve toujours, n’importe où, un théâtre pour y exercer son industrie…

— Et il arrivera au terme de ses jours, dans l’impunité, je suppose, dit Valentin avec une certaine amertume.

— Probablement oui, je ne vois pas ce qui pourrait l’atteindre dans l’avenir… comme de raison, il pourrait être arrêté pour cette affaire des traites, s’il se mettait dans le cas d’être pincé, mais c’est un trop habile homme pour s’y exposer. »

Sur ces observations, George changeait de conversation.

Que l’exil de son frère du pays natal dût durer autant que sa vie, il n’en doutait pas : mais ce qu’il tenait pour certain, c’est qu’en quelque pays lointain qu’il eût été chercher un refuge, il avait dû s’arranger pour prospérer et se montrer la tête haute dans son pays d’adoption.

Sheldon, de Gray’s Inn, resta dans cette croyance jusqu’à la veille de Noël, une année après les événements qu’il désignait laconiquement comme la débâcle de Bayswater.

Le mois de décembre touchait à sa fin ; il avait été horriblement dur, et le cœur de toute l’Angleterre était ému de passion comme le cœur d’un seul homme.

Les colonnes du Zeus, du Diurnal Hermès, du Flag et de l’Hesper étaient remplies de souscriptions pour des œuvres de charité ; et tous les premiers articles des journaux du matin prêchaient le même sermon sur le même texte.

Les toits étaient couverts d’une forte couche de neige, une boue épaisse s’attachait aux pieds dans les rues fréquentées, et les gueux et les mendiants de la grande cité étaient en joie.

Les idéales fêtes de Noël de nos rêves semblaient arrivées enfin, et les cœurs des vrais enfants de la Grande-Bretagne se réjouissaient pendant que les patineurs prenaient leurs ébats dans les parcs, que les cochers des voitures de place demandaient de fabuleux pourboires à leurs pratiques, et que les chevaux, surmenés et mal nourris, tombaient à chaque détour de rue et que la montée d’Holborn était aussi dangereuse qu’une montagne des Alpes.

Pour George, ni le temps ni Noël n’étaient d’une grande importance.

Le cours monotone de sa vie était peu troublé par les fêtes et les dissipations : un verre de plus à la taverne, une invitation à dîner chez quelqu’un de ses amis, tels étaient les événements probables qui devaient amener quelque changement dans ses habitudes.

Il vit les boutiques briller d’un éclat inaccoutumé, il eut conscience d’un mouvement plus vif et plus gai que le mouvement affairé de chaque jour, mais il se tint à l’écart et fut heureux quand les fêtes de Noël furent passées et que les cours de justice rouvrirent leurs portes.

Sheldon s’était engagé à aller dîner chez un marchand de chevaux retiré des affaires, tout gonflé d’orgueil par la possession de la nouvelle habitation qu’il avait acquise.

« Venez voir ma résidence, Sheldon, dit le gentleman ; je ne prétends pas dire que c’est ce qu’on peut voir de plus beau, mais j’y fais venir dans mes serres des ananas et des raisins et j’y puis trouver un aussi beau dessert que celui que vous pourriez vous procurer au marché de Covent Garden avec un billet de cinq livres. C’est la fantaisie de ma femme et je puis la satisfaire, pourquoi ne le ferais-je pas ? Vous viendrez manger avec nous votre dîner de Noël, Sheldon. J’ai un ami qui chante aussi bien que Mario lui-même, et qui pourrait gagner une fortune, s’il n’était pas au-dessus de cela par sa position. Je vous ferai goûter d’un Madère dont vous ne trouveriez pas le pareil sur la table des plus nobles personnages… si vos affaires vous mettaient en relation avec les gens de la noblesse, ce qui n’est pas, nous le savons l’un et l’autre, mon vieux camarade. »

Et le joyeux garçon gratifia Sheldon d’une tape amicale sur le ventre.

George accepta l’invitation, sans enthousiasme, mais assez satisfait de s’assurer un bon dîner chez un homme qui pouvait devenir un bon client, et dont la maison n’était pas à une distance du centre de la ville exigeant une course en cab sortant des prix raisonnables.

« Les cochers sont assez exigeants, surtout en ce moment, pensa-t-il, mais je ne pense pas qu’ils essayent de me rançonner. Au surplus s’il l’essayait nous avons le bureau de police et d’ailleurs une promenade de cinq milles ne m’effraie pas. »

Ayant disposé ainsi de sa journée de Noël, George s’abstint d’aller jouir des délices de la conversation à sa taverne, la veille de Noël, et resta chez lui à s’occuper de ses affaires.

Son clerc le quitta à l’heure accoutumée, mais le patron resta fort tard à écrire des lettres et à compulser des dossiers pendant que la neige fouettait les carreaux des fenêtres et couvrait d’un tapis blanc la place tranquille sur laquelle était située sa maison.

