Table des matières
Dans le salon d’attente de Me Agostini, l’ordre avait fait place, avec les années, au laisser-aller. Les magazines, sur la console, dataient de l’armistice. Des bronzes dont l’avocat n’avait point voulu pour son appartement privé ornaient la cheminée. Les moulures portaient une couche épaisse de poussière. En hiver, malgré l’apparat vieillot de cette pièce, brûlait un réchaud à gaz ridicule. Tout semblait humide. On eût dit un de ces cabanons perdus aux confins d’une propriété et aménagés pour l’amour. Dans cette antichambre triste, défilaient toutes les misères humaines. Elles laissaient à présent Me Agostini indifférent. Les professions qui apportent les plus riches enseignements ne tardent jamais à lasser ceux qui les exercent. Le médecin, le geôlier, le juge ne pénètrent que peu de temps la douleur des hommes. Me Agostini avait été, comme la plupart de ses confrères, éclairé par la foi en sa profession. Il avait cru être investi d’une mission. Défendre celui qui a failli lui était apparu comme une des plus nobles ambitions. Lycéen gâté au sein d’une famille aisée, il s’était déjà vu apostrophant un jury. « Cet homme, criait-il dans son lit avant de baisser les paupières, n’est pas responsable du crime dont on l’accable. » Il remontait alors aux origines mêmes du monde. « Les premiers êtres vivants confectionnaient des armes avec du silex. Toujours sur le qui-vive, ils devaient se battre afin de protéger leur femme et leurs enfants. Quand pèse sur nos têtes une telle hérédité, comment pouvez-vous, messieurs les jurés, ne point sentir naître au fond de votre cœur une pitié profonde ? » Au lieu de chicaner sur les faits, il trouvait heureux d’élever le débat, de faire le procès de la justice elle-même. Il échafaudait encore des causes indéfendables, des histoires de meurtre soigneusement prémédité, exécuté avec un cynisme révoltant, pour la seule satisfaction de préparer d’étincelantes plaidoiries. Et il s’endormait dans l’apothéose d’un acquittement. Mais, avec le temps, la flamme s’était éteinte. Les rappels à la réalité du président, l’ironie curieuse des confrères, les manifestations hostiles du public, au moment justement où il avait parlé pour lui, la méfiance et la rouerie des inculpés, dont il voulait presque partager les peines, contribuèrent peu à peu à l’assagir. Il n’y avait point de grandes figures parmi les clients inquiets qui le consultaient ni parmi les emprisonnés qu’il rencontrait au parloir. Les criminels et les délinquants lui paraissaient se ressembler tous. De même qu’il faut aux fleurs des familles, il faut à la justice une classification où l’infini des actes répréhensibles puisse entrer. Si un manquement est du ressort de deux cases, un simple état d’esprit le pousse vers l’une. À la longue, le besoin de simplifier, la fatigue, la monotonie réduisent encore ces divisions, si bien que finalement tout prisonnier n’est plus qu’un assassin ou un voleur. Me Agostini en était arrivé là. Il n’avait pas résisté à la routine ni à la déformation professionnelle. Le Palais lui semblait un monde pareil à tous les mondes, avec la seule différence que l’on doit s’y mouvoir avec plus de formules, de prudence et d’attention.
Un matin de juillet, une jeune fille demanda à lui parler. Elle paraissait avoir une vingtaine d’années. Assez jolie, vêtue avec élégance, on lisait sur son visage une profonde inquiétude. Malgré les prières réitérées de la femme de chambre, elle ne s’assit pas. Une fois seule, elle se mit à parcourir le salon d’attente en toussant. On devinait sa nervosité. Pas un instant elle ne porta son regard sur l’ameublement. Elle se trouvait dans cette pièce comme si on l’y eût conduite les yeux bandés. Parfois elle s’immobilisait devant la haute glace de la cheminée. On s’y voyait mal parce qu’elle était dans l’ombre. Aussi la visiteuse cherchait-elle, à chaque arrêt, une façon nouvelle de se regarder. En dépit de son trouble, il était apparent qu’elle se proposait de plaire à Me Agostini. En chaque femme sur le point d’être introduite dans un bureau renaît la coquetterie. C’est un moment qu’elles ont toutes imaginé, ce moment où une lourde porte s’entrouvre, laisse paraître un homme dont la situation est importante, un homme qui s’efface et ne prononce que ces mots : « Madame, si vous voulez vous donner la peine d’entrer… »
Soudain la fameuse porte s’ouvrit. La jeune fille remarqua d’abord qu’elle était double, puis elle aperçut l’avocat. C’était un homme d’une quarantaine d’années, au teint jaune, portant une moustache noire taillée très court. Un monocle pendait sur son gilet. On apercevait, sous ses cheveux noirs, les taches claires d’une calvitie. Il se courba légèrement, tout en jetant un regard sur le salon, où il n’y avait, à son grand regret, que la visiteuse, sans prononcer une parole, écarta un des deux battants de son bras tendu avec force, car le dispositif refermant la porte était puissant, cependant qu’il immobilisait l’autre du pied gauche jusqu’à ce que la jeune fille se fût approchée.
D’ordinaire, il laissait les clients passer seuls, les accueillant simplement par ces mots : « Veuillez, je vous prie, me suivre. » Cette fois, parce qu’il avait lutté avec la porte, il ne desserra pas les lèvres.
L’inconnue, lorsqu’elle se trouva dans le bureau, resta immobile. Elle était pâle. Ses lèvres, bien qu’elle vînt de les humecter, étaient striées de petites rides. Me Agostini lui offrit un fauteuil, mais à la manière des directeurs de théâtre, c’est-à-dire en s’attardant derrière, en se couchant par-dessus le dossier, en ne se retirant qu’une fois la visiteuse assise.
— Mademoiselle, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? demanda-t-il finalement avec importance.
Le toucher du vice, de la scélératesse dans le monde de la justice, de la mort, de la déchéance physique dans celui de la médecine n’influe point sur ceux qui côtoient ces maux. Ils ne peuvent tout de même pas, parce que leur profession les contraint d’approcher de telles misères, abdiquer usages et dignité. Ils sont des hommes. Le hasard, le goût, une volonté familiale les ont conduits, il est vrai, dans certains chemins, mais, il ne faut pas l’oublier, en tant que missionnaires.
La jeune fille ne répondit pas. Cette parole avait produit sur elle une impression pénible. Elle était venue chercher le réconfort, une protection ; elle trouvait un homme plein de lui-même, solennel avant même qu’il sût de quoi il s’agissait.
— Si vous ressentez quelque émotion, continua ce dernier, ne vous pressez pas, mademoiselle. Recueillez-vous, réfléchissez.
— Je viens de la part de Mme Rouaix, fit la jeune fille au bout d’un instant, elle m’a conseillé de m’adresser à vous.
— Mme Rouaix…, Rouaix…, R…, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur. Lorsqu’elle a divorcé, c’est vous…
— Ah ! je vois maintenant… Ne m’en veuillez pas. Je suis comme les médecins qui ne se souviennent que des maladies. J’ai tellement d’affaires, de noms dans la tête qu’une pauvre mémoire d’homme n’y tient pas. Quand donc inventera-t-on une machine qui remplacera la mémoire ? Elle sera utile, celle-là, bien plus utile que toutes celles d’aujourd’hui qui ne servent qu’à compliquer l’existence.
— Mme Rouaix m’a forcée à venir vous trouver.
— Mais, vous, vous êtes mademoiselle Assolant, dit-il en prenant la fiche que la jeune fille avait remplie.
Me Agostini n’avait pas même remarqué ce qu’il pouvait y avoir d’étrange dans la contrainte faite par Mme Rouaix. Habitué à être supplié, retenu par la manche, sollicité jusqu’à sa voiture, imploré, l’avocat trouvait tout naturel que cette Mme Rouaix, dont il se souvenait d’ailleurs très bien, eût obligé cette jeune fille à venir le voir.
— Alors, de quoi s’agit-il, mon enfant ? demanda-t-il paternellement.
— Il s’agit…
Louise Assolant ne put continuer. Elle tremblait des pieds à la tête. L’émotion la faisait haleter.
— Mais remettez-vous donc, mademoiselle ! Il ne me semble pas que vous ayez tellement de choses sur la conscience.
Mlle Assolant se tourna vers la fenêtre. Le soleil éclairait la rue. Elle ne le remarqua pas. Son visage s’était subitement rasséréné. Doucement, sa tête se penchait. Elle leva les yeux, les fixa sur Me Agostini.
— Si, dit-elle simplement.
— Quoi ?
— Mme Rouaix le sait. Elle sait tout.
— Laissez Mme Rouaix en paix...
De nouveau la jeune fille se mit à trembler. Sa présence, en cette étude, lui semblait incroyable. Elle eut beau faire des efforts désespérés pour les dissimuler, des contractions enlaidirent tour à tour sa bouche, ses joues, son menton.
Me Agostini commençait à prendre cette visite plus au sérieux. Il remarqua que les chaussures de Louise Assolant étaient usées, l’ensemble de sa toilette flétri. « C’est une jeune fille de bonne famille qui a suivi quelque amant. Elle vient de faire du scandale quelque part. Elle cherche peut-être de l’argent. Enfin cela ne doit être ni bien terrible ni très propre. C’est un phénomène quelconque. »
— Écoutez, mademoiselle, fit l’avocat, je n’ai pas beaucoup de temps. Veuillez me dire, en quelques mots, l’objet de votre visite. Si cela vous gêne, écrivez-moi ici ou au Palais, à votre préférence.
Louise Assolant, comme si la crainte d’être seule l’eût remontée, se transforma. De nerveuse et inquiète, elle devint, en un instant, calme et décidée. Elle se leva, s’assit de nouveau, et tout à coup, d’un trait, prononça ces phrases :
— Il faut, monsieur, que je vous dise tout : je suis perdue. Je ne sais pas ce que je vais devenir. Il y a trois jours que je ne suis pas rentrée chez mes parents. Je ne peux plus. Mme Rouaix, à qui j’ai tout raconté, m’a conduite jusqu’à votre porte en automobile. Elle m’a dit que vous seul pouviez me sauver de la honte. Ah ! je vous en supplie, faites que tout cela ne se sache pas, que mes parents n’apprennent rien. Vous aurez ma reconnaissance éternelle, je vous le jure. Maman… maman…, sauvez-la. Sinon je crois que je ne pourrai plus vivre… Il me semble que je deviens folle. Depuis trois jours j’ai à peine dormi une heure. Je ne peux plus dormir… Je ne sais plus où aller… Écoutez, monsieur, si vous ne faites rien pour moi, personne au monde n’entendra plus parler de moi. Je me tuerai.
— Mais enfin, mademoiselle.
— Je me tuerai… On m’a élevée dans l’honneur…, dans le respect de la famille… Je vous dis que je me tuerai. Ma vie est finie. Je suis une voleuse. J’ai volé une fourrure. Je n’ai pas pu m’empêcher de la prendre. J’ai fait cela et on m’a vue, on m’a suivie, on m’a conduite chez un directeur. Cela s’est passé au Printemps. Une plainte est déposée. Ils ont pris mon nom, mon adresse et vont prévenir certainement ma famille.
— Est-ce que l’on vous a conduite au commissariat ? demanda Me Agostini.
— Mais naturellement.
