Table des matières
VII Dieu, que le son du cor est triste au fond des bois !
En 1932, il existait comme aujourd’hui, comme jadis, des jeunes gens qui, malgré les difficultés qu’ils voyaient s’accumuler sur leur chemin, rêvaient de devenir de grands artistes. L’un d’eux est justement notre héros. Il s’appelle Florent Maugas. Il était âgé de vingt-quatre ans et il habitait un atelier de peintre, l’atelier n° 7 de la cité Seurat, rue de la Tombe-Issoire.
Au moment où commence cette histoire, c’est-à-dire dans les premiers jours d’avril 1932, Florent Maugas était au comble de la joie. Faute d’argent, il avait été contraint depuis des mois de ne peindre que des natures mortes, absolument mortes, car il ne pouvait même acheter des fleurs ou des citrons, lorsque, au milieu de mars, le hasard lui avait fait connaître la fille d’un commerçant du quartier des Gobelins, qui était tombée amoureuse de lui et qui s’était offerte de lui servir de modèle. Il avait accepté avec enthousiasme, si bien que cette jeune femme, dont le prénom est Irène, n’avait pas douté qu’elle n’eût fait grande impression sur l’artiste, convaincue qu’elle était que cet enthousiasme avait été provoqué par son charme. À la cinquième séance, elle fut prise pourtant d’un soupçon. Florent, dans son ardeur, n’avait-il pas laissé échapper qu’il était une laideur qui, à son point de vue d’artiste, surpassait ce que le monde appelait beauté ?
Le lendemain était une journée radieuse, la première de l’année. Florent n’avait aucune envie de travailler. Par la fenêtre ouverte, il apercevait le ciel bleu et il était la proie d’un grand malaise. Il aurait voulu pouvoir partir, voyager, se rendre en Espagne, par exemple, pour y admirer tous ces chefs-d’œuvre dont il avait tant entendu parler. À deux heures, exacte au rendez-vous, Irène Papin frappa à la porte. Le peintre quitta à regret le fauteuil démantibulé mais confortable dans lequel il venait de rêver longuement à sa destinée et alla ouvrir.
— Il me semble, dit Irène d’un ton pincé, que vous n’êtes guère en train aujourd’hui.
— À quoi le voyez-vous ?
— Vous avez l’air endormi. Vous avez les yeux gonflés. Je croyais pourtant que je vous inspirais.
— Je suis fatigué.
Elle le regarda avec ironie, les yeux vifs, le visage reposé et frais.
— Oui, n’est-ce pas, les premiers beaux jours sont très fatigants.
— Ils ne le sont peut-être pas pour tout le monde. En tous les cas, ils le sont pour moi.
Irène Papin apportait dans cet atelier où tout était vieux, même les couleurs de la veille sur la palette, l’air et la lumière du dehors. Elle le sentait et elle en était fière. Ah ! il lui avait dit qu’il était une laideur qui l’inspirait ! Eh bien, cette laideur ne se laisserait pas faire.
— Je vois que vous ne voulez pas travailler, continua Irène.
— Mais si, mais si, répondit le jeune artiste qui venait subitement de craindre que son modèle ne l’abandonnât avant que la toile fût terminée.
— Vraiment ?
Florent Maugas s’était ressaisi. Le malaise où l’avait plongé cette première journée de printemps s’était dissipé.
— Asseyez-vous, mademoiselle.
— C’est que je suis justement venue vous dire que je ne pourrai plus poser pour vous. J’ai eu la maladresse de parler de vous à mon père. Quand il a appris que je me rendais dans un atelier, il s’est emporté. Il faut que je m’en aille.
— Vous ne reviendrez pas ?
— Non.
Florent regarda avec tristesse le portrait qu’il avait commencé. Il se trouvait sur un chevalet, dans un coin de l’atelier. C’était l’habituel tableau inachevé, sans fond, sans mains.
— C’est dommage, se contenta de répondre le peintre.
— Vous ne serez pas en peine pour me trouver une remplaçante.
En disant ces mots, Irène s’apprêta à sortir.
— Adieu, monsieur, dit-elle sans pourtant refermer la porte.
— Mademoiselle, si vous vouliez venir trois ou quatre fois encore… pas plus… Ce serait si gentil de votre part…
— C’est impossible, à moins que vous n’alliez vous-même demander à mon père qu’il me donne la permission de poser pour vous.
Sur ces mots, elle disparut.
Resté seul, Florent Maugas se mit à marcher, non pas de long en large, car son atelier était encombré, mais en contournant chaque obstacle, comme s’il eût suivi un sentier tortueux. De temps en temps, il s’arrêtait devant le portrait inachevé. Une rage impuissante l’envahissait alors, celle d’un homme qui, au moment d’atteindre le but qu’il s’est fixé, verrait un événement insignifiant l’arrêter net. Il devait se retenir pour ne pas crever cette toile du poing, pour ne pas renverser le chevalet. N’avait-il pas mis toutes ses espérances dans ce portrait ? Chaque soir, depuis une semaine déjà, dans le petit lit-cage qui, le jour, replié sous un châle, avait le volume d’un stère, ne s’était-il pas endormi à la pensée que demain il serait célèbre ?
La déception était trop grande pour qu’il demeurât chez lui. Il avait besoin de sortir, de ne plus être face à face avec lui-même, de se mêler à la vie pour oublier. Dehors, comme s’il venait d’une cave, il fut ébloui par la lumière, étourdi par l’animation qui régnait dans les rues. Sur-le-champ, tous ses soucis lui semblèrent ceux d’un autre. Réconforté, tout à la joie de cette journée de printemps, il se dirigea vers la place du Lion-de-Belfort, puis il descendit ce boulevard Raspail dont les arbres grandissent si lentement. Arrivé boulevard du Montparnasse, il passa deux ou trois fois devant les cafés, feignant de chercher quelqu’un, puis se rendit au jardin du Luxembourg, par la rue Vavin. Sous une brume légère, resplendissant de soleil, le jardin semblait une campagne transportée à l’instant au cœur de Paris. Le long des petits arceaux bordant les pelouses, des mères étaient assises sur des pliants dont certains étaient de véritables fauteuils. Pendant une demi-heure peut-être, il se promena dans les allées, regardant tout avec des yeux de peintre. Il était trois heures à l’horloge du Sénat, lorsque la pensée lui vint de se rendre au musée du Luxembourg. En une journée comme celle-ci, ne trouverait-il pas un réconfort à aller admirer les maîtres ? La plupart d’entre eux n’avaient-ils pas connu des heures difficiles ? Ils n’en avaient pas moins dit ce qu’ils avaient à dire.
Florent ne s’attarda pas à contempler les statues qui peuplent la cour précédant le musée, à la fois parce qu’il les trouvait inertes et parce qu’il avait hâte de se recueillir devant cette Femme au gant de Carolus Duran qu’il admirait plus que tout et dont une reproduction était au mur de son atelier. Il faisait si beau que le musée était presque désert. Après avoir traversé la première salle tout encombrée de sculptures qu’il dédaigna, sauf l’Ours blanc de Pompon, il ralentit sa marche en visiteur qui sait ce qu’il est venu voir. Mais quel ne fut pas son mécontentement quand, devant la Femme au gant, il trouva deux femmes immobiles, alors qu’il y avait mille autres tableaux devant lesquels il n’y avait personne.
*
Qui, en dehors de lui, pouvait accorder tant d’intérêt à la Femme au gant ? Il s’approcha pour voir de face les deux femmes qui lui tournaient le dos et dont l’insistance qu’elles mettaient à contempler l’œuvre de Carolus Duran lui portait sur les nerfs. Soudain, la respiration lui manqua. Il eut, durant un instant, l’étrange sensation qu’un souffle léger caressait sa poitrine, bien qu’il fût vêtu. Puis le sang lui monta à la tête. Machinalement il toucha son visage. Celui-ci était glacé. Que s’était-il passé ? Le regard de Florent venait de rencontrer celui de l’une des deux personnes contre lesquelles, un instant avant, il avait pesté, un regard bleu auprès duquel celui de la Femme au gant semblait éteint, presque animal. C’était celui d’une jeune fille de dix-huit ans peut-être, grande, si pâle que les lèvres, à peine colorées pourtant, paraissaient d’un rouge éclatant.
En passant près d’elle, Florent ne put soutenir ce regard. Il baissa les yeux, continua son chemin, ne s’arrêta que quelques pas plus loin. Un canapé se trouvait près de lui. Par contenance, il s’assit puis, au bout d’un moment, se retourna. La compagne de cette jeune fille était visiblement une institutrice anglaise. Vêtue d’un tailleur, cravatée comme un homme, il ne lui manquait que des insignes et un baudrier pour rappeler quelque dame gradée de l’Armée du Salut.
Quelques instants après, les deux inconnues s’éloignèrent, mais Florent n’en profita pas pour aller contempler la Femme au gant. Cette dernière n’était plus qu’un peu de couleur sur la toile à côté de cette jeune fille de chair qu’il voyait, en tremblant, s’avancer vers lui.
De nouveau, les regards des deux jeunes gens se rencontrèrent. Cette fois, ce fut l’inconnue, rougissante, qui détourna la tête la première. Florent Maugas se leva. Comme il aurait voulu lui parler, lui dire ce qu’il ressentait ! Personne, jusqu’à ce jour, ne lui avait fait une telle impression. À quoi fallait-il l’attribuer ? Il l’ignorait. Pourtant, il avait rencontré souvent des jeunes filles aussi belles. Mais elles l’avaient laissé indifférent. D’où venait que cette inconnue l’avait frappé à ce point ? Parce qu’elle s’était trouvée devant la Femme au gant ? « Non, cela n’est pas possible, murmura le peintre, c’est autre chose. » Il la suivit en demeurant, comme on dit, à une distance respectueuse. Les deux femmes quittèrent le musée, pénétrèrent dans le jardin du Luxembourg. De temps en temps, la jeune fille se retournait sous un prétexte quelconque. Florent était alors transporté de joie et, en même temps, saisi de crainte que l’inconnue ne désapprouvât intérieurement sa conduite. Mais si grande était l’impression que la jeune fille avait faite sur lui qu’il eût encouru tous les blâmes pour avoir le bonheur de la voir une minute de plus.
Finalement, il n’y tint plus. Profitant de ce qu’elle s’était arrêtée devant le terrain de longue paume sur lequel des sportifs d’un autre âge, hommes à barbe et à bretelles, se renvoyaient une balle avec la même conscience que des sportifs d’aujourd’hui – ce qui faisait sourire la jeune fille – Florent s’approcha d’elle et lui glissa un billet en tremblant. Elle ne voulut pas le prendre. Son institutrice se retourna à ce moment. Elle le cacha alors aussitôt dans sa main. Au rendez-vous que venait de lui donner ainsi le peintre, elle répondit quelques instants après qu’elle s’y rendrait, par un simple abaissement des paupières.
Florent ne dormit pas de la nuit. C’était pour le lendemain, à la même heure, à côté du terrain de longue paume, qu’il lui avait donné rendez-vous. Elle avait accepté ! À certains moments cependant, il s’assoupissait. Mais presque aussitôt, il se réveillait en sursaut. Non, il était impossible qu’elle vînt. Si encore il avait été un grand et beau garçon, il eût pu se faire qu’elle eût été séduite. Mais physiquement, il ressemblait à tout le monde. Comment, dans ces conditions, admettre qu’elle avait été frappée par sa personne, qu’elle avait deviné tout ce qu’il y avait de générosité et de délicatesse dans son cœur ? Ce n’étaient pas les regards qu’ils avaient échangés, bien qu’ils eussent été d’une durée dépassant la moyenne, qui auraient pu faire que leurs âmes se fussent parlé. Il tombait alors dans un accablement que la nuit et la fatigue faisaient paraître plus grand encore.
Le matin arriva enfin. « Elle m’a fait comprendre qu’elle viendra, pensa Florent. Cela veut dire qu’elle viendra, car si elle était capable de me mentir, je n’aurais pas été attiré par elle comme je l’ai été. Elle viendra, elle viendra, je le veux, je le veux. »
Le jeune homme déjeuna sans appétit. À une heure, il se trouvait déjà dans le jardin du Luxembourg. Bien qu’il fût en avance de deux heures au rendez-vous, il ressentit une profonde déception en ne la voyant pas dans les parages du terrain de longue paume. Un instant, il eut l’impression qu’elle ne viendrait pas, impression si forte qu’il faillit repartir aussitôt. Tous les quarts d’heure, l’horloge du Sénat sonnait. Bientôt, à toutes les portes, les arrivants se firent de plus en plus nombreux. Il faisait moins beau que la veille. De temps en temps, un gros nuage blanc, isolé, emporté par le vent, masquait le soleil. Deux heures sonnèrent, puis deux heures et demie. Dans un instant elle allait arriver. Florent ne tenait pas en place. Il marchait comme un homme pressé autour du jeu de paume, se retournant à chaque instant, se penchant pour voir une femme qu’un arbre lui dissimulait, faisant demi-tour. Il avait tellement peur que cette inconnue ne vînt pas qu’il souhaitait de toutes ses forces que le temps s’arrêtât avant l’heure du rendez-vous. Parfois, il allait se planter au milieu du terrain de longue paume, parmi les enfants, au risque de recevoir un ballon sur la tête, de façon que l’inconnue pût le voir plus facilement, quand elle arriverait, puis il repartait, toujours à grandes enjambées, tantôt vers les chevaux de bois, tantôt vers le chalet des gaufres.
Soudain, il se mit à trembler de tous ses membres. Trois coups distincts venaient de sonner. Il était trois heures. L’heure du rendez-vous était passée d’une seconde, de deux secondes, de trois secondes. Il regarda dans toutes les directions. Personne. Il courut presque se planter au milieu du terrain. Mais il ne pouvait rester immobile. Cette fois, ce n’était plus trois secondes qui s’étaient écoulées, mais cinq minutes. Il perdit la tête. Il avait l’impression que plus il se déplaçait, plus il avait de chance que l’inconnue vînt. Puis, il y eut un grand silence dans le jardin. Il s’arrêta étonné. À ce moment, un seul coup, bien isolé, bien lourd, sonna à l’horloge du Sénat. Il était trois heures et un quart et il était toujours seul.
Florent Maugas avait eu une enfance malheureuse. Aussi loin qu’il remontait dans le passé, il ne trouvait aucune de ces périodes dont on aime à se souvenir. Élevé par une mère qu’encore aujourd’hui il ne parvenait à situer socialement, mais dont il soupçonnait les écarts, il avait passé toute son enfance livré pour ainsi dire à lui-même. Dès l’âge de douze ans, il avait déjà couvert des carnets entiers de dessins. À seize ans, il eut comme la révélation qu’il était destiné à devenir un grand peintre.
À partir de ce jour, il ne vécut plus qu’avec cette idée, au grand mécontentement de sa mère, à qui de nombreuses aventures sentimentales dans les milieux les plus divers avaient donné, on ne sait trop pourquoi, un profond respect pour la diplomatie, et qui rêvait de voir un jour son fils attaché d’ambassade. Puis, un beau jour, elle avait disparu. Florent était alors entré à l’École des Beaux-Arts. Il y était resté peu de temps, contraint qu’il avait été de gagner sa vie en même temps. Finalement, sa persévérance avait été récompensée. Il avait exposé trois années de suite aux Artistes Français, ce qui lui avait attiré de petites commandes.
Au lendemain du fameux après-midi où il avait attendu en vain la jeune fille qu’il avait rencontrée devant la Femme au gant, une profonde lassitude s’empara de lui. La déception avait été trop grande. Et ce jour, et ceux qui suivirent, il retourna au jardin du Luxembourg avec l’espoir de retrouver celle dont le souvenir ne le quittait pas. Une semaine douloureuse s’écoula ainsi. Puis il fallut songer à travailler. Le portrait d’Irène Papin attendait d’être terminé. Un matin, il se décida à se rendre chez le père de son modèle. Contre son attente, il fut reçu avec beaucoup de cordialité. M. Papin lui offrit un verre d’un cognac qui lui venait de son frère.
Le lendemain, Irène revint poser. Lorsqu’il eut terminé ce portrait, il feignit de le trouver manqué de manière à le conserver, en refit un autre sans conviction qu’il donna à Irène pour la remercier d’avoir si aimablement posé pour lui. Quand l’été vint, il partit avec un camarade, un certain Piat, pour la Bretagne où durant deux mois, vêtu d’un bourgeron et chaussé de sandales, il ne fit que du paysage. Septembre arriva, avec ses soirées fraîches. Il rentra à Paris. Six mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait rencontré l’inconnue et il ne s’était pas encore passé de journée qu’il n’eût songé à elle. C’était le soir, de préférence, quand il était certain de ne plus être dérangé, que par un effort de mémoire et de volonté il la faisait revivre devant lui. Il la revoyait alors aussi distinctement que ce fameux après-midi, au musée. Puis leurs regards se croisaient. Il lui semblait qu’elle allait lui parler, lui dire pourquoi elle n’était pas venue, lui avouer, dans un souffle, qu’elle l’aimait et que c’était parce qu’elle avait peur d’elle-même qu’elle l’avait fui. Il retenait sa respiration, mais l’image s’évanouissait et il demeurait plus seul que jamais. Il lui fallait alors pleurer pour détendre ses nerfs et ce n’était que tard dans la nuit qu’il parvenait à s’endormir.
*
Il y avait une quinzaine de jours que Florent était rentré à Paris, lorsqu’un matin sombre et pluvieux, il fut pris d’un tel désespoir qu’il décida d’aller voir son camarade Piat pour tout lui raconter. Mais, en cours de route, il changea d’avis. N’eût-ce pas été ternir son amour que de le révéler à un étranger, à un ami même ? Sa souffrance, seul au monde il pouvait la comprendre. La dévoiler, c’était aller au-devant de consolations qui ne pourraient être que superficielles et qui, pour cette raison, ne feraient qu’accroître son désarroi. Un instant, il songea à retourner cité Seurat. Mais il n’en eut pas le courage. La perspective de se retrouver dans cet atelier auquel le sort avait donné le numéro 7, seul avec lui-même, entre six ateliers le précédant et quatre le suivant, était trop triste.
La pensée lui vint alors de faire un tour à l’École des Beaux-Arts. Il reverrait peut-être d’anciens camarades. En revivant le passé, il oublierait le présent. Ce fut ainsi qu’il apprit qu’une certaine Mme Gaston Lacour-Dupuy organisait une grande vente de charité, dans son hôtel de l’avenue Kléber, au profit de la Croix-Rose, œuvre qu’elle avait fondée pour les nourrissons des troisième, douzième, treizième, dix-neuvième et vingtième arrondissements.
Elle demandait à tous les artistes sans distinction d’Écoles de contribuer au succès de cette vente en permettant qu’une ou plusieurs de leurs œuvres fussent vendues aux enchères américaines, en échange de quoi leur serait remise une carte de membre bienfaiteur. Florent songea au portrait qu’il avait fait d’Irène Papin, qui était, comme il disait, « sa chose la plus réussie ». Il l’avait terminé sur le coup d’une si grand déception ! Et il y avait mis tout son cœur. Puisqu’il n’avait plus l’espoir de revoir jamais celle qui l’avait inspiré, ne valait-il pas mieux qu’il se séparât de tout ce qui la lui rappelait ? En remettant ce portrait à une bonne œuvre, comme un homme riche l’eût fait de sa fortune, tout en parvenant à ses fins, il ne reniait rien.
*
Mme Gaston Lacour-Dupuy qui, en même temps qu’elle avait demandé aux artistes de l’aider dans la lutte qu’elle livrait à l’égoïsme du monde, s’était adressée également à diverses corporations d’artisans, le temps où la charité n’était pratiquée que par certaines classes privilégiées étant selon elle révolu, remerciait personnellement tous ceux qui lui faisaient parvenir un don. Au reçu du portrait de Mlle I. P. elle avait écrit la lettre suivante à Florent Maugas :
« Monsieur, au nom de la Croix-Rose et en mon nom personnel, je tiens à vous remercier vivement de contribuer au succès de la vente que j’organise le quinze octobre, comme vous le savez, en mon hôtel. Mon rôle est ingrat. Il consiste à solliciter sans cesse. Vous me pardonnerez donc, j’en suis certaine, de ne pas me montrer entièrement satisfaite. Oh ! ne croyez pas que je trouve insuffisant le don que vous avez eu l’extrême générosité de nous faire parvenir. Au contraire. Et c’est justement pour cela que je me permets de vous demander d’assister à notre fête, votre présence ne pouvant qu’augmenter la valeur du portrait de Madame I. P. (…) »
Florent Maugas était très susceptible. Aussi fut-il un peu froissé par cette lettre. Mais quand on souffre, ne trouve-t-on pas souvent un apaisement à être méconnu et mal compris ?
Le 15 octobre, comme le lui avait demandé Mme Gaston Lacour-Dupuy, Florent se rendit à la vente de charité. Il était loin d’éprouver cette petite satisfaction que trouve d’habitude un artiste à être associé au succès de son œuvre. Il ne cessait de songer à cette jeune fille inconnue qui avait bouleversé son existence, simplement en la traversant un instant. Quoiqu’il fît, son image le poursuivait. « Je suis quand même ridicule, se disait-il parfois. Il a suffi de quelques instants pour que je perde la tête au point que six mois plus tard je suis encore incapable de penser à autre chose. Cela n’est pas naturel. Eût-elle été dix, cent fois plus belle qu’elle ne l’est, que… » Il s’efforçait de penser à autre chose, en vain. Les yeux bleu-ciel de l’inconnue se multipliaient. Il portait les mains à son front. Comme pris d’un vertige, il lui semblait qu’il titubait, qu’il allait tomber. Il tombait. On le relevait. Il croyait entendre que des passants compatissants disaient qu’elle seule pourrait le sauver, qu’il fallait la chercher, la conduire à son chevet, cela par humanité. Une seconde s’était écoulée. Tout cela n’était qu’un rêve, affreux parce que la réalité paraissait si terne après !
Il traversa un grand hall où se pressait une foule élégante. Partout, des comptoirs étaient dressés. On y vendait les produits les plus divers, jusqu’à de l’épicerie. Des banderoles de couleur flottaient doucement au plafond. On y lisait, en lettres gothiques, comme une procession en l’honneur de Jeanne d’Arc, la Croix-Rose. Sur la troisième ou quatrième marche d’un escalier que gardaient deux lions de marbre, beaucoup plus petits que nature, de la taille d’un chien, mais d’un abandon remarquable, Mme Gaston Lacour-Dupuy essayait d’obtenir le silence. Quant aux vendeuses, on les reconnaissait toutes à leur uniforme : robe blanche, semblable à celle des infirmières, n’eussent été un charmant décolleté en rond et la croix rose brodée sur le cœur, légère comme une libellule.
Florent était étourdi. Il ne connaissait personne dans cette foule. À un valet de pied, il demanda s’il n’y avait pas une salle où avaient été réunies les peintures. Peu après, il pénétrait dans un boudoir où plusieurs tableaux, chacun porteur d’un numéro, avaient été posés provisoirement sur les fauteuils et sur les consoles. Masqué en partie par une toile plus petite, il reconnut dans un coin le portrait de Mlle I. P. À ce moment, une dame à cheveux blancs, portant à son corsage la rosette de la Légion d’honneur, s’avança vers lui.
— Vous êtes sans doute, monsieur, l’auteur de ce délicieux paysage, car je viens de remarquer que vous avez pour lui le regard d’une mère pour son enfant ?
— Non, Madame, je suis l’auteur du portrait qui se trouve derrière.
— C’est vous l’auteur du portrait charmant de Mlle I. P. ?
— Oui, Madame.
— Comme je suis heureuse de vous connaître. Tout à l’heure, justement quand Mme Lacour-Dupuy nous donnera le signal, nous allons procéder à la vente. Aussi, je vous prierai de ne pas vous éloigner. Le public est tellement amusant. Connaître l’artiste dont il possède une œuvre lui fait si grand plaisir.
— Je ne m’éloignerai pas, Madame, répondit Florent.
Il venait à peine de prononcer ces mots qu’il pâlit, puis, au grand étonnement de la collaboratrice de Mme Lacour-Dupuy, après avoir balbutié quelques vagues excuses, il s’en fut presque en courant et se perdit dans la foule. Soudain, il reparut à l’autre extrémité du hall. Il était encore plus blanc qu’avant cette disparition. Il s’arrêta. À un pas de lui, vêtue du charmant uniforme de vendeuse de la Croix-Rose, se trouvait une grande jeune fille blonde, si intimidée qu’elle se tenait les bras dans une attitude manquant un peu de grâce : c’était l’inconnue du musée du Luxembourg.
— Mademoiselle, dit Florent avec une si grande émotion qu’il dut s’arrêter une seconde au milieu du mot.
La jeune fille rougit, puis sourit par contenance.
— Je ne peux croire, continua le peintre, que c’est vous, que c’est vraiment vous. Pourquoi, dites-le-moi, pourquoi n’êtes-vous pas venue ?
De rouge, elle devint écarlate :
— Je vous en prie, je vous en prie, balbutia-t-elle, ne me parlez pas ici.
— Il le faut. Depuis six mois, je ne vis que pour cet instant, mademoiselle, vous allez peut-être croire que je n’ai pas ma tête à moi, mais il ne s’est pas passé une journée depuis le jour où je vous ai rencontrée que je n’aie pensé à vous. Si vous saviez comme j’ai souffert. À certains moments, j’ai cru que je ne vous reverrais jamais, à d’autres je ne pouvais le croire. Mademoiselle…
— Monsieur, je ne peux pas vous parler plus longtemps… Il faut que je m’en aille… Ma mère est ici… Si elle me voyait en votre compagnie, elle s’étonnerait…
— Vous allez partir ? Je ne vous reverrai plus ?
— Tout à l’heure, si vous voulez. Après la tombola. Mais à présent il faut que j’aille à mon comptoir.
— Et si vous ne pouviez venir ? Dites-moi au moins où je pourrais vous retrouver ?
La jeune fille hésita un instant :
— 44, avenue du Président-Wilson. Je m’appelle Danièle Marondié.
Ce fut d’une voix à peine perceptible, comme si consciente de la gravité de ce qu’elle faisait, elle espérait ne pas être entendue, qu’elle livra ainsi ce dont elle n’avait pas encore pris possession : son identité.
— Florent Maugas, murmura à son tour le peintre.
Une demi-heure s’était écoulée depuis ce bref entretien, lorsqu’on procéda à la vente aux enchères des différents objets que des âmes charitables avaient remis à l’œuvre de la Croix-Rose.
— Nous allons mettre en vente, dit un commissaire priseur amateur, le chef-d’œuvre du célèbre peintre Florent Maugas, le portrait de Mlle I. P. L’artiste est présent. L’heureux acquéreur de cette toile de maître aura l’insigne honneur de lui être présenté. Que cette perspective soit un encouragement à tous, bien que, j’en suis convaincu, la qualité de l’œuvre soit suffisamment réelle pour que les amateurs se la disputent sans autre raison que celle de la posséder. Attention. Nous commençons.
Quelques minutes plus tard, Florent était conduit auprès de la dame même qui, avant la vente, lui avait demandé de ne pas s’éloigner.
— Ma fille, dit-elle.
Le peintre se retourna, rougit et pâlit tour à tour, se troubla. Mlle Danièle Marondié était en face de lui.
— C’est une de vos admiratrices.
La jeune fille baissa les yeux.
— Ma fille tenait tellement à posséder cette peinture qu’elle mettait des enchères sur les miennes. Mais cela n’a aucune importance. Ne s’agit-il pas d’une bonne action ?
Florent hocha la tête en signe d’acquiescement. Il ne pouvait croire à son bonheur. De temps en temps, il levait les yeux sur la jeune fille. Il rencontrait alors son regard et son trouble était si grand qu’il ne pouvait s’empêcher de détourner la tête.
— La question que je vais vous poser, continua Mme Marondié, vous paraîtra peut-être d’une profane, mais comment faites-vous pour transporter sur une simple toile, à l’aide de simples couleurs, tant de sensibilité frémissable ?
— Maman, interrompit la jeune fille sur un ton de reproche.
— J’ai l’impression qu’il vous a fallu observer pendant des mois la personne qui vous a servi de modèle, car comment, autrement, auriez-vous pu saisir sur le vif tous ces détails qui sont criants de vérité ?
— Je connaissais pourtant à peine mon modèle, répondit Florent, gêné et sans oser regarder Danièle Marondié.
— Naturellement, fit cette dernière. Je sais même qu’il existe des peintres qui travaillent sans modèle. Ne dit-on pas qu’Utrillo ne fait que copier des cartes postales ?
— Enfin, peu importe la manière. Le fait est que vous avez fait un chef-d’œuvre. C’est tout ce que nous vous demandons pour le moment. Plus tard, nous serons peut-être plus exigeants.
Florent osa enfin regarder la jeune fille. C’était une autre personne. La présence de sa mère sans doute faisait qu’elle avait perdu toute timidité. Alors qu’une heure auparavant, elle avait semblé prête à s’évanouir, elle était à présent tout à fait maîtresse d’elle-même.
— Ne crois-tu pas, dit-elle à sa mère, que papa serait content de faire la connaissance de M. Maugas ?
Mme Marondié jeta sur sa fille un regard sévère, puis, souriant brusquement, elle s’adressa au peintre :
— Accepteriez-vous, monsieur, de nous faire le plaisir de venir déjeuner la semaine prochaine ? Mon mari sera certainement très heureux de faire votre connaissance. Dans sa jeunesse, il avait commencé, lui aussi, à faire un peu de peinture. Diverses compétences lui avaient prédit un assez bel avenir s’il persévérait. Malheureusement, il s’est lassé bien vite. Mon mari est ainsi fait que s’il n’arrive pas tout de suite au but qu’il se propose d’atteindre, il préfère abandonner et faire autre chose. Comme cela lui a toujours réussi, on n’a même pas la ressource de le lui reprocher. Cela ne veut pas dire qu’il a oublié ce qui a été sa marotte d’un instant. Au contraire, il y songe souvent. Il aime à en reparler. Je suis certaine que de la conversation que vous aurez tous les deux vous tirerez de nombreux enseignements. Est-ce que mardi est un jour qui vous convient ?
— Ce jour me convient parfaitement, madame.
— Si vous préférez mercredi…
— Puisque vous avez dit mardi…
— Eh bien ! c’est entendu, mardi, une heure.
Les jours qui suivirent semblèrent interminables à Florent. Jamais il ne regarda autant de montres. Cela en devenait machinal. En passant devant chaque magasin, il cherchait des yeux l’horloge, s’arrêtait pour la trouver s’il ne l’avait pas vue du premier coup. Cent mètres plus loin, le même manège recommençait, si bien que la nuit, il rêvait d’aiguilles et de chiffres romains. Le matin, quand il se réveillait, la première chose qu’il faisait était de chercher sa montre et si, par hasard, il était un peu plus tard que d’habitude, il en éprouvait une grande joie. Finalement, le grand jour arriva. À une heure précise, il sonnait à la porte de l’appartement des Marondié. Un valet de chambre annamite l’introduisit dans un petit salon presque uniquement meublé de vitrines emplies à craquer de porcelaines, M. Marondié en étant collectionneur. Il y avait à peine une minute que le peintre se trouvait dans cette pièce qu’une porte s’ouvrit, livrant passage à Danièle.
— Bonjour, monsieur. Ma mère va venir tout de suite.
Florent voulut parler, mais il ne put articuler un mot. Il feignit alors, par contenance, de n’avoir rien à dire et prit un air distrait.
— Nous n’avons pas voulu accrocher le portrait de Mlle I. P. sans vous consulter. Nous avons pensé que vous sauriez mieux que nous quel est l’éclairage qui lui convient, continua Danièle, de manière à montrer qu’elle n’ignorait rien des soins dont on doit entourer un tableau. Il est dans ma chambre pour le moment. Dès que ma mère sera là, j’irai le chercher.
— Il faut un éclairage assez doux, parvint à dire Florent.
— C’est exactement ce que j’ai dit à ma mère. Elle voulait le mettre au salon. Le soleil l’aurait tué. Tout à l’heure, vous m’accompagnerez au bureau. Cette pièce donne sur la cour.
— C’est peut-être un peu sombre.
— Non, non, il y fait très clair, mais l’exposition est celle d’un atelier, c’est-à-dire au nord, fit fièrement Mlle Marondié.
— Je vois que vous faites de la peinture.
— Malheureusement non. Papa ne veut pas.
— Comme c’est méchant, dit Florent, de plus en plus intimidé.
Danièle le regarda avec étonnement. Il songea alors à ce qu’il venait de dire et trouva cela un peu familier. Le sang lui monta à la tête.
— Comme c’est méchant, continua-t-il, de… de…
— De quoi ?
— … de votre part…
— Pourquoi ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
— Comme c’est méchant de votre part, dis-je, de vouloir faire de la peinture malgré l’interdiction de votre père.
— Je ne veux pas en faire. Vous m’avez mal comprise.
— Tant mieux, tant mieux, je craignais que…
Il s’arrêta net de parler. Sa gorge s’était serrée. S’il avait continué, des sons rauques en fussent sortis. Danièle le regarda en souriant, à la fois effrayée et attirée par ce jeune homme chez lequel elle avait deviné, dès la première fois qu’elle l’avait vu, une âme et un cœur peu communs.
À ce moment, Mme Marondié, un cartable sous le bras, entra dans le petit salon et la jeune fille se retira.
— Je suis contente de vous voir, monsieur. Mon mari a beaucoup admiré votre tableau. Il se réjouit de vous connaître. Si les affaires l’ont occupé toute sa vie, il n’en a pas moins gardé une profonde tendresse pour tout ce qui touche aux arts. Lui-même, comme je vous l’ai déjà dit, je crois, a fait un peu de peinture dans sa jeunesse et s’il n’a pas continué, c’est un peu, j’en suis convaincue, à cause de ses occupations. Tenez, justement, je vous ai apporté les premières choses que mon mari ait faites.
Mme Marondié posa le cartable sur un guéridon, l’ouvrit, en tira des sous-bols peints à l’aquarelle.
— C’est plein de délicatesse, observa Florent sur le ton d’un professionnel indulgent aux travaux d’un amateur.
— Oh ! c’est sans prétention. Mon mari n’a jamais beaucoup travaillé. Il a fait ces pochades par instinct, si je puis dire.
— N’empêche qu’elles sont charmantes.
— Il est très doué, n’est-ce pas ?
— Très.
Mlle Marondié reparut à cet instant.
— Tu montres les peintures de papa ? demanda-t-elle à sa mère.
— J’en montre quelques-unes.
— Mais celles qu’il a faites à Étretat, où sont-elles ?
