Mary Elizabeth Brandon

L’HÉRITAGE DE CHARLOTTE
(tome 1)

traduction : Charles Bernard-Derosne

1875

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Table des matières

 

LIVRE PREMIER  DE PROFUNDIS ! 4

CHAPITRE I  LENOBLE DE BEAUBOCAGE.. 4

CHAPITRE II  SEULE DANS LE DÉSERT DU MONDE.. 26

CHAPITRE III  DÉSESPOIR.. 39

CHAPITRE IV  DÉCRET DE BANNISSEMENT.. 68

LIVRE DEUXIÈME  LA DESCENTE. 75

CHAPITRE I  LE SORT DE SUSAN LENOBLE.. 75

CHAPITRE II  PARDONNÉ TROP TARD.. 84

CHAPITRE III  GUSTAVE II. 95

LIVRE TROISIÈME  LA HORATIADE. 102

CHAPITRE I  COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF.. 102

CHAPITRE II  CORRESPONDANCE.. 110

CHAPITRE III  TROP HABILE POUR UN ROUÉ.. 129

CHAPITRE IV  LE CAPITAINE PAGET PATERNEL.. 136

CHAPITRE V  LE COLLABORATEUR DU CAPITAINE PAGET   146

LIVRE QUATRIÈME  GUSTAVE EN ANGLETERRE. 158

CHAPITRE I  JOURS PAISIBLES. 158

CHAPITRE II  LE SENTIMENT DES DEVOIRS DU CAPITAINE PAGET   167

CHAPITRE III  « QUE FAISONS-NOUS ICI, MON CŒUR ET MOI ? »  185

CHAPITRE IV  PLUS AIGU QU’UNE DENT DE SERPENT.. 204

LIVRE CINQUIÈME  PREMIER ACTE DU DRAME DE SHELDON   231

CHAPITRE I  PRISE D’ASSAUT.. 231

CHAPITRE II  FERME COMME UN ROC.. 252

CHAPITRE III  CONTRE VENTS ET MARÉE.. 264

CHAPITRE IV  DIANA DEMANDE UN CONGÉ.. 275

CHAPITRE V  DOUBLE SÉCURITÉ.. 281

LIVRE SIXIÈME  DIANA EN NORMANDIE. 291

À COTENOIR.. 291

Ce livre numérique. 308

 

LIVRE PREMIER

DE PROFUNDIS !

CHAPITRE I

LENOBLE DE BEAUBOCAGE

Alors que les Bourbons régnaient encore sur les Gaules, avant que la poésie débraillée et sentimentale d’Alfred de Musset eût remplacé la muse débonnaire et bourgeoise de Béranger dans le cœur de la Jeune France, un étudiant en droit logeait avec des camarades dans une grande maison grise de la rue Madame, à cinq minutes du Luxembourg.

C’était un triste quartier : autrefois, cependant, des gentilshommes, des patriciennes avaient demeuré là, s’étaient entretenus dans les sombres allées, avaient bavardé à l’ombre des grands arbres.

Mais les étudiants se souciaient fort peu de la tristesse des lieux ; elle ne les atteignait pas et laissait libres leur insouciance et leur gaieté ; ils étaient joyeux et tapageurs comme des merles.

Du haut en bas de la maison, ce n’était que chansons, rires sonores et frais, appels bruyants, gaudrioles et cris. Béranger avait tous les honneurs : les uns chantaient bien, d’autres mal ; mais tous chantaient. On s’invitait à déjeuner, à dîner ; le vin blanc à quatre sous, à six sous, à dix sous se versait ; des cigares s’offraient, des pipes s’allumaient, et quelque chose de jeune, de vainqueur montait dans les couloirs, les escaliers, mêlé à la fumée du tabac, à l’odeur du fricot.

Un couloir sombre, très étroit, servait de cuisine. Une créature qui paraissait appartenir au sexe féminin, très âgée, myope, sourde comme un pot, préparait le déjeuner et le dîner de ces messieurs.

On la nommait Nanon.

Quelques-uns avançaient qu’elle était la propre mère de Mme Magnotte ; tous se plaignaient de sa cuisine, disant : « Quelle drogue !... c’est dégoûtant, ma parole d’honneur ! » Mais personne n’osait dire en face à la maîtresse du logis ce qu’on pensait de sa table.

On la payait très peu et elle ne se gênait pas pour dire aux mécontents : « Cela ne vous convient pas, monsieur… Eh bien ! il faut aller ailleurs. »

Mme Magnotte était une femme mystérieuse, impénétrable ; on racontait sur son propos toutes sortes d’histoires.

Selon les uns, c’était une comtesse : la fortune et les terres de sa famille avaient été confisquées par le Comité de Salut public, en 93.

Selon les autres, c’était une ancienne actrice d’un théâtre populaire du temps de Napoléon Ier.

Elle était grande et mince, même d’une maigreur exceptionnelle ; elle était d’un plus beau jaune que celui du beurre qui était servi sur sa table, mais elle avait de beaux yeux noirs et une certaine dignité de maintien qui en imposait à ses jeunes locataires : ils ne parlaient d’elle qu’en disant : la comtesse ; c’est sous ce nom qu’elle était désignée par tous les habitués de la maison ; mais, dans leurs rapports avec elle, tous étaient pleins de respect.

L’un des plus tranquilles parmi les jeunes gens qui jouissaient du privilège de résider chez Mme Magnotte, était un certain Gustave Lenoble, étudiant en droit.

Il était le seul fils d’un très excellent couple qui vivait sur ses terres situées près d’un obscur village de Normandie ; ce domaine était des plus petits : une vieille maison délabrée, que dans le voisinage on appelait le Château, très chère à ceux qui l’habitaient ; un jardin dans lequel toutes les plantes semblaient montées en graines, et environ quarante acres de la plus mauvaise terre de Normandie.

Tel était le domaine patrimonial de François Lenoble, propriétaire de Beaubocage, près de Vire, dans le département du Calvados.

Les gens parmi lesquels vivait très simplement le bonhomme l’appelaient M. Lenoble de Beaubocage ; mais il ne tenait pas à cette distinction, et lorsqu’il envoya à Paris son seul fils pour y débuter dans la grande bataille de la vie, il lui avait bien recommandé de s’appeler Lenoble tout court.

Le jeune homme lui-même n’avait jamais eu d’autre intention ; il était l’homme du monde le moins vaniteux.

Le père était légitimiste jusqu’à la moelle des os, le fils moitié bonapartiste, moitié libéral.

Le père et le fils avaient eu quelquefois des discussions politiques, mais amicales, à ce sujet.

Gustave aimait ses parents comme un Français seul peut aimer son père et sa mère, avec un dévouement pour le premier qui approchait presque de l’enthousiasme, avec une tendresse pour sa mère qui avait quelque chose de chevaleresque, d’un autre âge.

Il y avait une sœur par laquelle son frère Gustave était regardé comme un modèle de perfection.

Il y avait encore un couple de vieux domestiques, un très stupide et très lourd garçon d’écurie, et une demi-douzaine de chiens de races croisées, nés et élevés à la maison, qui tous semblaient partager les opinions de leur jeune maîtresse.

Il n’y eut pas de discussions au sujet de la future carrière de Gustave, et ce ne fut pas sans difficulté que le père fut amené à approuver le choix que le jeune homme avait fait lui-même d’une profession.

Le seigneur de Beaubocage avait conservé un extrême orgueil de race, peu soupçonné par ceux qui étaient témoins de la simplicité de sa vie et que séduisait la bonté naturelle de ses manières.

À une époque reculée, presque fabuleuse de l’histoire, la maison Lenoble s’était distinguée de diverses façons, et ces grandeurs passées, vagues et fantastiques dans l’esprit de tous les autres, étaient demeurées très réelles, très vivantes dans l’esprit de M. Lenoble.

Il assurait à son fils que jamais un Lenoble n’avait été avocat. Tous avaient été constamment seigneurs du sol, vivant sur leurs propres terres, lesquelles occupaient autrefois un vaste espace de la province, fait attesté par certaines cartes en la possession de M. Lenoble, cartes dont le papier était usé et jauni par le temps. Jamais ils n’avaient exercé d’autre métier que celui des armes. Un seigneur de Beaubocage avait combattu sous Bayard lui-même ; un autre était mort à Pavie, dans cette journée où tout fors l’honneur avait été perdu ; un autre avait suivi le panache blanc du Béarnais, un autre… mais à quoi bon rappeler la gloire de cette maison à laquelle Gustave était si disposé à infliger la disgrâce d’une profession libérale.

Tels étaient les arguments du père, mais la mère avait passé sa jeunesse au milieu du bruit des campagnes de l’Empire, et la pensée de la guerre était terrible pour elle. Le souvenir de la retraite de Russie datait à peine de vingt ans ; il y avait encore des hommes qui en racontaient la terrible histoire, dépeignaient ces jours et ces nuits d’horreur, cette puissante marche de la mort.

C’était elle et sa fille Cydalise qui avaient aidé Gustave à se persuader qu’il était fait pour se distinguer dans la noble carrière du barreau ; elle désirait qu’il allât étudier à Paris.

Le jeune homme lui-même en avait un ardent désir. Il comptait revenir quelques années plus tard pour plaider à Vire, qui était à une demi-douzaine de lieues du domaine. Il était certainement né pour défendre l’innocent et flétrir le coupable, pour être grand, courageux, enthousiaste.

Il ne vint pas même à la pensée de cet esprit simple qu’il pût jamais être appelé à défendre un coupable ou à accuser un innocent.

Tout enfin fut convenu : Gustave irait à Paris, où il ferait son droit ; il ne manquait pas de pensions dans le voisinage de l’École de Droit, où un jeune homme pouvait trouver à se loger. Gustave reçut d’un des amis de sa famille une lettre de recommandation pour l’une d’elles, la Pension Magnotte, la grande maison grise entre cour et jardin, autrefois si noblement habitée.

Un imprimeur occupait le rez-de-chaussée, et une main peinte sur le mur indiquait :

 

PENSION MAGNOTTE

 

AU PREMIER.

Tirez le cordon,

S.V.P.

 

Gustave avait vingt et un ans lorsqu’il arriva à Paris.

C’était un grand gaillard vigoureux, aux épaules larges, à la poitrine carrée, avec une figure franche et de petites moustaches brunes ; des yeux bleus doux, ingénus, une physionomie plutôt saxonne que celtique.

Il était un de ces hommes qui se font tout de suite des amis, et il ne tarda pas à se trouver au mieux avec ses camarades ; il chantait avec eux La mère Grégoire, et même quelquefois risquait un cancan à la Chaumière.

Quant aux fruits vraiment défendus, ils n’avaient aucun attrait pour le jeune provincial.

L’image de deux bonnes et honnêtes femmes le suivait partout, comme celle de deux anges gardiens. Il ne pouvait emmener cette douce image dans de mauvais lieux, cela lui répugnait.

C’était donc un garçon bruyant, tapageur même, mais non vicieux.

« C’est un brave cœur, disait de lui Mme Magnotte, bien qu’il casse mes verres comme un vrai démon.

Les dames qui demeuraient à la Pension Magnotte n’étaient plus jeunes et pas jolies : deux ou trois vieilles filles isolées qui faisaient durer autant qu’elles le pouvaient leur petit avoir en vendant des broderies qu’elles confectionnaient elles-mêmes, et une vieille veuve, extrêmement grasse, soupçonnée d’être énormément riche, mais très avare.

« C’est la veuve Harpagon elle-même ! » prétendait Mme Magnotte.

Elle avait deux filles horriblement laides que, pendant les quinze dernières années, elle avait traînées dans les pensions du quartier, espérant toujours rencontrer deux célibataires étrangers et imprudents qui consentiraient à devenir ses gendres.

Il y avait aussi une pâle jeune dame qui donnait des leçons de musique.

Côté des femmes c’était tout.

Gustave était le préféré ; sa gracieuse courtoisie avec ces femmes était en quelque sorte un témoignage de ce bon vieux sang duquel son père se glorifiait de descendre. François Ier, qui écoutait à genoux et la tête découverte les discours de sa mère, n’était pas plus respectueux envers la noble Savoyarde que Gustave avec les vieilles de la Pension Magnotte.

En réalité, le cœur du jeune homme était aussi tendre et aussi faible que celui d’une femme. Il suffisait d’être malheureux pour l’intéresser, et ceux qui tenaient à sa sympathie faisaient bien d’être pauvres.

Il passait quelquefois ses soirées dans le désert, qualifié de salon, et écoutait respectueusement pendant que Mlle Servin, la jeune maîtresse de musique jouait du Gluck ou du Grétry sur un vieux piano fêlé qui n’avait plus de souffle, ou prêtait l’oreille au récit des splendeurs passées de Mme Magnotte.

Celle-ci lui ouvrait son cœur, comme jamais elle ne l’avait ouvert à aucun autre de ses jeunes locataires.

« Ils se moquent de tout… même de la religion, s’exclamait-elle avec horreur. Ce sont des Diderot et des d’Holbach en herbe, moins le talent ; mais vous n’êtes pas du bois dont ils sont fait. Vous êtes du vieux sang de France, monsieur Lenoble, et je puis avoir en vous une confiance que je n’aurais pas en eux. Moi qui vous parle, moi aussi je suis de race pure, et entre nous, vous savez, il y a toujours une secrète sympathie. »

Puis, après l’avoir entretenu de sa splendeur perdue, la dame l’invitait quelquefois à de petits soupers qu’elle offrait à ses locataires féminins, lorsque les étudiants n’étaient pas à la maison.

Pendant quatre ans, l’étudiant en droit vécut ainsi à Paris. Il n’était pas absolument paresseux, mais non plus très studieux ; il s’amusait beaucoup et n’apprenait que fort peu de choses.

Plus économe que ses camarades, il n’en était pas moins une lourde charge pour sa famille. En fait, cette bonne vieille famille normande était tombée très bas. Il y avait une pauvreté réelle dans la maison décrépite de Beaubocage, bien que ce fût une pauvreté qui avait bon visage.

Un très humble fermier anglais eût méprisé le revenu qui soutenait le ménage Lenoble ; l’économie et l’habileté de Mme Lenoble et de sa fille parvenaient seules à soutenir l’honneur de la petite maison.

Une grande espérance était entretenue au même degré par le fier et bon vieux père, par la tendre mère et la sœur dévouée, c’était l’espérance des choses qui devaient être faites dans l’avenir par Gustave, le fils, l’héritier, l’étoile polaire de la famille.

C’était au grand éclat des honneurs et des richesse que devait être conduite la maison Lenoble par le jeune étudiant en droit ; sur les larges épaules de ce moderne Atlas-Lenoble devait reposer le monde.

C’était vers lui que se dirigeaient leurs regards, c’était à lui qu’ils pensaient pendant les longues et tristes soirées d’hiver, alors que la mère sommeillait sur son tricot, que le père dormait dans son vaste fauteuil, que la fille se fatiguait les yeux à travailler à l’aiguille près de sa petite table en palissandre.

Il était plusieurs fois venu les voir pendant ses deux premières années d’études, apportant avec lui la vie, la lumière, et la gaieté, ce qu’il semblait, aux deux femmes qui l’adoraient.

À ce moment, dans l’hiver de 1832, sa visite était attendue. Il devait venir passer avec eux le jour de l’An et rester jusqu’à la fête de sa mère, le 17 janvier.

Le père attendait cette visite avec une anxiété inaccoutumée ; la mère était également plus émue, plus troublée qu’à l’ordinaire et la fille de même.

Un affreux complot, une terrible conspiration dont Gustave était l’objet et devait être la victime avait été ourdie sous ce toit d’apparence si innocent.

Père, mère, sœur, assis autour du foyer de famille, fatals comme des Parques domestiques, avaient couvé leur horrible projet, tandis que le garçon, abandonné à lui-même, passait son temps à se distraire dans la capitale, comme si de rien n’était.

La corde que Monsieur démêlait, la maille que tenait Madame, l’aiguille que maniaient les mains de Mademoiselle avaient pour objet la fabrication d’un filet matrimonial.

Ces conspirateurs ingénus avaient pour but d’amener leur victime à conclure un mariage qui devait tout à la fois élever et enrichir les Lenoble de Beaubocage dans la personne de Gustave.

Le meilleur ami et le plus proche voisin de François Lenoble était un certain baron Frehlter , d’origine germanique, mais naturalisé Français depuis plusieurs générations.

Le baron était propriétaire d’un domaine qui eût pu montrer dix acres pour un, comparé à la terre de Beaubocage.

Le baron s’enorgueillissait d’un arbre de famille qui prenait racine dans une ramification généalogique des Hohenzollern ; mais, moins fiers et plus prudents que les Lenoble, les Frehlter n’avaient pas dédaigné de mêler leur sang bleu prussien au courant moins pur de la France commerciale.

L’élément épicier avait prévalu parmi les belles fiancées de la maison Frehlter, pendant les trois ou quatre dernières générations, et, par ce moyen, la maison Frehlter s’était considérablement enrichie.

Le baron avait épousé une dame de dix ans plus jeune que lui, veuve d’un marchand de Rouen, très pieuse, mais plus remarquable par ses attributs que par ses charmes personnels.

Un seul enfant, une fille, avait béni cette union.

C’était alors une jeune personne d’un peu moins de vingt ans, fraîchement sortie de son couvent, et aspirant à avoir sa part de joies et de délices dans le paradis mondain qui déjà avait été ouvert à beaucoup de ses camarades.

La plupart des compagnes de Mlle Frehlter s’étaient mariées tout de suite à leur sortie de pension ; elle avait entendu parler de la corbeille, de la robe de noces, des fêtes de mariage, et avait même entendu incidemment quelques mots de cette considération secondaire, le futur.

La jeune fille était, en conséquence, quelque peu disposée à trouver mauvais que son père n’eût pas assuré pour elle l’éclat d’un mariage prochain.

Son départ du couvent du Sacré-Cœur, à Vire, lui avait été extrêmement pénible. L’avenir ne lui faisait entrevoir qu’une existence vide, dans une grande maison déserte, entre un père qui, après s’être journellement gorgé d’une succulente et abondante nourriture, passait ce qui lui restait de temps à dormir et une mère qui partageait ses affections entre un affreux chien caniche et un curé plus vilain encore, un curé qui prenait sur lui de sermonner la demoiselle Frehlter à tout bout de champ.

Le château de Frehlter était une très grande résidence, comparé à la maison croulante de Beaubocage ; mais ce n’était qu’un assemblage de pierres d’une écrasante froideur, et le mobilier devait déjà paraître usé sous la Fronde.

De vieux domestiques entretenaient cette demeure dans un état d’irréprochable propreté, en même temps qu’ils tenaient le baron et sa femme sous une verge de fer.

Mademoiselle exécrait ces vassaux dévoués, mais despotiques, et elle eût volontiers fait accueillir le plus détestable des domestiques modernes, s’il l’eût débarrassée du joug de ces serviteurs qui étaient des maîtres.

Mademoiselle était depuis un an à la maison : une année toute de mécontentement et de mauvaise humeur. Elle s’était querellée avec son père, parce qu’il ne voulait pas la conduire à Paris ; avec sa mère, parce qu’elle refusait de lui donner un plus grand nombre de robes nouvelles, de chapeaux, de plumes, etc. ; avec le curé, avec le chien, avec les autocrates de la cuisine et de l’office ; avec tout le monde et avec toutes choses. Si bien que, à la fin, le baron avait décidé qu’il fallait la marier pour être ainsi débarrassé d’elle, de ses plaintes, de ses caprices, de sa mauvaise humeur, et de tout ce qui touchait à sa jeune et aigre personne.

Ayant ainsi pris sa détermination, le baron ne fut pas long à se fixer sur le choix d’un époux.

Il était fort riche, et Madelon était son seul enfant ; il était par-dessus tout fort paresseux : il n’alla pas chercher pour sa fille un prétendant riche et distingué, il se décida à prendre le premier qui lui tomberait sous la main.

Il est possible que le baron, qui était un cynique, n’eût pas une très haute idée des attraits de sa fille au physique et au moral.

Toujours est-il que, après que la demoiselle eut maltraité le chien, insulté le curé et la cuisinière, cette grande prêtresse des fourneaux, qui seule, en Normandie, était capable de confectionner des mets au goût du baron, le maître de Cotenoir se décida à marier sa fille incontinent.

Il communiqua son dessein à son vieux compagnon, un jour que la famille de Beaubocage dînait au château de Cotenoir.

« Je pense à marier ma fille, dit-il à son ami, lorsque les dames eurent gagné l’une des extrémités du vaste salon, votre fils Gustave est un charmant garçon, brave, beau, et de bonne race. Il est vrai qu’il n’est pas aussi riche que Madelon le sera un jour ou l’autre, mais je ne suis pas un brocanteur pour mettre ma fille à l’enchère… et si j’étais disposé à le faire, je doute qu’il y eût beaucoup d’enchérisseurs, pensa le baron entre parenthèse. Si votre fils avait une idée pour elle et qu’elle en eût une pour lui, cela me plairait assez, ami François.

L’ami François dressa les oreilles, et ses yeux brillèrent un moment.

Cotenoir et Beaubocage unis dans la personne de son fils Gustave ! Lenoble de Beaubocage et Cotenoir… Lenoble de Cotenoir et Beaubocage !

Une vision aussi splendide n’avait jamais brillé devant ses yeux dans tous les rêves qu’il avait caressés pour son fils unique !

Jamais il ne lui fût venu à l’esprit un projet aussi hardi que celui de l’union des deux domaines, et voilà que le baron offrait cela de lui-même, comme il eût offert sa tabatière, en passant.

« Ce serait un grand mariage, un très grand mariage. Pour Gustave, je puis répondre sans hésitation. Il ne pourrait qu’être très charmé d’une pareille union : une aussi charmante fiancée ne peut que l’enchanter. »

Il dirigea ses regards du côté du salon où Madelon et Cydalise se tenaient debout, l’une à côté de l’autre, admirant le chien de Mme Frehlter.

Madelon savait être polie pour le chien devant le monde.

Le contraste entre les deux jeunes filles était passablement frappant.

Cydalise était fraîche et fine ; Madelon avait la taille épaisse, la figure rébarbative, la peau noire, et les sourcils de même.

« Il ne pourra qu’être charmé, » répéta le vieillard sur un léger ton de galanterie.

Il pensait à la réunion de Beaubocage avec Cotenoir et il lui semblait tout simple qu’une pareille union de domaines entraînât celle d’un homme et d’une femme pour l’éternité.

« Ce ne sera pas seulement un mariage de convenance, reprit le baron avec enthousiasme, ma fille a un assez mauvais caractère… je veux dire qu’elle trouve la vie assez ennuyeuse entre ses vieux père et mère, et je pense qu’elle sera plus heureuse dans la société d’un mari. J’aime votre fils, ma femme l’aime aussi. Madelon s’est souvent rencontrée avec lui lorsqu’elle est venue de son couvent à la maison, pendant les vacances, et j’ai lieu de croire qu’il ne lui déplaît pas. S’il l’aime et qu’elle ait de l’affection pour lui, si cette idée vous est agréable à vous et à Madame, nous en ferons un bon mariage. Sinon, les choses en resteront là et nous n’en parlerons plus.

De nouveau, le seigneur de Beaubocage assura son ami que Gustave serait enchanté de la proposition, et c’était encore à Cotenoir qu’il pensait et pas du tout aux sentiments de son fils.

Cette conversation avait eu lieu à la fin de l’automne. Gustave devait venir pour le nouvel an ; on ne devait rien lui dire au sujet de sa future femme avant son arrivée ; c’était un point sur lequel le baron avait beaucoup insisté.

« Le jeune homme peut être tombé amoureux de quelque jolie Parisienne, dit-il, et s’il en était ainsi, nous ne lui dirions rien de Madelon ; mais si nous trouvons son cœur libre et disposé à s’émouvoir pour ma fille, nous l’encouragerons.

Cela fut solennellement convenu entre les deux pères.

Mlle Frehlter elle-même ne devait avoir aucune connaissance du projet avant qu’il fut tout à fait mûri.

Mais après avoir dîné à Cotenoir, le ménage de Beaubocage ne parla guère d’autre chose que de l’union des deux familles.

Quelles grandeurs ! quelle richesse ! quel bonheur ! Gustave, le seigneur de Cotenoir !

La pauvre Cydalise n’avait jamais vu de plus belle résidence que le vieux château, avec ses tours en forme de pains de sucre, ses terrasses de pierre, ses escaliers en spirale et ses incommodes petites chambres dans les tourelles, le long salon sombre et la salle à manger. Elle ne pouvait se représenter rien de plus somptueux. Pour Gustave, la future possession de Cotenoir était comme si on lui eût tout à coup offert la succession d’un royaume.

Cydalise ne pouvait en venir à considérer que Madelon n’était ni agréable ni attrayante et que, après tout, la femme doit compter pour quelque chose dans un contrat de mariage. Elle ne pouvait voir autre chose, elle ne pouvait penser à autre chose qu’à Cotenoir.

Aucun de ces trois conspirateurs ne craignait la moindre opposition de la part de leur victime.

Il pouvait se faire, à la rigueur, que Gustave fût tomber amoureux de quelque Parisienne, bien que ses lettres ne fissent aucune mention d’une semblable calamité ; mais si cela était, il en serait quitte pour se dégager ; il rendrait la liberté à la jeune demoiselle et obtiendrait qu’elle lui rendît sa parole, afin qu’il pût immédiatement la donner de seconde main à Mlle de Cotenoir.

L’objet de tous ces soucis, espérances et rêves arriva enfin, plein de vie et de gaieté, ayant beaucoup à dire sur Paris en général et fort peu sur ce qui le concernait en particulier.

Les femmes le questionnèrent sans miséricorde : elles exigèrent une description détaillée de tous les locataires féminins de la pension bourgeoise et voulurent à peine croire que toutes, à l’exception de la petite maîtresse de musique, étaient vieilles et laides.

Au sujet de la maîtresse de musique elle-même, elles furent disposées à avoir des soupçons et elle ne furent pas complètement rassurées par l’affirmation de Gustave qu’elle n’était pas séduisante, ni jolie.

« C’est une chère, bonne, laborieuse petite personne, dit-il, qui travaille plus que moi ; mais elle est loin d’être un miracle de beauté, et sa vie est si pénible, que je m’étonne souvent qu’elle ne préfère pas aller vivre dans un couvent. Ce serait plus gai et plus agréable pour elle que de vivre avec ces vieilles créatures à la Pension Magnotte.

— Je présume qu’il y a beaucoup de jolies femmes à Paris ?... demanda Cydalise, désireuse d’arriver au nœud de la question.

— Vraiment, je crois qu’il y en a, répondit Gustave avec franchise ; mais nous autres étudiants, nous n’en voyons pas beaucoup dans le quartier. Par-ci par-là une ouvrière, même une blanchisseuse, pas trop mal, pas souvent… des grisettes enfin ! ajouta le jeune homme en rougissant un peu, bien que ce ne fut pas pour son compte. Nous apercevons quelquefois un joli minois qui passe en voiture, car à Paris, les belles femmes ne vont pas à pied. En somme, j’ai vu de plus jolies jeunes filles à Vire qu’à Paris. »

Cydalise fut enchantée de cette confession.

« Oui ! s’écria-t-elle, notre Normandie est l’endroit où l’on trouve les jolies filles. Madelon Frehlter , par exemple, n’est-elle pas une très… aimable fille ?

— Sans doute, elle est aimable, répondit Gustave, mais s’il n’y avait pas par ici de fille mieux douée sous l’autre rapport que Mlle Frehlter , il n’y aurait pas de quoi se vanter. Mais il y en a de plus jolies, Cydalise, et toi-même… »

Sur ce, le jeune homme gratifia sa sœur d’un sonore baiser.

Oui, il était claire qu’il avait le cœur libre ; ces façons libres, bruyantes n’avaient rien d’amoureux.

Même l’innocente Cydalise savait qu’aimer, c’est souffrir.

À partir de ce moment la mère et la fille s’acharnèrent sur leur victime en lui énumérant les mérites et les charmes de l’épouse qui lui était destinée.

Madelon était miraculeuse sur le piano ; les petites romances de Madelon étaient des prodiges ; ses travaux à l’aiguille de purs chefs-d’œuvre ; le dévouement de Madelon pour sa mère et pour le chien de sa mère avait un caractère héroïque ; le respect que Madelon témoignait au bon abbé Saint-Velours, le directeur de sa mère, ne saurait s’exprimer ; c’était une vertu séraphique, surnaturelle. Une telle fille était trop bonne pour la terre, trop bonne pour tout, excepté pour Gustave.

Le jeune homme écoutait, ahuri.

« Comme vous vous montez à propos de Madelon ! s’exclamait-il ; elle me semble la personne la plus ordinaire que j’aie jamais rencontrée. Elle ne sait rien dire ni que faire de ses bras. Et quels bras ! je n’en ai jamais vu de pareils, ils sont partout à la fois ! Et ses épaules ! Oh ! Ciel, quelles épaules ! Il devrait être interdit par la loi de porter des robes décolletées quand on a des épaules construites comme ça ! »

Cela était décourageant ; mais les conjurées ne se tenaient pas pour battues.

La mère se rabattait sur les vertus intellectuelles de Madelon ; et qu’était-ce que des épaules comparées aux sentiments, à la piété, à l’amabilité, à toutes les grâces chrétiennes ?

Cydalise avouait que la chère Madelon était un peu gauche.

Gustave tenait pour bête.

Sur quoi le père réprimandait le fils. Pouvait-il se permettre d’user d’un terme de caserne à l’occasion de cette charmante jeune personne ?

À la fin le complot se révéla.

Après un dîner à Cotenoir et un dîner à Beaubocage, deux occasions au cours desquelles Gustave s’était rendu très agréable aux deux dames de la maison du baron, car il n’était véritablement pas dans sa nature d’être autrement qu’aimable avec les femmes, la mère parla à son fils de la splendide destinée qui avait été préparée pour lui.

Ce fut pour elle un sujet de surprise et de chagrin de voir que cette révélation ne causa à Gustave aucun plaisir.

« Me marier est la dernière des choses auxquelles je pense, chère mère, dit-il gravement, et Mlle Frehlter est bien la dernière que je choisirais pour femme. Je n’en suis pas moins très reconnaissant de l’honneur que M. le baron veut bien me faire. Cela va sans dire.

— Mais les deux domaines… réunis ensemble, ils feraient de toi un grand propriétaire. Tu ne peux certainement refuser une fortune pareille ? »

Cydalise émit un léger cri d’horreur.

« Cotenoir !… refuser Cotenoir. Ah ! sûrement, cela n’est pas possible !… mais, pense donc, Gustave…

— Non, Cydalise, tu oublies que la jeune fille va avec le château ; c’est un meuble que nous ne pouvons pas nous dispenser de prendre en même temps.

— Mais elle, si aimable, si pieuse…

— Si ennuyeuse, si bête !…

— Si modeste, si charitable…

— En un mot, si admirablement constituée pour faire une sœur de charité, répliqua Gustave. Mais non, chère Cydalise ; Cotenoir est un beau, grand, vieux château ; mais j’aimerais autant passer ma vie à Toulon, avec un boulet au pied, que dans cet horrible salon où Mme Frehlter se soigne, elle et son chien, et où l’aimable et bon vivant baron ronfle une moitié de sa vie. C’est très bien pour ces vieilles gens, vois-tu, et pour Mlle Frehlter … car elle a un vieil esprit dans un jeune corps… Mais pour un jeune homme vivant, actif, ambitieux même… Bah ! ce serait la pire de toutes les morts vivantes. Des galères, il y a toujours quelque espoir de s’échapper… un passage souterrain, creusé pendant la nuit avec ses ongles… un travail qui dure vingt ans et plus quelquefois, mais avec une faible lueur d’espérance au bout ; tandis qu’une fois dans ce salon, avec la maman, le chien, le bon, l’onctueux, le paresseux curé, les ronflements apoplectiques du papa, les romances plaintives et les monotones broderies de sa femme, un homme serait à jamais perdu. Ah ! brr ! »

Gustave frissonna, et les deux femmes frissonnèrent également en entendant ces paroles.

Ce début n’était rien moins qu’encourageant ; cependant Mme Lenoble et sa fille ne perdirent pas tout espoir : le cœur de Gustave n’était point engagé, c’était un grand point ; et pour le reste, certainement la persuasion pourrait faire beaucoup.

Alors arriva ce phénomène que l’on a vu bien souvent dans la vie, un jeune homme à l’esprit généreux, aux vues droites, entraîné malgré lui à faire la plus lourde des sottises, celle qui répugnait le plus à ses sentiments.

La mère employa la persuasion, la sœur plaida, le père s’appesantit tristement sur la pauvreté de Beaubocage, la richesse de Cotenoir.

Gustave s’aperçut que son refus de se livrer à cette mirifique destinée, serait un amer, un long chagrin pour les gens qui l’aimaient si tendrement et que lui-même aimait tant. Ne serait-il pas coupable d’anéantir des espérances si peu égoïstes, d’entraver une ambition si innocente, et cela seulement parce que Madelon n’était pas jolie ?

Le jeune homme résista faiblement à tous leurs arguments, les plaidoiries le laissèrent inébranlable : ce fut seulement lorsque ces pauvres parents abandonnaient la bataille, la considérant comme perdue, que Gustave pour la première fois hésita.

Leur muet désespoir l’émut plus que l’éloquence la plus persuasive, et il finit, hélas ! par se soumettre.

Il quitta Beaubocage fiancé à une femme que parmi toutes les autres il eût choisie la dernière.

Tout avait été réglé d’un commun accord : le douaire, l’union des deux domaines et des deux noms.

Pendant six mois encore, Gustave devait jouir de sa liberté pour finir son droit ; après quoi il devait revenir en Normandie et s’y marier.

J’ai eu de très bons renseignements sur vous de Paris, avait dit le baron ; vous n’êtes pas fou, écervelé comme beaucoup d’autres étudiants ; on peut avoir confiance dans votre honneur et votre fidélité. »

Les bonnes gens de Beaubocage étaient dans l’extase ; ils félicitaient Gustave ; ils se félicitaient entre eux. Un mariage aussi brillant serait le salut de la famille. Le jeune homme commença enfin à s’imaginer qu’il était le favori des dieux.

Qu’importait-il si Madelon était un peu ennuyeuse, si elle manquait un peu de la vivacité si recherchée des esprits frivoles ? Sans aucun doute, elle n’en était que plus appréciable, plus vertueuse. Si elle n’avait pas l’éclat, la variété et la beauté d’une fontaine jaillissante dont les eaux brillent aux rayons du soleil d’été, elle était peut-être aussi peu changeante et aussi dure qu’un roc ; et qui ne préférerait, après tout, la sécurité d’un bon rocher à la beauté passagère d’une fontaine ?

Avant de quitter le toit paternel, Gustave s’était persuadé à lui-même qu’il était un homme fortuné : il avait adressé à Mlle Frehlter quelques compliments stéréotypés et avait écouté avec une patience sublime ses éternelles petites romances.

Il laissa la jeune fille profondément impressionnée de ses mérites ; il laissa sa propre famille au comble du bonheur ; et il emporta avec lui un cœur dans lequel l’image de Madelon Frehlter ne tenait pas la plus petite place.

CHAPITRE II

SEULE DANS LE DÉSERT DU MONDE

Gustave revint à son ancienne façon de vivre ; il ne fut pas très distrait par l’idée de sa grandeur future comme seigneur de Beaubocage et Cotenoir.

Il sentait quelquefois comme un poids qui oppressait son esprit ; en en recherchant la cause, il trouva que ce poids était Madelon Frehlter .

Il continua néanmoins à le porter légèrement et à jouir de sa liberté d’étudiant, sans trop penser à l’avenir.

Il expédia des compliments polis à Mlle Frehlter dans ses lettres à Cydalise ; il reçut de Cydalise force informations mieux rédigées qu’intéressantes au sujet de la famille de Cotenoir.

C’était le court été de sa jeunesse, mais, hélas ! combien était proche le sombre hiver qui viendrait glacer son cœur joyeux et franc ! Ce cœur si compatissant, si tendre aux misères du sexe féminin, allait être attaqué par son côté le plus faible.

Gustave avait l’habitude de traverser tous les matins le jardin du Luxembourg, en allant à l’École de Droit ; quelquefois, lorsqu’il était plus matinal que de coutume, il emportait un livre et parcourait, en lisant, une des allées les plus sombres, en attendant l’heure du cours.

Comme il se promenait un matin avec son livre, un volume de Boileau que l’étudiant savait par cœur, il passa et repassa devant un banc sur lequel une dame était assise.

Elle était seule et semblait pensive ; elle traçait sur le sable des figures sans forme avec l’extrémité de son ombrelle.

Il jeta sur elle un regard, d’abord indifférent, plus curieux la seconde fois qu’il passa devant elle, qui devint la troisième très attentif.

Quelque chose dans son attitude, abandon, manque d’espoir, désespoir même, exprimés par l’inclinaison de la tête, le jeu indifférent de la main qui traçait sur le gravier des caractères sans signification, excita les sympathies de Gustave.

Il l’avait prise en pitié, avant même que son regard eût pénétré jusque dans les profondeurs du chapeau de cette époque ; mais, dès qu’il eut entrevu sa pâle, sa triste figure, une inexprimable compassion s’empara de lui.

Jamais il n’avait vu quelque chose d’aussi désespérément triste.

Jamais il n’avait vu un visage aussi beau en dépit du chagrin qui l’altérait.

Il crut voir Andromaque après qu’elle eut perdu tout ce qui lui était cher au monde ; Antigone, lorsque fut prononcé le terrible décret de bannissement.

Il mit Boileau dans sa poche : cette souffrance qui se révélait à lui sans le vouloir lui inspirait un intérêt plus absorbant que les satires de son poète.

Comme il passait pour la cinquième fois, il jeta sur la dame un regard encore plus investigateur, et cette fois les yeux de celle-ci rencontrèrent les siens.

Ses belles lèvres s’agitèrent et prononcèrent en tremblant quelques paroles inintelligibles.

L’étudiant ôta son chapeau en s’approchant avec déférence :

« En quoi pourrais-je avoir le bonheur de vous être agréable, madame ? dit-il.

— Vous êtes bien bon, monsieur, murmura la dame en un français très correct, mais avec un accent évidemment étranger, anglais, à ce que pensa Gustave ; je… je suis tout à fait étrangère à Paris et… et… j’ai entendu dire qu’il y a dans ce quartier beaucoup de logements meublés… Où pourrais-je en trouver un qui ne soit pas cher ? Je me suis adressée à plusieurs nourrices et autres femmes dans le jardin, ce matin ; mais elles semblent stupides et n’ont rien pu me dire. Je ne voudrais pas le demander à l’hôtel où je demeure. »

Gustave réfléchit.

« Oui, il y a beaucoup de logements par ici, » dit-il à la dame.

Et il pensait à Mme Magnotte : n’était-ce pas son devoir de procurer cette pensionnaire à la digne dame, si cela était possible ?

« Madame, si vous n’avez pas d’objections contre une pension bourgeoise ?… » commença-t-il à dire.

La dame secoua la tête.

« Une pension bourgeoise me conviendrait tout aussi bien, mais il ne faut pas qu’elle soit chère ;... je ne puis pas payer beaucoup.

— Je connais une pension bourgeoise très près d’ici, madame, où vous pourrez trouver à vous loger très convenablement à un prix fort raisonnable. C’est la maison dans laquelle je demeure moi-même, ajouta Gustave avec quelque timidité.

— Si vous voulez avoir l’obligeance de me l’indiquer cette maison… » dit la dame en regardant devant elle d’un air égaré.

Elle était évidemment tout à fait indifférente à ce que Lenoble demeurât ou ne demeurât pas dans la pension en question.

« Si vous me le permettez, madame, j’aurai l’honneur de vous y conduire, ce n’est qu’à deux pas d’ici. »

L’étrangère accepta cette politesse avec une gracieuse insouciance qui n’était pas de l’ingratitude, mais plutôt une impuissance à éprouver d’autre sentiment que celui du chagrin qui semblait l’absorber.

Gustave se demandait quelle calamité pouvait ainsi accabler une femme si jeune et si belle.

La dame demeura tout à fait silencieuse pendant le trajet du jardin du Luxembourg à la rue Madame.

Gustave la considérait attentivement pendant qu’il marchait à son côté.

Elle n’avait pas plus de vingt-trois ou vingt-quatre ans, et était décidément la plus jolie femme qu’il eût jamais vue ; c’était une blonde délicate, une beauté anglaise un peu fatiguée et flétrie comme par les soucis, mais à cause de cela idéalisée, plus divinement belle.

Dans ses beaux jours, cette étrangère avait dû être d’une beauté éblouissante ; dans sa misère, elle était intéressante au plus haut degré. C’était ce que les concitoyens de Gustave appellent une beauté navrante.

Il l’observait avec étonnement.

Ses vêtements étaient d’une certaine élégance, mais ils avaient perdu leur fraîcheur. Son châle, qu’elle portait avec une grâce toute française, était reprisé ; Gustave remarquait ces reprises faites avec soin, mais qui laissaient deviner la pauvreté de la personne.

Qu’elle fut pauvre, cela n’avait rien d’étonnant ; mais qu’elle fut ainsi triste et délaissée, obligée de chercher son logement dans une ville étrangère, était une énigme peu facile à expliquer.

Gustave introduisit l’étrangère chez Mme Magnotte.

Elle ne jeta qu’un regard autour du sombre salon ; mais pour Gustave ce seul regard fut suffisamment éloquent.

« Ah ! malheureuse que je suis ! signifiait-il, est-ce là la plus belle demeure qui me soit réservée sur cette terre inhospitalière ? »

« Il semble qu’elle n’appartienne pas à un monde inférieur, » pensa le jeune homme en retournant au Luxembourg, car il avait été congédié sans façon par Mme Magnotte tout de suite après la présentation.

Alors Lenoble, qui avait l’esprit romanesque, se rappela une histoire qu’il avait entendu conter, une sombre et absurde histoire.

Un étudiant trouvait un beau jour une femme magnifique assise sur les degrés de la guillotine. Il la saisit, l’emporte. Une fois dans sa chambre, il se jette à ses pieds, lui jure qu’il l’adore. Horreur ! la femme n’était qu’un cadavre sur le cou duquel on avait replacé la tête tranchée.

Cette Anglaise étrange qu’il avait trouvée dans le jardin du Luxembourg n’était-elle pas la sœur jumelle du spectre de la légende ?

Sa beauté et son désespoir lui semblaient ne pouvoir appartenir à la terre. Il lui était impossible de croire qu’elle fût de la même nature que Madelon.

À partir de ce moment, le fardeau qui avait pesé sur son esprit d’une façon vague, intermittente, devint une oppression incessante dont aucun effort de sa volonté ne pouvait le délivrer.

Pendant cette journée entière il se surprit pensant à l’Anglaise inconnue plus qu’il ne convenait.

Il s’en voulait à lui-même de cette folle distraction d’esprit.

« Que je suis fou ! se disait-il, de me préoccuper ainsi d’un fait aussi insignifiant ; cela tient sans doute à la monotonie de la vie que je mène. »

Au dîner il chercha la dame anglaise, mais elle ne parut pas à la longue table où les vieilles à la voix criarde, les étudiants tapageurs dévoraient chaque jour en maugréant les deux ou trois plats extraits par la vieille Nanon des profondeurs de sa conscience, avec les ressources d’un garde-manger, non moins légèrement garni.

Quand le dîner fut fini, il questionna Mme Magnotte et apprit que la dame était dans la maison, mais qu’elle s’était trouvée trop fatiguée pour dîner avec les autres pensionnaires.

« J’ai à vous remercier de m’avoir procuré cette nouvelle cliente, mon ami, dit-elle ; Mme Meynell ne paiera pas cher, mais elle paraît être une très respectable personne avec laquelle j’espère très bien m’entendre.

— Mme Meynell ? répéta Gustave, satisfait de savoir que la dame anglaise habiterait la même maison que lui. C’est une veuve, je présume ?

— Oui, elle est veuve. Je lui ai fait cette question et elle a répondu : oui ; mais elle ne m’a rien dit de son défunt mari. Elle n’est pas du tout communicative. »

C’est là tout ce que Gustave put apprendre.

Elle n’est pas communicative. C’est à peine si elle est moins silencieuse que la dame assise sur les marches de l’échafaud.

Une sorte de mystère paraissait caché sous son chagrin. Peut-être était-ce le fait même de ce mystère qui intéressait Lenoble ?

Toujours est-il que l’inconnue avait frappé l’imagination du jeune homme infiniment plus que sa fiancée.

Il attendit le jour suivant avec anxiété, mais le jour suivant Mme Meynell s’excusa de nouveau, se disant indisposée.

Ce fut seulement le troisième jour qu’elle parut à la salle à manger, pâle, silencieuse, distraite, sous la protection de Mme Magnotte, qui paraissait disposée à la bienveillance.

La jeune veuve anglaise faisait sur Gustave l’effet d’un revenant.

Il la regardait de temps à autre, et toujours il voyait dans ses yeux le même regard, ce regard douloureux, désespéré.

Il était lui-même silencieux et distrait.

« À quoi donc rêves-tu, farceur ? lui dit son plus proche voisin. Tu es ennuyeux comme la pluie. »

Lenoble ne pouvait être ni vif ni gai pour faire plaisir à son compagnon d’école : cette étrange figure pâle l’absorbait et l’oppressait en même temps.

Il espérait avoir quelques minutes d’entretien avec la dame anglaise après le dîner, mais elle disparut pendant que l’on mettait sur la table les secrètes préparations qui, à la Pension Magnotte, portaient le nom de dessert.

Pendant plus d’une semaine elle parut ainsi au dîner, mangeant fort peu, ne disant pas un mot, sauf quelques monosyllabes que l’hôtesse arrachait de temps en temps à ses lèvres pâles.

Une personne tout à la fois si belle et si profondément triste en intéressa bientôt d’autres que Gustave ; mais sur personne sa tristesse et sa beauté ne firent une si grande impression que sur lui ; son image le poursuivait.

Il quitta ses plaisirs, ses distractions ordinaires : il préférait passer ses soirées dans l’horrible salon, se tenant pour satisfait d’entendre le caquetage des vieilles dames, les lugubres sonates de la petite maîtresse de musique, le bruit monotone des voitures qui passaient dans la rue, n’importe quoi plutôt que les bruits habituels de sa vie d’étudiant qui lui avaient été si doux jusque-là.

Il ne manquait pas d’adresser à Cydalise sa lettre de chaque semaine ; mais, pour une raison ou pour une autre, il s’abstenait de faire aucune allusion à la dame anglaise, bien qu’il fût dans ses habitudes de raconter toutes ses aventures pour l’amusement de la famille à Beaubocage.

Un soir vint enfin où l’on obtint de Mme Meynell qu’elle restât avec les autres dames après le dîner.

« Vous êtes bien froidement et bien tristement dans votre chambre à coucher, lui avait dit Mme Magnotte ; pourquoi ne pas passer la soirée avec nous ?

— Vous êtes bonne, madame, avait murmuré la dame anglaise, avec le bas et timide accent dont le son paraissait si plaintif à l’oreille de Gustave ; si vous le désirez, je resterai.

Elle semblait se soumettre plutôt par crainte ou embarras de formuler un refus que par l’espérance d’un plaisir.

C’était un soir de mars, froid, orageux ; le vent d’est chassait des nuages de poussière le long de la rue Madame, et le petit nombre de passants qui montaient ou descendaient la rue paraissaient transis.

Les vieilles dames étaient groupées auprès du grand poêle de faïence et jasaient à la lueur du crépuscule.

La maîtresse de musique alla à son pauvre piano et se mit à jouer sans que personne le lui eût demandé ; on n’y fit pas attention.

Gustave, qui ordinairement tournait les feuilles, paraissait, ce soir-là, complètement indifférent à la musique.

Mme Meynell s’était assise, seule, près de l’une des fenêtres, à demi cachée sous les rideaux de damas jaune fanés, regardant dans la rue.

Une sorte d’impulsion à laquelle il tenta vainement de résister entraîna Gustave vers elle ; il s’avança donc près de l’Anglaise.

Ce soir-là, comme dans le jardin du Luxembourg, elle lui sembla être là statue vivante du désespoir.

À ce moment, comme alors, il s’intéressait à son chagrin avec une vivacité qui le surprit, mais qu’il n’était pas assez fort pour dominer.

Il éprouvait comme une vague idée que cette, sympathie était en quelque sorte une offense pour Mlle Frehlter , pour la femme à laquelle il appartenait, et cependant il s’y abandonnait.

« Oui, je lui appartiens, se disait-il en lui-même, j’appartiens à Mlle Frehlter . Elle n’est ni belle, ni séduisante, mais j’ai tout lieu de la croire très bonne, très aimable, et elle est la seule femme, celles de ma famille exceptées, à laquelle il me soit permis de prendre intérêt. »

Ce n’était peut-être pas le texte, mais cela y ressemblait.

Mme Meynell tressaillit légèrement au moment où il s’approcha d’elle, et levant les yeux, elle reconnut en lui la personne avec laquelle elle avait fait connaissance au Luxembourg.

« Bonsoir, monsieur, dit-elle ; je vous fais mes remerciements de m’avoir aidée à trouver une demeure convenable. »

Ayant prononcé ces mots d’une voix basse et douce, elle tourna de nouveau du côté de la rue ses regards attristés ; il était évident qu’elle n’avait rien de plus à dire à Lenoble.

L’étudiant, cependant, n’avait pas l’idée de s’éloigner de la fenêtre immédiatement, bien qu’il sût oui, il savait que sa présence en cet endroit était un tort envers Mlle Frehlter ; mais un tort si petit, si imperceptible, qu’il ne valait réellement pas la peine d’être pris en considération.

« Je suis charmé de penser que j’ai pu vous rendre un léger service, madame, dit-il, seulement je crains que vous trouviez fort triste ce quartier de Paris. »

Elle ne fit aucune attention à cette remarque jusqu’à ce que Gustave l’eut répétée une seconde fois ; alors, comme soudainement éveillée d’un songe, elle répondit :

« Triste… non, je ne l’ai pas trouvé triste… je ne tiens pas à la gaieté. »

Après cela, Lenoble comprit qu’il ne pouvait décidément rien dire de plus.

Mme Meynell retomba dans sa rêverie ; les nuages de poussière, dans la rue silencieuse, lui semblaient plus intéressants que Lenoble de Beaubocage.

Gustave demeura quelques instants dans le voisinage de sa chaise, observant son délicat profil, son teint pâle, le contour exquis de sa bouche, ses grands yeux rêveurs.

La veuve anglaise continua de venir passer ses soirées au salon de Mme Magnotte.

Les vieilles Françaises bavardaient et s’étonnaient ; mais l’imagination la plus fertile n’eût pu écrire une histoire sur les pages blanches de cette existence privée de tout plaisir. La calomnie même n’eût pu trouver à mordre sur une créature aussi absolument simple que la pensionnaire étrangère.

Les vieilles dames haussaient les épaules, en contractant les lèvres avec une solennité significative ; il y avait certainement quelque chose, un secret, un mystère, chagrin ou mauvaise action, quelque part ; mais de Mme Meynell, elle-même aucune ne pouvait supposer le moindre mal.

Gustave entendit peu de chose de ces babillages, mais la dame n’occupait pas moins complètement ses pensées.

Son image venait constamment se placer entre lui et son code, et lorsqu’il songeait à l’avenir, à la demoiselle qui lui était échue en partage pour femme, ses pensées devenaient de plus en plus amères.

« Le sort suit l’exemple de Laban, se disait-il en lui-même ; un homme travaille et remplit son devoir pendant sept ans, après quoi le sort lui donne Léa au lieu de Rachel. Sans doute, Léa est une très bonne jeune femme, il n’y a rien à dire contre elle, si ce n’est qu’elle n’est pas Rachel.

Cela n’était pas, pour le futur maître de Cotenoir, une manière encourageante d’envisager les choses.

À partir de ce moment, les lettres de Lenoble à ses curieux parents de Beaubocage devinrent plus courtes et moins satisfaisantes ; il cessa de donner d’amples détails sur sa vie d’étudiant ; il cessa d’écrire avec sa gaieté habituelle.

« Je crains qu’il n’étudie trop, disait sa mère.

« Je croirais plutôt, suggérait le père, que le drôle se laisse entraîner à la dissipation.

CHAPITRE III

DÉSESPOIR

Deux mois s’étaient écoulés depuis la froide matinée de printemps dans laquelle Gustave avait rencontré Mme Meynell sous les arbres desséchés du Luxembourg.

Les habitants de la Pension Magnotte s’étaient accoutumés à sa présence, à son silence, à sa tristesse ; ils avaient cessé de se préoccuper d’elle ou de son histoire ; mais ces quelques semaines n’avaient apporté aucune amélioration à son état d’esprit.

Gustave qui la surveillait de près, trouvait même qu’elle était encore devenue plus pâle, plus triste.

Sa vie avait dû, depuis ce temps, être péniblement monotone : elle sortait très rarement et jamais elle ne se hasardait plus loin que le jardin du Luxembourg.

Personne ne venait la voir : elle n’écrivait ni ne recevait jamais aucune lettre.

Souvent il lui arrivait de faire de la lecture un prétexte pour rester dans un coin écarté du salon ; mais Gustave s’était aperçu qu’elle ne donnait que fort peu d’attention à son livre ; le volume qu’elle tenait à la main semblait n’être qu’une excuse pour s’abandonner plus librement à son chagrin.

Si quelqu’un, poussé par la curiosité ou la compassion, cherchait à entrer en conversation avec l’étrange dame, cela aboutissait toujours à un seul et même résultat : elle répondait aux questions d’une voix douce et basse avec une froide politesse, mais n’encourageait jamais son interlocuteur à continuer.

Il semblait qu’elle ne désirât ni ami, ni consolateur ou que sa position fut tellement désespérée qu’elle ne voulût admettre personne à la soulager.

Elle payait sa pension et son logement chaque semaine, avec une scrupuleuse ponctualité, bien que le payement par semaine ne fût pas la règle de la maison.

« Il sera préférable pour moi de payer par semaine, avait-elle dit à Mme Magnotte, parce que je ne sais pas ce que je ferai, et ne puis dire combien de temps je resterai avec vous. »

Elle avait cependant déjà passé deux mois dans la maison, dînant chaque jour à la table commune, restant tous les soirs au salon, sans que sa mélancolie habituelle eût jamais fait place à une plus vive manifestation de chagrin. On eût pu la prendre pour une statue de neige, la statue du désespoir taillée dans un bloc de glace par quelque habile sculpteur ; mais un soir la glace se fondit, et l’on eut devant soi, tout à coup, une femme exaltée, emportée par une douleur furieuse.

C’était une belle soirée de mai.

Ah ! combien était proche, à ce moment, la date fixée pour ces noces que le ménage de Beaubocage envisageait avec un si naïf bonheur !

La plupart des vieilles pensionnaires de la maison Magnotte étaient allées prendre l’air au-dehors.

Le vaste salon était presque vide ; il ne s’y trouvait avec Mme Meynell et Gustave que Mme Magnotte et la petite maîtresse de musique ; celle-ci, assise à son piano, semblait une pauvre Sainte Cécile, entourée qu’elle était comme d’une auréole par les teintes empourprées du soleil couchant.

Mme Meynell, assise à côté du piano, écoutait la musique.

Gustave se tenait près d’elle, faisant semblant de parcourir un journal.

Mlle Servin, la maîtresse de musique, avait, pour ce soir-là, mis de côté ses auteurs favoris ; paraissant être dans une disposition rêveuse et sentimentale, elle jouait des ballades, des choses langoureuses.

« Vous aimez cette mélodie de Grétry ? dit-elle à Lenoble au moment où il venait s’asseoir auprès de son piano. Vous n’êtes pas, je crois, très amateur de sonates classiques… des grands ouvrages de Gluck, de Bach, ou de Beethoven ?