Il venait de mettre de côté ses papiers et d’allumer un cigare, quand il fut surpris par un coup timidement frappé à la porte extérieure.

Les visites à une heure aussi avancée de la soirée n’étaient pas une chose inaccoutumée pour lui, vu qu’il était connu pour vivre chez lui et pour travailler après les heures où se ferment habituellement les études, mais ce n’était pas le coup de marteau retentissant de ses amis ou de ses clients.

S’il avait été un lecteur de romans et imbu des idées de revenants qui s’associent volontiers à cette époque de l’année, il aurait été à la porte s’attendant à voir quelque étrange fantôme portant le costume du dernier siècle, une femme en fraise et en vertugadin, qui de son vivant fréquentait les cours de justice, ou l’ombre du baron de Verulam lui-même, revenant visiter au clair de la lune l’avenue d’ormes plantée d’après ses ordres.

Mais George n’était pas homme à avoir peur des démons ou des fantômes ; ses idées au sujet des revenants se bornaient à un drap blanc au bout d’un balai et à un potiron percé de trous avec une chandelle à l’intérieur, et il aurait accueilli la plus effrayante apparition qui se soit jamais montrée, comme s’il avait eu affaire à l’un des membres de la confrérie des mauvais plaisants qui se servent du drap blanc, du balai, et du potiron creux pour effrayer les gens.

« Je sais comment on s’y prend, aurait-il dit, si le spectre lui était apparu à minuit dans le cimetière d’une église ou d’une abbaye en ruines. Vous feriez mieux d’essayer cela sur quelque autre, mon ami. »

Pour un esprit superstitieux, l’être qui franchit l’obscurité de l’antichambre et se traîna dans le cabinet éclairé au gaz, aurait pu paraître trop dégoûtant pour appartenir à l’espèce humaine.

Un cadavre de pestiféré galvanisé par la pile électrique aurait inspiré moins d’horreur à George, que le visage sur lequel son regard s’arrêta avec une colère mêlée de dégoût.

« Que venez-vous chercher ici ? demanda-t-il. Prenez-vous cette maison pour le workhouse ?

— Non, répondit l’homme d’une voix éteinte, mais je vous prends pour mon frère.

— Comment !… » s’écria George tout interdit.

Il se pencha et regarda cet effrayant visage.

Dans la cavité existant entre ces joues creuses et la proéminence des sourcils osseux, les yeux noirs de Philippe brillaient d’un éclat plus farouche qu’il ne les avait jamais vus briller, même quand la nature sauvage de cet homme se révélait à nu… c’était le feu de la fièvre allumée par la faim.

Cet être horrible, cette masse dégoûtante de haillons ambulants, cette peste vivante, c’était l’ancien spéculateur, un homme qu’il était impossible de se figurer autrement que portant du linge d’une irréprochable blancheur, des habits de drap fin, des bottes bien faites, un chronomètre à remontoir dans la poche de son gilet, et le parapluie de soie des riches commerçants.

« Grand Dieu !… s’écria George frappé d’horreur. Est-ce vous ?…

— Oui, c’est moi, » répondit cette créature avec un accent étrange.

Le changement, ou, pour se servir d’une expression plus juste, la dégradation de la voix était aussi complète que la dégradation de l’homme.

« Oui, George, c’est moi, votre frère. Vous êtes surpris de me voir tombé si bas, je suppose, mais vous ne pouvez en être plus surpris que moi-même. J’ai travaillé dur, pour tenir ma tête au-dessus de l’eau. Il n’y a guère un métier que fasse un mortel pour gagner sa vie que je n’aie essayé et dans lequel je n’aie pas réussi. C’était l’ancienne expérience de Fitzgeorge Street toujours et toujours répétée, dans tous les commerces et dans toutes les professions. Je m’étais posé comme docteur à Philadelphie, et mes affaires allaient bien, jusqu’au jour où l’un de mes malades mourut et où les choses tournèrent contre moi. J’ai été clerc dans plus d’études que vous ne pouvez en compter sur vos dix doigts, mais il survenait toujours quelque chose, mon patron prenait la fuite, ou faisait banqueroute, ou mourait, ou me renvoyait. J’ai travaillé comme dentiste, comme commissaire-priseur, comme courtier, comme colporteur, mais c’était toujours le même résultat, la ruine, la misère, l’hôpital, ou la maison des pauvres. J’ai balayé les rues et campé dans les déserts avec les ours et les bêtes fauves. Un jour, la pensée me vint que je devais revenir dans mon pays. « George est là, me disais-je, et si je puis gagner de quoi payer mon passage à travers l’Atlantique, tout ira bien. George me viendra en aide. Je ne suis pas seul au monde. Un homme ne peut laisser mourir de faim celui qui est de la même chair et du même sang que lui, il ne le peut pas. » Le sang est plus épais que l’eau, vous le savez, George ; aussi je suis revenu. J’ai gagné l’argent qui m’était nécessaire, ne me demandez pas comment. Je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’il m’en a coûté pour amasser une douzaine de livres. Quand un homme est tombé aussi bas que moi, chaque shilling qu’il gagne lui coûte une goutte du sang de son cœur. Il n’y a pas une livre pour laquelle il n’escompte une partie de sa vie. J’ai réuni l’argent nécessaire pour payer mon passage sur un navire d’émigrants, et me voici ici prêt à tout. Je travaillerai comme un nègre. Je ferai le travail de votre clerc pour le quart de ce que vous le payez. Je balaierai votre bureau et ferai vos commissions. Pour cela, vous me donnerez de quoi retenir ensemble mon âme et mon corps, ne le voulez-vous pas, George ? »