— Je ne veux pas tout montrer. Cela ennuierait peut-être notre hôte.
— Ce sont les mieux.
— Celles-ci sont pourtant très réussies, dit Florent. Elles sont pleines de sensibilité, d’une observation fine et personnelle qu’on rencontre rarement chez des amateurs.
Bien qu’un domestique eût annoncé depuis longtemps que le déjeuner était servi, ils demeurèrent encore plus de dix minutes à parler des dispositions artistiques de M. Marondié. Puis Danièle entraîna sa mère et le peintre dans le bureau pour choisir le pan de mur sur lequel on accrocherait le portrait de Mlle I. P.
M. Marondié, assis dans un fauteuil, lisait un journal ou plutôt feignait de le lire, impatient qu’il était de savoir ce que penserait son invité de ses aquarelles.
Les présentations faites, sa femme lui apprit l’appréciation flatteuse du jeune artiste.
— Tu as donc montré mes peintures ? dit-il comme s’il l’ignorait.
Tout le monde passa enfin dans la salle à manger. Au cours du repas, M. Marondié fit montre d’une grande sympathie à l’égard de son invité. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand, fort et chauve. À première vue, il ne donnait pas l’impression d’avoir pour les arts ce penchant sur lequel sa femme s’était si longuement étendue. En l’observant davantage, on ne tardait pas à s’apercevoir que sa rude enveloppe dissimulait une âme inquiète, sensible, ayant des aspirations mal définies, mais les ayant tout de même.
— Je suis très content, dit-il à Florent, que les circonstances m’aient permis de faire votre connaissance. À force de vivre dans un milieu d’affaires, on finit par perdre complètement de vue tout ce qui n’est pas chiffres, intérêt. On finit par penser que l’argent seul compte en ce monde et quand on se trouve, continua-t-il avec une charmante modestie, en présence d’un homme comme vous pour qui, je le devine, les questions pratiques sont autant de problèmes insolubles, on se sent vaguement coupable de quelque chose. Il nous apparaît que nous devrons tous disparaître : aussi est-ce avec un certain regret que nous songeons que nous avons peut-être gâché notre vie. N’eût-il pas été plus sage de notre part, au lieu de lutter comme nous l’avons toujours fait pour acquérir des biens dont la possession, au lieu de nous satisfaire, nous en a fait désirer d’autres, de chercher à nous perfectionner moralement ? Au seuil de la vieillesse, je commence seulement à comprendre le sens d’une vie humaine. Aussi laissez-moi vous dire combien il me surprend et il me ravit à la fois qu’un jeune homme de votre âge ait découvert si rapidement la vraie voie que nous devrions tous suivre.
Cependant que M. Marondié parlait, Florent, qui hochait la tête par politesse, ne songeait qu’à la jeune fille. Il n’osait la regarder trop souvent, et chaque fois qu’il levait la tête, il absorbait le plus qu’il pouvait d’elle, comme si elle n’eût été que de l’air et qu’il s’apprêtât à plonger.
Ce ne fut que quelques jours plus tard que Florent Maugas, sa boîte de couleurs en bandoulière, retourna avenue du Président-Wilson. Après le déjeuner, une visite avait fait que M. et Mme Marondié avaient dû se retirer. Florent et Danièle étaient restés en présence. Pendant une longue minute, ils n’avaient pas échangé une parole.
— Vous reverrai-je ? avait dit finalement le peintre.
Danièle, rougissante, avait jeté instinctivement le regard sur la porte. Celle-ci était fermée.
— Revenez la semaine prochaine, avait-elle murmuré.
— Vos parents ne trouveront-ils pas cela drôle ?
— Vous direz que vous voulez retoucher le portrait de Mlle I. P.
Il était deux heures de l’après-midi. Florent Maugas fut introduit au salon. Au domestique à qui il avait remis son chapeau et ses pardessus et qui avait attendu qu’il lui donnât également sa boîte de couleurs, le peintre avait fait signe qu’il ne s’en séparerait pas. Il s’assit dans un fauteuil, près d’une fenêtre d’où il découvrait tout le sud de Paris, posa à terre sa boîte, croisa les jambes, essaya de prendre une attitude naturelle. Mais, au fond de lui-même, il était ému parce qu’il tremblait à la pensée de revoir Danièle et surtout parce qu’il se sentait dans une situation fausse. Il y avait près d’une semaine, quand il avait pris congé de M. et Mme Marondié, ces derniers lui avaient souhaité bonne chance, l’avaient accompagné tous les deux jusqu’à la porte d’entrée, un peu comme ils l’eussent fait s’ils n’avaient pas dû revoir le jeune homme pendant de nombreuses années. Aussi, en se faisant annoncer quelques jours seulement après une séparation aussi solennelle, Florent craignait-il qu’on ne le reçût froidement. Son amour-propre s’en inquiétait. Mais quand le cœur est pris, ne passe-t-on pas sur tout ?
Il y avait une dizaine de minutes qu’il attendait, lorsque Mme Marondié entra dans le salon. Florent se leva si vivement qu’il heurta du pied sa boîte si pleine de couleurs qu’elle ne résonna pas.
— Je suis très contente de vous revoir, monsieur, dit Mme Marondié non sans un certain étonnement qui n’échappa pas au jeune homme.
— Je m’excuse de vous déranger, balbutia ce dernier.
— Vous ne me dérangez pas du tout, continua la mère de Danièle avec une amabilité un peu forcée. Aucun sourire n’était venu adoucir ses traits. Bien qu’elle s’efforçât d’accueillir aimablement le visiteur, elle se tenait sur une prudente réserve. N’avait-elle pas été un peu légère, une semaine plus tôt, en recevant chez elle un inconnu ?
— Je me suis permis de vous déranger, reprit Florent, en parlant fort pour masquer les tremblements de sa voix, car je voudrais vous demander la permission…
Il dut s’interrompre. Mme Marondié le regarda avec méfiance.
— … la permission de faire quelques retouches au tableau que vous avez eu l’extrême bonté d’apprécier comme vous l’avez fait. C’est justement parce que j’ai cru deviner que vous lui reconnaissiez certaines qualités que j’aimerais qu’il fût parfait, autant que cela est possible, bien entendu.
Florent venait à peine de donner ces explications que le visage de Mme Marondié s’illumina. Sa méfiance s’évanouit aussitôt, faisant place même à de la reconnaissance. Cet artiste était vraiment un homme charmant. Il avait cette qualité si appréciée dans la bourgeoisie : la conscience.
— Je ne sais comment vous remercier, dit Mme Marondié qui était à cent lieues de penser que le désir qu’avait le peintre de retoucher son tableau pût avoir une autre raison que celle de ne pas tromper ses clients et de leur en donner pour leur argent.
— Je ne vous encombrerai que pour une heure au plus.
— Oh ! mais si vous voulez rester davantage, cela n’a pas d’importance. Nous savons ce qu’est un artiste. Ils ne sont jamais contents de ce qu’ils font. Je crois que c’est Boileau qui a dit : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. » Comme il avait raison.
Mme Marondié venait à peine de prononcer ces mots que Danièle parut.
— Nous avons une visite qui te surprendra, dit la mère à sa fille.
— En effet, répondit cette dernière.
— M. Maugas veut faire quelques retouches à son tableau.
— Comment ! Il n’en est pas content ?
— Si, si, il en est très content. Il trouve au contraire que ce tableau est ce qu’il a fait de mieux. Ce qu’il désire simplement, c’est faire quelques petites retouches sans importance. N’est-ce pas, monsieur Maugas, continua Mme Marondié, qui venait subitement d’appréhender que ce tableau ne fût pas ce que l’auteur considérait de mieux dans son œuvre, que vous êtes très satisfait de ce portrait ?
Sur la prière de sa mère, Danièle conduisit le peintre dans le bureau où la toile avait été accrochée. La jeune fille referma la porte. Enfin, ils étaient seuls tous les deux.
— Vous avez apporté votre boîte de couleurs, fit-elle pour dire quelque chose.
— Oui.
Elle sourit, un peu gênée par le soin qu’avait apporté le jeune homme à rendre acceptable ce même prétexte qu’elle lui avait conseillé.
— Vous allez travailler, maintenant, il le faut, dit-elle.
Florent monta sur une chaise, décrocha le tableau. Il savait bien que s’il le retouchait, il l’abîmerait plutôt qu’il ne l’améliorerait, mais il sentait qu’il ne pouvait faire autrement sans appuyer d’une manière gênante pour la jeune fille sur la complicité de cette dernière.
— Avez-vous des journaux ? demanda-t-il sans oser lever les yeux.
— Pourquoi ?
— Je ne voudrais pas salir les tapis.
— Oh ! cela n’a pas d’importance.
— Puis-je mettre le tableau sur cette chaise ?
— Certainement.
Florent ouvrit sa boîte de couleurs cependant que Danièle le regardait faire avec une curiosité enfantine. Puis il déplia sa palette, pressa quelques tubes. La lumière était si mauvaise que, comme une cliente choisissant une étoffe, il était obligé à chaque instant de s’approcher de la fenêtre. Mais les vers et les rouges demeuraient aussi gris. La présence à son côté de Danièle lui ôtait ce discernement qui était justement une de ses plus grandes qualités de peintre. Il avait tant de choses à lui dire qu’il en demeurait muet. Il posa ses pinceaux.
— Mademoiselle, lui dit-il finalement, en levant sur elle des yeux admiratifs et craintifs à la fois, il faut que je vous demande quelque chose.
— Je vous écoute.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venue au rendez-vous que je vous avais donné ? Je vous ai attendue plus de deux heures à côté du jeu de longue paume. Si vous saviez comme j’ai souffert depuis. Si le hasard ne m’avait pas permis de vous rencontrer de nouveau, je crois que j’aurais fini par tout abandonner, mes amis, Paris, et par partir, comme le fit Gauguin, pour une île lointaine.
— Vous avez donc des amis ? demanda Danièle d’un trait, convaincue qu’elle était que tous les artistes étaient des solitaires.
— Non, je disais cela sans penser. Mais vous ne m’avez pas répondu.
— Vous voulez vraiment le savoir ?
— Je voudrais surtout que vous me disiez que vous avez voulu venir et que si vous ne l’avez pas fait, ce n’est pas votre faute.
— C’est vrai, ce n’est pas ma faute.
Danièle s’interrompit un instant. Il était visible qu’en même temps qu’elle s’efforçait de ne rien dévoiler de ses pensées intimes, elle eût voulu se confier. Finalement, elle n’y tint plus.
— Je vais tout vous dire. Le billet que vous m’avez remis, j’ai été obligée de le montrer à mon institutrice. Elle avait remarqué que vous me l’aviez donné. Aussitôt rentrée à la maison, elle a tout raconté à ma mère. Le soir même, mon père me faisait conduire par le chauffeur au château de Cels. J’y suis restée six mois, six mois qui m’ont paru, croyez-moi, aussi longs qu’à vous. Ah ! si vous m’aviez seulement donné votre adresse, j’aurais pu vous écrire.
— Et à présent, votre famille se doute-t-elle de quelque chose ?
— Oh ! non, elle croit que j’ai tout oublié.
Un silence s’établit entre les deux jeunes gens, un silence durant lequel leurs yeux ne se quittèrent pas.
— Danièle, murmura le peintre en s’approchant de la jeune fille.
Elle recula instinctivement. Il continua d’avancer.
— Je vous en prie.
Il ne l’écouta pas. Une légère frayeur se peignit alors sur son visage. Elle courut presque derrière un meuble. Florent était comme aveuglé. Il la rejoignit. Elle tendit les mains en avant. Il les écarta, saisit Danièle par la taille, l’embrassant à différentes reprises cependant que, raidie, elle employait toutes ses forces à se dégager. Mais soudain, il sentit qu’elle s’abandonnait.
— Est-ce possible ? fit-elle d’une voix à peine perceptible.
Il la serra tendrement contre lui. Elle ne se défendit pas, recula la tête, non pour fuir un baiser, mais pour regarder le visage de celui qui l’étreignait avec tant d’amour.
— Florent ! dit-elle non comme une jeune fille, mais comme une femme.
À ce moment, on entendit un bruit de pas dans l’antichambre. Le peintre venait à peine de se reculer que la porte s’ouvrit. C’était Mme Marondié.
— Eh bien ! demanda cette dernière, avez-vous avancé votre tâche ?
Ce fut Danièle qui répondit :
— Oui, maman. M. Maugas a presque terminé.
Pendant une semaine, Florent retourna chaque jour avenue du Président-Wilson. À peine arrivé, il s’enfermait dans le bureau. M. et Mme Marondié ne se dérangeaient même plus pour venir le voir. Mais Danièle, elle, ne manquait pas d’aller rejoindre le peintre. Tout en travaillant, de manière à justifier sa présence au cas où on serait entré à l’improviste, le peintre s’entretenait à voix basse avec Mlle Marondié. Le temps passait avec une rapidité extraordinaire et quand la nuit tombait, il lui semblait que quelques instants à peine s’étaient écoulés depuis son arrivée. Ainsi, peu à peu, une certaine intimité était née entre les deux jeunes gens. Florent avait raconté sa vie à Danièle et elle s’était attendrie sur cette destinée si différente de la sienne.
Un jour, à la fin de l’après-midi, comme ses parents étaient sortis, elle descendit avec l’artiste, et tous deux, sans s’en rendre compte, longèrent les quais de la place de l’Alma jusqu’au pont Saint-Michel. À une horloge lumineuse, ils s’aperçurent soudain qu’il était sept heures.
— Que va-t-on dire chez moi ? s’écria Danièle.
Ils montèrent dans un taxi. À ce retour dans une fin de journée illuminée par les feux des voitures, des magasins, des réverbères, et voilée cependant d’une brume légère d’automne, Florent ne cessa de songer pendant longtemps. Il avait pris la main de Danièle et il la serrait doucement. De temps en temps, un cahot le projetait contre la jeune fille, mais son bonheur n’était rien à côté de celui qu’il ressentait quand l’inverse se produisait. Il le lui dit. Elle en fut profondément étonnée.
— Pourquoi est-ce ainsi ? demanda la jeune fille.
En guise de réponse, il se pencha vers elle, ne voulant plus voir les rues succéder aux rues et le rapprocher si vite du but.
— Venez demain, dit Danièle en prenant congé du peintre.
— Vous croyez que je peux encore venir ? Ne trouvera-t-on pas, dans votre famille, que j’exagère le nombre de retouches ?
— Ce sera la dernière fois.
— Et après, comment nous verrons-nous ?
— Nous parlerons justement de cela demain. Peut-être pourrions-nous suivre ensemble les cours de l’école du Louvre.
Danièle, pour être plus vite rentrée, ne prit pas l’ascenseur et monta en courant les deux étages qui la séparaient de l’appartement de ses parents. À sa montre-bracelet, il était sept heures vingt-cinq. Quelle raison allait-elle donner à son absence ? Elle ne la savait pas. Elle se fiait à l’inspiration du moment.
À peine eut-elle sonné que le valet de chambre la pria de se rendre dans la chambre de sa mère. Cette dernière avait à lui parler. Danièle ôta à la hâte son manteau, son chapeau, et sans même prendre le temps de se recoiffer, courut au fond de l’appartement. Mme Marondié était assise dans un fauteuil, un livre sur les genoux. Mais elle ne lisait pas. Son regard était fixe. Elle ne remua même pas la tête à l’arrivée de sa fille.
— Tu as quelque chose à me dire, maman ? demanda Danièle avec lenteur, de manière à ne pas montrer qu’elle était essoufflée.
Mme Marondié ne répondit pas. Une seule lampe éclairait la chambre d’une lumière douce. Une impression de paix s’en dégageait. Danièle s’avança, inquiète.
— C’est toi ? demanda Mme Marondié sans détourner la tête.
— Oui, maman.
— Veux-tu faire de la lumière, s’il te plaît.
Danièle tourna le commutateur placé près de la porte. Un jour cru tomba alors sur la pièce. À ce moment-là seulement, Mme Marondié daigna regarder sa fille.
— Peux-tu me dire, mon enfant, d’où tu viens ? Je suis rentrée à cinq heures. J’ai demandé où tu étais. Personne n’a été capable de me le dire, et il est à présent sept heures et demie exactement.
— J’avais un peu de migraine, maman, et j’ai été me promener.
— Seule ?
— Non, maman. M. Maugas sortait justement. Nous avons marché ensemble. Nous avons beaucoup parlé. Tu m’as dit toi-même que c’était un garçon très intéressant.
Mme Marondié inspecta sa fille des pieds à la tête.
— Ce que tu viens de faire est absolument inadmissible. Une jeune fille de ton milieu, ma fille, ne sort pas seule avec un jeune homme que personne ne connaît. Si nous avons autorisé ce monsieur à venir ici, ce n’est pas parce que nous le considérons comme des nôtres, mais simplement pour lui rendre service. Maintenant, je comprends qu’il lui ait fallu tant de temps pour retoucher son tableau. J’aurais dû me méfier. Il te faisait la cour, n’est-ce pas ?
— Comment peux-tu dire cela, maman ?
— Tout à l’heure, nous raconterons tout cela à ton père. Nous verrons ce qu’il décidera. En tous les cas, j’aime mieux te dire tout de suite que si jamais ce Monsieur a le toupet de revenir ici, je donnerai des ordres pour qu’on ne le reçoive pas. Tu ne vois donc pas que tu te compromets ? Si le comte de Fleurac apprenait cela, il serait en droit de se dérober et nous n’aurions rien à dire. Pense à l’effet que cela produirait sur nos amis. Il y a des moments où je me demande si vraiment tu as toute la tête à toi. Il y a six mois, c’était l’histoire de ce billet qu’un homme t’a remis dans la rue. Fort heureusement, tout s’est arrangé. Aujourd’hui, tu recommences avec un malheureux petit artiste sans intérêt.
— Mais tu as dit toi-même, maman, que ce garçon était charmant et qu’il avait beaucoup de talent.
— Personne n’en sait rien, ma pauvre fille. Ce sont des choses qu’on dit par politesse. Tiens, j’entends justement ton père.
La colère de Mme Marondié n’avait rien été à côté de celle que manifesta son mari quand il apprit que sa fille s’était promenée deux heures durant avec le peintre.
— Tu n’as pas honte, s’écria-t-il. Comment ! Voilà un jeune homme que nous recevons par charité, dont nous ne connaissons ni la famille ni les antécédents, et toi, au lieu de garder tes distances, ainsi que l’eût fait n’importe quelle jeune fille bien élevée, tu l’écoutes parler, tu te promènes avec lui ! Enfin, réfléchis une seconde. Ne trouves-tu pas cela anormal ?
Danièle prit le mouchoir de sa mère, se tamponna les yeux. Elle aimait Florent, mais pouvait-elle déjà l’avouer ? Comme elle aurait voulu que le jeune homme assistât à cette scène ! Réconfortée par cette présence, elle n’eût peut-être pas hésité à dire la vérité. Mais seule, en face de ses parents, surprise au moment où elle s’y attendait le moins, elle se sentait perdue.
— As-tu songé au comte de Fleurac ? continua M. Marondié. Nous lui avons caché la fameuse histoire du billet. Nous obligeras-tu encore à lui cacher autre chose ? Tu ne comprends donc pas que tu nous mets dans une situation de plus en plus délicate vis-à-vis de lui.
M. Marondié se radoucit brusquement.
— Il faut, ma chère enfant, que tu te maries, sinon, plus cela ira plus nous aurons d’ennuis. Tu as vingt ans. Le comte de Fleurac ne rêve que de t’épouser. Je ne vois pas pourquoi tu fais des difficultés.
— Je ne me marierai pas avec le comte de Fleurac, répondit calmement la jeune fille.
*
Le soir, quand Danièle se retrouva seule dans sa chambre, elle se regarda longuement dans une glace, non par coquetterie, mais comme on le fait quand, frappé par un grand malheur, on contemple sa propre image comme celle d’un étranger. La nuit était froide. La jeune fille avait pourtant laissé sa fenêtre ouverte. Bien que vêtue d’une robe de mousseline noire, elle ne sentait pas le froid. Ses joues étaient brûlantes, ses oreilles, quoique cachées sous les cheveux, également. Puis elle jeta avec lassitude, sur son lit ouvert par la femme de chambre, la petite anthologie qu’elle avait prise dans la bibliothèque de son père et se mit à la fenêtre. Le ciel se découvrait de temps en temps et une poignée d’étoiles apparaissait alors, scintillantes et glaciales. « Florent, Florent ! » murmurait-elle parfois. Ah ! comme elle eût voulu le voir à ce moment, lui parler, lui demander conseil et surtout s’assurer qu’il l’aimait autant qu’elle l’aimait, elle. Car, ce soir-là, c’était moins les reproches de sa famille que la crainte de voir se dérober le peintre, s’il était amené à prendre une décision importante, qui était la cause de son malaise. Un seul mot lui eût fait braver les siens. Mais ce mot, il fallait qu’elle patientât jusqu’au lendemain pour l’entendre. Jusque-là, les heures seraient longues.
Elle revint dans sa chambre. La lumière lui fit cligner les paupières, la lumière ou les larmes qui embuaient ses yeux. Ses parents ne venaient-ils pas de dire que si le peintre avait le front de se présenter, ils ne le recevraient pas ? Si encore, elle avait pu aller le trouver, chez lui, dans son atelier. Mais c’était impossible. On ne la laisserait certainement pas seule un instant et même si cela était, elle n’aurait jamais le courage de se rendre chez un jeune homme sans que celui-ci l’attendît. Il ne restait donc qu’à attendre patiemment que Florent revînt.
Danièle se mit au lit, éteignit la lumière. Mais elle ne s’endormit pas. À mesure que la nuit s’écoulait, il lui semblait plus difficile de devenir un jour la femme du peintre. Les obstacles qu’elle aurait à surmonter se faisaient plus importants. Parfois, cependant, elle s’assoupissait, mais c’était pour se réveiller en sursaut, le front couvert de sueur, certaine cette fois que plus jamais elle ne reverrait l’homme qu’elle aimait.
Le lendemain, vers deux heures, Florent montait l’avenue du Président-Wilson, toujours chargé de sa boîte de couleurs. À force de retouches, le portrait de Mlle I. P. avait été complètement abîmé, mais il ne s’en souciait pas, tellement joyeux qu’il était de revoir Danièle. Toute la nuit, il avait songé aux paroles qu’elle lui avait dites la veille, au cours de cette promenade qui avait eu de si fâcheuses conséquences. L’une d’elles lui revenait sans cesse à l’esprit : « Quand je vous ai vu pour la première fois et que j’ignorais qui vous étiez, j’ai tout de suite eu le pressentiment que votre âme était différente des autres. » Il lui avait alors demandé quels avaient été les signes ou les indices qui avaient déterminé ce jugement flatteur. Elle n’avait pas voulu lui répondre. « Plus tard, plus tard, vous le saurez. » Depuis, il s’efforçait de trouver ce que Danièle savait sur sa personne de plus que lui-même.
Il montait donc l’avenue du Président-Wilson préoccupé par cette recherche lorsque en arrivant devant le somptueux immeuble des Marondié il s’entendit appeler. Il se retourna. Personne ne lui fit signe. L’idée lui vint heureusement de lever la tête. Quelle ne fut pas sa surprise de voir Danièle à une fenêtre du deuxième étage. Elle fit un geste dont il ne comprit pas la signification. Soudain, il vit une petite tache blanche se détacher de la main de la jeune fille puis, quelques secondes après, il entendit, tout près de lui, un bruit mat sur le trottoir. Il se pencha, ramassa une pièce de monnaie enveloppée d’un papier à demi défait par le trajet dans l’air et le choc sur le sol. « Lisez », entendit-il encore. Il déplia l’enveloppe et lut ce qui suit, hâtivement écrit au crayon : « Il faut que vous demandiez ma main à mon père, sinon ne venez pas. Je vous expliquerai tout plus tard. »
De la fenêtre de sa chambre, Danièle regardait avidement le jeune homme. Une seconde, il pensa à lui crier sa joie, mais il se retint, se contentant de faire un geste de triomphe. Puis pour qu’elle comprît que non seulement il ne se dérobait pas, mais que c’était ivre de bonheur qu’il allait demander sa main, il franchit les quelques mètres qui le séparaient de la porte cochère en courant. Une fois en dehors du champ visuel de Danièle, il s’arrêta cependant. Que s’était-il donc passé ? Comment se faisait-il que la jeune fille l’eût guetté pour lui faire parvenir ce message. M. et Mme Marondié s’imaginaient-ils que le peintre avait compromis Danièle et exigeaient-ils qu’il réparât immédiatement ? Brusquement, il se rappela qu’il avait couru pour entrer dans l’immeuble. Il ne pouvait donc s’attarder. Un instant après, il sonnait chez les Marondié. Mais alors que d’habitude le valet de chambre le conduisait directement dans le bureau, il le pria d’attendre dans l’antichambre. Quelques instants après, il le faisait pénétrer dans le petit salon aux vitrines. Florent s’y trouvait à peine depuis quelques secondes que M. Marondié l’y rejoignait.
— Asseyez-vous, Monsieur, dit-il tout de suite.
Le peintre obéit, non sans inquiétude.
— Je vous attendais justement, continua M. Marondié. Ma fille m’a annoncé votre visite. Je dois vous dire que j’ignorais complètement que vous aviez pris l’habitude de venir chaque jour chez moi. Enfin, cela me permet de vous revoir au moment même où j’ai à vous parler. Quel âge avez-vous ?
— Vingt-cinq ans.
— Bien. Vous n’êtes plus un enfant. Vous allez donc me comprendre tout de suite. Si ma femme s’est intéressée à votre peinture et moi par la même occasion, ce n’est pas pour qu’en guise de remerciement vous contiez fleurette à ma fille. J’ai beau apprécier votre talent de peintre, vous me reconnaîtrez le droit de ne pas apprécier votre manière d’agir. Je trouve vraiment singulier qu’un jeune homme comme vous, que je reçois chez moi les yeux fermés, profite de ma confiance pour détourner une enfant, car ma fille, ne l’oubliez pas, n’a que dix-huit ans, de ses devoirs. Je vous demanderai donc de ne plus revenir ici à l’avenir.
En disant ces mots, M. Marondié sonna.
— Apportez-moi le tableau, dit-il au valet de chambre.
M. Marondié continua :
— Je n’en continuerai pas moins d’admirer vos œuvres. Vous avez du don de coloriste allié à une sensibilité charmante, je le reconnais. Mais cela, c’est le domaine de l’art.
À ce moment, le valet de chambre parut, tenant le portrait de Mlle I. P. comme un plateau.
— Joseph, donnez-moi ce tableau.
Le domestique obéit. M. Marondié le contempla quelques instants, puis le tendit au peintre.
— Emportez votre œuvre, Monsieur. J’aime mieux qu’elle ne demeure pas ici.
Florent ne bougea pas. Maintenant, il comprenait pourquoi Danièle l’avait prié de demander sa main. Sans doute, lorsqu’elle était rentrée la veille, elle avait été obligée de raconter qu’elle s’était promenée avec lui. On s’était imaginé qu’il était en quête de bonnes fortunes. Elle avait craint que par timidité ou par ignorance des sentiments qu’il inspirait, il se laissât plutôt accuser que de dévoiler son amour. En lui écrivant ce mot, en même temps qu’elle lui dictait la conduite qu’il lui convenait de prendre pour gagner la sympathie de ses parents, elle lui avouait qu’elle consentait à devenir sa femme, qu’elle l’aimait.
— Posez ce tableau, monsieur, répondit solennellement Florent.
— Je n’en veux plus, fit sèchement M. Marondié.
— Je vous demande de le poser, répéta le peintre. J’ai à vous parler.
Une telle autorité émanait de l’artiste que M. Marondié obéit. Il posa le tableau à terre, contre un mur. Les mains libérées, il alluma une cigarette, sans doute pour paraître avoir agi de lui-même.
— Monsieur, commença le peintre, je ne suis pas venu aujourd’hui chez vous, comme il peut vous le sembler, pour faire des retouches à ce tableau que, à ma grande satisfaction, vous aviez paru goûter, si aujourd’hui il ne vous plaît plus, mais pour vous demander un entretien. Le hasard semble avoir bien fait les choses puisque vous désiriez également me parler.
— Assez de préliminaires. Je n’ai pas de temps à perdre. D’habitude, à cette heure-ci, je suis déjà à mon bureau.
— Justement, j’allais vous exposer la raison de ma visite. Je suis venu, Monsieur, vous demander la main de votre fille.
M. Marondié, qui avait aux lèvres la cigarette qu’il venait d’allumer, fut frappé d’un tel saisissement qu’il l’oublia.
— Comment, dit-il, sans l’ôter, si bien qu’elle tomba à terre, vous venez me demander la main de ma fille ? C’est à croire que vous êtes subitement devenu fou. Sortez, je vous prie, sortez.
En disant ces mots, il prit le tableau, le mit de force dans les mains du peintre.
— Mais je l’aime, balbutia ce dernier qui ne s’attendait pas à cet accueil et qui s’était imaginé, dans sa naïveté d’artiste, que la mauvaise humeur que lui avait témoignée à son arrivée M. Marondié avait été provoquée par le fait qu’il ne s’était pas déclaré plus tôt.
— Je vous en prie, sortez et ne revenez plus jamais ici, sans quoi je me fâcherai.
C’était avec colère que M. Marondié avait prononcé ces derniers mots. Aussi Florent ne put-il se défendre d’un certain étonnement. Qu’entendait donc M. Marondié par : « Je me fâcherai » ?
— Une dernière fois, je vous prie de sortir.
« Il m’a peut-être mal compris », pensa le peintre.
— Je suis venu vous demander la main de votre fille, répéta-t-il. Vous supposiez peut-être que je n’avais pas l’intention d’épouser Danièle !
Cette fois, M. Marondié ne se contint plus. C’était un homme d’une force peu commune. Il prit le jeune homme par le bras, l’entraîna vers la porte.
— Faites attention, fit Florent, comme un coup venait d’être donné à son tableau.
Comme ces jeunes femmes qui, au cinéma, s’éloignent tristement d’une fête sans s’apercevoir que le châle qu’elles tiennent à la main traîne à terre, le peintre descendit lentement l’escalier, sans se soucier du portrait de Mlle I. P. Que s’était-il donc passé pour que ces gens qui lui avaient jusqu’alors témoigné tant de sympathie le traitassent brusquement plus mal qu’un étranger ? Le visage de la jeune fille se présenta devant ses yeux. « Danièle, murmura le peintre, c’est vous que j’aime. Vous seriez seule au monde, vous n’auriez ni famille, ni fortune, que mon amour pour vous serait exactement le même. C’est ce que vos parents n’ont pas compris. Ils m’ont pris pour un aventurier. Ils ont cru que j’étais intéressé. Si cela avait été, eussé-je consacré ma vie à l’art. Danièle ? Je veux croire que vous au moins savez la vérité. »
Au rez-de-chaussée, au moment de quitter la maison, Florent se rendit compte de l’étendue de son malheur. Dans un instant, il ne serait plus qu’un passant anonyme. De nouveau, il songea à Danièle. Cette jeune fille était trop droite pour consentir à le voir en cachette de ses parents. Elle aimait son père. Jamais, elle ne voudrait lui faire cette peine. Pourtant, elle aimait l’artiste. Il relut le billet qu’elle lui avait jeté par la fenêtre, l’embrassa. À ce moment, la concierge parut sur le seuil de sa loge et jeta sur Florent un regard méfiant. Le peintre sortit, fit quelques pas, indécis sur la direction qu’il devait prendre. Il leva machinalement la tête. Danièle était à la fenêtre de sa chambre. Par gestes, il lui fit comprendre qu’on l’avait mal accueilli. « Ne vous éloignez pas », lui dit-elle, profitant de ce que l’avenue était silencieuse un instant. Sur ces mots, elle disparut. Une joie immense envahit alors l’artiste. Il traversa la chaussée et se posta derrière un arbre de l’allée cavalière. Danièle allait peut-être descendre.
Elle allait le rejoindre, lui dire qu’elle l’aimait, lui redonner courage.
Un quart d’heure s’écoula ainsi durant lequel le peintre ne cessa de surveiller la fenêtre où avait paru la jeune fille et la porte de l’immeuble. Il n’eût pas été embarrassé par le tableau et sa boîte de couleurs qu’il eût marché de long en large, tellement il était nerveux. Les minutes lui semblaient interminables. La jeune fille saurait-elle se rendre libre ? Allait-elle paraître dans un instant, lui faire signe de la suivre, tourner au premier coin de rue ? Ou bien, n’ayant pu sortir, ne la reverrait-il qu’à sa fenêtre, loin de lui, séparée par la hauteur de deux étages ?
Soudain, comme quand il était arrivé, il entendit son nom. Il leva les yeux. Danièle était à sa fenêtre. Elle n’avait donc pu sortir. « Approchez-vous », entendit-il encore. Il laissa le tableau et la boîte de couleurs au pied de l’arbre, retraversa la chaussée, la tête levée au risque de se faire renverser par une voiture. « Attention, prenez ce papier », perçut-il.
Un instant après, il ramassait un autre billet de Danièle. Il voulut la remercier, lui dire un mot. Non seulement elle avait disparu, mais la fenêtre était fermée. Ce ne fut que lorsqu’il se fut éloigné de l’immeuble des Marondié qu’il lut le billet. Comme le premier, il avait été écrit à la hâte et au crayon. « Cher Florent, disait-il, je sais ce qui est arrivé. Vous ne pouvez souffrir autant que moi. Mon père me fait partir tout à l’heure pour le château de Cels. Il espère ainsi m’empêcher de vous revoir. Venez, dès que vous pourrez, à Chantilly. Le château de Cels se trouve entre cette dernière ville et Crouy-en-Thelie, près de Précis-sur-Oise. Vous demanderez, on vous l’indiquera. Une fois arrivé devant le château, vous n’aurez qu’à longer le mur sur votre droite, pendant cinq cents mètres environ. Là, vous apercevrez une auberge au carrefour de Cuise. Vous trouverez certainement une chambre. De cette auberge, on aperçoit un étang et la lisière de la forêt de Chantilly. Sur la gauche de cet étang, il y a un ancien pavillon de chasse abandonné. Attendez-moi là après-demain, à trois heures. Si je ne viens pas, ce sera que cela m’a été impossible. Revenez chaque jour jusqu’à ce que je vienne. Je trouverai certainement le moyen de m’échapper. Mais ne vous approchez pas du château. Vous l’apercevrez du pavillon, sur votre droite, à travers les arbres. Je vous quitte. Mon père peut entrer d’un moment à l’autre. À vous, de tout mon cœur. »
Ce fut par une matinée grise et pluvieuse d’automne que Florent Maugas se rendit à la gare du Nord. Aussitôt après avoir lu le billet de Danièle, il avait couru chez tous ses amis de manière à trouver l’argent lui permettant de quitter Paris. Mais personne n’avait pu lui en donner. Le lendemain, il s’était rendu chez sa mère. Elle habitait, à présent, un petit appartement à Passy, avenue du Général-Thierry, avenue, d’ailleurs, qui n’était pour le moment qu’une impasse. Elle s’était fait beaucoup d’amis parmi les antiquaires du quartier. Elle leur servait de « démarcheur », c’est-à-dire qu’elle relançait et les passants qui n’avaient fait que laisser leur adresse, et les anciens clients. Auparavant elle demandait des adresses de gens susceptibles de vendre à vil prix des meubles anciens, des objets de grande valeur, si bien qu’à présent son petit appartement était devenu une sorte d’agence où affluaient offres et demandes.