— Non, répliqua franchement le jeune homme, je ne me soucie pas beaucoup de ce que je ne comprends pas. J’aime la musique qui parle au cœur.

— Et vous aussi, madame Meynell, vous aimez les mélodies simples ? demanda la demoiselle à la dame anglaise qui n’avait pas l’habitude de s’approcher aussi près du piano et d’écouter avec autant d’attention Mlle Servin.

— Oh, oui ! murmura l’Anglaise, voilà la musique que j’aime.

— Et vous croyez que Beethoven n’a jamais composé de mélodie simple… qu’il n’a jamais écrit que des sonates, des quatuors, des fugues ou de grands opéras, tels que Fidelio. Avez-vous jamais entendu ceci de Beethoven ? »

Sur ce elle joua un air de romance avec un sentiment profond de tristesse.

Ses deux auditeurs écoutaient, muets et vivement émus.

Puis, de ce premier morceau, elle passa à un autre plus mélancolique encore dont la musique a été adaptée à quelques-uns des vers les plus délicieux que Thomas Moore ait jamais composés : la poésie du divin barde irlandais était populaire à cette époque.

La dame anglaise avait chanté ces vers dans une heureuse demeure, plusieurs années auparavant. Qui peut dire combien de souvenirs, quels tableaux rappela à son esprit cette plaintive mélodie ?

Les paroles lui revinrent à la mémoire en même temps que la musique : ces paroles, leur douloureuse signification, l’image des amis au milieu desquels elle les avait chantées autrefois, le souvenir de la paisible demeure dont les murs en avaient répété l’écho ; tout cela lui apparut comme une déchirante vision, et la locataire de la Pension Magnotte, se couvrant la figure des deux mains, se mit à sangloter.

Cet accès ne dura qu’un instant ; Mme Meynell s’essuya les yeux et se leva pour quitter le salon.

« Ne me questionnez pas, dit-elle en s’apercevant que ses deux compagnons se préparaient à lui offrir leurs consolations. Je ne puis vous dire les souvenirs qu’a évoqués en moi cette musique. Elle m’a ramenée dans une demeure que je ne reverrai jamais ; elle m’a rappelé l’image des morts, pires que morts pour moi, du bonheur que j’ai perdu, des espérances et des rêves de ma jeunesse. Oh ! Dieu veuille que je n’entende plus jamais cette mélodie. »

Il y avait dans ses paroles une expression passionnée toute nouvelle pour Gustave. Il ouvrit la porte du salon sans prononcer une parole, et elle sortit avec la silencieuse démarche d’un fantôme, le fantôme de cette brillante jeune femme qui autrefois avait eu sa forme et avait été appelée par son nom dans une agréable ferme du comté d’York.

« Ah ! comme la pauvre femme a dû souffrir ! s’écria Mlle Servin dès que la porte se fut refermée. Je ne la croyais pas susceptible d’une aussi grande émotion. Je la croyait de pierre ; mais maintenant je commence à penser qu’elle pourrait être comme la pierre de Niobé : la statue du Désespoir. »

Cette scène fit une impression profonde sur Gustave : il ne ferma pas l’œil de la nuit.

La mélodie qu’il avait entendue lui revenait comme un rêve.

Il se leva inquiet, fiévreux, ne pensant pas plus à Cotenoir et à Madelon que si le lieu et la personne ne fussent jamais sortis des ombres du chaos.

Il avait besoin de la voir de nouveau, de la consoler si cela était possible. Il la plaignait avec une telle intensité que cette compassion même devenait un martyre ; il avait pitié d’elle.

Oui, il se dit, il se répéta plusieurs fois à lui-même que ce sentiment par lequel son cœur et son esprit étaient ainsi absorbés n’était que de la pitié.

Mais si ce n’était que de la pitié, qu’était-ce donc que l’amour ?

Ce fut une question qui se posa plusieurs fois à l’esprit de Lenoble de Beaubocage in esse et Cotenoir in posse.

Mme Meynell paraissait rarement, au déjeuner, dans la salle à manger commune ; Gustave ne fut, par conséquent, nullement surpris de ne pas l’y rencontrer. Il prit une tasse de café et sortit pour aller au cours.

Il y avait en lui une fièvre qu’il ne pouvait comprendre et dont il ne pouvait se débarrasser.

Il marcha très vite pour être plus tôt au Luxembourg, comme s’il eût eu quelque raison particulière de se presser.

C’est ainsi que sans le savoir les hommes courent souvent au-devant de leur destinée, sans tenir compte des pressentiments. Les augures peuvent menacer, les femmes peuvent raconter leurs rêves, mais lorsque son heure sera venue, César ne se rendra pas moins au lieu précis où l’attend le poignard des assassins.

Dans l’allée où pour la première fois ses regards s’étaient fixés sur la figure affligée, sous l’ombre de jeunes tilleuls et de marronniers dont les fleurs commençaient à paraître, il aperçut de nouveau, ce jour-là, la dame anglaise assise sur le même banc, presque dans la même attitude.

Il alla vers elle, lui souhaita le bonjour, et, sans avoir conscience de sa témérité, il s’assit à son côté.

« Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici aussi matin, lui dit-il.

— Non, je sors rarement d’aussi bonne heure ; mais ce matin j’ai à prendre quelques renseignements pour une affaire, et je me repose ici un moment seulement en attendant que j’aille les chercher. »

Elle laissa échapper un léger soupir en achevant ces mots.

Cela semblait une singulière façon de s’occuper d’affaires que de s’arrêter dans le jardin du Luxembourg à quelques pas à peine de sa demeure.

Gustave devina que c’était dans l’embarras de savoir ce qu’il fallait faire qu’elle s’était arrêtée là, reculant devant quelque difficulté qu’elle ne pouvait surmonter.

« Ne pourrais-je pas prendre ces renseignements pour vous ? demanda-t-il. Je vous en prie, disposez de moi. Je serai heureux si je puis vous être de quelque utilité.

— Vous êtes bien bon… je ne voudrais pas vous donner cette peine.

— Ne parlez donc pas de peine. Ce n’en peut être une pour moi de vous aider en quoi que ce soit. Ah ! madame, madame, vous ne savez pas tout ce que je serais disposé à sacrifier pour vous venir en aide. »

Il aurait fallu qu’elle fut bien indifférente pour ne pas être frappée de la douleur avec laquelle il dit cela ; elle s’en aperçut et eut la vague conscience qu’elle avait rencontré un ami dans ce jeune étudiant.

« J’ai besoin de savoir quand part de Paris la diligence pour Calais et de quel bureau, dit-elle. Je vais retourner en Angleterre.

Elle fut surprise de voir le jeune homme pâlir ; quant à lui, il fut stupéfait de la douleur soudaine que lui causa cette déclaration.

Ce fut à ce moment qu’il découvrit pour la première fois que son cœur appartenait complètement à la dame étrangère.

« Vous allez réellement quitter Paris… pour toujours ? s’exclama-t-il.

— Oui, je ne suis restée que trop longtemps déjà. Je n’ai rien à faire ici. Je devais retourner en Angleterre le jour même où je vous ai rencontré la première fois ici ; mais j’ai différé mon départ ; je ne puis le différer plus longtemps.

— Et vous allez retrouver vos amis ? demanda Gustave d’un ton affligé.

— Je vais retrouver mes amis ?… Oui… »

Ses lèvres tremblèrent un peu et des larmes involontaires lui montèrent aux yeux.

Ah ! quel pouvait être le chagrin qui oppressait cette belle créature ? Quelle pouvait être la cause des peines ou des remords qui la consumaient ?

Gustave se rappela son accès de douleur de la soirée précédente ; son langage au sujet d’amis morts, de bonheur perdu, et maintenant elle parlait d’aller rejoindre la demeure de ses amis ; mais avec quelle amertume d’expression elle avait prononcé ce mot : amis !

« Est-ce que vous partez seule, Mme Meynell ? demanda-t-il après une pause.

Il ne pouvait s’arracher de ce siège où il était près d’elle… Il ne pouvait être ni courageux, ni raisonnable en ce qui la concernait.

L’image de Madelon se dressa alors, pleine de reproches et de menaces, mais un brouillard épais vint obscurcir cette malencontreuse vision.

Sa vie entière se résumait dans ce moment solennel où, sur un banc grossier, il était assis à côté de la belle étrangère. L’univers tout entier était concentré pour lui dans cette allée sans feuilles où ils étaient tous les deux l’un près de l’autre.

« Oui, je pars seule, répliqua Mme Meynell avec un léger sourire. Qui aurais-je pour venir avec moi ? Je suis tout à fait seule en ce monde. Je pense que je ferais mieux d’aller prendre ces informations moi-même, monsieur Lenoble, il n’y a aucune raison pour que je vous donne cet embarras.

— Cela ne m’en donnera en aucune façon. Je vous apporterai tous les renseignements nécessaires aujourd’hui à l’heure du dîner, si cela est assez tôt.

— Tout à fait assez. Je vous remercie, monsieur, répondit-elle avec un soupir. J’ai à vous demander également d’avoir la bonté de vouloir bien vous informer de ce que coûtera le voyage.

— J’aurai soin de le faire, madame.

Cette recommandation le conduisit à se demander si elle était pauvre et jusqu’à quel point elle pouvait l’être.

Mais elle n’avait évidemment rien de plus à lui dire : elle était de nouveau impénétrable.

Il aurait bien voulu rester davantage, bien que l’honneur et la conscience réclamassent tout haut son départ.

Heureusement pour son honneur et sa conscience la dame resta muette comme la mort, froide comme un marbre, si bien que Lenoble n’eut rien de mieux à faire que de saluer et de s’en aller.

Il pensa à elle toute la journée. L’illusion de la pitié était finie. Il savait maintenant qu’il éprouvait pour cette Anglaise un amour tout à la fois insensé et coupable. Insensé, parce qu’il ignorait qui et qu’elle femme elle était ; coupable, puisqu’en s’abandonnant à cette passion il manquait à la parole donnée et faisait le désespoir de tous ceux qui l’aimaient.

« Non, non, non, se disait-il, je ne puis commettre cette basse et méchante action. Il faut que j’épouse Madelon. Toutes les espérances de ma mère et de mon père reposent sur ce mariage, et je les jetterais au vent, parce que la figure de cette étrangère m’a séduit !… Ah, non ! cela ne peut pas être. Et même, alors que je serais disposé à faire le sacrifice de mon honneur, sais-je seulement si elle voudrait l’apprécier et l’accepter ? »

Lenoble prit tous les renseignements nécessaires au bureau des messageries et en informa Mme Meynell. Il remarqua qu’elle avait froncé légèrement le sourcil lorsqu’il lui avait indiqué le prix du voyage, qui à cette époque était élevé.

« Elle doit certainement être pauvre, » se dit-il à lui-même.

Et son cœur se serra en pensant que, même à ce misérable point de vue, il n’était pas en état de lui venir en aide : le maître futur de Beaubocage et Cotenoir était à ce moment absolument dépourvu d’argent comptant.

Il avait sa montre !… il mit la main sur cette sentinelle du temps tout pendant qu’il parlait à Mme Meynell.

« Je te porterai chez ma tante, ma chère, » se dit-il a lui-même.

Mais il doutait que le grand-prêtre de la montagne pieuse, la providence du pauvre, consentît à avancer beaucoup sur cet antique spécimen de l’art de l’horloger.

Après cette soirée, il ne cessa de penser chaque jour et à toute heure au chagrin que lui causerait son départ : elle allait s’évanouir de sa vie comme une neige qui se fond, et elle ne laisserait derrière elle que son souvenir pour lui rappeler qu’il l’avait connue et aimée.

Pourquoi cela devait-il lui être si dur à supporter ? Si elle restait, il n’oserait pas lui dire combien il l’aimait, il n’oserait pas lui offrir de lui venir en aide. Dans le monde entier, il n’y avait pas de femme qui fût plus complètement séparée de lui, qu’elle habitât la même maison ou qu’elle en fût aussi loin que les Antipodes.

En quoi, dès lors, cela lui importait-il, puisqu’elle devait disparaître de son existence, que ce fût aujourd’hui ou plus tard ?

Il cherchait à se persuader à lui-même que cela devait lui être indifférent. Puisque le coup mortel, cruel, inévitable, ne pouvait manquer de le frapper, il fallait le laisser venir.

Chaque jour, lorsqu’il rentrait pour le dîner, Lenoble s’attendait à voir une place vacante à côté de son hôtesse, et chaque jour il était agréablement surpris ; il retrouvait toujours le triste visage, pâle comme celui d’un spectre ; mais, chaque jour, il lui semblait plus pâle et plus triste.

Il demanda à Mme Magnotte quand la dame anglaise devait partir ; mais celle-ci ne put le lui dire.

« Elle parle de s’en aller d’un jour à l’autre, lui répondit-elle, ce sera sans doute bientôt. Je suis fâchée de la perdre ; c’est une personne très tranquille qui ne donne aucun embarras ; mais elle est si triste, mon Dieu ! est-elle triste ! Elle a souffert ! allez, monsieur. »

Gustave partagea cette opinion.

Oui, elle avait dû souffrir, mais quoi et comment ?

Il l’observait très attentivement ; mais elle était toujours la même. Elle avait cessé de venir passer ses soirées au salon et restait enfermée dans sa chambre. Il ne la voyait qu’à l’heure des repas et ne pouvait trouver l’occasion de lui parler.

Le jour arriva enfin où elle ne parut pas à l’heure du dîner.

Il s’assit à la table sans parler ; il mangea un peu, il but un peu, machinalement sans avoir conscience de ce qu’il mangeait ou de ce qu’il buvait. Il avait un nuage devant les yeux, un bruit confus de voix dans les oreilles ; mais les facultés de voir et d’entendre paraissaient suspendues en lui.

L’angoisse qu’il ressentit pendant cette heure malheureuse était aussi amère que la mort.

« Oh ! mon Dieu ! que je l’aime ! » se disait-il à lui-même pendant que la basse-taille de Raoul se faisait entendre à l’une de ses oreilles, et que la voix criarde de Léon le torturait de l’autre côté.

Il s’approcha de Mme Magnotte aussitôt après le dîner.

« Elle est partie ? s’exclama-t-il.

— Qui cela, mon ami ? Ah ! c’est de cette pauvre Mme Meynell que vous parlez. Combien vous prenez intérêt à elle ! Non, elle n’est pas partie, la pauvre femme. Elle reste encore. Elle a l’air d’une personne qui ne sait pas ce qu’elle veut faire. Cependant, je suis sûre qu’elle pense à s’en aller. Aujourd’hui, pour la première fois, elle a écrit des lettres. Reine est venue me dire qu’elle l’avait vue écrire dans sa chambre : c’est la première fois. »

Le cœur de Gustave sauta, bondit brusquement.

Elle n’était pas partie, il pourrait encore la voir, ne fût-ce qu’une seconde, par la portière de la voiture, au moment où la diligence quitterait la cour des messageries. Ce regard, ce coup d’œil, il les porterait toute sa vie dans son cœur.

Toute sa vie ! Il pensa à l’avenir et frémit.

Quelle triste vie devait être la sienne ! Cotenoir, Beaubocage, Madelon, le tribunal, plaider, lire des paperasses, étudier des livres ennuyeux !

Il frémit épouvanté en contemplant le vide de cette existence, d’une existence sans elle.

Elle avait écrit des lettres : sans nul doute ces lettres annonçaient son retour à ses amis. Son départ devait donc être très prochain.

Gustave refusa de sortir ce soir-là : les étudiants, ses camarades, avaient arrangé un souper dans un bastringue des environs, alors très en vogue, où il y avait des verres de couleur et un orchestre très distingué.

Les parterres éclairés, les valses joyeuses, les quadrilles fous n’avaient, ce soir-là, aucun attrait pour Gustave ; il resta dans le salon, sombre et lugubre dans le crépuscule ; car Mme Magnotte, très économe de luminaire, prolongeait jusqu’à la dernière limite l’intervalle qui sépare le jour de la nuit.

Il allait et venait sans bruit dans le salon, sans être remarqué par les dames qui s’étaient groupées autour de l’une des fenêtres.

Agité, malheureux, il ne pouvait ni sortir, ni rester. Elle ne devait pas venir au salon ce soir-là. Il s’était rattaché au faible espoir de la voir apparaître, mais ce faible espoir s’était évanoui à mesure que la soirée avançait.

À quoi lui servirait-il de rester plus longtemps dans cet affreux salon ? Il n’était pas plus rapproché d’elle que s’il se fût trouvé dans les déserts du centre de l’Amérique.

Il ferait mieux de sortir, non pour aller à cet odieux jardin où l’on dansait, mais dans les rues où la froide bise de la nuit pourrait calmer la fièvre qui agitait son cerveau.

Il quitta le salon subitement et descendit très vite.

Au bas de l’escalier, il se heurta presque contre une femme qui se retourna et lui jeta un regard, au moment où elle passait devant la petite lampe accrochée au-dessus de la loge.

C’était la dame anglaise dont la figure était plus égarée que Gustave ne l’avait jamais vue.

Elle ne parut pas le reconnaître ; elle traversa la cour et sortit rapidement.

Cette expression extraordinaire de sa figure, le fait étrange de sa sortie à une heure aussi avancée, lui inspirèrent une vague terreur qui le décida à la suivre, non en cherchant à s’en cacher comme s’il eût eu la pensée qu’il faisait mal en agissant ainsi, mais plutôt avec la conviction qu’il avait le droit de la surveiller.

Elle marchait très vite, plus vite que Gustave ne l’aurait cru possible chez une aussi faible créature ; elle choisissait les rues les plus solitaires et Gustave n’éprouva aucune difficulté à ne pas la perdre de vue ; elle ne regardait jamais en arrière, elle allait droit devant elle, sans s’arrêter, sans ralentir son pas, comme si elle eût eu un but arrêté.

« Où peut-elle aller ? » se demandait Gustave.

Et une réponse vague, hideuse, terrible se présenta à son esprit.

L’obscurité était tout à fait venue, cette obscurité qui règne à l’époque où le soleil se couche de bonne heure et où la lune se lève tard.

Comme la dame continuait sa marche dans les rues désertes qui sont parallèles aux quais, l’épouvantable soupçon s’accrut dans l’esprit de Gustave.

À partir de cet instant, il n’eut plus qu’une pensée ; il rejeta à jamais loin de lui toute idée d’engagement envers Madelon ; il mit de côté père, mère, sœur, anciens amis, biens de famille, ambition, fortune ; il ne vivait plus que pour cette femme, et l’unique but de sa vie était de la sauver du désespoir et de la mort.

Ils arrivèrent enfin sur le quai.

La longue voie pavée était déserte.

L’étrangère regarda derrière elle, elle jeta un regard trouble et hagard…

Il n’y eut plus à en douter… un sinistre projet l’avait amenée là…

Elle traversa la chaussée pour atteindre le pont…

Gustave la suivait de près.

Une minute après, sur le parapet de pierre, une femme tremblante était debout, égarée, les bras étendus vers la rivière !

À cette même minute, Gustave se jetait sur elle, la serrait contre sa poitrine, l’enveloppait d’une immense étreinte, se jurant qu’à tout jamais il était son sauveur et son soutien.

Le choc de la surprise énerva complètement la malheureuse créature : tout son corps frissonna, et elle lutta pour se dégager de cette violente étreinte.

« Let me go ! s’écria-t-elle en anglais. Let me go ! »

Puis, se sentant sans force, elle tourna la tête vers celui qui la tenait.

« Oh ! monsieur Lenoble ! pourquoi me persécutez-vous ainsi ?… pourquoi m’avez-vous suivie ?…

— Parce que je veux vous sauver.

— Me sauver !… me retenir au moment où j’allais trouver le repos… une fin pour ma triste vie !… Oh, oui ! je sais que c’est une fin coupable, mais ma vie entière a été coupable.

— Coupable toute votre vie !… Folle que vous êtes, je ne croirai jamais cela.

— C’est la vérité ! s’écria-t-elle dans l’angoisse de son remords. J’ai péché par égoïsme, par orgueil, par manque d’obéissance. Il n’y a pas de destinée qui puisse être trop dure pour moi. Oh ! mon sort est bien pénible !… Pourquoi m’avez-vous éloignée de cette rivière ? Vous ne savez pas à quel point ma vie est misérable… vous ne le savez pas. Ce matin, j’ai donné à Mme Magnotte le dernier sou qui me restait. Je n’ai pas d’argent pour retourner en Angleterre, même si j’osais le faire, et je n’ose pas. J’ai prié pour avoir du courage, pour avoir la force d’y retourner, mes prières n’ont pas été exaucées ; je n’ai plus qu’à mourir. Quel mal commettrai-je en me jetant à l’eau ? Il faut que je meure. Je mourrais de misère dans les rues.

— Non… non !… s’écria passionnément Gustave. Croyez-vous que je vous aie sauvée de la mort pour vous abandonner à la solitude et au désespoir ?… Ma chérie, vous êtes à moi, vous êtes à moi par le droit que me donne cette soirée… ces bras qui vous ont enlevée à la mort sauront vous protéger… ah ! laissez-moi être votre soutien. Je travaillerai pour vous, mon amour… Mon amour !… vous ne savez pas combien vous m’êtes chère. Si le dénuement et la peine doivent vous atteindre, c’est par moi qu’ils commenceront. »

Il l’avait placée sur un banc de pierre ; elle était sans forces… Il s’était assis à côté d’elle.

La frêle créature, encore frissonnante, était soutenue par ses bras qui l’entouraient.

Il sentait qu’elle était à lui, entièrement, irrévocablement.

La Providence la lui avait donnée, la Providence qui n’avait semblé l’abandonner que pour servir l’amour dont elle avait rempli son cœur.

L’expression de sa voix avait toute la tendresse suppliante d’un amant, mais elle avait quelque chose de plus, une autorité, comme un sentiment de possession.

« La Providence m’a envoyé ici pour vous sauver, dit-il d’un ton d’autorité. Je suis votre Providence, n’est-il pas vrai, ma bien-aimée ?… Le sort m’a fait vous aimer… tendrement, sans espoir, à ce que je pensais. Hier, vous sembliez être aussi éloignée de moi que ces pâles étoiles qui sont au-dessus de nous… aussi incompréhensible que ce brouillard argenté qui entoure la lune, et ce soir vous m’appartenez. »

Il ne savait pas quels liens il brisait ; il avait bien une vague conscience que ce qu’il faisait pouvait amener une rupture pour toute la vie entre lui et son père, mais le temps était passé où il était en état de mesurer ce qu’il lui en coûterait.

« Laissez-moi m’en aller, monsieur Lenoble, » dit à ce moment l’Anglaise.

Son premier mouvement de frayeur était passé et elle s’exprimait presque avec calme :

« Laissez-moi retourner à la maison. C’est vous qui m’avez préservée d’un grand péché. Je vous promets que je ne recommencerai pas. J’attendrai que la mort vienne ; je n’irai pas au-devant. Laissez-moi aller, mon excellent ami. Ah ! non, non, ne me retenez pas ! Oubliez que vous m’avez connue !

— Cela n’est pas mon pouvoir. Je vais immédiatement vous reconduire à la Pension Magnotte ; mais il faut me promettre que vous serez à moi, que vous serez ma femme ; entendez-vous.

— Votre femme !… votre femme !… oh, non ! cela est impossible.

— Parce que vous ne m’aimez pas, dit Gustave avec une triste gravité.

— Parce que je ne suis pas digne de vous. »

Un inexprimable sentiment de honte et de remords était contenu dans ce peu de mots.

« Vous valez pour moi toutes les étoiles. Si je tenais dans ma main toutes celles qui brillent sur nos têtes, je les jetterais à l’eau pour vous garder, dit passionnément l’étudiant. Vous ne pouvez pas comprendre mon amour, peut-être. Il semble que je sois un étranger pour vous, et tout ce que je vous dit peut vous paraître de l’égarement et de la folie. Mon amour est aussi vrai que le ciel qui nous éclaire, aussi vrai que la vie et la mort, la mort qui était si près de vous tout à l’heure. Je vous ai aimée toujours depuis cette froide matinée de mars, où je vous ai trouvée assise sous les arbres sans feuilles. Vous vous êtes emparée de moi depuis ce moment. J’ai été subjugué, lié à vous, pour le présent et pour toujours. Je voulais à peine m’avouer à moi-même que mon cœur vous appartenait tout entier ; mais je sais maintenant qu’il en a été ainsi dès le premier jour. Puis-je espérer que mon amour pour vous sera jamais payé de quelque retour.

— Votre amour, répéta lentement l’Anglaise, comme si ces mots eussent dépassé sa compréhension. Vous m’aimez, moi !… un être si perdu, si complètement perdu ! Ah ! vous ne connaissez pas ma malheureuse histoire.

— Je ne demande pas à la connaître. Je ne vous adresse qu’une question… Voulez-vous être ma femme ?

— Il faut que vous soyez fou pour offrir votre nom, votre honneur à une créature comme moi.

— Oui, je suis fou… fou d’amour. Et j’attends votre réponse. Vous serez ma femme ? Mon ange, vous direz oui ? Ce n’est pas beaucoup ce que je vous offre… une vie d’incertitudes, peut-être même de pauvreté ; mais un cœur tendre et constant, une tête et des mains qui travailleront pour vous aussi longtemps que Dieu leur en donnera la force… Cela vaut encore mieux que la rivière où vous alliez vous jeter. »

Tout ce qu’il y a d’imprévoyance et d’espérance dans la nature fut exprimé en ces quelques mots.

La femme à laquelle il les adressait était affaiblie par le chagrin ; le dévouement de ce brave cœur lui rendait la force, le courage, presque l’espoir.

« Voulez-vous être mon ami ? dit-elle doucement, vos paroles semblent me rendre la vie. Je voulais mourir parce que j’étais si misérable, si abandonnée ; j’ai des amis en Angleterre, des amis qui étaient autrefois pour moi tout ce qu’il y a de plus cher et de meilleur ; mais je n’ose pas aller vers eux. Je crois qu’un regard malveillant de l’un d’eux me tuerait. Et je n’ai pas le droit d’attendre d’eux des regards bienveillants. Vos paroles d’amitié sont les seules que j’aie entendues depuis bien longtemps.

— Et vous me donnerez le droit de travailler pour vous… de vous protéger… Vous serez ma femme ?

— Je serai plutôt votre servante, répondit-elle avec une triste humilité. Quel droit ai-je d’accepter de vous un aussi grand sacrifice ? Quelle folie peut être plus grande que d’avoir de l’amour pour moi… si c’est réellement de l’amour et non un caprice du moment ?

— C’est un caprice qui durera autant que ma vie.

— Ah ! vous ne savez pas combien de pareils caprices peuvent changer.

— Je ne sais rien, si ce n’est que le mien sera invariable. Venez, mon amie, il est tard et il fait froid. Laissez-moi vous ramener à la maison. La portière sera étonnée. Il faudra passer tranquillement devant elle avec votre voile baissé. Avez-vous donné votre clef à la vieille Margot, lorsque vous êtes descendue ce soir ?

— Non, elle est dans ma poche. Je n’y ai pas pensé… je…

Elle s’arrêta en frissonnant tout à coup.

Gustave comprit ce frisson ; lui aussi il frémit.

Elle avait quitté sa chambre ce soir, poussée par la folie du suicide. Elle l’avait quittée pour aller droit à la mort. Heureusement son vigoureux bras était venu se placer entre elle et cette tombe, auprès de laquelle ils étaient encore.

Ils retournèrent lentement à la rue Madame, à la clarté de la lune qui venait de se lever.

La faible main de l’Anglaise reposait pour la première fois sur le bras de Lenoble : elle était à lui, à lui, par une intervention, par un décret de la Providence !

Cela devint une conviction dans l’esprit du jeune homme.

Il fit passer leur rentrée tardive à la maison avec une adresse diplomatique, en engageant une conversation avec la portière, pendant que la dame franchissait le couloir éclairé par la petite lampe.

« Vous viendrez demain matin vous promener avec moi dans le jardin du Luxembourg, ma chérie, dit-il. J’ai tant de choses à vous dire… tant de choses… jusque-là, adieu !…

Il lui baisa la main et la laissa au seuil de sa porte, après quoi il se retira lui-même dans sa modeste chambre d’étudiant, en fredonnant de sa voix mâle une jolie petite chanson à boire, un peu grivoise, mais gaie comme tout.

Le lendemain, ils se retrouvèrent au Luxembourg.

La pauvre créature que Gustave avait sauvée semblait déjà le considérer comme un ami et un protecteur, sinon un fiancé.

Gustave avait vraiment pris possession d’elle : sa forte nature avait subjugué sa nature faible.

Seule au monde, complètement dénuée de tout, sans argent, sans personne pour lui venir en aide, jetée comme un grain de poussière dans un pays étranger, il était simple que Susan Meynell acceptât un amour qui lui offrait tout à la fois un secours et un refuge.

« Laissez-moi vous dire ma misérable histoire, dit-elle d’une voix suppliante à son amant pendant qu’elle marchait à son bras sous les marronniers. Laissez-moi vous dire tout. Quand vous saurez la malheureuse créature que je suis, si vous désirez encore me donner votre cœur, votre nom, je me soumettrai. Je ne parlerai pas de reconnaissance. Si vous pouviez sentir à quel point je me sentais avilie hier au soir lorsque je suis allée à la rivière, vous sauriez combien je dois apprécier votre bonté ; mais vous ne pourrez jamais savoir ce que vous êtes pour moi. »

Puis, d’une voix basse, honteuse, hésitante, elle lui dit son histoire :

« Mon père était un marchand de la Cité, à Londres, dit-elle. Sa position était très bonne et j’aurais pu être heureuse dans notre intérieur… Ah ! comme une pareille demeure me paraît enviable aujourd’hui ! Mais j’étais paresseuse, légère, inquiète. Notre existence dans la Cité m’ennuyait, je la jugeais triste, monotone. Quand je regarde en arrière, quand je me rappelle combien peu j’ai su reconnaître l’affection que l’on avait pour moi !... les anxiétés de ma mère, la bonté constante et calme de mon père, je sens que j’ai mérité les chagrins qui m’ont accablée depuis. »

Elle s’arrêta un instant, mais Gustave ne l’interrompit pas, il était trop intéressé par son récit pour pouvoir dire de ces mots banals dont on fait usage en ces occasions. Il écoutait l’histoire de la jeunesse de sa future épouse. Qu’il pût y avoir dans cette histoire des choses capables de l’empêcher de la prendre pour femme, c’était une hypothèse qui ne lui vint pas un moment à l’esprit. S’il y avait quelque honte au fond des choses, comme paraissait le faire supposer Mme Meynell, ce serait tant pis pour lui, puisqu’il était résolu à partager cette honte.

« Lorsque mon père et ma mère moururent, je vins dans le comté d’York pour vivre chez ma sœur qui était mariée. Je ne puis trouver de parole pour vous dire leur bonté pour moi. J’avais hérité de mon père d’un peu d’argent, j’en dépensai la plus grande partie à m’acheter de belles robes et à faire des cadeaux inutiles à ma sœur et à ses enfants. J’étais plus heureuse à la campagne que je ne l’avais été à Londres ; car je voyais plus de monde et ma vie me semblait plus gaie que dans la Cité. Un jour, je fis la connaissance d’un gentilhomme, frère d’un noble qui demeurait dans le voisinage de la maison de ma sœur. Nous nous rencontrâmes par hasard dans un champ dépendant de la ferme de mon beau-frère, où ce gentilhomme chassait. Il vint à la maison. Il avait connu autrefois ma sœur, et il vint sous le prétexte de renouveler connaissance avec elle. Il répéta fréquemment ses visites, et peu de temps après il me demanda si je voulais me marier avec lui. Je le lui promis. Ma sœur y consentait. Elle m’aimait si tendrement et était si fière de moi, qu’elle trouvait sa demande toute naturelle ; d’autant plus que M. Kingdon, le gentilhomme dont je parle, était un jeune cadet et pas riche. »

Elle s’arrêta de nouveau et attendit un peu avant de continuer son récit.

Gustave exprima sa sympathie en pressant la main tremblante qui reposait sur son bras.

« Je ne puis vous dire combien j’étais heureuse à cette époque-là… si brillante et si courte. Je ne puis vous dire à quel point j’aimais M. Kingdon. Quand je me reporte à cette époque de ma vie, elle me semble un tableau placé sur un fond obscur, éclairé sur son premier plan par une éclatante lumière. Il fût convenu entre M. Kingdon et ma sœur que le mariage aurait lieu dès que ses dettes auraient été payées par son frère, lord Durnsville. Le paiement de ces dettes était une ancienne promesse de lord Durnsville, et un imprudent mariage de la part de son frère aurait pu en suspendre l’accomplissement. C’est là ce que dit M. Kingdon à ma sœur, Charlotte. Elle lui demanda de confier cela à son mari, mon beau-frère ; mais il refusa. Puis, il arriva qu’un jour, très peu de temps après, James Halliday, mon beau-frère, apprit les visites de M. Kingdon à la ferme. Il revint à la maison, où il trouva ce gentleman avec nous, alors éclata entre eux une scène terrible. James défendit à M. Kingdon de jamais remettre le pied dans sa maison. Il gronda ma sœur et me dit de me tenir sur mes gardes. Tout cela fut inutile. J’aimais M. Kingdon, comme vous prétendez que vous m’aimez… follement, aveuglément. Je ne pouvais douter de lui. Lorsqu’il me parla de ses intentions pour notre mariage, qui était de le tenir secret jusqu’à ce que lord Durnsville eût payé ses dettes, je consentis à quitter avec lui la ferme de Newhall, pour aller nous marier à Londres. S’il m’avait demandé ma vie, je la lui aurais donnée. Et comment aurais-je pu me défier de ses promesses, moi qui avais toujours vécu au milieu de gens qui étaient la loyauté même ? Il savait que j’avais des amies à Londres, et il fut convenu entre nous que le mariage aurait lieu dans la maison de l’une d’elles, qui avait été ma compagne d’enfance, et était alors bien mariée. Je devais lui écrire pour lui annoncer notre arrivée, et la nuit suivante, nous quittions Newhall en secret, avec M. Kingdon. Je ferais ensuite ma paix avec ma sœur et mon beau-frère quand le mariage serait accompli. Comment vous dirai-je le reste ? Il m’avait trompée depuis le commencement jusqu’à la fin. La voiture qui devait, comme je le croyais, nous conduire à Londres nous transporta à Hull ; de Hull nous nous rendîmes par la mer à Hambourg. À partir de ce moment mon histoire n’est que honte et misère. Je crus que mon cœur se briserait à l’heure où je découvris que j’avais été abusée. Je l’aimais, je restai liée à lui pendant longtemps, bien que je le connusse égoïste, faux, et cruel. Cet amour était plus fort que ma volonté. Mon existence n’a pas été celle que l’on représente dans les romans. Ce n’a pas été une existence de luxe, de splendeur et de débauche, mais une longue lutte avec les dettes et les difficultés de tous genres. Nous vivions à l’étranger, non pour notre plaisir, mais parce que M. Kingdon n’osait pas se hasarder à paraître en Angleterre. Son frère, Lord Durnsville, n’avait jamais promis de payer ses dettes. C’était un mensonge inventé pour tromper ma sœur. Pendant sept longues et pénibles années je fus son esclave, une véritable et fidèle esclave, souvent sa garde-malade, et toujours sa patiente victime. Nous avions vécu de côté et d’autre, en France, pendant deux ans, lorsqu’il m’amena à Paris. Ce fut là qu’il commença à me négliger. Oh ! si vous pouviez savoir quelles affreuses journées et quelles nuits j’ai passées dans l’hôtel garni où nous demeurions de l’autre côté de la rivière, vous auriez pitié de moi !

— Mon cher amour, mon cœur est plein de pitié pour vous, dit Gustave. Ne m’en dites pas davantage ; je puis aisément deviner la suite. Un jour vint où la négligence amena l’abandon.

— Oui, M. Kingdon m’abandonna un jour sans un seul mot d’avertissement pour atténuer le coup. Je l’avais attendu. J’avais veillé pour l’attendre pendant deux interminables jours et deux nuits, lorsque vint une lettre pour me dire qu’il était en route pour Vienne avec un habitant des Indes-Orientales et sa fille. Il devait épouser la fille. C’était sa pauvreté, me disait-il, qui l’avait obligé à prendre ce parti. Il m’engageait à retourner chez mes amis du comté d’York. À retourner !… Comme s’il n’eût pas su que la mort était préférable pour moi. Il y avait dans la lettre une petite somme d’argent avec laquelle j’ai vécu jusqu’à ce moment. Lorsque vous m’avez rencontrée pour la première fois, il n’y avait pas longtemps que j’avais reçu cette lettre. »

Ainsi se terminait l’histoire.

Dans l’excès de son humiliation elle n’osait pas lever les yeux vers son compagnon ; mais elle sentit qu’il lui prenait les mains et elle compris qu’il était encore son ami.

C’était tout ce qu’elle demandait à la Providence.

Pour Gustave, ce récit fut horriblement douloureux.

Il avait espéré entendre une tragédie exempte de honte, et la honte était ce qu’il y avait de plus amer pour lui.

Cette femme qu’il aimait si tendrement n’était pas un innocent martyr, la victime d’une inévitable destinée ; ce n’était qu’une vaine beauté provinciale qui avait consenti à se laisser enlever de sa paisible demeure en ajoutant foi aux mensonges d’un Don Juan de bas étage.

L’histoire et la honte qui l’accompagnait étaient absolument vulgaires, il semblait à Lenoble que la femme auprès de laquelle il se trouvait était sa destinée ; et alors accourut tout de suite au secours de l’orgueil offensé, de l’amour outragé… torturé par la pensée qu’elle, si pure et si supérieure pour lui, avait été entraînée dans la fange par un autre… accourut, rayonnant, superbe, l’ange aux ailes blanches de la pitié.

Par sa faiblesse, par son humiliation, par le souvenir de ce qu’elle avait souffert, la pitié le conjura de l’aimer d’autant plus tendrement.

« Ma bien chérie, dit-il doucement, c’est une fort pénible histoire, et vous et moi ne devons plus jamais en parler. Nous enterrerons la mémoire de Montagu Kingdon dans la tombe la plus profonde qui ait jamais été creusée pour les souvenirs amers, et nous commencerons ensemble une vie nouvelle.

Ainsi finit la cour de Lenoble ; il ne pouvait parler plus longtemps de son amour, alors que le nom de Montagu Kingdon était encore sur les lèvres de Susan Meynell.

Il l’avait acceptée, avec ses chagrins et ses fautes, à l’heure où il l’avait arrachée à la mort, et entre eux deux, les protestations passionnées, les éclats de sentiments s’étaient suspendus.

Lenoble ne tarda pas à découvrir que la loi n’avait pas prévu le cas d’un jeune étudiant chevaleresque pressé de s’unir à une étrangère qui ne pouvait produire un seul des trente témoins requis pour constater son identité.

Quelques réflexions suffirent pour faire comprendre à Gustave qu’un mariage entre lui et Susan était impossible en France.

Il lui expliqua et lui demanda si elle voulait avoir confiance en lui, comme elle avait eu confiance en Kingdon.

Leur mariage pourrait être aisément célébré à Jersey : voulait-elle se rendre avec lui à Jersey, pour y séjourner aussi longtemps que l’exigeait la loi anglaise, pour régulariser, rendre valable leur union ?

« Pourquoi prendriez-vous tant de peine pour moi ? avait répondu Susan de sa voix basse et triste, vous êtes trop bon, trop généreux. Je ne mérite pas ce que vous voulez faire pour moi.

— Cela signifie-t-il que vous n’avez pas confiance, Susan ?

— Je me fierais à vous dans un désert, à mille lieues du genre humain… ma vie fût-elle plus heureuse qu’elle n’est. Je n’ai dans le cœur d’autre sentiment que de l’amour pour vous, de la foi en vous. »

Après cela, le reste était facile.

Les deux amants quittèrent la pension Magnotte, par une belle matinée d’été, et se mirent en route pour Jersey, où après quinze jours de résidence, un pasteur de l’église protestante les unit pour l’éternité.

Susan était protestante, et Gustave catholique ; mais la différence de religion ne les divisa pas plus que la différence de nationalité.

Ils revinrent à Paris aussitôt après le mariage et Lenoble prit un très modeste logement pour lui et sa femme dans une petite rue très sale à côté du Panthéon ; un quatrième étage très pauvrement meublé.

Lenoble s’était procuré lui-même l’occasion de démontrer la vérité de cet adage : « Quand il y a assez pour un il y a assez pour deux. »

CHAPITRE IV

DÉCRET DE BANNISSEMENT

Aux fortes émotions qui accompagnent l’accomplissement d’un acte téméraire succède souvent dans l’esprit des hommes un calme plat.

La faible voix de la Sagesse qui n’a pu se faire entendre pendant que la tempête faisait rage, chuchote de sages conseils ou de doux reproches ; la Folie qui envisagée à travers le nuage orageux, à la sublime clarté des éclairs, a semblé une inspiration, se voile la figure à la sublime clarté du jour.

Que l’on ne suppose pas un seul instant que le temps et la réflexion aient pu apporter aucun changement dans la conduite de Lenoble.

Il n’en fut pas ainsi.

L’amour qu’il ressentait pour sa femme n’était pas une émotion d’un jour : c’était une passion profonde et forte comme la destinée.

La pire chose que ses arrière-pensées purent lui révéler, c’est que l’acte qu’il avait fait était des plus téméraires.

Devant lui se dressait une imposante nécessité… la nécessité d’aller à Beaubocage, pour dire à ceux qui l’aimaient comment leurs châteaux en Espagne allaient s’écrouler, rouler dans la poussière.

Les lettres de Cydalise... même, pour tout dire, plus d’une lettre de sa mère, pour laquelle écrire une lettre était une grande affaire, avaient dans ces derniers temps marqué une grande inquiétude.

Dans moins d’un mois le contrat de mariage serait prêt, attendrait sa signature.

Chaque heure de retard rendait sa faute plus grave.

Il dit à sa femme qu’il avait besoin de passer quelques jours chez ses parents : elle prépara les objets nécessaires pour son voyage avec une douceur et un soin qui lui parurent angéliques.

« Ma chère bonne amie, pourrais-je jamais reconnaître le bonheur que je te dois ? » s’exclamait-il pendant qu’il regardait sa svelte compagne allant et venant par la chambre, toute aux préparatifs de son départ.

Et alors il pensa à Madelon, si commune, si raide et si lourde ; une véritable tournure d’écolière, massive de corps et d’esprit !

Il avait eu trop de générosité pour parler à Susan de son engagement, du brillant avenir qu’il sacrifiait par son mariage, ou du risque qu’il courait de se fâcher avec son père.

Mais, ce soir-là, en pensant à la stupidité, à la vulgarité de Madelon, il lui sembla que Susan avait été son sauveur en le préservant d’un sort affreux… telles qu’au temps de Persée et d’Héraclès des jeunes filles avaient été préservées des atteintes d’un monstre marin.

« Madelon n’est pas sans ressembler à une baleine, pensa-t-il. On dit que les baleines ont de la sagacité et un caractère aimable… Cydalise parlait sans cesse du bon sens et de l’amabilité de Madelon. Je suis sûr qu’il n’est pas plus difficile de croire aux qualités incomparables de la baleine qu’aux incomparables qualités de Madelon. »

Sa petite malle fut enfin fermée, et il partit pour Beaubocage après un douloureux et tendre adieu à sa femme.

Le voyage était long à accomplir à cette époque où aucun train de grande vitesse n’avait encore franchi les sinuosités de la Seine pour parcourir sur des voies ferrées les riches et fertiles vallées de la Normandie.

Gustave eut amplement le temps de réfléchir pendant qu’il était cahoté dans une pesante diligence ; et son cœur s’appesantit de plus en plus à mesure que le lourd véhicule se rapprochait de la ville de Vire, de laquelle il aurait à se rendre à la résidence paternelle, comme il le pourrait.

Il se rendit à pied à Beaubocage, escorté par un jeune paysan qui portait son bagage.

Le pays était un des plus charmants dans cette tranquille soirée d’été, mais la conscience de sa culpabilité oppressait le cœur et tourmentait l’esprit de Gustave, et son courage ne fut nullement réconforté par la fatigue de la marche.

Des lumières dans les chambres du rez-de-chaussée éclairaient faiblement le petit jardin de Beaubocage.

Une seule lueur vacillante brillait dans une petite tourelle où se trouvait la chambre de sa sœur.

La pensée du bon accueil qui l’attendait lui serra le cœur : comment devrait-il s’exprimer pour leur avouer la vérité ?

Et alors il pensa à la gentille, attentionnée petite femme qu’il avait laissée dans son logement à Paris, si reconnaissante pour son dévouement, si tendre et si soumise, à la femme qu’il avait ravie à la mort et à la damnation éternelle, ainsi que le lui persuadait sa foi catholique.

La pensée de cette femme chérie lui donna le courage qui lui manquait.

« Je dois beaucoup à mes parents, pensa-t-il en lui-même, mais cela ne peut leur donner le droit de me vendre pour de l’argent. Le mariage qu’ils désiraient eût été un ignoble marché de mon cœur et de mon honneur. »

Quelques minutes après, il était debout au milieu du salon de Beaubocage, avec sa mère et sa sœur pendues à son cou et l’accablant de caresses.

Son père, moins démonstratif, mais non moins heureux de l’arrivée inattendue de son fils et héritier, se tenait près de lui, debout.

« J’ai reconnu ta voix dans le vestibule, s’écriait Cydalise, et me suis envolée de ma chambre pour venir au-devant de toi ! En pareille occasion, il semble que l’on ait des ailes. Ah ! que tu as bonne mine et que tu es beau, et comme je t’aime ! s’exclamait la jeune fille, plus disposée qu’une sœur anglaise à s’extasier en pareille occasion. Sais-tu que nous commencions à nous alarmer pour toi ? Tes lettres sont devenues si rares, si froides… et pendant ce temps-là, tu complotais de venir nous surprendre… Ah ! quel bonheur de te revoir ! »

Puis la maman prit la corde, et enfin fut prononcé le nom redouté de Madelon.

Elle aussi serait bien contente, elle aussi avait été inquiète, tourmentée.

L’enfant prodigue ne répondait rien ; il ne pouvait pas parler ; son cœur faillissait ; il restait pâle et froid.

Infliger une douleur à ceux qui l’aimaient tant était pour lui une peine plus dure que la mort.

« Gustave ! s’écria la mère soudainement alarmée, tu pâlis… es-tu malade ? Regarde donc, François, ton fils est malade.

— Non, mère, je ne suis pas malade, » répliqua gravement le jeune homme.

Il embrassa sa mère et l’écarta doucement de lui.

Pendant toutes les années qu’elle vécut encore, elle se rappela ce baiser, glacé comme la tombe, car c’était le baiser d’adieu de son fils.

« Je voudrais vous dire quelques mots en particulier, mon père, » dit Gustave.

Le père fut surpris, mais ne fut pas alarmé de cette demande ; il lui montra le chemin de son repaire habituel, une étroite et sombre chambre dans laquelle étaient quelques éditions poudreuses de classiques français, et où le maître de Beaubocage tenait ses livres de comptes, serrait ses graines de jardin et ses médecines pour les chevaux.

Lorsqu’ils furent partis, la mère et la fille s’assirent pour les attendre auprès des fenêtres ouvertes.

Au-dehors, tout était tranquille… Des points lumineux éloignés s’apercevaient à travers le crépuscule du soir… C’étaient les fenêtres éclairées de Cotenoir.

« Comme Madelon sera contente !… disait Cydalise en regardant ces fenêtres.

Elle était réellement parvenue à se persuader que Mlle Frehlter était une très estimable jeune personne, elle eût seulement voulu trouver plus d’enthousiasme, plus d’entrain, plus de vivacité dans sa future belle-sœur.

L’entrevue entre le père et le fils parut longue à Mme Lenoble et à Cydalise : les deux femmes étaient curieuses et, en vérité, quelque peu inquiètes.

« Je crains qu’il n’ait fait des dettes, dit la mère, et qu’il ne soit à avouer ses folies à ton père. Je ne sais pas comment nous ferons pour les payer, à moins que cela ne soit avec la dot de Madelon, et ce serait assez peu honorable. »

Une demi-heure s’écoula avant qu’aucun bruit vînt rompre le silence de la tranquille maison.

Le crépuscule avait fait place à la nuit, lorsque l’on entendit un battement de portes et que des pas résonnèrent dans le vestibule.

La porte du salon s’ouvrit, et M. Lenoble parut seul.

Au même instant la porte de sortie se fermait lourdement.

M. Lenoble alla tout droit à la fenêtre ouverte et en baissa les jalousies ; il alla ensuite à la seconde fenêtre, dont il ferma soigneusement les volets, tandis que les deux femmes le regardaient avec étonnement, car il n’avait pas l’habitude de remplir ces fonctions.

« Je chasse un vagabond ! dit-il d’une voix froide et cruelle.

— Où est Gustave ? s’écria la mère alarmée.

— Il est parti.

— Mais il va revenir, n’est-ce pas ? tout de suite ?

— Jamais tant que je vivrai ! répondit M. Lenoble. Il a épousé une aventurière, et je le renie pour mon fils.

LIVRE DEUXIÈME

LA DESCENTE

CHAPITRE I

LE SORT DE SUSAN LENOBLE

Sept ans après cette malheureuse soirée d’été où Gustave fut chassé par son père, un homme, une femme et un petit garçon de cinq ans faisaient une connaissance sérieuse de la misère, dans une mansarde, sous les toits, au beau milieu des cheminées de la ville de Rouen.

Ils vivaient isolés comme dans une forêt et personne ne les connaissait.

L’homme, sous les coups de l’adversité, était devenu plus fier que jamais ; la maladie aussi l’avait saisi au collet : il se mourait.

La femme ne vivait que pour son mari et son enfant.

L’homme, c’était Gustave Lenoble.

Le monde avait usé de rigueur envers lui depuis qu’il avait confié sa destinée à la femme qu’il aimait.

Pendant toutes ces années, aucune colombe porteuse d’un rameau d’olivier n’avait traversé le gouffre qui séparait l’enfant prodigue de son père.

Le seigneur de Beaubocage avait été de marbre : un vieillard à l’esprit étroit, vivant dans la gêne, et possédé d’une idée unique qui l’absorbait, était le dernier des hommes dont on pût espérer le pardon.

Les prières et les larmes de sa fille avaient été inutiles : les portes de cette demeure sans joie, au milieu des prairies qui avoisinaient Vire, étaient restées fermées au coupable.

Fût-il venu lui-même implorer son pardon, il ne l’aurait pas obtenu ; mais il ne vint pas.

« Mon père m’aurait vendu comme un nègre, disait-il dans les rares occasions où il parlait de ses anciennes blessures ; je suis heureux d’avoir échappé à ce honteux marché. »

En réalité, il s’en trouvait heureux : la pauvreté lui paraissait plus facile à supporter que la triste prospérité de Cotenoir, avec une femme qu’il n’aurait pu aimer.

Les qualités distinctives de l’esprit de cet homme étaient le courage et la constance.

Il y a ainsi dans le monde de nobles âmes, dont les unes sont destinées à briller d’un éclat surnaturel, les autres à se consumer et à mourir dans les profondeurs sociales plus sombres que les plus profonds abîmes de l’Océan.

L’amour de Gustave pour la femme qu’il avait choisie ne varia jamais : il travaillait pour elle, il se privait pour elle, il luttait contre le désespoir pour l’amour d’elle ; et ce fut seulement lorsque ses forces physiques l’abandonnèrent, que l’obscur soldat commença à reculer et à faiblir dans l’amère bataille de la vie.

Tout avait mal tourné pour lui.

Il avait cherché à se faire un sort comme avocat à Paris, à Caen, à Rouen ; mais les clients n’étaient pas venus.

Il avait travaillé comme employé dans plusieurs maisons de commerce.

Susan et lui avaient vécu comme ils avaient pu pendant les sept années qui s’étaient écoulées depuis leur mariage.

Ils avaient l’un pour l’autre une affection que chaque nouveau chagrin semblait accroître ; l’amour même ne parut jamais disposé à déployer ses ailes pour s’enfuir par la fenêtre, bien que la misère vînt chaque jour frapper à leur porte et s’asseoir à leur foyer comme un hôte inévitable et familier.

La mère et la sœur s’ingéniaient pour venir en aide au malheureux réprouvé, en ramassant les miettes de leur pauvre ménage !

Le vieillard, aigri par la douleur, était devenu, en vieillissant, d’une avarice sordide, et la vie des deux femmes était aussi douloureuse que sans espoir.

Par d’innocents mensonges, de légers artifices, de petites falsifications dans leurs comptes, elles parvenaient à grappiller de temps en temps quelques louis pour les envoyer à l’exilé aux abois.

Elles trouvaient aussi moyen de correspondre secrètement avec Gustave, et elles furent informées de la naissance de son fils.

« Ah ! si tu voyais comme il est beau, » écrivait le père, « cet enfant du pur et véritable amour, tu ne regretterais pas plus longtemps mon manque de foi envers Madelon Frehlter. Je ne savais pas jusqu’à présent à quel point les enfants peuvent ressembler à des anges. Je ne savais pas combien sont vrais, profondément vrais, les anges de Raphaël et de Murillo. Tu connais le tableau de l’Assomption, de Murillo, qui est au Louvre. Si tu peux te le rappeler, chère mère, tu n’as qu’à te représenter la figure de l’un des chérubins qui sont aux pieds de la Vierge et tu auras le portrait de mon fils. Il ouvre les yeux et me regarde pendant que je t’écris. Ah ! si lui et moi et ma Susan étions avec toi dans le petit salon de Beaubocage… ma sœur, Susan, toi et moi, réunis autour du berceau de mon chéri !… Il est né dans la misère, mais sa naissance nous a rendus bien heureux ! »

Le sentiment exprimé par cette lettre n’était ni factice, ni passager.

Gustave eut pour cet enfant une invariable tendresse ; il n’était véritablement pas dans sa nature de changer.

Le cher petit était sa consolation dans ses chagrins, sa joie dans ses courts intervalles de prospérité.

Quand la bataille approcha de sa fin, quand il commença à se sentir vaincu, sa plus grande anxiété, ses inquiétudes incessantes étaient pour sa femme et son enfant.

Quant à Susan, la pensée d’être séparée de lui était un désespoir trop profond pour que les pleurs pussent la soulager.

Elle n’eût pas été femme si elle n’eût pas éprouvé pour son mari une affection plus qu’ordinaire.

Elle observait le changement que la maladie apportait sur sa mâle et franche physionomie, et peu à peu la terrible vérité devint évidente pour elle : l’heure était proche où il lui serait enlevé.

« Si tu pouvais avoir quelque repos, Gustave, et un meilleur traitement, tu reprendrais bien vite tes forces. Je suis sûre que ton père ne refuserait pas de te pardonner maintenant. Écris-lui, cher Gustave. Va à Beaubocage, afin que ta mère et ta sœur puissent te donner leurs soins. Je resterai ici avec le petit. L’on oubliera que tu as une femme et un enfant.

— Non, ma chérie, je ne veux pas te quitter, même un jour, pour racheter l’affection de mon père. J’aimerais mieux être ici avec vous que sans vous dans la plus somptueuse demeure du monde. Mais il nous faut considérer l’avenir, Susan, il faut que nous soyons courageux et prudents pour l’amour du petit. Tu n’es pas assez forte pour que tu puisses aveuglément compter sur toi seule pour le protéger. J’ai écrit une lettre pour mon père. Il s’est montré dur envers moi, cruel et inexorable au-delà de tout ce que je pouvais redouter. Je sais cependant qu’il n’est pas entièrement dépourvu de cœur. Quand je ne serai plus, tu prendras la lettre d’une main, l’enfant de l’autre, et vous irez à Beaubocage. J’ai la confiance qu’il adoptera l’enfant et que le cher petit lui donnera la consolation et le bonheur qu’il avait espérés de moi. Il doit être très isolé ; je ne puis douter que son cœur s’attendrisse lorsqu’il verra la figure de l’enfant et apprendra que son fils n’est plus. Quant à toi, ma pauvre chérie, je ne vois d’espoir que dans la vieille demeure du comté d’York, chez les amis que tu as peur de revoir.