Rien de plus abject que le ton sur lequel parlait cet abject misérable.

Cet homme, qui dans la prospérité avait été la personnification de la dureté et de l’insolence, s’était changé en un humble, bas et rampant suppliant, prêt à prosterner son front dans la poussière, aux pieds du frère dont il implorait l’assistance et la charité.

George contemplait son frère avec une sorte de satisfaction qu’il ne cherchait pas à déguiser : il se recula de quelques pas de l’endroit où son frère était tombé à demi assis, à demi couché, et où il restait se pelotonnant dans ses haillons, trop abject pour avoir bien conscience de sa dégradation.

Une année auparavant, il se serait obstinément tenu à l’écart de ses anciennes connaissances et il se serait déclaré prêt à mourir de faim plutôt que d’implorer un secours de son jeune frère.

Les événements de cette année l’avaient fait passer, par des épreuves qui changent une année en siècle. Il avait marché avec la faim pour compagne, il avait couché pendant une longue suite de nuits dans des repaires humides comme ceux où le malheureux peut trouver un refuge, avec la maladie et la douleur pour camarades de lit.

Les creusets par lesquels il avait passé lui avaient laissé à peine l’apparence humaine, car lorsque le moral tombe au niveau de la bête, le physique subit une transformation, moins marquée seulement que celle qui s’opère dans sa nature mentale.

Depuis six mois cet homme n’avait vécu qu’en flattant ou en menaçant ses semblables, par la violence ou par la ruse, par la dégradation du mendiant ou l’audace du voleur ; il n’y avait pas de limites d’infamie jusqu’à laquelle il n’eut été. Vil entre les vils, il avait été chassé des lieux hantés par les mendiants et les scélérats comme indigne de rester dans la compagnie d’honorables voleurs ou d’honnêtes mendiants.

George s’assit à cheval sur une chaise, et, les bras croisés sur le dossier, contempla ce hideux spectacle.

C’était un tableau qu’il n’avait jamais cru voir, et le sentiment qu’il lui faisait éprouver, n’était pas sans mélange de plaisir.

« Quand vous me faisiez sentir trop durement l’aiguillon, je songeais au plaisir que j’aurais à vous rendre la pareille, dit-il, mais jamais je n’avais pensé qu’une occasion semblable se présenterait ; jamais… de par Dieu ! Je croyais que vous resteriez sur vos grands chevaux jusqu’à la fin du voyage ; je ne pouvais penser que jamais ils vous précipiteraient dans le ruisseau. Ainsi donc, vous avez fait tous les métiers, n’est-ce pas ? Et vous êtes tombé sur tous les théâtres ? Et vous avez trouvé que votre habileté n’était d’aucun secours de l’autre côté de l’Atlantique ? Et vous êtes revenu exhaler vos plaintes devant moi ? Et il faut que je vous assiste, que je vous fournisse les moyens de recommencer votre vie, que je vous prenne pour clerc ou pour associé, n’est-ce pas ? ce qui vaudrait mieux. MM. Sheldon et Sheldon ne feraient pas mal sur ma porte. C’est là ce que vous voulez dire quand vous me parlez du sang qui est plus épais que l’eau, n’est-ce pas ! »

Le misérable qui avait été autrefois Philippe Sheldon, sentit que son frère se moquait de lui, qu’il savourait jusqu’à la lie la coupe du triomphe que la fortune avait offerte à ses lèvres.

« Ne faites pas la bête avec moi, George, dit-il d’un ton piteux. Je ne vous demande pas beaucoup… une croûte de pain, un coin pour dormir, et des habits pour me couvrir. Un frère, sans être trop exigeant, peut demander cela à son frère.