Il était onze heures du matin lorsque Florent arriva à Chantilly. Il ne pleuvait plus mais le ciel était couvert, la ville balayée par un vent doux. Ce ne fut qu’après bien des détours inutiles que la voiture dans laquelle le peintre était monté s’arrêta devant l’auberge du carrefour de Cuise. Florent déjeuna rapidement d’une omelette et d’un verre de vin blanc. Il avait hâte d’aller reconnaître le lieu où Danièle lui avait donné rendez-vous.
De paysage plus romantique, il n’en avait jamais vu. L’eau de l’étang, qu’on apercevait entre les lotus, les branchages et les feuilles mortes, avait des reflets de perle noire. Sur l’autre rive, des arbres se dressaient, à demi dénudés, comme un fond de dentelles jaunies. Et derrière ces arbres, une colline s’étendait, noyée à son sommet, comme l’eût été une montagne, de brume. Il était trois heures de l’après-midi. Depuis la veille, il avait plu sans discontinuer. Aussi, de la nature entière émanait une humidité chaude et brillante qui, au lieu de faire songer à la mort et à l’hiver imminent, évoquait les germinations sourdes du printemps. La campagne se mourait dans une sorte d’abondance étrange. Sur la droite, au-dessus d’un bosquet, on apercevait le toit d’ardoise, noire et luisante comme la surface unie de l’étang, du pavillon de chasse. Plus loin, un champ long et mince s’étendait entre deux murailles d’arbres. Quelques chevaux paissaient en liberté. C’était au bout du champ, à travers une rangée d’arbres moins épaisse, que l’on apercevait une partie de la façade blanche du château de Cels.
Florent suivit le petit sentier qui longeait l’étang. La beauté de ce paysage lui faisait regretter d’avoir laissé à l’auberge sa boîte de couleurs. L’habitude professionnelle lui avait fait calculer que la lumière lui eût permis de peindre une bonne heure, et il ne se pardonnait pas de ne pas y avoir pensé. Des oiseaux chantaient. À mesure que le crépuscule approchait, on les entendait mieux, comme si la venue de la nuit les incitait à dépenser le reste de leurs forces.
Soudain, à un détour du sentier, il s’entendit appeler : « Florent ! Florent ! » C’était la même voix que celle qu’il avait entendue avenue du Président-Wilson, au milieu des voitures, mais combien plus douce et plus grave. Il s’arrêta. « Florent ! » perçut-il de nouveau. « Danièle ! » fit-il à son tour. Jamais il n’avait élevé la voix à la campagne. Aussi, quelle ne fut sa surprise de constater qu’elle était à peine aussi sonore que celle d’un oiseau. « Danièle ! » répéta-t-il plus fort. L’écho répondait encore qu’il se sentit pris par le bras.
— Vous ! murmura-t-il en regardant la jeune fille, sur les épaules de laquelle perlaient des gouttes prises aux buissons. Je craignais que vous ne vinssiez que demain, peut-être même qu’après-demain.
— Je voulais vous voir le plus vite possible. Hier déjà je suis venue ici avec l’espoir insensé de vous rencontrer.
— Si vous me l’aviez dit dans votre mot, je serais venu, répondit Florent, sans songer que cela n’avait été que la veille au soir qu’il avait pu se procurer de l’argent.
— Vraiment ?
— Oui, Danièle.
Il ôta la main de la jeune fille, prit à son tour cette dernière par le bras.
— Marchons, voulez-vous, dit-elle en secouant ses cheveux blonds et en respirant à pleins poumons l’air tout parfumé de verdure. J’ai envie d’aller droit devant moi, de me perdre, de marcher, marcher des heures et de me retrouver dans un pays inconnu.
— C’est que la nuit ne va pas tarder à tomber, observa le peintre un peu effrayé par cette ardeur.
— Ne pensons pas à cela. Venez.
Le sentier que tous deux suivirent les conduisit bientôt à la lisière de la forêt. À chaque instant, dans les fourrés, on entendait comme le passage d’une bête. La pluie qui tombait des arbres faisait un crépitement monotone.
— Croyez-vous vraiment qu’il soit prudent de nous aventurer dans la forêt à cette heure-ci ?
— Même si c’est imprudent, faisons-le. C’est si agréable de se sentir libre, de savoir que personne ne vous attend, d’avoir pendant quelques heures l’illusion de n’appartenir qu’à soi-même.
— Prenons ce chemin, dans ce cas.
Florent désigna une allée, à demi défoncée par des roues de chariots et couverts d’une herbe couchée. Les deux jeunes gens s’y engagèrent. Le peintre qui n’avait que des chaussures de ville ne tarda pas à avoir l’impression de patauger dans l’eau jusqu’aux genoux. Son pantalon long lui collait aux mollets. Mais dans la joie où il était, il eût eu honte de songer, ne serait-ce qu’un instant, à ces misérables détails. Ils arrivèrent ainsi sans parler, tout à leur bonheur, à une éclaircie sur laquelle donnaient trois autres allées. Un banc se trouvait là.
— Voulez-vous que nous nous reposions un peu ? demanda le peintre que le grand air et cette marche dans l’herbe mouillée avait épuisé.
— Si vous voulez.
Ils prirent place l’un près de l’autre sur le banc humide. Le ciel s’obscurcissait lentement. Une paix profonde tombait sur la forêt.
— Vous disiez tout à l’heure, fit Florent, que personne ne vous attendait. Vous ne devez pourtant pas être seule au château ?
— Oh ! non. Nous sommes six : ma tante, son mari, le gardien, la cuisinière, le valet de chambre et moi. Mais personne ne s’occupe de moi. Mon père a beau faire la leçon à mon oncle, ce dernier m’aime beaucoup et, quand je viens ici, il me laisse faire tout ce que je veux.
— Oui, mais si nous voulons nous revoir chaque jour, continua Florent sur qui les conséquences de la promenade qu’il avait faite à Paris avec Danièle avaient fait impression, il vaut mieux ne pas éveiller l’attention de votre famille.
— Je rentrerai quand la nuit tombera. Mon oncle sent que j’aime à me promener seule dans la forêt. Il connaît mon goût de l’indépendance.
Ils se turent. Brusquement, l’un et l’autre avaient eu conscience de leur isolement. Ils éprouvaient le besoin de garder le silence. La main dans la main, ils ne se regardaient même pas, si grand était leur trouble. Soudain, dans le lointain, des cors résonnèrent tristement.
— Je ne savais pas qu’on chassait aujourd’hui, dit Danièle comme au sortir d’un rêve. Il faut nous dépêcher de rentrer sans quoi nous allons nous trouver sur le chemin de retour de l’équipage.
Florent se leva. La plainte des cors se faisait toujours entendre. Danièle ne bougea pas.
— Ne trouvez-vous pas cela admirable ? Je resterais des heures à l’écouter.
Finalement, la jeune fille se leva.
— Oui, rentrons, dit-elle à regret.
Il y avait à peine une dizaine de minutes que les deux jeunes gens marchaient, lorsque, tout à coup, ils perçurent le galop d’un cheval.
Florent se retourna. Arrivant sur lui, il distingua, au bout de l’allée, un cavalier.
— Entrons dans ce fourré, fit Danièle.
— C’est trop tard. Nous avons été vus.
Quelques instants après, le cavalier passa près des jeunes gens. Danièle s’était caché le visage dans ses mains.
— Il nous a dépassés, dit le peintre.
Elle baissa les bras.
— C’est le comte de Fleurac. Heureusement qu’il ne m’a pas reconnue.
Elle venait à peine de prononcer ces mots que le cavalier s’arrêtait vingt mètres plus loin, descendait de cheval et, tenant celui-ci par la bride, revenait sur ses pas, à la rencontre de Danièle.
— Qui est le comte de Fleurac ? s’enquit le peintre à voix basse.
— Je vous le dirai plus tard. S’il vous demande quelque chose, dites que nous nous sommes rencontrés par hasard, que vous ne me connaissez pas.
— Je vais être ridicule.
— Je vous en prie, faites ce que je vous dis. Puis, changeant la conversation, elle ajouta : « Les peintres ont toujours eu une prédilection pour la forêt de Chantilly. »
— Il me semblait bien que c’était vous, Danièle, dit le comte de Fleurac. C’est pour cela que je me suis arrêté. Vous êtes donc à Cels et vous ne me l’avez pas dit.
Il regarda le compagnon de la jeune fille, attendant visiblement que la jeune fille le lui présentât.
— Je ne peux pas vous présenter Monsieur, dit Danièle. Nous venons de nous rencontrer. Monsieur est artiste, je crois. Il cherche un paysage.
— Florent Maugas, fit le peintre en s’inclinant et confus de se trouver en pareille posture.
— Robert de Fleurac, répondit le comte froidement.
Puis, se tournant vers la jeune fille, il continua :
— Ce n’est pas prudent, Danièle, de vous promener ainsi dans une forêt à la tombée de la nuit.
— Vous savez, Robert, que j’en ai l’habitude.
Florent regardait Danièle avec étonnement. Il ne pouvait croire que c’était elle qui parlait ainsi. La désinvolture avec laquelle elle feignait de ne pas le connaître lui faisait une peine immense. Si elle l’avait vraiment aimé, comme elle le prétendait, eût-elle eu la force de jouer une pareille comédie ?
— Je suis cependant heureux de voir que vous étiez sur le chemin du retour, continua Robert de Fleurac.
C’était un homme de quarante ans, de haute taille, au visage énergique. Malgré tous les efforts que fit Florent pour le trouver antipathique, il ne put s’empêcher de lui reconnaître un grand charme.
Le petit groupe se remit en route. Arrivé en vue du château, Danièle s’arrêta.
— Me permettrez-vous de rendre une petite visite à votre famille après le dîner ? fit le comte de Fleurac.
— C’est à elle qu’il faut le demander, dit la jeune fille en souriant.
— Je le lui demanderai aussi.
— Pourquoi voulez-vous que je vous le défende ?
— C’est que vous ne me paraissez pas très désireuse de me revoir.
— Je suis arrivée hier, Robert. Voulez-vous que je vous dise la vérité ?
— Non. Je vous en supplie. Dites-moi tout ce que vous voudrez, sauf la vérité.
— Pourquoi ?
— Elle me fait peur. Elle ne peut que m’être désagréable.
— Vous vous trompez, je crois. Je voulais vous téléphoner demain pour vous demander de venir goûter. Je l’aurais fait hier s’il n’y avait pas eu chasse aujourd’hui. Mais je ne voulais pas que pour moi vous vous priviez de votre plaisir favori.
Le visage de Florent, qui jusqu’alors avait été renfrogné, s’éclaira. Il venait de comprendre que Danièle, pour une raison qu’il ignorait encore, était obligée de ménager Robert de Fleurac. Ne venait-elle pas de lui dire qu’elle ignorait qu’il y eût chasse, ce qui était certainement vrai, sans quoi, désireuse comme elle était de ne pas être vue, elle ne se fut pas aventurée avec le peintre dans la forêt. En affirmant le contraire au comte, ne montrait-elle pas à Florent que ses rapports avec celui-là étaient uniquement mondains ?
— Vous rentrez ? demanda Robert de Fleurac.
— Oui. Dans un quart d’heure, il fera nuit.
— Voulez-vous que je vous accompagne ? Il y a longtemps que je n’ai eu le plaisir de voir votre oncle et votre tante.
— J’allais vous le demander.
Florent redevint sombre. Il avait espéré qu’il allait se retrouver seul avec la jeune fille, qu’elle allait lui parler du comte et tout lui expliquer. Il lui faudrait donc attendre jusqu’au lendemain. La jalousie l’envahissait déjà. Il regarda méchamment son rival.
— Au revoir, Monsieur, fit ce dernier sur un ton beaucoup plus aimable que celui qu’il avait eu pour se présenter.
Florent regarda Danièle.
— À demain, dit-elle en tournant la tête de manière que le comte ne la vît pas et si bas que Florent devina plutôt qu’il n’entendit ces deux mots.
Robert de Fleurac et Danièle remontèrent doucement vers le château dont les fenêtres du rez-de-chaussée étaient déjà éclairées.
— Qui est ce jeune homme avec qui je vous ai surprise ? demanda le comte sur un ton faussement taquin.
— Je vous ai déjà dit que je ne le connaissais pas. Un peu avant vous, je l’ai rencontré. Il était assis sur un banc et faisait des croquis. Il m’a demandé qui jouait du cor dans la forêt. Je lui ai expliqué qu’il y avait chasse tous les mardis et samedis. Puis nous avons parlé d’autre chose. Il m’a raconté qu’il était peintre, qu’il était venu se reposer quelques jours à Chantilly. Puis, comme j’ai manifesté le désir de rentrer, il s’est très aimablement offert de m’accompagner. J’ai pensé que ce ne serait pas gentil de lui refuser. Voilà toute l’histoire.
— Je ne vous demandais pas tant de détails.
— Je suis pourtant contente de vous les avoir donnés. De cette façon, je l’espère, vous ne me reparlerez plus de ce jeune homme.
— De toute façon, je ne vous en aurais pas reparlé. Vous êtes une grande fille à présent. Je m’en suis aperçu et je ne vous considère plus comme il y a quelques années.
En passant à proximité des communs, Robert de Fleurac pria Danièle de l’attendre un instant. Il conduisit son cheval à l’écurie.
— Je viens d’apercevoir la voiture de votre père, fit-il quand il fut de retour. Vous ne m’aviez pas dit qu’il vous avait accompagnée.
— Mon père est ici ! s’exclama la jeune fille.
— Comment ! vous l’ignoriez ?
— Le chauffeur m’a conduite ici avant-hier et il est reparti le soir-même.
— M. Marondié est venu sans doute pour passer le week-end avec vous. Vous semblez étonnée. Mais c’est tout naturel.
— C’est vrai. Rien n’est plus naturel.
— Je me réjouis beaucoup de lui parler, continua assez énigmatiquement le comte.
Quelques instants après, ce dernier et Danièle pénétraient dans le château. Il n’avait rien de ce qu’on appelle une demeure ancestrale. M. Marondié, qui l’avait acheté avant la crise, au moment où les affaires étaient prospères et où les huiles et les savons lui rapportaient bon an mal an plus de deux millions, avait surtout songé à faire un excellent placement. Ce n’était que depuis deux ou trois ans que M. Marondié avait envisagé de s’y retirer.
En prévision de ce jour, il l’avait meublé sommairement, se réservant plus tard, quand il quitterait Paris, de faire des frais. Puis il avait demandé à sa sœur, brave femme dont l’unique faute avait été d’épouser un inventeur sans fortune, de venir habiter ce château avec son mari, de façon à l’entretenir. Alors que toute sa vie il ne lui avait versé qu’une rente modeste, à partir de ce jour il lui adjoignit trois domestiques, non pas parce qu’il désirait que sa sœur vécût dans le confort, mais parce qu’il prévoyait que l’heure de sa retraite allait bientôt sonner et qu’il voulait que le château eût été rendu habitable.
— Bonjour, Monsieur. Comme je suis content de vous voir ! dit M. Marondié dès qu’il aperçut le comte. Je m’inquiétais justement de ma fille. J’allais lui demander des explications sur l’emploi de son temps. Mais, à présent, je n’en ferai rien.
Comme quelques instants plus tard Robert de Fleurac manifesta le désir de se retirer, M. Marondié insista pour qu’il restât dîner.
Il était dix heures du soir quand, après une soirée qui lui sembla interminable, Danièle demanda à son père la permission de monter se coucher. Elle l’embrassa. Ainsi que sa tante et son oncle.
— J’aurais quelques mots à vous dire en particulier, fit peu après Robert de Fleurac.
M. Marondié se leva et, suivi du comte, entra dans une pièce voisine. Il croyait que ce dernier allait lui parler de Danièle, lui demander peut-être officiellement sa main, car s’il était question depuis longtemps d’un mariage, jamais encore on n’en avait parlé sérieusement.
— Il y a dans cette pièce d’excellents cigares, dit M. Marondié.
— Non, merci. Je ne veux plus fumer aujourd’hui.
M. Marondié avança un siège, pria le comte de s’asseoir. Quoi qu’il fît pour paraître indifférent au titre de Robert de Fleurac, le respect qu’il avait pour son hôte transpirait de chacun de ses gestes. La fortune lui avait tout donné, sauf un titre. On lui avait bien conseillé d’en acheter un, mais il n’avait pas voulu le faire. La noblesse ne s’acquiert pas avec de l’argent, mais régulièrement, grâce à des alliances. Aussi, pour que sa fille épousât le comte Robert de Fleurac, eût-il beaucoup donné.
— Vous prendrez bien un petit armagnac, continua M. Marondié qui, lorsqu’il voulait être aimable, offrait tout ce qu’il est possible d’offrir.
Le comte refusa encore.
— Vous désirez peut-être une simple citronnade.
— Merci, merci, je n’ai envie de rien.
On entendait la pluie crépiter contre les carreaux et sur la verrière d’un jardin d’hiver. Le château était silencieux. Parfois, à travers la porte, on percevait la voix de basse de M. Guillemin, le mari de la sœur de M. Marondié, voix dont cette dernière était très fière et dont elle disait qu’elle était musicale.
— J’ai voulu vous parler en particulier, commença le comte, parce qu’il s’agit d’une chose assez délicate.
— Je vous écoute, dit M. Marondié qui se voyait déjà sollicité de donner sa fille par celui justement dont il désirait le plus faire son gendre.
— Vous n’ignorez pas, Monsieur Marondié, que j’ai une grande affection pour Mlle Danièle. Ce mot d’affection explique d’ailleurs mal le sentiment que j’éprouve. Mais nous sommes entre hommes, n’est-ce pas ? Il est inutile d’étaler ce que nous ressentons. Depuis longtemps vous savez quelles sont mes intentions. Je ne vous les répéterai pas. Je connais aussi les vôtres. Je sais que ces dernières et les miennes concordent parfaitement. Vous m’avez souvent laissé entendre qu’il ne vous serait pas désagréable de m’avoir pour gendre. Si nous n’en avons pas parlé davantage, c’est que, par un accord tacite, nous attendions l’un et l’autre que Mlle Danièle fût en âge de se marier.
— C’est tout à fait exact.
— Vous savez qui je suis, Monsieur Marondié. Vous avez eu l’occasion de rencontrer certains membres de ma famille, vous êtes venu plusieurs fois dans ma propriété. Vous avez pu vous rendre compte qu’un homme comme moi ne pouvait épouser qu’une jeune fille d’une honorabilité parfaite.
M. Marondié, qui ne voyait où le comte voulait en venir, le regarda avec étonnement.
— Je suis tout à fait de votre avis, dit-il à tout hasard.
— Or, continua Robert de Fleurac, il est arrivé tout à l’heure un petit événement dont je tiens à vous mettre au courant. En revenant de la chasse, j’ai eu la surprise de rencontrer votre fille dans une allée de la forêt avec un jeune homme. Oh ! je sais, il ne s’agissait de rien de grave. Néanmoins vous reconnaîtrez que cela ait pu m’être désagréable.
— Ce que vous dites est impossible ! s’écria M. Marondié qui avait rougi comme un enfant.
— Oh ! ne croyez pas que je veuille insinuer quoi que ce fût de désagréable. J’ai voulu simplement vous rapporter un fait que le hasard seul m’a fait connaître et qui est certainement sans importance. Mlle Danièle a été la première à se justifier. Ce jeune homme, d’après ce que j’ai compris, est un artiste. Elle aura été amusée par ce fait. Elle lui aura parlé. C’est tout. Ce n’est pas grand’chose.
— Elle vous a dit que ce jeune homme était un artiste ?
— Enfin, c’est ce que j’ai supposé. Ce jeune homme faisait des croquis, ce qui est d’un artiste justement.
— Elle ne vous l’a pas présenté ?
— Non.
Ce qu’il y eut alors de surprenant, ce fut qu’au lieu de se fâcher, M. Marondié se mit à plaisanter.
— Qu’elle est imprudente, cette enfant ! Elle est d’une naïveté qui m’effraie parfois. Enfin tout est bien qui finit bien, car je ne suppose pas que vous puissiez attacher quelque importance à cet incident. Pour plus de sûreté cependant, je prendrai des renseignements à la gendarmerie. Le pays est infesté de maraudeurs. Il s’agit peut-être d’un individu en quête d’un mauvais coup. Il reconnaissait sans doute les abords du château et ma fille l’a surpris.
— Ce jeune homme avait pourtant l’air bien élevé.
— Voulez-vous que j’en parle à ma fille ? C’est assez délicat, mais si vous y tenez vraiment, je peux le faire.
— Je ne crois pas que ce soit la peine, d’autant plus que vous allez rester quelques jours ici, n’est-ce pas ? et qu’il vous sera facile de vous faire une idée à ce sujet.
— Je repars lundi matin.
— C’est plus ennuyeux.
— Enfin, Monsieur de Fleurac, vous n’allez pas prendre au sérieux cette histoire.
Peu après, les deux hommes se séparaient, parfaitement d’accord sur l’inutilité de s’occuper davantage de la conduite de Danièle. Mais, dès qu’il fut seul, M. Marondié changea complètement. Tout le monde était couché. Les mains derrière le dos, la tête basse, il se mit à arpenter le hall du château. S’il n’avait rien laissé paraître de ses soupçons, il n’en était pas moins convaincu que le jeune homme rencontré avec sa fille n’était autre que Florent Maugas. La colère l’envahissait. Comment ! il envoyait sa fille à Chantilly pour qu’elle ne vît plus le peintre et elle trouvait le moyen de le faire venir près d’elle ! Elle était donc la duplicité même ! Mais cela ne se passerait pas comme cela ! Brusquement, il n’y tint plus et se rendit dans la chambre de Danièle.
— Lève-toi, dit-il avec brusquerie.
Bien que couchée, la jeune fille ne dormait pas. Prise de peur, elle feignit cependant d’avoir été réveillée dans son premier sommeil.
— Qu’y a-t-il, papa ?
— Lève-toi immédiatement.
Elle obéit, passa un peignoir. Dehors, il continuait de pleuvoir à torrent.
— Tu n’as pas honte ! cria M. Marondié.
— Qu’ai-je donc fait, papa ?
M. Marondié prit sa fille par le bras, le serra au point de lui faire mal.
— Tu sais mieux que moi ce que tu as fait. Florent Maugas est ici. C’est toi qui lui as dit de venir te rejoindre. Est-ce que tu n’as pas perdu la tête ? Et M. de Fleurac te rencontre avec cet individu. Mais tu auras beau faire, entends-tu, tu m’obéiras, ou bien tu quitteras la maison. Tu as le choix. Demain soir, je te reconduis à Paris et aussi vrai que je suis ton père, tu ne sortiras plus qu’accompagnée. Après, nous verrons.
M. Marondié, à mesure qu’il parlait, était de moins en moins maître de lui. Une sueur fine perlait sur son front. Il n’était plus très jeune et l’émotion le faisait trembler au point qu’à certains moments, comme surpris par ce phénomène, il se taisait subitement. Danièle le regardait alors, bouleversée. Elle adorait son père, et le sentiment qu’il pouvait avoir une attaque à cause d’elle l’épouvantait plus encore que les conséquences de sa conduite.
— Papa, calme-toi, je t’en supplie.
M. Marondié, épuisé, se laissa tomber dans un fauteuil, un mouchoir déployé à la main.
— Donne-moi un verre d’eau.
Danièle courut à la carafe qui se trouvait à la tête de son lit.
— Tiens, papa, bois lentement.
Quelques instants après, M. Marondié se leva. Cette minute qu’il avait passée assis avait fait de lui un autre homme. On eût dit qu’il sortait d’un bain. Les cheveux et les sourcils encore humides, les pommettes roses, il semblait reposé.
— Nous reparlerons de tout cela demain, dit-il en ouvrant la porte.
Lorsque Danièle fut seule, elle ne put retenir ses larmes. Qu’avait-elle donc fait pour mériter d’être traitée ainsi ? Pouvait-on lui faire grief d’aimer ? Était-ce sa faute si Florent Maugas s’était trouvé, un après-midi, sur sa route ? Ce jour, si au lieu d’aller au musée du Luxembourg, elle avait accompagné sa mère chez les Quenneville, rien de tout cela ne serait arrivé. Elle se serait même peut-être réjouie d’épouser le comte de Fleurac. N’avait-elle pas été sensible à la cour qu’il lui avait faite chaque fois qu’elle s’était rendue au château de Cels ? Ne s’étaient-ils pas promenés, eux aussi, dans la forêt ? Comme toutes ses camarades, elle serait devenue une dame à vingt ans. Son temps eût été partagé entre son foyer et ses parents. Les petits heurts qui se produisent alors inévitablement eussent été ses seuls soucis. Mais la destinée n’avait pas voulu qu’il en fût ainsi. Florent Maugas était apparu. Avant même qu’elle eût appris qu’il était peintre, elle l’avait aimé.
Un quart d’heure s’écoula ainsi durant lequel elle roula les pensées les plus sombres. Puis, elle se ressaisit. La crainte qu’elle avait de faire de la peine à son père n’était pas assez forte pour lutter contre l’amour. Florent était devant elle. Il lui semblait qu’il lui parlait, qu’il la consolait. À un moment même, elle frissonna comme s’il l’avait saisie dans ses bras. Il lui apparut alors que demain, après ce qui venait de se passer, il lui serait impossible d’aller au rendez-vous qu’elle lui avait elle-même fixé. Elle le vit en imagination dans sa petite chambre d’auberge ne vivant que pour ce rendez-vous. Que sa déception serait grande lorsqu’il ne la verrait pas arriver, ni demain, ni après-demain, ni plus jamais ! De nouveau, Danièle se mit à pleurer. Il fallait qu’elle fît quelque chose. Comment prévenir Florent de ce qui s’était passé ? Elle ouvrit la fenêtre. Il pleuvait toujours et la nuit était opaque. C’eût été une folie d’aller le retrouver à présent. Mais à mesure que le temps s’écoulait, cette idée semblait de moins en moins impossible à la jeune fille. Finalement, elle n’y tint plus. À la hâte, elle se vêtit. De nouveau, elle ouvrit la fenêtre. Inlassablement, la pluie continuait de tomber. Une heure durant, elle resta accoudée avec l’espoir que celle-ci s’arrêterait. Soudain, dans le château silencieux, un coup retentit à une horloge. Était-il minuit et demie, une heure, une heure et demie, elle ne le savait. Doucement, elle se glissa sur le palier, descendit sur la pointe du pied le grand escalier. Arrivée dans le vestibule, elle prit un manteau de pluie. Le désir qu’elle avait de revoir Florent était si grand que les difficultés de son entreprise ne lui apparaissaient même pas. La porte était fermée à clef. Elle entra au salon, ouvrit la fenêtre, les volets, puis une fois dehors, repoussa ceux-ci. Un tremblement l’agita alors des pieds à la tête. Seule dans la nuit, sous la pluie, elle eut brusquement conscience qu’elle n’atteindrait jamais l’auberge du carrefour de Cuise. Et même si elle l’atteignait, peut-être ne l’entendrait-on pas, ne lui ouvrirait-on pas. Elle fit quelques pas, regarda la façade du château. Elle était obscure. Cette constatation lui redonna un peu de courage. Déjà ses jambes et ses cheveux étaient mouillés. Dans un mouvement instinctif, elle se rapprocha du château. À la seule pensée que son père pût être mis au courant de sa fugue, elle faillit s’évanouir. Un instant encore, elle demeura hésitante. Puis, sans réfléchir, elle se mit à courir.
Dix minutes plus tard, elle arrivait au carrefour de Cuise. Le trajet lui avait semblé interminable. La respiration coupée par le vent, le visage ruisselant, elle se demanda, devant l’auberge, par quel prodige elle avait pu se guider. Mais, au moment de frapper, elle fut saisie d’une nouvelle frayeur. Tout le village n’allait-il pas apprendre, le lendemain, de la bouche de l’aubergiste, que la fille du châtelain était venue rejoindre son amant en pleine nuit, qu’il fallait qu’elle fût bien prise pour être sortie par un temps pareil ? Mais elle n’était pas venue jusque-là pour s’en retourner. Elle frappa du poing contre un volet. Personne ne répondit. Un instant, elle perdit son sang-froid. Il lui sembla, comme dans un rêve, qu’on la poursuivait, qu’on allait l’atteindre. Et la porte demeurait close. Elle refrappa, à coups redoublés, cette fois. De la lumière parut enfin à une fenêtre.
— Ouvrez, ouvrez, dit-elle à voix basse comme si elle craignait à présent de réveiller les habitants de l’auberge.
Elle entendit un bruit de savate, des grommellements.
— Qui est là ? demanda-t-on.
— Ouvrez, je vous expliquerai après.
Des cendres achevaient de se consumer dans l’âtre. Deux verres, une bouteille vide se trouvaient encore sur une table. Il faisait à la fois doux et humide dans la salle de café.
— Ah ! mais c’est Mlle Marondié, fit l’aubergiste, qui tenait d’une main son pantalon et dont la chemise était ouverte sur une poitrine d’ours. Excusez ma tenue.
— Oh ! cela ne fait rien, répondit la jeune fille un peu gênée tout de même.
— Que se passe-t-il ? Il n’y a personne de malade, j’espère, au château !
— Je voudrais parler à M. Florent Maugas, fit Danièle, sans répondre aux questions de l’aubergiste. Allez le chercher. Faites vite, je vous en supplie.
— Vous ne voulez pas que je rallume le feu d’abord ?
— Non. Je vous en supplie. Dépêchez-vous.
Quelques instants après, le peintre pénétrait dans la salle de café. Il avait juste endossé son pardessus. Au bas de celui-ci, on apercevait son pantalon de pyjama.
— Vous, Danièle, ici ? s’écria-t-il à la vue de la jeune fille.
Mais l’aubergiste n’avait aucune envie de laisser les jeunes gens seuls. Il voulut à toute force faire du feu, préparer une boisson chaude. Devant tant de complaisance, il était difficile de lui demander de se retirer.
— Qu’est-il donc arrivé ? demanda Florent à voix basse.
— Je vous raconterai cela tout à l’heure. Habillez-vous. Vous allez me raccompagner.
*
Il était trois heures du matin quand le peintre et Danièle quittèrent l’auberge. La pluie avait enfin cessé. Il n’y avait plus un nuage dans le ciel et les étoiles, comme heureuses de revoir la terre qui, si longtemps, leur avait été cachée, resplendissaient.
— Danièle, dites-moi tout maintenant.
Ils marchaient tout près l’un de l’autre. Florent avait pris le bras de la jeune fille. Le sol était couvert de flaques brillantes. C’étaient de véritables zigzags que les jeunes gens devaient faire pour les éviter en restant unis.
— Voilà, Florent. Mon père est arrivé dans l’après-midi. Il sait que vous êtes ici.
— C’est le comte de Fleurac qui le lui a dit ?
— Je ne sais pas. Mais je ne peux pas vous voir demain, ni après-demain. Mon Dieu, je ne sais comment nous allons faire. Demain soir, mon père me ramène à Paris. Je ne pourrai plus sortir seule. Je serai surveillée comme si j’avais commis un crime. Florent, dites-moi ce qu’il faut faire. Vous savez que je vous aime. Je ne voulais pas vous le dire, mais il faut que vous le sachiez. Je vous aime.
— Moi aussi, fit le peintre.
À ce moment, il eut conscience que sa réponse n’était rien à côté de ce qu’il ressentait. Lâchant le bras de Danièle, il la saisit par la taille, la serra contre lui et comme si, à trois heures du matin, il craignait d’être vu, il attira la jeune fille dans l’ombre d’un mur.
— Florent, je vous en supplie, il faut que je rentre. Venez.
Ils continuèrent leur route, enlacés cette fois. Soudain le chant d’un coq retentit au loin.
— J’aime mieux cela que le son du cor, dit Florent.
Danièle comprit que le peintre faisait allusion au comte de Fleurac.
— Vous êtes jaloux ? demanda-t-elle comme elle l’eût fait s’ils s’étaient trouvés tous les deux à un bal de jeunes filles.
Dans les jours qui suivirent, malgré les précautions de M. et Mme Marondié, Danièle parvint à s’esquiver plusieurs fois. Elle voyait à la hâte Florent, tantôt dans un thé voisin de l’École Militaire, tantôt dans un jardin public, celui du Trocadéro de préférence, tout proche de l’avenue du Président-Wilson. Moins ils avaient de temps à rester ensemble, moins ils se parlaient, comme si l’imminence de la séparation qui pesait sur ces entretiens les paralysait. Leurs yeux, il est vrai, se rencontraient parfois et disaient plus de choses que leurs bouches n’eussent pu le faire.
M. Marondié, lui, n’avait pas oublié la conversation qu’il avait eue avec Robert de Fleurac. On peut même affirmer que, depuis, il n’avait songé qu’à elle. La peur que sa fille ne se mariât pas avec le comte le hantait. Le dimanche, c’est-à-dire le lendemain du jour où il était arrivé à l’improviste au château de Cels, il avait eu un nouvel entretien avec Robert de Fleurac. Il avait prétendu qu’il avait fait faire une petite enquête sur l’incident de la forêt, que le résultat de celle-ci avait été négatif et qu’il pouvait affirmer en conséquence que Danièle était irréprochable. Le comte avait feint de n’en avoir jamais douté. M. Marondié n’en était pas moins demeuré inquiet, d’autant plus que Robert de Fleurac lui avait laissé entendre qu’il comptait partir pour le Midi jusqu’à la fin de l’année. « Je voudrais tant que les fiançailles fussent officielles avant son départ », avait-il dit à sa femme en rentrant à Paris. Le surlendemain, il était retourné à Chantilly pour y rencontrer le comte. Il lui avait reparlé du désir qu’il avait que Danièle se mariât le plus vite possible. « C’est une jeune fille romanesque, avait-il dit entre autres choses. Le fait que vous m’avez signalé, cher ami, m’a beaucoup frappé. Je ne crois évidemment pas qu’elle ait songé à mal faire. Oh ! non, c’est une nature trop éprise d’idéal pour qu’une pensée malsaine puisse seulement l’effleurer. Néanmoins, la facilité avec laquelle elle a lié connaissance doit être considérée par un père comme un avertissement. Le mariage, à mon avis, ne peut que lui faire du bien. C’est pourquoi, cher ami, j’ai pensé que puisque votre désir, ainsi que vous me l’avez souvent dit, est d’épouser ma fille, il serait peut-être bon que nous fassions le premier pas. » Le comte avait simulé une joie profonde. Encouragé, M. Marondié avait continué. « Puisque vous êtes de mon avis, cher ami, nous organiserons, ma femme et moi, pour la fin de la semaine un grand dîner en l’honneur de vos fiançailles. »
— Danièle, ton père ne te l’a peut-être pas dit, mais ce soir nous avons un grand dîner en l’honneur de tes fiançailles avec le comte Robert de Fleurac.