— Je n’éprouve plus cette crainte, dit la femme avec énergie. Je n’osais pas retourner près d’eux, il y a sept ans, mais je suis ta femme, et je le puis maintenant.

— Ah ! je rends grâce à Dieu, puisque mon pauvre nom peut t’être de quelque utilité.

— Oui, cher ami, j’irai les retrouver dès demain.

— Demain !

— Oui, dès demain, Gustave. Il y a eu de ma part égoïsme et cruauté à différer aussi longtemps. La crainte d’affronter les reproches de ma sœur a été assez forte pour m’en empêcher, quand un peu de courage aurait pu me procurer le moyen de te venir en aide. Toi seul as supporté le fardeau, et je n’ai rien fait de mon côté. Oh ! quelle misérable j’ai été de rester oisive en te voyant souffrir sans faire un effort pour te soulager.

— Mais, ma bien chérie, tu n’es pas restée oisive ; tu as été la plus tendre et la plus entendue des femmes ; tu m’as aidé, au contraire, à porter mon fardeau… Bien plus encore, ma chérie, tu l’as rendu doux à supporter.

— Je veux essayer d’alléger ce fardeau, Gustave ! s’écria Susan avec chaleur. Oh ! pourquoi… pourquoi ne l’ai-je pas fait plus tôt ! Ma sœur et son mari sont en bonne position, riches peut-être… S’ils vivent encore, si de cruels changements ne sont pas arrivés à Newhall, ils pourront nous aider… ils pourront peut-être même nous donner asile. Je partirai pour l’Angleterre dès demain.

— Non, ma chérie, tu n’es pas assez forte pour entreprendre un aussi long voyage. Il me semble que tu as une heureuse pensée en songeant à tes riches parents, mais tu ne peux pas faire seule un pareil voyage. Tu pourrais leur écrire…

— Non, Gustave, je ne veux pas me fier à une lettre. J’irai. Je n’aurai aucune peine à m’humilier pour l’amour de toi. J’irai droit à ma sœur. Je sais combien son cœur est tendre et compatissant. »

La discussion fut longue, mais Susan persista dans sa résolution.

Pour se procurer l’argent nécessaire au voyage, elle fit des efforts vraiment héroïques ; elle alla au mont-de-piété porter le dernier de ses petits trésors, le cher petit ornement dont elle n’avait jamais voulu se séparer, même lorsque la faim l’avait affolée, l’alliance, l’anneau de mariage que Gustave avait mis à son doigt devant Dieu ; ce double cercle symbolique sur un côté duquel était gravé son nom et sur l’autre celui de son mari. Pour quelques francs, elle l’engagea, afin de compléter l’argent dont elle avait besoin pour le voyage.

Ce qu’il lui en coûta pour le faire, ce qu’il lui en coûta pour se séparer de son mari malade et de son seul enfant, qui pourrait le décrire ?

Il y a des angoisses qui ne peuvent être mesurées, des agonies qui dépassent les limites de l’horrible.

Elle partit.

Deux bonnes âmes, un ouvrier et une femme, logés dans une mansarde voisine, promirent de prendre soin du malade et de l’enfant : il n’est pas de situation, si désolée qu’elle soit, dans laquelle un enfant ne puisse trouver un ami.

Le voyage fut long, fatigant ; la souffrance de son pauvre cœur malade fut presque insupportable, ce cœur si accablé, que l’espérance même pouvait à peine le soutenir.

Le temps était humide et couvert, bien qu’au cœur de l’été : la voyageuse solitaire prit froid et arriva à Londres avec la fièvre.

Malade, faible, sans secours, la grande ville lui parut d’une inexprimable tristesse, la plus dure de toutes les mères au cœur de pierre pour cette misérable orpheline.

Elle ne put aller plus loin que la sombre hôtellerie de la Cité, où la déposa la voiture publique de Southampton : elle était venue par le Havre.

Là, elle se sentit accablée et eut à peine assez de force pour écrire une lettre incohérente à sa sœur, Mme Halliday, à la ferme de Newhall, près de Huxter’s Cross, comté d’York.

La sœur arriva aussi vite que la meilleure diligence de la grande route du Nord put l’amener ; il y avait une joie infinie dans son honnête cœur fraternel en apprenant le retour de la pécheresse repentante.

Quatorze années s’étaient écoulées depuis que la jeune beauté, élevée à la ville, avait fui avec le plus indigne des hommes, le plus roué des coureurs d’aventures ; et les nouvelles de Susan, sur lesquelles on ne comptait plus, l’avaient saisie comme l’aurait fait un messager venu de la tombe.

Hélas ! pour le malheur de Susan, la faute de sa jeunesse l’avait à tout jamais mise dans une fausse voie sur le chemin de la vie.

Lorsque arriva la bonne Mme Halliday, la femme de Gustave n’était plus en état de recevoir ses secours. Une sorte de délire la tenait. Elle s’imaginait être encore fille ; elle croyait qu’elle venait d’abandonner sa paisible demeure ; elle se livrait absolument, follement, uniquement aux remords.

Le souvenir de ses sept années de mariage semblait s’être effacé de son esprit. Elle ne parlait dans sa fièvre que de l’infamie de Kingdon, de sa propre folie, de ses vains regrets, de son ardent désir d’obtenir son pardon ; mais de son mari qui se mourait dans une mansarde à Rouen, elle ne souffla pas un mot.

Et ce fut ainsi, la tête appuyée pesamment sur le sein de sa sœur, qu’elle rendit le dernier soupir, sans avoir pu raconter son histoire, sans qu’un anneau à son doigt amaigri pût témoigner qu’elle mourait mariée à un honnête homme.

Ni lettres ni papiers, dans sa pauvre petite malle, ne vinrent jeter la moindre lueur sur les quatorze années qu’elle avait passées dans l’abandon, l’oubli.

Mme Halliday resta à Londres jusqu’à ce qu’elle eût vu sa sœur enterrée dans le tranquille cimetière de la Cité, où reposait sa famille ; on y choisit un coin obscur où elle put reposer oubliée et inconnue.

On ne voulut pas cependant que cet oubli fut entier, absolu.

Mme Halliday ne pouvait abandonner sans y laisser un souvenir la tombe de la sœur qu’elle avait aimée.

Sur la pierre qui recouvrait le tombeau de la femme de Gustave, on grava son nom de fille.

Puis, à la suite de cette mention, on ajouta deux ou trois lignes de banalités, vous savez, ces banalités qui se débitent partout sur le compte des pécheurs ou des pécheresses qui se repentent.

CHAPITRE II

PARDONNÉ TROP TARD

Pendant une semaine de longs jours, de longues nuits, on ne put ouvrir ou fermer une porte dans la vieille maison où Gustave se mourait sans éveiller en lui un espoir soudain ; mais le bruit des pas s’éteignit, les portes s’ouvrirent et se fermèrent sans que la voyageuse revînt au logis.

Le petit garçon, le charmant petit enfant qui semblait avoir hérité de toute la noblesse native de son père, ne cessait de réclamer sa mère.

Le père souffrait, souffrait horriblement.

Que lui était-il arrivé ?

La pensée qu’elle eût pu abandonner lui et son enfant ne lui vint même pas à l’esprit : cette goutte de poison n’entra heureusement pas dans sa coupe.

L’amertume de la mort eût été douce en comparaison de la morsure cruelle d’une semblable supposition.

Elle ne revenait pas.

Quelque événement fatal avait dû fondre sur elle… la mort peut-être, car si elle vivait encore, si elle avait encore la raison, elle aurait écrit, envoyé un signe !

Le malade attendit une semaine encore après le jour où il avait commencé à espérer.

À la fin de cette affreuse semaine, il se leva, pouvant à peine se soutenir, et sortit pour s’informer, chercher par la ville de Rouen celle que l’instinct de son cœur lui disait en être bien loin, aussi loin que la mort l’est de la vie.

Il alla à la cour des messageries et attendit là longtemps, au milieu du tapage que faisaient les diligences qui entraient et sortaient.

Il était comme fou.

Les voyageurs allaient et venaient, le bousculaient, quelquefois l’injuriaient.

La nuit venue, il retourna à sa mansarde : tout y était tranquille ; le petit garçon dormait côte à côte avec les enfants du voisin.

Gustave alluma sa chandelle, le dernier bout qui lui restait.

« Tu dureras autant que moi, » dit-il avec un pâle sourire.

Il s’assit à la petite table, écarta les fioles de médecine, chercha une feuille de papier à lettre, et se mit à écrire.

Il écrivit à sa mère, lui dit qu’il se sentait mourir, et que le moment était venu où il fallait qu’elle vînt au secours de l’enfant orphelin de son fils.

Dans cette lettre, il en mit une pour son père, la lettre dont il avait parlé à sa femme et qu’il avait écrite dans les premiers jours de sa maladie.

Il adressa ce paquet à Mlle Lenoble, à Beaubocage.

Désormais le secret n’était plus nécessaire.

« Lorsque ces lettres seront remises, pensa-t-il, je ne craindrai plus le blâme et n’aurai que faire du pardon. »

Le lendemain matin il était mort.

Les voisins mirent la lettre à la poste ; ils consolèrent et soignèrent l’enfant pendant deux jours.

Puis arriva une dame très triste, très peu bruyante, qui pleura amèrement dans la mansarde où gisait Gustave ; elle prit toutes les mesures nécessaires pour rendre les derniers devoirs au mort : elle commanda un enterrement modeste, mais non trop misérable.

« C’était mon frère, expliqua-t-elle aux bons voisins, ma mère et moi avons fait tout ce que nous avons pu pour lui venir en aide ; mais nous ne nous doutions pas de son dénuement. Le brave cœur a voulu nous épargner ce chagrin. »

Elle les remercia de la manière la plus affectueuse pour leur charité envers celui qui n’était plus, et elle suivit avec eux, à pied, le cercueil dans les étroites rues de la ville, jusqu’à sa dernière demeure.

Jusqu’à ce que tout fut fini, la dame, âgée d’une trentaine d’années au plus, et qui dans sa placide beauté ressemblait à une religieuse, ne s’abandonna à aucun transport d’affection pour son neveu orphelin ; mais, lorsque les derniers devoirs eurent été accomplis, elle prit le petit sur ses genoux, le serra contre son sein, et simplement lui donna son cœur, comme longtemps auparavant elle l’avait donné à son père.

Cette bonne créature était de celles qui éprouvent le besoin d’avoir un autel sur lequel elles puissent offrir le sacrifice journalier d’elles-mêmes : elle se préoccupait maintenant des soins qu’elle donnerait à l’enfant et aussi à la veuve qu’elle pensait voir revenir d’un jour à l’autre.

Cydalise attendit à Rouen le retour de Susan, pendant plusieurs jours après les funérailles.

Elle avait heureusement une ancienne compagne de pension, confortablement établie dans cette ville : elle trouva chez elle un asile.

Personne, si ce n’est sa mère et cette amie, dans laquelle elle pouvait avoir confiance, ne sut rien de ce qui l’avait amenée à Rouen.

Pendant sept ans, le père n’avait pas prononcé le nom de son fils une seule fois, pas une seule fois.

Trois semaines après le départ de Susan pour l’Angleterre, Mlle Lenoble perdit tout espoir de la voir revenir.

Les voisins, eux non plus, n’y comptaient plus.

« Elle avait la mort peinte sur le visage lorsqu’elle est partie, dit la femme de l’ouvrier. Je lui ai dit qu’elle n’aurait pas la force de voyager, mais elle a voulu partir. Il n’y a pas eu moyen de l’en empêcher. Elle avait là-bas de riches amis qui pouvaient venir en aide à son mari. C’est pour cela qu’elle s’en est allée. Cette pensée semblait lui donner une sorte de fièvre et en même temps la force que la fièvre donne.

— Et il n’est venu aucune lettre… rien ?

— Rien, mademoiselle.

Cydalise se décida alors à retourner à Beaubocage : elle ne pouvait guère laisser plus longtemps l’enfant aux voisins, même en payant la dépense qu’il occasionnait, ce qu’elle voulut absolument faire, bien qu’ils refusassent à accepter une récompense pour avoir partagé leur pot-au-feu et leur pain bis.

Elle se décida à un acte téméraire : emmener avec elle le fils de son frère, se confiant pour le reste à la Providence, à la chance d’un réveil soudain de la nature, dans un cœur qui, pendant si longtemps, avait langui dans une sorte de torpeur qui ressemblait à la mort.

Ce petit garçon eut un gros chagrin de ne plus voir ces figures familières, de ne plus entendre ces voix caressantes qui avaient si subitement disparu de sa vie ; mais la voix de sa tante était douce, tendre, et elle avait un son qui lui rappelait celle de son père.

Ils quittèrent Rouen dans la lourde voiture publique qui faisait le service entre Rouen et Vire.

« Il ne faudra pas que tu m’appelles ma tante d’ici à quelque temps, mon petit chéri, » lui recommanda-t-elle.

Ah ! quelles larmes amères versèrent les deux femmes sur les doux cheveux blonds de la petite tête quand elles furent seules avec lui, à Beaubocage, dans la chambre de la tourelle, sur les murs blancs de laquelle les yeux de Cydalise s’étaient ouverts presque chaque matin pendant toute la durée de sa pure et monotone existence.

« Pourquoi tu pleures, madame ? demandait l’enfant à sa grand-mère, pendant que celle-ci le serrait dans ses bras en l’inondant de larmes ; qu’est-ce qu’on a fait à papa… et à maman aussi ? Elle est partie, mais elle m’a dit qu’elle reviendrait tout de suite… tout de suite ! Et puis, il s’est passé des jours, et après, on a enfermé papa dans sa chambre en me défendant d’y aller, et maman n’est pas revenue, bien que j’aie prié la bonne Sainte Vierge pour qu’elle revînt.

— Cher enfant, ton père et ta mère sont dans un monde meilleur que celui-ci, où ils ont eu tant de chagrin, lui répondait Mme Lenoble.

— Oui, ils avaient bien souvent du chagrin, murmura l’enfant d’un air pensif ; c’était à cause de l’argent ; mais, alors, quand ils n’avaient pas d’argent, maman pleurait et elle m’embrassait, et elle embrassait papa, et mon bon papa nous embrassait tous les deux, et nous finissions toujours par être heureux. »

François Lenoble se trouvait heureusement absent ce jour-là.

Les femmes se laissèrent aller librement à leur douleur, mais ce fut un chagrin mêlé d’une joie étrange, amère, qui était presque du bonheur.

Le seigneur de Beaubocage avait été dîner, comme cela lui arrivait souvent, chez son vieil ami le baron Frehlter, car le manquement à la parole donnée, qui avait séparé pendant tant d’années le père et le fils n’avait pas brouillé les deux amis ; le baron avait même été assez généreux pour plaider la cause du banni.

« L’homme n’est pas maître de ses affections, mon ami, insistait-il, et il y a eu plus de loyauté de la part de votre fils de manquer à sa parole avant le mariage qu’après. »

Mlle Frehlter, du reste, n’avait nullement manifesté qu’elle eût le cœur brisé : elle avait été passablement indignée et s’était montrée moins tolérante que jamais envers le curé et le chien de sa mère pendant sa courte période de deuil.

Elle avait néanmoins recouvré très vite sa bonne humeur en se voyant courtisée par un jeune sous-lieutenant de cavalerie qui était en garnison à Vire, le rejeton d’une plus grande maison que celle des Lenoble, et dont la bonne tournure ainsi que le haut lignage avaient en définitive prévalu auprès du baron.

Ce dernier n’avait pas une trop bonne opinion du gendre qu’on voulait lui imposer, mais la tranquillité était, avec une quantité illimitée de tabac à fumer, le plus grand bien auquel aspirait son esprit germanique ; et pour sa tranquillité dans le présent, il se trouva disposé à hasarder le bonheur de sa fille dans l’avenir.

« Celui-là est très brillant, disait-il en parlant M. de Nérague, le jeune lieutenant, mais ce n’est pas un garçon solide comme Gustave. Votre fils est honnête, franc, c’est un brave cœur. C’est pour cela que j’aurais voulu lui donner Madelon. Mais c’est la Providence qui dispose, comme nous le dit souvent le bon abbé Saint-Velours, et il faut savoir nous résigner. Le jeune de Nérague plaît à ma fille, et il faut que j’en passe par là ; bien que pour moi il sente trop la caserne, mon ami. »

Cette odeur de caserne qui distinguait le sous-lieutenant Paul de Nérague devint plus odieuse après son mariage avec la vertueuse Madelon, lorsqu’il fut établi, niché, comme il appelait cela, dans un très confortable, bien qu’un peu sombre, appartement à Cotenoir.

Son goût pour le sexe, comme il disait, sa facilité à inviter tout le régiment à dîner, à souper, à prendre des grogs, de la bière chez le beau-père, ses façons cavalières avec les servantes qu’il embrassait comme du pain dans les couloirs, disant que c’était pour le principe, la franchise tapageuse de ses allures frappèrent de stupeur Mme Frehlter et sa fille.

Aussi la vieille dame fut-elle enchantée d’apprendre que le régiment du turbulent Paul s’en allait guerroyer en Afrique.

La vertueuse Madelon était trop stoïque pour pleurer son époux ; mais, malgré son stoïcisme, elle ne fut pas à l’abri des mortelles atteintes de la jalousie, et elle ne pouvait écarter de son esprit des visions de demoiselles plus ou moins voilées de l’Orient assiégeant le cœur trop inflammable du lieutenant de Nérague.

Le jeune officier était encore absent à l’époque où Cydalise revint de Rouen avec l’enfant de son frère.

Le petit garçon dormait paisiblement dans un berceau à côté du lit de sa tante (ce berceau avait été celui de son père trente ans auparavant), lorsque Lenoble revint ce soir-là de Cotenoir.

Ce fut seulement le lendemain qu’il vit l’enfant.

Il avait fait sa tournée ordinaire du matin dans le verger et le jardin, lorsque, en entrant dans le salon, il aperçut le petit enfant, assis à côté du fauteuil de sa mère jouant avec des dominos.

Quelque chose, peut-être la ressemblance avec son fils, l’habillement noir du petit, car Cydalise avait trouvé moyen de lui procurer un costume de deuil convenable, frappa subitement le cœur du vieillard.

« Quel est cet enfant ? demanda-t-il avec une étrange vivacité.

— Le fils unique de ton fils Gustave, répondit doucement sa femme. Son fils orphelin. »

François Lenoble la regarda, puis ensuite l’enfant.

Il essaya de parler, il ne le put pas ; il fit un signe de tête, puis s’affaissa lourdement dans un fauteuil, en sanglotant tout haut.

Jusqu’à ce moment, nul ne l’avait jamais vu pleurer le fils qu’il avait chassé de sa maison, et, à ce qu’il semblait, chassé également de son affection.

Jamais un soupir n’avait trahi la profondeur de la blessure qu’il avait endurée silencieusement, obstinément, pendant tant d’années.

Les deux femmes le laissèrent donner libre cours à sa douleur, sans chercher à lui offrir de vaines consolations : elles restèrent debout, près de lui, le plaignant en silence.

Le petit garçon ouvrit de grands yeux étonnés, et enfin se glissa jusque dans les bras du père accablé.

« Pourquoi pleurez-vous, pauvre homme ? lui demanda-t-il ; vous n’avez pas perdu, comme moi, votre papa et votre maman ? Laissez-moi rester seul avec vous, je serai votre petit garçon, voulez-vous ?… Elle m’a dit de vous dire cela, ajouta-t-il en indiquant Cydalise. Je l’ai bien dit, n’est-ce pas ? demanda-t-il à celle-ci. Je crois que je vous aimerai parce que vous ressemblez à mon papa, bien que vous soyez plus vieux et plus laid, » conclut le petit avec une naïveté d’ange.

Le seigneur de Beaubocage fit un effort pour surmonter sa douleur.

Beaubocage !… Cotenoir !…

Ah ! combien ces deux noms, si magiques autrefois, lui parurent vains, insignifiants, aujourd’hui que la vie de son fils avait été sacrifiée à une aussi méprisable ambition, à une passion aussi mesquine !

Il prit l’enfant sur ses genoux et l’embrassa tendrement.

Sa pensée se reporta de vingt-cinq ans en arrière, pendant que ses lèvres pressaient la charmante petite tête, il croyait voir son propre fils, ce fils qu’il avait chassé, mêlant ses doux cheveux avec sa rude barbe grise.

« Mon enfant, murmura-t-il doucement, ma seule crainte est de t’aimer trop, d’avoir pour toi autant de faiblesse et d’indulgence que j’ai eu de rigueur pour ton père. Rien n’est plus difficile à l’humanité que de rester dans les limites de la justice. »

Il parlait à lui-même plutôt qu’à l’enfant.

« Dis-moi ton nom, mon petit ? demanda-t-il après quelques instants de pensive méditation.

— J’ai deux noms, monsieur.

— Il faut que tu m’appelles grand-papa. Quels sont ces deux noms ?

— François-Gustave.

— Je t’appellerai Gustave.

— Mais papa m’appelait toujours François ; maman disait que c’était le nom d’un homme cruel, mais papa disait qu’il aimait ce nom-là.

— Ah ! assez, mon petit !... s’écria tout à coup le maître de Beaubocage ; tu ne sais pas à quel point tu enfonces le poignard dans mon pauvre vieux cœur. »

CHAPITRE III

GUSTAVE II

Le petit Gustave ne fit que croître et embellir.

Peu d’enfants ont la chance d’être entourés d’autant d’affection, bien que, pour un grand nombre, le printemps de la vie soit fertile en boutons de tendresse.

Son existence semblait vouée au bonheur.

Il avait apporté l’espérance, une sorte d’expiation et les plus douces distractions dans la paisible famille de Beaubocage, et à mesure qu’il grandissait, passait de l’enfance à la jeunesse, de la jeunesse à l’âge viril, il sembla au ménage que le premier Gustave ne leur eût jamais été enlevé.

La fable orphéique de Zagrée se reproduit souvent dans les familles : un objet d’affection perdu est remplacé par un autre, et il vient un moment où il est presque difficile d’établir une distinction entre l’image de la personne absente et celle du cher remplaçant.

Lenoble et sa femme jouirent d’une verte vieillesse, l’affection de leur petit-fils rendit douce pour eux la coupe de la vie jusqu’à complet épuisement.

Il est heureusement des natures que les excès de la bonté ne sauraient gâter, des fleurs luxuriantes qui acquièrent la force et la splendeur, sous l’influence de cette chaleur tropicale d’affection.

Gustave Deux possédait toutes les nobles qualités de Gustave Premier : franc, généreux, brave, constant, tendre, gai, il paraissait, aux yeux affaiblis de ses bienveillants parents, aussi parfait qu’un jeune Apollon, aussi courageux qu’Hercule.

Les choses que notre cœur aveugle a si passionnément désirées arrivent quelquefois alors que le désir a cessé d’exister.

Il en fut ainsi à l’égard de l’ambition de Lenoble ; il vécut assez longtemps pour voir les terres de Cotenoir et de Beaubocage réunies dans la personne de son petit-fils, qui épousa Clarisse, le seul enfant encore existant de M. et de Mme de Nérague.

Deux fils et une fille étaient nés à Cotenoir ; mais les fils moururent tout jeunes, et la fille elle-même, bien que regardée comme une plante florissante dans ce pauvre et chétif jardin, n’était qu’une très fragile enfant.

Les deux vieillards de Beaubocage survécurent de quelques années au seigneur et à la châtelaine de Cotenoir ; ils survécurent également au fier lieutenant, qui fut tué en Algérie avant d’avoir obtenu les épaulettes de capitaine.

François vit, avant de mourir, son petit-fils établi à Cotenoir. Il expira la main dans celle de Gustave, et, dans le trouble d’esprit de la dernière heure, il crut voir en lui le fils qu’il avait renié.

« Quelle est cette porte qui vient de se fermer ? demanda-t-il vivement à voix basse. Qui prétend que j’ai chassé mon fils… mon seul fils ?... c’est faux !… Je ne puis pas l’avoir fait !… Écoutez !… La porte se ferme encore… elle résonne comme une porte de tombeau. »

Après cela, il s’assoupit un peu et se réveilla ensuite le sourire sur la figure.

« J’ai rêvé de ton père, Gustave, dit-il avec calme. Je le voyais entouré d’une auréole de lumière, il m’embrassait et me pardonnait.

Telle fut sa fin ; la fidèle épouse ne tarda pas à suivre son mari dans la tombe, et il n’y eut plus alors à Beaubocage qu’une placide vieille fille, Mlle Cydalise, adorée de tous à dix lieues à la ronde ; une abbesse laïque, une sœur de charité, moins le costume, une exquise créature qui ne vivait que pour faire le bien.

 

Dix années s’écoulèrent, après lesquelles M. Lenoble de Cotenoir resta veuf, avec deux belles jeunes filles qui étaient en pension dans un couvent situé dans l’un des faubourgs de Vire, et un turbulent garçon au collège, à Rouen.

Gustave n’avait jamais exercé aucune profession : la terre de Beaubocage lui avait assuré le nécessaire, grâce à la sagesse avec laquelle ce petit domaine avait été administré par ceux qui l’aimaient.

Son mariage lui avait procuré la fortune : il n’avait donc éprouvé aucun besoin d’avoir un état. Pour lui l’existence avait été préparée comme un parterre de fleurs hollandais.

Il n’avait qu’à jouir de la vie à Cotenoir, surveiller ses propriétés, fumer sa pipe, comme l’avait fait le baron Frehlter, être bon pour sa femme, affectueux pour ses enfants.

Cette dernière partie de ses devoirs était dans la nature de Lenoble ; il ne lui aurait pas été possible d’être autre chose que bienveillant pour les femmes et pour les enfants.

Sa femme, presque toujours malade, le citait comme le modèle des époux : c’était Gustave qui roulait son sofa d’une chambre à une autre, Gustave qui préparait ses médicaments, Gustave dont les mains soigneuses disposaient les oreillers, les rideaux.

La pauvre femme vécut et mourut en se croyant la plus heureuse des épouses… elle prenait la bonté pour de l’amour.

Lenoble supporta la perte de sa femme avec une résignation chrétienne ; il fut affligé qu’elle fût enlevée de si bonne heure à cette demeure qui lui appartenait de droit ; mais se laisser emporter par le chagrin ou le sentiment d’une irréparable perte, n’était pas dans la nature de ce cœur courageux.

Quelquefois il se reprochait son manque de sensibilité, mais en réalité Mme Lenoble, la jeune, n’avait jamais été qu’une complète nullité.

Sa mort ne laissa aucune place vide, ses enfants s’aperçurent à peine qu’elle leur manquait : le père était tout pour eux.

Gustave s’était marié à l’âge de vingt ans ; il était âgé de vingt-neuf ans lorsque sa femme mourut. Sa fille aînée, Clarisse, avait huit ans ; la seconde, Madelon, sept ; le garçon, un jeune enfant gâté de cinq ans, n’allait pas encore au grand collège de Rouen.

Mais en 1865, Mlle Clarisse avait atteint l’âge de quinze ans, et était d’une très jolie force sur le piano, d’après ce que disaient à son père les religieuses du Sacré-Cœur, près de Vire.

Mlle Madelon, qui approchait de son quatorzième anniversaire, était également une très agréable pianiste, en même temps qu’un petit prodige de savoir et de bonté, toujours suivant les rapports des religieuses au maître de Cotenoir.

Les demoiselles de Cotenoir étaient très haut placées dans l’estime de leurs maîtresses et de leurs compagnes ; elles étaient une sorte de noblesse, et dans leur simplicité d’esprit ces supérieures du couvent parlaient avec quelque orgueil de ces jeunes personnes aux étrangers qui venaient visiter leur établissement.

Il y avait des brebis galeuses, même dans le couvent du Sacré-Cœur, des demoiselles marquées d’un signe qui voulait dire « dangereuses ».

Heureusement pour Gustave, ses filles étaient parmi les plus sages, les plus studieuses ; elles ne lui causèrent aucun tourment, si ce n’est toutefois à propos de son château.

« C’est bien ennuyeux et bien triste de demeurer à Cotenoir, papa, disaient-elles, bien que tu sois toujours bien bon pour nous. Beaubocage est une habitation plus agréable. À Cotenoir, quand tu es sorti, il n’y a personne à qui l’on puisse parler. Nous n’avons jamais eu l’occasion de faire des petites parties, des excursions au-dehors, aucun de ces plaisirs dont nos compagnes nous parlent souvent et qui nous font joliment envie. »

C’était là le thème habituel des lamentations de Clarisse et Madelon, et le père ne savait comment s’y prendre pour que Cotenoir fût une résidence agréable.

Ses filles ne pouvaient se plaindre, car il était toujours aux ordres de leurs moindres caprices, mais il y avait cependant un élément qui manquait à leur bonheur, et Lenoble s’apercevait que c’était celui-là.

La vie à Cotenoir était décousue et désordonnée, faite de pièces et de morceaux, de demi-résolutions, de projets commencés, laissés, repris, n’aboutissant à rien.

Le bon génie, l’ange d’une maison, l’ordre manquaient à ce domaine ; ce n’était que gaspillage, malpropreté, dégradation dans le vieux château : vieux domestiques trop faibles ou trop paresseux, se plaignant, n’en faisant qu’à leur tête ; vieux fournisseurs se prévalant d’abus existant depuis des années et admis pendant si longtemps qu’ils étaient devenus des droits.

Les serviteurs à Cotenoir faisaient exactement ce qu’ils voulaient depuis la mort de Mme de Nérague, arrivée deux ans avant celle de sa fille Clarisse.

La pauvre Clarisse, toujours souffrante, avait été tout à fait hors d’état de surveiller sa maison et depuis qu’elle n’était plus là, la santé trop faible de Cydalise ne lui avait pas permis d’agir avec autorité.

Il est probable d’ailleurs que le personnel de Cotenoir eût absolument refusé de se soumettre à l’intervention de Beaubocage.

Il arriva ainsi que les choses s’arrangèrent comme elles voulurent dans le château et y restèrent en quelque sorte à l’abandon.

Il n’y a rien de plus coûteux que le désordre.

Et Gustave finit par s’apercevoir qu’avec un maximum de dépenses, il n’avait qu’un minimum de bien-être.

En attendant, la bonne vieille tante de Beaubocage donnait à ses nièces beaucoup de précieux avis pour le temps où elles seraient assez âgées pour prendre la direction de la maison de leur père.

La bonne dame, désintéressée pour elle-même, avait acquis à ses dépens une rude expérience dans l’art domestique. Dieu et sa mémoire seuls se rappelaient les petites rapines, les petites privations, les étroits calculs qui lui avaient permis de grappiller quelques sous pour les envoyer à son frère exilé.

LIVRE TROISIÈME

LA HORATIADE

CHAPITRE I

COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF

Paget poursuivit son chemin jusqu’à Rouen, tranquillement, sans enthousiasme, après avoir quitté son jeune ami Valentin à la station du Pont de Londres qui conduit à Brighton.

Il partait pour une entreprise aussi difficile que la conquête de la Toison d’Or, par Jason et ses Argonautes.

Le brave capitaine était un chevalier du tapis vert, suffisamment audacieux dans les croisades diplomatiques de l’intrigue, mais nullement désireux de hasarder sa vie dans la mêlée d’un champ de bataille.

Si le Destin avait permis au blasé Horatio, de choisir son propre sort, il eût de beaucoup préféré vivre dans le voisinage immédiat de Saint James depuis le premier jusqu’au dernier jour de la saison à Londres, dîner savamment à l’un des vieux clubs, fumer de bons cigares et rester chez lui.

Il était par nature flâneur, phraseur, chercheur de plaisirs aristocratiques ; il n’était pas seulement incapable de penser d’une façon un peu haute, mais il ne croyait pas même aux pensées élevées et se souciait des principes comme de Colin-Tampon.

Il mesurait l’univers à l’aune étroite de sa propre petitesse.

Pour lui, César n’était qu’un brigand impérial, Cicéron un agitateur hypocrite.

Pour lui, tous les grands guerriers n’étaient que des ambitieux avides, tous les hommes en place d’heureux parvenus, tous les réformateurs des gens qui ne songeaient qu’à eux-mêmes.

Non que Paget eût désiré qu’il en fut autrement : dans sa république idéale, la générosité, le désintéressement lui eussent paru plus nuisibles qu’utiles.

Devant les vices de ses concitoyens, le diplomatique Horatio était très fort, mais un adversaire inattendu, à la vertu intraitable, n’eût pas tardé à le faire échec et mat sur l’échiquier de la vie.

La nécessité de pourvoir aux besoins de son existence avait été la considération dominante de sa vie depuis le temps où il jouissait d’une popularité subalterne dans un régiment d’élite, où il était admiré pour l’aisance de ses manières, sa bonne tournure, respecté par ses inférieurs à cause de sa naissance ; pourvu de tout, excepté de cette vile poussière sans laquelle la vie des quartiers de l’Ouest de Londres est une illusion.

Le flibustier de la civilisation, l’homme réduit à vivre des ressources de son imagination est sujet à d’étranges fluctuations de prospérité et d’adversité. C’est le mineur, le chercheur d’or, et de même qu’il est des instants où sa pioche frappe tout à coup sur un riche filon, il est de pénibles intervalles pendant lesquels sa pelle ne retourne que de la terre, où la fin de chaque journée de travail ne lui laisse d’autre résultat que la fatigue, l’accablement, lorsqu’il se traîne vers sa misérable hutte à la nuit tombante.

Pendant quelques mois, Paget avait trouvé en Sheldon un très utile auxiliaire.

L’agent de change avait été le secret fondateur de deux ou trois sociétés en commandite, bien qu’aux yeux du public il n’en fût que l’un des directeurs ; et pour la formation de ces compagnies, Horatio avait été un docile instrument qu’il avait libéralement rémunéré.

Malheureusement, une occupation aussi productive que celle de promoteur ne peut pas toujours durer, ou plutôt ne peut pas toujours rester entre les mains des mêmes individus : l’esprit humain est naturellement imitatif, et les plagiats du commerce sont infiniment plus audacieux que les petits larcins de la littérature.

Le marché des sociétés en commandite devint chaque jour plus encombré.

Sheldon n’eût pas plutôt mis à flot sa Compagnie du Blanchissage non destructif, dont l’admirable organisation devait offrir toute garantie contre l’emploi de chlorure de chaux et autres agents de dévastation, qu’une puissance rivale lança une autre affaire, sous le titre de : l’UNION FAIT LA FORCE, Compagnie du Blanchissage domestique, avec un professeur de chimie spécialement chargé comme inspecteur de la surveillance des cuviers.

Il en résulta qu’après avoir, à son grand profit, monté trois entreprises de ce genre, Sheldon jugea qu’il était temps d’abandonner le combat et d’attendre un moment plus propice pour exercer de nouveau ses facultés commerciales.

Les rapports du capitaine avec l’agent de change ne se terminèrent cependant pas avec la cessation de ses fonctions de secrétaire, d’homme de paille, et de promoteur.

L’agent trouvé, jusqu’alors habile et, en apparence, digne de confiance, ce qui était un point important, car nul n’a autant besoin de gens discrets qu’un fripon, Philippe se résolut à confier à Horatio la conduite d’une affaire plus délicate qu’aucune transaction commerciale.

Après la découverte du télégramme envoyé par son frère à Valentin et la découverte ultérieure de l’avis relatif à la fortune non réclamée de John Haygarth, récemment décédé, Sheldon n’avait pas perdu de temps pour organiser ses plans à l’effet de travailler aux dépens de son frère à sa propre fortune.

« George a refusé de m’admettre pour une part dans ses chances lorsque j’étais disposé à l’aider, pensa Philippe ; il ne tardera pas à s’apercevoir que j’ai su pénétrer ses secrets et qu’il eût joué un meilleur jeu s’il eût consenti à m’associer à son affaire. »

Une vie exclusivement consacrée à ses intérêts avait donné à Sheldon une intelligence très éveillée de tout ce qui dans le présent ou l’avenir, pouvait être un moyen de gagner de l’argent.

Les syllabes brisées du télégramme, trahies par la feuille d’un papier buvard, lui avaient appris beaucoup de choses.

Elles lui avaient dit qu’il y avait un certain Goodge, dans la ville de Ullerton, qui possédait des lettres d’une assez grande valeur aux yeux de George pour qu’il les fît acheter par son agent Valentin.

Les lettres, pour lesquelles George était disposé à donner de l’argent, ne pouvaient manquer d’être d’une importance considérable, vu que l’argent était une denrée très rare chez ce chasseur d’héritages inconscients.

De plus, une transaction qui occasionnait l’emploi d’un intermédiaire aussi coûteux que le télégraphe électrique, au lieu de faire simplement usage de la poste aux lettres, pouvait très bien être regardée comme extrêmement intéressante.

Les lettres en question, il est vrai, avaient peut-être rapport à quelque autre affaire que celle de John Haygarth ; car il était très admissible que l’homme à projets de Gray’s Inn eût d’autres fers au feu ; mais cette considération parut sans importance à Sheldon.

Si les lettres ou les renseignements qu’elles contenaient devaient, suivant toute probabilité, être utiles à George, elles ne pouvaient manquer de lui être utiles à lui-même.

Si George trouvait que la chose valait la peine d’employer un agent à Ullerton, pourquoi lui, Philippe, n’aurait-il pas également un agent dans la même ville ?

Le risque pécuniaire qui, pour George, pouvait être une affaire sérieuse, n’était qu’une bagatelle pour Philippe, qui avait des fonds à sa disposition, ou dans tous les cas, la facilité de disposer de beaucoup d’argent.

En général, la chasse aux héritages paraissait à l’agent de change un genre d’affaires très vague et très chanceux, comparé à ses spéculations ordinaire ; mais il savait que d’autres avaient gagné de l’argent de cette façon, et toute affaire qui rapportait quelque chose lui paraissait digne de son attention.

Indépendamment de cela, l’idée de couper l’herbe sous les pieds de son frère avait pour lui un certain attrait.

George l’avait offensé en plus d’une occasion depuis… eh bien ! depuis la mort de Halliday.

Sheldon lui avait gardé rancune et était résolu à se venger à la première occasion.

Il lui sembla que cette occasion était venue, et Philippe n’était pas de ces hommes qui restent frissonnants sur la grève lorsque le flot de la fortune arrive à eux.

Sheldon lança sa barque sur les eaux montantes, et, deux heures après sa découverte dans le bureau du télégraphe, il était enfermé avec Paget dans le petit boudoir de celui-ci, prenant les arrangements nécessaires pour le voyage du capitaine à Ullerton.

Que le capitaine fut l’homme qu’il lui fallait, Sheldon n’avait pas été long à s’en apercevoir.

« Il connaît Haukehurst et saura percer à jour ses machinations mieux qu’un étranger, » s’était dit l’agent de change pendant que son cab roulait rapidement vers Chelsea.

L’empressement avec lequel Paget consentit à se charger de la mission fut très agréable à son patron.

« C’est une affaire dont le succès dépend du plus ou moins de rapidité dans l’exécution, dit Sheldon ; par conséquent, puisque vous consentez à vous en charger, il faut que vous partiez pour Ullerton à deux heures, par le train de grande vitesse. Vous avez juste le temps de jeter dans votre sac de voyage vos rasoirs et une chemise blanche. J’ai une voiture à la porte, avec un bon cheval, qui vous conduira à la station en une demi-heure. »

Le capitaine fut prompt.

Sa chambre à coucher était une petite pièce derrière le parloir ; il y entra pour faire son paquet, tout en continuant de causer avec celui qui l’employait.

« Si vous arrivez sur le terrain assez à temps, vous pourrez obtenir de jeter un coup d’œil sur les lettres avant qu’elles soient livrées à Haukehurst, ou bien vous pourrez mettre une enchère sur lui, dit Sheldon ; mais n’oubliez pas que, quoi que vous fassiez, il faut agir de manière à ce que ni Haukehurst ni George ne s’aperçoivent de nos démarches. S’ils se doutaient une fois que nous sommes sur leurs traces, nous perdrions toutes nos chances, car ils ont des renseignements et nous n’en avons pas ; ce n’est qu’en les suivant de près que nous pouvons espérer en obtenir.

— Cela est entendu, répliqua le capitaine, son sac de nuit à la main. Je m’en tiendrai aussi près que possible, vous pouvez y compter. Ce ne sera pas ma faute si Valentin me voit ou entend parler de moi. À propos, j’aurai besoin d’argent. Dans ces sortes d’affaires, on ne peut pas faire un pas sans avoir la main à la poche.

— Je sais parfaitement cela. Je me suis arrêté en venant à la Banque Unitas, où j’ai pris quarante livres. Vous pourrez suborner bien des gens avec quarante livres dans une ville comme Ullerton. Ce que vous avez principalement à faire est d’avoir l’œil sur Haukehurst et de suivre toutes les voies de renseignements qu’il ouvrira pour vous. Il a le fil du labyrinthe, ne l’oubliez pas, la pelote de coton que la jeune femme donna au Romain. Tout ce que vous pouvez faire de mieux est de vous attacher à lui et de le prendre pour conducteur, continua Sheldon en consultant sa montre. Cette question des lettres sera difficile ; car nous avons là les chances contre nous ; il est plus que probable que les papiers auront changé de mains avant que vous puissiez arriver à Ullerton. Mais, si vous ne pouvez pas acheter les lettres, vous pourrez acheter les renseignements qu’elles contiennent, et ce sera alors ce qu’il y aura de mieux à faire. Votre premier soin sera de découvrir ce Goodge. Dans une petite ville comme Ullerton tout le monde se connaît ; vous devez donc y parvenir sans difficulté. Quand vous verrez Goodge, vous jugerez comment il convient d’agir avec lui. Je vous laisse le soin de vous y prendre, à cet égard, comme vous l’entendrez. Vous êtes un homme d’expérience, et vous saurez comment entortiller le gentleman, quel qu’il puisse être. Et maintenant fermez votre sac pour filer au plus vite. Vous n’avez plus que le temps. Voici votre argent… Trois banknotes de dix livres et deux de cinq… Bon voyage… Adieu. »

CHAPITRE II

CORRESPONDANCE

Horatio Paget à Philippe Sheldon
 

« Hôtel Royal, Ullerton, 7 octobre 186…

« Mon cher monsieur,

« Je suis arrivé hier au soir juste à temps pour me jeter dans les jambes de Haukehurst, sur la plate-forme, ce qui était une rencontre assez agaçante pour un début.

« Il partait pour le Nord par le train même qui m’a amené de Londres.

« Ce train ne s’arrête qu’à trois stations après Ullerton : Slowport, Black Harbour, et Manchester.

« Je tâcherai de savoir dans laquelle de ces trois villes Haukehurst s’est arrêté.

« Il y avait quelque chose de très agréable à le voir partir par ce train : cela me laissait le champ libre pour mes opérations.

« Je n’ai éprouvé aucune difficulté en ce qui concerne la découverte de Goodge, le Goodge dont nous avions besoin, et à huit heures, j’étais confortablement assis dans le parloir de ce gentleman, examinant l’affaire des lettres.

« Vous m’accorderez, j’espère, que c’est aller vite en besogne pour un homme qui n’est plus de la première jeunesse.

« M. Goodge est un pasteur méthodiste, une espèce d’individus que j’ai toujours détestée.

« Je l’ai trouvé particulièrement sensible à l’influence de l’argent.

« Je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai eu soin de lui cacher mon identité à ce personnage.

« J’ai hardiment pris sur moi d’emprunter le nom d’une association de sollicitors établie depuis longtemps à Londres, et pendant toute l’entrevue j’ai affecté un ton assez hautain.

« J’ai déclaré à M. Goodge que le jeune homme dont il avait reçu la visite à propos de certaines lettres relatives aux affaires de la famille Haygarth, et tout de suite j’ai vu sur la figure de M. Goodge que j’étais en bonne voie, était une personne peu recommandable, se faisant le complice d’une manœuvre combinée pour porter préjudice à l’un des respectables clients de notre maison. Les mots « maison et de « notre » ont été d’un effet magique sur le pasteur méthodiste.

« Comme vous voyez, mon cher monsieur, cette sorte d’affaire ne pouvait être conduite que par un gentleman.

« Les diplomates vulgaires savent rarement comment commencer et ne savent jamais où ils doivent s’arrêter.

« Dans la circonstance actuelle, après cinq minutes de conversation, le pauvre méthodiste était convaincu de mon importance individuelle et collective.

« Mais cela a trop l’air de faire mon éloge ; en conséquence, passons à autre chose, comme dit le poète.

« Quelques mots de plus rendirent M. Goodge très malléable.

« J’appris de lui que Haukehurst s’était présenté en qualité de clerc attitré de votre frère, mais sous son propre nom.

« C’est un premier point de gagné, puisque cela m’assure que Valentin ne se cache pas ici sous un nom supposé, ce qui me permettra d’agir en conséquence pour la suite des renseignements que j’ai à prendre sur lui.

« Il m’indiqua également l’endroit où résidait Haukehurst lorsqu’il était à Ullerton.

« Il est descendu dans une petite hôtellerie appelée Le Cygne noir.

« Il paraît que cet homme, ce Goodge, possède un paquet de lettres écrites par une certaine Mme Rebecca Haygarth, femme d’un nommé Matthieu Haygarth.

« Il reste à découvrir le lien de parenté entre ce Matthieu et l’ab intestat.

« Il doit être évidemment l’un des anneaux sérieux de la chaîne, sans quoi votre frère ne chercherait pas à se procurer ces lettres.

« Je ne veux pas vous fatiguer avec les détails de notre conversation. En gros, elle se résume à ceci : Mr. Goodge avait pris l’engagement de livrer les lettres de Mme Haygarth, au nombre de quarante ou environ, à Haukehurst ; coût vingt livres sterling.

« Elles seraient déjà entre les mains de Valentin si M. Goodge ne se fût refusé à s’en séparer autrement qu’en échange de la somme.

« Avec vingt livres, je l’ai amené à me laisser lire toutes les lettres et à m’en laisser prendre dix à mon choix.

« Ce ne fut pas sans discussion que j’arrivai à conclure ce marché, mais il me parut certainement avantageux.

« J’ouvris le paquet çà et là et restai jusqu’à six heures du matin, assis dans le parloir de M. Goodge, à lire les lettres de Mme Haygarth ; une très fatigante occupation pour un homme de mon âge.

« L’hospitalité de M. Goodge s’est bornée à une tasse de café, et quel café !

« Je me rappelle le moka que j’avais l’habitude de prendre chez Arthur, il y a trente ans, un breuvage de Prométhée qui illuminait la plus sombre tabagie d’un éclair d’esprit ou d’un rayon d’inspiration.

« Je vous envoie, ci-joint, les dix lettres que j’ai choisies.

« Elles me paraissent indiquer assez clairement l’histoire de Mme Haygarth et de son mari ; mais il y a évidemment quelque chose de mystérieux dans l’existence du mari.

« C’est une question qui reste à examiner.

« Tout ce que j’ai à faire pour le présent est de vous tenir aussi bien renseigné que votre frère.

« Vous trouverez peut-être que les lettres ci-jointes, lesquelles sont certainement la crème de la correspondance, et les notes que j’y ai ajoutées, au sujet des lettres restantes, valent à peine ce que je les ai payées.

« Tout ce que je puis répondre à cela, c’est que vous avez obtenu plus pour votre argent que votre frère pour le sien.

« L’hôtel dans lequel j’ai établi mon quartier général n’est qu’à quelques pas de distance de l’hôtellerie plus modeste où est descendu Haukehurst.

« Il doit venir aujourd’hui chez Goodge pour les lettres, par conséquent il n’a pas dû aller bien loin.

« J’ai appris que le nom de Haygarth n’est pas inconnu dans cette ville, attendu qu’il y a une famille de Judson dont quelques membres s’appellent Haygarth-Judson.

« J’ai l’intention d’inviter mon hôtelier, un homme très supérieur à sa position, à déguster avec moi une bouteille de vin, après que j’aurai pris ma côtelette, ce soir, et j’espère obtenir de lui quelques renseignements.

« En attendant, je resterai enfermé dans ma chambre.

« Il est de la plus grande importance que Haukehurst ne me voie pas.

« Je ne crois pas qu’il m’ait reconnu sur la plate-forme hier au soir, bien que nous fussions aussi près l’un de l’autre que nous pouvions l’être.

« Dites-moi ce que vous pensez des lettres, et croyez-moi, mon cher monsieur, votre tout dévoué,

H. N. C. PAGET

 

M. Philippe Sheldon, etc. etc. »

 

Philippe Sheldon à Horatio Paget
 

« Bayswater, 8 octobre 186…

« Cher Paget,

« Les lettres sont mystérieuses, et je ne vois pas clairement de quel avantage elles peuvent être pour moi ; mais j’approuve complètement ce que vous avez fait.

« Je vous donne carte blanche pour continuer de vous diriger d’après vos propres lumières.

« Tout à vous.

« P. S. »

 

Horatio Paget à Philippe Sheldon
 

« Hôtel Royal, Ullerton, 9 octobre 186…

« Mon cher monsieur,

« La culture de mon hôtelier a été très productive.

« Cet hôtel est le plus ancien de la ville et a été tenu en ligne directe par la même famille, de père en fils, depuis le temps de George II.

« Le grand-père du propriétaire actuel a conversé avec les officiers de Williams, duc de Cumberland, honoré par ses contemporains du sobriquet de Williams-le-Boucher.

« J’ai été obligé d’entendre et de trouver charmantes un grand nombre d’histoires au sujet de Williams-le-Boucher, avant de pouvoir amener mon hôte à la question des Haygarth ; mais il n’était pas plus bavard que beaucoup d’hommes avec lesquels je me suis rencontrés dans les dîners, à l’époque où les cercles les plus distingués étaient ouverts à votre très humble serviteur.

« La famille Haygarth, dont l’ab intestat, John Haygarth, est le dernier descendant mâle, habite depuis très longtemps cette ville où elle s’est enrichie en faisant le commerce de l’épicerie, dans un magasin situé à trois cents mètres au plus de la chambre dans laquelle je vous écris.

« Ce bâtiment, encore debout, est curieux par ses vieilles constructions.

« Le dernier des Haygarth qui a tenu cette maison était un Jonathan, dont le fils, Matthieu, a été le père du révérend John Haygarth, décédé dernièrement sans testament.

« Vous reconnaîtrez ainsi que les lettres dont je vous ai fait l’envoi ont beaucoup d’importance, puisqu’elles se rapportent entièrement à ce Matthieu, père de notre intestat.

« Je me suis ensuite informé de la famille Judson, qui descend, à ce qu’il paraît, d’une certaine Ruth Haygarth, mariée à Peter Judson.

« Cette Ruth Haygarth, dont il est question dans les lettres de Matthieu, était son unique sœur ; par conséquent, la tante de l’ab intestat.

« Il appert de cela que c’est dans cette famille Judson que nous devons naturellement chercher celui qui a droit à la fortune du John Haygarth décédé.

« Pénétré de cette conviction, j’ai continué d’interroger mon hôtelier, avec beaucoup de précaution, au sujet de la filiation etc., de la famille Judson.

« Entre autres questions, je lui ai demandé, en affectant une complète indifférence, s’il avait jamais entendu dire que les Judson s’attendissent à hériter de quelques biens venant de la famille Haygarth.

« Cette question, indifférente en apparence, a amené un renseignement qui me paraît avoir une très grande importance.

« Un certain Théodore Judson, avoué en cette ville, prétend être l’héritier légal des Haygarth ; mais, avant qu’il puisse faire valoir sa prétention, il faut qu’il produise la preuve du décès, sans héritiers, d’un Peter Judson, l’aîné des petits-fils qui ont survécu au fils de Ruth Haygarth, un assez mauvais drôle.

« S’il vit encore, il est présumé être quelque part dans l’Inde, où il est allé comme subrécargue d’un navire de commerce, vers l’année 1841.

« Ce personnage a sur la succession un droit qui passe avant celui de Théodore Judson.

« J’en conclus que ledit Théodore, en sa qualité d’avocat, fera probablement les choses secundum artem, et doit être occupé à faire son possible pour se procurer la preuve nécessaire.

« En attendant, il se trouve les mains liées, et l’ensemble de l’affaire me paraît dans de charmantes conditions pour prêter à la spéculation.

« Mon opinion est donc que votre frère a réellement cette fois rencontré quelque chose de bon et de sérieux.

« Je suis seulement surpris que, au lieu de laisser son agent Haukehurst perdre son temps à courir après de vieilles lettres qui semblent sans importance pour la preuve à fournir, il n’envoie pas Valentin dans l’Inde à la poursuite de Peter Judson qui, s’il est encore vivant, a le droit d’hériter de la fortune de l’ab intestat, et, en raison de son caractère dissipateur, serait probablement disposé à allouer une belle part à celui qui lui procurerait cette bonne aubaine.

« J’avoue que je ne comprends pas du tout pourquoi votre frère George n’adopte pas ce plan de conduite et pourquoi Valentin est à flâner dans les environs pendant qu’une mine d’or attend au loin qu’on se présente pour l’exploiter.

« Je serais très aise de savoir ce que vous en pensez, car je suis obligé d’avouer que je ne vois pas ce que je puis faire de plus au sujet de cette affaire, à moins que je n’entreprenne la recherche de Peter Judson.

« Je suis, mon cher monsieur, très sincèrement à vous,

« H. N. C. PAGET »

 

Philippe Sheldon à Horatio Paget
 

« Bayswater, 10 octobre 186…

« Cher Paget,

« Quand un aussi vieux routier que G. S. ne prend pas les chemins battus, il faut en conclure qu’il y a des chemins meilleurs.

« Vous avez très bien agi jusqu’à présent ; mais le renseignement que vous avez obtenu de votre hôtelier n’est pas autre chose que ce que vous auriez obtenu du premier venu à Ullerton.

« Vous n’avez pas encore découvert le dessous des cartes.

« Rappelez-vous ce que je vous ai dit à Londres.

« G. S. a la clef de ce labyrinthe et ce que vous avez à faire est de vous attacher à son agent V. H.

« Ne placez pas votre confiance dans la prose des vieux hôteliers ; mais continuez de veiller de près le jeune homme et suivez sa trace comme vous l’avez fait pour les lettres.

« Si le Peter Judson qui est allé dans l’Inde, il y a vingt-trois ans, était l’homme véritablement nécessaire, G. S. n’aurait probablement pas donné vingt livres pour se procurer les lettres de Mme Haygarth.

« Je crois voir que G. est à la recherche d’un héritier dans la branche directe des Haygarth, et, s’il le fait, croyez qu’il a ses raisons pour cela.

« Ne vous troublez pas l’esprit en cherchant à faire des théories à vous, mais tâchez de pénétrer à fond la théorie de G.

« Tout à vous.

« P. S. »

 

Horatio Paget à Philippe Sheldon
 

« Hôtel Royal, Ullerton, 12 octobre 186…

« Mon cher monsieur,

« Prenant en considération les avis de votre dernière lettre, je n’ai pas perdu de temps pour les mettre à exécution.

« J’ai à peine besoin de vous dire que faire usage des services d’un espion salarié, et me dégrader en quelque sorte en m’abaissant à son niveau, a eu quelque chose de révoltant pour un homme qui, dans la décadence de sa fortune, a toujours cherché à apporter quelques limites aux outrages que ce rude maître, la nécessité, a pu l’obliger de temps en temps à en commettre envers le respect qu’il se doit à lui-même.

« Néanmoins, pour la poursuite d’une cause que je ne trouve nullement malhonnête, attendu qu’un héritage non réclamé est nécessairement une capture permise à tous, je me suis résigné à cette dégradation temporaire de mes sentiments élevés.

« C’est pourquoi j’ai la confiance que lorsque viendra le moment d’examiner les conséquences pécuniaires que doit avoir pour moi ce pénible et déplaisant travail, la blessure que mon amour-propre a reçue ne manquera pas d’être prise en considération.