— Peut-être, répliqua George. Mais il est bien osé à vous de vous adresser à moi. Vous avez eu votre tour, Philippe, vous en avez usé, et vous vous êtes efforcé de me tenir à distance. Mon tour est venu enfin, et vous pouvez y compter, je saurai faire en sorte de vous tenir aussi à distance respectueuse. »

Le coupable le regarda avec stupéfaction : il s’était senti sûr de trouver là la nourriture et un abri, et il avait enduré des misères et des privations qui réduisent un homme à un état où la nourriture et l’abri constituent le suprême bien qu’on puisse obtenir en cette vie.

« Vous ne refuserez pas de faire quelque chose pour moi, George ?… dit-il d’un ton larmoyant.

— Je ne ferai rien pour vous, entendez-vous bien cela ? Rien ! Vous m’avez appris que le sang n’est pas plus épais que l’eau, il y a douze ans, quand vous avez épousé la veuve de Tom Halliday et serré les cordons de votre bourse, après m’avoir jeté une misérable somme de cent livres, comme on jette un os à un chien. Vous m’avez donné à entendre que c’était tout ce que je pouvais espérer obtenir de votre amour fraternel, ou de votre peur que je ne dise tout ce que je savais. Vous m’avez donné à dîner de temps à autre, parce qu’il convenait à votre intérêt d’avoir l’œil sur moi et parce que vous aviez toujours quelque sale besogne entre les mains, pour laquelle les conseils d’un habile praticien comme moi vous étaient on ne peut plus utiles. Je ne crois pas que vous m’ayez jamais donné un dîner, sans me faire largement payer mon écot. Ne venez donc pas pleurer misère ici, et essayer de me persuader que le sang est plus épais que l’eau, ou que le lien fraternel qui nous unit est autre chose qu’un simple hasard de la naissance. Je vous ai dit maintenant tout ce que j’avais à vous dire, et plus tôt vous me débarrasserez de votre présence, et mieux cela vaudra pour tous deux.

— George ! s’écria Philippe en joignant ses mains osseuses par un mouvement convulsif, et en gémissant d’une voix aussi lamentable que celle avec laquelle il demandait l’aumône dans les rues de New-York, vous ne pouvez me mettre à la porte par une nuit pareille. Regardez-moi. C’est tout ce que j’ai pu faire que de me traîner jusqu’ici. J’arrive à pied de Liverpool. Mes misérables membres ont été mordus par le froid, ulcérés, brisés, et torturés par les rhumatismes. Je suis venu sur un navire d’émigrants, avec un troupeau de misérables créatures qui avaient tenté la fortune de l’autre côté de l’Atlantique et échoué comme moi, et qui revenaient chercher un refuge dans les workhouses de leur mère-patrie. Vous ne savez peut-être pas ce que c’est qu’un navire d’émigrants… Il faut voir l’entrepont d’un de ces navires pour se faire une idée de ce que des êtres humains ont à souffrir, quand c’est la pauvreté, qui tient le gouvernail du navire. Je suis descendu à terre à Liverpool, avec un demi-dollar dans ma poche, et je n’ai eu ni une nourriture ni un abri décents depuis que j’ai débarqué. Donnez-moi un trou pour m’y étendre jusqu’au moment où vous aurez obtenu pour moi un ordre d’admission dans le plus prochain hôpital. Il y a gros à parier que je n’en sortirai plus.

— Pensez-vous que je voudrais dormir sous le même toit que vous ? s’écria George.

— Pourquoi non ?

— Pourquoi non ! Parce que j’ai peur de vous, parce, que j’aimerais autant un serpent pour compagnon ou un loup pour camarade de lit. Je vous connais. J’ai vu ce que vous pouviez faire et comment vous saviez agir. Et si vous avez pu faire ce que vous avez fait, lorsque vous n’aviez d’autre pression que la crainte de vous perdre, si vous étiez découvert, que ne feriez-vous pas maintenant que vous êtes aussi désespéré et aussi affamé qu’un loup et sans autre loi que celle qui gouverne un loup : la loi de la conservation ?… Me fierai-je à un tigre, parce qu’il m’a dit qu’il est affamé ? Non, Philippe. Aussi, ne me fierai-je pas à vous.

— Vous me donnerez au moins quelque argent… assez pour vivre une semaine ou deux ?…

— Pas un denier. Je ne veux pas établir de précédent. Je ne reconnais aucun lien entre nous. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous en aller. Je ne désire pas envoyer chercher un policeman, mais si vous ne partez pas de bonne volonté… il faudra que vous partiez autrement.

— Vous feriez cela ?

— Oui.

— Je ne vous croyais pas capable de vous montrer si dur pour moi, balbutia le misérable avec sa voix affaiblie, qui était devenue de plus en plus faible pendant cet entretien.