Mme Marondié, qui se doutait de l’effet que produiraient ces paroles, avait attendu le dernier moment pour annoncer cette nouvelle à sa fille.
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, maman, fit cette dernière.
— Je voudrais que tu mettes la robe que tu avais au bal de Mme Éric Pommeau.
— Je ne veux pas me marier ! s’écria Danièle.
— Personne ne parle encore de mariage, ma chérie. Le comte part après-demain pour je ne sais combien de temps dans le Midi. Il ne reviendra pas avant Noël. À ce moment, tu auras changé d’avis, tu comprendras mieux les choses. Écoute donc ta mère. Tu sais bien qu’elle n’a toujours agi que dans ton intérêt. Tu sais que ton père n’est pas en très bonne santé et il est si content.
Danièle baissa la tête. Il y avait une heure à peine, Florent et elle s’étaient promenés dans les bosquets voisins de la tour Eiffel. Ensemble ils avaient fait des projets d’avenir. C’était de la carrière du peintre qu’ils avaient surtout parlé. Florent avait tiré de sa poche une coupure de presse dans laquelle un critique le comparait à un Renoir de période de crise, voulant ainsi dire qu’à la richesse paisible du grand artiste, le débutant ajoutait une vigueur en harmonie avec la difficulté des temps, ce qui était en réalité assez incompréhensible. Danièle avait voulu garder cette coupure pour la relire, une fois qu’elle serait seule. Oui, plus tard leur vie serait partagée entre l’amour et l’art. Tous deux, ils avaient rêvé d’un portrait intitulé la Femme de l’artiste que le musée du Luxembourg, par une délicate attention, achèterait pour remplacer la Femme au gant ! Et c’était au sortir d’un moment aussi délicieux que Danièle apprenait que ses parents avaient organisé pour le soir même un dîner en l’honneur de ses fiançailles avec le comte de Fleurac !
— Non, maman, je n’assisterai pas à ce dîner.
— Voyons, chérie, pense à ton père.
*
Ce ne fut qu’à la fin de la journée, à la dernière minute on peut dire, que Mme Marondié fléchit l’entêtement de Danièle. Comme au théâtre, quand il s’agit de montrer visiblement l’allégresse, ce fut autour de la jeune fille un va-et-vient de femmes de chambre. On fit quelques points à sa plus belle robe, celle du bal de Mme Éric Pommeau, on manda à la hâte un coiffeur. Une gerbe de fleurs était arrivée dans l’après-midi. On la dissimula pour ne pas effaroucher Danièle. En un mot, on fit tout ce qu’il est possible de faire pour qu’à la beauté physique correspondît une âme en rapport, c’est-à-dire qui ne détruisît pas cette beauté. Aussi quand Danièle parut dans le salon où se trouvaient déjà le comte de Fleurac en habit, M. Marondié et M. et Mme Guillemin, à qui, comme avait dit la mère « il ne fallait pas faire l’affront de les tenir à l’écart », tout le monde fut saisi d’admiration. M. Marondié remarqua bien qu’une certaine tristesse était peinte sur le visage de sa fille, mais il était de ces hommes pour qui tous les sentiments de la jeunesse sont des caprices et tous ceux de l’âge mûr des forces contre lesquelles il est inutile de lutter.
On parla un peu, puis on passa dans la salle à manger qui, pour la circonstance, avait été fleurie comme une voiture de mariée. Danièle n’avait pas encore prononcé un mot. Durant le repas, on s’efforça de l’égayer. Mais ce fut peine perdue. Elle était assise à côté du comte et pas une fois elle ne se tourna vers lui. Par signes, on laissa entendre qu’elle était émue, que n’importe quelle jeune fille l’eût été à sa place.
Après le dîner, profitant de la confusion qui résulta du passage des invités au salon, elle s’esquiva. M. Marondié ne fut pas long à s’en apercevoir. Il pria sa femme d’aller la chercher. Mme Marondié trouva sa fille à demi étendue sur son lit, le corps soulevé de sanglots.
— Que se passe-t-il, ma chérie ?
Danièle ne répondit pas. Mme Marondié, avec douceur, l’obligea à se relever, lui essuya les yeux, remit de l’ordre dans sa coiffure et, la prenant par le bras, la reconduisit parmi les invités.
— Tout est bien ? demanda M. Marondié à voix basse.
— Oui, oui. Danièle a été un peu souffrante, maintenant c’est fini.
Un quart d’heure s’était à peine écoulé que cette dernière, alors que tout le monde avait oublié le petit incident qui s’était produit à la fin du dîner, poussa un cri et tomba sur un siège, le regard fixe, le visage d’une pâleur anormale. On l’entoura. Le comte et M. Marondié portèrent le fauteuil sur lequel la jeune fille était effondrée près d’une fenêtre qu’on ouvrit aussitôt. M. Guillemin lui posa une compresse d’eau glacée sur le front.
— Ce n’est rien, ce n’est rien, répétait sans cesse M. Marondié.
Bientôt Danièle revint à elle, s’excusa de son malaise.
— C’est fini, n’est-ce pas ? lui demanda son père.
Elle ne répondit pas. Ses paupières d’une minceur extraordinaire s’abaissèrent et se relevèrent à plusieurs reprises, avec lenteur.
— Oui, murmura-t-elle finalement.
À onze heures, le comte de Fleurac se retira. M. Marondié l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée. Pour la troisième fois, ce dernier s’excusa des petits incidents dont sa fille avait été la cause. Le comte lui répondit que ceux-ci n’avaient aucune importance, qu’ils avaient été provoqués par l’émotion. « Vous verrez, ajouta-t-il, que lorsque je reviendrai, Mlle Danièle ne sera plus la même. Il faut lui laisser le temps de se faire à l’idée de se marier. »
— Où est Danièle ? demanda M. Marondié quand il fut de retour au salon.
— Dans sa chambre. Elle ne se sent pas encore très bien.
M. Marondié ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur. Sans répondre à sa femme, il se rendit aussitôt auprès de sa fille. Elle n’était pas étendue sur son lit, cette fois. Accoudée à la fenêtre, la tête dans ses mains, elle n’entendit même pas son père.
— Veux-tu me dire, s’écria ce dernier, ce que signifie cette comédie ?
Danièle sursauta, se retourna, et les deux mains derrière elle, sur la barre d’appui, comme si elle voulait prendre son élan, elle regarda son père avec une frayeur mêlée de révolte.
— Je ne me marierai jamais avec le comte de Fleurac, dit-elle avec tant de force que son père, l’écartant, ferma la fenêtre.
— Tais-toi, dit-il. On t’entend jusque dans l’avenue.
— Non, non, je ne me marierai jamais avec cet homme, car j’aime, tu m’entends, papa, j’aime Florent, comme toi tu as aimé maman.
— Je voudrais que tu te voies dans une glace, fit M. Marondié. Tu as l’air d’une folle.
— Je ne suis pas folle. J’aime Florent. Il faut que tu le saches, papa. Et si je me marie, ce ne sera qu’avec lui.
M. Marondié dut faire un effort pour ne pas laisser paraître sa colère.
— Puisque tu me parles ainsi, je te répondrai que jamais je ne te donnerai la permission d’épouser cet aventurier. Car c’est un aventurier, crois-moi. On n’agit pas comme il l’a fait quand on est un honnête homme. On n’abuse pas ainsi de la confiance qu’on place en vous. Et toi, dans ta naïveté, tu crois à son amour. Tu ne vois donc pas que cet homme ne t’aime que pour ta fortune ? Je te le répète, c’est un aventurier qui se dit peintre pour mieux arriver à ses fins. Il suffit d’ailleurs de regarder sa peinture pour voir qu’il n’a jamais touché à un pinceau.
— Papa, fit Danièle, tellement bouleversée qu’elle pouvait à peine articuler les mots, tu n’as pas le droit de parler ainsi de Florent. Un instant, elle songea à tirer de son sac la coupure de presse que le peintre lui avait donnée, mais elle craignit d’augmenter encore la colère de son père…
— J’ai tous les droits, ma fille.
— Non, papa. Florent est incapable seulement d’avoir une mauvaise pensée. Tu n’as pas le droit de le juger sans le connaître.
M. Marondié comprit qu’il était inutile, ce soir-là, de faire entendre raison à sa fille.
— Bonne nuit, dit-il brusquement. Nous reprendrons cette conversation demain matin, quand tu auras l’esprit plus clair.
Dès qu’elle fut seule, Danièle ferma la porte de sa chambre à clef, puis s’arrêta devant la glace de sa coiffeuse. « Je voudrais que tu te regardes dans une glace. » Cette parole de son père l’avait frappée. Mais elle ne remarqua rien d’anormal sur son visage, sinon peut-être sa pâleur. Elle ouvrit de nouveau la fenêtre que M. Marondié avait fermée. Au loin, une rougeur flottait sur Paris. Les voitures se faisaient plus rares. Celles qui descendaient l’avenue semblaient rouler légèrement, comme par la force acquise. « Comment Papa a-t-il pu parler ainsi de Florent ? » murmura la jeune fille. Elle scrutait l’avenue espérant voir passer la silhouette du peintre entre les arbres de l’allée cavalière. Bientôt elle frissonna. Elle ne quitta cependant pas la fenêtre. Enfant, chaque fois qu’elle avait surplombé un espace, elle avait rêvé d’avoir des ailes et de s’y jeter et de planer et de revenir quand elle voudrait à son point de départ. Était-ce la fièvre, était-ce l’amour, mais à un moment elle crut que si elle enjambait la fenêtre, elle ne tomberait pas, elle marcherait, elle s’élèverait pour passer au-dessus des arbres, puis comme au cours d’une promenade, après avoir gravi la côte, qu’elle se dirigerait sans efforts, à grandes enjambées, la robe du bal de Mme Éric Pommeau flottant derrière elle, jusqu’à la rue de la Tombe-Issoire où elle profiterait d’un coin isolé pour reprendre contact avec le sol. Elle leva une jambe, tendit les mains en avant. À ce moment, elle sursauta. Les deux étages qui la séparaient de l’avenue lui parurent un gouffre. Elle recula épouvantée, referma la fenêtre avec précipitation. Une fine sueur couvrait son front. « Non, non, dit-elle à haute voix en se tordant les mains, je ne veux plus rester ici. Je ne peux plus. Il faut que je le voie. » « Florent, murmura-t-elle, venez me chercher. Je vous aime, je vous suivrai partout. » Elle se tut et la bouche modelant encore la dernière syllabe de « partout », elle demeura quelques secondes comme en extase. Puis ses traits se détendirent. Une autre femme venait de naître. Pratique, ayant recouvré tout son sang-froid, Danièle mit de l’ordre dans sa chambre. Ouvrant une armoire, elle en tira une valise et son manteau de fourrure. Elle revêtit ce dernier, fit un tri entre ce qu’elle voulait emporter et ce qu’elle laissait puis, s’attablant à son petit secrétaire, elle écrivit la lettre suivante :
« Mes chers parents,
Vous n’avez pas compris combien est grand l’amour que j’ai pour Florent. Je ne vous le reproche pas, car je sais que les apparences sont contre lui. Il n’a pas de fortune, et il n’est qu’un artiste, c’est-à-dire qu’à vos yeux il n’existe pas. Mais je l’aime comme il est. Peut-être le regretterai-je plus tard ! Je ne veux pas le savoir. Je vous embrasse, mes chers parents. Je sais que le jour où Florent sera célèbre vous me pardonnerez. Je vous embrasse encore. – Danièle. »
Elle posa sur cette lettre un presse-papier, regarda l’heure à sa montre. Il était une heure cinq. Alors, doucement, elle entrouvrit la porte de sa chambre. Le corridor était obscur. Comme elle l’avait fait au château de Cels, mais avec beaucoup plus de calme, elle s’avança sur la pointe du pied. Tout était tellement silencieux qu’elle entendait le glissement de sa robe sur le parquet. Mais arrivée à la porte d’entrée, son cœur s’arrêta. Celle-ci était fermée et la clef avait été retirée. Un instant, elle crut qu’elle allait s’évanouir. Puis, elle songea à l’escalier de service. Tremblante de peur à la pensée que cette porte pouvait être fermée elle aussi, elle se rendit à la cuisine. Cette fois, la porte était ouverte.
Quelques instants après, elle se trouvait dans l’avenue du Président-Wilson. Tenant d’une main sa valise, de l’autre la traîne de sa robe, elle se dirigea vers l’Alma. Le vent qui caressait son visage lui faisait un bien immense. Il y avait un mois à peine, elle se souvint d’avoir descendu cette avenue au côté de Florent. Les taxis qui la croisaient s’arrêtaient, faisaient demi-tour, mais elle ne les regardait même pas. Elle avait besoin de marcher pour détendre ses nerfs. Soudain, pour la première fois, elle songea à ce qui arriverait le lendemain. Elle vit sa mère frapper à sa porte, s’étonner de n’entendre aucune réponse, entrer. Elle l’entendit alors si distinctement pousser un cri qu’elle se retourna. Elle était seule dans l’avenue. « Je ne sais pas ce que j’ai », murmura-t-elle. Un instant, elle fut prise de peur. Jamais elle ne s’était trouvée seule ainsi, dans les rues, au milieu de la nuit. La pensée de rentrer l’effleura une seconde. Elle s’aperçut qu’elle ne pourrait le faire sans réveiller sa famille puisqu’elle n’avait pas de clefs. Sur la place de l’Alma, elle remarqua qu’un homme la suivait. Elle pressa le pas. L’homme l’imita. Alors, elle monta dans un taxi. Mais quand le chauffeur lui demanda où elle voulait être conduite, elle demeura muette. En vérité elle était sortie sans songer à la cité Seurat, à la rue de la Tombe-Issoire, tellement lui avait paru naturel que c’était Florent qu’elle rejoindrait. Une fois libre, une fois en présence de la réalité, quelque chose l’avait retenue de prononcer l’adresse du peintre.
— Rue de la Tombe-Issoire, dit-elle finalement, en entendant l’inconnu qui la suivait se rapprocher.
*
Ce fut tremblante d’émotion que Danièle frappa peu après à la porte de l’atelier de Florent.
— Qui est là ? demanda presque aussitôt la voix de l’artiste.
— Moi, répondit la jeune fille.
— Je vous ouvre dans un instant.
Elle posa sa valise, s’appuya au mur. Au but, ses forces l’abandonnaient. Les yeux fermés, les oreilles bourdonnantes, elle attendit, à demi évanouie sans doute car quand le jeune homme ouvrit la porte, elle ne l’entendit même pas. Soudain, elle se sentit saisie par les épaules, puis par la taille, soulevée, portée.
Quand elle revint à elle, elle était étendue sur le lit du peintre. Elle vit les yeux de ce dernier posés sur elle. Un sourire vint illuminer son visage.
— Florent, murmura-t-elle, vous êtes là ?
— Oui, Danièle.
Après qu’elle eut bu une tasse de thé, elle se souleva à demi, demanda à Florent qui était pourtant près d’elle de s’approcher davantage. D’une voix calme, un peu triste, elle lui raconta ce qui était arrivé. De temps en temps elle s’interrompait. Durant ce silence, elle regardait longuement le peintre, un peu comme s’il n’eût pas été un être vivant mais un objet qui lui eût appartenu. Puis elle disait : « Où donc me suis-je arrêtée ? » Et elle reprenait son récit distraitement. Que lui importait à présent tout ce qui s’était passé ? N’était-elle pas au côté de l’homme qu’elle aimait ? Rien d’autre ne comptait que lui. Ils s’aimaient tous les deux. N’était-ce pas la seule chose importante ?
L’aube se levait déjà que les deux jeunes gens étaient toujours à la même place. Danièle s’était assoupie plusieurs fois, une main dans celle de Florent, offrant à la vue du jeune homme son joli cou courbé comme une tige dont la fleur s’est fermée. Il ne s’était pas lassé de l’admirer et chaque fois que les yeux de Danièle s’étaient ouverts, sans que rien d’elle-même eût remué, il avait dû se retenir pour ne pas les embrasser.
— Si vous saviez comme je suis heureuse ! Dites-moi, Florent, que jamais nous ne nous séparerons.
Elle venait à peine de prononcer ces mots que ses yeux se refermèrent sans que son visage cessât de sourire.
— Couvrez-moi, j’ai froid, murmura-t-elle.
Il se leva, alla chercher une peau de tigre qui se trouvait sur un divan et dont une des pattes était criblée de brûlures de cigarettes.
— Merci, Florent, dit-elle aussi doucement.
Maintenant, le jour grandissait à chaque minute. Derrière la porte qui donnait directement sur la rue, on entendait de temps à autre une voiture, un passant, quelquefois même un dialogue entre deux personnes, dialogue émaillé de certains mots qui faisaient rougir le peintre. Mais Danièle ne les entendait pas. Elle ne dormait pas cependant. Parfois ses lèvres se séparaient et ce souffle mystérieux qu’est la voix, modelait le nom de Florent.
Une heure s’écoula ainsi. Le peintre, lui aussi, s’était assoupi, lorsque, soudain, il entendit un cri. Il ouvrit les yeux. Danièle était assise sur le lit, les traits tirés par la fatigue et la peur, les cheveux défaits.
— Qu’avez-vous ?
— Ma mère, ma mère. Je la vois. Elle entre dans ma chambre.
Il faisait grand jour. Les gestes, les paroles avaient une autre signification.
— Vous avez fait un mauvais rêve, Danièle. Calmez-vous… calmez-vous…
Elle s’étendit de nouveau, réconfortée.
— Voulez-vous que je vous fasse une tasse de café ?
— Oh ! oui, quelle bonne idée, répondit-elle en se redressant. Pendant ce temps, je vais faire ma toilette. Où avez-vous mis ma valise ?
— Quelle valise ?
— Je l’avais posée devant votre porte. Vous ne l’avez pas prise ?
Florent se précipita dans l’impasse. La valise avait été ramassée par quelque vagabond.
— Elle n’est plus là.
— Ce n’est pas un grand malheur, fit la jeune fille en souriant.
Cela n’avait pas été au moment même où Danièle avait vu en rêve sa mère, comme dans certains phénomènes psychiques, que celle-ci était entrée dans la chambre de sa fille, mais une heure plus tard. D’abord, Mme Marondié crut que Danièle se trouvait dans la salle de bains. Elle s’y rendit, puis revint dans la chambre. Ce fut à cet instant que la lettre que la jeune fille avait laissée sur le secrétaire attira son attention. M. Marondié était déjà parti à son bureau. Elle lui téléphona immédiatement puis, à tout hasard, elle téléphona également au château de Cels, Danièle ayant très bien pu y aller sans rien dire à personne pour se venger de sa famille en lui donnant des inquiétudes.
— Elle est partie ! s’exclama M. Marondié dès qu’il fut en présence de sa femme, comme s’il apprenait cette nouvelle à l’instant.
— Lis cette lettre.
Durant cinq longues minutes, il ne prononça pas une parole. La lettre que sa femme lui avait remise, il la tenait à la main mais il ne lisait pas. Il avait peur de la lire. Ce n’était pas parce que sa fille ne voulait pas se plier à sa volonté qu’il ne l’aimait pas… Elle était son unique enfant. S’il était sévère, c’était par amour, pour que Danièle ne prît pas de mauvaises habitudes, pour qu’en respectant aujourd’hui son père, il lui fût plus facile dans l’avenir de respecter son mari.
Finalement, il se leva, rendit à sa femme la lettre qu’il n’avait pas lue.
— Que dirons-nous au comte de Fleurac, tout à l’heure, quand il viendra déjeuner ? demanda M. Marondié en portant la main à son front.
— Oh ! ce n’est pas cela qui est grave ! s’écria sa femme. Comment peux-tu penser au comte alors que nous ne savons même pas où est notre fille ?
M. Marondié eut une expression dure, celle d’un homme qui aime mieux paraître manquer de cœur que de reconnaître ses torts.
— Tu ne sais pas où est ta fille ? Je vais te le dire. Elle n’est pas bien loin. Elle est partie chez ton protégé. C’est à cause de toi que tout cela est arrivé. Je me demande comment tu as pu autoriser ce peintre à venir chaque jour ici. Il a été malin. Il a bien pris garde de ne jamais venir avant que je sois sorti. On me dirait à présent qu’il guettait mon départ, caché dans une porte cochère, que je n’en serais pas étonné. Avec des individus de cette espèce, tout est possible.
Mme Marondié n’écoutait pas son mari, occupée qu’elle était à essuyer ses larmes. « Ma pauvre enfant », balbutiait-elle de temps à autre.
— As-tu l’adresse de ce peintre ? demanda M. Marondié sans tenir compte de la douleur de sa femme.
— Non, mais Mme Lacour-Dupuy l’a certainement.
Ils téléphonèrent aussitôt à la présidente de l’œuvre de la Croix-Rose. Cette honorable personne quand elle apprit le drame dont elle était indirectement la cause, faillit se trouver mal. Malgré l’heure matinale, elle accourut peu après.
— Votre fille est vraiment partie ? demanda-t-elle aussitôt pour avoir confirmation d’un fait à ses yeux tellement extraordinaire, qu’elle croyait encore, en pénétrant chez les Marondié, qu’il s’était passé quelque chose qu’elle ne s’expliquait pas dans le téléphone. Mais quand elle se trouva en présence de M. et Mme Marondié et que ces derniers lui répétèrent ce qu’ils lui avaient déjà dit, elle fut obligée d’admettre cet événement.
— Il faut agir immédiatement, dit-elle, comme si c’était sa propre fille qui était partie. Le préfet est un de mes amis. Je vais lui téléphoner sur-le-champ. Je vais aussi prévenir mon fils. Il saura mieux que nous ce qu’il nous reste à faire.
Une demi-heure s’écoula durant laquelle Mme Lacour-Dupuy, qui, bien qu’elle ne fût pour rien dans cette histoire, tenait absolument à en supporter toute la responsabilité, et les Marondié alertèrent tous leurs amis, lesquels suppliaient qu’on leur indiquât le service qu’on attendait d’eux, pour le rendre immédiatement, ce qui toucha M. Marondié au point de lui faire dire qu’on n’était jamais seul dans le malheur. Quand le jeune Aristide Lacour-Dupuy arriva avenue du Président-Wilson, tout le monde l’entoura aussitôt. Il se dégagea avec une ferme douceur et comme un capitaine délivrant un blockhaus dans lequel il n’y aurait que des vieillards, des femmes et des enfants, il déclara que son rôle ne faisait que commencer, qu’il fallait songer, avant de s’abandonner à la joie, aux hommes disséminés dans les postes avancés, à ceux qui avaient été faits prisonniers.
— Donnez-moi l’adresse exacte de ce peintre.
Mme Lacour-Dupuy tira de son sac un carnet d’adresses. Comme elle le feuilletait, son fils le lui enleva des mains.
— Cité Seurat, très bien, dit-il au bout d’un instant. Monsieur Marondié, êtes-vous prêt ? Il faut que nous partions immédiatement.
M. Marondié appela un valet de chambre, se fit apporter son pardessus et son chapeau. Mais, avant de sortir, il se tourna vers sa femme. Il venait de lui apparaître que dans son affolement il avait commis la légèreté de mettre tous ses amis au courant de l’événement fâcheux qui lui arrivait. Il n’avait plus qu’une pensée : en réduire l’importance.
— Grâce à Monsieur, dit-il en désignant Aristide Lacour-Dupuy, tout va être arrangé d’ici un instant. Dès que je serai parti, tu téléphoneras à nos amis pour leur dire qu’ils ne s’inquiètent pas, que tout est pour le mieux, que Danièle était à Chantilly sans que nous nous en doutions.
Lorsque M. Marondié, accompagné du fils de Mme Lacour-Dupuy, arriva cité Seurat, il eut, en descendant de la voiture, un vertige. Tout tourna autour de lui. Il crut qu’il allait tomber. Instinctivement, il s’accrocha au pare-brise. Aristide le prit par le bras, le fit remonter dans l’automobile, alla chercher dans un café voisin un verre d’alcool. M. Marondié en but une gorgée. Malgré l’insistance du jeune homme, il se refusa de boire le reste. « Ce n’est rien, ce n’est rien », répétait-il sans cesse bien qu’il lui fût impossible de faire un mouvement. À la pensée de retrouver cette même fille pour laquelle il avait tant fait, pour laquelle il avait rêvé les plus hautes destinées, à la pensée de la retrouver dans un atelier misérable, au fond d’une impasse, ses forces l’avaient abandonné.
— Voulez-vous, Monsieur, que j’aille voir seul ce Florent Maugas ? demanda Aristide en jetant ce qui restait d’alcool.
Ces mots ranimèrent M. Marondié. Malgré la peine qu’un père ressent en une circonstance comme celle-ci, il devait faire son devoir. Seul d’ailleurs il saurait parler à Danièle. Il se leva, redescendit de la voiture, suivit le jeune homme. Mais devant la porte de l’atelier, il fut pris d’un nouveau vertige.
— Attendez un instant, dit-il à son compagnon.
Il essuya son front, reprit sa respiration, comme s’il venait de courir, puis, enfin, frappa à la porte. Déjà, il préparait ce qu’il allait dire. Ce serait sans doute le peintre qui ouvrirait. Il ne lui adresserait pas la parole. D’une main, il l’écarterait, il entrerait. Sa fille, bouleversée à sa vue, se cacherait le visage. Il profiterait de ce qu’elle ne le verrait pas pour s’approcher d’elle, pour l’étreindre. Il lui parlerait alors avec douceur, lui demanderait à quels mobiles elle avait obéi. Tendrement, il l’entraînerait vers la porte. Quant au peintre, la présence d’un gaillard comme Aristide le ferait taire. Et ce ne serait qu’une fois rentré, qu’une fois qu’il aurait mis son bien en sûreté, qu’il ouvrirait son cœur. « Comment as-tu pu faire une chose pareille ? » demanderait-il à Danièle. Il ferait comprendre à cette enfant, aidé de sa femme, combien sa conduite avait été insensée, dût-il demeurer des jours sans sortir, dût-il ne pas la quitter un instant.
Comme personne ne répondait, il frappa un nouveau coup, plus fort cette fois.
— Danièle, cria-t-il avec l’espoir d’être entendu à travers la porte.
Aucune réponse ne lui parvint.
— Il faut se renseigner auprès des voisins, fit Aristide.
— C’est cela, pendant ce temps je frapperai encore.
Pas plus qu’avant il n’obtint de réponse. Aristide, de son côté, fit tant de bruit dans l’impasse, dérangea tant de gens qu’une sorte de cabale se monta instantanément contre lui. On l’envoya chez une vieille Anglaise qu’on prétendait être au courant de tout. Il s’y précipita, cependant que des éclats de rire retentissaient derrière lui. La vieille Anglaise était sourde. Aristide revint près de ceux qui se moquaient de lui, demanda un crayon, du papier. Personne ne put lui rendre ce service.
— Ils vont peut-être rentrer pour déjeuner, fit-il lorsqu’il eut rejoint M. Marondié. Je vais m’installer dans la voiture, juste à l’entrée de l’impasse. C’est la seule chose qui reste à faire, ne croyez-vous pas ?
— Si vous voulez, répondit tristement M. Marondié.
*
Il avait hâte de rentrer chez lui, M. de Fleurac ne devant pas tarder à arriver. La veille, il avait accepté de venir déjeuner à condition qu’on se mît à table très tôt car, devant partir le soir même pour Cannes, il voulait encore faire de nombreuses courses dans l’après-midi. M. Marondié voulait absolument être chez lui avant le comte, car il n’avait pas confiance en la discrétion de sa femme. Il craignait que, sous le coup de la douleur, elle ne révélât ce qui s’était passé.
À midi, comme il l’avait annoncé, Robert de Fleurac sonna chez les Marondié. Le valet de chambre venait à peine d’ouvrir que, comme par hasard, M. Marondié traversa l’antichambre.
— Mon cher ami, s’écria-t-il, comme s’il avait passé la matinée à se promener au bois. Je vous attendais de bonne heure, puisque vous nous aviez prévenus… Entrez… Non, pas par là, par ici, je voudrais vous conduire dans mon bureau. Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit, mais je suis un amateur de livres.
— Moi aussi, d’ailleurs, répondit le comte. Malheureusement, je n’ai plus beaucoup le temps de m’en occuper.
— Je vais vous montrer un livre d’une grande valeur, une pièce de toute beauté. Ce sont les Contes de La Fontaine dans l’édition des Fermiers Généraux. Il y a eu des contrefaçons. Mais celle-ci est la véritable édition, celle de 1782.
À ce moment parut Mme Marondié. On devinait qu’elle avait pleuré. Ses traits étaient tirés, son visage, plein d’ombres.
— Et Danièle ? demanda M. Marondié.
— Comme tu es distrait ! C’est toi-même qui as voulu qu’elle aille chez les Pommeau.
— Ah ! c’est vrai. À quoi suis-je donc en train de penser ?
S’adressant à M. de Fleurac, il continua d’un air complice :
— J’ai pensé que ce serait mieux, n’est-ce pas ? après les émotions d’hier. Puis changeant de ton : « Vous ne saviez pas que j’aimais les livres ? »
— Non. Je vous avouerai que je ne m’en doutais pas.
— Je les aime, pourtant, et la musique, et la peinture aussi. En un mot, j’aime tout ce qui élève l’esprit de l’homme, tout ce qui le rend par conséquent meilleur.
On a dit de tout temps que la chance favorisait les amoureux. Cinq minutes, dix au plus, avant que M. Marondié et Aristide eussent frappé à la porte de l’atelier, Danièle et Florent étaient partis. Leur petit déjeuner pris, leur toilette faite, ils avaient envisagé la situation avec un esprit plus clair. Il leur était apparu que la matinée ne s’écoulerait pas sans que M. Marondié se rendît cité Seurat et que s’ils voulaient demeurer l’un près de l’autre, il leur fallait fuir l’atelier, se cacher. Durant plus d’une heure, Florent avait cherché parmi ses amis ou plutôt parmi ses relations, car il n’avait guère d’amis, celle à qui il pourrait demander l’hospitalité, l’argent dont il disposait lui interdisant de songer à louer deux chambres à l’hôtel.
Il s’était alors souvenu d’un certain Marcel Cayotte. Évidemment, ce dernier ne donnerait pas à Danièle une haute idée des relations du peintre. Mais Florent était jaloux. Au cours de ces dernières années, soit à l’École des Beaux-Arts, soit dans les académies qu’il avait fréquentées, il s’était fait de nombreux camarades. Aussi, après avoir examiné leurs mérites, les avait-il tous éliminés pour différentes raisons. Tous lui étaient apparus comme des rivaux possibles, ou comme manquant par trop de savoir-vivre, ou encore comme trop cavaliers avec les femmes. Seul Marcel Cayotte lui avait semblé devoir offrir les qualités exceptionnelles qu’il réclamait. C’était un jeune homme d’une trentaine d’années. Fils d’un serrurier qui, à ses heures perdues, cherchait le mouvement perpétuel, il avait aimé dès son jeune âge à modeler des figurines. Plus tard, le hasard avait fait qu’un jour le sculpteur Jules Vernet était sorti en oubliant sa clef. Chez le serrurier, il avait remarqué les travaux du jeune homme.
Il s’était intéressé à lui, l’avait admis parmi ses élèves. Pendant trois ans, Marcel Cayotte avait travaillé au côté du maître. Le résultat fut que toutes les qualités qu’il avait eues s’évanouirent pour faire place à un métier dont il était très fier, mais qui tua tout ce que ce jeune homme avait de dons réels. Une ville du Midi lui commanda un monument. L’État lui acheta le Tireur à l’arbalète, œuvre qui lui avait demandé quatre ans de travail et dont la hauteur était de trois mètres. Les figurines naïves de son enfance étaient surpassées. Au physique, Marcel Cayotte était un être chétif, affligé de claudication. À quatorze ans, il avait eu un épanchement de synovie et sa jambe gauche avait cessé de grandir. Il était, en outre, d’une sauvagerie telle qu’il ne voyait presque personne. Florent était peut-être le seul dans son entourage qui avait su gagner ses bonnes grâces. Souvent, il avait été lui tenir compagnie dans son atelier de la rue Vercingétorix.
Il était onze heures du matin quand Florent frappa à sa porte. Il avait prié Danièle de l’attendre dans la rue, ne voulant pas arriver à l’improviste chez Marcel Cayotte avec une jeune fille. Cet atelier se trouvait au fond d’un petit jardin dont la pelouse centrale était entourée d’une grille qu’en été tout le monde escaladait pour se coucher dans l’herbe.
Le sculpteur travaillait, une pipe à la bouche, sa blague à tabac accrochée à sa ceinture comme une bourse.
— Eh bien ! Marcel, comment vas-tu ? demanda Florent, un peu confus de venir voir son camarade parce qu’il avait besoin de lui, alors que depuis plus de six mois il n’avait pas donné signe d’existence.
— Ça va, merci, et toi ? répondit le jeune homme en tendant le coude, ses mains étant pleines de glaise. Tu vois, je suis en train de refaire mon Tireur à l’arbalète. Le premier avait quelque chose d’un peu figé.
— Je ne trouve pas. Au contraire, cette immobilité dans le geste était imposante. Cela faisait une masse que j’aurais voulu voir en plein air.
— Tu me dis cela pour me faire plaisir, répondit avec tristesse le sculpteur.
— Non, je le pense. Tu me connais. Tu sais que je me suis fait beaucoup d’ennemis à cause de ma franchise.
— Tu crois vraiment que c’était réussi ?
— L’État, tout de même, n’achète pas que des navets.