« Cet exorde pourra vous paraître un peu long, mais je me devais à moi-même de vous rappeler que vous n’avez pas affaire à un vulgaire mercenaire.

« Mon premier soin, après avoir mûrement réfléchi à vos suggestions, a été de trouver un moyen convenable de surveiller les mouvements de Haukehurst.

« J’étais d’avis que la personne la plus à même de jouer le rôle d’espion se trouverait dans cette classe d’individus dont l’existence semble destinée à s’écouler aux coins des rues, exerçant cette industrie, que dans le patois de ces espèces on nomme : faire des commissions ; vous savez, ces hommes ou ces garçons qui sortent des pavés comme d’une trappe, lorsque l’on monte dans une voiture quelconque ou que l’on en descend ; créatures gênantes, s’il en fut, qui se présentent sans être appelées, ouvrent les portières ou étendent sur la rue boueuse un lambeau de leurs sales vêtements, puis se lamentent ensuite, piteusement, pour obtenir un sou.

« Je ne mis pas en doute qu’un de ces gaillards devait exister parmi les gens qui rôdaient autour de l’Hôtel Royal.

« Je ne me trompais pas.

En m’informant d’un garçon adroit qui pût être à mes ordres à toute heure de la journée, non un domestique de l’hôtel, mais une personne chargée de nettoyer les chaussures à l’hôtel avait un plus jeune frère très habile dans l’art de faire les commissions et qui serait heureux de se mettre à mes ordres à un bon prix.

« Il s’en remettait à ma générosité.

« Je sais qu’il n’y a pas d’animaux plus exigeants que ceux qui déclarent s’en rapporter à votre générosité ; mais comme j’avais besoin d’être bien servi, j’étais disposé à bien payer.

« Le jeune décrotteur ne tarda pas à se présenter : un jeune garçon assez éveillé.

« J’en fis immédiatement mon esclave, moyennant la promesse de cinq shillings par jour.

« Je lui dis que j’avais le malheur d’avouer pour mon neveu, avec une forte inclination à le désavouer, un mauvais sujet qui se trouvait actuellement dans la ville même.

« Ce neveu, j’avais tout lieu de le croire, était dans une très mauvaise voie, mais mes sentiments d’affection pour lui ne me permettait pas de le laisser se perdre sans faire un dernier effort pour le sauver.

« C’est pourquoi je l’avais suivi à Ullerton, où je le croyais amené par les plus tristes intentions, et avais besoin de me tenir informé de tout ce qu’il ferait.

« Voyant que le jeune décrotteur acceptait cette explication avec une parfaite crédulité, je m’informai s’il se sentait capable de remplir la délicate fonction de se tenir aux aguets, à proximité de l’hôtel du Cygne Noir, ayant l’œil sur la porte de sortie de cet hôtel, dans le but de suivre mon mécréant de neveu partout où il pourrait aller, fût-ce au diable, au-delà d’Ullerton.

« Je vis que l’intelligence du jeune garçon serait à la hauteur de la mission, si quelque difficulté imprévue, telle qu’un soupçon de la part de Haukehurst ou autre empêchement ne venait pas y faire obstacle.

« — Pensez-vous que vous puissiez surveiller sans être aperçu ? lui demandai-je.

« — J’en suis à peu près certain, monsieur, répondit mon commissionnaire, qui m’a paru être d’un caractère entreprenant et même audacieux.

« — Très bien ! lui dis-je. Vous allez donc aller à l’hôtel du Cygne Noir. Haukehurst est le nom sous lequel mon neveu y est connu, et il faudra que vous parveniez à le voir.

« Je lui donnais le signalement détaillé de Valentin et d’autres instructions dont je ne veux pas vous fatiguer ; de plus, j’eus soin de lui garnir les poches, afin qu’il fût à même de suivre Haukehurst en chemin de fer ou en voiture s’il le fallait ; puis je l’expédiai, en lui donnant l’ordre de revenir me trouver dès qu’il aurait vu notre homme dûment réinstallé au Cygne Noir, après ses courses de chaque jour.

« — Et s’il ne sort pas ? suggéra-t-il.

« — Dans ce cas, il faudra vous tenir ferme à votre poste jusqu’à ce que la nuit soit venue, et vous procurer, au sujet de mon malheureux neveu, tous les renseignements que vous pourrez auprès des gens de l’hôtel. Je suppose que vous n’êtes pas sans connaître quelqu’un au Cygne Noir ?

« Le garçon m’informa dans son grossier langage qu’il y connaissait presque tout le monde ; puis il partit.

« À neuf heures du soir, il reparut devant moi, tout gonflé de l’importance des choses qu’il avait accomplies dans la journée.

« Une heure après m’avoir quitté, il avait vu mon neveu sortir tout droit du Cygne Noir.

« Il l’avait suivi, en premier lieu, jusque chez M. William Judson, dans Ferry Gate, où il avait attendu, en flânant près d’une heure, en ayant soin de se tenir caché au coin d’une rue qui fait l’angle, près de la maison de M. Judson.

« Après avoir quitté la maison de ce gentleman, mon renégat de neveu avait continué son chemin en tenant une lettre à la main.

« Il paraissait très content (mais ce diable de Haukehurst paraîtrait content même en allant aux galères), il se dirigeait vers Lancaster Road, où il avait été admis à Lochiel Villa, maison appartenant, ainsi que mon Mercure s’en assura auprès d’un garçon boucher qui passait par là, à Mlle Judson, sœur du William Judson de Ferry Gate.

« Vous remarquerez que cette ville paraît abonder en membres de la famille Judson.

« Mon messager, avec une adresse digne d’éloges, eut l’idée d’engager une partie de Poquette, je me demande bien ce que c’est qu’une partie de Poquette, avec quelques enfants qui jouaient sur la route, en vue de la maison de Mlle Judson.

« De là, après un intervalle de plus d’une heure, le décrotteur Mercure vit mon infâme parent sortir et le suivit, toujours avec une extrême précaution, jusqu’à ce qu’il rentrât à l’hôtel du Cygne Noir.

« Là, il flâna dans la cour, favorisé par sa camaraderie avec le garçon d’écurie, jusqu’à huit heures du soir.

« Aucun événement de la moindre importance ne survint pendant cette longue suite d’heures ; mais à huit heures, une jeune femme parut avec un paquet envoyé par Mlle Judson à M. Haukehurst.

« Ce paquet était petit et cacheté avec de la cire rouge.

« C’était tout ce dont mon Mercure avait pu s’assurer ; mais c’était quelque chose.

« Je devinai immédiatement que le paquet devait contenir des lettres.

« Je me demandai si ces lettres ou papiers avaient pu être vendus ou seulement prêtés à Haukehurst, et immédiatement aussi je fus d’avis qu’ils avaient dû lui être seulement prêtés.

« Que M. Goodge, le pasteur méthodiste, eût trafiqué des lettres de Mme Matthieu Haygarth, cela se comprend à merveille ; mais il ne me parut pas le moindrement probable qu’une vieille dame comme il faut eût pu être amenée à livrer des papiers ou lettres de famille par aucune considération particulière.

« Non, me dis-je en moi-même, ces documents ont été prêtés et devront être renvoyés.

« J’établis là-dessus mon plan de campagne pour le jour suivant, résolu à avoir communication de ces lettres par l’entremise du porteur ou autrement.

« Je dis au jeune garçon d’être à son poste de bonne heure dans la cour de l’hôtel, le lendemain matin.

« Si mon neveu ne sortait pas de l’hôtellerie, mon agent devrait s’assurer de ce qu’il faisait, pour venir m’en rendre compte.

« — Je vais vous dire pourquoi, mon ami, lui dis-je ; j’ai des raisons pour croire que mon coquin de neveu a quelque méchante intention à l’égard de Mlle Judson, qui est la proche parente d’une jeune dame dont il est, dit-on, très amoureux. Je crains beaucoup quil ne lui envoie quelques lettres à lui écrites par sa folle nièce. Ces lettres peuvent être de nature à blesser au plus haut degré les sentiments de la bonne dame. C’est pour cela qu’il me convient d’intercepter tout ce que cet étourneau pourrait envoyer à Mlle Judson. Vous croyez-vous en état de vous emparer d’un paquet de ce genre, avec un supplément de dix shillings ajoutés aux cinq par jour dont nous sommes déjà convenus ?

« Voilà ce que je dis en termes plus familiers au jeune garçon, qui partit après avoir pris l’engagement de m’apporter toute espèce de paquet que Haukehurst pourrait expédier du Cygne Noir.

« La seule crainte était que celui-ci pût vouloir porter le paquet lui-même, et cette éventualité me paraissait très désagréablement probable.

« La fortune nous a favorisés ; mon réprouvé de neveu s’était trouvé trop malade pour sortir.

« Il avait confié le paquet de Mme Judson à un domestique qui, à son tour, l’avait confié au garçon d’écurie, lequel s’était déchargé de sa responsabilité en faveur de mon petit Mercure, celui-ci ayant amicalement offert à ce fonctionnaire de lui éviter la peine d’aller jusqu’à Lancaster Road.

« À onze heures du matin, le paquet était entre mes mains.

« J’ai employé la plus grande partie de la journée à en examiner le contenu ; il se composait de lettres écrites par Matthieu Haygarth, particulièrement remarquables par leur abominable orthographe ; mais je me rappelle que les lettres de mon propre père laissaient à désirer sous ce rapport.

« Je m’aperçus que ces lettres avaient été numérotées avec soin, probablement par la dame à laquelle elles appartenaient et que chercher à en détourner un trop grand nombre pourrait être dangereux.

« En conséquence je me suis hasardé à retenir une seule feuille insignifiante comme modèle de l’écriture et de la signature de Matthieu Haygarth.

« J’ai pris de nombreuses notes sur tout le reste.

« Il m’apparaît que ces lettres ont rapport à une liaison qu’avait le jeune homme dans sa jeunesse, bien que je le confesse, il me semble surprenant que, même à cette époque connue pour le relâchement des mœurs, un homme soit entré dans de pareils détails dans une correspondance avec sa sœur.

« Autres temps, autres mœurs.

« J’ai apporté le plus grand soin dans le choix de mes extraits, et j’espère qu’ils pourront avoir pour vous plus d’utilité que je ne l’imagine en ce moment.

« Je mettrai moi-même à la poste cette lettre et son contenu, bien que cela m’oblige à passer devant les fenêtres du Cygne Noir.

« Quant au paquet pour Mlle Judson, je l’enverrai à Lochiel Villa par mon messager, ce soir, à la nuit.

« Je me hâte de fermer ma lettre pour ne pas manquer la poste.

« Sincèrement à vous,

« H. N. C. PAGET »

 

Philippe Sheldon à Horatio Paget
 

« Cité, 12 octobre 186…

« Cher Paget,

« Revenez de suite à Londres. Vous ne faites que perdre inutilement de l’argent, votre temps et votre peine.

« À vous.

« P. S. »

CHAPITRE III

TROP HABILE POUR UN ROUÉ

Paget revint à Londres, fort surpris de cet appel soudain de son patron et très désireux de savoir quel nouvel aspect les choses avaient pu prendre pour que son séjour à Ullerton devînt brusquement inutile.

Horatio arriva dans la grande ville une demi-douzaine d’heures avant son ex-protégé : il était très confortablement installé lorsque Valentin revint au logis.

Le capitaine avait été à la Cité voir Sheldon le jour même de son retour, mais il n’avait pu réussir à rencontrer l’agent de change.

La poste du soir lui apporta une lettre de Philippe, qui lui indiquait un rendez-vous à Bayswater pour le lendemain, à trois heures, c’est-à-dire le lendemain du jour où Valentin était revenu de Ullerton.

Paget se présenta à l’heure exacte à La Pelouse : il fut introduit dans le cabinet de Sheldon, où il trouva ce gentleman grave et pensif, mais néanmoins cordial dans l’accueil qu’il fit au voyageur.

« Asseyez-vous, mon cher Paget, je suis enchanté de vous voir. Votre petit voyage vous a rajeuni de cinq ans, sur ma parole. J’ai été fâché d’apprendre que vous soyez venu sans me rencontrer et que vous m’ayez attendu plus d’une heure, hier. J’ai en ce moment, sur les épaules, passablement d’embarras… on n’a que des embarras dans les affaires, vous savez. Le marquis de Lambeth est apparu sur le marché et a acheté les deux tiers des obligations de l’Emprunt turc, juste au moment où notre maison avait spéculé sur la baisse. Dès que l’on a eu vent du jeu du marquis, les obligations ont monté comme une chandelle romaine. Voilà la vie. J’ai pensé que nous serions plus à notre aise pour causer ici ; on y est plus tranquille que dans la Cité. Voulez-vous accepter un verre de sherry, avec un manille, je sais que vous aimez les miens ?

Et l’hospitalier Philippe tira la sonnette sans attendre la réponse de son hôte.

Cette cordialité, cette amabilité conciliante de l’agent de change ne plurent pas à Horatio.

Il est deux fois trop poli, se dit-il à lui-même, il veut me refaire.

— Maintenant, parlons de cette affaire de Ullerton, commença Sheldon, lorsque le vin et les cigares furent apportés et qu’il eut rempli un grand verre pour le capitaine ; vous avez réellement très bien mené les choses. Je ne puis trop faire éloge à vos talents diplomatiques ; vous auriez fait rougir de dépit ce… comment s’appelait-il donc déjà… ce conseiller de Napoléon… par l’excellence de votre conduite en cette affaire. Mais malheureusement tout cela n’a abouti à rien. Du commencement à la fin ce n’a été qu’une déception. C’est une de ces oies sauvages auxquelles mon frère George fait la chasse depuis dix ans et qui ne lui ont jamais rien rapporté ni à lui, ni à aucun autre. Je serais plus quinsensé si je moccupais plus longtemps d’une semblable folie !

— Hum ! commença le capitaine, il y a du changement !

— Oui vraiment, répondit froidement Sheldon. Je ne disconviens pas que ma conduite peut paraître un peu capricieuse, mais, voyez-vous, George m’avait fait sortir de mon caractère l’autre jour, et j’étais déterminé, je vous l’ai dit, s’il avait rencontré une bonne chance à lui couper l’herbe sous le pied. Toutes vos communications de Ullerton n’ont fait que me démontrer qu’il n’a rien trouvé de bon et que tout ce que je ferais pour le circonvenir ne ferait que me porter préjudice, vous faire perdre votre temps, et à moi, mon argent. Cette famille Judson paraît innombrable : il est évident pour moi que la fortune de John Haygarth sera un os très contesté entre les Judson, devant la Haute-Cour de la Chancellerie, pendant un nombre incommensurable d’années. Je pense donc, mon cher Paget, que nous ferons réellement mieux de ne plus nous occuper de cette affaire. Je vous allouerai les honoraires que vous jugerez convenables pour la peine que vous avez prise et nous n’en parlerons plus. Je trouverai pour vous quelque autre occupation aussi bonne, sinon meilleure que celle-ci.

— Vous êtes bien bon, répliqua le capitaine, très peu satisfait de la promesse.

Tout cela lui paraissait trop mielleux, trop aimable ; il voyait dans ce subit changement quelque chose de mystérieux.

Qu’un homme capricieux pût abandonner ainsi une spéculation après s’y être engagé avec ardeur, cela eût pu se comprendre, mais Sheldon était l’homme du monde le moins fantaisiste.

— Vous avez dû vous donner extrêmement de peine pour prendre tous les extraits, dit négligemment l’agent de change, comme Horatio se levait pour partir, blessé et irrité, mais dissimulant sa colère. Pourquoi donc vous en aller si tôt ? Je pensais que vous resteriez pour prendre quelque chose avec nous…

— Non, je vous remercie. J’ai un engagement ailleurs. Oui, je me suis donné un mal extraordinaire pour ces extraits, et il m’est pénible de penser qu’ils ne serviront à rien.

— Je comprends, en effet, que cela doit être assez vexant pour vous. Ces extraits seraient fort intéressants sans doute, comme étude sociale, pour des gens qui se préoccupent de ces sortes de choses, mais au point de vue juridique, ce ne sont que des paperasses sans valeur. Je ne puis comprendre ce que Haukehurst a pu aller faire à Ullerton ; car, ainsi que vous l’avez suggéré vous-même, ce Peter Judson, qui est allé dans l’Inde, doit être le Judson qu’il s’agit de trouver.

— Votre frère peut s’être entendu avec quelque autre membre de la famille Judson. Qui sait s’il n’est pas à la recherche d’un héritier du côté des Haygarth ? » demanda le capitaine en observant attentivement la figure de Sheldon.

Tout en reconnaissant que l’agent de change était un navigateur des plus expérimentés sur le grand fleuve de la vie, il faut aussi reconnaître qu’il n’y avait pas de courant sous l’eau, pas de changement de vent, ou pas de déviation à l’aiguille magnétique que le capitaine ne saisît avec une netteté merveilleuse.

Lorsque Christophe Colomb eut besoin de maintenir la discipline à son bord, il eût la hardiesse d’altérer chaque jour son livre de loch, pour raccourcir aux yeux de son équipage la longueur de la route parcourue, mais nul praticien du livre du loch social n’eût pu dérouter le rusé Horatio.

« Que pensez-vous d’une recherche du côté des Haygarth ? » demanda-t-il de nouveau, car il lui avait semblé qu’à sa première mention du nom de Haygarth Sheldon avait légèrement faibli.

Cette fois, cependant, celui-ci ne trahit aucune émotion, mais sans nul doute était-il maintenant sur ses gardes.

« En vérité, je ne vois pas comment il pourrait surgir un réclamant de ce côté-là, dit-il négligemment, vous le voyez vous-même, d’après ce que vous a rapporté votre vieil hôtelier, que je crois être dans le vrai, Jonathan Haygarth n’avait qu’un seul fils, un certain Matthieu, qui s’est marié avec une Rébecca telle et telle, et n’a eu à son tour qu’un seul fils, l’ab intestat John. Cela étant, d’où votre héritier pourrait-il venir, excepté du côté de la sœur de Matthieu, Ruth qui a épousé Peter Judson ?

— Ne peut-il pas se faire que Matthieu se soit marié deux fois et ait eu d’autres enfants ? Les lettres suggèrent certainement l’idée d’une alliance secrète quelconque contractée par Haygarth et l’existence d’une famille à laquelle il paraît avoir été très attaché. Ma première idée à ce sujet a été que ce pouvait être une simple liaison ; mais s’il en eût été ainsi, j’aurais peine à comprendre la confidence du fait par Matthieu à sa sœur, quelque relâchée qu’eût pu être la morale de cet homme. Les lettres de Mme Matthieu Haygarth font également allusion à un mystère dans la vie de son mari. N’est-il pas à présumer que cette famille cachée a pu être légitime ?

— Cette idée ne me paraît pas très claire, répondit Sheldon d’un ton pensif. Il me semble très peu probable qu’un mariage quelconque de Haygarth ait pu rester inconnu aux gens qui habitaient la même ville que lui et en eût-il été ainsi, je doute fort qu’il fût possible de retrouver la trace des héritiers issus d’un pareil mariage. Non, mon cher Paget, j’ai résolu au sujet de cette affaire de m’en laver les mains et de laisser mon frère en paisible possession de son terrain.

— En ce cas, vous consentirez peut-être à me rendre mes notes ?… elles ont de l’intérêt pour moi. »

Là encore une très légère apparition d’ennui apparut sur le visage de l’agent de change et trahit les pensées qui l’agitaient.

Pour ces navigateurs exercés des mers inconnues il n’y a pas d’oiseau, d’herbe flottante qui n’ait un langage et une signification.

« Je puis vous les rendre si vous en avez besoin, répondit Sheldon ; elles sont à mon bureau. J’en ferai la recherche et je vous les renverrai, ou plutôt venez me voir à la Cité au début de la semaine prochaine, et je pourrai en même temps vous remettre un chèque.

— Merci, je n’y manquerai pas.

— Vous avez dit que l’orthographe des lettres originales était bizarre. Je suppose que vos copies sont exactes à cela près, et que, pour les noms propres, vous avez conservé la même manière de les écrire.

— Très certainement, répliqua le capitaine en ouvrant la porte pour partir, avec un sourire quelque peu sardonique, sourire que Sheldon ne vit pas.

— Je présume qu’il n’y a pas de doute en ce qui concerne le nom de Meynell.

— Pas le moindre. Je vous dis adieu… Ah ! voilà notre jeune ami Haukehurst ! » s’exclama le capitaine avec sa voix d’homme du monde en entrant dans le vestibule au moment où Valentin quittait Diana.

Il donna une poignée de main au jeune homme et ils sortirent ensemble.

C’est ce jour-là que Valentin avait été surpris en entendant le nom de Meynell sortir des lèvres de Philippe.

CHAPITRE IV

LE CAPITAINE PAGET PATERNEL

Paget quitta La Pelouse, après l’entrevue que nous venons de raconter, pleinement convaincu que l’unique désir de Sheldon était de le mettre de côté, pour continuer la chasse à lui tout seul.

« Ma dernière lettre lui a donné connaissance de quelque fait qui l’a amené à changer tout son plan d’action, pensa le capitaine ; cela est parfaitement clair. Il a quelque peu manqué de tact en me rappelant si vite, mais je crois qu’il a cru pouvoir me jeter facilement de la poudre aux yeux ! Mes pauvres yeux !… Quelle peut être la chose qui l’a fait changer ainsi ? Voilà la grande question. »

Le capitaine dîna seul ce soir-là dans un restaurant du West End : il dîna bien, car il avait un peu d’argent ; son patron lui en avait avancé et il n’était pas homme à lésiner.

Il resta ensuite quelque temps à méditer en compagnie d’une bouteille de Chambertin.

Sheldon fut le sujet presque unique de ses méditations.

« Oui, murmura-t-il enfin, le mystère est dans le nom de Meynell. S’il en était autrement, pourquoi m’aurait-il questionné au sujet de l’orthographe de ce nom ? Je lui ai envoyé des renseignements relatifs à Matthieu Haygarth et les lettres de sa femme, il n’a pas paru y attacher une grande importance. C’est seulement lorsque le nom de Meynell a surgi qu’il a changé de tactique et a cherché à se débarrasser de moi. Il a sans doute quelque connaissance particulière de cette branche Meynell, ce qui lui fait penser qu’il peut maintenant agir seul et me jeter à l’eau. Me jeter à l’eau !... se répéta lentement à lui-même le capitaine, c’est ce que nous verrons... oui, nous verrons, nous verrons !… »

Le jour suivant, dans l’après-midi, le capitaine se présenta de nouveau à la villa, où sa fille mangeait le pain de la servitude.

Il y apparut cette fois avec un caractère purement paternel : il venait rendre visite à son seul enfant.

Avant de rendre cette visite, le capitaine avait employé les chaudes heures du jour à une étude soigneuse du volume de l’année et des deux ou trois précédentes du Dictionnaire des Postes et de l’Almanach des Adresses ; mais toutes ses recherches n’avaient pu lui révéler l’existence dans la métropole d’aucune personne du nom de Meynell.

« Les Meynell connus de Sheldon peuvent être dans l’intérieur du pays. »

Il faisait une belle matinée d’automne.

Mlle Paget se trouvait libre ce jour-là : son affectionné père l’engagea à venir avec lui faire une promenade dans les jardins de Kensington.

Une pareille proposition avait peu d’attraits pour la jeune personne, mais elle éprouvait une vague idée qu’elle avait à remplir envers son père une sorte de devoir, et, en dépit de la négligence de celui-ci, elle ne s’en sentait pas affranchie.

Elle consentit donc en souriant et sortit avec lui.

Elle était jolie et très bien habillée ; sa toilette était simple, mais élégante, bien comprise ; il n’y avait pas un ruban de cette toilette, hélas ! que son père lui eût donné.

Le capitaine la considérait avec une sorte d’orgueil.

« Sur ma parole, ma chère, vous me faites honneur ! s’exclama-t-il avec une sorte d’air protecteur et satisfait ; en vérité, tout homme pourrait être fier d’avoir une pareille fille. Vous êtes vraiment une Paget des pieds à la tête !

— J’espère que non, papa, » dit-elle involontairement.

Mais la délicatesse chez le capitaine s’était considérablement émoussée dans le tourbillon et les luttes de la vie, et il ne comprit pas ce qu’il y avait de tristesse insolente dans cette remarque.

« Vous avez peut-être raison, mon amour, répliqua-t-il vaguement, les Paget sont une famille peu chanceuse. Comme ces Grecs, les Atri… quel est le nom ?… l’homme qui a été tué dans sa baignoire, vous savez… sa femme ou l’autre jeune personne qui était venue rendre visite à ses filles avait trop fait chauffer l’eau ou quelque autre bévue… je ne me rappelle pas bien l’histoire. C’est une de ces faiblesses que l’on fait apprendre aux jeunes gens dans les collèges. Oui, ma chère, j’éprouve un extrême plaisir à voir combien vous avez gagné en bonne tenue. Ces Sheldon vous habillent très bien, et je considère votre séjour dans cette famille comme un très heureux arrangement pour tout le monde. Vous faites honneur à la fille et la mère vous assure une résidence confortable. Tout ce qui m’étonne, c’est que vos beaux yeux n’aient pas déjà produit leur effet sur quelque riche compagnon boursier de Sheldon.

— Nous voyons fort peu, à La Pelouse, de ces compagnons boursiers, comme vous les appelez, papa.

— Vraiment ! je croyais que Sheldon recevait nombreuse compagnie.

— Oh, non ! Il donne un dîner de temps à autre, un dîner d’hommes habituellement, et la pauvre Mme Sheldon se tourmente beaucoup pour que tout aille bien, comme elle dit ; mais je ne vois pas qu’à présent il se soucie d’avoir du monde.

— Comment, à présent ?…

— Son esprit paraît complètement absorbé par les affaires. Cette horrible poursuite du gain semble occuper sa pensée. Il lit continuellement les journaux financiers : Le Moniteur Financier, Le Bulletin de la Bourse, le Guide du Spéculateur, et autres publications de ce genre. Lorsqu’il ne lit pas, il réfléchit, et, à ses manières on pourrait croire que ses pensées sont toujours sombres, tristes. Quelle misérable, odieuse et vilaine existence ! Pour tout l’or du monde je ne voudrais pas être cet homme ! Mais il y a de l’indiscrétion de ma part à dire de pareilles choses. M. Sheldon est très bon pour moi. Il me laisse m’asseoir à sa table, partager le bien-être de sa maison, je serais ingrate si j’en parlais mal. Je n’ai pas l’intention de rien dire contre lui, vous comprenez, papa ; je veux dire seulement qu’une vie uniquement vouée à l’argent est en soi quelque chose d’odieux.

— Ma chère enfant, vous pouvez être certaine que tout ce que vous me direz n’ira pas plus loin, dit avec dignité le capitaine ; en qui donc auriez-vous confiance, si ce n’était en votre père ? J’ai un profond respect pour Sheldon et sa famille… Oui, mon amour, un profond respect, et je pense que la fille, Sarah… non, je veux dire Charlotte, est une très aimable jeune personne. Est-il nécessaire de vous dire que les moindres détails de votre existence dans cette famille ont pour moi le plus vif intérêt ? Je ne suis pas sans éprouver les sentiments d’un père, Diana, bien que les circonstances ne m’aient jamais permis d’en remplir les devoirs. »

Et ici une larme, que le rusé Horatio avait le don de faire surgir à volonté, trembla au bord de sa paupière.

Cette larme solitaire était toujours à sa disposition ; au prix de sa vie il n’aurait pu en trouver une seconde, mais celle-là ne lui faisait jamais défaut.

Il trouvait d’ailleurs qu’une larme produisait autant d’effet qu’en aurait produit une douzaine pour donner du poids et du fini à un discours pathétique.

Diana le regarda avec surprise et doute.

Hélas ! elle ne le connaissait que trop bien ! Toute autre aurait pu être trompée, mais pas elle.

Elle avait vécu avec lui, elle avait goûté l’amertume d’être sous sa dépendance, dépendance dix fois plus amère que celle qu’elle acceptait des étrangers.

Jour après jour, elle lui avait montré ses vêtements usés en le suppliant de lui donner quelque argent et avait été éconduite par des phrases, des mensonges.

Depuis longtemps elle lui avait pardonné, parce qu’elle était généreuse ; mais il lui était impossible de ne pas se souvenir quelle espèce d’homme il était.

Elle savait le poids de ses belles paroles et les considérait comme non avenues.

Ils parlèrent quelque temps encore de Sheldon et de sa famille ; mais Diana se surveilla, ne dit rien de plus.

Elle répondit sans restriction à toutes les questions de son père, parce que la nature de ces questions lui permit d’y répondre sans trahir la confiance de personne.

« Dans les connaissances de Sheldon avez-vous jamais entendu parler de quelqu’un portant le nom de Meynell ? demanda enfin Paget.

— Oui, répliqua Diana, après avoir réfléchi un moment, ce nom m’est certainement très inconnu ; puis après une pause elle s’exclama : Je me rappelle !… Les Meynell étaient parents de Charlotte ! Oui, sa grand-mère était une demoiselle Meynell. Je me souviens parfaitement d’avoir entendu Mme Sheldon parler des Meynell ; mais je ne pense pas qu’aucun descendant de cette famille soit encore de ce monde. Pourquoi me demandez-vous cela, papa ? Quel intérêt peuvent avoir pour vous les Meynell ?

— Peu importe, ma chère, j’ai mes raisons ; mais elles ne concernent en aucune façon M. Sheldon ou sa famille. Je vous demanderai même de faire attention de ne pas mentionner ce sujet de conversation devant ces dignes gens. J’ai eu l’occasion, par hasard, de me rencontrer avec des personnes de ce nom, et je veux m’assurer du degré de parenté qui peut exister entre elles et les Sheldon ; mais les Sheldon ne doivent avoir, quant à présent, aucune connaissance de cette recherche. Les personnes dont je parle sont pauvres et fières, elles aimeraient mieux mourir de faim que de faire aucune démarche auprès d’un richard avant qu’elles soient justifiées par une parenté bien établie. Je suis sûr que vous comprenez cela, Diana ?

— Pas très clairement, papa.

— Voyez-vous, ma chère, c’est une position délicate, difficile peut-être à comprendre pour un tiers. Tout ce qu’il importe que vous sachiez, c’est que tout renseignement ayant rapport à la famille Meynell aura un intérêt vital pour mes amis, et, à cause d’eux, me rendra service. Au fait, je puis bien vous le dire, il s’agit d’un legs que ces amis pourraient être en droit de réclamer sur un certain testament lorsqu’ils seront une fois assurés de leur parenté avec la famille de votre amie Charlotte, du côté des Meynell. Leur fournir les moyens d’établir leurs droits à ce legs sera contribuer à un acte de justice, et je suis bien certain, Diana, que vous serez désireuse de le faire.

— Certainement, papa, si je le puis sans manquer à la confiance de ceux qui m’emploient. Pouvez-vous me promettre qu’il ne résultera aucun préjudice pour M. Sheldon, et plus particulièrement pour Charlotte, des renseignements que je pourrai me procurer pour vous, au sujet de la famille Meynell ?

— Certainement, Diana, je puis vous le promettre cela. Je répète de la façon la plus solennelle qu’en me procurant ces renseignements vous viendrez en aide à la cause de la justice. »

Si jamais Paget avait été capable d’affirmer une chose vraie, il parut à sa fille que c’était en ce moment : ses paroles semblaient être l’expression de la vérité, et en y réfléchissant Diana ne vit rien qui pût nuire à ses amis dans l’assistance qu’elle prêterait à son père en cette occasion.

« Laissez-moi le temps de réfléchir, papa, dit-elle.

— Quelle folie, Diana ! de quelle réflexion avez-vous besoin à propos d’une pareille bagatelle ? Je ne vous ai jamais rien demandé. Vous ne pouvez certainement pas me refuser une chose aussi simple après la peine que j’ai prise de vous en expliquer les motifs. »

Après avoir risqué encore quelques questions, Diana consentit à faire ce que son père lui demandait.

« Et vous aurez soin de vous y prendre adroitement, dit avec insistance le capitaine au moment où ils se séparaient.

— Je ne vois pas qu’il y ait besoin d’aucune adresse, papa, répliqua Diana, la chose est très facile. Mme Sheldon aime beaucoup à parler de ses affaires personnelles. Je n’aurais qu’à lui adresser une question encourageante au sujet des Meynell et elle m’en parlera pendant une heure en entrant dans les plus minutieux détails sur tout ce qui a rapport à eux dans l’histoire de la famille. Il est probable que j’ai déjà entendu cette histoire tout au long, sans y faire attention. Il m’arrive souvent de penser à autre chose pendant que Mme Sheldon parle. »

Trois jours après cette conversation, Paget alla voir Sheldon dans la Cité.

Il reçut une très belle récompense pour ses travaux à Ullerton et rentra en possession des extraits qu’il avait fait des lettres de Matthieu Haygarth, mais non de la lettre autographe de ce même Matthieu ; Sheldon avoua qu’il avait égaré ce document.

« Il a égaré la lettre originale et il a eu amplement le temps de copier mes extraits. Me croit-il assez dépourvu d’intelligence pour ne pas voir cela ? » pensa Horatio, au moment où il quittait le bureau de l’agent de change, enrichi, mais non satisfait.

Dans le cours de la même journée, il reçut une longue lettre de Diana, contenant l’histoire entière de Meynell, telle que Mme Sheldon la connaissait.

Une fois en train de parler, Georgy avait dit tout ce qu’elle pouvait dire, ravie de se voir écoutée avec intérêt.

 

« J’ai foi dans ce que vous m’avez promis, mon cher père, » concluait Diana, après avoir raconté l’histoire Meynell. « La chère dame a agi avec tant d’abandon et de confiance, elle semblait si satisfaite de l’intérêt que je paraissais prendre aux affaires de sa famille, que je ne me pardonnerais jamais s’il pouvait résulter quelque dommage, pour elle ou pour les personnes qu’elle aime, des renseignements ainsi obtenus.

 

Les renseignements étaient très complets.

Mme Sheldon avait une bonne et aimable nature, mais ce n’était pas une de ces âmes délicates qui reculent instinctivement devant le récit d’une chose honteuse ou affligeante.

Elle avait raconté à Diana, avec force lamentations et non moins de réflexions banales et orthodoxes, la triste histoire de la fuite de Susan, puis son retour, quatorze ans après, dans un complet dénuement.

La pauvre petite malle, avec le nom du fabricant à Rouen, avait même été minutieusement mentionnée par Mme Sheldon.

Une certaine pudeur féminine l’avait toujours empêchée de raconter cette histoire en présence de son beau-frère, dont les façons d’homme du monde n’étaient nullement engageantes pour une révélation sentimentale.

Il était résulté de là que George n’avait jamais entendu prononcer le nom de Meynell à l’occasion de la famille de son ami Halliday, tout au moins si rarement, que sa mémoire n’en avait conservé aucun souvenir.

Pour Horatio, la lettre de sa fille avait une inappréciable valeur ; elle, le mettait tout d’un coup en aussi bonne position que Philippe ou George et son collaborateur Valentin.

Il y eut dès lors trois intérêts distincts engagés à la poursuite de l’héritage du révérend John Haygarth.

Paget resta assis, ce soir-là, dans sa chambre à coucher, devant un bon feu, fumant un excellent cigare, méditant sur la généalogie suivante :

 

« Charlotte MEYNELL, mariée à James HALLIDAY ;

« Thomas HALLIDAY , seul fils des sus-nommés, marié à Georgina, maintenant Mme SHELDON,

« Charlotte HALLIDAY , seul enfant.

« Susan MEYNELL, sœur aînée et unique sœur de Charlotte, ci-dessus nommée, s’est enfuie de chez ses parents, dans le comté d’York, avec un M. Kingdon, frère de lord Durnsville. – Sort inconnu pendant quatorze ans de sa vie. – Décédée à Londres en 1835. – Enterrée sous son nom de fille ; mais aucune preuve qu’elle ne fût pas mariée. »

CHAPITRE V

LE COLLABORATEUR DU CAPITAINE PAGET

Du moment où il eut connaissance de la parenté existante entre le révérend John Haygarth et la famille Halliday, le plan de conduite du capitaine fut facile à établir.

Il comprenait maintenant pourquoi il avait été si subitement arrêté dans ses investigations.

Sheldon, ayant découvert le lien de parenté inattendue, s’était empressé de mettre fin à des recherches qui auraient pu conduire son collaborateur à le découvrir comme lui.

« Et Sheldon compte faire valoir les droits de sa belle-fille à cette fortune, pensa le capitaine ; il feindra de tout ignorer jusqu’à ce qu’il ait mûri ses plans et les opposera tout d’un coup à son frère George. Ne pourrais-je pas tirer quelque chose de George, en le prévenant de l’intervention de son frère ? Non, je ne le pense pas. George est pauvre comme un rat d’église ; Philippe sera toujours une connaissance plus productive. »

Sur la large base établie par la lettre de Diana, le capitaine fut à même de reconstruire tout l’édifice de la succession Haygarth.

La généalogie des Meynell était fort simple, dès que l’on parviendrait à prouver qu’ils descendaient légitimement de Matthieu Haygarth ; Charlotte Halliday était l’héritière légale de John Haygarth, mais en supposant que la grand’tante Susan fût morte sans laisser d’enfants légitimes.

Là était la seule chance qui, aux yeux de l’aventureux Paget, parut valoir la peine de se donner l’embarras d’une recherche.

Quatorze années de la vie de Susan s’étaient écoulées loin de tous ceux qui l’avaient connue ; il était certainement possible qu’elle eût, dans cet espace de temps, conclu quelque alliance légitime.

Tel fut le problème que Horatio se promit de résoudre.

Nul n’est plus disposé à l’espérance qu’un aventurier. Sir Walter Raleigh rêvait d’or et de gloire là où de sages hommes d’état ne voyaient que folies, et déceptions.

Le capitaine jugea que ces quatorze années obscures de la vie de Susan devaient être les mines de Golconde.

Il ne se tint pas cependant pour satisfait avec les renseignements fournis par la lettre de Diana.

« J’aurai l’histoire de ces Meynell de première main aussi bien que je l’ai eue de seconde main, » se dit-il.

Et il ne perdit pas de temps pour retourner à la villa, cette fois sous le prétexte de rendre visite à Mme Sheldon.

Le capitaine avait toujours été en faveur près de Mme Sheldon ; ses petites histoires du grand monde, le Prince et Perdita, Brummel et Sheridan, bien que fort peu nouvelles pour tous ceux qui connaissaient cette brillante période de l’histoire d’Angleterre, étaient trouvées charmantes par Georgy.

Les compliments fleuris du capitaine lui plaisaient, et le contraste entre les façons cérémonieuses de ce gentleman avec le ton bref et cassant de son époux, était tout à l’avantage du capitaine.

Il venait pour la remercier de ses bontés envers sa fille, ce qui lui fournissait amplement l’occasion de faire du sentiment.

Il avait demandé à voir Mme Sheldon en particulier : sa fille l’aurait gêné.

« Le motif qui m’amène pourrait difficilement se dire devant ma fille, ma chère Mme Sheldon, dit-il gravement. Je ne voudrais pas rappeler à la chère enfant sa désolante position, car je n’ai pas besoin de vous dire que cette position est très désolante. Un père qui, avec les meilleures intentions, n’est pas en situation d’offrir un gîte convenable à une fille aussi délicatement élevée et qui, d’un moment à l’autre, peut lui être enlevé, est un triste protecteur. Sans votre bonne amitié, je ne sais pas ce que deviendrait mon enfant. Les dangers et les tentations auxquels une belle personne est exposée sont choses terribles, ma chère madame Sheldon. »

Tout ce bavardage avait pour but de parler de Susan Meynell, mais Georgy ne mordit pas à l’hameçon ; elle se contenta d’approuver de la tête, par un signe plaintif, l’assertion du capitaine.

« Oui, madame, la beauté, lorsqu’elle n’est pas alliée à une grande force de caractère et à des principes élevés, est sujette à devenir un fatal présent. Dans toutes les familles, il en existe de tristes exemples, » murmura le sentimental Horatio.

Même cette remarque ne produisit pas l’effet désiré ; c’est pourquoi le capitaine prit sur lui d’inventer une histoire, extraite, dit-il, des annales de sa propre maison, qui ressemblait terriblement à l’histoire de Susan.

« Et quelle fut la fin de la carrière de cette aimable Belinda Paget, ma chère Mme Sheldon ? dit-il en manière de conclusion. Le gentleman était un homme de haut rang, mais un mauvais drôle sans moralité. Le frère de Sophie, enseigne dans les gardes du corps, le provoqua en duel, et il y eut rencontre sur les terrains communaux de Wimbledon. Le séducteur de Lavinia fut blessé mortellement. Cela donna lieu à des poursuites qui eurent pour résultat la condamnation du jeune capitaine de hussards, le frère d’Amélie, à la déportation à vie. Je n’ai pas besoin de vous dire que la sentence ne fut jamais exécutée. Le jeune homme périt glorieusement à Waterloo à la tête de son régiment de grenadiers, et Lavinia… je me trompe, Amélie… non, qu’est-ce que je dis donc ? son nom était Belinda… embrassa la religion catholique et mourut des coups de discipline qu’elle se distribua, arrivée qu’elle était au paroxysme du remords d’avoir été la cause de la mort de son frère, tué par son séducteur.

Ce petit impromptu, débité avec chaleur, produisit l’effet désiré.

Attendrie par les malheurs de Belinda, ou Sophie, ou Amélie ou Lavinia Paget, Mme Sheldon éprouva immédiatement le besoin de raconter un triste événement arrivé dans la famille de son premier mari.

Encouragée par la sympathie presque larmoyante du capitaine, elle répéta tous les détails de la vie de Susan tels que ses parents les connaissaient.

Comme ce récit avait coulé spontanément des lèvres de la bonne âme, il n’était pas à présumer qu’elle fît part de cette conversation à Sheldon ; d’autant plus que ce gentleman n’avait pas l’habitude de perdre beaucoup de son précieux temps en bavardages intimes.

Le capitaine avait calculé cela, aussi bien que toutes les autres éventualités qui auraient pu entraver sa marche dans la voie compliquée où il avait résolu de s’engager.

Satisfait de tenir enfin l’histoire de Susan et muni de toutes les informations qu’il pouvait espérer obtenir de ce côté-là, Horatio se mit à réfléchir à ce qu’il lui restait maintenant à faire.

Il demeura convaincu que, même pour son esprit hasardeux, c’était une entreprise difficile, qu’il aurait peine à conduire à bonne fin sans l’aide d’un habile généalogiste.

« George a voué sa vie entière à ces sortes de choses et il est de plus un bon avocat, se dit le capitaine à lui-même. Pour espérer de l’emporter sur lui il faut que j’aie à mes côtés un homme aussi fort que lui en ces matières.

Cette nécessité une fois admise, le capitaine se mit à chercher où il pourrait trouver la personne convenable.

Il ne chercha pas longtemps.

Une affaire, parmi les nombreuses transactions auxquelles le capitaine avait pris part, l’avait mis en rapport avec un très respectable petit Français, nommé Fleurus, lequel avait commencé sa carrière comme notaire ; mais, ne trouvant pas cette profession assez productive, il était devenu un fort chasseur de généalogies, un chercheur d’héritages ; il n’avait jusqu’alors travaillé que de petites affaires.

Fleurus n’avait pas eu souvent la bonne fortune de mettre ses doigts déliés sur un grand gâteau, mais il avait trouvé moyen de gagner pas mal d’argent, ayant eu la chance de rencontrer des clients reconnaissants.

« Voilà l’homme des hommes ! » pensa Paget.

Et le lendemain, de bonne heure, il se rendit au bureau de Fleurus, muni de tous les documents relatifs à la succession Haygarth.

Son entrevue avec le petit Français fut longue et satisfaisante.

À certaines conditions, au sujet de la rémunération future, rémunération subordonnée au succès, Fleurus consentit à se dévouer corps et âme aux intérêts du capitaine.

« Pour commencer, il faut que nous trouvions la preuve légale du mariage de ce Matthieu Haygarth avec la mère de cet enfant C***, qui plus tard s’est mariée avec l’homme appelé Meynell et nous nous occuperons après de Susan Meynell. Sa malle venait de Rouen… nous savons cela. Il est à présumer qu’elle venait elle-même d’où sa malle venait. Ainsi, c’est à Rouen ou dans les environs que nous aurons à diriger nos informations. Attendez un peu… Elle est morte en 1853. Cela fait bien du temps. Rechercher les particularités de sa vie, c’est à peu près comme si l’on plongeait dans l’Océan pour y rechercher la cargaison d’un navire coulé à fond n’importe où ; mais pour un homme véritablement expert dans ces sortes d’affaires, il n’y a rien d’impossible. Je vous retrouverai votre Susan Meynell en moins de six mois, la preuve de son mariage, si elle s’est mariée, et ses enfants, si elle a eu des enfants. »

En moins de six mois… la marge parut très large à l’impatient Horatio ; mais il savait que des investigations de ce genre sont nécessairement lentes, et il laissa l’affaire entre les mains de son nouveau collaborateur, persuadé qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait faire de mieux.

Alors suivirent pour Horatio deux mois d’attente patiente après la fortune.

Il ne demeura pas inactif cependant, car Sheldon, qui semblait particulièrement désireux de rester en bons termes avec lui, lui procura quelques bribes d’affaires.

Vers le milieu de novembre, Fleurus avait trouvé le registre contenant la mention du mariage de Matthieu Haygarth, ainsi que George l’avait trouvée avant lui, marchant dans les mêmes voies et conduit par les mêmes raisonnements.

Après ce premier pas, Fleurus partit pour ses rives natales où d’autres affaires réclamaient sa présence et ses soins.

Pendant ce temps, le rusé Horatio surveillait de près son jeune ami Valentin.

Il avait appris de Diana que le jeune homme avait été dans le comté d’York et avait deviné le motif de ses visites à Newhall, ne supposant pas un seul instant que sa présence dans cette ferme fut le résultat du hasard.

La seule chose qui le confondait dans la tournure que les affaires avaient prise était l’autorisation de Sheldon à l’engagement contracté entre Charlotte et Haukehurst.

C’était pour lui une énigme dont il ne pouvait trouver le mot.

« Sheldon cherchera à faire valoir les droits de sa belle-fille à cette fortune, cela est clair. Mais alors comment se fait-il qu’il la laisse se jeter dans les bras d’un aventurier sans le sou ? Si elle doit l’épouser avant d’avoir recueilli la succession Haygarth, elle la recueillera après le mariage, et cette fortune se trouvera alors à sa libre disposition. »

De plus mûres réflexions lui parurent jeter une faible lumière sur les motifs de Sheldon, si chevaleresques en apparence.

« La demoiselle est tombée amoureuse de Valentin : il est trop tard pour empêcher cela ; elle va devenir majeure et pourra épouser qui lui plaira. En s’opposant à son amour, il aurait pu la pousser à une rébellion et à un mariage immédiat. En affectant de paraître consentir, il pouvait au contraire gagner du temps et conserver l’avantage de toutes les chances que le temps pouvait amener avec lui. »

Quelques jours avant Noël arriva la lettre suivante.

 

Jacques Rousseau Fleurus à Horatio Paget.
 

« Hôtel de la Pucelle, Place Jeanne-d’Arc.
« ROUEN, 21 décembre 186...

« Monsieur,

« Après des efforts incalculables, des travaux d’Hercule, je suis parvenu à apprendre quelque chose de votre Susan Meynell ; bien plus, j’ai appris son mariage ; mais je dois commencer par le commencement.

« Le travail, le temps, les efforts, le courage, la patience, le… je le dirai sans rougir… le génie que cette entreprise m’a coûté, je ne saurais le rendre, et je n’insiste pas ; il y a des choses que l’on ne peut pas dire soi-même.

« Je commence par vous dire que, dès mon arrivée à Rouen, j’ai fait publier des avis dans les journaux et me suis informé auprès de tous les Rouennais, dans les boutiques, dans les hôtels, avec l’aide de mes alliés, les agents de police, en usant de moyens que dans votre inexpérience de la science des recherches vous ne pourriez pas même vous figurer, j’ai cherché partout la trace de cette femme Meynell.

« Tout cela a été peine perdue : je n’ai trouvé aucune trace à Rouen.

« À la fin j’enrageais. Imbécile ! me dis-je à moi-même, pourquoi chercher dans cette ennuyeuse cité commerciale, et parmi ces lourds animaux, ce que tu devrais aller trouver dans le centre où tout aboutit ? De même que les rivières vont à l’Océan, tous les courants de la vie humaine affluent à ce grand océan central de l’humanité… Paris ! Là est l’alpha et l’oméga, là est le vaste cœur qui pompe et pompera sans cesse tout le sang de la nation. Voilà ce que je me dis, sans m’apercevoir que je m’élevais jusqu’à la sublimité de mon illustre concitoyen Lamartine, dont les vers ont un écho dans mon âme et dont j’aurais pu dépasser les compositions, j’ose m’en flatter, si j’avais voué aux muses le temps et les facultés que j’ai consacrés à un vilain métier qui exige le génie d’un Talleyrand, le tout pour le salaire d’un artisan. Enfin !…

« À Paris, donc, je résolus de chercher la femme Meynell, et je me rendis à Paris.

« À ma place, une personne inexpérimentée eût fait mettre dans les grands journaux une annonce invitant Susan Meynell à se présenter pour une communication à son avantage, ce qui eût amené une foule de fausses Susan Meynell empressées à obtenir le bénéfice de la communication. Moi, ce n’est pas ainsi que je m’y suis pris. J’ai fait insérer, au contraire, dans un des plus modestes journaux, les Petites Affiches, un avis au nom du frère de Susan Meynell implorant sa sœur de venir le trouver à son lit de mort.

« Folie : allez-vous dire, puisque Susan Meynell est morte il y a trente ans, et son frère aussi. Ah ! que vous êtes naïfs, vous autres insulaires, et comme il serait impossible pour votre île brumeuse de produire un Fouché, un Canler, un génie en matière de police, un Colomb pour découvrir les mystères souterrains de votre cité !

« Le frère mourant adressant un appel à sa sœur qui est morte… Qui pourra répondre à cet appel, pensez-vous ? Quelque bonne âme chrétienne qui prendra en pitié le malade et ne voudra pas le laisser languir dans l’attente fiévreuse d’une sœur qui ne peut pas venir.

« Mon annonce paraît une fois, mon annonce paraît deux fois, trois fois, quatre fois, plusieurs fois encore. Je m’occupe de mes autres affaires et j’attends. Je n’attends pas inutilement. En effet, arrive enfin à l’adresse du mourant une lettre d’une dame qui a connu Susan Meynell, avant son mariage avec M. Lenoble.

« Ne pensez-vous pas que ce fut pour moi une heure de triomphe ? Avant son mariage avec M. Lenoble. Ces mots apparurent à mes yeux, flamboyants, écrits de la main de la dame inconnue. EUREKA ! je l’ai trouvée ! m’écriai-je ; et je m’empressai de répondre à la dame inconnue : « Voulez-vous me permettre d’aller vous voir ? »

« Je fis cette demande en termes polis et il y fut répondu avec non moins de politesse.

« La dame s’appelle Mlle Servin. Elle demeure dans la rue Madame. C’est une des plus tristes rues de Paris. Je trouvai Mlle Servin, une vieille grise et pâle. Depuis trente-cinq ans, elle habite la même maison. L’on parle de la démolir, et l’idée de la quitter lui est infiniment pénible. Elle demeure seule et donne des leçons de musique. La maison a plusieurs fois changé de propriétaires. La pension a également été cédée plusieurs fois. Des étudiants en droit et en médecine y ont passé comme les ombres d’une lanterne magique, pendant que la pauvre âme est restée tranquille dans sa petite chambre du quatrième et a toujours gardé son même vieux piano.

« C’est dans cette maison qu’elle a connu Susan Meynell et un jeune Français qui en est tombé amoureux, car elle était belle comme un ange, à ce que m’a dit cette dame. Enfin, elle me donna tous les détails nécessaires. Je me borne à vous dire que j’ai appris où le mariage avait eu lieu, que je me suis procuré une copie du registre sur lequel il est inscrit, que j’ai fait tout ce qu’il fallait. Il suffît de vous dire que c’est un bel et bon mariage, un mariage parfaitement régulier, et que déjà je me suis mis en rapport avec l’héritier de ce mariage, lequel demeure à une faible distance de cette ville.

« Mes travaux, mes succès, je n’en parle plus ; ils trouveront sans doute leur récompense dans l’avenir. J’ai dépensé beaucoup d’argent pendant tout ce temps.

« Croyez-moi, monsieur, votre dévoué serviteur,

JACQUES-ROUSSEAU FLEURUS. »

 

Ce fut cette missive qui décida le capitaine à confier sa précieuse personne aux vents et aux vagues, malgré le temps peu engageant de la fin de décembre.

Il fut très satisfait d’apprendre que Fleurus avait fait d’aussi importantes découvertes, mais il n’eut nullement l’idée de laisser ce fin praticien mener l’affaire à lui tout seul, en autocrate, en maître.

« Il faut que je voie moi-même l’héritier de Susan Meynell, se dit-il, il faut que je lui explique clairement que c’est à moi qu’il doit de connaître ses droits, et que, dans cette affaire, Fleurus n’est rien de plus qu’un agent salarié. »

LIVRE QUATRIÈME

GUSTAVE EN ANGLETERRE

CHAPITRE I

JOURS PAISIBLES

Ayant une fois offert en sacrifice sur l’autel du devoir les plus chers désirs de son cœur, Diana n’était pas une personne à s’en repentir.

Après cette nuit de Noël, dans laquelle, agenouillée aux pieds de Charlotte, elle avait avoué son pénible secret, abandonné toutes ses espérances de devenir la femme de celui qu’elle avait aimé si follement, si tendrement, Mlle Paget bannit de son cœur et de son esprit tout souvenir du passé : son cœur et son esprit lui parurent bien vides lorsque les chères images s’effacèrent sous l’effort de sa volonté.

Il lui semblait que quelque chose manquait à sa vie.

Ce vide, ce calme plat lui furent d’abord douloureux ; mais par affection pour Charlotte, elle prit soin de dissimuler son chagrin, et l’amère tristesse, domptée par la force de sa résolution, disparut.

Pour Valentin et Charlotte, les journées brumeuses qui suivirent celles de Noël furent une période de tranquillité.

L’amoureux agréé était libre de venir à la villa à sa guise, mais comme par le passé, il prenait soin de ne pas abuser de la permission.

Une fois par semaine seulement il se permettait le grand bonheur de venir, à cinq heures, prendre le thé dans le salon de Mme Sheldon.

Il apportait à Charlotte toutes les nouveautés de son petit monde littéraire et un bon nombre de renseignements intéressants puisés dans les brochures, les journaux qu’il avait lus.

Lorsqu’il plaisait à Sheldon de l’engager à venir dîner le dimanche, il acceptait joyeusement ; et ces invitations du dimanche devinrent bientôt une chose entendue, qui allait de soi.

« Vous feriez tout aussi bien de venir passer tous vos dimanches avec nous, lui avait dit un jour Sheldon avec un cordial abandon ; le dimanche doit vous paraître bien triste dans votre appartement meublé ?

— Oh, oui, papa, s’était écriée Charlotte, il les trouve très tristes…, affreusement tristes…, n’est-ce pas, Valentin ? »

Elle dit cela en le regardant avec cet air doux et tendre, presque maternel, que les jeunes fiancées sont disposées à accorder à leurs prétendus.

Mlle Halliday était très reconnaissante envers son beau-père de ses bontés pour son amoureux sans fortune, et montrait combien elle appréciait sa conduite par toutes sortes de petites mines caressantes qui eussent singulièrement séduit un homme plus sentimental.

Malheureusement Sheldon n’était pas sentimental et toute démonstration de sentiment semblait produite sur ses nerfs un effet irritant : par moments même il reculait effrayé devant une brusque caresse de Charlotte, comme devant la piqûre d’un serpent.