— Pensez-vous que je voudrais avoir confiance en vous ? s’écria George. Confiance en vous !… Vous dites que je suis dur parce que je refuse de vous donner un coin pour vous y coucher. Et si je le faisais, vous quitteriez en rampant ce coin pour venir m’empoisonner, ou me couper la gorge. Vous vous glisseriez dans ma chambre au milieu de la nuit, vous me mettriez un oreiller sur le visage, et vous me tiendriez sous votre genou, jusqu’au moment où vous en auriez fini avec moi, puis vous partiriez avec tout ce que vous auriez pu emporter et vous iriez recommencer la même chose contre quelque autre. Je vous le dis, Philippe, je ne veux pas avoir de relations avec vous. Vous avez échappé à la potence, mais il y a quelque chose de pire que la pendaison, c’est l’état d’un homme auquel personne ne peut se fier. Vous en êtes arrivé là, et s’il vous restait un sentiment honnête au cœur, vous auriez acheté une corde et vous vous seriez pendu plutôt que de venir pleurer misère à mes pieds. »

Philippe bondit, et presque au même instant, George entendit le bruit sec d’un couteau qui s’ouvrait.

« Ah ! s’écria-t-il, voilà ce que vous voulez, n’est-ce pas ? »

Il se pencha sur son bureau les yeux fixés sur les yeux enflammés par l’esprit du mal qui conservaient une certaine ressemblance avec les siens et, le bras gauche levé pour protéger sa tête, il chercha avec la main droite quelque chose dans un tiroir.

Ce fut l’affaire d’un moment.

Philippe avait saisi le bras gauche que son frère tenait levé et s’y était accroché avec son couteau entré ses dents, quand George lui présenta la gueule d’un revolver.

« Il y a bon nombre de bêtes féroces à Londres, sans vous compter, dit-il, et je ne suis pas assez fou pour n’avoir pas des moyens d’égaliser les chances en cas d’une visite de gens de votre sorte. Jetez votre couteau et partez. »

Le paria laissa tomber son couteau avec soumission, il était trop faible pour tenter autre chose qu’un acte de violence.

« Ôtez votre pistolet de la direction de ma tête, dit-il d’un ton plaintif.

— Certainement, quand vous aurez repassé le seuil de ma porte.

— Vous pourriez me donner une poignée d’argent, George. Je n’ai plus une semaine à vivre.

— Il n’en vaudrait que mieux si vous n’aviez plus qu’une heure de vie. Partez ! Je suis fatigué de tenir ce revolver dirigé contre votre tête et pourtant je ne l’abaisserai pas que vous n’ayez franchi le seuil de ma porte. »

Philippe vit qu’il n’y avait aucun espoir à garder.

De la nourriture et un abri c’est tout ce qu’il avait espéré, mais même à cela il ne devait plus prétendre.

Il sortit à reculons du bureau, suivi de près par George qui l’ajustait toujours avec son revolver. Sur le seuil il s’arrêta.

« Dites-moi une chose, dit-il. Vous ne voulez pas me donner de quoi acheter du pain et un verre de gin. Eh bien ! donnez-moi une fiche de consolation. Cela ne vous coûtera rien. Dites-moi quelque chose de mauvais de Haukehurst. Est-il allé à tous les diables ou s’est-il noyé ; sa femme l’a-t-elle planté là ou sa maison a-t-elle brûlé de fond en comble ? Dites-moi qu’il a eu sa part de ma mauvaise chance ; et que Nancy Woolper est morte dans un workhouse. Cela me fera autant de bien que de boire et de manger et cela ne vous coûtera rien.

— Si je vous disais quelque chose de semblable, je vous dirais un mensonge. Haukehurst va extraordinairement bien et il a acheté une charmante petite habitation entre Wimbledon et Kingston ; Nancy Woolper est avec lui et elle mène l’existence la plus douce qu’elle ait jamais connue de votre temps. »

Sur ces mots Sheldon poussa son frère dans l’escalier et referma sa porte.

Philippe s’assit sur les marches et rassembla un peu ses haillons contre son corps ; il frotta ses misérables membres pendant que l’homme de loi tirait les verrous et assujettissait les chaînes qui défendaient sa citadelle de l’autre côté de la porte.

« Je me demande s’il n’ira pas faire une visite à Haukehurst, » pensa George en verrouillant sa porte.

Et un méchant sourire de satisfaction se dessina sur son visage à l’idée que les paisibles fêtes de Noël chez Valentin pourraient être troublées par la malencontreuse apparition de cet effrayant visiteur.

CHAPITRE X

À CHACUN SELON SES ŒUVRES

« Entre Wimbledon et Kingston…, murmura Sheldon, si je puis me traîner jusque-là, j’irai ce soir… »

Il descendit l’escalier et se trouva dehors les pieds dans la neige et exposé à l’impitoyable froid de la nuit.