— Je t’en prie, ne me parle plus de l’État. Je m’en moque. Ce que je veux, c’est laisser une œuvre. En ce moment, je me sens découragé. Tout ce que je fais me semble mauvais. J’ai l’impression que la pierre devient du carton entre mes mains.
— Voyons, mon vieux, tu sais bien que nous passons tous par là. Depuis mon portrait de Mlle I. P., je n’ai rien pu faire. Ne parlons plus de cela, veux-tu ? Écoute-moi. Je suis venu te demander un service.
— Je te le rendrai, je te le promets, à moins que ce ne soit de l’argent dont tu aies besoin.
— Non, il ne s’agit pas d’argent. Je voudrais que tu me permettes d’habiter chez toi pendant quelque temps.
— Tu n’avais pas besoin de me le demander. Tu n’as qu’à t’installer.
— Laisse-moi finir. C’est que je ne suis pas seul.
— Si tu as une petite amie, tu n’as qu’à l’amener. Cela ne sera pas très drôle pour moi de vous voir vous adorer, mais enfin, puisque cela te rend service.
— Non, Marcel, tu ne m’as pas compris, fit gravement Florent.
— Tu viens de me dire que tu n’es pas seul !
— Je ne suis pas seul, c’est vrai, mais la personne qui m’accompagne n’est pas ma petite amie. C’est une jeune fille du monde et je la respecte comme si elle était ma sœur. C’est pour fuir sa famille que je te demande l’hospitalité, sans quoi nous serions restés cité Seurat. Si cela t’ennuie, dis-le-moi tout de suite. Je voudrais qu’elle puisse coucher dans la soupente, là où tu couches en ce moment, et que toi et moi, nous nous installions ici.
— Crois-tu que ce sera assez confortable pour elle ?
— Ce sont justement les petites amies qui font des difficultés, qui se plaignent de tout. Quand tu la verras, tu comprendras. Je vais la chercher. Je n’ai pas voulu venir avec elle sans te prévenir.
Lorsque Florent fut sorti, Marcel Cayotte posa sa pipe à la hâte. Il jeta un regard inquiet sur son atelier. « Pourquoi n’ai-je pas demandé, pensa-t-il, à Florent de ne revenir que dans une heure ? J’aurais mis de l’ordre. Elle va trouver cet atelier horrible. » Un instant, il songea à cacher les linges avec lesquels il mouillait sa terre. Mais il ne le fit pas. C’eût été si peu de chose. Il se hâta cependant de se laver les mains, se regarda un instant dans une glace. Justement, il ne s’était pas rasé. Cette constatation le fit rougir. Déjà sa timidité reparaissait. Sans savoir pourquoi, il prit un livre qui traînait sur une étagère, l’ouvrit, le posa sur une chaise. À ce moment même, la porte s’ouvrit et il aperçut Danièle, gênée, qui n’osait s’avancer. Malgré le désir qu’il en avait, il ne prononça aucune parole de bienvenue. Florent feignit de ne pas le remarquer.
— Entrez, entrez, dit-il à Danièle. Mon camarade, ajouta-t-il, après avoir failli dire mon ami, est enchanté de vous connaître. Il vous offre l’hospitalité de tout son cœur. C’est un garçon si sensible.
— Je ne sais comment vous remercier, Monsieur, fit Danièle toujours intimidée.
Marcel Cayotte, de plus en plus rouge, ne répondait toujours pas.
— Comment trouvez-vous ce buste ? dit Florent pour tâcher de rompre la glace.
— Très beau, très beau.
Cette appréciation fit une certaine peine à Florent. Mais aussitôt il eut honte de sa jalousie et dit :
— Je partage entièrement votre avis, Danièle. Ce buste est remarquablement beau. J’aime surtout la sûreté avec laquelle les mâchoires sont attachées. Et puis tout cela est plein. Il n’y a pas un centimètre carré qui n’ait été travaillé. Tenez, regardez les arcades sourcilières et zygomatiques. On sent les os sous la chair.
Marcel Cayotte avait baissé la tête, ces éloges, devant cette jeune fille qu’il ne connaissait pas mais dont la beauté l’avait frappé, le gênaient. Il leva pourtant la tête. Son regard rencontra alors celui de la jeune fille. Son visage, sous sa barbe de quarante-huit heures, devint écarlate. Pour se cacher, il feignit de chercher un carnet de croquis dans le tiroir du bas d’un meuble.
— Il est timide, dit Florent à voix basse en désignant son camarade. Mais il a beaucoup de talent, un talent que je n’apprécie pas personnellement, mais qui est incontestable.
— Vous ne l’appréciez pas ? murmura Danièle.
— Chut. Je vous expliquerai pourquoi plus tard.
Marcel s’était relevé. Il avait trouvé le carnet qu’il cherchait. Il le gardait à la main comme si, dans l’intervalle, ses visiteurs, ayant changé d’avis, ne tenaient plus à le voir.
— Montre ton carnet à Mademoiselle, lui dit Florent un peu comme un père dirait à son fils de montrer un jouet.
Marcel s’avança vers la jeune fille. Ce ne fut qu’à ce moment qu’elle s’aperçut qu’il boitait. Elle en éprouva beaucoup de peine.
— Voilà, Mademoiselle.
Sur certaines pages étaient dessinés des hommes nus. Danièle les regarda aussi longuement que le reste, ne voulant pas paraître pudibonde aux yeux des deux artistes.
*
Après le déjeuner qu’ils prirent tous ensemble dans un petit restaurant de la rue de Vanves, Danièle et Florent quittèrent Marcel, et s’en furent se promener au jardin du Luxembourg. Le peintre entraîna la jeune fille vers le jeu de Paume.
— Vous voyez ce terrain, dit-il avec émotion. Eh bien ! c’est là que j’ai passé les heures les plus douloureuses de ma vie. C’est là que je vous avais donné rendez-vous, vous vous le rappelez ?
— Ne parlons plus de cela, voulez-vous.
Florent remarqua que ç’avait été sur un ton las que Danièle avait prononcé ces derniers mots.
— Vous ne m’aimez déjà plus ? ne put-il s’empêcher de demander.
Elle ne répondit pas. Elle posa simplement son regard sur son compagnon. Ce regard était si plein de tendresse qu’il se demanda comment il avait pu poser une pareille question.
— Je vous aime tellement, dit-il, que j’ai continuellement peur de vous perdre.
Elle sourit, sans pourtant que cette lassitude que Florent venait de remarquer disparût.
— Vous avez quelque chose, dit-il de nouveau inquiet.
— Non, non, je vous assure que je n’ai rien.
— Vous n’êtes pas comme d’habitude. Vous semblez préoccupée depuis que je vous ai présenté Marcel Cayotte.
Bien qu’il eût choisi parmi ses camarades celui qui lui semblait le moins capable de lui porter ombrage, Florent était malade de jalousie. Il craignait que la jeune fille n’aimât en lui que l’artiste. Elle n’avait pu encore apprécier ses qualités d’homme. Il n’y avait donc, aux yeux de Danièle, aucune différence entre Marcel et lui. Tous deux étaient des artistes. Évidemment, Florent était mieux physiquement. Mais les femmes sont si étranges. Le besoin de protéger, d’aimer ce qui est faible, ce qui semble ne pouvoir se passer d’elles, ne l’emporte-t-il pas souvent sur l’impression de beauté ou de force qu’un homme peut leur donner ?
— Est-ce que vous trouvez Marcel sympathique ? demanda Florent en feignant de n’attacher aucune importance à cette question.
— Je le trouve très sympathique. D’ailleurs, il est votre ami, n’est-ce pas ?
— Non, Danièle, n’exagérons pas. C’est un bon camarade, un point c’est tout.
— Ah ! mais dans ce cas, cela lui est peut-être désagréable de nous offrir l’hospitalité.
— Non… non. C’est une chose qui se fait couramment entre artistes, même quand nous nous connaissons à peine.
— C’est vrai. Vous autres, vous vivez surtout par l’esprit. Tout ce qui est vie matérielle ne vous intéresse pas. Je comprends cela, d’ailleurs. C’est tellement plus noble, plus élevé.
Le jardin du Luxembourg n’est pas seulement le siège des amateurs de longue paume, il l’est également de ceux du jeu de croquet. Ces derniers étaient justement réunis près de l’aile gauche du Sénat. Il y avait compétition, et de nombreux curieux entouraient les joueurs. Danièle et Florent se joignirent à ces derniers. C’étaient pour la plupart de vieux messieurs.
— Florent, j’ai un remords. Il faut que je téléphone à papa. Il faut que je lui donne de mes nouvelles.
— Il vous demandera de rentrer.
— Je ne rentrerai que lorsque nous serons mariés. Ne craignez rien.
Florent profita d’une poussée de ses voisins pour serrer la jeune fille contre lui. Il venait de comprendre la raison de la tristesse de Danièle. Cette raison n’était pas Marcel Cayotte, mais M. Marondié. C’était compréhensible. Une jeune fille ne quitte pas sa famille sans être bouleversée.
Quelques instants après, les deux jeunes gens entraient dans un bureau de tabac voisin de l’Odéon.
— Que direz-vous à votre père ? demanda Florent.
— Je lui dirai simplement qu’il ne s’inquiète pas sur mon sort, que je suis heureuse, que dans deux mois, je serai mariée. Si, à ce moment, il veut me revoir, cela me remplira de joie. S’il ne veut pas, je lui dirai que cela me fait beaucoup de peine, mais que je vous aime trop, Florent, pour agir autrement que je ne le fais.
Le soir, quand Danièle et Florent retournèrent rue Vercingétorix, ils trouvèrent l’atelier complètement transformé. Marcel Cayotte avait profité de l’absence de ses hôtes pour mettre de l’ordre. Il y avait des fleurs partout. Mais c’était la soupente, où il avait été entendu que Danièle dormirait, qui avait surtout été l’objet de ses soins. Grâce à des étoffes qu’il avait fait pendre le long du garde-fou, d’en bas on n’apercevait ni le divan ni la petite table de chevet. Quant aux vieux moules, bien que leur poids fût ceux d’haltères, il les avait descendus seul et, pour ne pas encombrer l’atelier, les avait portés devant sa porte, non sans s’être excusé auprès de son voisin qui eût très bien pu protester contre cette exposition de blocs informes. Tout cela n’était que naturel, mais le touchant était qu’il avait essayé de mettre une note féminine à son intérieur. Sur une table couverte d’une serviette éponge, se trouvait une assiette sur laquelle il avait posé des petits beurres en éventail. Chaque cendrier contenait une boîte d’allumettes neuve. Quant aux paquets de cigarettes qu’il avait disséminés un peu partout, il en avait déchiré superficiellement l’enveloppe, comme l’eût fait un contrôleur, de manière que ses hôtes ne se gênassent pas de se servir s’ils en avaient envie.
— J’ai l’impression que je vous cause un grand dérangement, dit-elle comme elle avait entendu sa mère le faire en d’autres circonstances.
— Non, vous ne me dérangez pas du tout, mademoiselle.
— Entre camarades, fit à cet instant Florent, nous avons l’habitude de nous rendre des services.
Florent craignait continuellement que la personne de Marcel ne fût trop sympathique à Danièle. Aussi ne manquait-il pas une occasion de la diminuer par de la cordialité.
L’heure de se coucher arriva. Elle donna lieu à une scène assez comique. Pendant que la jeune fille se déshabillait dans la soupente, Florent et Marcel, comme si elle n’eût pas existé, parlèrent art. À un moment, le peintre alla plus loin. Avec une véhémence de commande, il se mit en devoir de défendre des idées que personne n’avait attaquées, à seule fin que Danièle crût qu’on ne pensait même pas à elle et qu’elle se sentît plus à l’aise. De temps en temps, quand elle se rapprochait du garde-fou, on apercevait le haut de sa tête, c’est-à-dire ses cheveux blonds.
Quand elle fut couchée, Marcel éteignit l’électricité. Dans l’obscurité, les jeunes gens se dévêtirent. Mais à minuit, le voisin, un artiste également, rentra avec sa femme. Tous deux devaient avoir bu, car ils riaient et faisaient du vacarme. Bien qu’ils fussent coutumiers du fait, il sembla à Marcel que jamais ils n’avaient été aussi bruyants.
— Danièle, murmura Florent.
— Florent.
— Les voisins vous ont réveillée, n’est-ce pas ?
— Non, non, je ne dormais pas.
Cette fois ce fut à son camarade que Florent s’adressa :
— Est-ce que tu dors, Marcel ?
Quoi qu’il eût les yeux grands ouverts, le sculpteur ne répondit pas. Il devait se retenir pour ne pas pleurer. Le bonheur de Florent lui faisait songer à la tristesse de sa vie. Le contraste était tel qu’il se sentait encore plus malheureux qu’avant.
— Danièle, continua Florent qui croyait que son camarade dormait, je vous aime. Je ne peux pas dormir parce que je pense à vous.
La jeune fille avait plus de délicatesse que le peintre.
Devant Marcel dont elle soupçonnait l’abandon, elle avait un peu honte d’être aussi heureuse.
— Voyons, Florent, il est tard, il faut dormir.
— Je ne peux pas.
— Vous allez réveiller votre ami.
— Pensez-vous. Il dort du sommeil du juste. Je serais à sa place que je dormirais de la même façon.
Pendant une demi-heure, les deux amoureux échangèrent ainsi des propos vides de sens, mais qui les emplissaient d’une joie profonde. En parlant, ils avaient oublié la présence de Marcel, si bien que sur la fin, ç’avait été comme s’ils avaient été seuls qu’ils s’étaient juré de s’aimer éternellement.
*
Il y avait une semaine que cette vie à trois durait, lorsque les circonstances firent qu’un après-midi Danièle et Marcel se trouvèrent seuls à l’atelier, Florent ayant dû se rendre chez M. Zivavitzy, le directeur d’une des plus importantes galeries de la rue La Boétie.
— Je vous empêche de travailler, peut-être, fit la jeune fille.
— Je n’ai pas envie de travailler aujourd’hui, répondit Marcel.
Il était à peine trois heures de l’après-midi. Depuis le matin, un épais et humide brouillard recouvrait Paris, si bien que l’électricité était allumée.
— D’ailleurs, même si je n’avais pas été là, vous n’auriez pu travailler à cause de la lumière.
— J’aurais travaillé quand même.
— Vous voyez que j’avais raison. Je vous dérange.
— Non. Au contraire.
Danièle se leva. Elle était gênée. Quelque chose dans l’attitude du sculpteur, qu’elle ne pouvait définir, l’effrayait un peu. Elle trouvait au jeune homme un regard qu’il n’avait pas d’habitude. Dès qu’il touchait un objet, on s’apercevait que ses mains tremblaient. Parfois, sans raison, il baissait la tête comme sous une accusation, ou bien il la levait exagérément.
— Voulez-vous que nous allions faire un tour en attendant Florent ?
— Pourquoi ? Vous ne vous plaisez pas ici ?
— Si, mais nous ne sommes pas encore sortis aujourd’hui.
Seule dans cet atelier avec le sculpteur, elle ne se sentait pas rassurée.
— Allons, Marcel, venez. Mettez votre pardessus.
Elle se dirigea vers la porte. Elle venait à peine de faire deux pas que Marcel, bondissant plutôt qu’il ne se leva, courut se mettre en travers de la porte, les bras en croix.
— Vous resterez, Danièle, vous ne sortirez pas… J’ai à vous parler… J’ai mille choses à vous dire. Il faut que vous m’écoutiez.
La jeune fille poussa un cri, voulut passer quand même. Ce fut inutile. Les mains collées au chambranle de la porte comme des griffes, Marcel ne voulut pas s’écarter. De la sueur coulait sur son front. Ses yeux étaient fixes, si bien que Danièle eut durant une seconde l’impression que le sculpteur ne la voyait pas.
— Laissez-moi passer, cria-t-elle.
Il sembla ne rien entendre. À mesure que le temps passait, son visage se contractait de plus en plus, ses joues se creusaient ainsi que les orbites.
Danièle recula au fond de l’atelier. Alors les bras de Marcel tombèrent le long de ses hanches, sa tête se pencha de côté. Il demeura quelques instants ainsi, le poids de son corps reposant sur sa jambe la plus longue, dans une attitude d’échassier. Puis, lentement, en boitant, il s’avança vers la jeune fille. Elle se réfugia derrière la table à modèle. Lorsqu’il n’y eut plus que cette dernière pour la séparer de Marcel, elle dit :
— Qu’avez-vous ? Que faites-vous ?
— Je vous aime, répondit-il en se penchant par-dessus la table.
— Vous perdez la tête, Marcel.
Elle n’osait tenter de s’enfuir. Elle espérait encore que le camarade de Florent allait redevenir normal. Elle craignait qu’en laissant paraître sa frayeur elle ne déchaînât ses passions.
— Soyez sage, fit-elle, sans savoir ce qu’elle disait. Mettez-vous à votre travail.
— Je vous aime, Danièle, répéta le sculpteur en contournant la table et en essayant ainsi de s’approcher de la jeune fille.
— Vous savez bien que cela n’est pas possible, fit cette dernière en tournant également autour de la table.
Soudain, Marcel devint comme fou furieux. Soulevant la table, il la bascula sur le côté. Danièle se précipita vers la porte. Elle allait l’ouvrir lorsqu’elle fut saisie par la taille.
— Lâchez-moi, cria-t-elle.
— Chut ! chut ! fit Marcel en abandonnant la jeune fille et en se plaçant entre elle et la porte.
— Laissez-moi partir.
— Pourquoi parlez-vous si durement à un homme qui vous aime ? Vous n’êtes pas ainsi avec Florent. Pourquoi faites-vous une différence ?
— Vous n’avez pas honte d’agir ainsi vis-à-vis de votre ami ?
Marcel ne parut pas comprendre ce que lui disait Danièle. Il secoua la tête, balbutia quelques mots incompréhensibles, puis se mit à rire.
— J’ai le droit autant que lui de vous aimer, dit-il quelques instants plus tard. Je ne sais pas pourquoi quand c’est lui vous ne dites rien et quand c’est moi vous vous fâchez.
— Parce que je l’aime, lui, vous comprenez.
C’était la première fois que Danièle s’adressait avec dureté au jeune homme. Mais il avait dépassé la mesure. Elle avait beau avoir pitié de lui, elle n’avait pu se retenir. Il la regarda avec étonnement, comme si elle venait de lui révéler un fait inattendu.
— Vous l’aimez ? demanda-t-il.
— Je crois que vous devenez fou.
— Et moi, est-ce que vous m’aimez ?
— Non.
Son visage devint sombre.
— Pourquoi alors avez-vous été si gentille avec moi ?
Malgré sa colère, elle n’osa lui dire que cela avait été par pitié.
— Parce que je vous trouvais sympathique. Mais de là à vous aimer…
De nouveau, il s’avança vers la jeune fille.
— Que vous m’aimiez ou que vous ne m’aimiez pas, moi, je vous aime.
— Si vous faites encore un pas, j’appelle au secours.
Marcel s’arrêta. Durant un instant, il eut l’attitude d’une bête prise au piège. Il se retourna, regarda à gauche, à droite, comme si, retenu par sa jambe, il voulait avant de faire un effort désespéré qui le libérerait, s’assurer que personne ne viendrait l’en empêcher. Puis, brusquement, il se jeta sur Danièle. Elle essaya de le repousser, s’accrocha à une étagère pour ne pas tomber, laquelle céda avec fracas.
— Au secours ! cria-t-elle.
Marcel lui ferma la bouche de sa main. Elle parvint à se dégager et appela de nouveau à l’aide. Il n’en tint aucun compte. Les cris de la jeune fille, au lieu de l’apaiser, l’excitaient davantage. Il n’était plus maître de lui.
— Taisez-vous ! ordonnait-il à Danièle.
Une telle autorité émanait de lui qu’elle obéit. Mais au premier pas qu’il fit dans sa direction, elle poussa un cri strident. On frappa à la porte. Des voix se firent entendre dans la cour. Il se passa alors une scène inattendue. En l’espace d’un instant, le sculpteur changea complètement. D’homme aveuglé par le désir, il se transforma en celui qu’il avait été une semaine auparavant, c’est-à-dire en un jeune homme sensible et timide. Du regard, il implora Danièle.
— Pardonnez-moi… pardonnez-moi… je ne sais pas ce qui m’est arrivé… J’ai perdu la tête… je ne me rendais pas compte de ce que je faisais. Dites aux voisins qu’il ne s’est rien passé, que vous vous êtes brûlée, que c’est pour cela que vous avez crié, mais que vous allez mieux.
À sept heures du soir, Florent n’était pas encore rentré. Le revirement de Marcel avait été superficiel car, aussitôt après que les voisins s’étaient retirés, avec moins de brutalité, il est vrai, il avait continué à harceler la jeune fille. Plusieurs fois, pour le repousser, elle avait été obligée de le menacer d’appeler au secours. Le souvenir de l’intervention des voisins l’avait alors calmé, mais pour peu de temps.
— Que fait donc Florent ? demanda Danièle qui commençait à craindre qu’il ne lui fût arrivé quelque chose et qui dans l’énervement où l’avait mise cette après-midi passée au côté d’un demi-fou, en était venue à croire par moment que celui-ci avait peut-être tué le peintre.
Ils étaient assis chacun à un coin de l’atelier. « Je vous aime », répétait Marcel à chaque instant, sans paraître comprendre le sens de ce qu’il disait, cela sur un ton monotone.
— Voulez-vous que j’aille acheter le dîner ? demanda Danièle avec beaucoup de gentillesse.
Elle avait l’espoir qu’en montrant au sculpteur qu’elle ne lui gardait pas rancune, il retrouverait son équilibre. Malgré la peur qu’il lui faisait, malgré le dégoût qu’elle avait pour cet homme, elle n’en avait pas moins pitié de lui. Au cours des quelques jours qu’elle avait vécus près de lui, elle avait appris à le connaître. Elle avait compris combien dénuée de joie, de tendresse, avait été son existence. Aussi le considérait-elle comme irresponsable.
— Non, ne sortez pas, répondit-il. Je veux que vous demeuriez près de moi. Je ne peux pas vivre sans vous. Florent ne reviendra peut-être jamais. Promettez-moi alors de m’aimer. Vous verrez comme vous serez heureuse. Je ferai tout ce que vous désirerez. Vous êtes si belle !
Danièle pâlit. « Florent ne reviendra peut-être jamais. » Pourquoi Marcel avait-il dit cela ? Elle regarda sa montre. Il était sept heures et demie. Le peintre, avant de partir, avait dit qu’il serait rentré pour six heures. Où pouvait-il être ? Que faisait-il ? Pourquoi ne le cherchait-elle pas ? Et cet infirme qui depuis des heures l’observait sournoisement ! Un instant, elle fut prise d’une terreur panique. Mais elle ne bougea pas. Elle avait remarqué que dès qu’elle faisait un mouvement, Marcel se préparait à bondir vers la porte. Cette fois, pourtant, elle n’y tint plus. Elle se leva. Au même moment, Marcel se leva également. Elle n’y prit pas garde et s’avança vers la porte. Mais déjà, les bras en croix, le sculpteur lui barrait la route.
— Laissez-moi sortir, cria Danièle.
— Je tiens trop à vous, répondit Marcel sur un ton hypocrite.
Il avait à peine prononcé ces mots que la porte s’ouvrit. C’était Florent.
— Que se passe-t-il ? demanda ce dernier en écartant Marcel et en jetant sur ce dernier un regard à la fois sévère et interrogatif.
Danièle rougit. Au moment où la porte s’était ouverte, ses mains s’étaient tendues en avant dans un geste d’imploration.
— Il ne se passe rien, répondit-elle. Nous parlions de vous. Comment se fait-il que vous rentriez si tard. Nous commencions à être inquiets.
— Vraiment ?
— J’allais justement voir dans la rue si vous arriviez.
Danièle rayonnait. Florent, son Florent était devant elle. Elle en oubliait la terreur dans laquelle elle avait vécu toute l’après-midi. Alors qu’une minute plus tôt, elle eût dressé les deux hommes l’un contre l’autre, à présent, si grande était sa joie qu’elle ne voulait pas la ternir en dévoilant ce qui s’était passé. D’ailleurs, pouvait-elle vraiment considérer Marcel comme responsable de ses actes. Ce garçon était plutôt à plaindre. Pouvait-elle lui en vouloir ? N’était-elle pas elle-même la faute de tout ? Par sa gentillesse, elle lui avait involontairement laissé croire qu’il ne lui était pas indifférent.
— J’ai dû attendre plus de deux heures avant d’être reçu, fit Florent comme s’il n’avait rien remarqué d’anormal. Bien qu’il se doutât de quelque chose, il ne voulait pas soupçonner Danièle. « Mais dans quelques années, continua-t-il en s’adressant à son camarade, ce sera à mon tour de le faire attendre, ce brave Zivavitzy. Tu n’as rien acheté pour le dîner ?
— Je croyais que nous irions au restaurant.
— Non, je préfère dîner ici. Cela nous reviendra moins cher. Je vais aller faire les achats.
Sans regarder Danièle, Florent ressortit. Il venait à peine de fermer la porte que Marcel s’avança vers Danièle.
— Merci, merci.
— Vous n’avez pas à me remercier.
— Si j’ai à vous remercier. Vous m’aimez. Vous venez de me le montrer.
— Parce que je n’ai rien dit de votre conduite ?
— Oui. Vous acceptez qu’il y ait des secrets entre nous. C’est une preuve d’amour.
— Si je n’ai rien dit, ce n’est pas à cause de ce que vous croyez, mais par pitié. Vous me faites de la peine. Je sens que vous avez été malheureux et je ne veux pas qu’à cause de moi Florent vous déteste.
Marcel, qui jusque-là avait affecté d’être radieux, se rembrunit.
— Je me moque de votre pitié, dit-il durement.
Et avant que la jeune fille eût pu esquisser un geste de défense, il la saisit dans ses bras. Elle poussa un cri.
Au même moment, la porte s’ouvrit. Florent, qui ne s’était pas éloigné, avait tout entendu.
— Veux-tu la lâcher, fit-il en se précipitant sur son camarade.
Ce dernier ne voulut pas obéir. Une bataille s’ensuivit, cependant que Danièle, terrorisée, s’était caché le visage dans ses mains.
*
— Au revoir, Marcel. Ce sera mieux ainsi.
— Au revoir, Florent. Tu as raison.
Danièle était déjà sortie. Elle attendait le peintre dans la rue. Quand celui-ci la rejoignit, la première parole qu’elle prononça fut pour demander si Marcel n’était pas trop triste.
— Je ne vous dirai pas qu’il est gai, mais enfin il n’est pas trop triste.
Il était près de neuf heures. Danièle et Florent n’avaient pas dîné et toutes ces émotions leur avaient ouvert l’appétit.
« Où coucherons-nous cette nuit ? » demanda Danièle en riant. Elle aimait les aventures. Il y avait des années, elle avait été une enfant qu’on perdait toujours. Trois fois, un commissaire de police l’avait ramenée par la main avenue du Président-Wilson. Évidemment, il n’était pas souhaitable que l’aventure qu’elle venait de vivre au cours de l’après-midi se renouvelât. Mais elle en était déjà remise et Florent, à chaque réverbère, se penchait vers elle pour la regarder avec une admiration amusée.
— Nous coucherons où le hasard nous conduira.
— Si cela continue, comment ferons-nous pour nous marier ? Vous ne pouvez pas retourner chez vous, ni moi non plus. Nous n’avons donc pas d’adresse. Comment pourra-t-on alors établir les bans ?
— Ne vous inquiétez pas, Danièle, j’arrangerai cela.
— Oh ! je ne m’inquiète pas, Florent. Au contraire, je trouve tout cela passionnant. D’ailleurs, on m’avait toujours dit que la vie qu’on menait au côté d’un artiste ne ressemblait pas à celle de tout le monde.
— On ne vous avait pas trompée.
À ce moment, une ombre passa sur le visage de la jeune fille.
— Qu’avez-vous ma chérie ?
— Je pense à Marcel.
— Eh bien !
— C’est un pauvre garçon. Nous n’aurions peut-être pas dû le quitter comme cela. J’ai un remords.
— Voyons, Danièle, ne soyez pas une enfant. Rappelez-vous le risque que vous avez couru. Supposez que vous vous soyez trouvés tous les deux dans un endroit isolé… qu’auriez-vous pu faire pour vous défendre ? Non, ne pensons plus à cela. C’est trop horrible.
— Je me serais défendue.
— Et s’il avait été le plus fort.
Danièle leva amoureusement ses grands yeux bleus sur Florent.
— Vous avez raison, dit-elle, ne pensons plus à cela.
*
Après avoir dîné dans un restaurant à bon marché de la rue de Rennes, restaurant dont la nourriture parut extraordinairement bonne à Danièle, ils se rendirent à Montparnasse. Florent avait l’espoir de rencontrer un camarade qui lui offrirait l’hospitalité pour la nuit. Il avait bien songé à prendre deux chambres à l’hôtel, mais outre la dépense, ce qui le faisait reculer, c’était d’être obligé de donner l’identité de la jeune fille. M. Marondié avait certainement alerté la police. Tous les hôtels étaient sans doute prévenus. Il valait mieux ne pas aller au devant de ce danger.
Ils s’assirent à la terrasse d’un grand café. Déjà les braseros avaient été sortis. Il y avait peu de monde. Le froid et le brouillard avaient découragé les promeneurs. L’heure que les deux jeunes gens passèrent alors leur sembla une minute. L’un près de l’autre, au milieu de gens qui ne prêtaient aucune attention à eux, ils eurent l’illusion d’être mariés, d’être sortis après le dîner pour se distraire. On eût dit, à les voir, qu’ils allaient se retrouver tout à l’heure, chez eux, dans un appartement calme, au milieu de leurs habitudes. Personne n’eût pu supposer qu’ils étaient comme des vagabonds, sans abri, sans argent, tellement ils semblaient heureux.
— Il va bientôt être tard, fit Florent en prenant les mains de la jeune fille et sans se soucier d’un vieux monsieur, qui souriait devant tant d’amour. Il faudrait peut-être nous occuper de chercher un abri.
— Oh ! Cela n’a pas d’importance, nous avons le temps.
— À quatre heures du matin, quand nous serons assis tous les deux sur un banc, vous ne direz plus cela.
— Cela m’amuserait follement justement d’être assise, même couchée, à quatre heures du matin, sur un banc.
— Et si un sergent de ville vous demande ce que vous faites là ?
— Je lui répondrai : Monsieur, je n’ai pas de maison, où voulez-vous que j’aille ? Je ne fais de mal à personne.
— Oui, Danièle, je vous vois répondant cela. Écoutez-moi. Parlons de choses sérieuses. Dites-moi d’abord si vous avez une idée.
— Oui, j’ai une idée.
— Le banc ?
— Non. Nous n’avons qu’à aller chez vous. Demain matin, nous partirons très tôt.
— Pour cela, il faudrait que vous soyez réveillée.
— Vous me réveillerez si je dors, mais je ne dormirai pas.
Cette proposition était raisonnable mais Florent craignait que M. Marondié n’eût fait surveiller son atelier. La cité Seurat était peut-être pleine de détectives privés. Dès qu’il paraîtrait avec Danièle, M. Marondié serait prévenu, accourrait avec des amis, réclamerait son bien. La jeune fille avait beau l’aimer, elle serait obligée de suivre son père. Comment ferait-il après pour la revoir ? À la seule pensée que Danièle allait lui être enlevée, il se mit à trembler. Non, il valait mieux passer la nuit dehors que de courir ce risque. D’autre part, il se rendait bien compte que si Danièle aimait les aventures, elle était à un âge où le sommeil ne se combat pas. Déjà, à certains moments, ses yeux se fermaient. Et il n’était pas minuit.
— Je crois que vous avez eu une bonne idée, dit-il finalement. Mais avant de rentrer, je vous installerai dans un petit café et j’irai faire une reconnaissance. Si tout est calme, s’il n’y a aucun danger, nous irons passer la nuit dans mon atelier. Mais je vous préviens, demain matin, il faudra partir avant huit heures. On ne sait pas ce qui peut arriver.
Ils quittèrent la terrasse, montèrent le boulevard Raspail, prirent l’avenue du Parc-Montsouris. La cité Seurat était complètement déserte. Florent et Danièle se hâtèrent de la traverser mais ce ne fut que lorsque la porte de l’atelier eut été refermée qu’ils poussèrent un soupir de soulagement. Il s’assirent sur le divan, sans faire de lumière.
— N’êtes-vous pas heureuse, Danièle, d’être enfin seule avec moi ? Vous verrez comme nous dormirons bien.
La jeune fille ne répondit pas.
— Nous n’avons pas été gentils pour votre ami, dit-elle tristement.
Florent ne lui en laissa pas dire davantage. Il la prit par la taille, l’attira à lui, l’embrassa longuement sur les lèvres.
— Oh ! Florent, dit-elle avec ravissement sans plus songer à Marcel Cayotte.
Malgré la décision que Florent avait prise de quitter de bonne heure son atelier, il n’eut pas le courage, le lendemain, de réveiller Danièle. Elle dormait comme une enfant, de ce sommeil si calme du matin parce que le corps est déjà reposé. Il la regarda avec amour, cependant qu’un rayon pâle de soleil beaucoup plus long que large traversait l’atelier. De temps en temps, elle soupirait, ou bien elle souriait, ou bien encore elle esquissait un geste, ce qui était plein de charme car elle semblait juger inutile de le terminer.
— Danièle, murmurait-il parfois.
L’éveiller ainsi n’eût pas été l’éveiller.
Finalement, elle ouvrit les yeux, prit quelques secondes pour se reconnaître, puis sourit adorablement.
— Où avez-vous dormi ? demanda-t-elle tout de suite. La veille, elle s’était assoupie presque aussitôt étendue, confiante, sans se demander ce qu’il allait advenir de Florent.
— Près de vous, dans ce fauteuil, répondit le peintre.
— Vous auriez dû me réveiller. J’aurais pris votre place. De cette façon, nous aurions eu chacun notre part de lit.
— J’ai très bien dormi. Pour vous réveiller, il aurait d’abord fallu que je me réveille moi-même. Mais dépêchez-vous. Il est presque dix heures. Il faut que nous partions.
— Et où irons-nous ?
— Vous allez voir. Je vous dirai cela quand vous serez habillée.
— Oui, mais je ne peux pas me lever si vous ne vous retournez pas.
— Je ferme les yeux.
— Ils sont fermés ?
— Vous ne le voyez pas.
— Oh ! On peut très bien avoir les yeux fermés et regarder entre ses cils.
— Me croyez-vous capable d’une telle duplicité ?
— Je vous crois capable de tout, Florent. Allons, levez-vous et retournez-vous.