Était-ce aversion, crainte, ou surprise qu’exprimait sa figure dans ces moments ?

Quelle que fut cette étrange expression, elle disparaissait trop vite pour qu’on pût l’analyser, et l’agent de change remerciait sa belle-fille avec son sourire habituel, le sourire qu’il avait à la Bourse, le sourire qu’il ne quittait pas, même dans ses heures les plus tourmentées.

Pour Valentin, pendant ces jours charmants, la vie s’écoulait magnifique, pleine d’espérances.

Il avait transporté toutes ses hardes et autres biens mobiliers à l’agréable logement qui le rapprochait de Charlotte en même temps qu’il le mettait hors du chemin de son ex-patron, s’il revenait du Continent.

La fortune le favorisait ; la quiétude, la gaieté que le bonheur lui apportait donnaient à sa plume une grâce facile. Il écrivait de très jolies choses, pleines de fraîcheur ; tout lui apparaissait éclairé par le charme de l’amour et de la beauté.

Son Pégase pouvait n’être qu’un cheval de louage ; mais la monture, jeune et légère, galopait gaîment en aspirant l’air du matin.

Ce n’est pas à tous les poètes qu’il est donné de franchir d’un seul bond, sur le dos de Pégase, un aussi vaste espace de terre et de mer que celui qu’embrasse l’œil de la vigie placée sur la tour d’un phare perché sur un rocher.

Les écrits de Haukehurst sur Lauzun, Brummel, Sardanapale, Rabelais, lord Chersterfield, Érasme, le beau Nash, Appelles, Galilée et Philippe d’Orléans, étaient très demandés ; le public s’étonnait de cette prodigieuse facilité de production.

Valentin avait commencé à mettre de l’argent de côté et s’était fait ouvrir un compte de dépôt chez un banquier.

Avec quelle joie il considérait ces reçus de dépôt dans le silence de la nuit, toutes les fois qu’il pouvait en ajouter un nouveau.

Lorsqu’il en eut assez pour former une somme de quarante livres, il porta les reçus à Charlotte.

Elle les regarda, et il les regarda lui-même, comme si ces pauvres petits imprimés eussent été des échantillons d’or vierge provenant d’une mine récemment découverte par Haukehurst.

Puis ces deux enfants s’embrassèrent comme William Lee et sa femme ont dû s’embrasser lorsque l’étudiant sans fortune eut achevé son invention du métier à tisser les bas.

« Quarante livres ! s’exclama Mlle Halliday. Tout cela gagné par votre plume, par vos pauvres doigts et par votre pauvre tête ! Comme elle doit vous faire mal après que vous avez travaillé toute une longue journée ! Comme vous devez être savant, Valentin ?

— Oui, chère, étonnamment savant. Assez pour savoir que vous êtes la fille la plus chérie de toute la chrétienté.

— Ne dites pas de sottises, monsieur ; vous n’êtes pas encore assez savant pour obtenir ce privilège avant quelque temps… Je veux dire, comme vous devez être instruit pour savoir tant de choses sur Érasme, sur Galilée, sur…

— Non, ma chère, pas sur Érasme et Galilée. Je savais la semaine dernière tout ce qui concernait Érasme ; maintenant c’est Galilée seul dont je m’occupe. Je fais un extrait de dix pages de tout ce qui a été publié à ce sujet. Je ne demande pas aux autres de se rappeler ce que j’écris ; et ne suis pas obligé de m’en souvenir moi-même. Ce ne sont pas des choses destinées à durer. Il reste bien, sans doute, un dépôt au fond du cahier de notes ; mais l’effervescence de la cuvée ne tarde pas à s’évaporer.

— Tout ce que je sais, c’est que vous êtes un homme très instruit, et que l’on trouve dans vos écrits une immense quantité de choses intéressantes, dit Charlotte.

— Oui, ma très chère, il y a une sorte de vin qu’il faut convertir en negus[1], pour de jolies buveuses comme vous. Le vin de Cypris, comme l’appelait Mme Browning. Il vaut mieux, pour les jeunes filles, boire du negus, que rien du tout. Quant à moi, ma très chère, le sort m’a favorisé, j’aime les lettres. Je suis certain que de tous les modes d’instruction il n’y en a pas de meilleur que celui de compiler les livres. Un homme qui commence par des compilations, à moins qu’il ne soit bouché ou imbécile, doit finir par être en état d’écrire lui-même des livres. Ainsi donc vous pouvez espérer qu’il viendra un moment où votre Valentin aura quelque réputation pendant quinze jours. Qui est-ce qui peut espérer plus de quinze jours de réputation par ce temps de vie à la vapeur ? »

Pendant cette période de tranquillité, durant laquelle Haukehurst cultiva alternativement la société des Muses et celle de ses amours, il vit peu ou point George ; il avait renoncé à toute participation au travail pour l’établissement des droits de Charlotte à la fortune du révérend John Haygarth.

En fait, depuis cette entrevue dans laquelle Sheldon avait paru faire si bon marché des chances de sa belle-fille et ratifié son consentement au mariage de celle-ci, avec un aventurier comme lui, Haukehurst en était venu à considérer comme une sorte de rêve l’héritage des Haygarth.

S’il eût été certain ou seulement probable que Charlotte dût hériter de cent mille livres, Sheldon aurait-il jamais pu consentir à encourager une telle alliance ?

Haukehurst répondait toujours négativement à cette question et comme des jours et des semaines s’écoulèrent pendant lesquels il n’entendit plus parler de la fortune des Haygarth, la pensée de la richesse de sa Charlotte s’évanouit de plus en plus pour lui.

Si quelque chose se faisait, c’était par les deux frères, qui travaillaient maintenant ensemble.

George n’avait plus besoin de l’aide de Valentin.

Les deux frères ne travaillaient cependant pas précisément ensemble.

Philippe avait pris l’affaire dans ses solides mains, et George avait beaucoup de difficulté à gagner un pouce de terrain avec ce formidable adversaire.

Les papiers et les renseignements dont George s’était vanté à Valentin, comme étant, à ce qu’il assurait, la véritable clef de l’arche, se trouvèrent en réalité très peu importants : il finit même par consentir à les céder à son frère contre le simple remboursement de ses déboursés et une allocation supplémentaire de cent cinquante livres, plus l’engagement par écrit de Mlle Halliday de lui abandonner un cinquième de toute somme qui pourrait être recouvrée au moyen de ces papiers.

Cet engagement avait été obtenu avec la plus grande facilité.

« Mon frère a mis dans sa sage tête qu’il y a quelques fonds non réclamés, provenant de votre grand-père auxquels vous avez droit, Charlotte, avait dit un matin Sheldon. Il veut les réclamer pour vous, à condition que vous lui donnerez un cinquième de la somme, quand elle sera recouvrée. Avez-vous quelque objection à faire contre un arrangement de ce genre ?

— Cher papa, quelle objection pourrais-je avoir à faire ? s’était gaiement écriée Charlotte. Des fonds… c’est de l’argent, n’est-ce pas ? Quelle chance nous avons et comme nous devenons riches !

— Nous !

— Valentin et moi, murmura la jeune fille en rougissant. Je ne puis m’empêcher de penser à lui quand une bonne fortune m’arrive. Qu’en dites-vous, papa ? Il a mis de côté quarante livres en moins de trois mois… gagnées par sa plume, rien que sa plume ! »

Mlle Halliday prononça ces derniers mots avec un enthousiasme charmant.

Charlotte signa, sans le lire, l’engagement réclamé, que son beau-père régularisa ensuite en signant aussi comme témoin.

« Dans vos conversations avec votre mère et Valentin, je vous conseille de garder le silence sur cette petite affaire, aussi bien que sur le reste de votre fortune personnelle, remarqua aussitôt Sheldon.

— Est-ce que je ne puis le dire à Valentin ? s’écria Charlotte en faisant une très longue mine. J’aurais été bien contente de lui en parler... seulement de ces fonds. Je présume que lui sait ce que c’est que des fonds, et il aurait été si heureux d’apprendre cette bonne nouvelle après avoir tant fait travailler son pauvre cerveau pour ces quarante livres. Je ne tiens pas autant à en parler à maman, car elle s’extasie et fait tant d’exclamations à propos de rien qu’elle est un peu fatigante, la pauvre chère maman ! Mais je vous en prie, laissez-moi le dire à Valentin ! »

Mlle Halliday avança les lèvres et offrit à son beau-père un de ces baisers qu’elle se sentait depuis quelque temps disposée à lui accorder par reconnaissance.

Sheldon prit le baiser comme s’il eût pris un médicament, mais il refusa de suivre le désir de sa belle-fille.

« Si vous tenez à faire une folie, vous pouvez lui en parler ; mais, si vous voulez agir comme une personne raisonnable, vous ne lui en direz rien. Il a économisé quarante livres à force de travail pendant ces trois derniers mois, dites-vous ; croyez-vous qu’il aurait économisé quarante sous s’il savait que vous avez cinq mille livres à mettre à sa disposition ? Je connais cette espèce d’hommes. Voyez, Goldsmith, celui qui a écrit le Vicaire de Wakefield, et Rasselas, et Clarisse Harlowe, et autres choses encore. J’ai lu quelque part qu’il n’a jamais écrit que lorsqu’il y était forcé..., c’est-à-dire lorsqu’il était sans argent. »

Charlotte reconnut la sagesse de cet argument et elle s’y soumit. Elle n’était pas ce que l’on appelle une forte tête de femme, et, il faut bien l’avouer, la force d’esprit n’est pas, chez les femmes, un produit naturel ; il faut qu’elle ait été développée par des circonstances exceptionnelles.

Il en résulta que Valentin ne sut rien de l’engagement que la dame de ses pensées venait de contracter.

La vie de Charlotte n’avait eu rien d’exceptionnel ; aussi était-elle en toutes choses douce, souple, facile à convaincre, et disposée à se soumettre.

À la suite de cela Sheldon prit l’avis d’un conseil et se mit résolument à l’œuvre pour retirer les propriétés du défunt Haygarth des mâchoires toujours ouvertes de ce monstre non féroce, mais vorace, qui s’appelle La Couronne.

Ce travail fut lent et empêtré d’arides détails qu’il est inutile de dire ici ; il ne faisait que de commencer lorsque Paget revint subitement de son expédition sur le Continent et s’installa de nouveau dans son logement garni.

CHAPITRE II

LE SENTIMENT DES DEVOIRS DU CAPITAINE PAGET

Une lettre du capitaine à sa fille apprit le retour du voyageur au cercle Sheldon.

Le capitaine était retenu chez lui par un rhumatisme goutteux et écrivait sur un ton piteux pour implorer une visite de Diana.

Mlle Paget, toujours prête, en ce qui la concernait, à remplir son devoir, même envers ce père prodigue, s’empressa de répondre à cet appel avec l’entière approbation de Georgy, toujours prête à avoir bon cœur à sa manière.

« Et si vous voulez porter à votre papa une bouteille du vieux porto de M. Sheldon, Diana, rappelez-vous qu’elle est à votre disposition. J’ai entendu dire que le vin de Porto était bon pour la goutte… ou peut-être, au fait, ce que j’ai entendu dire, c’est qu’il n’était pas bon. Je sais que le vieux porto et la goutte sont mêlés dans ma tête d’une façon ou d’une autre. Voyez s’il y a quelque chose dans la maison qui pourrait faire plaisir à votre papa, Diana, du vin ou du thé, ou l’édredon qui est sur le lit qui ne sert pas, ou le damier qui est dans le salon, pour l’amuser le soir, ou bien un roman nouveau... il n’y a certainement pas de mal à ce que l’on profite de son abonnement pour prêter un livre à un malade qui n’est pas abonné ? »

Pendant que Georgy lui suggérait l’idée de prêter au capitaine tout ce qu’il y avait de transportable dans la maison, Charlotte envoya chercher une voiture et fit les préparatifs nécessaires pour que rien ne manquât à son amie.

Elle l’enveloppa chaudement pour la protéger contre le vent froid de février et insista pour la conduire à la voiture, ce qui procura aux piétons du voisinage la vision d’une merveille aux cheveux épars.

Charlotte avait toujours été belle, mais Charlotte, promise à Valentin, était une créature d’une splendeur et d’un éclat surnaturels, un ange radieux planant légèrement sur cette terre trop grossière pour que son pied pût s’y poser.

Mlle Paget trouva son père atteint d’une très légère attaque de goutte, une respectable goutte de famille. Il se plaignait un peu, mais n’était nullement abattu d’esprit, ayant au contraire l’allure d’un homme pour lequel les choses vont comme il veut.

Sa voix avait un ton de satisfaction, sa figure une apparence tranquille tout à fait nouveaux pour Diana ; elle n’avait pas été habituée à voir son père sous un beau jour.

Il parut reconnaissant de la visite de sa fille et lui fit le plus aimable accueil.

« Vous êtes venue très vite, ma chère, et c’est un plaisir pour moi de voir avec quel empressement vous avez satisfait à ma demande, dit-il avec une affectueuse dignité, après avoir donné à sa fille un baiser. J’ai été très souffrant hier au soir, Diana, très souffrant, prisonnier sur cette chaise, et la femme qui est en bas a entrepris de me faire à dîner. Quel dîner ! Il semblerait qu’un très mince degré d’éducation est nécessaire pour savoir faire cuire des rognons ; mais ce que cette femme m’a apporté hier au soir ressemblait effroyablement à du cuir brûlé. Je ne suis pas un épicurien, Diana, mais avec une constitution comme la mienne une bonne cuisine est une nécessité. La vie dans un appartement meublé est une rude épreuve pour un homme de mon âge, ma chère. Je voudrais que vous fussiez mariée, Diana, et que vous puissiez donner à votre père un humble coin à votre foyer. »

Diana sourit.

C’était un sourire quelque peu amer et d’une amertume qui respirait le mépris pour elle aussi bien que pour son père.

« Je ne suis pas de celles qui font de bons mariages, papa, dit-elle.

— Qui sait ? Vous êtes plus belle que les neuf dixièmes des femmes qui font de ces mariages-là.

— Non, papa, ce n’est qu’une prévention en faveur de ce qui vous appartient et même si je venais à me marier en apportant à quelqu’un obéissance, utilité, et le reste, en échange d’une demeure confortable, comme disent les annonces des journaux, sauriez-vous vous contenter du paisible coin de mon feu ? Pensez-vous que les clubs et le baccarat ne vous manqueraient pas et même les créanciers, les créanciers qui vous obligent à tant de frais de diplomatie.

— Non, ma chère, je me fais vieux, les clubs et les maisons de jeu ne font plus mon affaire. J’ai été voir, il y a quelques mois au Reform Club une personne à laquelle j’avais écrit pour une petite combinaison ; au fait... je puis être franc avec vous..., c’était pour lui emprunter une banknote de cinq livres… J’allais au Club chercher la réponse. J’ai aperçu une figure dans une glace pendant que j’attendais dans la salle où l’on reçoit les étrangers, et j’ai cru voir un fantôme. Il vient un temps, quand une longue vie agitée touche à sa fin, où un homme se considère comme un fantôme. Ses amis sont partis, son argent est parti, sa santé est partie aussi bien que sa bonne mine, et l’étonnant c’est que l’homme lui-même soit encore là. Cela me rappelle un mot de lord Chesterfield : « Lord*** et moi sommes morts depuis deux ans, mais nous ne le disons à personne, » dit-il ; et il y a bien peu de vieillards qui ne pourraient pas en dire autant ; mais je ne suis pas mal disposé aujourd’hui, ma chère. Non, l’habitude d’espérer ne m’a jamais complètement abandonné et c’est seulement de temps à autre que la vie m’apparaît en noir. Allons, mon amour, débarrassez-vous de votre chapeau. Dieu ! quelle belle robe de soie noire vous avez et comme elle vous va bien !

— C’est un cadeau de Charlotte, papa. Sa bourse est assez bien garnie, et elle est la générosité même. Je n’aime pas à recevoir autant d’elle, mais un refus ne fait que la blesser.

— Naturellement, ma chère, il n’y a rien de plus désobligeant qu’un refus, et rien n’est plus rare que de savoir accepter avec grâce. C’est le signe de l’élévation de vos sentiments. Le premier nigaud venu peut faire un cadeau, mais recevoir sans réticence maladroite ou exclamations exagérées est une perfection à laquelle il n’est pas facile d’atteindre. C’est toujours un grand plaisir pour moi de vous voir bien mise, mon amour. »

Diana fronça légèrement le sourcil au souvenir de son chapeau passé et de sa robe usée de Spa.

« Et je suis particulièrement satisfait de vous voir élégamment habillée ce soir, parce que j’attends tout à l’heure la visite d’un gentleman.

— Un gentleman, papa ! s’exclama Mlle Paget avec la plus vive surprise ; je croyais que vous m’aviez appelée auprès de vous parce que vous étiez malade, abattu, et seul.

— Eh bien, oui, Diana, certainement je suis malade. Il n’y a rien d’extraordinaire, je pense, à ce qu’un père désire voir son enfant ? »

Qu’un père désirât voir son enfant, c’était certainement chose naturelle, mais que le capitaine, qui, à aucune époque de la vie, n’avait témoigné pour sa fille le moindre sentiment d’affection paternelle fût tout à coup saisi de ce désir, cela avait quelque chose de très singulier ; néanmoins, fortifiée et améliorée par la lutte intérieure qu’elle avait soutenue, par le sacrifice qu’elle avait accompli dans ces derniers mois, Diana ne se sentit nullement disposée à repousser les affectueux sentiments de son père, même à la onzième heure.

« LUI, il nous a dit que la onzième heure n’était pas trop tard, pensa-t-elle. Si ce n’est pas trop tard aux yeux du Divin Juge, puis-je croire que cela soit trop tard pour une pauvre créature errante comme moi ? »

Après un silence de quelques minutes, elle s’agenouilla près de la chaise de son père et l’embrassa.

« Mon cher père, murmura-t-elle doucement, croyez-moi, je suis très heureuse de penser que vous m’avez désirée. Je viendrai à vous aussi souvent que vous le voudrez. Je suis très heureuse de ne pas être un fardeau pour vous, mais je le serais bien plus encore si je pouvais vous être utile. »

Le capitaine laissa échapper sa larme solitaire, ce qui indiquait une émotion plus qu’habituelle.

« Ma chère fille, dit-il, cela m’est très agréable, très agréable, en vérité. Le jour peut venir… je ne puis dire maintenant quand il viendra… des événements peuvent survenir… dont je ne pourrais en ce moment vous indiquer la nature… mais le stérile figuier peut ne pas être toujours sans fruits… dans sa vieillesse, le tronc flétri peut produire des branches nouvelles. N’en disons pas davantage à ce sujet, mon amour. Je me bornerai à ajouter que votre affection pour votre vieux père pourra n’être pas toujours sans récompense. »

Diana sourit ; cette fois, c’était un sourire pensif plutôt qu’un amer sourire.

Elle avait souvent entendu son père tenir un pareil langage ; elle avait souvent entendu ces allusions obscures à quelque grand événement sur le point d’arriver ; mais jamais elle n’avait vu la vague prophétie s’accomplir.

Le capitaine avait passé sa vie à faire des projets sans cesse entre les ardeurs de l’espoir et les cuisantes brutalités de la déception, construisant aujourd’hui un château, s’asseyant demain sur ses ruines.

Hélas ! la pauvre Diana avait suivi et observé son père.

Elle ne s’exagéra donc pas la portée des paroles qu’il venait de lui faire entendre ; mais elle fut contente de le voir en bonnes dispositions.

Le capitaine contemplait Diana avec admiration : elle s’était accroupie près de son fauteuil et il aplanissait d’une main caressante les boucles éparses de ses cheveux noirs, tout en considérant sa sérieuse, sa douce, sa fière figure.

« Vous êtes une très belle fille, Diana, murmura-t-il en se parlant à lui-même autant qu’à sa fille. Oui, très belle. Vraiment, je n’avais pas d’idée à quel point vous êtes belle !

— Qu’est-ce qui a pu vous mettre une pareille idée en tête ce soir, papa ? demanda Diana en riant. Je ne crois pas à la bonne mine que vous avez la bonté de m’attribuer. Lorsque je me regarde dans une glace, je n’aperçois qu’un pâle et triste visage, qui est loin d’être agréable à voir.

— C’est que vous êtes sans doute mal disposée lorsque vous vous regardez dans la glace. J’espère que vous n’êtes pas malheureuse à Bayswater ?

— Pourquoi y serais-je malheureuse, papa ? Une sœur ne saurait être meilleure et plus aimante que Charlotte l’est pour moi. Je serais bien ingrate envers la Providence et envers elle-même si je n’appréciais pas comme elle le mérite une pareille affection. Combien de pauvres filles comme moi ne trouvent pas dans toute leur vie une semblable sœur ?

— Oui, vous avez raison, ma chère. Ces Sheldon vous ont été très utiles. Ce n’est peut-être pas le genre de personnes avec lesquelles j’aurais désiré que ma fille fût liée, si j’étais dans la position que ma naissance me mettrait en droit d’occuper ; mais, comme je ne suis pas dans cette position, je me soumets… Cette soie noire vous sied admirablement. Et maintenant, mon amour, ayez la bonté de sonner pour que l’on nous apporte de la lumière et le thé. »

Ils étaient restés, jusqu’alors, éclairés seulement par la flamme du foyer, cette mystique, magique, capricieuse lueur du foyer, qui faisait ressortir à leur avantage les pauvres ornements du salon meublé.

On apporta le plateau à thé et les lumières.

Diana s’assit près de la table et prépara le thé.

« Ne versez pas l’eau encore, dit le capitaine. Le gentleman qui va venir ne prend sans doute pas de thé, mais il paraîtra plus poli de l’avoir attendu.

— Et quel est ce mystérieux gentleman, papa ?

— Un Français… une personne dont j’ai fait connaissance dans mon voyage.

— Réellement… un gentleman ?

— Certainement, Diana, répliqua le père avec un air de dignité offensée. Pensez-vous que j’admettrai à mon amitié une personne qui ne serait pas un gentleman ? Mes relations d’affaires, il n’est pas en mon pouvoir de les choisir, mais il en est tout autrement de celles qui ne relèvent que de mon amitié. Il n’y a pas d’homme plus absolu que le capitaine Horatio Paget. M. Lenoble est un gentleman d’une ancienne famille, s’il vous plaît, et du caractère le plus aimable.

— Et riche, je présume, papa ? » demanda Diana.

Elle pensait que son père ne s’exprimerait pas avec autant de respect si le gentleman n’était pas riche.

« Oui, il m’a donné l’hospitalité pendant mon séjour en Normandie. Vous n’avez pas besoin de parler de lui à vos amis les Sheldon.

— Pas même à Charlotte ?

— Pas même à Charlotte. Je ne me soucie pas que ces personnes-là se mêlent de mes affaires.

— Mais, cher papa, pourquoi faire un mystère d’une chose si peu importante ?

— Je ne fais pas de mystère, mais je déteste les bavardages. Mme Sheldon est une incorrigible bavarde ; et sans doute sa fille ne vaut pas mieux.

— Charlotte est un ange, papa.

— Cela est très possible ; mais je demande que vous vous absteniez de parler de mon ami, M. Lenoble, même en son angélique présence.

— Comme il vous plaira, papa, » dit gravement Diana.

Elle se croyait obligée d’obéir à son père en cette circonstance ; néanmoins, l’idée de ce mystère, de ce secret, était antipathique à sa loyale nature. Elle lui donnait à penser que la liaison de son père avec le Français était le signe de quelque nouveau projet.

Ce n’était pas une amitié avouable, autrement le capitaine eût été fier de l’avouer, fier de montrer que, dans ses jours de décadence, il pouvait se faire un ami.

Ce ne pouvait être qu’une alliance d’affaires, clandestine, furtive ; une conspiration sociale qui avait besoin d’être conduite dans l’obscurité.

« Pourquoi papa m’a-t-il fait venir s’il a besoin de tenir secrets ses rapports avec ce gentleman ? » se demanda-t-elle à elle-même.

Et elle ne put trouver de réponse à cette question.

Elle se représenta à elle-même M. Lenoble comme devant être une sorte d’être machiavélique, au teint jaune, à la figure rusée, dont les affaires en Angleterre ne pouvaient être marquées qu’au coin de la trahison, de la conspiration, de la fraude, de tout ce qu’il pouvait y avoir de criminel et de mystérieux.

« Laissez-moi retourner à Bayswater avant que ce gentleman arrive, papa, dit-elle. Je viens d’entendre sonner sept heures et je sais que l’on s’attend à me voir rentrer de bonne heure. Je reviendrai lorsque vous le désirerez.

— Non, non, mon amour, il faut que vous attendiez pour voir mon ami. Parlons un peu des Sheldon. Y a-t-il quelque chose de nouveau depuis la dernière fois que je les ai vus ?

— Rien, papa. Charlotte est très contente. Elle-a toujours eu d’heureuses dispositions, mais elle est plus gaie que jamais depuis son engagement avec… Valentin.

— Quelle absurde infatuation ! murmura le capitaine.

— Et lui… Valentin… est très bien, il travaille énormément… et… il aime beaucoup Charlotte. »

Elle avait eu besoin de faire un effort pour dire cela : elle se croyait cependant guérie de cette folie qui, autrefois, avait été si douce pour elle.

Mais parler ainsi de lui, le séparer de sa propre vie, le considérer comme lié à la vie d’une autre, tout cela ne pouvait apparaître à son esprit sans réveiller un peu ses anciennes douleurs.

Pendant qu’elle parlait un double coup de marteau se fit entendre à la porte d’entrée et des pas résonnèrent presque aussitôt dans l’escalier ; des pas vifs et fermes, des pas qui ne révélaient certainement rien de furtif.

« Mon ami Lenoble, » lança le capitaine.

Et au même instant entra dans la chambre un gentleman, un gentleman qui, sous tous les rapports, était le contraire de celui que Diana s’était attendue à voir.

Les peintures d’imagination sont rarement des portraits exacts.

Mlle Paget croyait trouver un homme petit avec une figure ridée, vieux et laid, desséché et blanchi dans l’épaisse atmosphère de la fraude et des complots, une face de singe, avec l’âme d’un tigre.

Et au lieu de cette déplaisante créature paraissait dans la chambre un homme de trente-quatre ans, grand, fort, avec une belle figure fraîche, un peu brunie par le soleil d’été, dont la barbe et les cheveux épais étaient noirs et les vêtements coupés court à la dernière mode française ; des yeux bleus, vifs et clairs, et une bouche où s’épanouissait je ne sais quoi d’ingénu et de bon, en dépit de la magnifique moustache qui la surmontait ; Henri de Navarre, le Béarnais, avant que sa vue eût été troublée par la splendeur des Lys de France, avant que la cour des Médicis eût enseigné à son cœur loyal le goût du mensonge, avant que le huguenot d’autrefois eût endossé le harnais catholique, oui, le Gascon Henri de Navarre, à trente-quatre ans devait être ainsi.

Une surprise de ce genre produit une sorte de crise dans la vie peu accidentée d’une femme.

Diana se sentit rougir pendant que l’étranger se tenait debout à la porte, attendant que son père l’introduisît : elle était honteuse de l’injustice que son imagination avait commise envers lui.

« Ma fille… Diana Paget… M. Lenoble. J’ai fait connaître à ma fille combien je vous suis redevable pour l’hospitalité que vous ayez bien voulu me donner pendant mon séjour en Normandie, continua le capitaine, en prenant son plus grand air. Je regrette de vous recevoir dans un appartement tout à fait indigne du seigneur de Cotenoir. Un endroit charmant, ma chère Diana, que j’aurais grand plaisir à vous voir visiter un jour. Voulez-vous prendre une tasse de thé. Les Paget sont une race déchue, vous voyez, mon cher monsieur, une tasse de thé, dans le salon d’une maison meublée, est, hélas ! ce que je puis offrir de mieux à un ami. Les Cromie Paget du comté de Hertford vous donneraient à dîner dans de la vaisselle d’or, avec un domestique debout derrière la chaise de chaque convive ; mais notre branche est une branche plus jeune, beaucoup moins favorisée de la fortune, et moi entre autres, je paie le prix de folies de jeunesse. »

Gustave répondit par un regard sympathique ; mais la sympathie de ce regard était adressée à Diana, et non au représentant mâle de la plus jeune branche des Paget.

Plaindre et soulager les demoiselles en détresse était un attribut des Lenoble, et déjà Gustave commençait à plaindre Diana, en se demandant quel sort pouvait lui être réservé si elle n’avait d’autres protecteurs dans la vie qu’un père qui, lui-même, avouait être dans la misère.

Il vit que la jeune personne était très belle, il devina à une indéfinissable expression de sa physionomie qu’elle était fière, et, comme il pensait à ses propres filles, à leur existence facile, à leur avenir assuré, le contraste lui parut plus douloureux.

Néanmoins, si chevaleresque que pût être par nature la maison Lenoble, il n’eût pu à première vue prendre un aussi vif intérêt à la fille du capitaine si ses sympathies ne lui eussent déjà été acquises.

Le noble Horatio, quelque peu paternel qu’il fût, avait promptement saisi l’occasion de tirer profit de la beauté et de la vertu de sa fille.

Dans ses rapports avec le seigneur de Cotenoir, lesquels, de simples relations d’affaires, s’étaient transformés en véritable amitié, le capitaine s’était étendu avec beaucoup d’éloquence sur sa fille sans mère ; et Lenoble, dont les propres filles étaient privées de leur mère, avait prêté à ses discours une oreille sympathique.

« J’ai beaucoup entendu parler de vous, Mlle Paget, dit à ce moment Gustave, et de votre dévouement pour votre père. Il n’a pas de thème plus favori que celui de vos bons soins.

Diana devint rouge.

Le père de Diana rougit également : cet adroit diplomate sentit l’embarrassante situation de sa fille et fut prompt à la secourir.

« Oui, dit-il, ma fille a été héroïque. Il est des Antigones, monsieur, qui montrent leur dévouement autrement qu’en conduisant çà et là un père aveugle. Dès sa plus tendre enfance, ma pauvre fille a cherché à se suffire à elle-même ; trop fière, trop noble, pour vouloir être une charge pour son père, dont l’affection eût voulu pouvoir lui tout donner, mais ne pouvait lui donner que peu de chose. En ce moment elle vient de sa demeure chez des étrangers pour adoucir mes heures de souffrance et d’infirmité. J’ai la confiance que vos filles ne se montrent pas moins dignes de votre affection, monsieur Lenoble.

— Ce sont d’excellentes filles, répondit le Français ; mais, pour elles, la vie n’a été qu’un rayon de soleil. Jamais elles n’ont éprouvé un vrai chagrin, si ce n’est la mort de leur mère. C’est l’orage qui prouve la qualité de l’arbre. Je désire que dans l’adversité elles sachent agir aussi noblement que Mlle Paget.

C’était plus que Diana ne pouvait supporter sans protester.

« Il ne faut pas prendre à la lettre les éloges de mon père, dit-elle ; je n’ai jamais été courageuse, ni patiente. Il y a des peines qu’il faut savoir supporter. J’ai subi les miennes du mieux que j’ai pu et ne mérite pas de compliments pour m’être soumise à ce que je ne pouvais éviter. »

Cela fut prononcé avec une certaine noblesse qui impressionna Gustave, plus que ne l’avait fait l’éloquence fleurie du père.

La conversation devint moins personnelle ; Lenoble parla de l’Angleterre ; ce n’était pas la première fois qu’il y venait, mais il n’avait connu qu’en passant les Îles Britanniques.

« J’ai été jusqu’en Écosse, dit-t-il, votre Écosse avec ses hautes montagnes est ce qu’il y a de plus sauvage et de plus poétique. C’est la Suisse de la Grande-Bretagne ; mais ce qui plaît le plus aux étrangers, c’est la beauté paisible de vos paysages anglais.

— Vous aimez l’Angleterre, monsieur Lenoble ? dit Diana.

— N’ai-je pas raison de le faire ? Ma mère était Anglaise. Je n’avais que cinq ans lorsque je l’ai perdue. Elle est sortie de ma vie comme un rêve. Cependant j’ai encore un vague souvenir de sa physionomie… une figure anglaise, une contenance triste, aussi douce que tendre. Mais pourquoi est-ce que je vous parle de cela ?

La conversation du Français prit alors une tournure plus gaie.

Lenoble se montra un joyeux et agréable compagnon ; il parla de la Normandie, de ses filles et de leur couvent, de son petit garçon, au collège à Rouen, de sa tante Cydalise, la tranquille dame de Beaubocage, de son grand-père, de sa grand-mère, des vieux serviteurs, et d’autres choses encore.

Il raconta l’histoire de sa famille avec une naïveté d’enfant, exempte de tout égoïsme, semblant très satisfait de l’intérêt que Diana paraissait prendre à son récit.

Il n’avait pas le moindrement conscience que le diplomate Horatio le stimulait à parler de ces choses pour lui rendre la conversation agréable ; cet archi-diplomate savait qu’il n’est rien dont l’homme aime autant à parler que de ses propres affaires, lorsqu’il trouve une excuse convenable pour le faire.

La pendule sonna neuf heures pendant que Diana écoutait avec un réel intérêt.

Cet aperçu d’une existence si différente de la sienne était un soulagement aux réflexions pénibles qui, dans ces derniers temps, avaient rempli sa vie.

Elle se leva en sursaut en entendant sonner l’heure.

« Qu’y a-t-il, Cendrillon ? s’écria son père. Avez-vous dépassé votre heure et craignez-vous que la fée votre marraine ne soit en colère ?

— Personne ne sera en colère, papa ; mais je ne comptais pas rester aussi tard. Je suis fâchée que votre description de la Normandie ait été si intéressante, monsieur Lenoble.

— Venez visiter Vire et Cotenoir, vous en jugerez par vous-même. L’hôtel de ville de Vire est presque aussi beau que celui de Louvain et nous avons une cathédrale qui remonte au temps de Dagobert.

— Elle les verra avant peu, dit le capitaine. Mes affaires me ramèneront à Rouen avant la fin du mois prochain et, si elle a été bonne fille, je l’emmènerai avec moi.

Diana, stupéfaite, regarda son père avec le plus vif étonnement.

Que pouvait signifier ce subit déploiement d’affection ?

« Je ne serais pas libre de vous accompagner, papa, lors même qu’il vous serait possible de m’emmener, répliqua-t-elle avec quelque froideur, j’ai d’autres devoirs à remplir.

Elle ne doutait pas qu’il n’y eût quelque motif caché, quelque méchante combinaison au fond de ce changement dans la conduite du capitaine ; elle ne pouvait s’empêcher de laisser percer son mépris.

Le rusé Horatio vit qu’il avait été un peu trop loin, que sa fille unique n’était pas d’une pâte à se laisser pétrir à volonté par ses adroites mains.

« Vous viendrez me voir encore, Diana, dit-il d’un ton suppliant, je suis probablement condamné à rester prisonnier dans cette chambre encore une semaine au moins.

— Certainement, papa, je viendrai si vous le désirez. Quand voulez-vous que je vienne ?

— Voyons un peu… c’est aujourd’hui jeudi ; pouvez-vous venir lundi prochain ?

— Oui, je viendrai lundi. »

On envoya chercher une voiture, et Mlle Paget y fut conduite par Lenoble, qui montra une inquiétude pleine de galanterie à propos de son petit voyage.

Il voulait qu’il se fît aussi confortablement que possible ; il eut l’attention de fermer les carreaux des portières.

Diana arriva à dix heures à Bayswater ; mais comme il lui était défendu de parler de Lenoble, elle ne put rendre qu’un compte insignifiant de sa soirée.

« Votre père, a-t-il été aimable, chère ? demanda Charlotte. A-t-il paru satisfait de vous voir ?

— Il a été beaucoup plus aimable et plus affectueux qu’à l’ordinaire, ma chère Charlotte… tellement que j’en ai été surprise. Si j’étais aussi confiante et aussi disposée que vous l’êtes à tout voir en bien, je serais enchantée de ce changement, mais, dans l’état des choses, je ne puis me l’expliquer. Je serais du reste fort satisfaite si mon père et moi pouvions nous rapprocher, si je pouvais avoir sur lui assez d’influence pour l’amener à modifier sa façon de vivre. »

Pendant que Mlle Paget raisonnait sur la nouvelle et affectueuse conduite de son père, le noble Horatio, assis devant son foyer solitaire, méditait sur ce qui s’était passé ce soir-là.

« Je suis à moitié disposé à croire qu’il est déjà pincé, rêvait le capitaine, mais il ne faut pas que je me laisse tromper par ses façons. La galanterie d’un Français ne signifie généralement rien du tout : cependant Lenoble est un de ces garçons francs et ouverts, dont un enfant lirait la pensée. Il a certainement paru se plaire avec elle ; il y avait chez lui de l’intérêt, de la sympathie, et tout ce qui y ressemble. Elle est vraiment d’une beauté rare et pourrait se faire épouser par n’importe qui, si elle en trouvait l’occasion. Je n’avais jamais remarqué avant ce soir combien elle est belle. Je présume que je ne l’avais jamais bien regardée à la lumière. Par Jupiter, j’aurais dû en faire une actrice, ou une chanteuse, ou quelque chose d’approchant. C’est certainement ce que j’aurais fait, si je m’étais douté qu’elle embellirait à ce point. Je voudrais seulement qu’elle fût un peu plus facile à manier ; elle a toujours quelque chose de maladroit à dire qui me fait passer pour un imbécile. Avec une once de sens commun elle devrait comprendre que j’essaie de faire sa fortune. Oui, sacrebleu, et une fortune comme peu de filles peuvent en espérer dans le temps où nous vivons ! Je suis sûr que parmi ces cafards qui fréquentent les églises il y en a aux yeux desquels je passe pour un père insouciant ; mais si je réussis à en faire la femme de Lenoble, j’aurai rempli mes devoirs d’une façon que peu de pères pourront se flatter de surpasser. Et de plus un homme dont les principes sont aussi élevés que ceux de Lenoble !… C’est une considération… cela !… »

CHAPITRE III

« QUE FAISONS-NOUS ICI, MON CŒUR ET MOI ? »

Après cette première visite à Chelsea, Diana y vint fréquemment, deux et trois fois par semaine, pour soigner son père malade et lui tenir compagnie.

Les nouveaux sentiments du capitaine pour son unique enfant semblaient s’accroître à mesure que leurs rapports devenaient plus familiers.

« J’ai eu grand plaisir à faire connaissance avec vous, ma chère Diana, dit-il un jour, étant en tête à tête avec sa fille, et je suis charmé de voir que vous êtes aussi bien née, aussi bien élevée que possible. Vous avez certainement d’excellentes raisons pour être reconnaissante envers votre cousine Priscilla de l’instruction supérieure que vous avez reçue chez elle, mais vous avez aussi des remerciements à me faire à moi pour le haut style et la grande allure que vous devez à vos voyages à l’étranger. »

Le capitaine dit cela de l’air d’un homme qui eût fait avec sa fille un voyage d’amateur dans l’unique but de compléter son éducation.

Il pensait sincèrement qu’elle lui devait de la reconnaissance : sa vie nomade lui avait donné d’heureuses occasions de bien prononcer le français et l’allemand ; elle y avait appris ce que c’était que de se jeter son châle sur les épaules avec chic ; le capitaine estimait que c’était considérable.

« Oui, ma chère enfant, continua-t-il avec un air de dignité, c’est pour moi une véritable satisfaction de mieux vous connaître. J’ai à peine besoin de dire que lorsque je vous ai acceptée comme compagne de voyage, vous n’étiez pas d’âge à me rendre de bien grands services. Pour un homme du monde de ma sorte, une jeune personne, qui n’avait pas achevé sa croissance, sentait par trop la nourrice et l’école. Je ne veux pas répéter l’impertinence de Byron à propos du pain et du beurre, mais vous devez sentir que la société d’une jeune fille qui porte encore des robes courtes ne pouvait pas m’être extraordinairement agréable. Vous êtes maintenant une jeune femme, et une jeune femme de laquelle un père a justement le droit d’être fier. »

Après quelques discours de ce genre, Diana commença à considérer comme possible que son père éprouvât réellement à son égard quelques sentiments nouveaux.

Il pouvait être vrai que sa froideur passée eût eu pour principale cause les préventions occasionnées par la gaucherie de son adolescence.

« J’étais certainement timide et gauche dans ce temps-là, pensa-t-elle, et puis je demandais toujours de l’argent à papa pour m’acheter des robes neuves, ce qui pouvait l’indisposer contre moi. Maintenant que je ne suis plus à sa charge, que je puis causer avec lui et le distraire, il est possible qu’il soit mieux disposé en ma faveur. »

Cette idée n’était pas sans fondement.

Paget s’était senti mieux disposé envers son unique enfant, du moment où elle n’avait plus été un embarras pour lui : son brusque départ de Spa n’avait pas du tout été pris par lui en mauvaise part.

« C’est une chose très spirituelle qu’elle a faite là, Valentin, avait-il dit à Haukehurst, lorsque celui-ci l’avait informé du fait, et c’est bien ce qu’elle pouvait faire de mieux, dans la position où nous nous trouvions. »

Depuis ce temps, sa fille ne lui avait rien demandé et cela avait contribué à l’élever dans son estime ; mais le sentiment qu’il manifestait maintenant était plus qu’une tacite approbation, c’était une démonstration d’affection tout à la fois chaleureuse, exigeante.

En somme, Horatio voyait dans sa fille un moyen qui pouvait le conduire à assurer le bien-être de ses vieux jours.

Son affection était sincère jusqu’à concurrence de cette conception ; c’était un sentiment intéressé, mais qui n’était pas hypocrite.

Diana pouvait d’autant mieux s’y laisser prendre, en être touchée : elle fut touchée et très vivement.

L’engagement de Valentin avec Charlotte avait jeté dans sa vie un grand et cruel vide : non seulement l’homme qu’elle aimait se trouvait perdu pour elle, mais sa Charlotte, son amie, sa sœur, semblait également lui échapper.

Bien que toujours aussi bonne, aussi tendre, aussi aimante que par le passé, cette amie, cette sœur d’adoption ne s’appartenait plus elle-même.

Sur les cœurs les plus fiers Éros exerce son pouvoir en despote, et la douce amitié est réduite à se cacher comme un pauvre chien dans quelque coin du temple où s’élève l’autel de l’amour ; cette noble affection est comme la flamme d’un cierge, vacillante bien que persévérante, demeurant inaperçue dans l’éblouissant rayonnement du flambeau de l’amour, mais qui, si ce flambeau vient à s’éteindre, reparaît avec toute sa gracieuse influence.

Pour Charlotte, Valentin..., pour Valentin, Charlotte, semblait, à ce moment, être le monde tout entier.

L’un et l’autre ils reléguaient dans un abandon nonchalant tous les autres soins, devoirs, affections, et plaisirs de la vie.

Dans le plateau peu chargé de cette balance, Diana avait la part du lion ; mais elle ne sentait pas moins combien les choses avaient changé depuis les jours charmants de leur amitié, de leurs illusions de pension.

Alors Charlotte avait déclaré qu’elle ne se marierait jamais, qu’elle irait voyager avec sa chère Diana, pour connaître ensemble les lieux dont elles avaient lu les descriptions, jusqu’à ce qu’elles eussent trouvé l’endroit le plus agréable de la terre : elles devaient s’y fixer dans un cottage bâti par leur imagination, y passer le reste de leurs jours à cultiver leur esprit et des fleurs, à fabriquer de la tapisserie en laine de Berlin, pour meubler leur salon idéal, et à faire du bien à des paysans imaginaires, tout juste assez pauvres pour être intéressants ou assez malades pour réclamer des dons fréquents de thé vert et de bouillon de veau.

C’en était fait maintenant de ces rêves fous.

L’autre rêve d’une vie passée avec l’insouciant compagnon de sa jeunesse était également perdu pour Diana.

Elle ne voyait dans l’avenir aucun point vers lequel son regard pût se diriger, aucune étoile pour la guider.

La situation présente était très supportable et elle se disait qu’il faudrait qu’elle fût bien ingrate et bien faible pour ne pas savoir se contenter de son sort ; mais elle n’osait pas regarder au delà du présent.

Avec ses illusions son espérance s’était envolée. Diana n’espérait plus.

Troublée par le sentiment où elle était de son isolement, de son abandon en ce monde, il n’est pas surprenant qu’elle s’accrochât, comme à une dernière chance de bonheur, à l’affection toute nouvelle que lui témoignait son père.

Elle commença à croire en lui et à se réjouir de la pensée qu’il voulait faire voile vers un port où il pût mettre sa barque à l’ancre, y trouver le repose : travailler pour lui, le secourir dans ses vieux jours, semblait à cette femme de vingt-quatre ans sans avenir une plus brillante perspective qu’une indépendance solitaire.

« Il est dans la nature de la femme de chercher un appui, » dit le philosophe du sexe fort, mais n’est-il pas plutôt dans sa nature de se sacrifier et de secourir : autrement la sublime responsabilité de la maternité lui eût-elle été confiée ?

C’était une satisfaction pour Diana de penser qu’un réprouvé repentant dépendrait de son travail et pourrait se réhabiliter de par elle. Comme une nouvelle Antigone, elle était prête à protéger et à conduire sa cécité morale vers un autel d’expiation moins ensanglanté que celui des Euménides athéniennes.

Ses visites à son père n’étaient pas entièrement consacrées à des tête-à-tête avec le capitaine.

En raison de ces coïncidences, si fréquentes pour certaines personnes, il arrivait généralement que Lenoble venait voir son ami malade les jours mêmes où Diana se trouvait chez lui.

Lenoble était à Londres pour affaires, et ces affaires semblaient exiger de fréquentes entrevues avec Paget : naturellement on ne pouvait les traiter en présence de Diana ; Gustave était donc obligé d’attendre avec une patience digne d’éloges que la jeune fille eût terminé sa visite, l’engageant même, le plus galamment du monde, à la prolonger le plus longtemps possible.

« Il sera toujours temps pour mes affaires, mademoiselle Paget, disait-il d’un ton pressant, et je sais combien votre père est heureux de votre compagnie. Il a grandement raison ; je désire que mes filles soient aussi bonnes pour moi, si je dois avoir la goutte tôt ou tard. »

Diana avait passé près d’une douzaine de soirées chez son père et à chaque fois il était arrivé qu’elle s’y était rencontrée avec Lenoble.

À chacune de ces rencontres accidentelles son affection pour lui avait été en augmentant : c’était en réalité une personne peu faite pour inspirer de l’antipathie.

Dans ses trente-quatre années d’existence il ne s’était pas fait un seul ennemi.

Il avait plu à Diana dès le premier jour où ils s’étaient rencontrés ; sa belle physionomie franche et ouverte, sa courtoisie avec les femmes exprimée dans ses moindres regards, ses moindres paroles ; sa sympathie pour toute bonne pensée, la fraîcheur et la naïveté de son esprit devaient charmer le juge le plus froid et le plus rigoureux.

Diana l’aimait et l’admirait, mais à un point de vue purement abstrait ; il lui semblait que ce fût une personne aussi loin de sa propre vie qu’eût pu l’être un portrait de Henry de Navarre, que l’on admire dans une galerie de tableaux et qu’on oublie le lendemain.

Un seul point touchant à Lenoble occupait sérieusement sa pensée : c’était la nature de ses relations avec son père.

Ce sujet la tourmentait péniblement : tout en espérant pour l’avenir, elle ne pouvait fermer les yeux sur le passé ; elle savait que pendant des années son père n’avait vécu que d’expédients, imaginant tantôt ceci, tantôt cela ; rarement imprudent, mais toujours sans scrupules.

Comment ce hobereau normand avait-il pu être attiré dans les filets de son père, et quelle espèce de piège lui avait-il été tendu ?

Les conversations d’affaires, la fréquence des entrevues, l’évidente surexcitation de l’esprit de son père, tout cela se combinait pour démontrer qu’un grand projet était en voie d’exécution ; peut-être quelque entreprise commerciale, honteuse à demi, de nature à compromettre la fortune de Gustave.

« Mon père peut aussi bien se tromper lui-même que tromper les autres, se disait Diana. Ce monsieur Lenoble n’entend rien au commerce anglais, sans aucun doute, et sera disposé à croire tout ce que mon père lui dira. Il est si franc, si prêt à se fier à tout le monde. Ce serait bien dur qu’il fût entraîné à une perte par sa confiance à mon père. Et puis, il y a ses filles. En hasardant sa fortune, il pourrait compromettre leur avenir. »

Ces inquiétudes et ces craintes accrues par la réflexion entrèrent de plus en plus dans l’esprit de Mlle Paget à chacune de ses visites chez son père.

Elle voyait le confiant abandon du Français, les manières engageantes, l’air de don-quichottisme de son père ; son entrain, sa bonne humeur, lui causaient un intolérable effroi.

Hélas ! quand avait-elle vu son père de bonne humeur, si ce n’est lorsqu’il était en voie de faire quelque mauvaise action ?

Mlle Paget supporta ce malaise aussi longtemps qu’elle put.

Enfin, elle se décida à prévenir la victime supposée ; elle combina un mode d’avertissement, un moyen diplomatique qui fût de nature à jeter le moins possible de discrédit sur son père, et, sa résolution une fois prise, elle ne tarda pas à la mettre à exécution.

Lors de sa visite suivante, au moment où son père allait envoyer chercher une voiture pour la conduire à Bayswater, elle lui dit :

« Il y a une station de voitures dans Sloane Square, papa, et si M. Lenoble veut avoir l’obligeance de me conduire jusque-là, je… je prendrai une voiture sur la place. Les cochers demandent plus cher lorsqu’on les fait venir, je crois. »

Elle n’avait pu trouver, pour être seule avec Gustave, rien de meilleur que ce piteux prétexte.

Heureusement Lenoble n’était pas de ces hommes qui jugent que l’économie est synonyme de bassesse ; sa tante Cydalise lui avait appris combien la pauvreté peut être noble, méritante, car il est des pauvretés saintes qui n’ont pas besoin de vœux et peuvent se rencontrer ailleurs que dans les cloîtres.

« Pauvre fille ! pensa Lenoble ; il faut qu’elle compte pour prendre la voiture ici ou là. C’est triste. Et dire que je n’oserai pas payer le cocher. »

C’est ainsi que se traduisit pour Gustave la légère rougeur qui avait envahi un moment les joues de Diana.

Le père de celle-ci l’interpréta autrement.

« La minaudière a vu mes cartes et joue dans mon jeu, pensa-t-il. À son air de sainte-nitouche je ne l’aurais jamais crue capable d’une manœuvre aussi réussie pour se procurer un tête-à-tête de dix minutes avec un adorateur. »

Il souhaita le bonsoir à sa fille avec plus d’effusion qu’à son ordinaire : il commençait à penser qu’elle pourrait, après tout, se montrer digne de lui.

Le quartier qui forme la limite de Pimlico à son point de jonction avec Belgrave, est, à la brune, le plus solitaire qui se puisse rencontrer.

Dans cet endroit désert, aux maisons noircies par la fumée, Diana et son compagnon étaient aussi bien protégés contre les importuns qu’ils auraient pu l’être dans une forêt vierge.

La tâche de Diana n’était pas facile : de quelque manière qu’elle pût formuler son avertissement, il en rejaillirait nécessairement sur son père quelque chose de défavorable pour lui.

Il avait été très bon en ces derniers temps ; elle le sentait vivement en ce moment, et ce qu’elle allait faire lui apparaissait comme une sorte de parricide.

Ce n’était pas contre la vie de son père qu’elle allait lever une cruelle main ; mais ses paroles, plus cruelles encore, allaient porter atteinte à la confiance qu’il pouvait inspirer.

« Ce M. Lenoble l’aime et se fie à lui, pensait-elle en elle-même. C’est un grand bonheur pour le pauvre vieillard abandonné d’avoir un aussi bienveillant ami ; et je puis, moi, sa fille, réduire à rien cette touchante amitié. »

Telle était la tournure de ses pensées pendant qu’elle marchait silencieusement à côté de Gustave, la main légèrement appuyée sur son bras.

Il lui adressa deux ou trois fois la parole sur la tristesse du quartier, le froid de la soirée, ou quelque autre sujet aussi significatif, mais jugeant par ses réponses qu’elle était toute à ses réflexions, il ne chercha pas davantage à continuer la conversation.

« Pauvre enfant ! elle a peut-être quelque chagrin, » pensa-t-il tristement en lui-même, car ses sympathies pour elle étaient un sentiment très profond.

C’était la première fois qu’il avait l’occasion de se trouver seul avec elle et il était très surpris de l’étrange émotion que lui causait la nouveauté de la situation.

Il s’était marié à l’âge de vingt ans et n’avait jamais connu ces courts instants de caprice ou ces passions folles qui jettent au vent la fraîcheur du cœur.

Il avait épousé une femme peu susceptible d’être aimée, mais sa nature était si essentiellement heureuse que jamais il n’avait découvert ce qui pouvait manquer dans sa vie.

Dans toutes les situations, comme petit-fils, mari, père, maître, il avait été tout simplement parfait, comme le déclarait Cydalise lorsqu’elle parlait de lui.

Occupé comme son esprit l’était sans cesse des soins à donner au bien-être et au plaisir des autres, il n’avait jamais senti le vide qu’il pouvait y avoir à remplir pour faire complètement heureuse son existence à lui.

Dans ces derniers temps seulement, à l’âge de trente-quatre ans, Lenoble avait compris qu’il y avait au monde un sentiment plus profond que celui des devoirs à remplir envers une femme malade ou d’une affectueuse sollicitude pour des orphelins ; dans ces derniers temps seulement il avait senti son cœur agité par une émotion plus vive que la tranquille résignation à la volonté de la Providence dont il avait fait preuve à l’époque où il faisait sa cour à Mlle de Nérague.

Ils avaient presque atteint Sloane Square avant que Diana eût trouvé assez de courage pour aborder le sujet qui lui répugnait si naturellement.

Elle eut besoin de se rappeler que le bien-être de Lenoble et de tous les siens pouvait dépendre de sa force de caractère.

« Monsieur Lenoble, commença-t-elle enfin, j’ai à vous avouer quelque chose qui m’est très pénible, mais dont il est, je crois, de mon devoir de vous entretenir. Je vous demande seulement de le prendre en bonne part.

— Mais ma chère mademoiselle Paget, je vous prie de ne rien dire qui puisse vous être désagréable. Pourquoi vous causeriez-vous une peine ? Pourquoi…

— Parce que c’est mon devoir de vous mettre en garde contre un danger qui ne m’est que trop connu, et que vous pouvez complètement ignorer. Vous êtes l’ami de mon père, monsieur Lenoble, et il a très peu d’amis. Je serais désolée si, dans ce que je dirai, il y avait rien qui pût le priver de votre amitié.

— Rien de ce que vous me direz ne pourra lui ôter mon amitié ; mais pourquoi persisteriez-vous à vouloir parler d’une chose qui vous est pénible ? Que pensez-vous d’ailleurs avoir à me dire que je ne sache déjà ou que je ne puisse deviner ? Voulez-vous me dire qu’il est pauvre ? je le sais. Que c’est un gentilhomme déchu ? je le sais aussi. Que pourriez-vous donc avoir à m’apprendre ? Qu’il possède une fille qui pour lui est un trésor inappréciable ? Ah ! mademoiselle, que serais-je si je ne savais également cela ? Moi qui, tant de fois, ai contemplé cette noble créature... ah ! tant de fois ! sans qu’elle pût savoir avec quelle sympathie mes yeux suivaient ses regards, avec quelle profonde émotion mon cœur interprétait son existence de sacrifice, de généreux sacrifice…

Il y avait dans son expression une chaleur, une tendresse qui agitèrent le cœur de Diana, plus qu’il ne l’avait été depuis de longs mois.

Subitement, sans qu’elle s’y attendît, elle comprit le sens complet de ces tendres paroles.