— Avez-vous vu le commissaire ?
Louise Assolant parut étonnée de cette question. Brusquement elle s’était interrompue. Elle laissait, avec une complaisance inattendue, le soin à son interlocuteur d’approfondir plus avant cette affaire.
— A-t-on dressé un procès-verbal ? C’est toute la question.
— Je ne sais pas.
— Avez-vous signé quelque chose au commissariat ?
— Oui.
— Ah ! alors, c’est plus délicat. Et vous vous souvenez de ce que vous avez signé ?
— Je n’ai rien lu. J’étais folle de peur. Je croyais qu’on allait me garder en prison, que je ne reverrais plus jamais ma famille, que j’allais mourir…
— Naturellement vous avez restitué la fourrure.
— Oui… On me l’a prise…
— Quelle est votre adresse ?
— Je n’ai plus d’adresse, monsieur. Je ne suis pas rentrée depuis… J’ai une chambre à l’hôtel, rue Saint-André-des-Arts. Je vais m’y laisser mourir… Non, je m’empoisonnerai.
— Mais l’adresse de vos parents ?
— Avenue de La Bourdonnais, vingt, quarante…
— Vingt ou quarante ?
— Quarante.
— Eh bien, mademoiselle, il ne me reste qu’une chose à faire : vous reconduire chez vous. Cette affaire n’aura aucune suite. Je vais aller, personnellement, chez un administrateur du Printemps. Les poursuites seront arrêtées. Mais vous comprenez bien que l’on ne peut cacher plus longtemps cette aventure à vos parents qui, d’ailleurs, ont dû être avertis et convoqués au district du quartier Haussmann. Je ne comprends pas, d’autre part, que Mme Rouaix n’ait pas songé à prévenir vos parents. Ils doivent être dans des transes effroyables. Il faut courir les rassurer. Votre signalement est transmis partout. De toute façon, vous ne tarderiez pas à être retrouvée. Il vaut donc mieux en finir tout de suite. Je vous promets que tout s’arrangera. Vous vous frappez inutilement. Mais ce n’est pas un vol, l’acte que vous avez commis ! C’est une gaminerie. Vous êtes passée près de cette fourrure ; vous l’avez prise malgré vous. Et je suis certain que, si personne ne vous avait vue, vous eussiez été la première à la rapporter. C’est tellement fréquent ! Je vais vous reconduire tranquillement chez vos parents. Je parlerai à monsieur votre père. Il faut d’ailleurs, pour la bonne marche de cette affaire, que je sois en rapport avec lui. Il comprendra certainement. Il sera le premier à rire de votre distraction.
— Vous ne connaissez pas mon père !
— De toute manière, j’arrangerai les choses. Même si cela doit le peiner, il est préférable de tout avouer, aussi bien dans son intérêt que dans le vôtre et le mien.
Louise Assolant, depuis qu’elle s’était entretenue avec l’avocat, paraissait soulagée. Elle s’intéressait aux paroles de ce dernier, s’efforçait d’en saisir le sens, se gardait de l’interrompre. Lui, par contre, ne semblait pas remarquer cette application. Content de servir de point de mire, il s’écoutait parler, aimant mieux répéter une phrase que de se taire.
Il se leva, regarda l’heure, s’approcha de la jeune fille.
— Allons, venez…, je vais vous accompagner.
— M’accompagner ?
— Naturellement… Chez vos parents.
Il ne lui venait pas à l’idée qu’elle pût refuser, tellement elle avait été soumise et attentive en l’écoutant. Il sonna la femme de chambre.
— Allez chercher un taxi, je vous prie.
Louise Assolant, durant un instant, ne dit mot. Puis, avec brusquerie, elle déclara :
— Je ne vous suivrai pas, monsieur.
Il la regarda, surpris.
— Mais tout est arrangé. Demain, personne ne parlera de cette histoire. Vous vous exagérez l’importance de vos actes.
La jeune fille n’écoutait plus l’avocat. Elle semblait songer à sa famille, à ses amies. Tout à coup, sa faute dut lui apparaître.
— Non, je ne rentrerai pas, balbutia-t-elle. Je ne peux pas rentrer à la maison. Si mon père apprend cela, il en mourra. Mon Dieu, que vais-je devenir ? Jurez-moi, monsieur, de ne pas parler de ma visite à mes parents. Jurez-le-moi, je vous en supplie !
— Mon devoir et votre intérêt me commandent de le faire. Après ce que vous m’avez avoué, il serait criminel de ma part de ne pas aviser vos parents.
Quelques minutes après, la femme de chambre vint annoncer qu’un taxi attendait devant l’immeuble.
— Suivez-moi, mademoiselle. Vous ne regretterez pas de m’avoir écouté, je vous l’assure.
Louise Assolant parut se résigner. Elle ne répondit pas. Tout en tamponnant ses yeux avec un petit mouchoir, elle suivit Me Agostini. Mais, arrivée dans la rue, son corps se raidit brusquement, son menton se leva. Elle regarda l’avocat avec frayeur, huma l’air, puis, au moment même qu’il ouvrait la portière du taxi, elle se sauva à toutes jambes.
*
* *
Bien qu’elle parût plus âgée, Louise Assolant n’avait que dix-sept ans. Elle appartenait à une famille dont le père, ancien ingénieur, avait tracé les plans du fameux viaduc de Sarrebourg. M. Assolant était à présent grisonnant. Il faisait partie de cette catégorie d’hommes pour qui le respect de la parole donnée, l’honneur, la probité sont des vertus si naturelles qu’ils sont incapables de commettre le moindre acte de malhonnêteté. Lorsqu’une pensée mauvaise se glissait en lui, il s’en débarrassait sans honte, avec la même logique, le même calme que d’une maladie, comme s’il se fût agi d’une plaie ; il ne lui serait jamais venu à l’esprit qu’il pût la conserver. Il croyait à la neurologie dur comme fer, lisait des manuels concernant les affections mentales et se passionnait pour les résultats que donnent les traitements par la persuasion de la bonne humeur. Rien ne l’intéressait autant que les fantaisies de certains acteurs, que les vies privées ; mais il ne croyait pas aux insinuations des journaux d’écho. La preuve d’une malversation de député le plongeait dans une profonde tristesse. Sa vie durant, il avait contemplé d’en bas les hommes puissants, convaincu que ses qualités étaient les leurs et que seule la malchance l’avait éloigné d’eux. Lors de l’inauguration du viaduc de Sarrebourg, le ministre des Travaux publics l’avait chaudement félicité. M. Assolant en fut tellement touché que, plus tard, en 1917, lorsque ce parlementaire, soupçonné d’intelligence avec l’ennemi, fut arrêté, il en tomba malade.
Sa femme, elle, n’avait point les mêmes scrupules. Elle rêvait de considération. Lorsque son mari la conduisait chez les Martin, les Soleillet, les Vigeac, qui fréquentaient des personnalités, elle était méconnaissable. D’ordinaire, la conversation l’ennuyait. Au contact des gens de petite condition, elle était comme figée. Mais à peine pénétrait-elle dans un de ces salons qu’une vie trépidante l’animait des pieds à la tête. Elle ne savait plus ce qu’elle disait ni ce qu’elle faisait. Elle en oubliait la présence de son mari. Son visage ne cessait d’être souriant. C’était en souriant qu’elle s’adressait aux domestiques. Elle voulait être partout à la fois, se mêler à tous les groupes, rire à tous les mots d’esprit. Encore jolie, elle se fardait comme une jeune femme et parlait de régime pour maigrir, de tennis, de canotage, sports auxquels elle ne connaissait rien mais qu’elle paraissait pratiquer, tellement elle savait compenser son ignorance des règles et des termes techniques par un enthousiasme débordant. « Cet été, je vous jure que je déciderai mon mari à faire de la montagne. C’est si sain, si jeune ! J’adore l’exercice, tous les exercices. » Par contre, elle montrait moins d’emballement quand elle parlait de sa fille. Elle avait souhaité toute sa vie d’avoir un garçon. « Rien n’est plus agréable, pour une mère, qu’un grand fils. Cette petite est gentille, mais tellement femme déjà… Quel malheur que la nature ne m’ait pas exaucée ! Un grand fils, c’est prévenant et câlin avec sa mère…, tandis qu’une fille…, il faut toujours penser à elle…, cela ne peut pas se défendre. Et puis, vous savez, Louise est taciturne. Je n’ai jamais vu une jeune fille comme elle. C’est déjà romanesque à cet âge-là. Au lieu qu’un garçon donne des coups, se défend. Il rentre le soir en sang, mais sans se plaindre. »
Des querelles s’élevaient souvent entre M. et Mme Assolant au sujet de Louise. Il reprochait toujours à sa femme de ne pas s’occuper de l’enfant. « À mon tour d’être gâtée, répondait Mme Assolant. J’ai fait mon devoir de mère. Louise a aujourd’hui dix-sept ans. Je ne peux tout de même pas lui donner toute ma vie. Je lui ai déjà donné ma jeunesse. C’est assez. »
Mme Assolant éprouvait une sorte de répulsion à demeurer cantonnée dans les occupations et les soucis féminins. En vieillissant, une soif d’élargissement s’était développée en elle. « Si tu abdiques déjà, cela te regarde, mais, moi, je veux profiter de la vie avant qu’il soit trop tard. »
Ainsi que s’en plaignait sa mère, Louise était d’un naturel rêveur et sauvage. Elle se liait peu. On la surprenait souvent, un livre à la main, les yeux perdus. Elle parlait à peine à ses parents, leur répondait par monosyllabes, ce qui exaspérait Mme Assolant. Si une de ses camarades du Conservatoire était soupçonnée de quelque peccadille, un penchant maladif la poussait à se substituer à elle. Ce trait de caractère avait été remarqué par Mme Assolant le jour qu’une bonne cassa un vase. Louise, à cause de ce vague besoin de sacrifice, s’en était accusée auprès de son père, au moment même où la bonne racontait en pleurant la vérité à Mme Assolant.
Cet incident ne fit qu’accroître l’antipathie que celle-ci avait pour sa fille. Par la suite, elle ne voulut plus la voir, répétant à tout venant qu’elle ne savait qui elle avait mis au monde. Son mari eut toutes les peines à la ramener à de meilleurs sentiments. Elle ne comprenait pas « ce que ces jeunes filles avaient dans l’âme. Sans aucun doute, elles sont possédées, pleines de démons, comme les chattes ». C’était physiquement que Mme Assolant ne pouvait supporter les fillettes. Il y avait quelque chose en ces dernières qui lui paraissait aussi dangereux et hypocrite que les serpents. Elle avait, on ne savait pourquoi, une sorte de phobie de la malice. Rire des phénomènes psychiques prenait à ses yeux l’importance d’un blasphème. Bien qu’elle n’eût aucune préoccupation religieuse, elle découvrait partout des manifestations de l’existence du diable.