*
Un quart d’heure après, les deux jeunes gens refaisaient en sens inverse le chemin que nous les avons vu faire la veille.
— Où me conduisez-vous ?
— Je vous conduis jusqu’à la place du Lion de Belfort, nous prendrons le métro et nous descendrons à la station Passy.
— Et après ? demanda Danièle comme une fillette à qui on raconte une histoire.
— Après, nous nous rendrons à pied avenue du Général-Thierry.
— Je ne connais pas cette avenue.
— Cela n’a pas d’importance. Personne ne la connaît. Elle commence rue Raynouard, juste en face de la maison qu’habitait Balzac.
— Et elle finit où ?
— Elle ne finit pas. Pour le moment, c’est un cul-de-sac. Mais quand elle finira, elle finira rue de l’Assomption. Donc, pour commencer ma phrase comme les Russes, quand nous serons arrivés avenue du Général-Thierry, je vous prierai de m’attendre un instant, en vous promenant. Pendant ce temps, je monterai chez ma mère. Je lui raconterai tout. Je lui dirai que je vous aime, que vous m’aimez… je pourrai le dire, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui.
— Et je lui demanderai de vous donner l’hospitalité jusqu’à notre mariage. Évidemment, j’ai des camarades. Mais après l’expérience de la rue Vercingétorix, je crois qu’il est préférable de ne pas recommencer.
— Il n’était pas méchant, au fond, votre ami.
— Je vous en prie, ne vous apitoyez pas sur son sort chaque fois que je prononce son nom.
*
La jeune bonne qui ouvrit la porte à Florent portait une coiffe et un tablier blancs.
— Vous venez de bonne heure, aujourd’hui, Monsieur Maugas. Madame votre mère fait sa toilette. Entrez dans le salon, je vais lui dire que vous êtes là.
Florent obéit. D’habitude quand il pénétrait dans cette pièce, même quand c’était une aide pécuniaire qu’il venait demander, il oubliait le motif de sa visite. La raison en était bien simple. Les murs étaient couverts de ses peintures. Comme il prenait le soin de toujours les dater, il aimait en les considérant à constater les progrès qu’il avait faits. Ce matin-là, pourtant, il ne porta pas la moindre attention à ses œuvres. Il y avait quelques minutes qu’il était arrivé que sa mère le rejoignit. Vêtue d’un kimono qu’elle tenait croisé sur sa poitrine, chaussée d’espadrilles marocaines, les oreilles parées de boucles de vieil or ciselé, elle s’avança majestueusement. C’était une femme de cinquante ans, très fardée, dont les cheveux étaient teints.
— Que viens-tu encore me demander, Florent ? Si c’est de l’argent, je te préviens tout de suite que je n’en ai pas, pour que tu n’aies pas de désillusion.
— Ce n’est pas de l’argent, répondit fièrement le jeune homme.
— Ah ! bien. Dans ce cas, suis-moi dans ma salle de bains. Comme tu le vois, je ne suis pas prête. Et à onze heures, j’ai un rendez-vous important. Il s’agit de signatures à donner.
Florent ne put s’empêcher de songer que sa mère ne changeait pas. En effet, il ne l’avait jamais vue sans qu’elle lui eût parlé de « signatures ». Il la suivit dans sa salle de bains. Un désordre qu’on a peine à imaginer y régnait. C’était plutôt un cabinet de débarras. Mme Maugas y passait toutes ses matinées, et comme elle aimait à la fois les chiffons et la comptabilité, elle y avait fait transporter sa garde-robe et son secrétaire.
— Assieds-toi, dit-elle en désignant un fauteuil à son fils.
Avant d’obéir, il dut enlever les journaux, la trousse à ongles et les vêtements qui l’encombraient.
— Je suis venu te trouver, maman, parce que j’ai une grande nouvelle à t’annoncer.
— Dans ce cas, attends que je finisse de mettre mon kohl.
Florent songea à Danièle qui faisait les cent pas dans l’avenue. Il regarda la fenêtre. Malheureusement elle donnait sur une cour.
— Quelle est cette grande nouvelle ? demanda enfin Mme Maugas.
— Cette grande nouvelle, est, maman, que je vais me marier.
— C’est parfait si la jeune fille que tu veux épouser a de l’argent.
— Elle n’a pas d’argent.
— Eh bien ! mon fils, laisse-moi te dire que tu es en train de faire la deuxième bêtise de ton existence.
— Pourquoi la deuxième ?
— La première, c’est d’avoir voulu devenir un peintre, oui, un peintre. Quelle idée extraordinaire, quand j’y pense.
— J’aime cette jeune fille. Peut-on lutter contre l’amour ?
— Parfaitement. Et c’est beaucoup plus facile que de lutter contre la pauvreté.
— Eh bien ! moi, je m’en sens incapable.
— Ne sois pas un enfant.
— Mais si tu la voyais, maman, tu me comprendrais. Elle est belle, comment te dirai-je ? Belle comme le jour. Ses yeux sont bleus, d’un bleu extraordinaire.
— C’est tout ce que tu trouves pour me peindre cette jeune fille ? Je vois, tu l’aimes vraiment.
— Je te la présenterai. Tu la verras. Tu seras éblouie.
— Ah ! cela, permets-moi d’en douter. Je n’ai pas les mêmes raisons que toi de l’admirer.
— Il n’est pas besoin de raisons pour admirer une beauté pareille.
— Veux-tu sortir un instant. Il faut que je passe ma robe.
Florent retourna au salon, ouvrit la fenêtre. Du troisième étage où il se trouvait, il aperçut Danièle qui marchait lentement dans l’avenue. Il se souvint alors que l’inverse s’était produit avenue du Président-Wilson.
— Danièle… Danièle…
Elle leva les yeux.
— Patientez, je descends tout de suite.
À ce moment, il éprouva un malaise. Danièle avait baissé la tête. Bien qu’il fût séparé d’elle par la hauteur de trois étages, il eut l’impression qu’elle rougissait, qu’elle avait honte d’avoir été appelée ainsi. Elle releva pourtant la tête, puis la rebaissa très vite. Elle ne savait visiblement quelle attitude prendre. Aussi se retira-t-il brusquement.
— Voilà, je suis prête, dit peu après Mme Maugas. Je serai obligée de te prier bientôt de t’en aller, parce que les gens avec qui je dois échanger des signatures ne vont pas tarder à arriver. Et s’ils te voyaient ici, cela ferait mauvais effet.
— Pourquoi, maman ?
— Enfin, tu n’es pas un enfant. Je ne vais tout de même pas aller raconter partout que j’ai un grand fils. Évidemment, je pourrais être veuve ou divorcée. Mais cela vaut mieux pas.
Florent était trop absorbé par son amour pour chercher à comprendre pourquoi cela valait mieux pas.
— C’est qu’avant de partir, j’aurais voulu te parler.
— N’est-ce pas ce que tu viens de faire ?
— J’aurais voulu te donner des explications plus complètes sur mes projets.
— Oh ! ce n’est pas nécessaire, Florent. J’approuve d’avance tout ce que tu feras. Il est inutile de prendre la peine de me fournir des précisions.
— Tu n’es donc pas curieuse de savoir qui ton fils veut épouser ?
— Tu me l’as déjà dit, une jeune fille pauvre, d’une beauté extraordinaire. Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage. Je la vois comme si je l’avais toujours connue.
Florent hésitait à demander à sa mère d’héberger Danièle. Si Mme Maugas avait une certaine affection pour son fils, si elle ne demandait pas mieux de lui venir en aide quand elle le pouvait, elle ne le considérait pas moins comme complètement indépendant. C’était un homme. Elle ne lui posait aucune question. En échange, il devait faire la même chose. Aussi était-il un peu embarrassé. Il avait espéré que sa mère manifesterait le désir de connaître Danièle et que, frappée par la beauté et la grâce de la jeune fille, elle ne ferait aucune difficulté pour lui offrir l’hospitalité. Il n’avait pas prévu qu’elle montrerait si peu de curiosité.
— Je vais te la présenter, dit Florent qui était certain que tout irait bien à partir du moment où sa mère verrait Danièle.
— Je t’ai dit que j’attendais du monde.
— Nous viendrons après le déjeuner, si tu veux.
— Eh bien ! c’est cela.
— Je te dirai à ce moment le service que j’attends de toi.
— Quel service ?
— Non, je veux d’abord que tu voies Danièle.
Il était deux heures de l’après-midi lorsque Danièle et Florent retournèrent chez Mme Maugas. Comme le peintre l’avait prévu, sa mère ne put dissimuler un certain étonnement à la vue de la jeune fille. Ce n’était pourtant pas la beauté de cette dernière qui avait surpris Mme Maugas, mais cette aisance et cette insouciance qui trahissent l’habitude de la fortune.
— Je suis très heureuse de vous connaître, dit-elle en souriant à la jeune fille.
Celle-ci était intimidée. Elle appréhendait par-dessus tout de déplaire à Mme Maugas. S’il arrivait à Florent ce qui lui était arrivé à elle, que feraient-ils tous les deux ?
— Je vois, continua Mme Maugas, que mon fils, en me disant que vous étiez charmante, ne faisait que dire la vérité.
Danièle rougit, cependant que Florent la regardait avec une admiration plus grande encore.
— Mais asseyez-vous, Mademoiselle.
Encouragé par cet accueil, le peintre dévoila peu après quel était le service qu’il attendait de sa mère. Danièle avait été obligée de quitter sa famille parce que cette dernière avait voulu l’obliger à épouser un homme qu’elle n’aimait pas. Tous deux seraient bien restés cité Seurat s’ils n’avaient craint que les parents de la jeune fille ne vinssent la chercher. Ils s’étaient réfugiés chez un ami, Marcel Cayotte, mais ce dernier, un rustre, n’avait aucune idée de ce qu’étaient les lois de l’hospitalité. Il avait profité de l’absence de Florent pour tenter d’abuser de Danièle.
— Je voudrais donc, maman, poursuivit Florent, que tu acceptes de loger Danièle jusqu’à ce que nous puissions nous marier. Chez toi, elle sera en sûreté. D’autre part, je trouve cela plus convenable. Ce n’est pas que Danièle et moi nous ayons de mauvaises pensées, mais…
— Il ne faut pas tenter le diable, acheva Mme Maugas.
Les regards des deux jeunes gens se rencontrèrent. Ils rougirent.
— Si j’ai bien compris ce que tu désires, continua cette dernière, tu voudrais que je garde ta fiancée. Mais où la logerai-je, mon pauvre garçon ?
— Oh ! Madame, n’importe où… je ne prendrai pas de place… je me ferai toute petite.
— Et que penseront mes amis d’une inconnue tombant du ciel chez moi ? Les mauvaises langues ne manquent pas. J’entends déjà leurs insinuations. Mme Maugas nous avait caché qu’elle avait une fille.
— Je ne quitterai pas ma chambre. Personne ne me verra.
— Et il y a votre famille. De quoi aurais-je l’air vis-à-vis d’elle ? Tôt ou tard, elle apprendra que vous habitez chez moi. Votre père ou votre mère viendront faire du scandale ici.
— Que veux-tu dire, maman ? demanda le peintre qui sentait que la jeune fille avait été froissée.
— Je veux dire que la vie nous cause assez d’ennuis sans la compliquer davantage. Mademoiselle m’est très sympathique, je l’accorde, mais je ne tiens pas à ce que sa famille me cherche querelle. Comme on ne m’a pas appris à crier, j’ai toujours tort.
— Mais, Madame, ne put s’empêcher de dire Danièle, mes parents non plus n’ont pas l’habitude de crier.
— Tu oublies, maman, surenchérit Florent, que M. et Mme Marondié appartiennent au meilleur monde.
— Marondié ? interrogea Mme Maugas, en changeant de ton.
— Oui, maman.
— Tout est différent, dans ce cas. Je connais, en effet, ce nom. Si j’ai bonne mémoire, il y a un an environ, M. et Mme Marondié ont accompagné un de leurs amis, le cavalier servant de la sœur de Mercédès Chatrian, la célèbre cantatrice avec qui je suis intime et qui vient chaque semaine dîner ici, chez une dame, dont je ne veux pas dire le nom, qui se trouvait gênée et qui voulait se débarrasser d’une partie de son mobilier. Je ne savais pas, Mademoiselle, que vous étiez la fille de M. Marondié. Mon fils, qui est la distraction même, a oublié de vous présenter.
— Je répare ma faute, fit Florent heureux et fier, Mademoiselle Danièle Marondié.
— Je crois me souvenir que vos parents habitaient place des États-Unis.
— Non, Madame, nous habitons avenue du Président-Wilson.
— C’est à côté. C’est bien ce que je pensais.
— À cinquante mètres de la place, précisa Florent.
— La peinture de mon fils vous plaît sans doute beaucoup, Mademoiselle ? Je ne sais pas si Florent vous l’a dit, car il est la modestie même, mais on a beaucoup parlé de lui au dernier Salon des Tuileries.
— Tu confonds, maman, avec le Salon des Artistes Français.
— Je l’ai su indirectement, Madame, par ma mère.
— Madame votre mère s’intéresse également à la peinture ?
— Beaucoup, Madame, mais moins que mon père. C’est incompréhensible. Il a lui-même étudié.
— Il doit aussi avoir, j’en suis certaine, du talent.
Danièle ne put retenir un sourire de contentement.
— Vous le savez mieux que moi, Florent, n’est-ce pas ?
— M. Marondié a beaucoup de dispositions. La seule qu’on pourrait peut-être lui reprocher, c’est d’avoir trop de facilité.
— Ce n’est pas un défaut, s’empressa de remarquer Mme Maugas. Cela vaut mieux que le contraire. Cela prouve qu’il est doué.
Durant plus d’une heure, la conversation demeura sur ce ton. Depuis qu’elle avait appris qui était Danièle, Mme Maugas était devenue une autre femme. À chaque instant, elle avait fait l’éloge de son fils, si bien que la jeune fille avait fini par la trouver charmante.
— Vous serez indulgente, Mademoiselle. La chambre que je vous réserve ne donne pas sur l’avenue. Elle n’en est pas moins très agréable. La cour est très aérée. Et vous aurez même un avantage que je n’ai pas, celui de voir le soleil se jouer sur votre lit à votre réveil.
— Vous êtes trop bonne, Madame.
— C’est tout naturel que je fasse cela pour une future belle-fille aussi délicieuse que vous. Si vous voulez m’excuser un instant, je vais aller prévenir ma femme de chambre.
— Je n’aurai besoin de rien, Madame.
— Si, si ; il ne faut pas lui donner de mauvaises habitudes.
À peine Mme Maugas fut-elle sortie que Danièle s’approcha de Florent, se serra contre lui.
— Je suis contente, contente ! Votre mère est si bonne.
Une semaine s’était à peine écoulée que Florent et Danièle avaient déjà organisé leur vie. Ils prenaient leurs repas ensemble chez Mme Maugas. Le soir, un peu avant minuit, le peintre retournait cité Seurat. Le matin, il se levait très tôt et travaillait jusqu’à midi, M. Zivavitzy s’étant enfin décidé à organiser une exposition des œuvres de Florent. La seule ombre était que Danièle ne pouvait venir à l’atelier. À plusieurs reprises, le peintre avait remarqué qu’on le surveillait. Un jour même, et cela il l’avait caché à Danièle, ne voulant pas l’effrayer, un inspecteur d’une agence privée était venu lui proposer une somme de cent mille francs s’il consentait à ramener Danièle avenue du Président-Wilson. Inutile de dire que Florent avait refusé avec indignation. Depuis, il avait redoublé de prudence.
Quant à Danièle, elle se remettait doucement des émotions qu’elle avait éprouvées. Elle se levait tard. À chaque instant, Mme Maugas venait lui demander si elle n’avait besoin de rien. Elle répondait invariablement que tout était parfait. Vers onze heures, Mme Maugas revenait encore dans la chambre de la jeune fille pour lui dire cette fois qu’elle pouvait disposer de la salle de bains. Sa toilette terminée, si Mme Maugas n’était pas sortie, elle la rejoignait dans le salon où cette dernière, inspirée sans doute par son hôtesse, jouait du piano. C’était alors une conversation qui durait jusqu’à l’arrivée de Florent et dont la famille Marondié était le principal sujet. Petit à petit, Mme Maugas en vint à donner des conseils à la jeune fille. « Je ne sais pas, disait-elle, si votre manière d’agir avec votre famille est très adroite. Il faudrait que nous demandions conseil à quelqu’un. »
— Une de mes amies, vous allez voir comme c’est curieux, s’est trouvée dans votre situation. Comme vous, elle a voulu se marier sans le consentement de son père.
Le surlendemain, Mme Maugas laissa entendre que cette amie avait été malheureuse toute sa vie.
— Ne croyez-vous pas, dit-elle finalement, qu’il serait plus sage de votre part de vous réconcilier avec les vôtres. Quand on est jeune et quand on aime, on ne songe pas toujours aux questions d’argent, ou si on y songe, c’est pour les mépriser. Mais plus tard, on le regrette. Je ne veux pas être un rabat-joie, chère enfant. Cependant, je considère de mon devoir de vous prévenir. Vous voulez épouser un artiste. C’est très beau de votre part, mais vous ne devez pas oublier qu’il faut vivre. Si c’est sur ce que gagnera mon fils que vous comptez, je crains que vous ne mouriez de faim tous les deux. L’amour et l’eau fraîche, je suis de celles qui croient que cela a existé, qui regrettent cet heureux temps. Je suis musicienne, sensible, éprise d’idéal comme la vraie femme. Aussi, croyez-moi, je souffre plus que vous de notre époque. Aujourd’hui, on ne respecte qu’une chose : l’argent. La pureté et la finesse des sentiments, les jeunes gens s’en moquent bien. Il ne faut pas généraliser. Il en est comme mon fils qui sont des gentilshommes. Il y en aura toujours. Mais je parle de la majorité. C’est pour cela, ma chère enfant, que je ne saurais trop vous engager à reprendre contact avec votre famille, à ne vous marier que lorsque vous serez certaine d’être à l’abri du besoin, c’est-à-dire lorsque votre père consentira à ce mariage. Oh ! Il n’est pas un si méchant homme que vous croyez. Quand il s’apercevra de la sincérité de votre amour, il sera le premier à vous approuver.
Quelques jours plus tard, Florent, à qui Danièle s’était bien gardée de répéter les propos de Mme Maugas, se doutant qu’ils lui seraient désagréables, s’en fut trouver un avocat pour lui exposer sa situation. Il en sortit très déprimé, l’avocat lui ayant dit que Danièle ne pouvait se marier sans le consentement de son père, à moins de faire à ce dernier une sommation par huissier, ce qui, il le savait, ferait beaucoup de peine à la jeune fille. Le soir, quand il rentra, pour comble de malchance, il trouva Danièle couchée, avec de la fièvre. Elle avait pris froid sans doute. En l’embrassant sur le front, il sentit qu’elle était brûlante.
Ce fut en tête-à-tête avec sa mère qu’il dîna. Elle non plus n’était pas comme d’habitude.
— Tu sais, dit-elle brusquement, que je commence à trouver votre situation à tous les deux ridicule.
Surpris par cette attaque, Florent ne sut quoi répondre.
— Avec quoi vivrez-vous donc, je me le demande, quand vous n’habiterez plus ici ? Ce n’est pas, je suppose, avec ce que tu gagnes.
— De toute façon, nous ne pouvons pas nous marier tout de suite. D’ici trois mois, Zivavitzy aura organisé mon exposition. Il se peut, à ce moment, que je gagne beaucoup d’argent.
— Tu es encore assez naïf de t’imaginer que tu gagneras de l’argent avec de la peinture ?
— La peinture a une valeur. La difficulté, évidemment, est de déterminer cette valeur. Mais une fois qu’on y est parvenu, il n’y a pas de raison qu’on ne gagne pas d’argent.
— Quand tu parles ainsi, Florent, tu m’agaces.
Elle baissa la voix, prit un air complice.
— Tu as la chance, continua-t-elle en désignant avec son pouce, par-dessus l’épaule, la chambre où reposait Danièle, tu as la chance que cette petite soit amoureuse de toi et tu n’en profites pas ! J’ai pris mes renseignements. Sais-tu à combien on évalue la fortune des Marondié ?
— Je ne tiens pas à le savoir. Cela ne m’intéresse pas.
— À une cinquantaine de millions, petit nigaud.
— Tant mieux pour eux.
— Laisse-moi finir. Mlle Marondié a une dot. T’es-tu seulement préoccupé de savoir de combien elle était ?
— Je te répète, maman, que cela ne m’intéresse pas.
— Cette dot est de cinq millions. Si tu ne me crois pas, je peux te présenter à la personne qui m’a donné ces renseignements. Elle te les redonnera de vive voix.
— Assez, maman.
— Et c’est tout cela que tu t’apprêtes à balayer d’un revers de la main, alors que tu as tous les atouts de ton côté. Je ne suis pas un homme, mais si j’étais à ta place, je sais ce que je ferais. Je n’hésiterais pas une seconde. Au lieu de rentrer tous les soirs dans mon atelier glacial, je resterais bien au chaud chez ma maman. Puis, au bon moment, j’irais trouver M. Marondié, je lui expliquerais que quand on on est jeune, on a des défaillances, qu’on ne sait pas toujours résister à la chair. Enfin, je saurais me faire comprendre.
Florent était absolument bouleversé par ce langage. Comment sa mère, sa propre mère, pouvait-elle lui parler ainsi ? Il préféra ne pas répondre.
— Cela, poursuivit-elle, n’enlèverait rien aux sentiments que tu peux avoir pour Mlle Marondié. Au contraire. J’ai été jeune fille et, bien qu’il y ait longtemps de cela, je me souviens parfaitement que les preuves d’amour que ton père me donnait étaient autrement convaincantes que celles que tu donnes à Danièle. Mais passons là-dessus. Tu m’as comprise, j’en suis certaine.
— Je ne veux pas te comprendre, maman.
— Tu veux donc tout gâcher ? Je te préviens, des occasions comme celle-ci ne se présentent pas deux fois dans l’existence. Je m’étonne même qu’elles aient pu se présenter une fois, en te regardant. Ah ! oui, je comprends. Vous voulez vous cacher tous les deux, vivre modestement dans un coin, jusqu’à ce que Danièle soit dégoûtée de toi, qu’elle retourne dans sa famille, qu’elle demande le divorce. À ce moment, j’aime mieux te le dire, tu n’obtiendras rien. Tu auras beau faire, tu ne tireras pas un centime des Marondié.
Florent ne put en entendre davantage. Il posa sa serviette sur la table, sans la plier, se leva, toisa Mme Maugas.
— Je me demande à certains moments comment je peux être ton fils, dit-il avec solennité. Puis, sans attendre que sa mère répondît, il quitta la salle à manger et se rendit auprès de Danièle.
— Chérie, dit-il en s’agenouillant à son chevet et en cachant son visage entre la taille de la jeune fille et l’oreiller contre lequel elle était adossée.
Troublée, elle lui caressa les cheveux de ses doigts minces et transparents.
— Qu’avez-vous, Florent ?
Il ne répondit pas. Elle se souleva, lui prit le visage, comme elle eût pris une coupe, et le regarda longuement.
— Racontez-moi, murmura-t-elle au bout d’un moment.
— Ce n’est rien, ce n’est rien, balbutia le peintre.
— Je sais ce qui s’est passé. À moi aussi, votre mère a dit des choses terribles. C’est pour cela que je me suis couchée. Je ne voulais pas la revoir. Mon Dieu, je suis la cause de tout. J’aurais dû vous dire la vérité. J’aurais dû vous prévenir. Au lieu de cela, je vous ai menti, je vous ai dit que j’étais malade…
Florent s’était assis sur le lit. Un bras nu de Danièle reposait sur ses jambes et le peintre le caressait avec amour. Seule, la veilleuse placée au-dessus de la tête du lit éclairait la chambre. Dehors, on entendait le vent mugir.
— Vous m’aimez ? demanda Florent.
— Comment pouvez-vous me le demander encore ?
— J’ai besoin que vous me le disiez.
— Florent, je ne vous aime pas…
Danièle devint blanche. Son bras monta jusqu’à la taille de Florent, la serra.
— Florent, je ne vous aime pas… je t’aime.
Dans ces derniers mots, elle avait mis tant de chaleur, tant d’intimité qu’il se sentit rougir jusqu’au cou.
— Je t’aime aussi, dit-il en se dégageant pour mieux étreindre la jeune fille.
Soudain, il la lâcha.
— Qu’est-ce que vous avez, Florent ?
— Vous n’avez rien entendu ?
— Non.
— Il me semble qu’on a marché…
Danièle était encore trop émue par le long baiser que venait de lui donner Florent pour prêter attention à quoi que ce fût d’autre.
— Ne me lâchez pas, murmura-t-elle.
Deux heures s’écoulèrent durant lesquelles les jeunes gens ne prononcèrent pas une parole. Côté contre côté, les mains dans les mains, les cheveux se touchant et se mêlant, il n’était point possible d’être plus unis. À certains moments, ils frissonnaient. Ce n’était pas un contact qui les bouleversait ainsi, mais un sentiment de communion telle, qu’une seconde, il leur semblait qu’ils ne formaient, comme l’homme et son ombre, qu’une seule et même personne. Les gestes de l’un, l’autre les faisait.
— Éteignez, dit Danièle dans un souffle.
Florent eut alors l’impression qu’il avait dit lui-même « éteignez » et quand il leva sa main, il lui sembla qu’elle ne lui appartenait qu’à demi, qu’il levait également celle de Danièle. Ce fut la raison qui fit qu’il ne trouva pas la petite poire sur le bouton de laquelle une simple pression eût amené l’obscurité. Il dut se dégager, soulever Danièle pour chercher cette poire sous l’oreiller, ce qui rompit le charme.
— Quelle heure est-il donc ? demanda la jeune fille.
— C’est impossible ! Il est déjà minuit et demie ?
— Florent, il faut que je vous gronde. Nous n’avons pas été sages ce soir.
— Nous n’avons pourtant rien fait de mal. Nous sommes simplement restés l’un près de l’autre, sans parler, sans même nous regarder, heureux de nous aimer.
— À quelle heure viendrez-vous demain ? Pas trop tard, je vous en supplie… Nous n’avons même pas parlé de ce que nous devions. J’ai beaucoup de choses à vous dire. Je voudrais que vous veniez de bonne heure, que pour une fois vous ne travailliez pas.
— Et Zivavitzy ?
— Je me moque de Zivavitzy.
— Il s’agit pourtant de mon avenir.
— Oh ! votre avenir n’a aucune importance. Il n’y a que l’amour qui compte, n’est-ce pas, Florent ? Un amour comme le nôtre.
Le peintre était tellement habitué à voir tout s’incliner dès qu’il avait parlé de son avenir, qu’il ne put se défendre contre une certaine stupeur. Puis, comprenant brusquement que Danièle avait raison, il se pencha au-dessus d’elle, en prenant appui sur le bois du lit, et il l’embrassa longuement.
— Cette fois, je m’en vais, dit-il en se relevant. À demain, ma chérie, dormez bien.
— Le temps me semblera interminable sans vous.
— Mais non. Vos yeux vont se fermer dans un instant.
Il avait déjà une main sur la poignée de la porte. De l’autre, il lui envoyait des baisers, en souriant, pour atténuer ce que ce geste, fait à deux mètres de distance, pouvait avoir d’un peu ridicule.
— Faites bien attention à vous.
Il baissa la poignée de la porte.
— Je ferai attention, ne craignez rien, chérie.
En disant ces mots, il poussa la porte, mais elle résista. Ne se rendant pas encore compte qu’elle était fermée à clef, il ajouta :
— Bonne nuit.
Il poussa la porte plus fort ; elle résista encore.
— Qu’est-ce que cela signifie ? fit-il en changeant de ton.
— La porte est fermée ? demanda Danièle en se soulevant.
— Oui, je ne comprends pas, continua le peintre sans se souvenir qu’un instant auparavant il avait eu des tremblements dans la voix. « On dirait que cette porte est fermée à clef de l’extérieur. »
Il la frappa du poing.
— Ne frappez pas Florent, vous allez réveiller les voisins.
— Il faut quand même que je m’en aille.
— Le faut-il vraiment, Florent ? Restez. Nous montrerons à votre mère que notre amour est bien plus grand qu’elle ne l’imagine.
Le lendemain matin, Florent qui avait passé la nuit comme il aimait à le faire, c’est-à-dire dans un fauteuil au chevet de Danièle, et qui ne s’était endormi que très tard, fut éveillé en sursaut par Mme Maugas.
— Comment, Florent, tu n’es pas rentré chez toi hier soir ! fit-elle en simulant un profond étonnement.
— Je t’en prie, ne joue pas la comédie.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu sais très bien que je n’ai pas pu m’en aller puisque tu as fermé la porte à clef. Mais tu en as été pour tes frais. J’ai passé la nuit dans ce fauteuil et j’ai très bien dormi.
Le bruit de cette conversation ne tarda pas à éveiller Danièle. C’était peut-être au moment où elle reprenait conscience que cette jeune fille était la plus belle. En même temps que ses paupières se levaient, une expression de ravissement venait éclairer son visage, semblable à celle d’un enfant devant les yeux duquel on passe et repasse un objet brillant.
— Bonjour, Madame, dit-elle avec beaucoup de gentillesse. Elle ne se rappelait pas encore ce qui s’était produit la veille et pourtant elle ne s’étonnait pas de la présence de Florent. Mais brusquement, elle se souvint de tout. Un voile, semblable à celui que fait un nuage masquant le soleil un instant couvrit son visage. Elle était à cet âge où on ne sait encore cacher ses sentiments. La froissait-on qu’elle devenait sombre brusquement, à la grande surprise de ceux qui venaient de la voir souriante.
— Laissez-moi, Madame, dit-elle en détournant les yeux et en les posant avec une fixité inquiétante sur ce vase dont la cassure était tournée vers le mur mais qu’elle avait néanmoins trouvé fort beau.
— Je ne comprends vraiment pas ce que vous avez tous les deux, s’écria Mme Maugas. J’ai peut-être fermé cette porte à clef, hier soir, sans y penser, machinalement comme cela m’arrive quelquefois. Mais il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat. Tu n’avais qu’à frapper, Florent, si cela t’était si désagréable.
— J’ai frappé, mais je ne voulais pas réveiller toute la maison.
— Voulez-vous que je vous dise à tous les deux ce que je pense : l’amour vous a détraqué le cerveau.
Sur ces mots, Mme Maugas quitta la pièce en claquant la porte avec tant de force que la fameuse clef, celle qui avait provoqué ce petit drame, tomba à terre avec un bruit bien anodin.
*
Laissons les deux jeunes gens à cette amertume qu’éprouvent ceux à qui la bonté n’attire que des ennuis et suivons Mme Maugas. Elle claqua également la porte de sa chambre, puis celle de la salle de bains. Elle était tout simplement hors d’elle. Fallait-il que son fils fût benêt pour n’avoir pas profité de sa séquestration. Mme Maugas ne pouvait pas cependant faire plus. Non, il n’y avait rien à attendre de ces deux amoureux. Ils allaient roucouler jusqu’à épuisement complet. « À ce moment, ils ne pourront plus se voir en peinture », murmura Mme Maugas, contente de cette expression qui lui semblait convenir on ne peut mieux à un peintre. « Et la fortune nous passera devant le nez. » Elle jeta son kimono d’un geste désordonné, s’habilla à la hâte, se rendit dans sa chambre, prit ses bijoux, les disposa sur elle-même. Puis elle sortit. Elle monta la rue Raynouard, la rue Franklin où, malgré sa colère, elle jeta un regard respectueux sur la maison qu’habita Clemenceau, traversa la place du Trocadéro… « Tiens, pensa-t-elle en remarquant devant le théâtre national, des affiches de la Walkyrie, il faudra que j’y aille. » Elle descendit l’avenue du Président-Wilson. Devant l’immeuble des Marondié, elle s’arrêta, reprit sa respiration.
— Je voudrais parler à M. ou à Mme Marondié, dit-elle au domestique qui vint lui ouvrir, de la part de Mme Maugas.
Elle fut introduite au salon. Sa visite devait être un événement, car, pendant qu’elle attendait, le domestique revint toutes les minutes la prier de patienter. Elle percevait des va-et-vient, des conversations étouffées. Le téléphone retentit dans une pièce voisine. « Je n’ai pas le temps de répondre », entendit-elle crier par une voix masculine.
Peu après, M. Marondié pénétrait dans le salon.
— Je m’excuse de me présenter chez vous à une heure aussi matinale, fit tout de suite Mme Maugas, mais j’ai à vous entretenir de choses très importantes.
— Vous êtes bien, Madame, la mère de Florent Maugas ?
— Oui, Monsieur.
— Je vous en prie, asseyez-vous, Madame. Ma femme va nous rejoindre dans un instant. Elle sera très heureuse de vous connaître.
— Vous devinez, Monsieur, le sujet qui m’amène.
M. Marondié était si ému qu’il remuait les lèvres sans cesse, si bien qu’il semblait à chaque instant devoir prendre la parole.
— Je sais où est votre fille.
— Où est-elle, où est-elle, Madame ?
— Calmez-vous, Monsieur. J’ai beaucoup de choses à vous dire.
— Je ne sais comment vous remercier, Madame, d’être venue me voir.
— Il faut que vous soyez très indulgent pour mon fils, commença Mme Maugas en tirant de son sac le face-à-main qu’elle avait emporté et dont elle se resservait pour la première fois depuis quatre ans. Il n’a pas été heureux. Son père est mort alors que je le portais encore dans mon sein. Je ne pense jamais à cette période de ma vie sans que des larmes me viennent aux yeux.
Elle prit son mouchoir, essuya le tour de ses yeux avec soin. M. Marondié, dans son énervement, n’avait pu rester assis. Il s’était levé et arpentait de long en large le salon. Par politesse, chaque fois qu’il passait à côté de Mme Maugas, il s’arrêtait une seconde. Elle remit son mouchoir dans son sac, ouvrit et ferma les yeux à plusieurs reprises comme pour s’assurer que tout était bien, et continua :
— Il m’a fallu alors lutter… et une femme seule…
— Ma fille… vous venez de me dire que vous saviez où elle était. Dites-le-moi, je vous en supplie.
— Vous le saurez dans un instant. Consolez-vous, en attendant, en pensant qu’elle est en sûreté. Je disais donc qu’une femme seule est une pauvre chose en ce bas monde, surtout quand elle a été élevée dans le luxe et qu’elle a eu l’habitude de ne jamais manquer de rien. Mon pauvre mari, un utopiste, n’avait pas prévu qu’il disparaîtrait un jour. Il me laissa en présence d’une situation inextricable. Malgré tous ces malheurs, je suis parvenue à faire de mon fils un homme. Je ne me doutais pas qu’un jour il me remercierait comme il vient de le faire. Je ne me doutais pas qu’un jour je serais obligée de faire une démarche aussi pénible.