Il descendit la rue, traversa le pont de Blackfriars et gagna l’autre côté de l’eau, s’arrêtant de temps en temps pour mendier.

Pendant cette nuit de Noël, il y avait beaucoup de gens dehors, et, dans le nombre, Philippe trouva plusieurs dignes matrones qui explorèrent les profondeurs de leurs grandes poches pour en extraire un sou pour lui, et des jeunes gens qui lui jetèrent la pièce de cuivre qu’il demandait avec le ton lamentable des mendiants de profession.

Quand il eut réuni le prix d’un verre de gin, il entra dans le premier cabaret qu’il rencontra et y dépensa son argent.

Il était trop souffrant pour faire supporter à son estomac une nourriture plus substantielle. Le gin lui donna une force et une chaleur passagères et lui permit de poursuivre son chemin avec un peu plus de vigueur pendant un certain temps, puis vint une période de défaillance et d’épuisement pendant laquelle chaque pas était une fatigue et une douleur.

Quelque chose de son ancienne nature, un reste de cette énergie dans la poursuite de ses desseins qui le caractérisait autrefois, se montrait encore en lui, malgré l’état de complète dégradation dans lequel il était tombé.

Comme le sauvage habitant des jungles poursuit sa course vers le camp ou le village qui envoie à ses narines l’odeur de la chair humaine, ainsi Philippe Sheldon continuait à marcher vers l’habitation de cet homme et de cette femme qui, de toutes les créatures humaines, étaient celles qu’il haïssait de la haine la plus féroce.

« Il ne me reste plus rien à faire qu’à me faire voleur, se dit-il à lui-même, et la première maison sur laquelle je tenterai mon premier coup de main sera celle de Valentin. »

L’idée de la violence chez une pareille créature était une idée de fou. Il n’avait pas d’armes et il ne possédait pas la force physique nécessaire pour lutter contre un enfant de douze ans.

À demi enivré par les boissons qu’il avait absorbées sur sa route, dans le demi-délire de la fièvre, il se figurait qu’il pourrait pénétrer dans quelque maison mal défendue et y voler de quoi se procurer de la nourriture et un abri.

Que cette maison soit celle de Valentin, l’homme qui avait déjoué ses plans et l’avait précipité dans la ruine ! S’il fallait qu’il y eût du sang versé, que ce sang soit le sien !

Jamais homme n’avait été plus résolu à commettre un meurtre que celui qui traversait la plaine de Wimbledon à onze heures du soir, la neige lui fouettant le visage et avec un tremblement de fièvre qui à tout moment venait agiter ses membres endoloris.

Heureusement que sa main n’avait pas la force nécessaire pour exécuter les mauvais desseins arrêtés dans son cœur.

Il atteignit la petite auberge qui avoisine la porte du parc de Richmond, juste au moment où les volets se fermaient et demanda à l’homme qui s’acquittait de ce soin, s’il n’existait pas quelqu’un du nom de Haukehurst dans le voisinage.

« Que voulez-vous de M. Haukehurst ? demanda l’homme d’un ton méprisant.

— J’ai une lettre pour lui.

— Vraiment ?… Quelque lettre de mendiant, je présume.

— Non, c’est une lettre d’affaires. Vous feriez mieux de m’indiquer se demeure s’il est une de vos pratiques. L’affaire est particulière.

— Oui, n’est-ce pas ?… singulier messager pour lui confier une affaire particulière. La maison de M. Haukehurst est la troisième que vous rencontrerez de l’autre côté de la route. Mais les lumières s’éteignent à onze heures habituellement, et je doute que vous trouviez quelqu’un encore debout à cette heure avancée de la soirée. »

La troisième maison de l’autre côté de la route était à un demi-mille de distance de la petite auberge.

Les lumières brillaient aux fenêtres du rez-de-chaussée, quand le vagabond eut traîné ses jambes fatiguées jusqu’à la porte de la maison.

Cette porte n’était fermée qu’au loquet et n’opposa que peu de résistance à l’intrus : il se glissa sans bruit dans une allée sablée bordée de lauriers sur lesquels se projetait la lumière des fenêtres.

Des éclats de rire et le bruit de la musique retentissaient dans l’air et l’on voyait des ombres passer derrière les rideaux des fenêtres.

Philippe s’insinua dans un coin abrité près du porche et y tomba épuisé à l’ombre des lauriers.

Il resta là assis dans une sorte de stupeur : il avait perdu quelque peu la faculté de penser, après cette longue marche ; il avait peine à se rappeler comment il était venu à l’endroit où il se trouvait et ce qu’il avait l’intention d’y faire.

« Haukehurst… murmura-t-il en lui-même, Haukehurst... l’homme qui s’est ligué contre moi avec le docteur Jedd !… J’ai juré que je lui rendrais la pareille si jamais j’en trouvais l’occasion !… Et George qui a refusé de me donner quelques shillings… mon frère unique, qui refuse de rester mon ami ! »

Haukehurst et George, l’image de ces deux hommes, flottait confusément dans son cerveau, et il avait peine à les séparer.