L’amour que, dans ses rêves d’autrefois, elle avait cru entendre s’exprimer par les lèvres d’un autre, s’adressait à elle par la bouche d’un étranger ; la sympathie, qu’elle avait si vainement appelée à l’époque où elle courait le monde avec Valentin, lui était accordée ce soir-là, sans limites, sans mesure ; malheureusement elle venait trop tard et elle ne venait pas des lèvres qui, seules, lui semblaient pouvoir faire de l’amour un don précieux et divin ; mais pour cette fille sans appui, l’affection d’un honnête homme parut néanmoins provoquer et mériter toute sa reconnaissance ; c’était quelque chose de savoir qu’on pouvait l’aimer.

« Moi aussi, se dit-elle à elle-même, moi dont la présence est à peine remarquée par Valentin lorsqu’il entre dans une chambre où Charlotte se trouve avec moi, qui pourrais me flétrir et dépérir sous le poids d’une maladie lente, qui pourrais descendre dans la tombe avant qu’il remarquât, lui, aucun changement sur mon visage, est-il possible qu’il y ait dans l’espèce humaine une créature assez différente de Valentin… pour m’aimer ? »

Telle fut l’amère émotion de son cœur, en comparant la tendresse que lui exprimait cet étranger à l’indifférence de l’homme auquel, pendant trois longues années de sa jeunesse, elle avait donné tous ses rêves, toutes ses pensées, toute son existence.

Elle ne pouvait instantanément le bannir de son cœur : ce faible cœur était encore tendrement attaché à la chère et familière image ; mais plus elle avait été sensible au froid dédain de Valentin, plus elle croyait devoir de reconnaissance à l’affection inattendue de Lenoble.

« Vous me connaissez aussi peu que vous connaissez peu mon père, monsieur Lenoble, dit-elle après une longue pause pendant laquelle ils avaient atteint l’extrémité de l’interminable et triste rue et étaient presque arrivés au square. Revenons un peu en arrière, je vous prie, car j’ai encore beaucoup à vous dire. Je désire que vous soyez toujours l’ami de mon père, mais, s’il est possible, sans danger pour vous. Mon père est un de ces hommes ardents, toujours prêts à s’embarquer dans quelque nouvelle aventure, qui persistent dans leurs espérances après avoir échoué dix fois. Il n’a pas d’argent, que je sache, à perdre lui-même, et ce fait peut, sans qu’il s’en rende compte, le rendre plus indifférent pour l’argent des autres. Je l’ai entendu dire qu’il était en relations d’affaires avec vous, monsieur Lenoble, et c’est à cause de cela que je prends sur moi de vous parler aussi ouvertement. Je ne voudrais pas que mon pauvre père pût vous tromper, comme il s’est souvent trompé lui-même. Si déjà vous vous êtes laissé engager dans quelque spéculation, je vous supplie de faire ce que vous pourrez pour vous en retirer… Perdez un peu d’argent, s’il le faut, plutôt que de vous exposer à perdre tout. Si vous n’êtes pas encore engagé, que mon avertissement vous préserve de toute mauvaise chance.

— Ma chère mademoiselle Paget, je vous remercie mille fois de votre avis, de votre noble sollicitude pour les autres. Mais non, je n’ai rien à redouter. L’affaire dont votre père s’occupe pour moi n’est pas une spéculation. Elle ne comporte pas d’autres risques qu’une dépense de quelques mille francs, et heureusement je puis en supporter la perte. Il ne m’est pas permis de vous dire de quelle nature est cette affaire parce que j’ai promis à votre père le secret. Chère enfant, vous n’avez rien à craindre pour moi. Je ne suis pas un spéculateur téméraire ou imprudent. Les premières années de ma vie se sont passées dans une extrême pauvreté. C’est une leçon qu’on ne peut oublier. Comment pourrais-je assez vous remercier de cette preuve d’intérêt pour moi… si généreuse, si noble !

— Il était de mon devoir de vous mettre en garde contre la faiblesse de mon pauvre père, répliqua Diana. Si je mérite un remerciement, votre bienveillance pour lui est la seule chose que je puisse vous demander. Il a tant besoin d’un ami.

— Il est sûr d’en avoir un tant que je vivrai… ne fut-ce qu’à cause de vous. »

La fin de cette phrase fut prononcée un ton plus bas que le commencement.

Diana eut conscience du sentiment de tendresse que renfermaient ces derniers mots et elle en ressentit de l’embarras.

Heureusement, ils atteignaient à ce moment l’extrémité de la rue déserte et entraient dans le square, où il y avait du monde.

Il ne fut rien dit de plus jusqu’à la place des voitures, où Diana souhaita le bonsoir à son compagnon.

« Je compte retourner en Normandie la semaine prochaine, mademoiselle Paget ; vous verrai-je encore avant mon départ ?

— Je n’en sais vraiment rien. Nos rencontres sont généralement accidentelles, voyez-vous.

— Oh ! oui, certainement, toujours accidentelles, répliqua Gustave en riant.

— Je regrette que vous quittiez Londres… à cause de mon père.

— Moi aussi je le regrette… à cause de moi-même. Mais vous comprenez, quand on a des filles, une ferme et un château, on a besoin d’être là. J’étais venu à Londres pour huit jours seulement, et voilà six semaines que j’y suis.

— Vous avez trouvé à Londres tant de choses qui vous ont amusé ?

— Non, mademoiselle, dites qui m’ont tant intéressé.

— Est-ce que ce n’est pas presque la même chose ?

— Mille fois non ! Être amusé ou être intéressé… Ah ! il n’y a rien de plus différent que ces deux états de l’esprit.

— Vraiment ! Bonsoir, monsieur Lenoble ; ayez l’obligeance de dire au cocher qu’il aille aussi vite que possible, sans trop fatiguer son cheval. Je crains d’être en retard, et mes amis pourraient être inquiets.

— Vous craignez d’être en retard ; vous vous inquiétez pour vos amis de Bayswater, vous vous inquiétez même pour le cheval. Vous êtes la charité même. Ne vous inquiétez-vous pas un peu aussi pour moi ?

— Mais comment ?

— En me procurant l’occasion de vous revoir avant que je retourne en Normandie. Je sais que votre père aime à vous voir deux fois par semaine. C’est aujourd’hui lundi, pourriez-vous venir le voir jeudi ?

— S’il le désire.

— Certainement il le désire… il le désire vivement. Vous viendrez, n’est-ce pas ?

— Si Mme Sheldon et Charlotte veulent se passer de moi.

— Il ne se peut pas qu’elles veuillent se passer de vous. Personne ne peut vouloir se passer de vous. Cela n’est pas dans les choses possibles ; mais elles auront pitié de... votre père et elles vous laisseront venir.

— Je vous en prie, dites au cocher de partir. Vraiment, je suis très en retard. Bonsoir, monsieur Lenoble.

— Bonsoir. »

Il lui prit la main qu’il baisa avec la grâce d’un Bayard : il l’aimait et ne cherchait pas à le dissimuler.

Aucune ombre de doute n’obscurcissait le brillant horizon qu’envisageait alors Lenoble : il était plein d’espoir.

Il aimait cette fille sans fortune et sans mère ; il aimait la pauvre, l’orpheline, l’abandonnée, comme les Lenoble avaient coutume.

Il l’aimait, et elle l’aimerait à son tour.

Pourquoi en eût-il douté ?

Il avait dix ans de plus qu’elle ; mais cela ne faisait rien ; sa barbe et ses cheveux bruns à la Henri IV n’avaient pas un fil d’argent ; ses yeux brillaient comme à vingt ans ; car les yeux d’un homme dont l’âme reste jeune conservent leur lustre pendant un demi-siècle.

La haute taille, droite comme une flèche, la belle figure franche que Lenoble voyait dans la glace lorsqu’il faisait sa toilette, n’étaient pas de nature à diminuer l’espoir d’un amoureux, et Gustave, confiant par nature, jouissait de son rêve de bonheur, librement, pleinement, comme un enfant.

Il l’aimait ; il lui offrirait de la prendre pour femme ; elle accepterait ; son père se réjouirait d’une alliance aussi fortunée ; ses amis de Bayswater la féliciteraient ; et, lorsqu’il retournerait en Normandie, il l’emmènerait avec lui ; il dirait à ses enfants : Voici votre mère ! Alors la grande demeure désordonnée de Cotenoir prendrait un tout autre aspect ; les vieux meubles lourds seraient remplacés par un ameublement plus léger, plus coquet, dans le goût du jour. Le grand salon cependant serait respecté ; il s’y trouvait des tapisseries que l’on prétendait avoir été faites sur des dessins de Boucher ; des fauteuils et des sofas pur style Louis XV, trop massifs pour être déplacés.

Un petit obstacle se dressait seul devant ces projets de bonheur.

Diana était protestante.

Mais, bah ! une créature si douce, si noble, ne pouvait rester longtemps esclave de l’hérésie anglicane.

Quelques conversations avec Cydalise, une semaine de retraite au Sacré-Cœur, et la chose serait faite ; l’aimable fille renierait ses erreurs et entrerait dans le sein de la mère-Église.

Lenoble renversa l’obstacle en soufflant sur le bout de ses doigts, et avec les mêmes doigts, il envoya un baiser à sa bien-aimée absente.

« Et ce noble cœur voulait me défendre contre son propre père ! se dit à lui-même Lenoble pendant qu’il se rendait à pied à son hôtel, sans penser le moins du monde que Sloane Square n’est pas du tout le centre de Londres. Quelle noblesse de caractère ! Quel désintéressement ! Pauvre vieillard ! Sans aucun doute ce doit être un tripoteur d’affaires, même à peu près un aventurier ! Eh bien ! quoi ?... il aura son appartement à Cotenoir, sa place à la table de famille, son fauteuil au coin du feu, et là il ne pourra faire aucun mal. »

Cette conversation de la soirée avec Gustave fit sur l’esprit de Diana une singulière impression.

Se sentir aimée, savoir que dans ce vaste univers, parmi ses nombreux habitants, il y en avait un qui lui portait de l’intérêt, même plus encore, de l’attachement, était pour elle un mystère, une surprise, et, jusqu’à un certain points une source de joie.

Que Gustave pût jamais être pour elle plus qu’il n’était en ce moment, il ne lui vint même pas à l’esprit que cela fût dans la limite des choses possibles.

Valentin était banni de son cœur, mais la chambre vacante n’était pas prête pour recevoir un nouvel occupant ; les traces et les dégradations laissées par l’ancien étaient encore fraîches. Néanmoins, savoir qu’elle pouvait être aimée était pour elle une sorte de douce consolation.

« Ah ! maintenant je reconnais la vérité de cet adage, se disait-elle. Il n’y a pas d’être si malheureux qui ne trouve un cœur qui le plaigne. J’ai trouvé le généreux cœur sympathique qui sait me plaindre et m’aimer, parce qu’il sait combien je suis dépourvue d’amour et de pitié. Pendant toute ma vie, triste et vide, je lui en conserverai souvenir et reconnaissance. C’est le premier honnête homme qui ait appelé mon père son ami. Le premier dans tout le genre humain qui ait jugé ma pauvre main digne d’être portée à ses lèvres.

CHAPITRE IV

PLUS AIGU QU’UNE DENT DE SERPENT

S’étant engagée à faire à son père une visite le jeudi suivant, Diana se considéra comme obligée de remplir cette promesse.

Elle sentait cependant qu’il y avait dans sa situation quelque chose de faux, car tenir une promesse ainsi faite c’était en quelque sorte aller au rendez-vous donné par Lenoble.

« Je suis portée à croire que c’est son habitude de tomber amoureux de toutes les jeunes femmes qu’il rencontre, pensait-elle lorsqu’elle jugeait la quasi-déclaration à un point de vue plus prosaïque que celui auquel elle s’était d’abord placée, dans sa joie d’avoir rencontré une si généreuse sympathie. J’ai entendu dire que les Français ont la faculté de se considérer comme irrésistibles et d’encenser chaque semaine une nouvelle divinité ; et j’ai été assez folle pour croire à un sentiment profond de sa part. Il est, j’en suis sûre, tout ce qu’il y a de meilleur au monde, mais en tombant amoureux il doit sans nul doute être victime d’une faiblesse nationale. »

Elle se rappelait les outrageantes déclarations qui lui avaient été faites par des étrangers, surtout par des Français, qu’elle avait rencontrés sur les jetées, sur les plages, dans les jardins des casinos, pendant qu’elle y attendait toute seule son père ou Valentin.

Dans sa situation, toujours mal habillée, sans compagnie, elle n’avait pas été à même de voir ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit des étrangers.

Elle savait que Gustave n’était pas un grossier coureur d’aventures, mais elle était disposée à le trouver léger, inflammable.

Elle alla à pied de Bayswater à Chelsea le jeudi convenu car elle ne pouvait aller souvent en voiture, la pauvre petite.

La promenade à travers le parc était agréable, malgré le froid de mars, et ses joues étaient toutes roses lorsqu’elle parut dans le petit parloir.

« Comment allez-vous, cher papa ? » dit-elle en entrant dans la chambre, au moment où le jour commençait à baisser.

Mais la personne assise à la place où son père se tenait habituellement n’était pas son père ; c’était Lenoble, qui se leva pour la recevoir.

« Papa est-il plus mal ? demanda-t-elle, surprise de l’absence du capitaine.

— Au contraire, il va mieux, il est sorti en voiture pour prendre l’air. C’est moi qui l’ai engagé à le faire ; il ne tardera pas à rentrer.

— Je lui ai écrit pour lui dire que je viendrai aujourd’hui ; mais je suis bien aise qu’il soit sorti, car je suis sûre que le grand air lui fera du bien. Savez-vous s’il était bien couvert, M. Lenoble ?

— Enveloppé dans des couvertures de voyage et des châles jusqu’au bout du nez, j’ai arrangé tout cela moi-même. Il avait l’air d’un ambassadeur de toutes les Russies.

— Que vous êtes bon d’avoir pris cette peine, dit Diana avec reconnaissance.

— Et dites-moi pourquoi je ne l’aurais pas fait. Croyez-vous que ce ne soit pas un plaisir pour moi de prendre soin de votre père… à cause de vous ? »

Cela devenait embarrassant.

Diana ôta son chapeau et son pardessus qu’elle plia et déposa avec soin sur le sofa de crin, après quoi elle alla s’asseoir auprès de la fenêtre pour regarder dans la rue, paraissant prendre un grand intérêt aux faits et gestes de l’allumeur de réverbères.

« Quel admirable moyen on emploie maintenant pour allumer les réverbères, fit-elle remarquer avec le brio que peut donner à la conversation la situation dans laquelle elle se trouvait ; combien cela doit être plus commode que l’ancienne méthode, avec une échelle, vous savez.

— Oui, je n’en doute pas, dit Gustave en faisant deux pas pour se rapprocher d’elle et s’asseyant résolument sur une chaise à son côté ; mais ne pensez-vous pas que, comme je pars demain pour retourner en Normandie, nous pourrions parler de choses plus intéressantes que l’allumeur de réverbères, Mlle Paget ?

— Je suis prête à parler de tout ce que vous voudrez, répliqua Diana avec cette charmante apparence d’insouciance que savent prendre les femmes en pareille occasion.

— Vous êtes bien bonne. Savez-vous que lorsque j’ai persuadé votre père que l’air du dehors lui ferait du bien, j’étais poussé par un égoïsme vraiment diabolique ? Ne vous effrayez pas ; le médecin lui a permis de sortir, sans quoi je ne l’y aurais pas poussé. Je puis être un hypocrite, mais pas un assassin. Vous n’imaginez pas combien il m’a fallu de diplomatie, et tout cela dans quel but ?… Vous l’imaginez-vous ?

— Non, en vérité.

— Afin de pouvoir causer une demi-heure avec vous sans être interrompu. Malheureusement, vous arrivez si tard que, d’un moment à l’autre, je m’attends à voir rentrer votre père. Il devait être de retour avant la nuit, et l’apparition de l’allumeur de réverbères indique que la nuit est venue. J’ai tant de choses à vous dire et si peu de temps pour le faire... tant de choses, Diana… »

Elle fit un mouvement de surprise en l’entendant l’appeler de ce nom, comme si elle eût voulu se lever de sa chaise.

Elle pressentait ce qui allait suivre et ne s’étant nullement attendue à rien d’aussi terrible, elle ne savait comment prévenir un aveu qu’elle eût presque voulu éviter.

Lenoble posa la main sur son bras pour l’obliger à rester assise.

« Tant de choses, Diana, et cependant si peu que tout peut tenir en trois mots : Je vous aime !

— Monsieur Lenoble !

— Ah ! vous êtes surprise, vous vous étonnez, vous me regardez avec vos deux yeux stupéfaits ! Cher ange, croyez-vous qu’il soit possible de vous voir sans vous aimer ? Vous voir une fois, mais c’est assez pour inspirer le respect, l’admiration, pour que l’on rende hommage à votre bonté ; mais vous voir comme je vous ai vue prendre soin d’un père malade, l’entourer de délicate sollicitude ! Ah ! mon cher amour, dites ; qui dans le genre humain eût pu voir cela et ne pas vous aimer ? »

La question avait une signification que celui qui parlait ne pouvait prévoir.

Qui, dans le genre humain ?

Comment ; n’y avait-il pas un homme dont elle eût consenti à devenir l’esclave, pour lequel elle eût volontiers renoncé à toutes les délices de la vie, et cet homme existait et avait passé à côté d’elle indifférent, aveugle.

Elle l’avait adoré à genoux, à ce qu’il lui semblait, et il l’avait laissée agenouillée dans la poussière pour aller de lui-même offrir son cœur et son âme à une autre.

Elle ne pouvait oublier cela.

Le souvenir lui en revint avec un redoublement d’amertume en entendant la voix d’un étranger lui dire qu’elle était aimée.

« Ma bien chérie, ne voulez-vous pas me répondre ? dit Gustave d’un ton suppliant, bien que nullement alarmé du silence de Diana, dans lequel il ne voyait que l’expression d’une modestie naturelle. Dites-moi que vous me donnerez mesure pour mesure, que vous m’aimerez comme ma mère a aimé mon père... d’un amour que les soucis et la pauvreté n’ont pu diminuer... d’un amour qui n’a fait que s’accroître avec les difficultés... étoile que les sombres chagrins n’ont pu obscurcir. J’ai dix ans de plus que vous, Diana, mais mon cœur est jeune. Je n’avais jamais su ce que c’était que l’amour avant de vous avoir vue ; et cependant tous ceux qui me connaissent pourront vous dire que je n’ai jamais été un mauvais mari, que ma pauvre femme et moi avons vécu heureux ensemble. Je n’éprouverai désormais d’amour que pour vous. Il y a, je crois, pour tout homme une heure marquée dans laquelle l’ange de sa vie se présente à lui. Le mien est venu le jour où je vous ai vue. J’ai parlé à votre père qui m’a de tout cœur donné son consentement. Il n’a fait que m’encourager et m’a donné à entendre que je pouvais compter sur votre adhésion. Était-il autorisé à me faire cette demi-promesse ?

— Nullement, répondit avec gravité Mlle Paget. Il n’a écouté, je suppose, que son propre désir. Vous m’avez dit plus que je n’aurais voulu entendre, monsieur Lenoble, car je ne puis accepter le trésor que vous m’offrez. Du fond de mon cœur, je vous remercie de l’amour que vous m’exprimez. Ne fût-ce que caprice passager, comme je suis porté à le croire, je ne vous remercie pas moins, car il est doux d’obtenir le choix d’un honnête homme. Je vous prie de croire que j’honore de tout mon cœur et de toute mon âme votre généreuse nature, votre sympathie pour le faible et l’opprimé ! Si vous pouvez m’accorder votre amitié, je vous prouverai toujours à quel point je l’apprécie, mais je ne puis accepter votre amour.

— Et pourquoi non ? demanda Gustave, effrayé.

— Parce que je ne pourrais vous le rendre et que je ne veux pas vous donner moins.

— Mais avec le temps, Diana, avec le temps !…

— Le temps ne peut pas me montrer votre noble caractère sous un plus beau jour que je le vois en ce moment. Vous avez tout ce qu’il faut pour gagner le cœur d’une femme, mais je n’ai pas de cœur à donner. Si vous voulez être mon ami, le temps ne fera qu’accroître mon affection pour vous ; mais le temps ne peut pas renaître ce qui est mort.

— Ce qui veut dire que votre cœur est mort, Diana ?

— Oui ! répondit-elle avec une inexprimable tristesse.

— Vous aimez quelqu’un de plus jeune, plus heureux que moi ?

— Non, monsieur Lenoble, personne.

— Mais vous avez aimé ?… Oui, un mauvais sujet, peut-être… un misérable qui… »

Un spasme de chagrin contracta sa figure pendant qu’il regardait la tête penchée de la jeune fille, dont il ne pouvait dans la demi-obscurité apercevoir les traits.

« Dites-moi, Diana, dit-il aussitôt d’une voix altérée, il n’y a pas entre nous de barrière, d’obstacle insurmontable qui puisse nous séparer pour toujours ? Personne ne peut prétendre que vous lui appartenez en vertu d’un droit… »

Il s’arrêta, puis il ajouta d’une voix plus basse :

« … À la suite d’une faute ?

— Personne, » répondit Mlle Paget en redressant la tête et le regardant en pleine figure.

Même dans la clarté douteuse, il pouvait voir la flamme de ce fier et ferme regard qui était la meilleure réponse qu’elle pût faire à ses soupçons.

« Dieu soit loué ! murmura-t-il. Ah ! comment ai-je pu craindre moi-même un instant que vous ne puissiez pas être celle que vous paraissez… la créature la plus pure qui soit au monde ? Pourquoi alors me refusez-vous ? Vous n’avez pas d’amour pour moi, mais vous me demandez mon amitié. Vous m’offrez votre amitié, votre affection même. Ah ! croyez-moi, si ces sentiments sont réels, le temps les convertira en amour. Votre cœur est mort, dites-vous. Et pourquoi ce jeune cœur serait-il mort ? Il ne l’est pas, il n’a besoin que du feu d’un véritable amour pour le rendre à la vie. Pourquoi me repoussez-vous, puisque vous dites que vous m’aimez, à moins que vous n’en aimiez un autre ? Qu’y a-t-il qui puisse nous diviser ?

— Des ombres et des souvenirs, répliqua tristement Diana ; des idées vagues, folles, mauvaises peut-être, mais qui s’élèvent entre vous et moi, monsieur Lenoble. Et du moment où je ne puis vous donner mon cœur tout entier, je ne veux rien vous donner.

— Vous avez aimé quelqu’un, quelqu’un qui n’a pas su apprécier votre amour ? Dites-moi la vérité, Diana ; vous me devez au moins cela.

— Je vous dois la vérité. Oui, j’ai été folle. Pendant deux ou trois années de ma vie, un jeune homme a été mon compagnon de chaque jour. Il voyageait avec nous… avec mon père et moi, et nous avons connu ensemble bien des vicissitudes et des tourments. Pendant longtemps il a été comme mon frère. Je doute qu’un frère puisse être meilleur pour sa sœur qu’il l’était pour moi. Son cœur n’a jamais varié sous ce rapport. Toujours il a été aussi bon et aussi insouciant. Une fois, je me suis fait l’illusion de croire qu’il y avait dans ses regards, dans ses manières, même dans ses paroles, un sentiment plus profond que celui d’une amitié fraternelle, mais ce n’était qu’une illusion. La suite m’a cruellement ouvert les yeux. J’ai vu son cœur engagé à une autre. Ne croyez pas, cependant, que je sois assez faible, assez mauvaise pour m’abandonner au désespoir, parce que mes folles espérances se sont évanouies. Je puis envisager en face les événements de la vie, monsieur Lenoble, et j’ai su prendre sur moi de souhaiter le bonheur de la chère enfant à laquelle a été donné un cœur que j’avais cru être à moi. La personne dont je parle n’a rien de supérieur dans son esprit ou par elle même. Ce n’est qu’un jeune homme fort ordinaire, ayant quelque talent, et que ses dispositions portent vers le bien plutôt que vers le mal ; mais il a été le compagnon de ma jeunesse, et en le perdant il me semble que j’ai perdu une part de ma jeunesse. »

Diana pensait que cela devait mettre fin à la discussion : elle s’attendait à voir Lenoble, baissant la tête devant l’impossible, lui dire amicalement adieu, puis retourner en Normandie, convaincu, sinon satisfait.

Mais Gustave, avec son bon cœur et son heureux caractère, n’était pas un amoureux facile à décourager, un prétendant dont on pût facilement se défaire.

« Et c’est là tout ! s’exclama-t-il du ton le plus joyeux, un compagnon de votre jeunesse pour lequel vous avez eu un romanesque attachement de jeune fille ! Et le souvenir de cet incroyable idiot… Grand Dieu ! Mais combien il faut qu’il ait été stupide pour être aimé de vous et ne pas même s’en être aperçu !… Le souvenir de ce dernier des derniers viendrait se placer entre vous et moi et nous séparer à jamais ! Le fantôme de ce misérable, qui a pu être aimé d’un ange sans le comprendre, viendrait me mettre de côté, moi, Gustave, qui suis un homme et non un idiot ! Nous l’enverrons comme ceci au bout du monde, s’écria Lenoble en soufflant sur le bout de ses doigts, comme pour chasser son rival imaginaire. Le voilà envoyé aux régions arctique, à la zone torride, au Caucase, ou un vautour lui dévorera le foie.... dans les lieux les plus éloignés de la terre, lui et la péronnelle qu’il a préférée à ma Diana. »

Cette manière de prendre les choses était fort inattendue pour Diana ; elle était certainement plus agréable qu’un sombre désespoir ou une explosion de mauvaise humeur, mais en même temps beaucoup plus embarrassante.

« Il est parti ! s’écria de nouveau Gustave, il est sur le mont le plus élevé du Caucase, et les vautours aiguisent leurs becs… Et maintenant, dites-moi, Diana… vous serez ma femme, n’est-ce pas ?… Vous serez une mère pour mes enfants ?… Vous transformerez le vieux château de Cotenoir en une agréable demeure ? Vous ne vivrez pas plus longtemps au milieu d’étrangers… Vous viendrez avec ceux qui vous aimeront, qui vous chériront comme une des leurs, comme ce qu’ils auront de meilleur et de plus précieux. Vous donnerez à votre pauvre père un coin auprès de votre feu. Il est vieux et il a besoin d’un gîte où il puisse passer les jours qui lui restent à vivre. Pour lui, Diana, pour moi, pour mes enfants, que votre réponse soit : Oui. Ah ! ne vous pressez pas tant, s’écria-t-il en voyant qu’elle allait parler. Pourquoi être si prompte à prononcer un fatal jugement. Songez d’abord combien de choses dépendent de votre réponse : le bonheur de votre père, celui de mes enfants, le mien ?

— C’est le vôtre seul auquel je doive penser, répondit avec chaleur Mlle Paget. Croyez-vous qu’il me soit si facile de dire ; non. Il me serait certainement plus facile de dire : oui. Lorsque vous me parlez de la vieillesse de mon père, moi, qui ai si bien connu les misères de sa vie, il faudrait que j’eusse le cœur bien dur pour ne pas être tentée par l’asile que vous nous offrez. Chacune de vos paroles est une nouvelle preuve de votre bonté, de votre générosité ; mais je ne veux pas vous tromper parce que vous êtes généreux. Je serai toujours votre reconnaissante amie ; mais cherchez ailleurs une femme, vous aurez peu de peine à en trouver une plus digne que moi.

— Je ne chercherai pas ailleurs. Je ne veux pas d’autre femme que vous. Une fois déjà j’ai eu une femme choisie par d’autres. Je veux désormais choisir moi-même. Soyons seulement amis, Diana, puisque votre décision est aussi irrévocable que la loi draconienne. Vous êtes de pierre, vous êtes dure comme le diamant ; mais n’importe, soyons amis. Votre père sera déçu dans ses espérances ; mais qu’est-ce que cela fait ? Il est certainement habitué aux déceptions. Mes filles… c’est pour elles une cruelle épreuve que d’être sans mère ; il faudra qu’elles la supportent. Cotenoir s’en ira en ruines un peu plus longtemps. Quelques rats de plus derrière les panneaux, quelques mites de plus dans les tapisseries, voilà tout. Mes enfants disent : « Papa, notre demeure est désagréable ; tout y est sens dessus dessous. » Et je leur réponds : « Que voulez-vous, mes enfants ? une maison sans une femme pour la diriger est toujours sens dessus dessous. » Et puis je les prends dans mes bras et je pleure. C’est un tableau à fendre le cœur ; mais qu’est-ce que cela fait, mademoiselle Paget ?

Un bruit de pas pesants, accompagné d’une grosse toux, annonça le retour du capitaine, qui sur ces entrefaites entra dans la chambre.

Si le capitaine, après être resté pendant six semaines confiné dans son appartement, eût prolongé sa première sortie jusqu’à cette heure avancée, il eût commis une imprudence qui aurait pu lui coûter cher.

Heureusement il n’avait rien fait de semblable.

Il était resté inaperçu pendant que Gustave et Diana s’entretenaient près de la fenêtre, ayant quitté sa voiture au coin de la rue pour ne pas s’exposer à interrompre leur tête-à-tête au moment critique.

Tout le temps qui s’était écoulé depuis son retour, il l’avait passé dans sa chambre à coucher, derrière la porte qui communiquait avec le salon.

Ce qu’il avait entendu avait été loin de lui plaire et, si un regard pouvait écraser, Diana eût certainement péri sous le coup de la flèche de Parthe que lui lança son père lorsqu’il s’approcha de la fenêtre, avec un sourire stéréotypé sur les lèvres et la rage au cœur.

Il en avait assez entendu pour savoir que Gustave avait été remercié, Gustave avec Cotenoir et une belle indépendance dans le présent, avec la fortune du défunt John Haygarth dans l’avenir, refusé par une jeune femme dénuée de toute fortune, qui à tout moment pouvait s’attendre à se trouver sans abri.

Pouvait-il y avoir une folie, une démence, pires que celle-là ?

Horatio tremblait de colère lorsqu’il prit la main de sa fille : elle avait l’insolence de lui tendre cette main en manière de salutation, comme à son ordinaire.

Le capitaine la lui serra si fort qu’il la fit reculer.

« Bonsoir, mademoiselle Paget, dit Gustave gravement, mais sans avoir en aucune façon l’air abattu d’un amoureux désespéré. Je… Eh bien ! je vous verrai peut-être encore avant mon départ. Je doute que je parte demain. J’ai mes raisons pour rester encore. De folles raisons, peut-être ; mais je resterai. »

Cela fut prononcé trop bas pour que le capitaine pût l’entendre.

« Est-ce que vous nous quittez déjà, Lenoble ? demanda-t-il d’un ton tremblant, ne voulez-vous pas prendre une tasse de thé que Diana va nous préparer comme elle le fait habituellement ?

— Non, pas aujourd’hui, capitaine, je vous souhaite le bonsoir. »

Il serra la main du vieillard et se retira.

Le capitaine se laissa tomber lourdement dans un fauteuil, et il y eut un silence de quelques minutes.

Diana le rompit la première.

« Je suis heureuse de voir que le médecin vous ait trouvé assez bien pour vous permettre une sortie en voiture, dit-elle.

— En vérité, ma chère, répondit son père avec un gémissement, j’espère que ma première sortie sera dans un autre genre de voiture… mon dernier voyage, jusqu’à ce que l’on enlève mes os pour en faire du fumier. Je crois qu’on emploie les os des pauvres pour en fabriquer de l’engrais, en ce siècle utilitaire et brutal.

— Papa, pouvez-vous dire d’aussi horribles choses ?… Vous êtes mieux maintenant. M. Lenoble m’a dit que vous alliez mieux.

— Oui, je suis mieux, Dieu merci ! répondit le vieillard, trop faible d’esprit et de corps pour dissimuler la colère qui l’animait. C’est là une des contradictions de la comédie burlesque qu’on appelle la vie. Si j’avais été un homme riche, avec un cercle d’anxieux parents et d’importants personnages autour de mon lit, je ne doute pas que je serais déjà mort ; mais comme il se trouve que je suis un pauvre diable sans le sou, avec une misérable loueuse d’appartements meublés et un médecin à demi mort de faim pour prendre soin de moi, sans autre perspective que l’hôpital, je continue à vivre. Morbleu ! Il est facile de prendre les choses comme elles viennent quand on est malade et sans force, même pour penser… Cela n’est pas le moment d’épreuve. Le véritable jour critique arrive quand on se sent un peu remis, que le dragon du logement garni commence à vous tourmenter pour le paiement du loyer, que le pharmacien envoie sa note, et que la grande route s’ouvre béante devant vous, lorsqu’on reçoit l’ordre de décamper. Le moment de décamper est arrivé pour moi, et Dieu seul sait si… Le Diable m’emporte si je sais où aller.

— Papa, vous n’êtes pas sans amis… moi-même je puis vous aider un peu.

— Oui, répondit le capitaine avec un amer sourire, une livre tous les trois mois, grappillée à grand-peine, ce n’est pas là ce qui me sauvera de l’hôpital.

— Il y a M. Lenoble.

— Oui, il y a M. Lenoble, l’homme qui m’eût volontiers offert un port de refuge pour mes vieux jours… Il me l’a dit aujourd’hui même… une résidence digne d’un gentleman, car sa position actuelle n’est rien comparée à celle qu’il pourra avoir d’ici à une année. Il m’eût accepté comme beau-père sans rechercher mes antécédents et sans s’inquiéter de savoir si je n’ai pas toujours vécu en gentleman. Oui ! il était disposé à cela pour moi. Pensez-vous que je puisse maintenant lui rien demander après les refus que vous lui avez faits. Je sais que vous avez refusé d’être sa femme, j’ai entendu… j’ai vu cela sur sa figure… Vous, une fille sans ressources, sans amis, sans autre perspective d’avenir que le patronage niais de la femme d’un agent de change… Il vous appartient bien de vous donner de grands airs et de mettre à la porte un pareil mari ! Pensez-vous qu’il y ait beaucoup d’hommes capables de courir après des filles dans votre situation… Croyez-vous que vous en trouverez dans la rue ? »

Le capitaine arpentait la chambre d’un bout à l’autre en proie à une fièvre de colère.

Diana le regardait tristement, avec des yeux étonnés.

Oui, c’était bien lui, le vieil égoïste d’autrefois ; le léopard ne peut changer les taches de sa peau : le Paget d’aujourd’hui était le Paget du passé.

« Je vous en prie, papa, ne soyez pas en colère contre moi, dit Diana avec chagrin. En agissant comme je l’ai fait, je crois avoir rempli mon devoir.

— Une belle musique que vous me chantez là ! s’écria le capitaine, trop irrité pour choisir ses expressions. Votre devoir envers qui ?… Avez-vous jamais songé, mademoiselle, que vous avez bien quelques devoirs à remplir envers moi, votre père ? Par Jupiter ! vous êtes sans doute un personnage trop important pour prendre en considération tout ce que j’ai fait en cette circonstance ; la peine que j’ai eue à décider Lenoble à venir en Angleterre ; la manière dont j’ai tiré parti de ma goutte pour vous avoir auprès de moi ; la finesse, l’habileté supérieure que j’ai déployées dans toute cette affaire pour la mener à bonne fin ; puis, lorsque j’ai réussi au-delà de mes espérances, vous gâtez tout et vous osez venir me sermonner à propos de votre devoir ! Que vous faut-il donc dans un mari ? Je voudrais bien le savoir. Un homme riche ? Lenoble est riche. Un bel homme ? Lenoble ne l’est-il pas ? Jeune ?… il est jeune. Un gentleman bien né ? Lenoble descend d’une des meilleures familles de France. Un honnête homme ? Lenoble est l’homme le plus recommandable de la terre. Que vous faut-il donc de plus ? Voyons, morbleu ! dites ?… que vous faut-il de plus ?

— Il faut que je puisse donner mon cœur à celui qui me donne le sien.

— Et, par tout ce qu’il y a de plus sacré, qu’est-ce qui peut vous empêcher de donner votre cœur à Lenoble ?

— Je ne puis vous le dire.

— Non, ni à moi, ni à personne. Mais il est temps de mettre fin à cette folie. Si vous voulez que je continue à vous considérer comme ma fille, vous épouserez Lenoble, sinon… »

Le capitaine se trouva subitement arrêté au moment où, sans y songer, il parodiait la menace du seigneur Capulet à sa fille, la récalcitrante Juliette.

De quoi pouvait-il bien menacer sa fille, pour la forcer à obéir ?

Avant de menacer une fille rebelle de la mettre à la porte de chez soi, il est nécessaire d’abord d’avoir une demeure d’où on puisse l’expulser.

Le capitaine pensa à cela et se trouva en ce moment obligé de garder un ignominieux silence.

Il devait cependant y avoir quelque moyen d’amener à la raison cette stupide créature.

Pendant quelques minutes, il resta assis en silence, la tête penchée dans ses mains, la figure hors de la vue de Diana.

Ce silence, cette attitude si expressive d’un profond désespoir, la touchèrent plus vivement que son accès de colère : elle connaissait son égoïsme, elle savait parfaitement que ce qu’il regrettait le plus, c’était ce qu’il perdait lui-même, et néanmoins elle eut pitié de lui.

Il était vieux, malheureux, et sans appui : il était d’autant plus à plaindre qu’il était plus égoïste et avait des sentiments plus vulgaires.

Un esprit élevé trouve toujours quelque élément de consolation, mais pour une nature basse le chagrin est sans compensation ; les souffrances de la chair paraissent même beaucoup plus vives lorsque le courage ne vient pas aider à les supporter.

Paget n’était pas maître de son chagrin ; il ne pouvait envisager en face l’idée que sa vieillesse se passerait dans la pauvreté : il était fatigué de travailler ; les expédients et les artifices qui l’avaient aidé à vivre commençaient à lui devenir insupportables, ils étaient d’ailleurs presque tous usés et hors d’état de produire.

Il est vrai qu’en tous cas il avait de grandes espérances du côté de Lenoble ; mais ces espérances n’étaient fondées que dans l’hypothèse où Gustave serait reconnu héritier de John Haygarth.

Il avait besoin de quelque chose de plus positif ; il avait besoin d’une sécurité immédiate.

Le mariage de sa fille avec Gustave lui eût donné cette sécurité et des espérances encore plus grandes pour l’avenir : il s’était flatté de l’idée qu’il régnerait sur les vassaux de Cotenoir ; qu’il y serait un personnage plus considérable que le maître lui-même.

Il avait même formé l’agréable projet de s’assurer un pied à terre à Paris ; l’existence en Normandie pourrait en effet être quelquefois ennuyeuse.

C’était tout cela qu’il entendait lorsqu’il avait parlé d’un port de refuge pour ses vieux jours.

Pour celle qui, par son seul caprice, le privait de tout cela, il n’éprouvait plus d’autre sentiment que celui de l’indignation.

Diana se sentit prise de compassion pour ce faible vieillard qui avait cru voir si près de ses lèvres la coupe de la prospérité, et aux lèvres duquel elle l’avait enlevée.

On lui avait promis demeure, bien-être, respect, amitié, tout ce qui est indispensable et doux à la vieillesse, et elle avait empêché la réalisation de cette promesse. Dieu savait combien ses motifs avaient été purs ; mais, en voyant penchée cette tête couverte de cheveux blancs, elle sentit qu’elle avait été cruelle.

« Papa, commença-t-elle à dire en passant son bras d’une façon caressante autour du cou de son père, mais il repoussa cette timide caresse ; papa, vous m’en voulez beaucoup, uniquement parce que j’ai fait ce que je crois être mon devoir. Je n’ai pas eu d’autre motif, cher père. Dans ce que j’ai dit ce soir à M. Lenoble je n’ai été guidée que par le sentiment du devoir.

— En vérité ! s’écria le capitaine avec un rire amer, et où avez-vous été chercher votre sentiment du devoir, je voudrais le savoir ? Chez quel hypocrite et bavard pasteur méthodiste avez-vous appris à faire la loi à votre père à ce point ? Honorez votre père et votre mère afin de vivre longuement, mademoiselle, voilà ce que la Bible vous enseigne ; mais la Bible est passée de mode, je présume, depuis le temps de ma jeunesse, et les jeunes femmes-modèles de la génération actuelle croient pouvoir faire la morale à leurs pères. Votre sentiment du devoir sera-t-il satisfait lorsque vous apprendrez que votre père est étendu sur un lit d’hôpital ou mourant de faim dans la rue ?

— Papa, je ne suis pas insensible à ce point. Je vous plains du fond du cœur ; mais il y a de la cruauté de votre part à exagérer comme je ne doute pas que vous le faites, les difficultés de votre position. Pourquoi seriez-vous privé de vos moyens d’existence, si je refuse d’épouser M. Lenoble ? Vous avez vécu sans mon aide jusqu’à présent comme j’ai pu me passer de votre appui dans ces derniers temps. Rien ne pourrait ma rendre plus heureuse que de vous savoir exempt de soucis et si mon travail peut vous procurer pour l’avenir un foyer tranquille... comme je me crois en état de le faire, à moins que la volonté et l’éducation ne puissent plus compter pour rien... j’y emploierai tous mes efforts... je travaillerai pour vous. Je le ferai, mon père, avec plaisir, avec bonheur.

— Quand votre travail pourra me procurer une demeure qui vaille celle de Cotenoir, une demeure qu’un mot de vous pourrait m’assurer, alors seulement je vous remercierai.

— Si vous voulez attendre un peu, papa, si vous voulez avoir seulement un peu de patience.

— De la patience !… attendre !... que voulez-vous me dire là ? Pouvez-vous parler de patience et d’espérance dans l’avenir à un homme qui n’a plus d’avenir devant lui, à un homme dont les jours sont comptés, qui sent les froides atteintes de la mort s’appesantir sur lui. Je pourrais vivre comme j’ai vécu jusqu’à présent ! Mais savez-vous, vous souciez-vous de savoir que chaque jour la vie devient pour moi plus difficile ? Vos beaux amis de Bayswater en ont fini avec moi. J’ai dépensé le dernier sou que je recevrai jamais de Sheldon. Haukehurst m’a abandonné comme un ingrat qu’il est. Lorsqu’ils ont eu épuisé l’orange, ils ont rejeté loin d’eux l’écorce. N’est-ce pas là ce qu’a dit Voltaire quand Frédéric de Prusse lui a dit adieu ? Le ciel sait à quel point cela est vrai ! Et, maintenant vous qui, par un seul mot, pouvez obtenir pour vous-même une splendide position, oui, je dis splendide pour une malheureuse vivant dans la dépendance comme vous, et m’assurer à moi une existence convenable, il faut que vous veniez m’exprimer vos grands sentiments du devoir ; en me promettant une demeure dans l’avenir, si je veux attendre et espérer. Non, Diana, l’espérance est morte pour moi et je n’ai pas besoin de votre aide pour trouver un lit dans la rivière.

— Vous ne ferez pas une si horrible chose ? s’écria Diana, effrayée.

— Je ne sais pas si cela est horrible, mais n’en doutez pas, lorsque j’aurai à choisir entre l’hôpital et la rivière, c’est la rivière que je choisirai. »

Cela fut suivie d’un silence de quelques minutes, pendant lequel Diana demeura debout, les coudes appuyés sur le manteau de la cheminée, la figure cachée dans ses deux mains.

« Oh ! Seigneur, enseignez-moi quel est mon devoir ! s’écria-t-elle ; puis tout à coup : « Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-elle à son père.

— Ce que toute personne non dépourvue de raison ferait d’elle-même. Que vous acceptiez la chance qui s’offre à vous. Croyez-vous qu’une pareille bonne fortune daigne se présenter tous les jours ?

— Vous voulez que j’accepte l’offre de Gustave, quelque mensonge que je puisse commettre en l’acceptant ?

— Je ne vois pas qu’il puisse y avoir là aucun mensonge. Il faudrait être folle pour ne pas apprécier un pareil homme. Il faudrait être folle pour ne pas accepter un tel bonheur.

— Très bien, papa ! s’écria Diana avec un rire qui n’avait rien d’agréable. Je ne veux pas être une exception. Si M. Lenoble me fait l’honneur de renouveler son offre… et sa conduite me fait présumer qu’il a l’intention de le faire… je l’accepterai.

— Il la renouvellera ! s’écria le capitaine en abandonnant aussitôt son rôle de père tragique. Il la renouvellera. Demain je l’amènerai à vos pieds. Oui, Diana, mon amour, je me charge de le faire sans compromettre votre orgueilleuse modestie ou la dignité d’un Paget. Ma chère enfant, comment ai-je pu douter une minute que la réflexion vous amènerait à comprendre vos devoirs... vos vrais devoirs ? Je crains d’avoir été un peu trop vif avec vous ; mais il faut me le pardonner. Diana, ce mariage me tient au cœur pour votre bonheur, comme pour le mien. Je ne pouvais supporter l’idée qu’il viendrait à manquer, bien que j’admirasse et que j’admire encore les sentiments élevés et autres choses pareilles qui motivaient votre refus. De romanesques histoires d’écolière, mais qui avaient en soi, je le sais pardieu bien, quelque chose de noble. Ce n’était pas, vous m’entendez, le romanesque banal d’une écolière vulgaire. Non, morbleu ! le bon sang se retrouve toujours. Allons, enfant, voilà que vous pleurez, maintenant. Non, non, ne pleurez pas. Vous me remercierez toute votre vie de ce que j’ai fait ce soir. Oui, mon enfant, quand vous considérerez ce que sera votre existence, plus tard ; quand mes vieux os seront déposés dans une tombe modeste, vous vous direz à vous-même : C’est à mon père que je dois cela. Des circonstances contraires ont pu l’empêcher de remplir ses devoirs comme un père plus heureux aurait eu le privilège de pouvoir le faire ; mais c’est sa prévision, son attention toujours en éveil, qui m’ont assuré un admirable époux et une non moins admirable existence. Rappelez-vous ces paroles, ma chère, le temps viendra où vous vous direz cela.

— Je ferai mes efforts pour avoir bonne opinion de vos intentions, papa, répondit Mlle Paget d’une voix basse et triste, et si mon mariage peut assurer votre bonheur ainsi que celui de M. Lenoble, je serai satisfaite. Je crains seulement d’accepter trop en donnant trop peu.

— Mon amour, il faut vraiment que vous soyez une descendante en ligne directe de Don Quichotte. Trop et trop peu ! En vérité !… Que Lenoble trouve donc ailleurs une femme plus belle, plus accomplie, une femme dont un duc serait fier de prendre pour en faire une duchesse, par Jupiter ! ce n’est pas vous qui serez l’obligée, mon amour. Lenoble sera bien vite arrivé à comprendre qu’il a plus que la monnaie de sa pièce. Embrassez-moi, enfant, et dites-moi que vous me pardonnez d’avoir été un peu rude avec vous tout à l’heure.

— Vous pardonner ?… Oui, papa, vous êtes certainement plus sage que moi. Pourquoi refuserais-je M. Lenoble ?… Il est bon et généreux. Il nous assure une existence tranquille. Que puis-je demander de plus ? Ai-je besoin d’être comme Charlotte pour qui la vie semble ne devoir être que poésie et lumière ?

— Et qui va se compromettre en se jetant dans les bras d’un écrivain à tant la ligne, par Jupiter ! dit le capitaine en manière d’interjection.

— Puis-je espérer lui ressembler avec son heureuse ignorance de la vie, son amour, et sa confiance sans limites. Oh, non ! papa, ces choses-là ne sont pas faites pour moi. »

Elle se cacha la figure sur la poitrine de son père et se mit à pleurer comme un enfant : ce fut son adieu à celui qu’elle avait tant aimé, au souvenir de ses rêves passés.

Son père l’encouragea avec un paternel baiser, mais en comprenant aussi peu son émotion que s’il eût été subitement appelé à consoler une veuve du Japon.

« Les nerfs, murmura-t-il, les natures délicates sont sujettes à ces sortes de choses. Et maintenant, mon amour, continua-t-il d’un ton plus affairé, causons sérieusement. Je pense que vous feriez bien de quitter dès à présent Bayswater pour venir habiter avec moi mon humble logement.

— Pourquoi cela, papa ?

— La raison en est facile à comprendre, mon amour. Il n’est pas convenable que vous viviez plus longtemps dans la dépendance, devant être un jour la femme de Gustave ; or, dans l’état des choses, un jour veut dire tout de suite.

— Papa ! s’écria vivement Diana, vous n’entendez pas presser à ce point ce mariage. J’y ai consenti à cause de vous ; vous ne voudriez pas être assez peu généreux pour…

— Pour vous presser ?… Non, ma chère, certainement non. Nous n’y mettrons pas une indécente précipitation : vos convenances, vos motifs délicats et désintéressés seront consultés avant tout, oui, mon amour, s’exclama le capitaine, très effrayé de la crainte que sa fille ne vînt à changer d’avis et s’efforçant de la calmer. Rien ne sera fait que suivant vos désirs. Je suis seulement pressé de vous voir quitter Bayswater. D’abord, parce que Lenoble désirera naturellement vous voir plus souvent qu’il ne pourrait le faire si vous continuiez de vivre chez des gens dont je ne désire pas qu’il fasse la connaissance, et, ensuite, parce que vous n’avez pas besoin plus longtemps du patronage de Mme Sheldon.

— Je n’ai trouvé chez elle que bienveillance et affection, papa, nullement un patronage. Aucune considération ne pourrait me décider à quitter Mme Sheldon ou Charlotte à l’improviste ou d’une façon inconvenante. Elles m’ont donné asile au moment où j’en avais le plus grand besoin. Elles m’ont enlevé à la monotone existence d’une vie de pension qui n’eût pas tardé à faire de moi un automate misérable. C’est envers elles qu’est mon premier devoir. »

Un soupir de colère exprima seule l’indignation qu’inspirait au capitaine une remarque aussi dépourvue de pitié filiale.

« Le second sera envers vous et M. Lenoble. Laissez-moi le temps de prévenir régulièrement Mme Sheldon de ce changement de position.

— Qu’entendez-vous par prévenir régulièrement ? demanda avec humeur Horatio.

— J’entends trois mois à l’avance.

— Oh ! vraiment ! ainsi pendant trois mois encore vous resteriez au service de Mme Sheldon et Lenoble attendrait tout ce temps-là pour vous épouser !

— Il faut avant tout que je consulte les convenances de mes amis, papa.

— Très bien, ma chère, répliqua le capitaine avec un soupir qui ressemblait à un gémissement. Il faut que vous fassiez d’abord ce qui convient à vous et à vos amis. Votre pauvre père n’est qu’une considération secondaire. »

Puis, se rappelant avec crainte la bataille qu’il venait d’avoir avec sa fille, le capitaine s’empressa de l’assurer de son estime et de sa soumission.

« Tout aura lieu comme vous le voudrez, mon amour, murmura-t-il. À présent, allez dans ma chambre arranger vos cheveux et vous bassiner les yeux, pendant que je sonnerai pour qu’on nous apporte le thé. »

Diana obéit.

Elle trouva de l’eau de Cologne et des éponges de la plus fine qualité sur le lavabo de son père, et sur la table de toilette des brosses montées en ivoire, un peu jauni par le temps, mais sur le dos desquelles étaient gravés une couronne et un chiffre.

L’hôpital ne paraissait pas aussi rapproché de lui qu’il avait plu au capitaine de le dire ; mais avec les natures exaltées il n’y a qu’un pas du désappointement au désespoir.

« Que devrai-je dire à Mme Sheldon, papa ? demanda Diana pendant qu’elle versait le thé à son père.

— Eh bien ! je pense que vous ferez mieux de ne lui parler de rien, il suffira de lui dire que je suis un peu mieux dans mes affaires et que ma santé affaiblie réclame vos soins.

— Je hais les mystères, papa.

— Moi aussi, ma chérie ; mais des demi-confidences sont plus désagréables que le silence. »

Diana se soumit : elle se réservait secrètement le droit de dire à Charlotte tout ce qu’il lui plairait. Elle ne pouvait se résoudre à rien cacher à cette sœur d’adoption.

« Si M. Lenoble réitère son offre et que je l’accepte, je lui dirai tout, pensa-t-elle. Cette chère fille sera heureuse de savoir qu’elle n’est pas seule à m’aimer. »

Et alors elle pensa à l’étrange caprice du sort qui donnait pour amoureux à Charlotte, avec son opulent beau-père et son entourage, un simple soldat de fortune encore à ses débuts, tandis qu’à elle, la fille d’un aventurier, il envoyait un riche prétendant.

« Est-ce elle qui pourra être dans la gêne pendant que moi je serai dans l’abondance ? pensa-t-elle. Ah ! que le ciel me pardonne, pourquoi est-il si difficile d’aimer avec sagesse et si facile d’aimer follement ?…

Elle se rappela ce mot français : Quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a ; mais ce dicton railleur ne la consola guère.

Elle retourna à Bayswater avec un étrange, un indéfinissable sentiment, après avoir promis à son père de venir le voir aussi souvent qu’il le lui demanderait ; ce n’était pas qu’elle ressentît du chagrin ou le désir de revenir sur ce qu’elle avait dit, non plus que la répugnance pour l’engagement qu’elle venait de contracter ; le sentiment qui l’oppressait était la conscience que cet acte aurait dû être le résultat d’un choix spontané de son cœur reconnaissant et non la soumission à la volonté d’un père exaspéré par la misère.

LIVRE CINQUIÈME

PREMIER ACTE DU DRAME DE SHELDON

CHAPITRE I

PRISE D’ASSAUT

Deux jours après son entrevue avec Lenoble, Mlle Paget reçut un court billet de son père.

Il la priait de nouveau de se rendre près de lui.

 

« Il n’est pas reparti pour la Normandie, » écrivait le capitaine. « Ma chère enfant, il est positivement en adoration devant le sol où se posent vos pas.

« Ah ! mon amour, c’est quelque chose, allez, d’avoir un père.

« Ai-je besoin de vous dire que la première idée qu’il a eue de vos mérites lui a été inspirée par les brillantes descriptions que je lui faisais, en passant, de votre bonté, de votre beauté, de votre héroïsme, durant nos conversations à Cotenoir, lorsqu’une transaction d’affaires nous mit pour la première fois en relations.

« Les intérêts de mon unique enfant ont été toujours chers à mon cœur.

« Un homme moins perspicace n’aurait su découvrir en Gustave qu’un riche étranger ; guidé par mon instinct paternel j’ai tout de suite vu qu’il y avait en lui un mari, le seul mari digne de ma fille.

« Il fallait ma grande expérience de la vie, et j’ose le dire, ma profonde connaissance du cœur humain, pour comprendre qu’un homme qui avait vécu pendant trente-cinq ans, enterré vivant dans une province de France – un lieu charmant du reste et qui vous plaira beaucoup –, n’ayant jamais vu d’autres mortels que ses voisins, serait de tous les hommes le plus disposé à tomber éperdument amoureux de la première jeune femme séduisante qu’il rencontrerait.

« Venez me voir cet après-midi sans faute et de bonne heure.

« Tout à vous.

H. N. C. P. »

 

Diana se soumit à cet appel.

Mais elle était encore troublée par la surprise qu’elle avait éprouvé lors de son orageuse conversation avec le capitaine.

Elle n’était pas complètement sûre d’elle-même.

Les anciens rêves, les douces et folles illusions qui avaient rempli son cœur de jeune fille n’avaient pas encore été entièrement chassés de son esprit, mais elle comprenait leur néant et elle était à demi portée à croire qu’il y avait quelque sagesse dans les opinions de son père.

« Que puis-je demander de plus ? se dit-elle. Il est bon, brave, loyal, et il m’aime. Si j’étais princesse, mon mariage serait négocié par d’autres, et j’aurais sujet de me considérer comme heureuse si mon fiancé avait les qualités de M. Lenoble. Et il m’aime, moi qui n’avais jamais eu le moindre empire sur le cœur d’un homme ! »

Elle avait pris par Hyde Park, comme la première fois, et ses pensées, bien que confuses, n’étaient pas douloureuses, désagréables.