Ce fut entre de tels parents que grandit Louise Assolant. Rejetée par le père vers la mère, par la mère vers le père, elle ne trouvait nulle part l’amour dont elle avait tellement le besoin. Il était un adverbe qui battait ses oreilles : « exprès ». Il ne se passait point de jour qu’elle ne s’entendît dire qu’elle avait fait une chose exprès. Elle avait de l’appétit ou n’en avait pas exprès. Jamais une parole douce ne lui était adressée. Elle ne gênait pourtant personne. Toujours repliée sur elle-même, silencieuse, elle ne s’efforçait qu’à passer inaperçue, qu’à prévenir ce que l’on attendait d’elle, cela avec une mine soumise et triste. Mais c’était justement cette attitude qui portait sur les nerfs de ses parents, particulièrement sur ceux de sa mère. « Quand donc auras-tu fini de prendre des airs de petite malheureuse ? disait celle-ci. On dirait qu’on ne te donne pas à manger. Oui, tu es née sous une mauvaise étoile. On te bat, on te maltraite, on te laisse sortir en guenilles, n’est-ce pas ? » Louise se contraignait à sourire. Mais l’expression heureuse qui se peignait sur son visage était si forcée que les sarcasmes redoublaient. « Pleure donc, cela te soulagera ! Cela te fera oublier tes peines ! » À ces mots, la jeune fille éclatait en sanglots. On lui enjoignait ironiquement de s’abandonner, et elle le faisait de tout son cœur. Sa mère l’accueillait alors ainsi : « C’est cela, pleure, pleure encore plus. Tu te sens mieux, maintenant. Cela fait du bien. Continue. Tu peux continuer : cela ne nous dérange pas. » Au bout d’un moment, la jeune fille se réfugiait dans sa chambre. Sa mère ne tardait pas à l’y rejoindre : « Maintenant tu es satisfaite d’avoir bien pleuré exprès. » Après ces crises, Louise n’avait plus ces mines soumises qui rendaient nerveux ses parents. Il y avait, sur son visage, quelque chose qui les défiait. Bien loin de lui en vouloir de cette dernière bravade, Mme Assolant se sentait, à ces instants, plus proche de sa fille. Elle abandonnait le ton persifleur pour un peu de tendresse. « Écoute, Louise, il faut absolument que tu changes. Tu n’es tout de même pas malheureuse ici. Enfin, qu’est-ce que tu reproches à ton père et à moi ? » – « Rien », répondait l’enfant, les yeux baissés, mais sans crainte, comme si tout ce qui eût pu lui arriver de pénible était accompli.
*
* *
Après avoir quitté d’une manière si brusque et si inattendue Me Agostini, Louise courut plusieurs minutes, puis, haletante, s’arrêta. Elle se retourna. Quelques passants suivaient tranquillement leur chemin.
En arrivant place Saint-Michel, elle avisa un petit bar à la terrasse duquel était installé un marchand de cacahuètes. Il était près de midi. Il faisait une chaleur étouffante. Une arroseuse automobile montait et descendait le boulevard. Louise entra dans le café, gagna la salle du fond et, après s’être assise dans un coin, commanda un « verre de bière » et « du pain et du jambon ». C’était la première fois de sa vie qu’elle pénétrait seule dans un lieu public. Elle affectait, pourtant, de n’être pas gênée. Elle croisa ses jambes sous la table, posa à côté d’elle son sac, se retourna pour se regarder dans la glace d’un panneau et, bien qu’elle fût fatiguée, sale, que ses cheveux fussent défaits, elle eut ce geste qui ne changeait rien à son négligé de frotter, d’un doigt, un point noir qui se trouvait sur sa joue. Des petites femmes l’avaient d’abord dévisagée, puis s’étaient remises à parler entre elles. Le garçon (qui ressemblait étrangement à Me Agostini, sans doute parce qu’il était corse également) ne la quittait pas des yeux. Elle lui sourit. La peur qu’elle avait manifestée chez l’avocat avait disparu. Elle semblait avoir complètement oublié ce qui s’était passé. Soit inconscience, soit forfanterie, elle se mit à chantonner, les coudes posés sur la table, et à prendre des airs de femme facile. Le garçon ne tarda pas à s’approcher.
— Vous ne préférez pas la bière brune ? fit-il, pour engager la conversation. C’est la spécialité de la maison. Toutes nos clientes en demandent.
— Non, merci, répondit Louise en rougissant.
— C’est dommage !
— Pourquoi ? interrogea la jeune fille en levant la tête et en fixant son regard dans celui du garçon, bien que la rougeur qui couvrait ses joues n’eût point encore disparu.
— Je vous dis que c’est dommage…
— Vraiment ?
— Vous êtes blonde ; cela vous irait très bien. Cela ferait contraste. C’est ce qu’il y a de plus beau, les contrastes.
Louise détourna la tête, rougit de nouveau, cependant que le garçon, devinant une proie facile et encouragé par les petites femmes qui avaient suivi le manège sans que Mlle Assolant s’en fût même aperçue, faisait signe à un client de patienter.
— Vous habitez le quartier, mademoiselle ?
— Rue du Sommerard.
— Je pourrais peut-être vous rejoindre ce soir ? Je termine mon service à minuit. Vous êtes à l’hôtel de Cluny ?
— Oui.
— Eh bien, je viendrai. Cela ne vous fâchera pas ?
La jeune fille ne répondit pas.
— Il y a longtemps que vous habitez cet hôtel ?
— Trois jours.
— Je demanderai alors la demoiselle qui est arrivée il y a trois jours.
Louise se leva. Un souffle de folie l’enveloppait. Ses yeux, grandement ouverts, brillaient. La fatigue de ses vêtements, les taches semées sur le devant de sa robe, la poussière qui recouvrait ses chaussures, ses traits tirés, tout cela ne dissimulait pourtant point sa fraîcheur d’enfant. Bien qu’elle jouât la coquette délurée, il y avait, dans ses gestes, dans son regard brûlant, quelque chose de pur et de farouche. Ce fut sans se retourner qu’elle quitta le petit café. Elle ne ressentait ni honte ni joie. Comme possédée par une idée fixe, elle était indifférente au mouvement de la rue.
Au moment où elle traversa le boulevard Saint-Germain, un étudiant japonais l’accosta. Elle le regarda d’abord avec frayeur, puis, tout à coup, éclata de rire. Avant qu’il eût eu le temps de prononcer une autre parole, elle l’avait distancé.
Quelques minutes après, Louise prenait sa clef au tableau de l’hôtel de Cluny et montait dans sa chambre. Là, il n’y avait absolument rien qui appartînt à la jeune fille. C’était une pièce comme on les montre aux voyageurs, dont le lavabo est nu, la table et la cheminée nues, l’armoire à glace vide, le lit fait, avec, pour seul objet familier que l’on puisse saisir, déplacer : un verre. Pourtant, Mlle Assolant y avait déjà couché deux nuits.
Elle posa son sac à main, se regarda une seconde dans une glace, ôta son chapeau, fit couler un peu d’eau, se mouilla les mains, puis s’allongea tout habillée sur le lit.
Dans cette pièce, la chaleur était encore plus grande que dehors. Bien que les meubles branlants, la misère abandonnée de cet intérieur ne dussent point les attirer, des centaines de mouches volaient partout, montaient le long des vitres, des glaces, des murs, couraient sur le plancher ciré et taché à la fois. On entendait aussi, venant de la rue, le bruit de tonnerre que faisaient les autobus, les camions, les taxis, les tramways. Les passants, les consommateurs aux terrasses semblaient crier, tellement leur voix était sonore.
Louise était indifférente à ce vacarme. Les yeux mi-clos, elle regardait la fenêtre à travers laquelle on apercevait un autre hôtel grouillant de gens commençant ou achevant la sieste. Ses bras étaient en croix. Des mouches se promenaient sur ses vêtements. Lorsque, sans s’en apercevoir, elles passaient sur sa peau, la jeune fille les chassait sans colère.
De temps en temps elle fermait complètement les yeux. Alors le décor sordide, la chaleur disparaissaient. Il semblait qu’il ne lui était jamais arrivé rien de particulier, qu’elle reposait dans son lit d’enfant. La poussière qui recouvrait sa robe s’envolait ; ses cheveux, qu’aucun peigne n’avait démêlés, devenaient légers et flous ; son visage, sur la blancheur de la taie, s’éclairait.
Elle s’endormit. Quand elle s’éveilla, sur la fin de l’après-midi, l’orage grondait. On entendait des roulements lointains de tonnerre. Le ciel était noir, la chaleur plus lourde encore. Au passage des voitures, l’hôtel entier tremblait dans un bruit cristallin de carreaux disjoints. Les mouches emplissaient la pièce d’un bourdonnement monotone. Louise se leva, ouvrit la fenêtre. Un éclair illumina le ciel. Aucun coup de tonnerre ne le suivit. Mais, au bout de trente secondes peut-être, alors qu’il était déjà oublié, un long grondement résonna sur la ville.
Lorsqu’elle fut sortie de l’hôtel, la jeune fille parut hésiter. Elle semblait ne pas savoir où aller. Puis, comme un taxi passait à proximité, elle lui fit signe.
— Quarante, rue de Rennes, dit-elle au chauffeur.
Un moment après, l’automobile s’arrêtait devant un immeuble d’apparence bourgeoise, dont l’entrée était encadrée et presque cachée par des étalages.
Elle s’engagea sous le porche, monta au premier, sonna. Peu après, elle était introduite chez les Perdriat dont la fille était son amie.
Edwige Perdriat avait à peu près le même âge que Louise. Elle passait ses journées, parfois même en cachette ses nuits, à lire. Elle lisait tout, de la première à la dernière ligne. D’un naturel renfermé, ces deux jeunes filles n’avaient point tardé à sympathiser. Mais, bien qu’elles se crussent des amies, il était rare qu’elles se fissent des confidences. Entre elles, il n’était toujours question que des petits événements quotidiens.
Ce jour-là, pourtant, dès la venue d’Edwige, la conversation prit un tout autre tour que d’habitude.
— Tu sais, Edwige, commença Louise, qu’il m’est arrivé une chose terrible. Je ne sais pas ce que je vais devenir. Depuis trois jours, je n’ose plus rentrer à la maison. Je vis comme dans un cauchemar.
Mme Perdriat, à ce moment, pénétra dans le salon. Louise s’interrompit et, avec un sourire si naturel qu’il eût été impossible de soupçonner seulement ses lamentations, elle se leva et s’approcha de la mère de son amie.
— C’est gentil de venir voir Edwige, fit Mme Perdriat. Elle s’ennuie toute seule. Il faudra venir plus souvent.
Louise semblait n’avoir absolument rien sur la conscience. Elle répondit avec insouciance, se mit à rire, regarda gentiment son amie, lui prit même les mains, comme en badinant.
Lorsque la mère se fut retirée, l’expression de la visiteuse changea aussitôt et d’enjouée devint inquiète. Cette attitude, pourtant, ne frappa pas Edwige. Les deux jeunes filles étaient habituées à dissimuler avec tant de soin leurs pensées qu’il ne leur vint même pas à l’idée qu’il pût y avoir quelque chose d’hypocrite dans ce changement subit. Il était, pour elles, tellement naturel d’être autrement une fois seules que devant leurs parents !
— Je vais tout te raconter, continua Louise. Mais jure-moi que tu ne diras rien à personne.
Et la jeune fille entreprit de relater dans le détail, sans rien omettre, le vol qu’elle avait commis, ses conséquences, sa visite à Me Agostini, son désespoir.