Parfois il lui semblait être encore assis à la porte de son frère, sur l’escalier de la maison de Gray’s Inn, se serrant dans ses haillons et maudissant la cruauté dénaturée de son plus proche parent, puis l’instant d’après il se rappelait où il était et il lançait des malédictions sur l’ennemi inconscient dont les éclats de rire parvenaient jusqu’à lui au milieu des rires joyeux qui se mêlaient aux siens.

Il y avait une petite réunion à Charlottenbourg à l’occasion de Noël.

Deux voitures attendaient dans l’avenue de lauriers pour reconduire les hôtes de Haukehurst dans leurs demeures.

La porte s’ouvrit tout à coup, et le mouvement et les conversations qui accompagnent un départ parvinrent jusqu’au misérable qui avait tant de peine à garder la conscience des choses.

« Qu’y a-t-il ? se dit–il à lui-même. De la société… M. Haukehurst a traité !… »

Il avait vécu dans une trop grande dégradation, il était descendu dans un trop profond abîme de misère, pour se rendre un compte bien exact de la différence qui existait entre sa situation présente et celle qu’il occupait quand il recevait et que de beaux équipages attendaient à sa porte.

Dans ce cycle de malheurs qu’il avait traversé, ces sortes de choses, et jusqu’à leur souvenir, étaient aussi complètement sorties de sa mémoire que si elles remontaient à un siècle.

Le misérable essaya de donner son attention aux propos animés qui accompagnaient le départ des hôtes joyeux de Haukehurst : une douzaine de personnes partaient à la fois, et Valentin donnait à ses amis des conseils sur la route qu’ils devaient suivre pour retourner chez eux.

« Vous prendrez la route d’en bas, vous savez, Frédéric ; la voiture de Lawsley suivra la vôtre. Vous avez pris un chemin qui a allongé la route d’une couple de milles… prendre par le pont de Battersea est une erreur. »

Puis vinrent les questions amicales de Charlotte au sujet des manteaux, des capuchons, des capelines, et autres ajustements de dames.

« Et quand viendrez-vous dîner à la maison ? dit une voix.

— Je me procurerai certainement ces quadrilles d’Offenbach, dit une autre voix.

— Comme M. Lawsley a délicieusement chanté cette romance de Stanley ! »

Puis un chœur de :

« Jamais je n’ai eu autant de plaisir !

— Délicieuse soirée !

— Je vous en prie, ne restez pas exposés au froid.

— Merci, bien, oui. Vous êtes toujours charmants !

— Non, je ne monterai pas en voiture avant d’être sur la route.

— Dites un mot de mon livre dans le Diurnal Hermès, cher ami ?

— Êtes-vous bien sûre que votre châle est assez chaud ? Prenez une couverture pour vos pieds.

— Non, merci. Bonne nuit !

— On vous verra mardi.

— N’oubliez pas la loge pour Drury Lane.

— Non certes.

— La route d’en bas. Bonne nuit ! »

Parmi la confusion des voix, Philippe avait reconnu plus d’un organe qui lui avait été familier : c’était là voix argentine de Charlotte, celle plus grave de Valentin, et une autre voix encore qu’il connaissait bien.

Diana !… Oui, c’était la voix de Diana, qu’il avait tant sujet de haïr pour son intervention dans ses affaires.

« Une mendiante ! murmura-t-il, la fille d’un mendiant. Belle dame pour se mettre en opposition avec l’homme qui lui donnait asile ! »

Les voitures s’étaient éloignées mais il restait encore un petit groupe sous le porche : Valentin et Charlotte ; M. et Mme Lenoble, qui étaient venus en Angleterre passer les fêtes de Noël avec leurs amis.

« Comme nous avons été gais ce soir ! s’écria Gustave. Il n’y a rien comme vos intérieurs anglais pour ce que vous appelez, vous autres, le confortable et la bonne humeur. Vos amis sont la gaîté même, Haukehurst, et nos charades en actions, quand nous parlions tous à la fois et en appuyant avec emphase sur le mot qu’il fallait faire connaître sont chose charmante. Ne fallait-il pas bien de la perspicacité chez nos spectateurs pour en deviner les mots ? Et votre ami Lawsley, il participe de Got et de Samson, c’est un vrai génie. Et penser que pendant que nous nous amusions, Diana, mes filles étaient à la messe de minuit au Sacré-Cœur ! Les chères et pieuses filles, leurs innocentes prières montaient au ciel pour nous qui étions absents. Allons, madame Haukehurst, Diana, il fait froid.