Un sourire à la fois tendre et réservé se dessinait sur son visage, quand elle entra dans le petit salon où l’attendait Lenoble.

Pour cette pauvre âme désolée, il y avait une certaine douceur dans l’idée que sa présence était attendue par quelqu’un.

Quand elle s’arrêta sur le seuil de la porte, rougissante, tremblante, son adorateur traversa la chambre et brusquement la saisit.

Ses bras vigoureux l’enlacèrent ; il la serra contre sa poitrine, et, dans cette étreinte, il se jura qu’elle était sienne pour toujours.

Dans toutes les histoires d’amour, il y a un moment où l’engagement est comme scellé.

Diana leva les yeux sur ce franc et doux visage et sentit qu’elle avait trouvé son vainqueur.

Maître, ami, protecteur, mari, amant idolâtre et dévoué, champion brave et sans peur, il était tout pour elle, et elle devina sa puissance et sa valeur quand elle leva timidement les yeux sur lui, honteuse de se laisser conquérir si facilement.

« Monsieur Lenoble !… balbutia-t-elle, en essayant de se soustraire à son étreinte qui lui semblait la manifestation supérieure, spontanée d’un droit.

— Gustave, maintenant et pour toujours, ma Diana ! Il n’y a plus pour vous de M. Lenoble au monde. Dans quelques semaines vous direz : mon mari. Votre père vous a donnée à moi. Il m’a dit de me rire de vos refus et de vos scrupules, de vous vaincre, ma radieuse mignonne, comme le Petrucchio de Shakespeare vainquit sa Catherine, avec une audace téméraire qui n’admet pas de résistance. Je me conforme à ses avis, Regardez-moi bien en face, cher ange, et osez me défier de suivre ses conseils. »

Heureusement les yeux du cher ange s’étaient baissés : mais Lenoble était résolu à obtenir une réponse favorable.

« Tu le vois bien, tu n’oses pas me défier ! s’écria-t-il, et pour la première fois le mot tu lui parut tendre et bon. Tu n’oses pas me dire que tu es irritée contre moi. Et l’autre, le fou, l’idiot, il est parti, pour toujours, n’est-ce pas ? Ah ! dis oui…

— Oui, il est parti, dit-elle presque dans un murmure.

— Tout à fait parti ?… La porte de ton cœur s’est fermée pour lui et on lui a flanqué son bagage par la fenêtre. C’est bien fait.

— Il est parti, murmura-t-elle doucement. Il n’a pas pu vous résister ; vous êtes si fort, si brave, et lui ce n’était qu’une ombre. Oui… il est parti… »

Elle dit cela avec un soupir de soulagement.

C’était en toute sincérité qu’elle répondait à la question de son fiancé.

Elle sentait qu’elle était arrivée à une crise de sa vie… à la première page d’un nouveau volume et l’ancien livre, triste et mouillé de larmes, devait être oublié, mis de côté.

« Cher ange, pourras-tu jamais apprendre à m’aimer ? demanda Gustave à voix basse et en frôlant les joues de Diana de son souffle, de ses lèvres, de ses fortes moustaches.

— Il est impossible de ne pas vous aimer, » répondit-elle avec un accent plein de douceur.

Et en réalité il lui semblait que ce chevaleresque enfant de la Gaule avait été bâti par la nature pour troubler les femmes et faire trembler les hommes.

Elle le vit comme une sorte d’Achille en frac, un Bayard sans cotte de maille, un Don Quichotte jeune et frais, généreux, brave, compatissant, doux, et n’ayant pas encore la cervelle détraquée par les bêtises des romans.

Paget sortit de sa retraite, quand la scène d’amour fut finie.

Il affecta de ne pas se douter de la poésie que comportait la situation ; il feignit de s’occuper du thé, des bougies et des petits riens, ce qui fait que les amoureux purent reprendre leur sang-froid.

Le Français n’était pas le moins du monde déconcerté, il n’était pas plus gai qu’à l’ordinaire, et il vous avait un petit air conquérant qui n’était pas déplaisant.

Diana était pâle, mais il y avait un éclat inaccoutumé dans ses yeux : elle n’avait en tout cas rien en elle qui révélât la victime fraîchement déposée sur l’autel de l’obéissance paternelle.

Tout compte fait, Mlle Paget était plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été.

À vingt-trois ans elle était encore assez fillette pour se réjouir de se savoir sincèrement aimée, et assez femme pour apprécier le sentiment de tranquillité que donne l’assurance d’un avenir heureux.

Si elle était reconnaissante envers son adorateur et si l’affection qu’il lui avait inspirée prenait sa source dans cette reconnaissance, ce n’était pas des considérations intéressées qui avaient ouvert son cœur à la gratitude.

Elle le remerciait de son amour, ce trésor qu’elle n’avait jamais espéré posséder, elle le remerciait parce qu’il l’avait prise par la main et l’avait arrachée à sa solitude, à sa dépendance, parce qu’il l’avait placée sur un trône sur les marches duquel elle se fut contentée de s’agenouiller.

Que le trône fut une chaise de bambous dans quelque cottage rustique, ou un moelleux fauteuil dans un palais, il lui importait peu.

Elle alla dans la chambre de Charlotte ce soir-là, quand toute la maisonnée fut allée se coucher, comme elle était venue la veille de Noël pour y renoncer à son premier amour et bénir sa rivale.

Cette fois c’était une nouvelle confession qu’elle avait à faire, et une confession qui n’était pas sans lui causer quelque honte : il n’y a rien de plus dur à avouer que l’inconstance, et les femmes n’ont pas l’esprit aussi philosophique que Rahel Varnaghen qui déclarait qu’être constant ce n’était pas aimer toujours la même personne, mais aimer quelqu’un.

Mlle Paget s’assit aux pieds de Charlotte, comme la première fois.

La saison était assez froide.

Il y avait encore un bon feu.

Deux mois cependant s’étaient écoulés depuis que les cloches de Noël avaient sonné à pleine volée dans les ombres de la nuit.

Diana s’était assise sur un petit tabouret. Elle jouait avec la cordelière de la robe de chambre de son amie, impatiente de parler.

L’aveu était humiliant à faire.

Elle était gênée.

Les mots ne venaient pas.

« Charlotte, dit-elle enfin un peu brusquement, savez-vous à peu près à quelle époque vous devez vous marier ?

Mlle Halliday poussa un petit cri de surprise.

« Mais, naturellement non, Diana. Comment pouvez-vous me faire une pareille question ? Notre mariage est ce que mon oncle George appelle une éventualité éloignée. Nous ne devons pas nous marier de longtemps, pas avant que Valentin ne se soit fait une situation dans la littérature. Il faut qu’il se soit assuré un revenu qui semble presque impossible à conquérir. C’est la condition expresse à laquelle M. Sheldon... papa… a donné son consentement. Il a été très sage à lui de penser à ces choses, et comme il a été très bon envers moi, il faudrait que je fusse bien ingrate, si je refusais de suivre ses avis.

— Et je suppose que cela veut dire que votre engagement est un engagement à long terme ?

— À très long terme. Et qu’y a-t-il de plus heureux qu’un pareil engagement ? Cela donne le temps de connaître parfaitement l’homme qu’on doit épouser. Je pense que je connais à fond les pensées de Valentin, ses goûts, ses idées, et je me sens chaque jour devenir plus semblable à lui. Je lis les livres qu’il lit, pour pouvoir en parler avec lui, vous comprenez, mais je ne suis pas aussi intelligente que lui, Diana, et il arrive quelquefois que les auteurs favoris de Valentin soient un peu sévères pour moi. Mais je lutte, et plus le combat est rude, plus j’admire l’intelligence de celui que j’aime. Songez-y, Diana, trois articles différents dans trois différents magazines, le dernier mois. L’article sur Appollodore dans le Cheapside, vous savez, et cette histoire dans le Charing-Cross : « Comment j’ai perdu mon parapluie et fait la connaissance de M. Gozzleton… », qui est si amusante ! Et l’inépuisable Traité sur les sources de la lumière, dans la Revue scientifique du Samedi. Songez à toutes ces charges qu’il a faites sur Homère, un vieil aveugle, qui a écrit un long poème sur des batailles, et qui l’a si mal fait, qu’aujourd’hui encore, on ne sait pas si c’est un poème complet ou un ramassis de poésies cousues ensemble par un homme qui a un nom grec que l’on ne peut pas prononcer. Quand je pense à ce qu’a écrit Valentin en comparaison de l’œuvre d’Homère, et le peu d’attention que lui accordent les critiques, si ce n’est pour l’agacer, le déclarant creux et frivole, je commence à penser que la littérature s’en va à tous les diables.

Sur ce Charlotte devint toute pensive, absorbée par la contemplation du génie de Haukehurst.

Diana avait commencé la conversation très habilement, avec l’intention de passer par une adroite transition des amours de Charlotte aux siennes ; mais la conversation avait changé de cours, avait dégénéré en une discussion littéraire. Le jeune écrivain que ses premiers coups d’ailes semblaient porter aussi haut que Pindare, l’aigle sublime de Thèbes, aux yeux de son amante qui suivait son vol dans les cieux, en avait fait les frais.

— Charlotte, dit Mlle Paget après une pause, seriez-vous bien triste si je devais vous quitter avant votre mariage ?

— Me quitter avant mon mariage ! N’est-il pas convenu que vous devez vivre avec maman et être une fille pour elle, quand je ne serai plus là ? Et puis vous viendrez à notre cottage, vous me donnerez des conseils pour tenir une maison, vous m’apprendrez comment on devient une épouse raisonnable, utile, économe et dévouée. Nous quitter, Diana ! Qu’ai-je fait, qu’a fait maman, ou M. Sheldon, ou qui que ce soit, pour que vous puissiez parler d’une chose pareille ?

— Ce que vous avez fait, chère fille, chère amie, chère sœur ? Tout ce qu’on peut faire pour inspirer une affection et une reconnaissance éternelles. Vous avez fait de moi, qui étais une créature aigrie, déçue, envieuse, oui, envieuse, même de vous, votre amie dévouée. Vous avez remplacé l’amertume de mon cœur par la confiance. Vous m’avez appris à oublier que mon enfance et ma jeunesse s’étaient passées dans une longue nuit de misère et de dégradation. Vous m’avez appris à pardonner à mon père, qui avait souffert que ma vie fût ce qu’elle était, sans faire le moindre effort pour m’arracher au sombre découragement dans lequel j’étais tombée. Je ne puis en dire plus, Charlotte, il y a des choses que les mots ne peuvent rendre.

— Et vous voulez me quitter ? dit Charlotte avec un étonnement où se mêlait l’accent du reproche.

— Mon père veut que je vous quitte, Charlotte, et une autre personne aussi… quelqu’un que vous devez connaître et qui vous plaira avant que je sois sûre qu’il me plaît à moi-même.

— Il !… s’écria Charlotte très surprise. Diana, qu’allez-vous m’apprendre ?

— Un secret, Charlotte. Quelque chose que mon père m’avait défendu de dire à qui que ce soit, mais que je ne veux pas vous cacher. Mon pauvre père a trouvé un généreux ami, un ami qui est presque aussi bon pour lui que vous l’êtes pour moi. Que la Providence est miséricordieuse quand elle donne des amis aux déshérités ! J’ai eu l’occasion de voir suffisamment ce gentleman, qui est si bon pour papa. Il y va, je vous l’avouerai, de l’intérêt de papa. Puis je l’ai jugé généreux, brave, loyal. Je veux parler de M. Lenoble. J’ai consenti à devenir sa femme.

— Diana ! s’écria Charlotte avec un air grave qui avait quelque chose d’alarmant chez une si douce créature ; voilà qui ne sera pas !

— De quoi voulez-vous parler, chère ?

— Non, non ! J’ai tout compris. Dans l’intérêt de votre cupide, de votre intrigant de père, vous voulez épouser un homme que vous ne pouvez aimer. Vous êtes au moment d’offrir votre pauvre cœur meurtri et désolé sur l’autel du devoir filial. Ah ! chère, vous ne pouvez penser que j’ai oublié ce que vous m’avez dit, il y a deux mois à peine, quoique j’aie l’air frivole et que je vous parle toujours de lui, faisant étalage de mon bonheur, comme si je n’avais aucun souci de la blessure encore mal fermée de votre noble et généreux cœur. Mais je ne suis pas complètement sans mémoire, Diana, et je ne permettrai pas un tel sacrifice. Je sais que vous avez renoncé à lui pour moi… Je sais que vous l’avez arraché de votre cœur, comme vous me l’avez dit ce soir-là. Mais le vide pénible qu’il a laissé dans votre âme sera sacré, Diana. Aucune image étrangère ne viendra le souiller. Vous ne sacrifierez pas la paix de votre vie à l’égoïsme de votre père. Non, chère, non. Avec maman et moi, vous avez toujours une famille. Vous n’avez pas à vous soumettre à un marché aussi cruel !

Et sur ces mots, Mlle Halliday se mit à pleurer et à couvrir son amie de caresses, comme dut faire la confidente de la fille d’Agamemnon quand la jeune princesse connut l’arrêt de Calchas.

« Mais si je considère comme un devoir pour moi d’accepter l’offre de M. Lenoble, Charlotte ? insista Mlle Paget avec un certain embarras. M. Lenoble est aussi riche qu’il est généreux, et mon mariage avec lui assure un asile tranquille à mon père. Les rêves insensés dont je vous ai parlé la veille de Noël s’étaient déjà évanouis dans mon esprit quand j’ai osé en parler. Je n’avais plus qu’à faire l’aveu de ma folie quand la sagesse m’était venue. Je vous en prie, ne me croyez pas intéressée. Ce n’est pas parce que M. Lenoble est riche que je suis disposée à l’épouser, c’est parce que…

— Parce que vous voulez vous sacrifier à l’intérêt de votre égoïste père ! s’écria Charlotte. Il vous a négligée toute votre vie ; et maintenant il vient trafiquer de votre bonheur. Soyez ferme, ma chérie, votre Charlotte vous reste et elle saura vous assurer un asile, quoi qu’il arrive. Qu’est-ce que c’est que ça, M. Lenoble ? Quelque vieux, laid, désagréable, j’en suis sûre. »

Mlle Paget sourit et rougit.

L’image de Gustave s’était présentée à sa pensée pendant que Charlotte disait cela.

« Non, chère, répliqua-t-elle, M. Lenoble n’est pas vieux, il a trente-cinq ans au plus.

— Trente-cinq ans ! répéta Charlotte d’un air peu charmé. Vous n’appelez pas cela être vieux… Et comment est-il ?…

— Eh bien, ma chère, je pense qu’il est du nombre de ceux que beaucoup de personnes trouvent beaux. Je suis sûre qu’il vous plairait, Charlotte. Il est si franc, si spirituel, si plein de force et de courage, de ces hommes qu’on aime avoir près de soi en cas de danger, de ces hommes près desquels il semble qu’il soit impossible d’avoir peur.

— Diana ! s’écria tout à coup Charlotte, vous l’aimez…

— Charlotte !…

— Oui, chère, vous l’aimez, répéta Mlle Halliday en embrassant son amie avec affection. Oui, vous avez la tête perdue d’amour pour lui. Et vous avez honte de m’avouer la vérité, et vous avez presque honte de l’avouer à vous-même, comme si on pouvait tromper un vieux renard comme moi ? s’écria Charlotte éclatant de rire. Et vous, chère inconstante, pendant que je me reprochais d’être la plus coupable et la plus égoïste des créatures du monde pour vous avoir volé l’amour de Valentin, vous transfériez tranquillement vos affections à M. Gustave Lenoble, qui est assez jeune, très riche, très brave, très loyal, très généreux, et que beaucoup de gens trouveraient très beau. Soyez bénie mille fois, ma chérie, vous qui me rendez si heureuse !

— En vérité, Charlotte ?

— Oui, chère, la pensée que votre vie était sans intérêt, sans but, jetait un sombre nuage sur la mienne. Je savais que j’avais été fort égoïste, sans le vouloir, mais je ne pouvais pas m’empêcher de sentir que je n’étais pas complètement exempte de reproche. Maintenant il n’y a plus pour moi que du bonheur. Oh ! ma chérie, il me tarde de voir votre M. Lenoble !

— Vous le verrez, ma chère.

— Mais, en attendant, dites-moi comment il est. »

Mlle Halliday insista pour qu’on lui fît un portrait détaillé de la personne de Lenoble.

Diana lui fit son portrait, mais non sans un léger embarras : elle ne pouvait y mettre de l’enthousiasme, bien que sentant au fond du cœur pour Lenoble une chaleur de sentiment qui la surprenait.

« Quelle hypocrite vous êtes, Diana ! s’écria Charlotte quand elle se fut exécutée. Je sais que vous aimez ce bon Français presque aussi tendrement que j’aime Valentin et que la pensée de son affection vous rend heureuse ; et néanmoins vous parlez de lui par petites phrases sèches, et vous ne pouvez pas montrer le moindre enthousiasme même pour sa belle tournure.

— Il est difficile de passer des rêves à la réalité, Charlotte. J’ai vécu si longtemps dans les rêves, qu’au réveil le monde me semble étrange.

— C’est uniquement une manière poétique de dire que vous êtes honteuse d’avoir changé d’idée. Je dirai à M. Lenoble quelle sournoise créature vous êtes et à quel point vous êtes indigne de son amour.

— Vous lui direz tout ce qui vous plaira. Mais rappelez-vous, chère amie, que mon engagement doit être tenu secret encore quelque temps, même pour votre chère maman. Papa attache à cela une grande importance, et j’ai promis d’obéir, quoique j’ignore complètement ses raisons. »

Mlle Halliday se soumit à tous les désirs de son amie, en la priant seulement de la présenter à Lenoble.

Diana promit de lui accorder ce privilège, mais on ne tarda pas à s’apercevoir que ce serait pour le moment très difficile.

Depuis quelque temps, depuis le jour où Charlotte avait été engagée à Valentin, Sheldon s’était montré très pointilleux avec sa belle-fille.

Les endroits où elle allait et les personnes qu’elle fréquentait, l’occupaient beaucoup, comme des choses très importantes.

Quand il parlait de cela, il donnait à entendre que ses idées avaient toujours été les mêmes depuis l’époque où Charlotte avait quitté la pension, mais Charlotte savait bien que ce n’était pas exact.

Les théories de Sheldon avaient été beaucoup moins sévères, et Sheldon avait montré beaucoup plus d’insouciance avant que Mlle Halliday fût devenue la fiancée de Valentin.

Une maîtresse de pension n’aurait pu être plus attentive aux moindres actions de ses élèves, plus en garde contre ces loups sous une peau d’agneau, le professeur de chant ou celui de dessin, que Sheldon ne l’était devenu.

Il n’y avait pas jusqu’à ces agréables promenades dans les jardins de Kensington, qui avaient été la récréation de chaque jour, qui ne fussent maintenant interdites.

Sheldon ne voulait pas que sa belle-fille se montrât dans une promenade publique en la seule compagnie de Diana.

« Il y a quelque chose qui n’est pas convenable dans ces sortes promenades pour deux jeunes filles seules, du moins selon moi, dit-il un matin au déjeuner de famille. Il ne me convient pas de laisser ma belle-fille faire ce que je ne permettrais pas à ma propre fille. Et si j’avais une fille je lui défendrais formellement de se promener seule dans les jardins de Kensington. Voyez-vous, Charlotte, deux jeunes filles aussi séduisantes que vous et Mlle Paget, ne sauraient être trop attentives à leurs pas et démarches. Quand vous avez besoin d’air et d’exercice, vous pouvez trouver l’un et l’autre dans le jardin de la maison, et quand vous voudrez changer de place et jeter un coup d’œil sur les badauds à la mode, vous pourrez aller faire une promenade en voiture avec Mme Sheldon. »

Charlotte se soumit à contrecœur, mais sans rébellion ouverte : elle trouvait son beau-père ridicule et déraisonnable, mais elle gardait toujours dans son cœur l’idée qu’il avait été bon pour elle et elle était heureuse de lui prouver ainsi sa gratitude.

Son fiancé n’avait-il pas la permission de passer le dimanche avec elle et de venir la voir quand il le voulait pendant la semaine ?

Et qu’étaient ces promenades dans les jardins de Kensington, comparées à sa chère présence ?

Il est vrai qu’il lui arrivait quelquefois d’être favorisée de la compagnie de Valentin pendant sa promenade, mais elle savait qu’il sacrifiait pour cela ses heures de travail, et elle sentait qu’il y avait quelque chose à gagner pour lui, dans la perte de sa liberté.

Elle lui dit, la première fois qu’ils se trouvèrent ensemble, que ses promenades du matin étaient interdites, et l’amour est une passion si jalouse, que Haukehurst ne fut aucunement fâché de voir que son idole était si strictement surveillée et si soigneusement gardée.

« Oui, il est certain que M. Sheldon semble un peu ridicule, dit-il, mais au fond, je pense qu’il a raison. Une jeune fille telle que vous ne doit pas sortir sans une meilleure protection que celle que Diana peut vous donner. Les jeunes gens ne se gênent pas pour regarder en face une jolie fille, vous le savez, et je ne puis supporter l’idée que mon idole soit ainsi dévisagée par l’insolence des premiers venus. »

Néanmoins Haukehurst ne trouva pas les idées étroites de son futur beau-père si agréables, quand l’envie lui prenait de conduire son idole aux expositions de peinture pendant l’hiver.

Il lui fut répondu que Mlle Halliday ne devait aller nulle part sans être accompagnée de sa maman ; comme Georgy se souciait fort peu de la peinture et ne se sentait pas de force à soutenir la fatigue que procurent les expositions, il fut oblige de renoncer au plaisir de s’y promener avec sa Charlotte à son bras.

Il déclara alors que Sheldon était un idiot à l’esprit borné, mais il retira l’expression d’un air contrit, quand Charlotte lui rappela sa générosité.

« Oui, chère, il a été certainement très bon et très désintéressé, plus désintéressé même que vous ne le pensez, et plus que je ne puis me l’expliquer moi-même. »

Mlle Halliday avait bien fait de se soumettre de si bonne grâce à ces nouvelles restrictions apportées à sa liberté, car Sheldon avait pris des mesures pour le cas où il aurait rencontré une opposition offensive.

Il avait donné des ordres à sa femme, et des instructions encore plus sévères à Nancy, pour que sa belle-fille ne sortît pas sans être accompagnée par sa mère ou par lui.

« C’est une très bonne fille, voyez-vous, Nancy, dit-il à la vieille gouvernante, mais elle est jeune et étourdie, et comme de raison, je ne me porte pas caution pour Mlle Paget, qui peut être ou ne pas être aussi une bonne fille. Elle sort d’une mauvaise source, et je dois me le rappeler. Il y a des gens qui pensent que l’on ne peut donner trop de liberté aux jeunes filles. Mes idées sont tout autres. Je suis d’avis qu’on ne peut trop veiller sur celles qu’on a le devoir de protéger. »

Tout cela semblait très noble et très consciencieux.

Cela parut ainsi, même à Mme Woolper, qui, dans ses rapports avec Sheldon, ne pouvait jamais arracher de son esprit un terrible souvenir.

Ce souvenir était la mort de Tom Halliday et l’horrible soupçon et les craintes qui l’avaient assaillie au sujet de cette mort.

L’ombre de cette vieille terreur se plaçait quelquefois entre elle et Sheldon, maintenant encore, bien qu’elle eût depuis longtemps cherché à se persuader que cette terreur était sans fondement, folle.

« N’ai-je pas vu mon propre neveu enlevé par une fièvre deux fois plus soudaine que celle qui a enlevé ce pauvre M. Halliday ? se disait-elle. Et dois-je croire d’horribles choses contre celui que j’ai élevé, quand il était enfant, parce qu’une tasse de bouillon gras m’a tourné sur l’estomac. »

Convaincue par ce raisonnement qu’elle avait été cruellement injuste envers son maître et reconnaissante de l’asile qu’elle avait trouvé chez lui dans sa vieillesse, Mme Woolper sentit qu’elle ne pouvait trop faire pour le service de son bienfaiteur.

Elle s’était déjà montrée habile et économe ménagère, elle avait réformé les abus, et introduit un nouveau système d’économie domestique, au grand étonnement de la pauvre Georgy, pour laquelle la responsabilité de l’administration intérieure de la villa gothique avait été un si écrasant fardeau.

Georgy n’était pas précisément reconnaissante envers la vieille femme du comté d’York qui l’avait déchargée de ce fardeau, mais elle avait accepté sa présence sans se plaindre.

« Je ne me suis jamais sentie une bien grande autorité dans la maison, disait-elle à Charlotte, mais ce dont je suis sûre, c’est que depuis que Nancy est ici, je sens que je ne suis plus qu’un zéro. ».

Mme Woolper, qui avait le coup d’œil vif et observateur, ne fut pas lente à s’apercevoir que Sheldon surveillait avec une anxiété anormale la conduite de sa belle-fille ; elle attribuait cette anxiété à un naturel soupçonneux, à une méfiance des autres, naturelle à son maître et, dans une certaine mesure, à son ignorance du caractère des femmes.

« Il semble penser qu’elle va se sauver et se marier en cachette, sur un mot de ce jeune homme, mais il ne connaît pas combien son âme est bonne et innocente, et combien elle serait peinée de déplaire à quelqu’un qui aurait été bon pour elle. Je ne sais rien sur le compte de Mlle Paget. Elle a plus de morgue que notre jeune demoiselle, bien qu’elle ne soit qu’une sorte de servante bien née, mais elle paraît assez franche. Quant à notre demoiselle, que Dieu bénisse son cher et tendre cœur, il n’y a pas besoin de la surveiller, je le garantirais. Mais ces hommes de la Cité, avec leur hausse et leur baisse, qui causent toujours la ruine de celui-ci ou de celui-là, ils ont beau faire ! Leur pauvre tête est si bourrée de chiffres, qu’ils ne peuvent croire qu’il existe au monde quelque chose qui s’appelle l’honnêteté. »

Telle était la nature des réflexions auxquelles se livrait Nancy, quand elle était retirée le soir dans sa chambre.

C’était une petite chambre très confortable, consacrée exclusivement à son usage. Les trois jeunes servantes et le petit groom qui composaient la maison de Sheldon préféraient la liberté de la cuisine à la froide étiquette de la chambre de la gouvernante.

Cette pièce, comme toutes les autres dans la maison de l’agent de change, respirait la prospérité.

Il y avait un bon fauteuil qui s’offrait pour reposer les membres fatigués de Mme Woolper ; un feu vif brillait dans la petite grille et se reflétait sur un brillant garde-feu ; des gravures de sainteté ornaient les murs, et une petite table ronde, recouverte d’un tapis, servait à poser le panier à ouvrage et la Bible de famille que Mme Woolper se faisait un point d’honneur de porter partout avec elle et de garder religieusement, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Du reste, elle ne la lisait presque jamais. Elle se sentait plus près de la grâce avec sa Bible de famille à côté d’elle. Il lui semblait que de traîner partout cette Bible constituait en soi-même une sorte de religion. Mais elle ne se croyait pas du tout obligée de la lire. Ses yeux étaient vieux, affaiblis, quelque vifs qu’ils fussent à découvrir les négligences des jeunes servantes, mais trop faibles pour de longues lectures.

Quand son regard se portait sur les objets, sur les murs de sa petite chambre le soir, après les travaux de la journée ; quand sa théière en métal anglais était posée sur le garde-feu et que ses rôties grillaient, elle était émue de reconnaissance en pensant à l’homme à qui elle devait tout ce bien-être.

« Que serais-je devenue sans lui ? » se demandait-elle en frissonnant.

La sombre demeure entourée de hautes murailles, qu’on nomme le workhouse métropolitain se dressait devant elle ; elle ne savait pas quelles difficultés elle aurait rencontrées pour se faire admettre même dans ce triste asile, elle ne pensait qu’aux horreurs de cet établissement, et elle bénissait la bienfaisance de son ancien maître, qui avait accepté le service de ses mains défaillantes.

Telle était la servante sur laquelle Sheldon comptait ; il la voyait reconnaissante et prête à le servir avec le dévouement presque aveugle d’une esclave. Il savait qu’elle l’avait autrefois soupçonné, mais il croyait qu’elle avait abandonné tous ses soupçons.

« Il y a une prescription pour ces sortes de choses, comme pour les dettes, se disait-il à lui-même, un homme peut s’accommoder de tout, quand il se rend bien compte de sa position. »

CHAPITRE II

FERME COMME UN ROC

Après l’entretien entre les deux jeunes filles à minuit, dans la chambre de Mlle Halliday, l’existence suivit un cours paisible dans la villa gothique, pendant deux ou trois jours.

L’expansive Charlotte, n’ayant pas la permission de parler ouvertement du changement de fortune de son amie, fut contrainte de soulager son besoin de franchise, par de furtifs embrassements, des serrements de main, des signes de tête pleins d’intention, et de malins clignements de ses grands yeux gris-bleu.

Elle parlait de Valentin plus que jamais, se sentant libre de chanter à sa guise les louanges de son héros, maintenant que son amie avait, elle aussi, son héros à chanter.

« Et maintenant, chère, c’est à votre tour de parler de M. Lenoble, disait-elle naïvement, quand elle avait rapporté avec une exactitude plus que consciencieuse sa dernière conversation avec son amoureux, ou fait une description flamboyante des délices du fameux cottage qu’elle se plaisait à meubler et à démeubler selon sa fantaisie.

Diana écoutait avec plaisir son babillage.

Elle lui laissait poser et enlever ses tentures idéales, composer et recomposer l’idéale bibliothèque, faire et défaire le plan de cette existence magnifique qui devait être toute de joie, d’amour et d’harmonie ; mais quand son tour était venu et qu’on lui demandait de se laisser aller à son enthousiasme amoureux, elle ne pouvait rien dire, ses sentiments étaient trop profonds pour pouvoir être exprimés par des mots.

« Ne me demandez pas de parler de lui, Charlotte, dit-elle. Je ne suis pas encore sûre de l’aimer ; je ne sens qu’une chose, c’est qu’il est doux d’être aimé de lui. Je pense que la Providence doit me l’avoir envoyé par pitié. »

La pensée d’avoir un fiancé lui semblait étrange, l’amour qu’elle lui avait inspiré lui semblait aussi une chose mystérieuse, extraordinaire ; elle ne pouvait parler de lui avec la frivolité d’une pensionnaire, et son amour à elle avait si récemment pris racine dans son cœur qu’elle ne pouvait pas encore cueillir les fleurs de cette plante magique.

C’était presque la même pensée qui était venue à Susan Meynell, trente-cinq ans auparavant, quand Gustave Ier l’avait arrachée au suicide, ce sombre péché pour lequel le repentir est impossible.

Ce je ne sais quoi de vaillant, de chevaleresque qui était héréditaire dans la famille des Lenoble les prédisposait à secourir les faibles, les malheureux, les délaissés.

Cette pitié pour ceux qui souffrent n’était qu’un élément de leur surabondance de force.

Protéger les faibles, les femmes, n’était-ce pas l’attribut des natures puissantes de l’antiquité ? Qui fut plus prompt qu’Hercule à voler au secours d’Hésione ? Qui fut plus ardent que Persée à sauver Andromède ? Et quel monstre marin est plus terrible que l’abandon et la pauvreté ?

Quelques jours après arriva une nouvelle lettre de Paget, conviant de nouveau sa fille à se rendre auprès de lui.

« Lenoble part décidément demain pour la Normandie, – écrivait-il, – pour voir ses filles et probablement leur annoncer son mariage prochain. Il désire vous voir, et comme je lui ai positivement interdit d’aller vous rendre visite à Bayswater, ce n’est qu’ici que vous pouvez le rencontrer. Il doit venir prendre le thé avec moi, ce soir, à l’heure habituelle, et j’espère vous voir arriver de bonne heure dans l’après-midi. »

C’était une occasion pour cette présentation que Mlle Halliday désirait si vivement.

« Si M. Sheldon et votre maman veulent vous laisser venir avec moi cette après-midi, je serai heureuse de vous emmener, » dit Diana.

Et il lui semblait qu’elle aurait moins l’air d’un agneau allant au sacrifice, si elle pouvait paraître devant son fiancé avec Charlotte.

Mais en ce point, les deux jeunes personnes devaient être désappointées.

Pour tout ce qui concernait sa belle-fille, Sheldon était un vrai dragon.

Ne pouvant révéler l’existence de Lenoble, Charlotte ne put qu’alléguer des motifs frivoles pour justifier son désir d’accompagner son amie.

Ce désir parut tout à fait absurde et déraisonnable à l’esprit pratique de Sheldon.

Il n’hésita pas à se prononcer formellement en ce sens dans le tête-à-tête qu’il eut avec sa belle-fille.

« Quelle nécessité pour vous d’aller voir ce vieillard goutteux. Il a sa fille pour lui rendre ses devoirs ? demanda Sheldon. Véritablement, Charlotte, je suis surpris d’entendre faire une semblable demande à une jeune fille ayant votre bon sens. Mlle Paget est votre demoiselle de compagnie et non votre hôte. Il est de son devoir de se prêter à vos fantaisies, mais vous n’avez pas à vous soumettre aux siennes.

— Mais cette fantaisie est la mienne, papa. J’aimerais aller passer l’après-midi à Chelsea. Ce serait un petit changement dans nos habitudes, vous comprenez, une petite distraction. »

Sheldon regarda sa belle-fille avec une attention où le soupçon se mêlait à la curiosité.

« Cette visite n’est nullement convenable pour une personne dans votre position, dit-il sévèrement, et je vous prie de ne plus me faire de semblables demandes à l’avenir. »

Cette réponse était définitive.

Charlotte se soumit, et Diana partit seule.

Elle trouva Gustave qui l’attendait : il lui proposa une promenade, et le capitaine s’extasia sur les vertus du grand air et le bien qui en résultait.

Les amoureux sortirent donc par un sombre après-midi d’hiver et errèrent dans les tristes régions de Pimlico jusqu’à Saint James Park ; Gustave, ravi d’avoir Diana à son bras, et Diana, surprise par une sensation de bonheur qu’elle ne pouvait croire réelle, tant elle était nouvelle pour son pauvre cœur.

Gustave était tout passion, tout enthousiasme, tout à ses plans d’avenir. Il aurait voulu que le mariage eût lieu tout de suite. Hic et nunc, disait-il, si la chose avait été possible, mais Diana lui en démontra l’impossibilité.

Son premier devoir était pour les seuls amis qu’elle eût jamais connus.

Gustave discuta la question pendant près d’une heure, temps qu’il leur avait fallu pour arriver à la grille de Saint James Park ; mais Diana était toujours aussi résolue.

« Quelle épouse tyrannique je suis destiné à avoir ! dit Gustave, je crois que vous vous souciez plus de ces Sheldon que de moi, Diana.

— Ces Sheldon ont été si bons pour moi par le passé !

— Et je veux être si bon pour vous dans l’avenir, répondit Gustave. Vous serez la femme la plus heureuse de la Normandie, si le dévouement d’un mari vous aimant jusqu’à l’idolâtrie peut vous rendre heureuse.

— Qu’ai-je fait pour mériter un tel dévouement ? murmura Diana d’un air surpris.

— Ce que vous avez fait ? Rien, moins que rien. Vous ne voulez même pas courir le risque d’offenser votre famille Sheldon pour me rendre heureux. Mais le Destin a parlé. Le pauvre Lenoble de Cotenoir déposera son cœur aux pieds de cette pâle beauté aux yeux noirs qui s’appelle Diana. Savez-vous ce que je me suis dit lorsque je vous ai vue pour la première fois, là-bas, dans le petit parloir ? Mais non, comment pourriez-vous le deviner ? La voici, me suis-je dit, regarde-la ! C’est ta destinée, Lenoble, que tu as là, en chair et en os, devant toi. Et toi, mon amour, tu restais calme et muette comme la fatalité. Impassible, froide comme la déesse de marbre devant laquelle les païens se prosternaient, déposant sur ses genoux leurs riches vêtements. Je dépose, moi, tous mes trésors sur vos genoux, mon amour, mon cœur, mes espérances, tout ce que j’ai au monde. »

Tout cela était très doux à entendre, mais il y avait une épine qui se cachait sous ces fleurs.

Diana se disait qu’un tel amour était au-dessus d’elle, devait être apporté sur un autel plus pur. Et quand elle se rappelait les souillures qui flétrissaient l’honneur de son père, il lui semblait qu’une part de cette honte rejaillissait sur elle.

« Gustave, dit-elle alors, après être restée quelque temps silencieuse, plongée dans de tristes réflexions, ne vous semble-t-il pas qu’il y ait quelque chose de fou dans ces paroles d’amour, de confiance que vous me dites, et que toutes vos promesses ont été un peu faites à la légère ? Que savez-vous de moi ? Vous m’avez vue assise dans la chambre de mon père et parce que mes yeux ont eu la chance de vous plaire, vous m’avez demandé de devenir votre femme. J’aurais pu être la pire des femmes.

— Vous l’auriez pu, oui, chère, mais cela n’est pas ; et s’il en avait été ainsi, je n’aurais pas mis mon cœur à vos pieds, quand bien même vos yeux auraient été encore plus beaux, plus doux. Nous autres hommes de premier mouvement, nous avons les perceptions vives, et nous savons mieux ce que nous faisons que nos sages amis ne se l’imaginent. Je n’ai pas eu besoin de me trouver une heure en votre compagnie pour savoir que vous êtes noble et sincère. Il y a un accent dans la voix, une expression dans le visage qui disent plus de choses que les paroles ne peuvent le faire, car, voyez-vous, les paroles peuvent être menteuses, mais l’accent et le regard ne peuvent être que vrais. Oui, mon ange, je vous connais depuis le premier soir où je vous ai vue. Mon cœur a franchi toutes les barrières des soi-disant convenances et d’un seul bond est allé au vôtre.

— Tout ce que je puis voir, c’est que vous avez meilleure opinion de moi que je ne le mérite, mais en supposant même que vous ne vous soyez pas trompé sur mon compte, je crains que vous ne vous trompiez beaucoup sur mon entourage.

— Je sais que votre père est pauvre et que le fardeau de sa pauvreté pèse lourdement sur vous. C’est tout ce qu’il m’importe de savoir.

— Non, monsieur Lenoble, cela ne suffit pas. Si je dois être votre femme, je ne veux pas entrer dans votre famille comme un imposteur. Je vous ai révélé la vérité sur moi-même, quand vous m’avez interrogée l’autre jour, et je me considère comme obligée de vous dire la complète vérité sur mon père. »

Et alors elle lui conta en mots clairs et francs l’histoire de son père.

Elle n’infligea pas à son père une honte inutile ; elle ne se plaignit pas de son enfance négligée, de sa jeunesse sans joie ; mais elle dit à Gustave que son père avait été un aventurier, vivant dans une société douteuse, et gagnant sa vie par des moyens douteux.

« J’espère et je crois que si un asile paisible lui est assuré pour sa vieillesse, il vivra ce qui lui reste de temps à vivre en gentleman et en chrétien, et que son rude combat pour gagner son pain étant fini, il regrettera le passé. Je doute que le sentiment de la honte l’ait jamais quitté pendant qu’il vivait de cette vie coupable et vagabonde, laissant partout où il allait des dettes derrière lui, toujours traqué, poursuivi par des créanciers justement irrités contre lui. Oui, Gustave, je crois que s’il plaisait à la Providence de donner enfin à mon père un asile paisible, il serait reconnaissant de la miséricorde de Dieu et qu’il se repentirait des fautes de sa vie. Et maintenant, vous savez quelle espèce de dot je puis apporter à mon mari.

— Mon cher amour, j’accepterai la dot, par affection pour celle qui me l’apporte. Je n’ai jamais prétendu être autre chose qu’un fils pour votre père, et s’il n’est pas le meilleur des pères, par son passé, nous nous efforcerons de faire de lui un père convenable pour l’avenir. J’ai compris depuis longtemps que le capitaine Paget était quelque chose comme un aventurier. C’est la poursuite d’une fortune qui l’a mis en relation avec moi, et sans le savoir il m’a apporté ma fortune sous la forme de sa fille. »

Diana rougit en se rappelant que le capitaine n’avait pas agi aussi innocemment à cet égard que le Français le supposait.

« Et vous accepterez même papa par amitié pour moi ? demanda Diana.

— De tout mon cœur.

— Ah ! vous êtes en vérité un fiancé bien généreux !

— Un fiancé qui n’est pas généreux… bah ! Il n’y a rien de méprisable dans la création comme un homme que l’amour ne rend pas généreux. Quand un homme voit la femme qui de par le Destin sera la sienne, s’arrête-t-il à s’informer du caractère du père, de la mère, de la sœur ou de la cousine ? Où s’arrêter quand on commence à s’engager dans cette voie ? Un homme qui aime ne fait pas d’enquête. S’il trouve un joyau dans le ruisseau, il le ramasse et l’emporte sur son cœur, trop fier de son trésor pour se rappeler où il l’a trouvé, pourvu que le joyau ne soit pas un faux, que la perle soit pure et digne de la couronne d’un roi. Et mon diamant est de la plus belle eau. À propos, nous essaierons de tarir le ruisseau… c’est-à-dire que nous essaierons d’éteindre ces petites dettes dont vous parlez, ces dettes d’hôtels garnis, de fournisseurs.

— Vous voudriez payer les dettes de papa ! s’écria Diana avec étonnement.

— Mais pourquoi pas ? Toutes ces misères, dont la pensée est si cruelle pour vous, pourraient être payées avec deux ou trois mille livres. Votre père me dit que je suis appelé à devenir très riche…

— Mon père vous a dit cela ! Ah ! alors vous l’avez laissé vous engager dans quelque spéculation !

— Il ne m’a pas engagé dans une spéculation, et je ne cours pas de risques que deux ou trois mille livres ne puissent couvrir.

— Toute cette affaire me semble bien mystérieuse, Gustave.

— Peut-être. Elle doit être conduite en secret et je m’y suis engagé. Mais je ne souffrirai pas que votre père m’entraîne dans une affaire douteuse, croyez-le, ma bien-aimée. »

Sur ce, ils reprirent le chemin de la maison du capitaine, et Diana aimait et admirait Gustave de tout son cœur. Une nouvelle vie s’ouvrait devant elle, pure et brillante. Là où il n’y avait eu pour elle qu’un désert aride, apparaissait maintenant un beau paysage éclairé par les rayons de l’espérance.

« Pensez-vous que vos enfants m’aimeront jamais, Gustave ? » demanda-t-elle non sans un léger sentiment d’étonnement à la pensée que cet amoureux si exalté et si jeune de cœur pût avoir des enfants.

Elle s’imaginait que la responsabilité si lourde de la paternité devait rendre grave, austère.

« S’ils t’aimeront, toi ! s’écria Gustave. Enfant… mais ils t’adoreront. Ils ne demandent qu’à avoir quelqu’un à aimer. Leurs cœurs sont des jardins remplis de fleurs, et tu n’auras qu’à les cueillir, mais seras-tu heureuse à Cotenoir, toi ? Il est un peu triste, le vieux château, avec ses longs et sombres corridors. Mais tu choisiras de nouveaux meubles à Rouen, et nous ferons que tout soit gai, joyeux, comme le cœur de ton fiancé. Tu ne t’ennuieras pas ?

— M’ennuyer avec vous et les vôtres ! Je remercierai Dieu nuit et jour de m’avoir donné cette heureuse demeure, comme je ne pensais pas pouvoir jamais le remercier il y a quelques mois, quand j’étais triste, lasse, et fatiguée de la vie qui semblait devoir-être toujours la mienne.

— Et quand vous pensiez à cet autre ? Ah ! quel imbécile il a été, cet autre ! Mais vous ne penserez plus jamais à lui ; c’est un rêve du passé, » dit Lenoble.

Cette confiance en lui-même qui était un attribut de sa nature, ne lui rendait pas l’idée d’un rival tout à fait désagréable ; il était heureux de sa victoire et de la défaite de son indigne rival.

« Diana, je voudrais te montrer la demeure qui doit être la tienne. La famille Sheldon t’accordera tout au moins un congé, si elle ne veut pas te laisser partir définitivement. Tu viendras en Normandie avec ton père. Je veux te montrer Cotenoir et Beaubocage, la demeure où mon père est né. Cette habitation te semblera triste, peut-être, avec tes idées anglaises ; mais elle m’est très chère.

— Rien de ce qui vous est cher ne peut me paraître triste, » dit Diana.

Ils étaient alors arrivés.

Une seconde fois Mlle Paget prépara le thé pour son adorateur. Chose étrange à dire, l’opération semblait lui devenir plus douce en se répétant.

En acceptant la tasse de thé de la main de sa bien-aimée, Gustave insista sur la visite de Diana en Normandie.

« Au sujet de la famille Sheldon, elle est inattaquable, dit Gustave au capitaine, qui savourait sa tasse de thé et souriait aux amoureux avec l’air d’un patriarche aristocrate. Il ne peut être question de mariage avant qu’il plaise à Mme Sheldon de lui rendre sa liberté. Je ne consens à cela que comme un homme doit consentir à ce qui est inévitable, mais je le lui dis, ne peut-elle pas venir en Normandie une quinzaine de jours, rien qu’une quinzaine, pour voir sa future demeure ? Elle viendra avec vous. Elle n’a qu’à demander un congé à ses amis et cela serait fait.

— Bien entendu, s’écria le capitaine, elle ira avec moi. Si cela est nécessaire, je demanderai moi-même le congé à Sheldon, mais il vaudra mieux ne pas lui dire où nous allons. Il y a des raisons, bien connues de notre ami Gustave et de moi-même, qui rendent le secret préférable pour le moment. Vous pourrez dire Rouen, c’est assez rapproché pour rester à peu près dans les limites de la vérité, ajouta Horatio avec le ton d’un homme qui ne s’est jamais beaucoup écarté de ces limites. Oui, Rouen et vous partirez avec moi.

— Avec vous, dit Gustave, je retarderai mon voyage d’un jour ou deux pour avoir le bonheur de faire la route avec vous. Vous devez trouver Fleurus à Rouen, n’est-ce pas ?

— Oui, il doit être là vers le 5 mars, et nous sommes aux derniers jours de février. J’ai reçu une lettre de lui ce matin. Tout va comme sur des roulettes. »

Diana se demanda ce qui pouvait aller ainsi sur des roulettes, mais elle fut obligée de se contenter de l’assurance qui lui avait été donnée par son adorateur, qu’il ne se laisserait pas entraîner dans aucune spéculation.

CHAPITRE III

CONTRE VENTS ET MARÉE

Le sentiment qui existait alors entre Sheldon et son frère était assez semblable à celui qui existe entre un pays conquis et ses conquérants.

Le vaincu était obligé d’accepter ce qu’il plaisait au vainqueur de lui donner, quels que fussent le mécontentement et la rage qui lui rongeaient les entrailles.

George avait été le vaincu dans cette partie dont l’héritage Haygarth était l’enjeu ; il avait eu de belles cartes et les avait jouées avec une réelle habileté ; mais rien n’avait pu résister à l’as d’atout que son adversaire avait dans son jeu.

L’as d’atout était Charlotte et dans sa façon de jouer Sheldon était pour le présent profondément mystérieux.

« J’ai connu bien des cartes difficiles à deviner dans mon temps, disait le solicitor de Gray’s Inn à son frère aîné lors d’une conversation fraternelle ; mais je crois que vous avez mis la main sur la plus indéchiffrable de toutes. Qu’espérez-vous tirer de cette succession Haygarth ? Allons, Philippe, dites votre chiffre franchement.

— Je dois avoir un cinquième ; c’est signé et paraphé.

— Mais de combien sera votre part ? Quel arrangement avez-vous fait avec Mlle Halliday ?

— Aucun.

— Aucun ?

— Que penserait-on si j’extorquais de l’argent ou une promesse d’argent à la fille de ma femme ? Croyez-vous que je pourrais arriver à faire un acte valable entre elle et moi ?

— À ce que je vois, vous voulez entrer dans les voies honorables, et vous voulez laisser le soin de régler vos droits à la générosité de votre belle-fille. Vous allez lui laisser épouser Haukehurst avec ses cent mille livres, et alors vous leur direz à tous deux : « Monsieur et madame Haukehurst, soyez assez bons pour me compter ma part du butin. Cela ne ressemble pas du tout à votre manière de faire, Philippe.

— Peut-être serez-vous assez bon pour vous épargner la peine de vous livrer à des théories sur les motifs qui me font agir. Suivez votre voie et laissez-moi suivre la mienne.

— Mais ceci est une affaire où j’ai un intérêt. Si Charlotte épouse Haukehurst, je ne vois pas quel profit pourrait vous revenir sur la succession Haygarth ; mais, d’un autre côté, si elle mourait sans s’être mariée et sans avoir testé, l’argent reviendrait à votre femme… Oh ! mon Dieu ! Philippe, est-ce à cet événement que vous songeriez ? »

La question fut si soudaine, le ton d’horreur avec lequel elle avait été fait fut si peu déguisé, que Sheldon fut pendant un moment décontenancé.

Sa respiration devint plus rapide, il essaya de parler, mais pas un mot ne sortit de ses lèvres desséchées.

Mais cela ne dura qu’un moment.

Il se retourna brusquement vers son frère et lui demanda avec colère ce qu’il voulait dire.

« Vous avez la promesse de votre récompense. Laissez-moi le soin de veiller sur la mienne. Vous porterez ces actes chez Greenwood et Greenwood, ils désirent vous parler à leur sujet. »

Greenwood et Greenwood étaient les solicitors de Sheldon, une maison de quelque distinction et dans le savoir et l’expérience de laquelle le spéculateur avait une confiance absolue.

C’étaient des hommes d’une honorabilité intacte, et c’est à eux que Sheldon avait confié les intérêts de sa belle-fille, en s’en réservant toujours la direction en chef.

Ces messieurs avaient la meilleure opinion des droits de la jeune fille, et ils menaient l’affaire avec la sage lenteur qu’apportent en pareils cas les maisons de premier ordre.

Sheldon souhaita le bonjour à son frère, et il allait partir quand George se plaça résolument devant la porte.

« Un instant, Philippe, dit-il avec une énergie qui ne lui était pas habituelle. J’ai quelques mots à vous dire et je les dirai. Il y a une circonstance... il y a dix ans de cela, où j’aurais dû parler et où je me suis tu. Je n’ai jamais cessé de me reprocher ma lâcheté. Oui, par Dieu ! je m’en suis toujours voulu d’avoir été si lâche. Il y a des moments où je sens que la part que j’ai eue dans cette affaire a été presque aussi coupable que la vôtre.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Naturellement. C’est votre thème et vous vous y tenez. Mais vous savez fort bien ce que je veux dire. En tous cas, vous allez le savoir. Je parlerai clairement pour vous l’apprendre. Vous et moi nous avions un ami, Philippe. C’était un bon ami pour moi, et je l’aimais autant qu’un homme peut en aimer un autre ici-bas. Si j’avais été dans la gêne et si je lui avais demandé cent livres pour me remettre à flots, je suis sûr qu’il m’aurait dit : George, voilà ! C’est ainsi que je comprends l’amitié. Et pourtant j’étais près de cet homme à son lit de mort, je le voyais décliner, je savais la cause de son mal, et je n’ai pas étendu la main pour le sauver.

— Ayez la bonté de vous écarter de cette porte, dit Sheldon les lèvres pâles de fureur, mais portant hardiment la tête haute. Je ne suis pas venu ici pour entendre des rodomontades de ce genre ou me quereller avec vous. Ôtez-vous.

— Non, pas avant d’avoir terminé ce que j’ai à dire. Il ne s’agit pas de rodomontades cette fois. J’étais là et… écoutez ceci… j’ai vu mon meilleur ami assassiné par vous. Je me suis lâchement tu dans votre intérêt. Quand cette mort vous a eu enrichi, je vous ai demandé un peu d’argent. Vous savez combien vous m’avez donné et avec quelle grâce. Si vous m’aviez donné vingt fois la somme que vous avez gagnée à la mort de Tom, je la rendrais et je donnerais vingt fois cette somme pour lui rendre la vie et pouvoir me dire que je n’ai jamais été le complice d’un assassin. Oui, par Dieu, je le voudrais ! quoique je ne sois pas scrupuleux à l’excès. Malheureusement, c’est un fait accompli, et tout l’argent de la Banque d’Angleterre ne déferait ce que vous avez fait dans Fitzgeorge Street. Mais écoutez bien, si vous essayez quelque … chose de pareil contre la fille de Tom, si c’est là le plan que vous méditez pour vous emparer de cet argent, aussi vrai que nous existons tous les deux, Philippe, je vous dénoncerai et je sauverai la fille de celui que vous avez assassiné. Je le ferai, Philippe, quoi qu’il puisse arriver. Vous ne pourrez pas vous débarrassez de moi, mon cher, n’essayez même pas. Je vous connais, moi, et c’est le meilleur antidote contre vos poisons.

— Si vous étiez assez bon pour venir me dire ces choses à la Bourse, je pourrais vous intenter un procès en diffamation ou vous faire enfermer dans une maison de fous. Il est fort inutile de me dire tout cela ici. »

Philippe, dans cette crise, était moins agité que son frère, étant plus ferme et moins impressionnable par nature.

Il saisit son accusateur par le collet et l’écarta violemment du seuil de la porte.

Ainsi se termina sa visite à Gray’s Inn.

Malgré toute l’audace qu’il avait montrée lors de cet entretien, il arriva à son cabinet profondément accablé.

« Ainsi donc, il me faudra m’attendre à l’avoir contre moi ? se dit-il. Il ne peut me faire aucun mal réel, mais il peut me gêner, m’ennuyer. S’il avertissait Haukehurst ? Mais il n’est guère possible qu’il fasse cela. Peut-être l’ai-je un peu trop rudement traité autrefois, et pourtant si je m’étais montré plus coulant, où ses demandes se seraient-elles arrêtées ? Non, des concessions dans des cas pareils, et c’est la ruine. »

Il s’enferma dans son cabinet et s’assit devant son bureau pour se rendre compte de sa situation.

Pendant longtemps la barque qui avait porté la fortune de Sheldon avait navigué en eau trouble. Il avait été un disciple inconscient de lord Bacon, en ce sens que la hardiesse recommandée par ce philosophe avait été le trait distinctif de sa conduite, dans toutes les circonstance de sa vie.

Comme spéculateur, cette hardiesse l’avait bien servi.

Les aventures devant lesquelles les esprits timides reculent épouvantés lui avaient apporté, à lui, joueur audacieux, de riches moissons.

Quand quelque riche galion naviguant sur l’océan commercial tirait le canon d’alarme et arborait les signaux de détresse, quand menacé par la tempête il s’élevait à la pointe des vagues et plongeait dans l’abîme sans fond où s’ouvre la vallée de la mort, Philippe était au milieu de cette bande choisie de désespérés qui osaient affronter la tempête et chercher un profit, un bénéfice dans la tourmente et la terreur.

Pendant que d’autres surveillaient les événements et attendaient qu’un rayon de soleil reparût à l’horizon, Sheldon avait déjà rapporté une belle et riche part de butin.

Les obligations de chemins de fer, qui ne semblaient pas sérieuses, les actions de la Banque Unitas, immédiatement après la découverte des malversations gigantesques de Swillinger, le secrétaire de la Banque, la ligne de chemin de fer de Mole et Barrow, quand les projets de Mole et Barrow étaient encore dans les nuages et que les gens prudents prévoyaient leur insuccès, les actions d’emprunts étrangers que les Rothschild achetaient en dessous-main, toutes ces affaires et d’autres du même genre avaient attiré le capital de Sheldon et par la savante manipulation de ce capital, ainsi employé, Sheldon avait triplé la fortune que lui avait apporté son mariage avec la veuve de Halliday.

Le spéculateur avait eu la chance de se lancer sur le marché à un moment où l’on faisait fortune avec une facilité tout à fait anormale.

Il avait tiré le meilleur parti de ses avantages et n’avait négligé aucune occasion.