À mesure qu’elle parlait, Edwige se sentait de moins en moins à l’aise. On la voyait tantôt se lever, tantôt regarder l’heure. Il était visible qu’elle ne désirait plus qu’une chose : le départ de sa camarade. Mais celle-ci, comme si ce vœu l’eût justement incitée à poursuivre, ne s’interrompait pas. Elle donnait toujours de nouvelles précisions. Alors que, devant l’avocat, elle avait paru profondément abattue, elle était, auprès d’Edwige, tout à fait maîtresse d’elle-même. C’était comme d’une aventure arrivée à un tiers qu’elle parlait. Elle semblait jouir de la frayeur grandissante de son interlocutrice qui redoutait que sa mère ne revînt et ne surprît cette conversation. Jusqu’à ce jour, Edwige avait toujours passé pour une enfant sage et studieuse. Elle ne l’ignorait pas. Aussi tremblait-elle qu’un hasard n’éveillât l’attention de ses parents sur le désordre, qu’elle avait si bien caché jusqu’à ce jour, de son esprit.
— Ne parle plus de cela ici, dit-elle à voix basse. Pense donc, si maman arrivait !
Mais Louise continuait. Elle était comme prise d’une soif d’humiliation. Quand il ne lui restait plus rien à dire, elle revenait sur les premiers détails, les modifiait, les exagérait. Le même sujet donnait naissance à une autre histoire. Elle avait des gestes saccadés, des contractions de la bouche, des sursauts. Mais ses yeux demeuraient secs. Une lointaine prudence lui commandait de ne pas pleurer, car il eût été difficile d’effacer rapidement des larmes en cas d’irruption de quelque parent d’Edwige dans le salon.
— Mes peines te sont indifférentes ? demanda-t-elle tout à coup à Edwige en fixant son regard dans le sien. Elles te sont indifférentes, n’est-ce pas ? Eh bien, laisse-moi te dire que tu regretteras ton attitude. Tu entendras parler de moi. Personne ne m’aime ni ne me comprend. Si j’avais été guidée, si j’avais senti un peu d’affection autour de moi, je n’aurais pas fait cela. Maintenant, mon isolement est encore plus grand que jadis. Je te quitte, Edwige.
À ces derniers mots, une lueur de joie brilla dans les yeux de Mlle Perdriat. Mais Louise remarqua ce contentement.
— Non, je reste.
— Oh ! tu sais, tu peux rester, cela ne me gêne pas, fit Edwige en simulant l’indifférence et en se forçant, pour confirmer par un geste ses paroles, à s’installer confortablement dans un fauteuil.
Louise était si nerveuse, si surexcitée qu’elle fut prise au piège. Elle se leva, se dirigea vers la porte.
— Puisque c’est comme cela, je m’en vais.
— Reste, si tu veux.
— Non, je pars. Je savais bien que tu n’étais pas une amie. Tu tiens beaucoup trop à ta petite vie. Tu n’es pas capable de grands sacrifices. Veux-tu que je te dise, avant de partir, pourquoi je suis venue ici ? Je croyais que tu allais me suivre, que nous allions fuir ensemble loin… loin…, que jamais nous ne nous quitterions. Je me suis bien trompée. Tu as trop peur. En paroles, tu fais tout ce que l’on veut, mais dès qu’il faut agir… Adieu, va. Chacun son idéal.
De nouveau, Mme Perdriat entra dans le salon.
— Alors, mes enfants, que faites-vous ?
Edwige pâlit, mais Louise, avec le même sang-froid qu’à la première apparition de Mme Perdriat, dit :
— Il faut que je parte, madame. Mon père m’attend. Il doit être déjà six heures.
— Ah ! si votre père vous attend, eh bien, rentrez vite.
Louise s’engagea dans le vestibule sans même jeter un regard sur Edwige, et tout en parlant hâtivement pour que Mme Perdriat ne remarquât pas qu’elle quittait sa fille sans lui dire au revoir.
*
* *
« Mais elle est folle, cette petite », avait dit Me Agostini au moment où Louise s’était enfuie en courant. La pensée de la poursuivre l’avait effleuré, mais rien qu’un court instant. La vision de sa personne, chargée de considération, lancée aux trousses d’une jeune fille l’en avait tout de suite dissuadé. « D’ailleurs, cela ne servirait à rien. Je ne peux tout de même pas la conduire de force chez ses parents. »
Il regarda sa montre. « Je vais tout simplement prévenir son père. Je n’ai pas d’enfant, mais je me rends très bien compte que cela ne doit pas être drôle pour les parents, la disparition d’une fille. »
Il se fit conduire à l’adresse indiquée par Louise. Mais au quarante de l’avenue de La Bourdonnais, personne ne connaissait la famille Assolant. L’avocat se souvint alors que la visiteuse avait d’abord donné le numéro vingt. « Allons toujours voir au vingt », pensa-t-il. À cette nouvelle adresse, le même accueil lui fut réservé. « C’est tout de même un peu fort. Elle m’a berné, cette petite. » Il entra dans un café, consulta l’annuaire du téléphone, releva six Assolant, téléphona à chacun d’eux, mais chaque fois en vain. Il se souvint alors que la jeune fille s’était recommandée de Mme Rouaix. « Je vais en avoir le cœur net. » Il se fit conduire chez cette dame. Ce n’était plus par devoir professionnel qu’il agissait, mais à cause d’un sentiment de curiosité. Il pensa pourtant : « Si j’abandonnais cette affaire, ce serait malhonnête. Mon devoir est de prévenir les parents coûte que coûte. »
Cette fois, il ne se déplaça pas inutilement. Mme Rouaix le reçut. C’était une quinquagénaire alerte, qui, l’on s’en rendait compte tout de suite, ne devait pas être commode. La venue, à l’heure du déjeuner, de l’avocat, grâce à qui, pourtant, elle avait obtenu le divorce dans des circonstances très difficiles, la mit sur-le-champ de mauvaise humeur.
— Comment, maître, vous rendez maintenant vos visites à midi, à l’heure du déjeuner, sans prévenir ! Toutes mes félicitations. Mais ne recommencez pas. D’ailleurs, c’est bien simple, je dirai à la bonne de ne plus ouvrir. J’aurais très bien pu ne pas vous recevoir, maître.
— Madame, permettez ; il s’agit d’un renseignement absolument urgent, sans quoi je ne me serais jamais permis de vous déranger à pareille heure.
— Dites, mais je vous préviens, je doute que je puisse vous être utile. Je n’ai jamais été utile à personne. Vous le savez bien, vous qui connaissez ma vie. Ou du moins, on a cru que je n’étais pas utile. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Vous saisissez la nuance, n’est-ce pas, maître ?
— Vous connaissez les Assolant ?
— La famille Assolant ?
— Oui, madame.
— Je connais, en effet, la famille Assolant.
— Il y a une fille dans cette famille, une fille qui peut avoir une vingtaine d’années.
— Il y a une fille, maître, une fille, comme vous dites, qui peut avoir une vingtaine d’années.
— Vous ne me l’avez pas envoyée, cette fille ?
— Je ne vous l’ai pas envoyée. Permettez. À mon tour de vous demander pourquoi vous me posez toutes ces questions.
— Je vous pose ces questions, madame, parce que cette jeune fille est venue me trouver de votre part. Cela m’a paru étrange.
— Cette jeune fille est venue vous trouver de ma part !
— Oui, madame.
— Vous êtes certain de ce que vous avancez ?
— C’est ce matin même qu’elle est venue.
— C’est incroyable… c’est incroyable… Je vais trouver M. Assolant immédiatement. Il y a certainement quelque chose là-dessous. Enfin, c’est quand même extraordinaire, ma vie est faite d’un tissu d’histoires de ce genre ! Je ne bouge pas, je ne demande rien à personne ; ma seule ambition est de vivre tranquille dans mon coin et, toujours, toujours, vous m’entendez, maître, on me mêle aux affaires des autres. J’en ai assez, absolument assez ! Cela ne continuera pas. Je vais trouver M. Assolant tout de suite et je lui dirai ce que je pense.
— Je vous accompagnerai, madame. Justement, je n’avais pas son adresse. Cette jeune fille m’a mis dans l’erreur, m’a fait courir avenue de La Bourdonnais où cette famille est inconnue.
— Mais qu’est-ce qu’il y a là-dessous ?
— Je ne peux pas vous le dire. Vous le saurez certainement par M. Assolant.
*
* *
Un quart d’heure après, Mme Rouaix et Me Agostini pénétraient dans l’appartement que M. Assolant occupait avenue Duquesne, avenue toute proche de l’avenue de La Bourdonnais. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs minutes qu’il parut dans le salon où les deux visiteurs avaient été introduits. Cet homme avait un visage défait. Il regarda avec inquiétude l’avocat, puis, reconnaissant Mme Rouaix, s’avança vers elle. Les présentations faites, un lourd silence pesa sur le groupe.
Soudain, M. Assolant se tourna vers Me Agostini :
— Vous avez sans doute quelque chose à m’apprendre, dit-il d’une voix tremblante. Vous venez au sujet de Louise. Je vous en supplie, dites-moi, avant tout, où elle est.
— Elle a prétendu, interrompit Mme Rouaix, que je l’avais obligée à se rendre chez Me Agostini. C’est inimaginable de la part d’une enfant. Il faut éclairer cette histoire. Je ne supporterai pas de passer une seconde pour complice de je ne sais quoi.
— Où est-elle ? répéta M. Assolant.
— Nous ne le savons pas, continua Mme Rouaix. Vous pensez bien que, s’il en était autrement, je ne me défendrais pas comme je le fais. Elle parlerait, et puisqu’elle tient tant à ce que je la force à faire quelque chose, je l’obligerais à dire immédiatement la vérité. Ah ! cela ne traînerait pas. À mon âge, être compromise dans des histoires tellement louches que Me Agostini n’a pas osé me tenir au courant ! Cela non !… Cela jamais !
— Il faut d’abord préciser, rectifia l’avocat. Permettez-moi de parler.
— Que vous mettiez les choses au point ou que vous ne les mettiez pas, le fait est là, palpable, aveuglant, poursuivit Mme Rouaix. Dites bien, maître, que je ne suis pour rien, absolument pour rien, dans cette histoire, que je ne suis venue ici que pour prévenir un soupçon.
— Enfin parlez-moi de ma fille…
— Il n’est question que d’elle…
— Mais où est-elle ?… Il y a trois jours qu’elle n’est pas revenue à la maison. Depuis, je ne vis plus. Si vous savez quelque chose, ne me laissez pas davantage dans l’ignorance. S’il lui est arrivé un malheur, ne me le cachez pas. J’aurai la force de tout supporter.
— J’ai des choses très importantes à vous apprendre, monsieur Assolant, et qui vous intéresseront particulièrement, fit l’avocat. Mais il faudrait que vous m’accordiez un entretien particulier.
Mme Rouaix mourait d’envie d’assister à cet entretien. Elle glissa cette phrase :
— Malgré nous, nous sommes presque des témoins de la fugue de votre fille.
Sans tenir compte de ce qu’elle venait de dire, Me Agostini poursuivit :
— Et le temps presse. Telle qu’elle m’est apparue, votre enfant m’a semblé prête à toutes les extrémités.
— Mon Dieu !
— Tout n’est pas perdu, mais il est indispensable que vous sachiez ce qui s’est passé avant d’aviser.
L’avocat se tourna vers Mme Rouaix :
— Excusez-nous, madame, mais il faut que je parle en particulier à M. Assolant.
— Vous me laissez après ce qui s’est passé ?