— Mais nous sommes abritées ici, et les étoiles sont bien brillantes après la neige, dit Charlotte. Vous rappelez-vous la journée de Noël que vous avez passée avec nous à Bayswater, Valentin, quand nous nous promenions ensemble dans les jardins de Kensington alors que nous venions d’être fiancés l’un à l’autre, ajouta la jeune fille.

— Si je me la rappelle ! C’était la première fois que la sainteté de ces fêtes de Noël s’était révélée à mon cœur. Mais rentrons au salon, prenons place devant le feu et racontons des histoires de revenants, Lenoble nous dira la légende de Cotenoir.

— Valentin, murmura Charlotte, savez-vous qu’il est près d’une heure du matin ?

— Et il faut que nous allions à l’église demain matin, et que Lenoble se rende à Kingston pour la messe qui se dit de bonne heure. Remettons les histoires de revenants pour la veille de la nouvelle année. Lenoble nous lira le nouvel an de Tennyson pour nous prouver ses progrès dans la langue anglaise. Montrez-nous le chemin, madame Haukehurst, votre esclave obéissant vous suivra. Maman nous attend au salon s’étonnant sans doute que nous tardions autant à rentrer. Et Nancy erre comme un fantôme à travers la maison, oppressée par la terrible responsabilité du pudding de demain. »

Leur départ fut suivi d’un bruit de verrous et de chaînes, et pour la seconde fois ce soir-là, Philippe entendit une porte qui se fermait contre lui.

Quand le bruit des voix se fut éteint, il perdit de nouveau la conscience des choses extérieures.

Il s’imagina de nouveau qu’il était sur les marches de l’escalier de la maison de Gray’s Inn.

« Ne soyez pas aussi dur pour moi, George, murmura-t-il d’une voix défaillante, si ma chair et mon sang se tournent contre moi, vers qui porter mes regards ? »

Nancy ouvrit la porte le lendemain matin, quand il y avait encore combat entre la nuit et le jour.

Pendant toute la nuit, la neige était tombée sans bruit par flocons épais et elle avait fait un linceul à Sheldon.

La vieille femme, qui avait veillé sur son sommeil d’enfant quarante années auparavant, fut la première à le découvrir, plongé dans ce sommeil plus profond, sur le réveil duquel nous savons si peu de chose.

Ce ne fut qu’après avoir regardé longtemps et attentivement la face du mort, qu’elle reconnut ce visage qui lui avait causé une si étrange sensation d’angoisse ; elle reconnut les traits altérés du misérable et réfléchit sur ce qu’elle devait faire.

Avant que les cloches eussent sonné pour le service du matin, le corps était étendu dans la salle des morts de Kingston Union, où il avait été transporté sans bruit dès l’aube, sans que nul en eût eu connaissance, à l’exception du constable, qui avait présidé au transport, et des domestiques de la maison de Haukehurst qui l’avaient effectué.

Ce ne fut que le lendemain matin que Nancy dit à Valentin ce qui était arrivé : il devait y avoir une enquête ; il serait bon que quelqu’un certifiât l’identité de l’homme mort, et fît constater le décès de Sheldon.

Valentin se chargea seul de ce soin.

Il assista à l’enquête, prit les arrangements nécessaires pour que le misérable paria fût enterré d’une façon décente, et, avec les ménagements convenables, il annonça à Mme Sheldon quelle était libre.

 

*    *    *

 

Au delà de cette tombe qui ne portait pas de nom, qui aura la fantaisie de suivre Philippe Sheldon ?

Il est mort, sans un signe de repentir, et lors de ce jour redoutable, quand petits et grands comparaîtront devant le trône suprême et que le livre des arrêts sera ouvert ; quand en haut brillera la Cité qui reçoit la lumière de la gloire de Dieu et qu’en bas s’ouvrira le gouffre béant des grands lacs de feu, quelle voix plaidera la cause de Philippe Sheldon, et fera un appel à la pitié, pour faire révoquer la sentence prononcée contre lui ?

Aucune, certainement, à moins que ce ne soit celle de cet ami confiant dont les dernières paroles furent une bénédiction sur lui et dont il épia la longue agonie, sachant que chaque contraction de ce visage ami, que chaque accès de douleur qui secouait ce corps naguère si vigoureusement charpenté, était le résultat de l’œuvre accomplie par lui avec une persistance inébranlable.

Peut-être au terrible jour du jugement dernier, quand toutes les autres bouches garderont le silence, la voix de Tom Halliday s’élèvera-t-elle pour plaider en faveur de son meurtrier.

 


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en mars 2022.

 

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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Lise-Marie, Isa, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : M. E. Braddon, L’Héritage de Charlotte, tome second, Paris, Hachette, 1875. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Depuis la colline IV, a été prise par Laura Barr-Wells, le 09.07.2014.

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