Il avait saisi la fortune aux cheveux et il n’avait pas attendu qu’elle se changeât en une vieille femme chauve.

Il n’avait commis qu’une erreur, et cette erreur il l’avait commise en commun avec tous ceux engagés comme lui dans le grand jeu de la spéculation, il avait pris l’anormal pour le normal ; il s’était figuré que ces magnifiques occasions étaient l’évolution naturelle et continue des événements de chaque jour, et quand, cette série se rompit brusquement, quand la dernière, des sept vaches grasses eut disparu pour faire place à la triste succession des vaches maigres, il n’y eut pas de débutant, d’apprenti boursier qui fût plus déconcerté que Sheldon.

La panique arriva sournoisement comme un voleur au milieu de la nuit, et elle trouva Sheldon engagé parmi les spéculateurs à la hausse.

Les oracles de la Bourse étaient tombés d’accord pour déclarer qu’un homme qui avait acheté des consolidés à 90 devait augmenter son capital, et, ce qui était vrai pour cette valeur, devait logiquement être vrai pour les autres.

La panique arriva et de 90 les consolidés descendirent lentement, tristement, et avec une continuité désespérante, à 85 ½. Les autres valeurs moins sûres déclinèrent avec une rapidité en proportion de leur faiblesse constitutionnelle.

Comme lors des ravages d’une épidémie, les plus faibles sont les premières victimes du fléau, de même dans les paniques de Bourse, les fausses entreprises, les opérations hasardeuses, tombent à des taux effrayants et finissent par sombrer totalement.

L’homme qui tient un lion par la queue n’est pas dans une situation pire que le spéculateur dans ces moments de crise.

Lâcher pied, c’est réaliser une ruine immédiate, tenir tête pendant un certain temps peut être le salut, mais qui peut savoir le moment précis où il est sage d’abandonner la partie.

Mais tenir bon jusqu’à ce que la bête soit devenue de plus en plus furieuse et lâcher alors, pour être mangé tout vivant, voilà ce qui arrive à beaucoup de gens dans ces conjonctures.

Si Sheldon avait accepté sa première perte et vu dans ce fait une indication que la chance avait tourné, il aurait déjà subi une perte considérable ; mais il resta sourd à ce premier avertissement.

Il avait confiance implicite en son habileté, et il s’imaginait que si d’autres barques sombraient dans cette tempête, sa barque à lui continuerait sa marche triomphante jusqu’au port, protégée par sa science et son audace.

Ce ne fut pas avant d’avoir vu une petite fortune fondue dans le paiement des reports, qu’il se soumit à l’inévitable.

Les erreurs d’une année avaient dévoré les fruits de neuf années de succès, et le Sheldon d’alors n’était pas plus riche que l’homme qui se tenait près du lit de Halliday et attendait la venue de celle qui entre d’un même pas dans le palais des rois et dans la chaumière du pauvre.

Non seulement il était aussi pauvre qu’en cette terrible période de son existence, dont le souvenir était douloureux même pour lui, mais il était écrasé par un fardeau encore plus lourd : il s’était créé une situation plus élevée, et la chute était plus profonde, c’était l’anéantissement complet de toutes ses chances dans la vie.

Le sommeil inquiet du spéculateur fut d’abord troublé par une vision assez étrange.

Il vit un écriteau noir attaché à la muraille sur une place publique.

Son nom était inscrit sur cet écriteau.

Dans quelque lieu que ses rêves le transportassent, partout il voyait cette hideuse planche carrée peinte en noir.

Tantôt c’était sur les murs de la chambre, tantôt à la porte de l’église, comme les propositions de Luther, tantôt au coin de la rue, à la place de l’inscription de la rue, tantôt il tranchait en noir sur le marbre blanc.

Misérable rêve, misérable homme, pour qui amasser de l’or est le seul but de la vie, et qui s’imagine que perdre cet or !... c’est tout perdre !

La conscience de ses pertes et la prochaine ruine dont il était menacé étaient le renard que le spéculateur comme le Spartiate, portait chaque jour sous son gilet pendant que sa vie triste et monotone suivait son cours, que son insignifiante femme lui souriait au coin de la cheminée, plus occupée de son crochet ou d’un nouvel ouvrage de tapisserie que de la vie intérieure de son mari, que Charlotte et son amoureux, contemplant l’existence à leur point de vue, s’abandonnaient à leurs rêves et à leurs espérances et étaient en toutes choses aussi loin du triste songeur, que si le hasard les avait fait naître aux Grandes-Indes.

La ruine qui menaçait le spéculateur malheureux n’était pas immédiate, mais elle n’était plus fort éloignée, l’ombre lui en apparaissait dans une obscurité crépusculaire.

Sa réputation d’homme habile et sûr n’existait plus, il était rangé parmi les hommes audacieux et les niais secouaient la tête quand on parlait de lui.

« L’un des premiers qui sautera sera Sheldon », disait-on.

Mais dans ces temps de crise commerciale il n’y avait pas à dire qui sauterait le premier : c’était la fin du monde en petit. L’un était pris et l’autre était laissé.

La Gazette remplissait ses colonnes comme une rivière qui déborde, toute une page du Times était absorbée, les hommes dans les affaires regardaient les listes de noms dans les journaux du mercredi et du samedi, comme si la trompette des archanges sonnait pour la destruction de l’univers.

Depuis quelque temps, la barque dans laquelle Sheldon avait bravé la tourmente était faite en papier. Ce n’était rien : les barques en papier sont celles qui se soutiennent le mieux sur l’eau, mais la barque du capitaine Sheldon avait besoin d’être radoubée, et le capitaine craignait la rareté du papier, ou pire encore, le terrible décret émané de quelque aréopage commercial déclarant qu’il n’y avait plus de papier.

Une fois déjà, Sheldon s’était trouvé face à face avec la ruine complète et inévitable : quand tous les expédients ordinaires eurent été épuisés et que ses embarras furent devenus désespérés, il avait trouvé un expédient désespéré et il était sorti de ses embarras.

Le moment était venu où il fallait trouver un nouveau moyen de se tirer d’affaire, et un moyen désespéré si la nécessité l’y contraignait.

Comme Sheldon avait alors envisagé sa position, il l’envisageait maintenant, sans fléchir, quoique avec une sombre colère contre sa destinée.

Il était dur pour lui qu’une pareille chose dût être répétée. S’il avait pitié de quelqu’un, c’était de lui, et ce genre de compassion est très commun chez les gens de ce caractère.

Les lettres de Casket ne nous montrent-elles pas, si elles sont de nature à nous apprendre quelque chose, que Marie Stuart se trouva très à plaindre quand elle se vit forcée d’en finir avec Darnley ?

Dans la merveilleuse étude de Swinburne sur l’existence morbide, il n’y a peut-être pas de touches plug fines que celles qui révèlent l’égoïste compassion de la reine par les souffrances de son propre cœur.

CHAPITRE IV

DIANA DEMANDE UN CONGÉ

Diana informa Mme Sheldon que le désir de son père était qu’elle quittât Bayswater ; mais avant cela, elle avait obtenu le consentement du capitaine à la révélation de son engagement avec celui qui devait être son mari.

« Il ne me convient pas de les quitter d’une façon mystérieuse, papa, dit-elle. J’ai déjà à peu près tout dit à Charlotte, sous le sceau du secret, mais j’aimerais à pouvoir dire à Mme Sheldon que j’ai des motifs sérieux pour la quitter.

— Très bien, mon amour, puisque vous êtes si étonnamment entichée d’honorabilité, dit le capitaine se rappelant de quelle importance était le mariage de sa fille, et quelle personne difficile à manier il avait rencontrée en elle ; oui, ma chère, comme de juste, je respecte vos honorables sentiments et… vous pouvez dire à Mme Sheldon, ce qui naturellement emporte également M. Sheldon, puisque cette dame n’est qu’un pure zéro, que vous êtes fiancée à un Français, un gentilhomme dans une certaine position. Vous serez, comme de raison, obligée de mentionner son nom, et de là viendront les questions sur la manière dont vous vous êtes rencontrée avec lui, et, sur ma parole, il est fâcheux que vous insistiez pour éclairer ces gens. Voyez-vous, ma chère enfant, ce que je dois éviter, pour le moment, c’est toute chance de collision entre les Sheldon et Lenoble.

— Papa ! s’écria Diana avec impatience, pourquoi toutes ces intrigues ?

— Oh ! très bien, mademoiselle Paget, dites ce que vous voudrez ! s’écria le capitaine, perdant patience devant une telle persistance de perversité. Tout ce que je peux dire, c’est qu’une jeune personne qui refuse du pain et du beurre est exposée à n’avoir plus que du pain sec, et fort peu peut-être. Je me lave les mains de toute cette affaire… dites tout ce qu’il vous plaira.

— Je ne leur dirai rien de plus que ce qui me paraît actuellement nécessaire, papa, répondit la jeune fille avec calme. Je ne pense pas que M. Sheldon se trouble beaucoup l’esprit au sujet de M. Lenoble. Il semble très préoccupé de ses affaires.

— Hum !… Sheldon semble tourmenté, inquiet, dites-vous ?

— Eh bien ! oui, papa. C’est ce que j’ai pensé depuis ces derniers mois. Autant que j’en puis juger par l’expression de son visage, quand il reste le soir à la maison, à lire ses journaux ou à regarder fixement dans le feu, je suis certaine qu’il a des inquiétudes, des tourments même. Mme Sheldon et Charlotte ne semblent pas remarquer ces choses. Elles sont habituées à le voir tranquille et réservé, et elles ne s’aperçoivent pas comme moi du changement qui s’est opéré en lui.

— Ah ! il y a un changement, n’est-ce pas ?

— Oui, un changement bien marqué.

— Pourquoi diable ne m’avoir pas dit cela plus tôt ?

— Pourquoi vous aurais-je dit que M. Sheldon paraît inquiet ? Je ne vous l’aurais pas dit aujourd’hui, si vous n’aviez pas semblé craindre son intervention dans nos affaires. Je ne puis m’empêcher d’observer ces choses, mais il ne me convient pas de jouer le rôle d’un espion.

— Non, mais vous êtes infernalement pointilleuse, vous avez trop de délicatesse dans l’esprit, mon amour, dit le capitaine en se laissant emporter une seconde fois à un mouvement d’impatience. Pardonnez-moi si je manifeste de l’impatience. Vous envisagez ces choses d’un point de vue plus élevé que ne peut le faire un vieil homme du monde blasé comme moi. Mais si vous voyiez quelque chose de remarquable dans la conduite de M. Sheldon, une autre fois, je vous serais obligé de vous montrer un peu plus communicative. Lui et moi avons été associés dans les affaires, voyez-vous, et il est important pour moi de savoir ces choses.

— Je n’ai rien observé de remarquable dans la conduite de M. Sheldon, papa, j’ai vu seulement qu’il était pensif et abattu. Et je suppose que ces anxiétés sont communes à tous les hommes dans les affaires. »

 

*    *    *

 

Georgy reçut la communication de Mlle Paget avec un mélange de lamentations et de félicitations.

« Il est certain que je suis très heureuse pour vous, Diana, dit-elle. Mais qu’allons-nous devenir sans vous ? voilà ce que j’ignore. Qui verra si le salon a été bien épousseté chaque matin, quand vous serez partie ? Ne vous imaginez pas que je ne suis pas heureuse de penser que vous avez trouvé un établissement avantageux dans la vie, ma chère enfant ? Je ne suis pas assez égoïste pour cela, quoique je puisse dire que je n’ai jamais trouvé personne avec plus de talent naturel pour confectionner de jolis bonnets que vous.... celui que je porte a fait l’admiration de tout le monde, même de Nancy, ce matin, pendant que je vérifiais le livre du boucher avec elle, car j’insiste pour le vérifier avec elle toutes les semaines, que cela lui plaise ou non, bien que la façon dont cet homme établit ses comptes est si embrouillée que je sois comme un enfant entre ses mains. Eh bien ! Nancy elle-même l’a admiré et n’a pas pu s’empêcher de remarquer quel air jeune il me donnait. Puis elle est revenue à l’époque où nous étions dans Fitzgeorge Street et elle m’a mis l’esprit à l’envers pour toute la journée. Et maintenant, ma chère, laissez-moi vous adresser mes sincères félicitations. Naturellement vous savez que vous auriez toujours eu votre place à notre foyer, mais être chez les autres n’est pas un héritage, comme dit le proverbe, et par intérêt pour vous, je suis très heureuse de penser que vous allez avoir une maison à vous. Et maintenant dites-moi comment il est, ce monsieur… Quel est donc son nom ? »

Ce nom, il avait été dit à Mme Sheldon, mais elle l’avait oublié.

Sa grande anxiété, comme celle de Charlotte, était de savoir quel genre d’homme était le futur mari de Diana. Si le bonheur à venir de leur jeune amie avait dépendu de la forme du nez ou de la couleur des yeux de son mari, ces deux dames n’auraient pas été plus anxieuses à ce sujet.

« A-t-il de longs cils et une expression rêveuse dans les yeux comme Valentin ? demanda Charlotte, secrètement convaincue que celui qu’elle aimait était le modèle accompli de toutes les grâces personnelles.

— Porte-t-il des favoris ? demandait Georgy. Je me souviens que, quand j’étais toute jeune fille et que j’allais dans le monde, à Barlingford, j’ai été frappée par les favoris de M. Sheldon. Et je me suis presque fâchée contre papa, qui faisait toujours des remarques railleuses et appelait ces favoris des côtelettes ; mais c’est qu’ils avaient tellement la forme de côtelettes à cette époque… il ne les porte plus ainsi maintenant. »

Mme Sheldon fit une diversion sur la question des favoris, et Diana échappa à la nécessité de décrire son adorateur.

Elle n’aurait jamais pu le dépeindre à Georgy.

Aussitôt qu’elle put reprendre la parole, elle demanda la permission de quitter Bayswater pour aller voir le domaine et la famille de son prétendu.

« Je reviendrai et je resterai auprès de vous aussi longtemps que vous le voudrez, ma chère madame Sheldon, et je vous ferai autant de bonnets que cela vous fera plaisir. Et d’ailleurs je continuerai à vous en faire quand j’habiterai à l’étranger et je vous les enverrai. Ce sera un bien grand plaisir de pouvoir être de quelque utilité pour une amie qui a été si bonne pour moi. Et peut-être vous imaginerez-vous que les bonnets seront plus jolis, quand vous pourrez dire qu’ils viennent de France.

— Bonne et généreuse enfant ! Et vous n’allez pas partir pour une quinzaine et ne plus revenir, n’est-ce pas, ma chère ? J’ai eu un cuisinier qui m’a fait cela et qui m’a laissée avec un grand dîner sur les bras. Comment m’en suis-je tirée, avec un cuisinier étranger que je payais une guinée et qui employait du beurre à trois shillings la livre comme si c’eût été de la farine, et deux marmitons pour lui servir d’aides !… je n’en sais vraiment rien. Tout cela m’a semblé un rêve. Aussi depuis nous avons tout fait venir de chez le marchand de comestible et je vous assure qu’en faisant ainsi, vous pouvez ne vous inquiéter de rien et vous asseoir à votre table l’esprit aussi libre que si vous étiez une invitée, ce qui compense bien toute la dépense. »

Diana promit de ne pas se comporter comme le cuisinier, et deux jours après elle quittait l’embarcadère de London Bridge avec son père et Gustave.

Sheldon s’inquiéta fort peu de ce départ.

Il fut informé du futur mariage de Mlle Paget, et cette nouvelle n’éveilla ni surprise, ni intérêt dans son esprit profondément préoccupé.

« Un Français !... un ami de son père ! dit-il. Quelque aventurier sans doute, » pensa-t-il.

Ce fut toute l’attention qu’il fut capable d’accorder, pour le moment, aux affaires d’amour de Mlle Paget.

CHAPITRE V

DOUBLE SÉCURITÉ

Le lendemain du départ de Mlle Paget, Sheldon rentra chez lui de meilleure heure que d’habitude et trouva Charlotte seule au salon lisant un lourd volume, d’une nature édifiante et instructive, dans le but d’acquérir des connaissances qui lui permissent de mieux comprendre ce prodige de savoir qui avait nom Haukehurst.

Elle était fort disposée à bâiller sur le gros volume qui contenait la description de découvertes récentes se rattachant à l’antiquité.

Son esprit n’était pas encore préparé à comprendre ce qu’il y avait de sublime dans de telles découvertes ; elle n’y voyait qu’une sèche relation d’insignifiantes fouilles dans les sables du désert pour retrouver les traces d’empires disparus.

Mlle Halliday releva la tête avec un soupir de fatigue quand son beau-père entra au salon.

Ce n’était pas une pièce qu’il affectionnait particulièrement et elle fut surprise de le voir dans un fauteuil en face d’elle tisonnant le feu comme s’il avait l’intention de prolonger son séjour.

« Vous ne devriez pas lire à la lumière des lampes, ma chère, dit-il, c’est très mauvais pour la vue.

— Je crois bien que ma vue durera autant que moi, papa, répondit avec insouciance la jeune fille, mais vous êtes bien bon d’avoir cette pensée, et je ne lirai pas davantage.

Sheldon ne répliqua rien.

Il s’assit en regardant le feu avec cette fixité de regard qui lui était habituelle, le regard de l’homme qui songe et qui calcule.

« Ma chère, dit-il après un temps de silence, il paraît que cette fortune à laquelle vous pouvez avoir des droits bien ou mal fondés, est plus importante que nous ne le pensions d’abord ; en fait, la somme dont il s’agit est considérable. J’ai été et je suis encore particulièrement désireux de vous tenir en garde contre un désappointement, car je sais l’effet que de semblables déceptions peuvent produire sur la vie d’une personne. Les insupportables lenteurs de la procédure devant la Cour de la Chancellerie sont proverbiales, et c’est pourquoi je désire avant tout que vous ne comptiez pas sur cet argent.

— Ce sont des idées que je n’aurai jamais, papa. J’aimerais certainement une belle édition de l’Encyclopédie Britannique pour Valentin, puisqu’on dit que cet ouvrage est très essentiel à un littérateur, ainsi qu’un cheval, l’exercice du cheval étant, dit-on, très salutaire pour un homme de lettres. Mais au-delà de cela…

— Nous n’avons guère besoin d’entrer dans ces détails, ma chère. Je désire que vous compreniez les choses sous un aspect plus large. Si d’un côté, le succès dans la délivrance de l’héritage que nous sommes au moment de réclamer pour vous est incertain, de l’autre cet héritage est considérable. Comme de raison, quand je vous ai fait don de la somme de cinq mille livres, je n’avais aucune idée de la possibilité d’existence d’un pareil héritage.

— Certainement non, papa.

— Mais je découvre maintenant qu’il est dans les choses possibles que vous deveniez une héritière, une femme riche.

— Oh ! papa.

— Dans ce cas, je suis autorisé à conclure que votre mère devrait, dans une certaine mesure, bénéficier de votre bonne fortune.

— En pouvez-vous douter, papa ? Il n’y aurait pas de restriction aux avantages qui devraient résulter pour elle de la fortune qui pourrait m’advenir.

— Je n’en doute pas, ma chère, et c’est guidé par cette idée que je désire vous faire une proposition, à l’avantage éventuel de votre mère.

— Je serai heureuse de faire ce que vous pouvez désirer, papa.

— Il faut que votre acte soit spontané et non accompli pour satisfaire un de mes désirs.

— Que dois-je faire ? demanda Charlotte.

— Eh bien ! ma chère, nous sommes d’accord sur ce point que si vous devez hériter de cet argent, votre mère devra en profiter dans une large mesure. Mais malheureusement le procès à soutenir durera probablement un temps infini ; et pendant ce temps il est dans les limites du possible que votre décès précède celui de votre mère.

— Oui, papa.

— Dans ce cas, votre mère perdrait toute espérance de profiter de ces avantages.

— C’est évident. »

Charlotte ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose de sordide dans cette discussion, dans ces calculs de gain et de perte possibles se liant à sa jeune existence ; mais elle arriva à cette conclusion qu’il était dans la nature des hommes d’affaires de tout voir à un point de vue matériel, et que Sheldon n’était pas plus sordide que tout autre homme de sa classe.

« Eh bien ! papa ? demanda-t-elle après un moment de silence durant lequel elle et son beau-père s’étaient absorbés tous deux dans la contemplation du feu.

— Eh bien ! ma chère, reprit lentement Sheldon, j’ai entendu dire que la manière la plus naturelle et la plus facile de se garder contre toutes les éventualités serait que vous fissiez une assurance sur votre vie au profit de votre mère.

— Non ! non ! papa ! s’écria Charlotte avec une énergie inaccoutumée ; je ferai tout, mais pas cela !

— Quelle peut être votre objection contre un arrangement aussi simple ?

— Je reconnais que ma répugnance semble folle et même puérile, papa ; mais j’ai réellement horreur des assurances sur la vie. Je pense toujours à papa… à mon pauvre papa que j’aimais si tendrement. Il semblait avoir mis à prix sa vie pour nous. Il était si anxieux d’assurer sa vie… Je me rappelle lui avoir entendu parler de cela à Hiley, quand j’étais enfant… de tout régulariser, comme il disait, dans notre intérêt... et, vous le savez, bientôt après il est mort.

— Mais, vous ne pouvez pas supposer que cette assurance ait été pour rien dans sa mort ?

— Naturellement non, je ne suis pas aussi enfant que cela ; seulement…

— Seulement, vous avez un préjugé insensé et ridicule contre le seul moyen que vous ayez de mettre votre mère à l’abri d’une éventualité si peu probable qu’elle mérite à peine qu’on y pense. Passez-vous ce caprice. »

Il y avait plus d’irritation dans le ton que dans les expressions mêmes.

Ce ne fut pas ce ton courroucé, mais la mention de l’intérêt de sa mère qui impressionna Mlle Halliday : elle commença à considérer son refus comme déraisonnable et égoïste.

« Si vous pensez réellement que je doive assurer ma vie, je le ferai, accepta-t-elle alors ; papa l’a fait pour ceux qu’il aimait, pourquoi aurais-je moins de souci de l’intérêt des autres ?

Une fois Mlle Halliday amenée à cet ordre d’idées, le reste était aisé.

Il fut convenu entre eux que comme Valentin devait être tenu dans l’ignorance des droits de sa fiancée à une certaine fortune dont on préparait la réclamation devant la Cour de la Chancellerie, on le tiendrait également dans l’ignorance de l’assurance préméditée.

Ce n’était qu’un mystère de plus, et Charlotte avait déjà appris à avoir un secret pour celui qu’elle aimait.

« Je suppose qu’avant que nous soyons mariés, je pourrai lui tout dire ? fit-elle observer.

— Certainement, ma chère. Tout ce que je veux, c’est de mettre à l’épreuve sa persévérance et sa prudence. Si le cours des événements prouve qu’il mérite confiance, je me fierai à lui.

— Oh ! je n’ai pas de crainte à ce sujet, papa.

— Naturellement non, ma chère ; mais voyez-vous, j’ai vos intérêts à protéger, et je ne puis pas voir ce jeune homme avec vos yeux. Je suis obligé d’être prudent. »

Le spéculateur soupira en disant cela ; c’était un soupir de profonde lassitude.

Le remords lui était inconnu ; les fibres délicates sur lesquelles vibre cette corde n’avaient pas été employées dans la fabrication de son cœur. Mais il y a une fatigue morale qui participe de la nature du remords, ce sentiment plus noble, dont il a les angoisses. C’est une fatigue et une prostration de l’esprit, une défaillance du cœur, un ardent désir de se coucher pour mourir. C’est l’accablement du chien battu, bien plus que celui de l’homme découragé.

C’était là ce que Sheldon ressentait, à mesure que les mailles du filet qu’il tissait se multipliaient et devenaient chaque jour plus difficiles à manier.

Le succès, dans l’œuvre qu’il poursuivait, dépendait de bien des éventualités ; au loin brillait le but splendide qu’il voulait atteindre, la possession, sans personne qui la lui disputât, des cent mille livres laissées par John Haygarth ; mais entre l’auteur et le but final de tous ces complots, quel océan de difficultés !

Les mains croisées derrière la tête, Philippe regardait à travers le visage enfantin de la jeune fille dans l’ombre et l’obscurité.

Dans les calculs qui occupaient sans cesse le cerveau de cet homme, Charlotte n’était qu’un chiffre au milieu d’autres chiffres nombreux. Elle avait sa valeur dans le total ; mais sa beauté, sa jeunesse, son innocence, son amour, sa confiance n’étaient comptés pour rien et n’influaient en aucune façon la fixation du chiffre pour lequel elle entrait dans la somme de l’addition.

Eût-elle été vieille, laide, désagréable, à peine constituée pour vivre, qu’elle eût représenté exactement le même nombre dans les calculs de Sheldon.

Les grâces qui la rendaient belle étaient des grâces qu’il était inapte à apprécier. Il savait qu’elle était jolie femme, mais il savait aussi que les jolies femmes ne sont pas rares dans les rues de Londres et la différence qui pouvait exister entre sa belle-fille et la dernière des femmes qu’il croisait sur sa route, était moins pour lui qu’un préjugé social.

Quoique le secret dût être gardé à l’égard de Haukehurst, il se mit à l’œuvre sans allures mystérieuses et il mena l’affaire avec une haute habileté artistique.

Il conduisit sa belle-fille dans les bureaux de Greenwood et Greenwood et expliqua ce qu’il voulait à l’un des directeurs en la présence de Charlotte. S’il appuya un peu plus qu’il ne l’avait fait dans le précédent entretien sur le désir ardent que Mlle Halliday avait de garantir les avantages pécuniaires qu’elle voulait assurer à sa mère, cette jeune personne était trop confiante et trop timide pour le contredire.

Elle lui laissa déclarer, ou plutôt donner à entendre, que cette proposition d’assurance était une idée spontanée de son esprit, une émanation de son cœur affectueux, le résultat naturel du souci presque maladif qu’elle éprouvait pour le bien-être de sa mère.

M. Hargrave Greenwood, de la maison Greenwood et Greenwood, sembla d’abord accueillir froidement la proposition, mais après quelques petite débats, il finit par reconnaître qu’une prévoyance excessive pouvait conseiller d’adopter ce parti.

« Je ne saurais imaginer de garanties d’existence plus assurées, parmi les habitants de Londres, que celles que présente Mlle Sheld…, Mlle Halliday, voulais-je dire. Mais comme cette jeune personne le suggère elle-même, dans le milieu où nous vivons, ces choses sont en dehors des prévisions humaines. S’il y a quelque chose de vrai dans les aphorismes des poètes, j’oserais dire que Mlle Halliday ne saurait s’assurer trop vite, la remarque de Cowper, ou plutôt attendez, je crois qu’elle est de Pope : « Ceux qu’aiment les dieux meurent jeunes », ne saurait mieux s’appliquer qu’à une aussi charmante personne. Heureusement, les secrétaires des compagnies d’assurances connaissent très peu les poètes, à moins toutefois que Mlle Halliday ne se rende à la Compagnie Royale, l’espoir des veuves et des orphelins, dont le secrétaire est un auteur de drames qui tiennent très bien leur rang à côté des ouvrages des Knowles et des Lytton. »

M. Greenwood, vieux gentleman de l’ancienne école, riait volontiers de ses propres plaisanteries et prenait les choses tout à fait gaiement : il donna à Sheldon une lettre d’introduction auprès du secrétaire de sa compagnie favorite, dont l’importance, selon lui, était considérable.

Ce ne fut pas le seul avantage résultant de l’entrevue.

L’approbation donnée à l’opération par l’homme de loi rassura Charlotte, et quoiqu’elle eût vu ses intentions quelque peu dénaturées, elle sentit qu’une opération qui semblait sage à un homme comme M. Greenwood, qui avait sous ses pieds un tapis de Turquie et qui commandait à des commis d’aussi bonne façon que ceux qu’elle avait vus aller et venir à la voix de leur patron, ne pouvait être que prudente et convenable.

La réalisation de l’assurance ne marcha pas aussi facilement que l’entrevue avec l’homme de loi.

Le docteur auquel Mlle Halliday fut présentée sembla fort satisfait de l’apparence de brillante santé que présentait cette jeune fille, mais dans un entretien ultérieur avec M. Sheldon, il lui adressa plusieurs questions et secoua la tête d’un air grave quand il lui fut dit que le père de Charlotte était mort à trente-sept ans. Néanmoins son visage perdit son expression sérieuse en apprenant que Halliday était mort d’une fièvre bilieuse.

« M. Halliday est-il mort à Londres ? demanda-t-il.

— Oui.

— Je voudrais… hum !… si c’était possible, voir le médecin qui l’a soigné. Ces fièvres ont rarement un dénouement fatal, à moins qu’il n’y ait quelque cause qui y prédispose.

— Dans le cas qui nous occupe, il n’y en avait aucune.

— Vous parlez avec un peu trop de confiance, M. Sheldon, et non comme un homme de la profession.

— Je parle avec une certaine dose de connaissance professionnelle. Et je connaissais Halliday depuis de longues années. »

Sheldon oublia de mentionner que Tom était mort dans sa maison et qu’il avait été soigné par lui.

Il est peut-être tout naturel que Sheldon, le spéculateur en réputation, ne désirât pas établir son identité avec Sheldon, le dentiste à Bloomsbury, qui n’avait pas réussi.

Après quelques autres escarmouches, le docteur, honoré de la confiance de la compagnie d’assurances La Prudence, consentit à reconnaître qu’il n’y avait rien à induire contre la constitution de M. Halliday, de sa mort prématurée, et qu’on pouvait assurer la vie de Charlotte.

Les motifs qui dictaient cette assurance avaient été brièvement exposés dans la lettre d’introduction de M. Greenwood et parurent suffisants et acceptables aux yeux des directeurs. Aussi, après un délai de quelques jours, l’assurance sur la vie de la jeune personne fut acceptée, et Sheldon serra parmi ses plus importants papiers une enveloppe oblongue renfermant une police d’assurance sur la vie de sa fille pour cinq mille livres.

Mais il ne s’en tint pas là, et il prit une double sécurité en faisant une seconde assurance sur la vie de la même jeune personne à la compagnie l’Espoir des Veuves et des Orphelins, quelques jours après la première opération.

LIVRE SIXIÈME

DIANA EN NORMANDIE

À COTENOIR

Diana Paget à Charlotte Halliday
 

Beaubocage, près Vire, 15 mars 186…

« Ma chère Charlotte,

« Comme vous avez exigé de moi l’engagement que je vous écrirais le récit détaillé de mes aventures, je m’installe dans la jolie petite chambre de la tourelle, habitée par Mlle Lenoble, dans l’espoir d’avoir terminé ma première missive avant que papa et Gustave ne m’appellent pour me rendre en voiture au couvent du Sacré-Cœur, où nous devons, je crois, faire une visite aujourd’hui.

« Qu’ai-je à vous dire, ma chère, et comment commencer mon histoire ?

« Laissez-moi me figurer que je suis assise à vos pieds, devant le feu de votre chambre à coucher, et que vous tenez abaissés sur moi vos yeux inquisiteurs dont j’aime tant la nuance.

« Savez-vous que M. Lenoble a les yeux presque de la même couleur que les vôtres, Charlotte ?

« Vous m’avez fait, l’autre jour, une douzaine de questions sur la couleur de ses yeux, et je n’ai pu vous les décrire d’une façon bien nette ; mais hier, pendant qu’il était debout près de la fenêtre, regardant dans le jardin, j’ai vu leur couleur réelle.

« Ils sont gris, d’un gris bleu, et ses cils sont noirs comme les vôtres.

« Par où commencer ? C’est la difficulté.

« Je suppose que vous désirez savoir quelque chose sur le voyage. Il a été en tout fort agréable, malgré le vent frais de mars, qui soufflait avec violence.

« Savez-vous ce que mon dernier voyage m’a rappelé, Charlotte ? Le long et fatigant voyage que j’ai fait de Spa à Londres, quand M. Haukehurst a conseillé et préparé mon retour en Angleterre.

« J’étais restée seule assise sur le balcon, regardant la petite ville ; il était plus de minuit, mais les réverbères brûlaient toujours. Je vois encore les fenêtres éclairées briller au milieu de l’obscurité de la nuit, au moment où j’écris cette lettre, et le sentiment de profonde désolation que j’éprouvais alors me revient comme un souffle de vent glacé. Je ne trouve pas de mots pour exprimer combien j’étais malheureuse et désespérée cette nuit-là.

« Je n’osais penser à mon existence à venir, ni même au lendemain, qui était le commencement de cet avenir sans espoir. J’étais obligée d’arrêter mon esprit sur le présent et toutes ses rigueurs, et une sorte de sombre apathie, trop accablante pour trouver l’énergie du désespoir, s’empara de moi pendant cette soirée.

« Pendant que j’étais assise là, M. Haukehurst vint à moi et me dit que mon père avait été mêlé à une querelle d’une nature honteuse sur laquelle je n’ai pas besoin de m’expliquer, chère amie. Il me conseillait de quitter Spa, il fit plus, il insista même avec énergie pour que je suive son conseil. Il avait le plus vif désir de m’arracher à cette existence misérable.

« Votre futur avait de nobles et généreux instincts, même alors, vous le voyez, ma chère. Dans ses plus mauvais jours, il n’était pas méchant du tout, et il ne fallait que votre douce influence pour purifier et élever son caractère.

« Il me donna tout l’argent qu’il possédait pour subvenir aux frais mon voyage.

« Ah ! quel triste voyage !

« Je quittai Spa dès le point du jour, et je voyageai en troisième classe jusqu’à Anvers, avec des Belges qui empestaient l’ail ; je passai la nuit dans une modeste auberge sur le quai, et je m’embarquai pour l’Angleterre sur le Baron Ozy, à midi, le lendemain.

« Je ne saurais vous dire à quel point je me trouvai isolée à bord du steamer.

« J’avais précédemment voyagé dans des conditions peu confortables, mais jamais sans mon père et Valentin, et il avait toujours été très bon pour moi. Si j’étais misérablement habillée et si nous étions mal jugés par nos compagnons de voyage, je ne m’en inquiétais pas. L’esprit de la bohème était fortement prononcé en moi en ce temps-là. Je me rappelle comment, assis à côté l’un de l’autre sur le même bateau à vapeur, nous regardions passer les côtes monotones de la Hollande en nous amusant aux dépens des autres passagers.

« Alors j’étais complètement seule. Il me semblait qu’on me regardait d’un œil soupçonneux et peu favorable. Je ne pouvais prendre mes repas avec les autres voyageurs et j’étais assez sotte pour me sentir blessée à l’idée qu’on devinait les motifs réels qui me faisaient fuir les repas, qui m’envoyaient leurs odeurs nauséabondes, pendant que je restais assise sur le pont, occupée à lire un roman.

« Et quel serait le résultat de mon voyage ? Ah ! Charlotte, vous ne pouvez vous imaginer ce que c’est que de voyager ainsi, sans savoir si on trouvera un asile à la fin du voyage !

« Je savais qu’à une certaine heure nous devions arriver au Dock Sainte-Catherine, mais hors cela, je ne savais rien. J’avais juste de quoi payer le cab qui me conduirait chez ma cousine Priscilla. Je descendrais là sans un sou. Et qu’arriverait-il si ma cousine refusait de me recevoir ? Un moment je me figurai que cela même était possible, et je me vis errant dans Londres, affamée et sans asile.

« Ce fut mon dernier voyage ; je m’y suis appesantie plus longtemps que je n’aurais dû le faire, mais j’ai voulu vous faire bien comprendre ce qui me rend cher M. Lenoble.

« Si vous pouviez vous rendre compte du contraste existant entre le passé et le présent, comme j’en étais frappée sur le pont du bateau de Douvres pendant qu’il était près de moi, vous sauriez pourquoi je l’aime et pourquoi je lui suis reconnaissante.

« Nous étions assis à côté l’un de l’autre, regardant le mouvement des vagues et causant de notre avenir, pendant que mon père faisait la sieste dans une des cabines de l’entrepont.

« Pour Gustave cet avenir paraissait brillant et sans nuage, pour moi, il semblait étrange que l’avenir pût être autre chose qu’une triste terra incognita, à la contemplation de laquelle il n’est pas sage de s’abandonner.

« Papa est établi avec Gustave à Cotenoir, mais il a été arrangé que j’irais rendre visite à Mlle Lenoble, la tante de Gustave, à Beaubocage, et que je resterais auprès d’elle pendant mon séjour en Normandie.

« Je compris à l’instant le sentiment délicat qui avait dicté cet arrangement.

« Nous dînâmes à Rouen et nous nous rendîmes à Vire par la diligence.

« À Vire, une voiture de campagne nous attendait, avec un vieux garçon de ferme, remplissant les fonctions de cocher.

« Gustave prit les rênes des mains du vieillard et nous conduisit à Beaubocage, où Mlle Lenoble nous reçut avec la plus grande cordialité.

« C’est une bonne vieille dame, avec des bandeaux de cheveux blancs arrangés avec soin sous un joli bonnet. Sa robe est de soie noire, et son col et ses manchettes sont d’une blancheur de neige ; tout respire une propreté exquise dans sa toilette, dont la mode date de vingt-cinq à trente ans.

« Maintenant je suppose que vous serez bien aise d’avoir une idée de ce qu’est Beaubocage.

« Eh bien ! ma chère Charlotte, malgré mon admiration pour Mlle Lenoble, je dois avouer que la demeure de ses ancêtres n’est ni grande ni jolie. Cela ferait une ferme très convenable, mais l’intention marquée de l’architecte d’en faire un château a tout gâté. C’est un bâtiment blanc et carré flanqué de deux tourelles ayant la forme de l’habitation du castor, dans l’une desquelles j’écris cette lettre. Entre le jardin et la grande route, il y a un mur surmonté de vases de pierre. Le jardin, pour la plus grande partie, est consacré à l’utile, mais devant les fenêtres du salon, il y a une pelouse bordée d’allées sablées et deux plates-bandes dans lesquelles sont des fleurs. Une rangée de peupliers protège seule la maison contre la poussière de la grande route ; derrière ce rideau de peupliers, il y a un verger, et sur le côté, une cour de ferme ; derrière le verger sont des champs qui composent la ferme de Beaubocage et le domaine paternel de la famille Lenoble. Tout le pays à l’entour est un pays très plat. Les paysans sont de bonnes gens et très dévoués à Mademoiselle. Il y a une tranquillité rustique répandue partout, qui pour moi fait toute la beauté de ce séjour.

« Je suis assez hypocrite pour me dire enchantée de tout, car je m’aperçois avec quelle anxiété M. Lenoble m’examine pour découvrir si son pays natal me plaît.

« Il n’est pas né à Beaubocage, mais à Paris ; Mlle Lenoble m’a conté l’histoire de son enfance, et comment elle l’a amené à Beaubocage quand il était encore un tout petit enfant, et qu’elle avait été le chercher à Rouen, où son père est mort.

« À l’égard de sa mère, il semble exister quelque mystère. Mademoiselle ne m’en a rien dit, si ce n’est que son frère aîné avait fait un mariage d’amour, ce qui avait irrité son père.

« Elle a le petit berceau dans lequel son neveu Gustave dormit la première nuit après son arrivée. Ce petit lit avait été celui de son père trente ans auparavant. Elle pleurait en me contant l’histoire et en me disant comment elle avait veillé ce pauvre petit, qui pleurait pour s’endormir, son bras replié sous sa tête et son visage éclairé par la lune.

« Je fus touchée de la manière dont elle me dit toutes ces choses, et je crois, que si je n’avais pas encore appris à aimer M. Lenoble, je l’aurais aimé par amitié pour sa tante : elle est charmante.

« C’est une créature si innocente et si pure qu’en lui parlant, on fait attention à ses paroles, comme on le ferait vis-à-vis d’un enfant. Elle a environ quarante ans de plus que moi et pour rien au monde je ne voudrais lui parler des gens et des choses que j’ai vus dans les villes d’eaux et dans les salons de jeu. Elle a passé les soixante années de sa vie si complètement en dehors du monde qu’elle a gardé, au plus haut degré, toute la fraîcheur de son innocente jeunesse. Peut-il exister un philtre magique plus puissant qu’une vie pure, exempte d’égoïsme et qui s’écoule loin du bruit des villes ?

« La vieille domestique qui me sert a soixante-dix ans et se rappelle les faits et gestes de Mlle Cydalise depuis son enfance. Elle est toujours à chanter les louanges de sa maîtresse et voit que j’ai du plaisir à les entendre. « Ah ! Mademoiselle, me dit-elle, épouser un Lenoble, c’est épouser un des anges du bon Dieu. Je ne dirai pas que le vieux Lenoble n’a pas été dur pour son fils. Ah ! oui, mais c’était un noble cœur. Et le jeune monsieur, celui qui est mort à Rouen, le pauvre jeune homme ! Ah ! qu’il était bon, qu’il était gracieux ! Comme il y a eu des pleurs, des regrets quand son père l’a chassé ! »

« Ma position est tout à fait reconnue, je crois qu’il n’est pas jusqu’au gardeur de vaches de la ferme, avec ses larges épaules brûlées par le soleil, sa bonne grosse figure et ses immenses sabots, qui ne sache que je suis destinée à devenir Mme Lenoble de Cotenoir.

« Cotenoir est le château de Windsor du canton, Beaubocage n’est que Frogmore.

« Oui, ma chère, l’engagement est signé et scellé. Quand bien même je n’aimerais pas M. Lenoble, j’ai pris l’engagement de l’épouser, mais je l’aime et je le remercie de tout mon cœur d’avoir donné un but défini à ma vie.

« Ne pensez pas que je n’apprécie pas votre bonté à toute sa valeur, ma chérie, je sais que je n’avais pas à craindre de manquer d’un intérieur tant que vous pouviez me l’offrir. Mais il est toujours dur d’être le commensal obligé d’une maison quelle qu’elle soit, et Valentin voudra tout l’amour et tous les soins de sa jeune moitié.

« Je vous écris une lettre qui j’en suis sûre, exigera un port double ; aussi je n’ajouterai plus qu’un mot d’adieu.

« Prenez grand soin de vous, chère amie ; repassez votre partie dans nos duos favoris, rappelez-vous nos promenades du matin dans le jardin, et n’usez pas votre vue sur les gros livres que M. Haukehurst est obligé de lire.

Votre toujours affectionnée,

DIANA. »

 

Charlotte Halliday à Diana Paget,

« De la plus ennuyeuse maison de la Chrétienté

 

« Lundi,

« Ma toujours chère Diana,

« Votre lettre est venue apporter un peu de relâche à l’ennui de mon existence.

« Comme je voudrais être avec vous ! Mais c’est un rêve trop brillant. Je suis sûre que j’adorerais Beaubocage. Je ne m’inquiéterais pas de ce disgracieux rideau de peupliers, du pays plat ou de la poussière de la route, du moment que cela ne ressemblerait pas à Bayswater. J’aspire à changer de lieu, ma chère Diana. J’ai si peu vu le monde, excepté cette chère ferme au milieu des terres marécageuses à Newhall !

« Je ne crois pas que j’étais née pour être enfermée et confinée dans cette existence étroite, dans un cercle ennuyeux d’occupations et de devoirs sans variété et sans intérêt. Quelquefois, quand la lune éclaire les hauteurs des jardins de Kensington, je pense à la Suisse, aux montagnes toujours couronnées de neige, aux belles vallées des Alpes dont nous avons lu les descriptions et parlé si souvent, jusqu’à ce que mon cœur souffre à la pensée que je ne les verrai jamais.

« Et dire qu’il y a des gens dans l’esprit desquels le mot Savoie n’éveille pas de plus gracieuse image que celle d’un plant de choux ! Ah ! ma pauvre chère, n’est-il pas presque coupable à moi de me plaindre, quand vous avez fait une si amère expérience de ce monde dur et cruel ?

« J’ai un véritable amour pour votre chère Mlle Lenoble ; j’aime presque autant que vous votre magnanime, votre chevaleresque, votre généreux M. Lenoble.

« À propos, comment osez-vous l’appeler M. Lenoble ? j’ai compté les fois où vous parlez de lui, dans votre bonne et longue lettre, et pour un Gustave, il y a une demi-douzaine de M. Lenoble. Il doit être Gustave pour moi, à l’avenir, rappelez-vous-le.

« Que vous dirai-je, ma chérie ? je n’ai rien à vous raconter, absolument rien. Dire que je voudrais que vous fussiez auprès de moi, c’est tout simplement avouer que je suis très égoïste, mais j’aspire après vous, ma chérie, mon amie, ma sœur adoptive, mon ancienne compagne de pension, à laquelle je ne crois pas avoir jamais caché une seule de mes pensées.

« Valentin est venu mardi dans l’après-midi ; mais je n’ai rien à vous dire même sur lui. Maman sommeillait dans un coin après avoir pris une tasse de thé et Valentin et moi nous étions auprès du feu, causant de notre avenir, juste comme vous et M. Lenoble sur le bateau à vapeur.

« Comme les personnes fiancées l’une à l’autre aiment à parler de l’avenir ! Est-ce notre amour qui nous fait paraître tout si brillant, si différent de ce que tout a été antérieurement ?

« Je ne puis me figurer l’existence avec Valentin autrement qu’heureuse. J’essaie d’imaginer des épreuves. Je me figure être en prison avec lui, le vent soufflant à travers des vitres brisées, la pluie passant à travers un toit effondré et venant tomber sur le plancher sans tapis ; mais le plus affreux tableau que je puisse me représenter ne me paraît pas triste quand il en fait partie.

« Nous remédierions aux carreaux brisés avec du papier, nous essuierions les gouttes de pluie avec nos mouchoirs, et, assis à côté l’un de l’autre, nous causerions de l’avenir, comme nous le faisons maintenant. L’espoir ne pourrait jamais nous abandonner, tant que nous serions ensemble.

« Et alors, quelquefois, quand je regarde Valentin, la pensée qu’il faut mourir me vient tout à coup et je sens au cœur comme l’étreinte d’une main glacée.

« Je m’éveille parfois la nuit avec cette pensée et en me rappelant la mort prématurée de mon père.

« Il revint un soir à la maison avec un gros rhume, et depuis ce moment il déclina jusqu’au moment où il mourut.

« Ah ! penser qu’une femme puisse avoir à souffrir d’un tel malheur ! Heureusement pour maman qu’elle n’est pas capable de sentir trop profondément la souffrance. Elle a été triste, et maintenant encore, quand elle parle de papa, elle pleure un peu, mais ces larmes-là ne lui font pas de mal. Je pense en vérité qu’elle y trouve une sorte de plaisir.

« Voyez, chère, quelle longue lettre égoïste je vous ai écrite ; après tout, je ne vois rien de plus à vous dire, si ce n’est que tout en étant ravie de penser à votre plaisir au milieu de vos nouveaux amis, dans un pays nouveau pour vous, mon cœur égoïste soupire après l’heure qui vous ramènera auprès de moi.

« Je vous en prie, dites-moi toutes vos impressions au sujet de celles qui doivent devenir vos filles.

« Votre toujours et toujours aimante,

CHARLOTTE »

 

Diana Paget à Charlotte Halliday
 

Beaubocage, près Vire, 30 mars 186…

« Ma chère Charlotte,

« Dans trois jours j’espère être près de vous, mais néanmoins je me crois obligée à remplir ma promesse et à vous tenir au courant de ma vie ici.

« Tout le monde est meilleur pour moi que je ne puis le dire, et il ne me reste rien à désirer, si ce n’est de vous voir ici vous émerveillant, comme je suis certaine que vous le feriez, de la nouveauté et de l’étrangeté de toutes choses.

Si jamais je deviens Mme Lenoble, ce que maintenant encore je ne puis pas me figurer comme devant arriver, vous viendrez à Cotenoir, vous et Valentin.

« On m’a promenée hier dans toutes les pièces du vieux château, et j’ai arrêté dans mon esprit la chambre que je vous donnerai, si les choses se passent comme nous les arrangeons. Ce sont de très vieilles pièces, et j’imagine les gens étranges qui ont vécu là et y sont morts peut-être dans le temps passé. Mais si vous venez les visiter, elles auront été rendues brillantes et jolies et nous en aurons chassé les sombres ombres du moyen âge. Il y a de vieilles peintures, de vieux instruments de musique, des vieilles chaises et des vieilles tables boiteuses, des tapisseries qui tombent en poussière quand on les touche, cendres et reliques de nombreuses générations.

« Gustave dit que nous balaierons ces vieux vestiges et que nous commencerons une vie nouvelle quand nous viendrons nous établir à Cotenoir ; mais je ne trouve pas dans mon cœur le courage de faire disparaître toutes les traces laissées par les pas de ceux qui sont morts dans la poussière des longs corridors de ma future demeure.

« Il faut maintenant que je vous parle de celles qui doivent être mes filles.

« Celle que je puis appeler dès à présent mon aînée, car je l’aime tant déjà qu’une rupture avec Gustave ne pourrait lui enlever mon affection, est la plus aimable et la plus aimante des créatures, elle vous rappelle à ma pensée. Vous allez rire de cette idée, mais songez que Mlle Clarisse Lenoble vous ressemble par le teint, par les traits, et par ces rapports communs qui peuvent frapper tous les yeux ; la ressemblance est d’une nature beaucoup plus subtile : il y a un air dans le visage de cette chère enfant, un sourire, un je ne sais quoi qui me rappelle votre brillant visage.

« Vous direz que c’est une pure imagination, et c’est ce que je me suis dit d’abord à moi-même, mais j’ai reconnu après que ce n’était pas une idée, mais bien réellement une de ces vagues et indéfinissable ressemblance accidentelles qui se rencontrent si souvent. Pour moi c’est un heureux hasard car, au premier coup d’œil, le visage de ma fille m’a dit que je pourrais l’aimer rien que par l’affection que j’ai pour vous.

« Nous avons été au couvent hier : c’est une vieille habitation fort curieuse, un ancien et imposant château, qui fut autrefois la demeure d’une ancienne famille.

« Une petite sœur tourière portant la robe noire des sœurs laies, nous a reçus et conduits au parloir, grande et belle salle décorée de peintures religieuses exécutées par les membres de la congrégation.

« Gustave et moi fûmes reçus par la supérieure, une vieille dame dont le visage doux et les manières empreintes d’une grâce tranquille conviendraient à une duchesse. Elle envoya chercher les demoiselles Lenoble et, après une attente d’un quart d’heure (vous vous rappelez la toilette que les élèves de la pension étaient obligées de faire avant de se rendre au salon), Mlle Lenoble arriva. C’est une grande, mince, belle et aimable personne qui me rappela aussitôt la meilleure amie que je possède au monde.

« Elle courut d’abord à son papa, qu’elle embrassa avec une joie incroyable, puis elle resta un moment à me regarder d’un air timide, confus et embarrassé.

« Son embarras ne dura qu’un instant, Gustave se baissa pour lui murmurer quelque chose à l’oreille, une chose à laquelle ses lettres avaient déjà dû quelque peu la préparer.

« Le visage de la belle jeune fille s’éclaira, ses yeux d’un gris-bleu tournèrent vers moi leur doux et affectueux regard, et elle vint à moi et m’embrassa.

« — Je vous aimerai beaucoup, murmura-t-elle.

« — Et moi je vous aime beaucoup déjà, lui répondis-je du même ton confidentiel.

« Je pense que ces simples mots auxquels répondit le regard confiant de ses yeux innocents, suffirent pour former entre nous un lien qui ne se brisera pas facilement.

« Ah ! Charlotte, quel gouffre entre la Diana Paget qui débarqua seule sur le quai du Dock de Sainte-Catherine, à la clarté incertaine d’une froide matinée, ne sachant pas si elle trouverait un abri dans cette cité affairée, et cette même créature rachetée par votre affection et exaltée par l’amour et par la confiance de Gustave !

« Quelques instants après, ma seconde fille apparut : une jolie enfant, aux façons aimables et caressantes, et alors la supérieure nous demanda s’il nous serait agréable de visiter le jardin.

« Comme de raison je dis oui, et nous fûmes conduits par de longs corridors dans un beau vieux jardin, où les élèves qui me représentaient celles de la pension traduites en français jouaient et couraient selon les traditions habituelles.

« Après la visite du jardin, nous nous rendîmes à la chapelle où il y a des tableaux de sainteté, des autels parés de fleurs, et de longs cierges brûlant çà et là à la froide clarté du jour.

« Nous y trouvâmes des demoiselles plongées dans de pieuses méditations depuis plus de cinq heures.

« — On envoie jusqu’aux petites pour méditer, me dit Clarisse.

« Nous vîmes, en effet, ces enfants agenouillées devant l’autel paré de fleurs, plongées dans une religieuse extase. Les jeunes filles nous regardèrent timidement quand nous passâmes auprès d’elles.

« Quand on nous eut montré tout ce qu’il y avait d’intéressant à voir dans ce vieil et plaisant établissement, Clarisse et Madelon coururent se mettre en toilette de promenade, pour nous accompagner à Cotenoir, où nous devions dîner.

C’était une véritable fête de famille.

« Mlle Lenoble était là, ainsi que papa. Il était arrivé au château pendant que Gustave et moi faisions notre visite au couvent. Il est de la meilleure humeur et il me traite avec des témoignages d’affection et de politesse auxquels il ne m’a pas habituée.

« Comme de juste, je connais la cause de ce changement ; la future maîtresse de Cotenoir est une personne toute différente de la misérable fille qui n’était qu’une charge et un embarras ; mais, tout en lui refusant mon estime, je ne puis lui refuser ma pitié.

« On pardonne tout à la vieillesse, c’est une seconde enfance, et mon père est très vieux, Charlotte.

« Je vois les traces de l’âge sur son visage beaucoup plus clairement à Cotenoir, où il prend ses manières agréables d’homme du monde, qu’à Londres, quand il acceptait son état de malade. Il a bien changé depuis le temps où j’étais avec lui à Spa. Il semble avoir soutenu sa lutte avec le temps très longtemps, mais maintenant son bras n’a plus assez de force pour repousser l’ennemi commun. Il conserve toujours sa tenue militaire, il se tient encore plus droit que beaucoup d’hommes qui n’ont que la moitié de son âge, mais en dépit de tout cela, je puis voir qu’il est très faible, qu’il est usé et fatigué par une longue vie de lutte.

« Je suis heureuse de penser qu’il trouvera enfin un port et si je ne puis remercier Gustave avec toute l’expansion de mon cœur de me donner un chez moi et un rang dans le monde, je pourrai toujours le remercier de donner un asile à mon père.

« Et maintenant, ma chérie, comme j’espère être bientôt auprès de vous, je n’ajouterai rien.

Je dois passer un jour à Rouen avant de revenir, avec papa, bien entendu ; Gustave reste en Normandie, pour présider à quelques arrangements avant de revenir en Angleterre.

« Je ne puis comprendre les relations d’affaires qui peuvent exister entre lui et papa ; mais il y a une affaire en train, une affaire judiciaire importante, et qui paraît réjouir beaucoup mon père.

« Je dois voir la cathédrale et les églises de Rouen, et je tâcherai de courir un peu les boutiques pour vous rapporter quelque chose de joli. Papa m’a donné de l’argent, le premier argent qu’il m’ait jamais donné sans que je le lui aie demandé. J’ai quelque idée qu’il doit venir de Gustave, mais je ne sens aucune honte à l’accepter. M. Lenoble me semble avoir une nature royale, faite pour répandre partout ses bienfaits.

« Dites à Mme Sheldon que je lui rapporterai le plus joli chapeau que je pourrai trouver à Rouen, et avec l’expression de tout mon amour, croyez-moi votre toujours affectionnée,

« DIANA. »

 

FIN DU PREMIER VOLUME.


Ce livre numérique

a été édité par la

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en février 2022.

 

– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Lise-Marie, Isa, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : M. E. Braddon, L’Héritage de Charlotte, tome premier, Paris, Hachette, 1875. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Depuis la colline III, a été prise par Laura Barr-Wells, le 09.07.2014.

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[1] Negus, boisson composée de vin de Porto, d’eau, de citron, de muscade, de cannelle et de sucre.