— Une minute seulement.
M. Assolant avait ouvert une porte.
— Si vous voulez me suivre, monsieur ?
Mme Rouaix s’approcha en même temps que l’avocat.
— Laissez-nous, lui enjoignit ce dernier. Nous en avons pour quelques instants. Il est absolument nécessaire que, M. Assolant et moi, nous parlions en tête à tête.
— Mais cela ne se fait pas ! se récria la visiteuse.
Elle n’eut pas le temps d’ajouter d’autres paroles. Les deux hommes étaient passés dans le bureau. Avant de refermer la porte, Me Agostini fit un signe à Mme Rouaix. Il signifiait : « Calmez-vous. Tout va s’arranger. Je vous raconterai après. »
À peine dans le bureau, le père se retourna vers Me Agostini et, à brûle-pourpoint, demanda :
— Mais qu’a-t-elle fait ?
L’avocat s’assura du regard que la porte était bien fermée, puis, à voix basse, commença de parler :
— Je vais tout vous raconter. Laissez-moi vous dire d’abord que rien n’est perdu. Votre fille a eu simplement un geste qu’elle regrette, au point de ne plus oser reparaître devant vous. Elle a pris une fourrure aux Grands Magasins du Printemps. Surprise, elle a été conduite à l’administration du magasin, puis au commissariat. Elle est venue me trouver pour me supplier d’étouffer l’affaire, cela de la part de Mme Rouaix qui me paraît tout ignorer. Ma première pensée a été, naturellement, de la reconduire ici, mais, au moment de prendre un taxi, elle m’a faussé compagnie.
— Elle a volé, volé !
— Non : c’est un geste qui se répète chaque jour, qui n’étonne plus personne et pour lequel on est assez indulgent. Il ne faut pas vous effrayer, monsieur. Tout s’arrangera. Vous n’avez qu’à suivre la ligne de conduite que je vais vous tracer. L’important est de retrouver l’enfant et de savoir exactement où en est l’affaire. La pauvre petite, et c’est compréhensible, est complètement affolée. Il faut la retrouver avant qu’elle se livre à l’irréparable. Elle m’a donné l’adresse de l’hôtel où elle est descendue. Mais j’ai peu de confiance. Elle m’a déjà menti en disant que vous habitiez avenue de La Bourdonnais. Il est probable qu’elle est inconnue rue Saint-André-des-Arts. Nous ferons tout de même, par acquit de conscience, les hôtels de cette rue.
L’avocat parlait avec calme, comme s’il se fût agi d’une affaire dont tous les participants continuaient d’occuper leur poste. La disparition ne l’atteignait en rien. Quant à M. Assolant, il demeurait privé de ressort. Aucune parole ne venait sur ses lèvres. Tout ce que racontait l’avocat lui semblait, à mesure que le flot de mots grandissait, de plus en plus trouble. Il eût reçu un coup de bâton sur la tête qu’il n’eût point été autre. Enfoncé dans un fauteuil, derrière son bureau, il était inerte. Ce n’était plus un homme assis à sa place habituelle, à une place ménagée de sorte que les visiteurs soient exposés à la lumière, que les objets usuels se trouvent à portée de la main, mais un malheureux qui s’était traîné jusqu’au premier siège venu. À la fin, il desserra pourtant les lèvres :
— Vous dites ?
— Je dis qu’il ne faut pas perdre de temps. Nous n’avons qu’à nous rendre immédiatement rue Saint-André-des-Arts. Peut-être aurons-nous la chance de la trouver. Ensuite…
À ce moment on frappa à la porte.
— Qui est là ? demanda l’avocat comme s’il était chez lui.
— C’est moi. Est-ce que je peux entrer ?
Me Agostini se tourna vers M. Assolant :
— Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que Mme Rouaix assiste à notre entretien ? D’ailleurs l’essentiel de ce que j’avais à vous dire, vous le savez.
Sur un signe affirmatif de M. Assolant, Me Agostini se leva et alla ouvrir.
— Nous vous avons fait attendre, madame. Excusez-nous. Et c’était inutile. Vous eussiez très bien pu assister à notre entretien.
Mme Rouaix brûlait de connaître les paroles échangées en son absence. Elle ne put s’empêcher de demander :
— Alors, qu’avez-vous découvert de nouveau ?
— Rien…, absolument rien… ; vous en savez autant que nous.
— Comment ! Autant que vous ? Mais je ne sais absolument rien.
— Et nous, croyez-vous que nous sachions quelque chose, chère madame ? Vous allez peut-être nous éclairer de votre bon sens.
M. Assolant se leva, se rassit, puis se leva de nouveau. Il porta une main à son front, eut un sourire d’homme éveillé en sursaut par une femme, regarda l’heure.
— Allons, dit-il finalement. Si Dieu ne nous abandonne pas, peut-être la retrouverons-nous.
— Où ? fit avec insolence Mme Rouaix. Où voulez-vous aller, messieurs ? Je ne sais pas de quoi il s’agit. On ne m’a rien dit.
— L’enfant, répondit Me Agostini, a prétendu, au cours de la visite qu’elle m’a rendue, qu’elle habitait un hôtel de la rue Saint-André-des-Arts. Nous allons y aller.
— Mais vous me l’aviez caché !
— Il ne me semble pas que…
— Et vous croyez ce qu’elle dit ! Mais c’est perdre votre temps. C’est à la police qu’il faut aller. Je parie ce que vous voulez qu’elle n’habite pas cette rue. Je vais vous accompagner, d’ailleurs. Vous verrez bien qui a raison.
*
* *
À peine arrivé rue Saint-André-des-Arts, Me Agostini se réserva les numéros pairs, cependant qu’il désignait à Mme Rouaix et à M. Assolant les numéros impairs. Divisés ainsi, ils descendirent la rue. À chaque hôtel, on les voyait s’engager sous un porche misérable, puis ressortir, puis se faire signe qu’il n’y avait toujours rien. À mesure que l’on approchait de la fin de la rue, Mme Rouaix devenait de plus en plus loquace. À M. Assolant, qui ne l’écoutait pas, tellement son désespoir était grand, elle ne cessait de répéter : « Vous voyez bien que j’avais raison. Ce n’est même pas la peine de nous ridiculiser plus longtemps. Les passants se moquent de nous. De quoi avons-nous l’air ? Ah ! si vous m’aviez écoutée, votre fille serait déjà retrouvée. Nous ne sommes tout de même pas organisés comme la police. Il fallait tout de suite aller au commissariat. »
De l’autre trottoir, pendant qu’elle parlait, Me Agostini leur désignait des hôtels. Quand, dans son secteur, il s’en trouvait un, il y pénétrait avec une sorte de joie, questionnait tout le monde, ressortait avec le patron qui lui désignait, du milieu de la chaussée, un autre hôtel plus loin. Mme Rouaix, au spectacle de ces scènes, faisait semblant de ne plus connaître l’avocat, prenait M. Assolant par le bras en lui disant : « Surtout ne vous retournez pas. C’est une honte, ce que nous faisons là. On va croire, dans tout le quartier, que nous sommes appointés par la police. Si encore cela servait à quelque chose, mais puisque je vous dis que vous ne la retrouverez pas ! »
Place Saint-Michel, après avoir parcouru en vain toute la rue Saint-André-des-Arts, Mme Rouaix, M. Assolant et Me Agostini se rejoignirent.
— En effet, fit l’avocat, l’enfant m’a menti. J’aurais dû m’en douter. Mais ne regrettons rien. Un point est établi. Elle n’habite pas rue Saint-André-des-Arts.
— Vous ne vouliez pas me croire ! observa Mme Rouaix dont la seule crainte, au cours de ces recherches, avait été de retrouver Louise. Comme cela, vous êtes fixés. À l’avenir vous aurez peut-être un peu plus confiance en moi.
M. Assolant, qui jusqu’à ce moment était demeuré silencieux, demanda à Me Agostini :
— Mais vous êtes bien certain qu’elle vous a parlé de la rue Saint-André-des-Arts ? Cela me paraît étrange, à moi son père, que ce nom que je n’ai jamais entendu dans sa bouche lui soit venu à l’esprit. Un locataire d’un immeuble de cette rue lui a peut-être offert l’hospitalité, sans quoi comment expliquer le choix de ce nom ?
M. Assolant avait, semblait-il, retrouvé son calme. D’un naturel mélancolique et renfermé, il avait reçu le premier coup sans broncher apparemment. Tout seul, cependant que Mme Rouaix et Me Agostini se dépensaient en paroles inutiles, il avait remonté le courant. Enfin il était arrivé à la maîtrise de soi, puis, par enchaînement, au raisonnement. Il voulait raisonner, à présent. C’était un de ces hommes que les mauvaises nouvelles assomment, mais qui silencieusement réagissent et finissent par envisager leur situation avec froideur. Alors, tous les détails, si insignifiants soient-ils, prennent une signification. Ils font déduction sur déduction. Ils s’interrogent, supposent, imaginent. La douleur leur a été un stimulant. On dirait qu’il ne s’agit plus de leur bonheur mais d’un problème. Ils font preuve d’une persévérance inlassable dans la recherche de la solution ; ils restent les derniers à espérer encore.
— Nous pourrions, fit M. Assolant, visiter également les immeubles de rapport. En interrogeant les concierges, peut-être retrouverions-nous ma pauvre enfant.
— Mais non, mais non, dit Mme Rouaix. Autant chercher une épingle dans une meule de foin.
— Ce qu’il faut plutôt, interrompit Me Agostini, c’est aller au Printemps. Là, sans doute, aurons-nous quelques renseignements.
— Au Printemps ? demanda Mme Rouaix à qui on avait caché la faute de la jeune fille. Pourquoi au Printemps ? Qu’est-ce que cela signifie ?
L’avocat comprit qu’il avait parlé inconsidérément.
— Nous vous expliquerons cela plus tard, dit-il en regardant M. Assolant qui, jusqu’alors, ne s’était pas aperçu que le vol commis par sa fille était encore un secret. Il en fut comme éclairé.
— Mais oui, ajouta-t-il sur-le-champ, nous vous expliquerons cela plus tard. D’ailleurs, le plus sage est que vous nous laissiez seuls. Ma femme ne sait encore rien. Allez la rassurer. Dès que nous aurons quelque chose de nouveau, nous nous empresserons de venir vous trouver.
Mme Rouaix essaya bien encore de convaincre les deux hommes de son utilité, mais, finalement, elle dut se rendre à leurs raisons.
*
* *
Restés seuls, M. Assolant et Me Agostini se firent aussitôt conduire au Printemps. À peine introduit dans le bureau de l’administrateur principal, Me Agostini lui exposa les faits. L’administrateur ne parut rien comprendre à l’histoire que racontait l’avocat. À la fin il fit appeler quelques employés, consulta différents dossiers. Mais nulle part il ne trouva trace de Louise Assolant. Il lut les signalements de toutes les clientes surprises au cours de la dernière quinzaine. Aucun ne répondait à celui de la jeune fille. Me Agostini se fâcha :
— Enfin, tout de même, ce n’est pas croyable. Il est inadmissible qu’un service comme le vôtre soit dans un tel état de désorganisation.
Mais ces paroles ne changèrent rien : le dossier concernant Louise Assolant demeura introuvable.