— Je ne vois pas, du moins pour le moment, ce que votre démarche a de pénible.
— Comment, vous ne trouvez pas pénible pour une mère d’être obligée de demander de l’indulgence pour l’enfant qu’elle chérit le plus au monde ! Comme vous, je sais qu’il a mal agi. On ne détourne pas une jeune fille, on ne profite pas de sa naïveté, on n’essaie pas ensuite d’abuser d’elle, de compromettre celle qu’on prétend aimer.
— Il a fait cela ! s’écria M. Marondié, que ces derniers mots avaient accablé.
— Non, pas encore, mais j’ai bien peur qu’il ne parvienne à ses fins avant peu.
— Je vous en supplie, Madame, dites-moi où est ma fille ?
— Dites-le nous, Madame, surenchérit Mme Marondié qui venait de pénétrer dans le salon.
— Je ne demande pas mieux de vous le dire… mais…
— Mais quoi ? Expliquez-vous… Vous nous voyez devant vous, bouleversés, tremblants de peur, et vous êtes pleine de réticences.
— Je suis une pauvre femme, doublement meurtrie et par la vie et par ce que vient de faire mon fils. S’il apprend que je l’ai trahi, il me tuera. Je voudrais pouvoir le fuir, changer d’appartement, mais comment le ferais-je… avec quoi ?
— Si vous avez besoin d’un peu d’argent, Madame, je n’ose vous proposer de vous en donner.
— Dans l’état où je suis, je ne sais plus, je ne sais plus. De l’argent, évidemment, il m’en faudrait. Cent, cent cinquante mille, je ne sais pas. Je n’ai plus ma tête à moi. Pourtant, si j’ai besoin de ma tête, c’est bien en ce moment.
M. Marondié fit à sa femme un signe d’intelligence. Cent cinquante mille francs, c’était une somme. C’était à trois ou quatre mille francs qu’il avait songé quand, un instant auparavant, il avait offert une aide à Mme Maugas. Il avait même porté la main à son portefeuille pour que cette dernière comprît qu’il ne pouvait être question que d’une somme qu’on transporte sur soi.
— Vous me demandez cent cinquante mille francs, fit-il en changeant de ton comme s’il s’agissait d’une affaire à présent.
— Cela ne me paraît pas exagéré, répondit Mme Maugas qui venait de comprendre qu’il était inutile de jouer plus longtemps la comédie.
— C’est quand même une somme importante, observa Mme Marondié en jetant sur son mari un long regard plein de signification. Madame se contenterait peut-être de cent mille.
— Non, c’est impossible. Cent cinquante, c’est même peu.
— Eh bien ! donne-les lui, continua Mme Marondié en s’adressant à son mari.
Ce dernier hésita pourtant encore un instant. Il lui coûtait de perdre ainsi une pareille somme. Mais cela ne valait-il pas mieux que de perdre sa fille unique ?
— J’accepte, Madame.
Mme Maugas se garda bien de manifester la moindre joie. Son visage demeura aussi grave. Elle semblait dire que ce n’était pas par intérêt qu’elle avait agi ainsi, mais par devoir de mère.
Cependant que Mme Maugas trahissait aussi bassement son fils, Danièle, plongée dans son bain, chantonnait. Elle n’avait pas fermé la porte de la salle de bains. Dans la pièce voisine, Florent attendait que la jeune fille eût terminé sa toilette.
— Danièle, je vous en prie, lui disait-il de temps en temps pour qu’elle se hâtât un peu.
Mais c’était peine perdue. Danièle restait parfois plus d’une heure dans son bain.
— Si vous ne sortez pas de l’eau, j’entre, dit Florent en essayant de prendre un ton sévère.
— Vous n’auriez pas ce courage.
— Ne me provoquez pas…
— Non, vous n’auriez pas ce courage, répéta Danièle qui connaissait assez Florent pour savoir qu’il était incapable de mettre sa menace à exécution.
— Je vous en prie, Danièle, sortez de votre bain. Ce n’est pas gentil. Vous savez bien que je suis obligé de partir dans un instant. Donnez-moi au moins la possibilité de vous voir.
— Oh ! je sais ce que voir veut dire. Soyez franc, au moins. Dites que vous voulez encore m’embrasser.
Bien qu’il fût seul, Florent rougit.
— Je ne plaisante pas, Danièle.
Quelques instants plus tard, cette scène charmante prenait fin et Danièle, vêtue seulement d’un peignoir, rejoignait le peintre.
— Danièle, murmura-t-il, ébloui par la beauté de la jeune fille.
— Soyez raisonnable, Florent. Vous devriez déjà être parti. Il faut que vous alliez travailler. Songez comme je serai fière lorsque tous les journaux parleront de vous.
— Pourquoi avez-vous dit hier, dans ce cas, que mon avenir n’avait aucune importance ?
— Parce que quoi qu’il puisse vous arriver, je vous aimerai toujours de la même façon…
— C’est-à-dire ?
— De toutes mes forces, de tout mon cœur, de tout moi-même.
Florent eut un léger éblouissement. Ses paupières battirent durant un instant. La joie qu’il venait d’éprouver était si grande qu’une seconde il crut qu’il ne pourrait la supporter, qu’il allait se trouver mal.
— Voulez-vous que j’aille travailler ? demanda-t-il finalement.
— Oui, Florent, répondit Danièle.
Elle leva les bras pour le prendre par le cou. Le peignoir s’entrouvrit. Il ferma les yeux, se pencha. Sa bouche rencontra alors celle de la jeune fille.
— Vous rentrerez à midi, n’est-ce pas, Florent ?
— À midi moins cinq, Danièle.
Sur ce mot qui les fit sourire tous les deux, ils se séparèrent.
Danièle se mit à fredonner. C’était peut-être la seule chose qu’elle n’eût pas de joli : la voix. Elle chantait légèrement faux et elle ne pouvait attaquer les notes élevées. Rien n’était pourtant plus agréable que de l’écouter. Son visage avait quelque chose de subitement grave. De temps en temps, elle s’accompagnait d’un geste. En un mot, bien qu’elle chantât faux, elle était charmante. Elle se vêtit lentement, déjà empreinte de cette tranquillité qu’ont les femmes mariées dont le mari est au bureau. Un roman d’Alexandre Dumas fils, l’Affaire Clemenceau, que Mme Maugas avait acheté croyant qu’il se rapportait au Clemenceau de la rue Franklin, se trouvait sur un meuble. La couverture était illustrée. Elle représentait un homme dans un cachot. Danièle la regarda un instant, puis retourna le livre. Ce prisonnier lui avait causé une sensation désagréable. Mais quand elle fut prête, elle ne put résister au désir de parcourir ce livre. Elle venait à peine d’en lire les premières lignes, lorsqu’elle entendit sonner. La bonne avait été faire des courses rue de Passy. Danièle se leva, alla ouvrir. Soudain, elle poussa un cri, recula instinctivement de quelques pas. Son père et sa mère étaient devant elle.
— Danièle, Danièle chérie, s’écria Mme Marondié en se précipitant sur sa fille pour l’embrasser. Que je suis heureuse de te revoir ! Comment as-tu pu nous abandonner, nous tes parents ?
M. Marondié, pour ne pas montrer son trouble n’avait pas encore prononcé une parole. Il assistait à cette scène, impassible en apparence, mais les yeux embués de larmes. Quant à Danièle, elle tremblait de tous ses membres. Entre ses parents et elle, l’ombre de Florent se dressait, aussi solennelle que celle d’un innocent revenant de l’autre monde pour confondre ses accusateurs.
La joie de revoir sa fille avait épuisé Mme Marondié. Elle tomba sur un siège. Plus pour attendrir Danièle que par dévouement, M. Marondié lui tapota les mains.
— Pourquoi êtes-vous venus ? s’écria la jeune fille.
— Nous t’aimons, nous sommes tes parents, fit M. Marondié en s’efforçant de conserver sa dignité.
— Je vous aime aussi… Mais Florent, mon pauvre Florent !
— Il viendra te voir à la maison. Tu l’aimes, n’est-ce pas ?
— Oh oui !
— Que pouvons-nous faire d’autre alors ? Il viendra. Nous aimons mieux cela que te perdre. Mais il faut que tu rentres. Si tu savais comme nous avons souffert depuis que tu es partie.
Finalement, Danièle céda sur la promesse qu’on ne s’opposerait pas à son mariage. Elle ne pouvait pas faire autrement. Ses parents l’imploraient. Elle les aimait malgré tout et de voir qu’ils étaient si malheureux à cause d’elle lui faisait une peine immense. Mais, avant de partir, elle voulut écrire un mot à Florent pour lui dire ce qui était arrivé et pour lui demander de passer la voir dans l’après-midi avenue du Président-Wilson.
*
Danièle était partie depuis un quart d’heure avec ses parents, lorsque Mme Maugas rentra chez elle. De M. et Mme Marondié, elle avait obtenu la promesse qu’il ne serait jamais question d’elle. Tout était sensé s’être passé à son insu. Elle n’avait même pas voulu accompagner les parents. La première chose qu’elle fit fut de se rendre dans la chambre de Danièle. Elle appela la jeune fille. Elle ne reçut naturellement pas de réponse. Mais la bonne, qui était rentrée dans l’intervalle, pourrait témoigner que sa patronne ignorait tout de la disparition de la jeune fille. Quant à la lettre que celle-ci avait laissée en évidence, Mme Maugas ne fut pas longue à la voir. Sans le moindre scrupule, elle s’en empara, la mit dans son sac, prévoyant qu’un jour cette lettre pourrait lui être utile.
À midi, quand Florent rentra, sa mère s’en fut tout de suite lui parler.
— Il vient de se passer quelque chose d’incompréhensible, lui dit-elle.
— Quelle chose ? demanda le peintre subitement inquiet.
— Il s’est passé que je suis sortie ce matin et que, lorsque je suis rentrée, Danièle avait disparu.
Florent n’en écouta pas davantage. Comme un fou, il courut dans la chambre de sa fiancée. « Que ne suis-je resté ce matin comme je voulais le faire ! » Son visage était décomposé.
— Tu vas me dire tout de suite où est Danièle ? dit-il quand il revint auprès de sa mère.
— Comment veux-tu que je le sache. Tu peux interroger la bonne. Quand je suis rentrée, elle n’était déjà plus là.
— Tu sais où elle est. Tu as été prévenir les parents, je le devine. Tu as été leur dire où était leur fille. Si cela est, je ne sais pas ce que je te ferai.
— N’oublie pas que tu parles à ta mère.
— Réponds-moi alors.
— Je t’ai déjà dit que je ne sais rien.
Florent était blanc de colère.
— Tout ce que tu sais dire, c’est que tu es ma mère. J’en doute parfois. J’ai peine à croire qu’une mère puisse agir comme tu l’as toujours fait. Ton fils n’a jamais été que le cadet de tes soucis, sauf dans les circonstances où tu t’imaginais qu’il pouvait t’être utile.
— Je te défends de me parler ainsi. Retire ce que tu viens de dire.
— Je le ferai quand je saurai où est Danièle.
Mme Maugas tira un mouchoir de son sac, puis se retourna comme pour cacher des larmes.
— Maman, tu pleures ? s’écria le peintre dont l’état faisait peine à voir.
— Non, mon chéri, ce n’est rien, je ne pleure pas, fit-elle sur un tel ton qu’on ne pouvait douter qu’elle pleurait.
— Pardonne-moi… J’ai été un peu brusque. Mais tu sais comme j’aime Danièle. Elle est ma vie. Si je ne devais pas la revoir, je crois que je préférerais mourir.
— Ne dis pas des choses pareilles.
— C’est pourtant vrai.
Florent n’en pouvait plus. Il s’assit sur une chaise, s’accouda à une table.
— Danièle… Danièle… murmurait-il parfois cependant qu’entre temps de sourds gémissements sortaient de sa poitrine.
Soudain il se leva, si brusquement que la chaise tomba.
— Je vais interroger la concierge, dit-il d’un trait, comme si dans un instant il allait tout savoir.
— Ramasse la chaise, je t’en prie.
Il n’en fit rien. Quatre à quatre, il descendit l’escalier. La concierge, son mari et ses trois enfants étaient à table.
— Excusez-moi de vous déranger, mais vous n’avez vu personne se rendre chez ma mère ce matin, entre dix heures et midi ?
— Personne. Est-ce que tu as vu quelqu’un Joseph ?
Il apprit cependant que Danièle était sortie accompagnée d’un monsieur et d’une dame qui paraissaient ses parents et qui lui donnaient le bras. Florent ne remonta même pas annoncer le résultat de son investigation à sa mère. Il sauta dans un taxi, se fit conduire avenue du Président-Wilson.
S’il était un accueil auquel Florent ne s’attendait pas, ce fut bien celui que M. et Mme Marondié lui réservèrent. Alors que la fois précédente, il s’en était fallu d’un rien qu’on ne l’eût fait chasser par les domestiques, on le reçut cette fois à bras ouverts. Il y avait eu un malentendu. Jamais on ne s’était opposé à un mariage. On avait voulu simplement apprendre à le connaître, s’habituer à lui et surtout à l’idée de se séparer d’une enfant chérie. Il avait eu tort de s’imaginer qu’on le détestait. Tout le monde a des mouvements d’humeur. On ne juge pas les gens sur ces derniers. Évidemment M. Marondié avait eu quelques paroles un peu dures au sujet du jeune homme, mais un père qui aime sa fille n’est-il pas excusable de considérer avec antipathie celui qui la lui prendra ? Enfin, il fallait oublier tout cela, repartir, comme eût dit un de ses collaborateurs, sur des bases nouvelles.
Florent fut dupe de ce langage, d’autant plus que Danièle assistait à l’entretien et qu’il devinait qu’elle souhaitait de toutes ses forces une entente entre sa famille et l’homme qu’elle aimait. On l’invita à venir quand il voudrait. Dans la semaine qui suivit, on l’autorisa même à sortir avec Danièle. Florent n’avait plus reparu chez sa mère. Il était comme ivre de bonheur.
*
Il y avait une dizaine de jours que cette vie idéale durait, lorsqu’un après-midi M. Marondié ne se rendit pas à son bureau. Danièle voulut lui demander s’il ne se sentait pas bien. Sa mère l’en empêcha.
— Je voudrais, lui dit-elle, que tu m’accompagnes cet après-midi chez tante Claire.
— Mais tu sais bien, maman, que Florent va venir tout à l’heure.
— Tu le verras demain. Tu peux bien, pour une fois, me donner ton après-midi. Tante Claire serait tellement déçue si tu ne venais pas. Ton père expliquera cela à Florent. Il comprendra bien. Et puis, bientôt vous vous marierez. Nous ne t’aurons plus alors. Laisse au moins à ta mère le plaisir de t’avoir auprès d’elle jusqu’à ton mariage.
Danièle ne put faire autrement que d’accompagner sa mère. Cette dernière n’avait pas son expression habituelle. Elle semblait triste, lointaine. Certainement, elle avait un chagrin et Danièle crut qu’elle en était la cause.
Lorsque la mère et la fille furent sorties, M. Marondié se mit à aller et venir nerveusement. Lui non plus n’avait pas son expression habituelle. Comme sa femme, il semblait la proie de soucis profonds. Son teint était plus jaune que d’habitude. De temps en temps, il se retournait à demi, comme s’il avait peur de quelque chose, puis il se remettait à marcher la tête baissée. Il n’avait plus rien de commun avec l’homme qu’il avait été quelques jours plus tôt, cet homme rayonnant de la joie d’avoir retrouvé son enfant. Parfois, il s’asseyait à son bureau. Alors, c’était plus fort que lui : il fallait qu’il ouvrît le tiroir et qu’il relût pour la cinquantième fois la lettre suivante, lettre qu’il avait reçue il y avait quatre jours :
« Cher Monsieur et ami,
Je vous annonce mon retour pour la semaine prochaine. Comme vous le voyez, je ne reste pas à Cannes jusqu’à Noël. Vous êtes un peu la cause de la modification que j’ai dû apporter à mon programme. Vous m’aviez laissé entendre, avant mon départ, que vous viendriez avec Mademoiselle votre fille me retrouver ici. Or, il n’en a rien été. Vos lettres, d’autre part, n’ont jamais été si rares. Aurais-je démérité sans le vouloir et sans le savoir ? Je ne vous demande pas de me répondre car je quitte Cannes ce soir même, pas pour Paris encore, rassurez-vous, mais pour Marseille où j’ai promis de passer cinq ou six jours chez des amis délicieux que je vous ferai connaître un certain soir, un certain soir où les parfums se mêleront aux chants des matelots. L’heure est exquise à celui qui sait la vivre. Nous nous quittons, cher monsieur et ami, la main dans la main et grands amis, n’est-ce pas ? »
Et c’était signé noblement : « Fleurac ».
D’un geste las, M. Marondié repoussa le tiroir puis, s’adossant à son fauteuil, la tête en arrière, le regard fixé au plafond, il demeura longtemps sans faire un mouvement. Soudain, il tressaillit. Du bureau, il percevait une sorte de roulement sourd qui s’arrêta brusquement. C’était l’ascenseur. M. Marondié se leva, cambra non sans difficulté sa taille, caressa ses joues de sa main droite ouverte, en remontant, pour s’assurer qu’elles étaient bien rasées. Ce fut à ce moment que le valet de chambre introduisit Florent Maugas dans le bureau. Le jeune homme avait changé à son avantage en cette dernière semaine. La gentillesse avec laquelle les Marondié le traitaient, la joie qu’il éprouvait de ne plus dépendre de sa mère, de voir Danièle si heureuse, avaient fait de lui un autre homme. Jamais il n’avait travaillé avec autant d’ardeur que depuis cette réconciliation générale. Évidemment, il sentait bien que cette cordialité dont on l’entourait était surtout causée par la crainte qu’avaient les Marondié que leur fille ne repartît. On l’acceptait pour garder Danièle. Mais enfin on ne semblait plus trouver comme avant son mariage irréalisable. C’était l’essentiel.
— Je vous attendais, fit gravement M. Marondié.
— Mlle Danièle n’est pas là ? demanda Florent à qui cet accueil commençait à paraître suspect.
— Non. Elle a accompagné sa mère chez une tante. Vous la verrez peut-être tout à l’heure. Asseyez-vous. J’ai à vous parler longuement.
Forent obéit. Il était un peu ému. Ce qui l’inquiétait surtout, c’était la bonté avec laquelle lui parlait M. Marondié. Si ce dernier, faisant appel aux sentiments généreux du jeune homme, lui demandait, dans l’intérêt de Danièle, de renoncer à cette dernière, que pourrait-il répondre ? La brutalité, l’arrogance, la colère ne lui faisaient pas peur. Mais aux supplications d’un homme usé, qu’opposerait-il ?
— Je vais vous faire un aveu, Florent. J’ai voulu être seul avec vous.
C’était la première fois que M. Marondié appelait le peintre par son prénom. La gêne de Florent s’en accrut. Toute cette sympathie n’était-elle pas destinée à lui lier bras et jambes ?
— Pourquoi ? demanda le peintre assez froidement.
— Parce qu’il le fallait.
En disant cette phrase énigmatique, M. Marondié s’approcha du jeune homme.
— Il le fallait, continua-t-il, cependant que ses yeux remuaient vivement dans la chair flétrie qui les entourait, il le fallait parce que personne d’autre que vous et moi ne doit savoir ce que je vais vous révéler.
Il s’arrêta pour prendre sa respiration.
— Florent, vous êtes mon fils !
Rien au monde, rien, absolument rien n’eût pu surprendre le peintre davantage. Comment, il était le fils de M. Marondié ! M. Marondié était son père. C’était incroyable, impossible, invraisemblable. Ou M. Marondié était devenu fou, ou il se moquait de lui. Il y avait dans Paris quatre millions d’habitants, et le hasard faisait qu’un jour un homme parmi ces quatre millions de personnes se disait son père. Non, il rêvait.
— Écoutez-moi, Florent, vous allez tout comprendre. Oh ! je me rends compte de ce que cet aveu a de surprenant. Mais écoutez-moi attentivement. Il y a vingt-six ans, j’ai aimé votre mère comme on aimait dans ce temps-là, ou du moins comme on se vantait d’aimer, c’est-à-dire à la folie. J’étais déjà marié. J’étais donc obligé pour me rendre libre, d’user de ruses contraires à mon caractère qui aspire à la paix. Ma femme devenait de plus en plus jalouse. Un jour, votre mère m’annonce qu’elle est enceinte. J’avoue qu’alors je me suis mal conduit. J’ai eu peur. Je n’ai eu qu’une pensée : éviter le scandale. J’ai acheté le silence de votre mère. Quand vous êtes né, elle m’a supplié de vous reconnaître. J’ai refusé, craignant de donner une arme contre moi. J’avais un ami, un brave garçon, du nom de Maugas. Il avait lui, pour votre mère, une profonde admiration. Quand il a vu comment je me conduisais, il s’est rapproché de votre mère, il l’a consolée. Puis ils se sont mariés et pour que vous ayez un père, il vous a reconnu. Mais votre père, votre vrai père, ce n’est pas lui, c’est moi.
M. Marondié dut s’interrompre un instant. Il était couvert de sueur et sa voix était voilée comme s’il avait parlé des heures.
— C’est extraordinaire, balbutia Florent.
— Laissez-moi finir. Les années ont passé. Maugas est mort. Un soir, votre mère m’a téléphoné. Elle m’a demandé de l’argent. Elle désirait partir au loin. Je le lui ai donné mais je n’ai pas voulu la revoir. Depuis, je n’ai jamais plus eu de ses nouvelles. Je croyais qu’elle était morte. Je l’avais complètement oubliée et quand, il y a quelques semaines, vous veniez régulièrement à la maison, j’étais loin de soupçonner que vous étiez son fils, et par conséquent le mien. Je n’avais pas porté une attention particulière à votre nom. Si nombreux sont ceux qui le portent et tant d’années s’étaient écoulées que je ne songeais pas une seconde que vous pouviez avoir le moindre lien avec celle que j’avais tant aimée. Or, il y a douze jours, quelle n’a pas été ma stupeur lorsque mon valet de chambre m’a annoncé qu’une dame disant s’appeler Maugas demandait à me parler au sujet de ma fille. Immédiatement je fis un rapprochement entre vous et cette personne. Ma femme était absente. J’en profitai pour recevoir la visiteuse. C’était bien mon ancienne maîtresse. Un instant, je crus que j’étais victime d’une odieuse machination, que cette femme pour laquelle, jadis, j’eusse donné ma vie venait me faire chanter. Je me trompais lourdement. Sans faire la moindre allusion au passé, elle m’apprit que Danièle habitait chez elle, que vous l’aimiez. Une heure plus tard, comme vous le savez, je me rendais avec ma femme, qui naturellement ignorait tout, comme elle l’ignore encore à présent, des liens qui m’avaient jadis uni à votre mère, avenue du Général-Thierry.
— Vous êtes donc vraiment mon père ? demanda Florent qui n’avait pas encore songé que Danièle était en conséquence sa sœur.
— Oui, Florent.
Le jeune homme se troubla. Souvent il avait songé non sans amertume à ceux qui avaient eu le bonheur de grandir sous la protection d’un père. Il s’était mis alors à pleurer en comparant sa destinée à la leur. « Qu’ai-je donc fait, avait-il pensé, pour que le sort m’ait été si cruel ? » Or, aujourd’hui, tout était réparé. Son père, M. Marondié, était là, devant lui.
— Vous êtes mon père ! murmura le peintre, rouge de joie et de surprise, en regardant M. Marondié avec d’autres yeux.
— Je suis votre père, Florent.
Un tel besoin de tendresse envahit le jeune homme qu’il dut se retenir pour ne pas se jeter dans les bras de M. Marondié. Tout s’éclairait autour de lui. En l’espace d’un instant, il s’était senti devenir un autre. Il n’était plus obligé comme avant de compter uniquement sur lui-même. Un père veillerait désormais sur lui, le protégerait, l’encouragerait. À présent, n’allait-il pas être digne de Danièle ? On ne pourrait plus lui reprocher ses origines inconnues. Soudain, il pâlit. Mais Danièle était sa sœur !
— Et Danièle ? demanda-t-il d’une voix tremblante.
— Elle est votre sœur, répondit M. Marondié.
— Ma sœur ?
— Oui.
— Ce n’est pas possible. Que dites-vous ? Danièle est ma sœur ?
— Oui, Florent, mais il ne faut pas qu’elle le sache. Promettez-moi, promettez à votre père de ne jamais le lui dire. Si elle apprenait une telle chose, ma pauvre enfant en tomberait malade. Elle n’oserait plus me regarder. Je deviendrais à ses yeux une sorte de monstre. Je vous en supplie, il faut que toujours elle ignore la vérité.
Florent ne put en entendre davantage. Il eut un vertige, tomba en arrière, perdit connaissance.
Quand il revint à lui, son père était près de lui, une serviette dans une main, un verre dans l’autre.
— Papa, murmura le peintre qui voyait encore tout ce qui l’entourait à travers un brouillard.
— Florent !
— Je te donne des soucis.
Il se reprit aussitôt :
— Je vous donne des soucis, répéta-t-il.
— Si quelqu’un est fautif, ce n’est pas vous, mon enfant. Que cela vous serve de leçon pour l’avenir. Il y a une justice en ce monde, quoi que certains prétendent. Il arrive tôt ou tard un moment où nous devons rendre compte de nos erreurs.
Le jeune homme se leva, prit le verre d’eau de la main de son père, le but d’un trait.
— Danièle, Danièle, balbutia-t-il, je comprends à présent pourquoi il a suffi que vous paraissiez une seconde devant moi pour que le reste du monde cessât d’exister. Vous étiez ma sœur. J’étais votre frère. Si notre esprit l’ignorait, quelque chose en nous, notre instinct peut-être, le savait.
— Encore une fois, Florent, promettez-moi de ne jamais rien dire de ce que vous venez d’apprendre à Danièle ni à ma femme. C’est ma punition.
— Je vous le promets.
M. Marondié s’approcha de son fils, posa une main sur son épaule.
— Elles vont arriver tout à l’heure. J’ai confiance en vous.
— Elles vont arriver ?
À la seule pensée qu’il allait revoir Danièle, Florent se mit à trembler des pieds à la tête.
— J’aime mieux ne la voir que demain, dit-il péniblement. C’est un tel coup, comprenez-vous. J’ai besoin de me recueillir. Je m’en vais. Dites-lui que je n’ai pas pu l’attendre, qu’elle me pardonne.
Sur ces mots, Florent se dirigea d’un pas mal assuré vers la porte. Ses oreilles bourdonnaient. Tous les deux pas, il trébuchait. M. Marondié, qui l’accompagnait, le soutenait alors paternellement.
Il faisait déjà nuit. Un vent glacial balayait l’avenue du Président-Wilson et des feuilles mortes que Florent ne voyait pas arriver frôlaient son visage en feu. Dans quelle direction se dirigeait-il ? Il n’en savait rien. Parfois, il heurtait un passant et il ne s’excusait même pas, continuant sa route à grandes enjambées. Avait-il rêvé ? M. Marondié lui avait-il dit vraiment qu’il était son père ? Sans s’en apercevoir, il atteignit la place de l’Étoile. Devant lui, entre deux haies d’illuminations, s’étendait l’avenue des Champs-Élysées. Il la descendit, se mêla avec joie à la foule qui, en cette fin d’après-midi d’hiver, était dense. Il se surprit à marcher la tête basse, sans penser, la bouche légèrement entrouverte, les bras ballants, incapable de renouer le bout d’un de ses lacets qui s’était défait. Il se redressa, mordit ses lèvres pour que la douleur au moins le tirât de cette torpeur. « Danièle, Danièle », fit-il à haute voix, au moment justement où il croisait un vieux monsieur et une vieille dame se tenant par le bras. Il sentit que ces derniers se retournaient, le regardaient s’éloigner. « Danièle », répéta-t-il plus fort. Il lui sembla entendre des rires moqueurs. Il lui sembla même apercevoir un index tendu dans sa direction, un index comme celui d’une affiche, c’est-à-dire si gros qu’il masque son possesseur. La tête lui tournait. Il dut s’arrêter à un café, commander une menthe. Les jambes croisées, un coude sur la table, il ressemblait à ses voisins. À tout le monde. Il respira. Il se sentait plus à l’aise. Il n’attirait plus l’attention. « Danièle », murmura-t-il alors malgré lui. Il se retourna aussitôt pour voir si on l’avait entendu. Seul un monsieur avait levé la tête, puis l’avait rebaissée. Non parce qu’il avait envie de fumer, mais pour paraître normal, il alluma une cigarette. Il venait à peine de jeter l’allumette d’un geste dégagé que, de nouveau, il ne put s’empêcher de prononcer le nom de Danièle.
Cette fois, le monsieur qui avait levé la tête un instant le regarda plus longuement. Florent, par contenance, se mit à tousser. Non, il ne pouvait plus rester davantage à cette terrasse.
Durant plus d’une heure, il marcha droit devant lui. Qu’avait pensé Danièle en rentrant et en ne le voyant pas ? Elle avait dû avoir de la peine. Mais cette peine n’était rien à côté de celle qu’elle allait avoir par la suite quand il se détacherait peu à peu. Quelles raisons donnerait-il à son changement ? Il avait promis à son père de garder secrète la faute que ce dernier avait commise dans sa jeunesse et dont la conséquence était justement que Florent avait vu le jour. Pour sauver l’honneur de M. Marondié, de son père, le peintre allait être obligé de briser un amour sincère. Ah ! que cette fatalité qui l’avait fait rencontrer Danièle, sa sœur, au musée du Luxembourg, était donc cruelle ! Sans elle, pourtant, il n’eût jamais retrouvé celui qui lui avait donné la vie. Avait-il le droit, malgré le déchirement dont elle était la cause, de se plaindre ?
Il faisait ces réflexions lorsque brusquement il songea à sa mère. Comment se faisait-il que sachant que Danièle était sa sœur, elle avait fait tout ce qu’elle avait pu pour qu’il l’épousât ? Mme Maugas était-elle donc un monstre ? Avait-ce été par sadisme quelle avait enfermé le frère et la sœur, toute une nuit, dans une chambre, alors qu’elle savait très bien qu’ils ignoraient l’un et l’autre les liens de parenté qui les unissaient ?
Florent héla un taxi.
— Avenue du Général-Thierry, le plus vite que vous pourrez.
Mais le chauffeur ne connaissait pas cette avenue. Florent lui expliqua qu’elle donnait dans la rue Raynouard, à la hauteur du musée Balzac.
Le trajet lui parut interminable. Il avait hâte d’être en présence de sa mère, de lui poser des questions. Ah ! maintenant il comprenait pourquoi elle avait été aussi bien renseignée sur la fortune de M. Marondié !
Il monta quatre à quatre l’escalier, frappa du poing à la porte au lieu de sonner, voulant montrer ainsi, avant d’être en présence de Mme Maugas, combien il était en colère.
La petite bonne vint lui ouvrir. Il l’écarta, courut dans toutes les pièces. Mme Maugas était assise devant le piano. Elle ne jouait pas. Le regard perdu, elle rêvait. À la vue de son fils couvert de sueur et dont la cravate était à demi sortie du gilet, elle poussa un léger cri.
— Que se passe-t-il, Florent ?
— Je viens de voir M. Marondié. Je sais tout… je sais tout… il est mon père.
Mme Maugas se leva d’un bond, prit son fils par les poignets, le regarda fixement dans les yeux.
— Il te l’a dit ?
— Oui.
— Ah ! mon Dieu, qu’a-t-il fait ?
— Tu espérais que je ne le saurais jamais ? Je comprends cela. Cela aurait mieux valu pour toi. Je suis en droit à présent de te demander de me rendre des comptes.
Mme Maugas détourna la tête. Son étonnement passé, son émoi apparaissait nettement. Elle avait baissé les yeux. C’était sans oser regarder son fils qu’elle lui parlait.
— Avant de me juger, dit-elle si humblement que Florent ne put se défendre d’un sentiment de pitié, laisse-moi tout te raconter.
— Tu savais que Danièle était ma sœur ?
— Oui, je le savais.
— Et tu voulais que je l’épouse quand même !
— Ne te fâche pas, Florent. Laisse-moi t’expliquer. Après tu penseras de moi ce que tu voudras.
— Tu savais que M. Marondié était mon père ?
— Oui, je le savais.
— Depuis des années, tu me laisses vivre misérablement. Il ne t’est donc jamais venu à l’esprit qu’il en eût été autrement si tu m’avais dit le nom de mon père. C’est la jalousie sans doute qui t’a fait garder le silence ! À la seule pensée que mon père aurait pu s’intéresser à moi, me venir en aide, faciliter mes études, tu en perdais le sommeil. Puisqu’il ne pouvait être ton mari, tu n’as pas voulu qu’il fût mon père.
— Je t’en supplie, Florent, ne sois pas injuste. Je suis une vieille femme. Je mérite des ménagements. Je t’ai élevé, malgré tout.
— Tu m’as élevé ! Ah ! quelle plaisanterie ! Si je suis aujourd’hui l’homme le plus malheureux du monde, c’est toi qui en es la cause. Tu savais que j’aimais d’amour ma sœur. Et tu m’as laissé l’aimer. Au contraire, tu as tout fait pour que l’irréparable soit consommé. Mais le ciel veillait sur nous. Il ne l’a pas voulu. Je ne te le cache pas, j’aurais pu avoir une défaillance. Mon désespoir est grand aujourd’hui. Il ne serait rien à côté de celui que j’eusse éprouvé si Danièle avait été ma maîtresse.
— Florent, je t’en supplie, ne me condamne pas avant de m’avoir écoutée. Tu sais que je t’aime.
— Que amour !
— Quand tu as voulu faire de la peinture, j’aurais pu m’y opposer. Je ne l’ai pas fait.
— Si j’avais voulu devenir charretier, c’eût été la même chose, tu ne t’y serais pas opposée.
— Comment peux-tu parler ainsi à ta mère ?
— Te rends-tu compte de ce que tu as fait ? Plus j’y réfléchis, plus je me demande si je ne rêve pas. Quel intérêt avais-tu à me pousser, comme tu l’as fait, dans les bras de ma sœur ?
— Tu ne me laisses pas parler. Comment veux-tu que je t’explique la vérité.
— La vérité ! Tu n’as que des mots comme celui-ci dans la bouche.