En sortant du bureau, M. Assolant, qui n’avait fait qu’assister à l’entretien sans y prendre part, observa :
— Je crois comprendre. Ma fille vous a menti sur tous les points. Elle n’a jamais volé quoi que ce soit. Elle a tout simplement voulu justifier une fugue. Il y a un homme là-dessous, sans aucun doute. Elle a été vous trouver, sachant que, par Mme Rouaix, vous pourriez me joindre. Elle vous a raconté cette abracadabrante histoire en se disant que de cette façon on ne la soupçonnerait pas d’être partie avec un amant. C’est cela, parbleu ! Il faudrait être un enfant pour ne pas le deviner. D’ailleurs, je dois vous dire que ce prétendu vol m’avait semblé bizarre. Ma fille a un caractère que je n’ai jamais pu pénétrer mais, tout de même, cela m’avait paru impossible de sa part. Enfin, pour quelles raisons aurait-elle volé une fourrure alors qu’elle n’est pas coquette, qu’elle a tout ce dont elle a besoin, qu’elle a été élevée dans les principes les plus sévères ? On n’est pas une voleuse à dix-huit ans, mais on peut très bien tomber amoureuse.
— Oui, mais alors pourquoi cette histoire ? Elle part avec un homme, c’est très bien. Mais pourquoi s’accuser d’une faute beaucoup plus grave que celle que vous supposez qu’elle a commise ?
— C’est très simple. Un vol, pour elle, n’a aucune signification. C’est comme un enfant s’accusant d’un meurtre.
— Elle aurait pu vous écrire. Il n’était pas nécessaire qu’elle vînt me trouver, qu’elle inventât de fausses adresses. C’est d’un machiavélisme incroyable chez une jeune fille. Non, il y a autre chose. Elle a volé, mais de même qu’elle a donné de fausses adresses, elle a donné un faux magasin.
— Dans ce cas, elle n’avait pas besoin de vous voir. Comment auriez-vous pu apporter l’aide qu’elle vous demandait ?
— Des scrupules du dernier moment. Elle a eu la force de venir me trouver, mais, quand il lui est apparu que j’allais remuer tout cela, elle a eu peur. Venue avec l’intention de tout dire, elle a faibli devant moi. C’est très clair.
— Je connais ma fille, monsieur Agostini. Je suis certain qu’elle n’a pas volé. Elle n’avait aucune raison de le faire, absolument aucune raison. C’est une nature étrange, toujours inquiète, maladive, éprouvant un besoin ridicule de sacrifice. Il se peut aussi, ce dernier mot vient de m’y faire penser, qu’elle ait agi dans le but de sauver une amie. Cela lui est déjà arrivé. Elle s’accuse souvent de fautes qu’elle n’a pas commises. Mais cela m’étonnerait. Toutes ses amies sont des jeunes filles également très surveillées. Il m’étonnerait beaucoup que l’une d’elles se fût rendue coupable d’un acte malhonnête. Et, en admettant que cela soit, il eût fallu des circonstances extraordinaires pour amener Louise à se charger d’une culpabilité à l’insu des inspecteurs et des témoins.
— Et si elle éprouvait le besoin maladif de mentir, de mentir sans raison, d’ébaucher toute une histoire dans sa cervelle romanesque et de la vivre comme cela, pour rien ? demanda Me Agostini sans dissimuler la fierté que la découverte de cette supposition faisait naître en lui.
— Mentir pour le plaisir de mentir ?
— C’est cela. Nature maladive comme vous dites, repliée sur elle-même, en pleine crise de croissance ; elle s’imagine qu’elle a volé, qu’on l’arrête, qu’on la relâche. Elle s’imagine encore que vous allez la chasser en apprenant cela. Elle pense à cette histoire continuellement, jour et nuit, et un matin, elle finit par croire que réellement elle a volé. Alors, elle perd la tête, vient me trouver. Ou même elle ne perd pas la tête. Elle demeure très calme, très maîtresse d’elle-même, mais avec la certitude quand même qu’elle a commis un acte malhonnête. Elle quitte le domicile de ses parents, me consulte.
— Mais pourquoi ne vous donne-t-elle pas alors des précisions ? Pourquoi cache-t-elle son adresse ? Pourquoi donne-t-elle son vrai nom ? Pourquoi ce mélange de fiction et de réalité ?
— Parce que cela l’amuse.
— Vous ne savez plus ce que vous dites. C’est un homme qui l’a séduite, voilà tout.
— Mais si, je sais ce que je dis. Écoutez-moi donc, monsieur Assolant. Cette jeune fille s’est imaginé qu’elle a volé. C’est d’ailleurs très fréquent. En venant me trouver elle a redouté je ne sais quoi. Malgré son besoin d’être protégée, elle a eu peur et c’est ce qui explique les mensonges, les réticences, les lambeaux de vérité.
— Non…, non… Tout est possible, alors. Cela peut être aussi de la mystification, si l’on veut. Elle peut très bien avoir eu le désir de se charger de quelque crime…
— En effet.
— De s’imaginer être une victime, une déclassée, et de le raconter à tout le monde pour la joie de savourer son innocence devant le mépris d’autrui. Non, la vérité est bien plus simple. Elle est partie avec un homme et nous allons le savoir. C’est la récompense. On élève les enfants jusqu’à vingt ans pour qu’ils vous fassent des tours de ce genre. Cet homme, c’est peut-être un voyou. Ce qu’il faut immédiatement, c’est la retrouver, à n’importe quel prix, la retrouver le plus tôt possible.
— Allons à la préfecture de police, fit Me Agostini. Victor Piétrini, le chef de cabinet du préfet, est un de mes amis d’enfance. Il nous fera obtenir sans mal tous les renseignements dont nous aurons besoin. Il fera demander au bureau des recherches, où sont centralisées toutes les plaintes, si un dossier concernant votre fille y est parvenu, au bureau des hôtels et meublés si Mlle Assolant s’est fait inscrire sur quelque registre de garni.
*
* *
Victor Piétrini était arrivé au poste qu’il occupait grâce à l’amitié. Toute personne qui l’approchait était son « cher ami ». Mais lorsque l’un de ces derniers, trempé dans une affaire louche, avait recours à lui, il n’y avait pas plus habile pour se défiler, non point à la manière d’un ingrat ou d’un homme oublieux, mais avec un air ennuyé qui semblait dire : « Ma fonction seule me sépare de vous. Ah ! si je n’étais pas le bras droit du préfet, vous pensez bien que cela me serait égal. »
Lorsque Me Agostini et M. Assolant pénétrèrent dans son bureau, il eut pour l’avocat un large sourire, mais ne se soucia pas le moins du monde du tiers. Il affectait de ne jamais tenir à être présenté, si bien qu’il arrivait souvent que des compagnons de ses amis partissent de son propre bureau sans qu’il les connût.
— Alors, mon cher ami, tu penses tout de même à moi puisque tu te décides enfin à venir me voir. Et ta mère, comment va-t-elle ? Il faudra que nous arrangions une petite soirée.
Il regarda un bloc-notes.
— Jeudi, cela te va-t-il ? Tu n’as qu’à venir me prendre ici, mais pas avant huit heures. Nous irons boire, avant, un verre aux Champs-Élysées.
Victor Piétrini n’avait pas encore jeté le moindre coup d’œil sur M. Assolant. Me Agostini, qui d’habitude ne se servait jamais de ses relations afin de les réserver intactes pour l’avenir, regrettait à présent de s’être laissé entraîner par un emballement. Il n’osait toujours pas présenter son compagnon ni parler de ce qui l’amenait dans ce bureau.
Victor Piétrini se leva.
— Tu as toujours bonne mine, mon vieux, dit-il. Chaque fois qu’on te voit, on dirait que tu reviens de vacances. Et le barreau, ça marche ?
Me Agostini sauta sur l’occasion.
— Oui, et ça vous amène de drôles d’histoires.
Victor Piétrini ne manifesta aucune curiosité. Il demanda :
— Et ta vie sentimentale ? Heureuse ?
— Tu n’as pas l’air de te douter que je n’ai pas le temps d’y penser. Tiens, ne serait-ce qu’aujourd’hui, et c’est un peu ce qui m’a conduit vers toi, il vient de m’arriver une histoire pas banale. Mais, au fait, je ne t’ai pas présenté monsieur.
Pour la première fois Victor Piétrini regarda M. Assolant, puis, aussitôt, se présenta :
— Victor Piétrini.
— Monsieur Assolant, fit le père de Louise.
— Très heureux, monsieur.
Se tournant vers Me Agostini, il continua :
— Il t’est arrivé une histoire pas banale, me disais-tu ?
— La fille de monsieur vient me trouver ce matin, s’accusant d’avoir volé une fourrure dans un grand magasin. Nous allons au grand magasin en question ; aucune trace de vol. Elle disparaît. Monsieur, son père, est affolé. Cela se conçoit. Tu pourrais peut-être faire demander dans les services compétents si on n’a pas trouvé trace de l’enfant.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Louise Assolant, répondit le père.
En notant le nom, Victor Piétrini demanda encore :
— Quel âge a-t-elle ?
— Dix-sept ans.
— Donnez-moi un signalement approximatif.
Lorsqu’il eut fini d’écrire sous la dictée de M. Assolant, Victor Piétrini sonna :
— Appelez-moi Pierrard ou Grandmaison.
Puis, comme s’il eût oublié cette histoire, il s’adressa à Me Agostini :
— Tu te souviendras bien. Jeudi, huit heures, ici. Sais-tu, à propos, que je vais déménager ? On vient de me proposer trois appartements intéressants. J’hésite. Ma femme voudrait l’Étoile, le quartier Victor-Hugo. D’ailleurs, je te donnerai un coup de téléphone à la signature du bail. Je voudrais que tu le lises avant. Il faut prendre des précautions avec ces propriétaires. Tu penses, ils ont tellement été exploités qu’ils tâchent de se rattraper.
— Mais naturellement. Téléphone-moi quand tu voudras. Si je peux te faire plaisir…
— Ce n’est pas une question de plaisir. Tu jetteras juste un coup d’œil.
À ce moment on frappa à la porte du bureau et en même temps la sonnerie du téléphone retentit.
— C’est malheureux, tout de même. On ne peut donc pas me laisser tranquille une minute !
Victor Piétrini décrocha l’appareil.
— Je ne suis pas là, dit-il aussitôt, puis il cria : Entrez !
Un employé parut sur le seuil et dit :
— C’est moi, monsieur le Directeur.
— Approchez, Grandmaison.
Il lui tendit la feuille de calepin sur laquelle il avait écrit le nom, l’âge et le signalement de Louise.
— Prenez cela, tâchez de me trouver trace de cette personne. Merci.
Pendant qu’il avait parlé, Me Agostini avait jeté un coup d’œil sur M. Assolant, un coup d’œil qui signifiait : « Vous voyez. Tout va bien. » Mais le père de Louise, en apercevant l’employé partir avec la feuille de papier, avait ressenti une impression étrange. En dépit de ce que lui laissait entendre l’avocat, il lui était apparu que la feuille de calepin, en s’en allant, ôtait toute efficacité à la protection de Victor Piétrini.
— Mon cher maître, je ne promets rien, fit ce dernier. Nous allons voir ce que les recherches vont donner. Si tout est normal, on te préviendra. Tu veux surtout savoir où habite l’enfant et si une plainte est déposée contre elle ? Nous verrons cela. Mais où dois-je te prévenir s’il y a quelque chose ?
— Attends.
Me Agostini fit un signe à M. Assolant, puis lui demanda :
— Chez vous ?
— Oui, c’est cela. Mais je n’ai pas le téléphone.
Victor Piétrini s’était approché de la porte. Il se retourna :
— Cela ne fait rien. Je vous enverrai un cycliste.
*
* *
En rentrant avenue Duquesne, au domicile des Assolant, Mme Rouaix avait trouvé la mère de Louise en pleurs. Celle-ci avait appris, par les domestiques, que son mari avait reçu la visite d’une dame et d’un monsieur et que tous trois étaient partis peu après. Elle en avait déduit qu’un malheur était arrivé. Bien qu’elle ne portât pas un grand amour à sa fille, cette éventualité l’avait touchée. Aux jours de peine, elle était curieuse à observer. Sa douleur, bien qu’elle fût accompagnée de lamentations, de cris, de larmes, avait des hauts et des bas. Aux accalmies, Mme Assolant se regardait dans une glace, réparait sa beauté, pensait à des détails de la vie quotidienne. On eût dit qu’une voix lointaine lui dictait ces repos dans l’intérêt de sa santé. Puis, comme réconfortée, elle se remettait à sangloter. Mme Rouaix était arrivée à un moment de désespoir. Aussi, dès que Mme Assolant eut appris que l’on ne devait encore rien redouter d’irréparable, changea-t-elle en un instant. Son visage s’éclaira. Elle se poudra, remit de l’ordre dans sa toilette, non plus, comme avant, avec la perspective de retomber dans la douleur, mais d’une façon définitive, comme si elle venait d’achever un long voyage.
— Mon mari est complètement ridicule, dit-elle à Mme Rouaix. A-t-on idée de courir les hôtels comme il le fait ? C’est bien lui. On lui prendrait son portefeuille qu’il n’irait pas à la police. Il interrogerait ses amis, soupçonnerait tout le monde, et naturellement ne déposerait pas de plainte.
Mme Rouaix, elle, vivait un des jours les plus heureux de sa vie. Elle n’eût donné sa place pour aucune autre. De jouer un rôle dans une telle affaire lui faisait presque perdre la tête. L’attente des nouvelles, le sentiment d’être indispensable, la crainte et en même temps l’espoir que l’enfant serait retrouvée faisaient que les heures passaient avec une rapidité extraordinaire. Elle resterait toute la nuit s’il le fallait. Dix fois de suite, elle raconta la visite de Me Agostini. « Figurez-vous que j’allais me mettre à table, lorsqu’on sonne. Jamais personne ne vient me voir à midi. J’ouvre quand même. Je vois Me Agostini. Vous vous souvenez de mon divorce. C’est cet avocat justement qui avait pris ma cause en main. Pourtant je ne voulais pas le recevoir. Mais un pressentiment me dit qu’il y avait quelque chose. » Et cela continuait par la visite faite à M. Assolant, par les recherches rue Saint-André-des-Arts. « Je ne voulais d’abord pas suivre ces messieurs. Mais j’ai pensé à votre fille. C’était mon devoir de faire ce que je pouvais. Ah ! madame Assolant, si vous aviez vu ces milieux où ils m’ont entraînée ! On a peine à croire qu’ils existent, même après les avoir vus. Les hôtels ne sont pas des hôtels. Ce sont des taudis. La crasse recouvre tout. Je ne comprends même pas comment j’ai pu entrer dans de tels bouges. Des femmes en cheveux lavent des bas dans les corridors. C’est quelque chose d’effrayant ! » Puis, après s’être étendue sur tous les détails qui l’avaient frappée, elle reprenait l’histoire au commencement, c’est-à-dire au moment de la venue de Me Agostini chez elle. Mme Assolant l’écoutait sans se fatiguer. On eût dit qu’elle n’avait jamais pleuré, tellement elle prenait de l’intérêt aux paroles de Mme Rouaix. Mais ce qui éveillait surtout sa curiosité, c’étaient les hôtels de la rue Saint-André-des-Arts.
À quatre heures, M. Assolant et Me Agostini, qui venaient de quitter Victor Piétrini, pénétrèrent dans le salon.
— Alors ? demanda Mme Rouaix avec une apparente anxiété.
— Encore rien, fit Me Agostini. Mais nous avons de l’espoir. Peut-être aurons-nous d’ici peu quelques nouvelles. Il faut attendre.
Mme Rouaix se tourna vers la mère de Louise et dit à voix basse :
— C’est l’avocat. Ils ont été à la préfecture de police ; je vous l’avais dit.
M. Assolant se laissa tomber dans un fauteuil. Il réfléchit quelques instants, puis déclara que « normalement, s’il y a de l’organisation dans les services de la préfecture, on doit retrouver Louise avant la nuit ».
Le ciel s’était couvert. Dans le salon, il faisait presque sombre. Par la fenêtre, on apercevait l’École militaire et, tout près, un manège portant, au-dessus de l’entrée, sur une planche à demi pourrie : Commandant de Noilly.
— Il faut attendre, fit Me Agostini en personnage qui dirige.
Il se tourna vers M. Assolant :
— Vous avez entendu ce qu’a dit mon ami Piétrini, chef de cabinet du préfet lui-même. C’est un homme d’action. Il a beau paraître rébarbatif, quand il promet, il tient. D’ailleurs, je lui demande rarement un service. C’est comme cela qu’il faut agir si on veut obtenir quelque chose. Ne solliciter quelqu’un que lorsque cela est vraiment nécessaire. J’ai des amis, il faut les voir, eux… Ils sont continuellement pendus aux basques des ministres. Aussi, le jour où ils ont vraiment besoin de quelque chose, ne trouvent-ils personne pour leur tendre le petit doigt.
Depuis qu’il était sorti du bureau de Victor Piétrini, l’avocat n’avait fait que se remémorer les paroles échangées. À l’encontre de M. Assolant, il avait été joyeux en voyant partir Grandmaison avec la feuille de calepin. Depuis, il se demandait si cette démarche pouvait compter pour un service. « J’ai eu tort, avait-il pensé, d’aller chez Piétrini avec ce M. Assolant. J’aurais dû y aller seul. Dans la conversation, j’aurais glissé un mot comme si ce n’était pas cela qui m’avait conduit près de lui. J’ai agi à la légère. Quand on veut rendre service à autrui, c’est toujours à son propre détriment. Après tout, cette histoire de famille ne me regarde pas. » Aussi, sans se l’avouer, en voulait-il à M. Assolant. Il savourait une sorte de plaisir à vanter, devant ce dernier qui avait été si mal reçu, les qualités du chef de cabinet, à le montrer sous un aspect d’intrigant.
Mme Rouaix s’entretenait avec la mère de Louise.
— Puisque Me Agostini affirme que le chef de cabinet du préfet fera tout ce qui est en son pouvoir pour retrouver votre fille, nous pouvons avoir confiance. Il ne nous reste plus qu’à attendre. S’il le faut nous ne nous coucherons pas.
— Oh ! madame, je ne vous infligerai pas cette corvée.
Cette parole causa une impression désagréable sur Mme Rouaix. Elle s’appliquait à faire corps avec la famille Assolant et la mère de Louise envisageait avec naturel une séparation.
— Mais, ce n’est pas une corvée ! Même si vous insistiez, je ne vous laisserais pas seule. Dans ces circonstances de la vie, on n’a jamais assez d’amis. Tant que nous n’aurons pas retrouvé votre enfant, je resterai près de vous.
— Vous êtes trop gentille. Il est cinq heures ? Je vais faire préparer le goûter.
Mme Assolant se leva. Elle demanda à l’avocat :
— Vous prendrez du thé ?
— Très volontiers, madame.
— Et toi ? dit-elle en regardant son mari.
— Ce que tu voudras. Je me demande comment tout cela va finir. Je viens de penser une chose : les Martin doivent être au courant.
L’atmosphère devenait de plus en plus lourde. Le ciel grondait. Les hôtes des Assolant s’étaient organisés pour rester longtemps. Mme Rouaix regardait Me Agostini qui lisait un journal. Le père de Louise se levait parfois, disparaissait quelques minutes dans son bureau, puis revenait, le visage toujours sombre et inquiet.
*
* *
Après le dîner, l’orage éclata. Des trombes d’eau crépitaient sur les trottoirs. Les automobiles qui passaient dans l’avenue semblaient voguer, laissant derrière elles un sillon. Le salon des Assolant était illuminé.
— Le cycliste ne viendra pas, fit Mme Assolant.
— Mais si…, mais si…, répondit Me Agostini.
— Vous croyez qu’il viendra ? demanda Mme Rouaix.
— Ils sont astreints à une discipline presque militaire. Vous pensez bien qu’ils ont l’habitude de porter des ordres, des plis d’une importance capitale. S’ils s’avisaient de s’amuser en route, il n’y aurait plus de police possible.
— Ce que vous me dites me réconforte. Mais, tout de même, il va bientôt être neuf heures.
À ce moment le timbre de la sonnette d’entrée retentit.
— Je vais ouvrir, fit Mme Rouaix. C’est lui !
— Ne vous dérangez pas, j’y vais.
— Non, laissez-moi.
Quelques secondes après, M. et Mme Perdriat étaient introduits dans le salon. Ils semblaient mal à l’aise.
— Nous nous sommes permis de venir vous déranger à pareille heure, fit M. Perdriat, parce que votre fille a tenu des propos étranges à la nôtre. Mais je crois comprendre que vous êtes au courant.
En effet, tout le monde s’était approché des nouveaux arrivants et écoutait M. Perdriat avec attention.
— Vous savez quelque chose ? demanda Mme Rouaix qui ne souhaitait qu’une chose : le départ du couple.
— Mlle Assolant, d’après ce que m’a raconté ma fille, paraissait très exaltée.
— Nous nous en doutons, observa Mme Rouaix à voix basse.
Elle enrageait d’être reléguée au second plan.
— Cette visite à six heures de l’après-midi, je dois vous le dire, avait paru étrange à ma femme et à moi, mais nous ne nous sommes pas attardés outre mesure à ce détail.
Me Agostini n’écoutait pas. Au début, cette affaire l’avait séduit, mais son emballement, à présent, était tombé. Tout cela l’ennuyait. Il serait parti depuis longtemps s’il n’avait craint, le cycliste venant en son absence, de perdre le bénéfice de ses démarches. Quant à M. Perdriat, il arrivait avec l’état d’esprit contraire, posant des questions que tout le monde avait posées cent fois, interrogeant avec le même intérêt les Assolant, sa femme, Mme Rouaix, l’avocat.
— Vous craignez vraiment, madame, qu’elle n’attente à ses jours ? demanda-t-il à Mme Rouaix. Vous aussi, monsieur ? Je ne le crois pas, personnellement. C’est sans doute une petite fugue causée par quelque contrariété. N’êtes-vous pas de mon avis, madame ?
Sa femme, elle, ne voyait que la pensée qui lui avait dicté de venir prévenir les parents de Louise.
— Quand ma fille m’eut raconté cela, recommençait-elle à chaque instant, je n’ai d’abord pas voulu la croire. La petite a la tête tournée par un livre, ai-je pensé. Mais, comme elle a insisté, j’ai bien dû me rendre à l’évidence. Je sais ce que c’est que d’avoir des enfants. Lorsque mon mari est rentré, je lui ai tout de suite demandé d’aller vous prévenir. Il n’a pas voulu venir seul. Alors je l’ai accompagné sous une pluie torrentielle. Impossible de trouver un taxi. Nous devrions être ici depuis une heure.
M. Assolant s’entretenait avec M. Perdriat, avec la femme de ce dernier, avec Me Agostini. Tous avaient, en s’adressant à lui, un visage de circonstance. Seule Mme Rouaix affectait de prendre cette histoire par le bon côté, mais cela seulement depuis l’arrivée des Perdriat. Elle espérait qu’ainsi ils ne jugeraient pas utile de rester. Pourtant ils ne manifestaient pas la moindre envie de partir et, quand Mme Assolant leur demanda s’ils avaient dîné, ils répondirent, ce qui eut le don d’exaspérer plus encore Mme Rouaix, qu’« on serait bien aimable de leur donner une tasse de thé avec des tartines de pain beurré ».
Peu après dix heures, la sonnerie de l’entrée retentit de nouveau. Me Agostini se leva d’un bond. Tout le monde se tut. Ce fut Mme Rouaix qui rompit le silence.
— C’est le cycliste, cette fois, faisant ainsi allusion au précédent coup de sonnette.
M. Assolant, suivi de sa femme et de l’avocat, se rendit dans le vestibule. Un homme, vêtu d’un ciré ruisselant de pluie, lui tendit un pli, salua en portant sa main à sa casquette et partit.
C’était une lettre de la préfecture signée Grandmaison. « Monsieur, écrivait ce dernier, les recherches que j’ai effectuées dans mes services m’ont permis de trouver la trace de Mlle Louise Assolant. Cette personne est descendue le 4 juillet à l’hôtel de Cluny, rue du Sommerard, 40. Croyez, je vous prie, etc. »
Un murmure de conversations accueillit la lecture que fit de cette lettre Me Agostini. Pour la première fois, Mme Assolant s’approcha de son mari. Elle lui enjoignit de se préparer à sortir. Mais, par-dessus la tête de sa femme, il écoutait Mme Rouaix le réconforter.
— Cela ne pouvait s’éterniser. Il fallait qu’il y eût une solution rapide. Nous allons la chercher, cette enfant. Nous la ramènerons chez elle.
M. Perdriat confirmait les paroles de Me Agostini.
— Vous avez agi avec beaucoup de bon sens. Au lieu de vous égarer dans le domaine des suppositions, vous avez été droit au point sensible. M. Assolant devra beaucoup à M. Piétrini. Le chef de cabinet est sans doute un de vos amis d’enfance.
— Oui, un ami de toujours.
— C’est sans doute à cause de l’amitié qu’il a pour vous qu’il s’est occupé de cette affaire, car, nous pouvons le dire maintenant, ce n’était pas de son ressort.
Mme Perdriat, dans un mouvement maternel, serra dans ses bras la mère de Louise.
— Que vous devez être heureuse, chère madame : elle est retrouvée, votre fille. Je craignais…, je craignais, je n’osais pas vous le dire, un malheur. Il me semble à présent que je suis délivrée.
Délaissé, M. Assolant demeurait immobile. D’un caractère égal, cette bonne nouvelle n’avait guère fait plus d’effet sur lui que la disparition de sa fille. Prévoyant également, il profitait de ce répit pour préparer l’attitude qu’il prendrait, tout à l’heure, en face de Louise. « Je frapperai à sa porte, pensait-il. Je m’approcherai de son lit et, sans me fâcher, je lui dirai simplement : Lève-toi, habille-toi et viens. »
*
* *
L’hôtel de Cluny, appelé ainsi parce que sa façade donne sur les jardins de l’ancienne abbaye de Cluny, est habité par des étudiants pauvres, de petites ouvrières sans place, des sujets balkaniques attendant des lettres chargées. Dans la chambre contiguë à celle de Louise vivait, depuis une semaine, une jeune femme que son mari avait surprise en compagnie d’un amant et qu’il avait chassée sur-le-champ. Elle avait préparé son dîner sur une lampe à alcool. La pluie, qui tombait sans interruption depuis la fin de l’après-midi, l’avait empêchée de sortir. À chaque instant, elle regardait sa montre. Il lui était insupportable de perdre ainsi sa soirée et, d’autre part, elle craignait de se faire mouiller. En chantonnant parfois, elle allait et venait dans la pièce étroite.
Soudain elle s’arrêta. Au même moment, à l’autre bout de Paris, les Assolant, Mme Rouaix, les Perdriat, Me Agostini donnaient l’adresse de l’hôtel de Cluny à deux chauffeurs de taxi. On entendait le bruit monotone de la pluie contre les carreaux. La jeune femme se remit à marcher. Puis elle s’arrêta encore. Elle venait de percevoir, à travers la cloison qui la séparait de la chambre de Louise, un nouveau râle. Elle appliqua sa tête contre le mur. Un bruissement régulier, comme celui que ferait une main allant et venant sur une étoffe, parvint à ses oreilles. Tout à coup le bruit cessa. Il y eut un silence, puis, en même temps qu’un autobus ébranlait la maison, le vacarme d’une chaise tombant à terre, d’une table chargée d’objets se renversant. Un nouveau silence se fit. D’abord imperceptiblement, comme né de ce silence, le bruissement recommença à se faire entendre. Cette fois, des sanglots étouffés l’accompagnaient. Cela dura plusieurs minutes. Brusquement, tout cessa de nouveau. La jeune femme se mit à la fenêtre avec l’espoir que celle de sa voisine était ouverte et qu’elle entendrait mieux, ainsi, ce qui se passait dans la chambre, mais une rafale de pluie inonda son visage. Elle regagna le milieu de la pièce.
Alors elle entendit distinctement des appels. C’étaient des mots sans suite, mais prononcés distinctement : « À moi…, je meurs…, j’étouffe…, venez… », balbutiait-on de l’autre côté de la paroi.
Affolée, la jeune femme courut au bureau de l’hôtel. Il n’y avait qu’un valet de chambre qui apprêtait un lit-cage. On réveilla le patron. Presque aussitôt tous trois remontaient à la hâte. La porte était fermée à clef. Les appels étaient moins distincts. Après plusieurs minutes d’efforts, le patron de l’hôtel, aidé du valet de chambre, parvint à faire sauter la serrure. La pièce était éclairée. Toute vêtue sur le lit, Louise semblait agoniser. Elle était très pâle. Ses yeux ne se levèrent même pas sur le groupe. Elle respirait avec peine, répétant machinalement, sans savoir ce qu’elle disait : « Je meurs…, je meurs…, j’étouffe ! » Ses yeux étaient entourés d’un cerne bleu. Elle avait arraché en partie son corsage, si bien que l’on apercevait la chair de sa poitrine, aussi blanche que celle du visage. Parfois, elle cessait de balbutier. On eût dit qu’une douleur atroce l’obligeait à serrer les lèvres au point qu’elles disparaissaient dans la bouche. Elle se tordait alors, en proie à des convulsions, et ses yeux, grands et bleus, mais sans expression, s’ouvraient sur le plafond nu, comme étrangers à la douleur du corps. Ses mains se cramponnaient aux barreaux du lit. Tout à coup, elle retomba inerte, mais durant une seconde seulement : prenant appui sur la nuque et les talons, le corps, comme une branche en flammes, se souleva au point de former un arc de cercle.
— Ouvrez donc la fenêtre ! cria la jeune femme que ce spectacle rendait incapable de faire un mouvement. Vous ne voyez pas qu’elle s’est empoisonnée !
— Il faut chercher un médecin, fit le patron de l’hôtel. Allez, cours vite, ajouta-t-il en s’adressant au valet de chambre.
— Elle s’est empoisonnée, la malheureuse ! répéta la jeune femme en regardant le petit flacon qui se trouvait sur la table de nuit.
À ce moment, des voix montèrent de l’escalier, celles de Me Agostini, de M. Assolant, de Mme Rouaix. Louise haletait. Elle passait, sans interruption, une main sur sa poitrine, sur son ventre. Ses yeux s’étaient de nouveau fermés. Elle balbutiait comme avant : « Je meurs…, je meurs… » Soudain Mme Assolant, qui venait de traverser la pièce, les bras tendus en avant, se jeta au pied du lit. Derrière elle arrivait son mari. Me Agostini passait le seuil. On entendit un cri terrible : c’était Mme Rouaix qui venait d’apercevoir l’enfant allongée sur le lit.
— Mon Dieu, la pauvre petite ! fit Mme Perdriat que son mari soutenait. Elle s’est empoisonnée !
— Ma fille, je te demande pardon, murmurait la mère de Louise, la tête enfouie dans les couvertures.
Des voisins étaient accourus. On pouvait à peine se mouvoir dans la pièce. Dehors, la pluie tombait avec la même violence. Ce n’étaient que lamentations, cris, exclamations. Soudain Louise se raidit de nouveau. Elle ferma les poings, les ouvrit, les referma, sans s’apercevoir que dans l’un d’eux elle emprisonnait un ruban de sa mère. Des râles sortirent de ses lèvres. En un instant son visage se couvrit de sueur. À son tour, M. Assolant tomba à genoux au pied du lit.
— Le médecin vient ! cria quelqu’un.
Il y eut un remous parmi les spectateurs de cette scène. Louise, maintenant, était transfigurée. Ses cheveux, mouillés par une compresse que Mme Rouaix avait appliquée sur son front, découvraient entièrement son front et ses oreilles. Les pommettes étaient saillantes.
Elle eut un sursaut qui la souleva presque du lit. Le médecin avait pris sa main et tâtait son pouls. Il regarda la table de nuit, prit de l’autre main le flacon. Une stupéfaction profonde se peignit sur ses traits. Il lâcha Louise et prononça ces mots :
— De l’eau… Il n’y a que de l’eau dans ce flacon.
— Comment de l’eau ? fit Mme Rouaix qui s’était glissée jusqu’au chevet de l’enfant.
— Regardez vous-même…, goûtez…
Cependant que le flacon passait de main en main, Louise s’apaisait. Ses poings s’ouvrirent ; sa respiration se fit plus profonde et plus régulière. Elle resta un moment ainsi comme endormie. Puis ses paupières se levèrent. Sans étonnement, elle regarda les visages penchés sur elle. Elle semblait sortir d’un rêve. On devinait qu’elle était paisible, que la douleur physique s’était envolée de son corps.
— Qu’as-tu fait ? demanda Mme Assolant.
— Rien.
— Mais qu’as-tu, ma fille ?
— Rien, répéta-t-elle doucement.
Une heure après, les Assolant, accompagnés de leur enfant, de Me Agostini, de Mme Rouaix, des Perdriat, quittaient l’hôtel de Cluny, juste au moment où le garçon du petit café où Louise s’était restaurée y pénétrait à son tour, joyeux à la pensée de retrouver la jeune fille.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en octobre 2017.
– Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Anne C., Françoise.
– Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Bove, Emmanuel, Un soir chez Blutel, Un père et sa fille, Une fugue, Bécon-les-Bruyeres, Paris, Flammarion, 1984. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page reprend Portrait de Mme P. dans le sud, gouache et aquarelle, huile sur papier, peint par Paul Klee en 1924 (Collection privée).
– Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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