Florent était au paroxysme de la colère. Ses yeux, qu’il avait d’ordinaire fort beaux, semblaient d’une matière visqueuse et rugueuse. Ses lèvres, si bien dessinées, étaient sèches et déformées. Quant aux narines, elles se dilataient au point que le nez semblait épaté. Soudain, le jeune homme, comme si un ressort intérieur venait de se briser, se tassa. Sa tête se pencha en avant, ses épaules s’arrondirent, les manches de son veston ne parurent plus cacher que des bras de poupée.
— Il ne faut jamais parler durement à sa mère. On le regrette toujours. Écoute-moi, Florent. Tu vas tout comprendre. C’est vrai, M. Marondié m’a aimée et je l’ai aimé. Une année entière, il m’a fait connaître le vrai bonheur. Comme tu as aimé Danièle…
— Je t’en prie, maman…
— … Il m’a aimée. Un bonheur sans lui n’était pas pour moi un bonheur. Aussi, quand lâchement, à cause de sa situation, à cause de son avenir, à cause des millions de sa femme, il m’a abandonnée au moment où j’étais sur le point d’être mère, je me suis mise brusquement à le haïr. Et quand tu es venu, innocent, rieur, beau comme un amour et que je te tenais dans mes bras, fragile, sans défense, je pleurais des heures entières. Je ne connaissais pas encore l’existence, mais je devinais déjà toutes les difficultés que tu rencontrerais sur ton chemin. Une colère sourde grandissait en moi. J’aurais voulu pouvoir crier à ton père : « Voici votre fils. » Et quand, quelques années plus tard, Danièle vint au monde et que j’appris de quels soins elle était entourée cependant que toi tu étais privé de tout, je me suis mise à détester cette petite, à la haïr. Je sais, c’était injuste. Elle n’était responsable de rien, cette enfant. Mais c’était plus fort que moi. Je la haïssais comme une mère seule peut haïr. Il me semblait que son bonheur, elle te l’avait volé. J’en venais parfois, j’ai honte de te l’avouer, à souhaiter qu’elle tombât malade. Aussi quand, près de vingt ans plus tard, la bizarrerie du sort vous a fait venir chez moi, Danièle et toi, n’en ai-je d’abord pas cru mes yeux. Puis je compris que cette même jeune fille pour laquelle tu avais été sacrifié t’aimait. À ce moment, je m’en confesse, j’ai triomphé, j’ai senti que je tenais ma vengeance. Je n’ai plus désiré qu’une chose, qu’elle devînt ta maîtresse ; qu’elle souffrît par celui qui avait souffert à cause d’elle.
— Oh ! maman.
— J’étais comme aveuglée. J’allais atteindre dans ce qu’il aurait de plus cher au monde l’homme qui m’avait bafouée. Je savourais déjà ma vengeance. Je la voulais complète. Heureusement, je dis bien heureusement, le ciel ne l’a pas voulu, car s’il en avait été autrement j’eusse certainement terminé ma vie dans le remords.
Ému, le peintre prit la main de sa mère.
— Dis-moi, maintenant, Florent, si tu ne crois pas que je mérite ton indulgence.
— Oui, maman, tu la mérites.
— Je t’ai aimé comme une tigresse aime ses petits.
— Tu m’aimes encore ?
— Plus.
— Oh ! comme cela me fait du bien. Si tu savais comme j’ai besoin en ce moment de tendresse. J’aime Danièle, je l’aime toujours, et je ne dois pas l’aimer.
— Elle est ta sœur, la malheureuse, enfin ta demi-sœur, mais c’est la même chose. Il faut que tu l’oublies, que tu continues à l’aimer, mais comme une sœur, sans désir et sans passion.
— Crois-tu, maman, que j’y arriverai ?
— Certainement. Tu n’as qu’à te convaincre qu’elle est ta sœur. Quand tu seras devant elle, regarde-la comme si tu l’avais toujours connue, toujours aimée.
— Je ne crois pas que j’y arriverai. Et ce qu’il y a de terrible, c’est qu’elle ignore que je suis son frère.
— Ton père ne veut pas le lui dire ?
— Non.
— Ah ! je le reconnais bien là. Toujours sa petite tranquillité avant tout.
Le lendemain, Florent se rendit à l’heure où il savait qu’on le recevrait avec le plus de plaisir, c’est-à-dire après le déjeuner, chez les Marondié. Il tremblait à la pensée de revoir Danièle. Qu’allait-il lui dire ? Quelle raison donnerait-il à son départ de la veille ? Elle lui demanderait certainement pourquoi il ne l’avait pas attendue. Que répondrait-il à cela ? La vérité, il ne fallait pas y songer. Comment s’y prendrait-il pour défaire doucement les tendres liens qui l’attachaient à la jeune fille ? Quelle attitude adopterait-il également vis-à-vis de son père ? Il se sentait un peu gêné de le revoir en présence de toute sa famille, sans que cette dernière se doutât de cette parenté. M. Marondié lui ferait-il des signes d’intelligence ou bien demeurerait-il distant ?
Florent se posait toutes ces questions quand il arriva avenue du Président-Wilson.
— Bonjour, Florent, lui dit M. Marondié en lui serrant la main – du moins ce fut ce qu’il sembla au peintre – d’une manière particulière et beaucoup plus longuement. Avez-vous dormi ?
— Très bien, Monsieur.
En prononçant ce dernier mot, Florent rougit. Ne venait-il pas d’appeler son père Monsieur ?
— Moi aussi, j’ai très bien dormi, continua M. Marondié, dont le regard, regard étrange, lointain, était celui d’un homme obligé par sa profession à être aimable et qui avait des soucis.
— Danièle n’est pas là ? demanda le peintre.
— Elle va venir tout de suite, répondit Mme Marondié, mais je vous préviens, elle vous en veut. Elle trouve que votre conduite n’est pas celle d’un fiancé.
— Qu’ai-je donc fait ? demanda Florent qui avait pâli et qui ne savait quelle contenance prendre. Il regarda son père. Ce dernier lui fit signe de laisser dire.
— Vous ne l’avez pas attendue, continua Mme Marondié, alors que vous le lui aviez promis devant moi. Je suis témoin.
— C’est moi, interrompit M. Marondié, qui ai demandé à Florent de ne pas attendre Danièle. Notre jeune ami n’était pas bien. Je sentais qu’il faisait des efforts pour rester. Nous sommes assez intimes ensemble, Florent, continua-t-il en regardant le jeune homme, pour que je puisse vous dire : « Ne vous gênez pas avec nous », n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est ce que j’ai fait.
À ce moment, Danièle parut. Elle était vêtue d’une robe de lainage rose qui la moulait. Un collier de perles minuscules entourait son cou. Elle tenait dans ses mains plusieurs livres, de forts in-8°, justement le format favori du peintre.
— C’est pour vous, dit-elle en souriant. Je les ai trouvés dans la bibliothèque de papa. Je les ai pris parce que je suis certaine qu’ils vous intéresseront. C’est le journal de Delacroix dont vous m’avez parlé et pour lequel vous avez une si grande admiration.
Florent s’approcha de la jeune fille sans la regarder, prit les trois volumes.
— Je vous remercie Danièle, fit-il sur un ton volontairement égal, cela me fait un grand plaisir. Je relirai ce journal dont je vous ai dit beaucoup de bien, je me le rappelle, avec intérêt.
Danièle ne put cacher son étonnement.
— C’est ainsi que vous me remerciez ? demanda-t-elle en faisant une moue boudeuse.
— Je vous remercie de tout mon cœur, Danièle, répéta le peintre.
Il était si ému qu’il avait la voix de quelqu’un qui pleure.
— N’exagérez pas, Florent.
Le père des deux jeunes gens intervint à ce moment.
— Allons, Danièle, ne fais pas passer ta mauvaise humeur sur ce pauvre Florent. Tu vois bien que tu lui fais de la peine. Tu ne vas tout de même pas lui garder rancune toute ta vie de ne t’avoir pas attendue hier.
Florent devait se retenir pour ne pas éclater en sanglots. Ah ! s’il avait pu dire au moins la vérité, il eût été soulagé, il eût pu se laisser aller, mais d’être obligé d’écarter la femme que l’on aime sans pouvoir lui donner de raison, au point de lui laisser croire qu’on ne l’aime plus, quel supplice affreux ! Il implora du regard son père. Celui-ci feignit de ne pas s’en apercevoir car ce qu’il craignait par-dessus tout, c’était que Florent ne se laissât aller à quelque élan filial.
— Je crois, dit-il à sa femme, que nous devrions laisser un peu ces jeunes gens s’expliquer entre eux. Nous les gênons. Je le sens.
— Oh ! pas du tout, s’écria Florent qui tremblait à la pensée de se trouver en tête à tête avec Danièle.
— Mais si, mais si, il le faut, sans quoi Danièle continuera à vous en vouloir.
— Je n’ai jamais vu une jeune fille rancunière comme elle, observa Mme Marondié.
*
— Florent, murmura Danièle dès que ses parents eurent quitté la pièce.
— Danièle, répondit le jeune homme.
— Que je suis heureuse ! Je croyais que cet instant n’arriverait jamais. Si vous saviez la nuit que j’ai passée. J’ai eu des cauchemars horribles. Je m’imaginais qu’on vous avait enlevé, que mon père ne voulait plus que vous veniez à la maison, qu’on nous avait éloignés l’un de l’autre. Comme je suis heureuse que vous soyez là, devant moi, tel que vous étiez hier. Je vous aime, Florent. Vous êtes ma vie, mon bonheur. Si je devais vous perdre à présent, je crois que je deviendrais folle.
— Ne dites pas cela, Danièle. Un accident est si vite arrivé. Je peux être écrasé ce soir par un tramway.
— Taisez-vous.
— C’est improbable, mais on ne sait jamais.
Elle s’approcha du jeune homme, lui écarta un bras pour se mettre contre sa poitrine.
— Attention, j’entends marcher, dit-il brusquement en la repoussant.
— Vous avez peur de papa, maintenant. Vous êtes extraordinaire, Florent. Depuis que ma famille consent à notre mariage, vous tremblez continuellement. Avant, vous étiez comme un lion, un vrai lion sauvage comme je les aime, et non pas un lion endormi, de ménagerie. Venez vous asseoir à côté de moi.
Elle prit Florent par la main, l’entraîna sur un divan.
— Il faut vous obliger maintenant ? dit-elle en riant.
Il s’assit près d’elle, plus blanc qu’un mort.
— Vous semblez drôle aujourd’hui, remarqua Danièle.
— Non, je suis comme d’habitude.
— Vous n’êtes pas malade ?
— Non, je ne crois pas.
— Vous m’avez fait peur. La maladie, c’est la seule chose contre laquelle tout mon amour ne peut rien.
— Il ne faut pas exagérer, en effet, l’importance de l’amour, observa Florent avec une expression de désespoir qui faisait peine à voir.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je veux dire que l’amour, c’est une grande chose, mais enfin ce n’est pas tout. Il y a le dévouement, le courage, l’abnégation, l’humilité, la sagesse, la bonté, la générosité.
— Et l’amour, Florent, l’amour véritable que j’ai pour vous, pour votre génie, pour vos lèvres, Florent.
Elle se serra contre le peintre, lui ferma les yeux délicatement, du bout de son index, avec un respect immense pour les paupières vivantes, posa sa joue contre la sienne, et ne bougea plus.
— Vous êtes mon printemps… vous êtes mon printemps… répétait-elle comme une jeune fille japonaise à son fiancé.
Il ne l’entendait pas. Ces mots résonnaient pourtant comme des coups de canon à ses oreilles. Brusquement, il eut un sursaut. Danièle légèrement effrayée, recula, soupçonnant une seconde elle ne savait quelle tare dans l’homme qu’elle avait choisi.
— Qu’avez-vous, Florent ?
— Je ne sais pas. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Vous avez sursauté.
— Oh ! ce n’est rien. J’avais froid.
— Même à côté de moi ?
— Ce n’est pas parce que je suis à côté de vous que j’ai froid, répondit fébrilement le peintre.
Quelle douleur est plus grande que celle que ressent l’homme auquel une femme qu’il aime s’offre et qu’il est obligé de repousser ? Florent aurait voulu être, comme on dit, à cent pieds sous terre, ou plus exactement, chez lui, loin de Danièle qu’il aimait, tellement l’amour de cette dernière le faisait souffrir. Il endurait un supplice nouveau auprès duquel celui de l’espérance n’était rien. Ses yeux étaient baignés de larmes et Danièle croyait que c’était de bonheur. Il était à la fois brûlant et glacé, et Danièle croyait que c’était la joie d’être à son côté qui le mettait dans cet état. Il avait les jambes croisées. Celle qui ne touchait pas le sol oscillait comme un pendule et Danièle croyait que c’était un des signes qui indiquent aux femmes que l’homme les désire.
— Florent, embrassez-moi comme vous savez si bien le faire. Il se pencha, un peu comme un automate, posa ses lèvres desséchées comme le désert lui-même sur le front bombé de la jeune fille.
— Non, Florent, pas comme cela.
— Comment alors ? demanda le peintre, résigné à faire figure d’innocent, ce qui lui coûtait car, ainsi que tous les jeunes gens dont les succès sentimentaux n’ont pas été particulièrement nombreux, il avait le petit défaut d’aimer à paraître un homme à bonnes fortunes.
— Enfin, Florent, qu’avez-vous aujourd’hui ? On dirait que vous m’aimez moins. Vous ai-je froissé sans le vouloir ?
— Non.
— Vous avez l’air endormi.
— Cela n’a rien d’étonnant. La nuit dernière, je n’ai pu dormir.
— C’était le remords.
— Pourquoi le remords ?
— Le remords de ne m’avoir pas attendue hier soir.
— Je ne savais pas que vous étiez aussi rancunière. Dans un mois, vous me ferez encore le même reproche, continua Florent qui, brusquement, venait d’oublier qu’il était le frère de Danièle.
— Je vous taquine.
— Non, non, balbutia-t-il. Il faut que je m’en aille. Je vous reverrai demain. Zivavitzy m’attend. J’avais complètement oublié que j’avais rendez-vous avec lui. Au revoir, Danièle, au revoir. Vous m’excuserez auprès de vos parents.
La jeune fille essaya en vain de le retenir. Il courut à la porte, ne répondit pas aux appels de Danièle.
Florent venait à peine de partir que Danièle alla s’enfermer dans sa chambre. Elle était bouleversée. Elle ne comprenait pas l’attitude du peintre. La crainte qu’il ne fût déjà lassé d’elle l’envahissait. Au souvenir de l’amour qu’il lui avait montré quelques jours plus tôt, elle se demandait si ce n’était pas elle qui avait changé. Ce ne pouvait être tout de même le reproche qu’elle lui avait fait de ne l’avoir pas attendue qui avait refroidi à ce point les sentiments de Florent. Et pourtant, plus elle cherchait, plus il lui apparaissait qu’il n’y avait eu que cela entre eux qui eût pu déterminer un tel revirement. Mais ce qui mit le comble à son inquiétude, ce fut quand, au dîner, M. Marondié lui fit remarquer qu’il avait trouvé drôle le peintre.
La nuit sembla interminable à la jeune fille. Elle n’avait qu’une pensée : le revoir, lui demander une franche explication. Quand l’aube arriva enfin, ce fut la matinée qui fut interminable.
— Florent ne t’a rien dit de particulier, hier ? demanda Danièle à son père.
— Non. Pourquoi ?
— Il devait venir aujourd’hui et il n’est pas venu.
— Il n’y a rien d’étonnant à cela. Un jeune homme, c’est un jeune homme.
— Qu’est-ce que tu veux dire, papa ?
— Je veux dire que quand on est jeune, il faut bien se distraire. Cela ne doit pas être très drôle, j’imagine, pour lui, de passer son après-midi enfermé ici.
À ce moment, la sonnette de la porte d’entrée retentit de nouveau.
— C’est certainement lui, fit Danièle en se levant et en se dirigeant vers l’antichambre.
— Je t’en prie, Danièle, laisse le domestique ouvrir.
La jeune fille ne s’en rendit pas moins dans l’entrée, guettant anxieusement la porte. Soudain, elle poussa un léger cri, revint à la hâte dans le bureau.
— C’est lui ? demanda M. Marondié.
— C’est M. de Fleurac, répondit Danièle d’un trait.
— Ah ! quelle bonne surprise ! s’écria M. Marondié en se levant aussitôt et en courant à la rencontre du comte.
— Cher ami, je suis content de vous voir, fit ce dernier. Je m’excuse de me présenter chez vous à l’heure du dîner, mais j’arrive à l’instant de Marseille. Comme vous le voyez, c’est à vous que j’ai réservé ma première visite.
— Entrez, entrez, Danièle est justement là.
— Bonsoir, Mademoiselle. Je constate avec plaisir, poursuivit Robert de Fleurac, que vous avez encore embelli, ce que j’avais cru impossible avant mon départ, tellement vous étiez déjà belle.
Danièle, en guise de réponse, haussa les épaules. S’il était quelqu’un qu’elle n’avait pas envie de voir, c’était bien le comte. Jusqu’à présent, il lui avait été indifférent. À cette minute, elle le haïssait.
— Et vos bagages, où sont-ils ? demanda M. Marondié avec sollicitude.
— Je les ai fait déposer à mon hôtel habituel.
— Serait-il indiscret de vous demander à quel hôtel ? Si je veux vous téléphoner, si je veux vous voir, car je crois que j’aurai beaucoup de choses à vous dire dans les jours qui vont venir, j’aimerais pouvoir vous atteindre.
— Au Majestic, avenue Kléber.
À ce moment, Danièle s’éloigna.
— Où vas-tu ? lui demanda son père.
— Dans ma chambre.
— Ce n’est pas gentil, vis-à-vis de M. de Fleurac.
— Je vais me changer pour le dîner.
— Tu te changeras tout à l’heure. Reste.
— Je veux aller dans ma chambre, papa.
— Je te dis de rester.
— Laissez-la donc aller dans sa chambre, Monsieur Marondié, intervint le comte en faisant à la jeune fille un clin d’œil qui signifiait qu’il était plus de son côté que de celui de ses parents, clin d’œil auquel elle répondit en haussant de nouveau les épaules.
*
— Florent, il faut que je vous parle, fit Danièle sans prêter la plus petite attention à l’atelier, les yeux fixés sur l’homme qu’elle aimait comme sur une arme qu’on eût retirée de sa poitrine ?
— Asseyez-vous, asseyez-vous, balbutia le peintre.
— Ce n’est pas la peine, Florent, dites-moi ce qui se passe en vous.
— Il ne se passe rien, Danièle. Je ne comprends pas votre question.
Danièle serra le bras du peintre au point de le meurtrir. En ces dernières quarante-huit heures, son visage s’était comme aminci. L’insouciance de la jeunesse s’en était envolée pour faire place à une gravité de femme.
— Après les preuves que je vous ai données de mon amour, Florent, j’ai le droit de vous demander quelles sont les raisons qui vous ont fait changer à mon égard. Car vous avez changé. Vous n’avez plus rien de commun avec l’homme que j’ai aimé en vous. Vous fuyez mon regard. Je m’exprime mal. Ah ! si ce n’était que mon regard. Mais vous me fuyez, vous fuyez toute ma personne. Que vous ai-je fait, Florent ? Il faut que vous me répondiez.
— Vous ne m’avez rien fait, Danièle.
— Pourquoi, alors m’évitez-vous ? On dirait que vous avez quelque chose à vous reprocher. Soyez franc. Je comprends très bien que vous n’ayez pas attendu de me connaître pour aimer. Si vous avez une liaison, dites-le moi. Je ne vous en ferai aucun reproche. Je vous demanderai simplement de me dire si vous préférez l’autre femme à moi, auquel cas, croyez-moi, je saurai m’effacer. C’est justement parce que je vous aime plus que tout au monde, plus que moi-même, oh ! ne souriez pas, Florent…
— Je ne souris pas, répondit d’un trait le peintre dont les crispations de souffrance avaient une analogie avec celles du rire.
— C’est justement pour cette raison que je ne voudrais pas une seconde m’imposer. La première fois que je vous ai vu, au musée du Luxembourg, je précise, car il se peut que vous ne vous le rappeliez plus, j’ai senti non pas que je vous aimais mais que je vous aimerais. Je ne m’étais pas trompée. Beaucoup de mes camarades, dans ma situation présente, feindraient de ne plus tenir à vous pour mieux vous reconquérir. Je vous le dis tout de suite. Je suis incapable de faire cette comédie. Mon amour est trop grand, trop sincère, pour s’abaisser à un pareil manège.
— Mais… mais, balbutia Florent.
— Je vous en prie, ne m’interrompez pas. D’ailleurs, vous n’avez rien à dire. Cela se voit au milieu de votre visage comme votre nez. Et moi qui, tout à l’heure, en venant ici, m’imaginais que vous alliez avoir un élan, quelque chose enfin qui me montrerait que je m’étais trompée ! Ce que vous avez fait, Florent, n’est pas bien. Oh ! je ne vous ferai pas le reproche banal d’avoir abusé de la crédulité, de la naïveté d’une jeune fille. Non. Je savais ce que je faisais et cela serait à recommencer que j’agirais exactement de la même manière.
— Je vous aime pourtant, Danièle.
— Je vous en prie, ne prononcez pas ces mots sans conviction. Vous m’avez aimée, je veux bien le croire, mais vous ne m’aimez plus. Pourquoi ? C’est un mystère. Je vous ai sans doute déçu, à moins que l’amour que vous avez pour une autre n’ait été le plus fort.
— Je n’aime que vous. Je n’ai jamais aimé que vous…
— Ne voyez pas hypocrite. Soyez donc courageux. Si ce qui vous est arrivé m’était arrivé à moi, je peux vous affirmer que j’aurais agi avec beaucoup plus de franchise. Je vous aurais dit la vérité et je ne me serais pas dérobée, lâchement, comme vous l’avez fait.
Florent ne put en entendre davantage. Comme avant l’orage, quelques grosses larmes tombèrent de ses yeux, puis il éclata en sanglots. Danièle le regarda un instant avec dureté, puis une indicible douceur se leva sur son visage. La nature a voulu que l’homme accablé moralement s’asseye comme pour une fatigue physique. Danièle s’approcha de Florent qui était tombé sur un siège. D’une main longue, aux ongles roses, elle lui caressa les cheveux, puis les lissa comme si elle songeait à ce qu’il ne fût pas dépeigné.
— Ne pleurez pas, lui dit-elle presque à l’oreille, consciente qu’elle était qu’il ne l’eût pas entendue autrement, l’amour est un sentiment capricieux. Il naît, il meurt, sans que nous soyons différents pour cela. Reprocher à un homme de vous abandonner, autant lui reprocher d’être ce qu’il est. Vous ne m’aimez plus, Florent, mais nous n’en sommes pas moins pour cela de grands amis. J’ai fait un beau rêve. Je me suis éveillée un peu vite, voilà tout. N’est-ce pas l’image du bonheur terrestre ? Les époux les plus heureux ne font-ils pas, eux aussi, un beau rêve, puisque le jour est inévitable où la mort les séparera ? Ne pleurez pas, Florent. Je vous ai déjà dit que je vous pardonnais.
— Vous ne me croyez plus, maintenant, n’est-ce pas ?
— Parlons d’autre chose, voulez-vous. Attendez, je vais vous apporter une serviette mouillée. Vous allez vous rafraîchir le visage. Après, tout ira mieux.
— Je ne veux rien.
Danièle ne tint pas compte du désir du peintre. Elle se dirigea vers le paravent qui masquait le cabinet de toilette. Lorsqu’elle revint, une serviette à la main, elle remarqua pour la première fois les nouvelles toiles de l’artiste. Comme elle les eût admirées, si elle avait été encore aimée. Mais servant de fond à cet homme prostré, elles lui semblèrent grises, mortes, comme celles d’un indifférent. La sensibilité qui émanait d’elles n’avait plus de raison d’être.
— Laissez-vous faire, Florent. Allons, ne soyez pas un enfant.
Il se leva d’un bond. Cet homme, devant elle, était-il vraiment Florent ? Durant quelques secondes, elle ne le reconnut pas. De cette douleur dans laquelle il avait été abîmé un instant, il semblait revenir dix années plus vieux. Elle fut prise de pitié, voulut lui rafraîchir le visage. Il la repoussa.
— Laissez-moi, fit-il durement en l’écartant.
Danièle le regarda, stupéfaite. C’était ainsi qu’il la remerciait ! Alors qu’elle venait de faire preuve d’une bonté qu’aucune femme n’eût montrée en cette circonstance, il la repoussait ! Sans réfléchir, elle jeta la serviette à terre.
— Adieu, Florent, dit-elle lorsqu’elle fut près de la porte. Elle l’ouvrit. Ce fut à ce moment que le peintre courut à elle, la saisit dans ses bras, l’obligea à revenir au milieu de l’atelier.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-elle avec colère.
— Danièle, vous ne partirez pas avant que je vous dise la vérité. J’avais promis à votre père de je ne jamais vous la révéler, mais je ne peux plus garder ce secret. Il faut que vous sachiez tout. Après vous comprendrez. Danièle, je suis votre frère.
La stupéfaction qu’avait ressentie Florent lorsque M. Marondié lui avait annoncé qu’il était son père n’avait rien été à côté de celle de la jeune fille. Dans la lutte qu’elle avait soutenue pour se dégager de l’étreinte du peintre, elle avait appliqué la paume de sa main sur le menton du jeune homme.
— C’est impossible, dit-elle sans songer même à retirer sa main.
— Vous êtes ma sœur, précisa-t-il.
— Florent, regardez-moi.
— Lâchez-moi, alors.
Danièle obéit. Elle était d’une pâleur effrayante. Ses cheveux, qu’elle portait rejetés en arrière comme ceux d’un garçon, pendaient sur ses tempes et les oreilles, petites et bien ourlées, en sortaient toutes blanches, juste à la place où il fallait.
— Regardez-moi, Florent, répéta-t-elle. Redites-moi à présent que je suis votre sœur.
— Vous êtes ma sœur, Danièle. Est-ce que vous comprenez, maintenant ?
Ce fut dans le travail que Florent s’efforça d’oublier son chagrin. Quelques jours après la scène pénible à laquelle nous venons d’assister, M. Zivavitzy vint en personne rendre visite au peintre. Il trouva que ce dernier avait fait beaucoup de progrès. Quelque chose d’âpre, selon lui, émanait des nouvelles toiles.
— C’est plus puissant qu’avant, observa-t-il. Si je me souviens bien, vous vous amusiez, vous jouiez avec les couleurs, à présent vous affirmez. C’est votre cœur, et non plus votre esprit, qui conduit votre main. J’aime cela. Je crois ne pas faire montre de trop d’optimisme en vous prédisant un grand succès. La facilité des années heureuses a fait son temps. Il nous faut à présent des œuvres solides et qui resteront.
Il y avait seulement quinze jours, un tel langage eût plongé Florent dans la joie, mais aujourd’hui que lui importaient les éloges ! S’il avait souhaité d’être grand dans son art, cela avait été pour être grand aux yeux de Danièle. Puisque la destinée n’avait pas voulu qu’elle devînt sa femme, pour qui eût-il recherché les honneurs ?
Le soir tomba, il dut poser ses pinceaux. Chaque jour, il le faisait à regret, car dès qu’il ne travaillait plus, une immense tristesse l’envahissait. Il se surprit alors à faire sa toilette avec un soin inhabituel. Brusquement, il se rappela qu’il avait téléphoné à son père pour lui dire qu’il viendrait dîner.
À sept heures et demie, il arriva avenue du Président-Wilson.
— Bonsoir, Florent, fit Danièle qui passait justement dans l’antichambre. Je vous verrai tout à l’heure. Papa veut que j’écrive à tante Mathilde.
— C’est cela, à tout à l’heure.
— Vous n’avez qu’à entrer dans le bureau, papa et maman sont là avec le comte de Fleurac.
Le jeune homme n’obéit pas sur-le-champ. Il regarda Danièle s’éloigner et ce fut avec une profonde amertume qu’il constata qu’elle ne se retournait pas.
— Eh bien ! mon jeune ami, fit M. Marondié à la vue du peintre. Vous voilà enfin. Nous n’attendions plus que vous.
— Je l’aime beaucoup ce garçon, continua M. Marondié en s’adressant à M. de Fleurac et en posant une main sur l’épaule de Florent.
Ce dernier rougit. Chaque fois qu’il venait avenue du Président-Wilson, des scènes de ce genre se produisaient, le plongeant dans un grand embarras. C’était surtout vis-à-vis de Mme Marondié qu’il était le plus gêné. L’amabilité de cette personne lui faisait mal. N’était-il pas le fils de la maîtresse de son mari ? Qu’eût-elle pensé de lui si, par hasard, elle avait appris la vérité ? Il aimait mieux ne pas songer à cette éventualité. Ce qui l’emplissait également de confusion, c’était lorsque Danièle étant présente, M. Marondié, qui ignorait que celle-ci était au courant de tout, s’adressait à son fils comme à un étranger. Il ne pouvait s’empêcher alors d’observer Danièle à la dérobée. Malgré l’empire qu’elle avait sur elle-même, il devinait combien elle souffrait dans son amour-propre.
— Oui, c’est un garçon charmant, continua M. Marondié. J’ai beaucoup connu son père, jadis. C’était un homme également charmant.
Florent rougit de nouveau. Cette allusion au père de Florent, faite par le père lui-même, était vraiment d’un goût douteux.
— Et c’est ce qui explique que je me suis pris d’affection pour Florent, n’est-ce pas, Florent ?
— Oui, Monsieur.
Le dîner avait été annoncé. Tout le monde se leva, passa dans la salle à manger.
— Voulez-vous prévenir Mademoiselle, fit Mme Marondié à un domestique.
On était déjà à table quand Danièle arriva.
— La lettre à tante Mathilde est faite, dit-elle en passant à côté de son père.
— Tu n’as pas dit bonsoir à Florent, observa ce dernier.
— Si, si, n’est-ce pas, Florent ? Je vous ai vu tout à l’heure quand vous êtes arrivé.
Elle prit place à côté du comte, déplia sa serviette, s’adossa à sa chaise, ce qui lui valut d’ailleurs une remarque de sa mère. Florent l’observait. Il ne la reconnaissait plus. Depuis qu’elle savait qu’elle était sa sœur, on eût dit qu’elle avait rajeuni. Elle était redevenue une petite jeune fille. Parfois, il est vrai, une ombre venait obscurcir son visage, mais durant quelques secondes seulement.
— Cette lettre m’a donné beaucoup de mal, continua-t-elle comme elle avait remarqué que tout le monde la regardait. Imagine-toi, papa, que je n’arrivais pas à me rappeler si toujours prenait un s.
— Toujours prend toujours, fit Robert de Fleurac, charmé par sa voisine.
Après le dîner, tout le monde passa au salon. Comme au cours du repas, le comte parla à Danièle, Florent n’avait presque pas desserré les lèvres. Il s’assit dans un coin, feignit de s’intéresser aux bibelots proches de lui. Ah ! s’il n’avait écouté que son désir, il serait parti depuis longtemps. Mais il ne le fallait pas. Il n’avait pas le droit d’être jaloux de sa sœur. Et il restait pour se punir. Il fallait qu’il se fît à l’idée qu’elle se marierait un jour. Puisque cela était inévitable, ne valait-il pas mieux qu’elle épousât un homme comme le comte, un homme qu’elle ne pourrait jamais aimer d’amour, ce qui serait sa consolation ? Elle appartiendrait à un autre, et pourtant il ne la perdrait pas complètement.
— Florent, fit M. Marondié, devant tout le monde et à haute voix, votre père était un solitaire. Ce n’est pas une raison pour vous cacher dans un coin.
Le peintre avait déjà rougi quatre ou cinq fois depuis son arrivée. Cette fois, il devint écarlate. Il se leva cependant, essaya de parler normalement. En s’approchant, il jeta un regard suppliant sur Danièle, un regard qu’il eût voulu d’un frère mais qui était d’un amant. Elle baissa la tête, puis, pour se donner une contenance, enleva sans raison des mains du comte un étui à cigarettes.
— Vous voulez une cigarette ? demanda Robert de Fleurac.
— Oh ! non, d’ailleurs il m’est défendu de fumer.
— Pourquoi alors me prendre mon bien ?
— Je ne vous le prends pas. Tenez, le voilà.
— Je disais cela pour rire. Je vous en prie, Danièle, gardez-le s’il vous fait plaisir. Tout ce qui m’appartient sera tôt ou tard à vous.
— Garde-le, fit Mme Marondié qui, en femme qu’elle était, aimait à multiplier tout ce qui rendait difficile une rupture de fiançailles.
— Mais non, maman. Je ne veux pas garder cet étui à cigarettes.
— Pourquoi l’as-tu pris des mains de M. de Fleurac ?
— Je l’ai pris pour l’admirer, maintenant, je le lui rends.
— Votre fille est décidément de plus en plus charmante, observa le comte.
— Et elle vous rendra heureux, ajouta M. Marondié.
Danièle sourit. Depuis quelques minutes, elle évitait de regarder dans la direction de Florent. Elle se tourna vers ce dernier, sans changer d’expression. Il soutint son regard.
— Mais qu’avez-vous à vous examiner ainsi ? demanda M. Marondié.
Danièle fit brusquement face à son père.
— C’était pour savoir quelque chose !
— Pour savoir si M. Maugas voulait une de mes cigarettes, sans doute, dit en riant le comte.
— C’est cela même, vous l’avez deviné.
Au commencement d’avril, c’est-à-dire près de trois mois plus tard, Florent reçut un mot de M. Zivavitzy le priant de passer le plus tôt possible à son bureau. Le ton était sec, ce qui ne laissa pas d’inquiéter le peintre, le vernissage de son exposition ayant été fixé au 12 avril. Florent qui, en artiste consciencieux qu’il était, patinait lui-même ses cadres, s’interrompit dans ce travail et se hâta de se rendre rue La Boétie.
Il n’attendit pas comme le jour où son camarade Marcel avait tenté d’abuser de Danièle. Il fut introduit tout de suite dans le bureau directorial, pièce dont les murs étaient recouverts provisoirement de tapisseries dessinées par Lurçat, et où dans un angle, sur un socle de bois verni, se dressait cette Génésis d’Epstein qui fit courir tout Londres. Florent n’était pas ce qu’on appelle un peintre d’avant-garde. Selon sa propre expression, il cherchait à « rejoindre les classiques ». Pourtant, quand les circonstances l’amenaient chez un personnage comme Zivavitzy, il eût cru d’un mauvais camarade de ne pas se répandre en éloges sur ces mêmes peintures ou sculptures dont les auteurs ignoraient son existence.
— Asseyez-vous, Maugas, fit Zivavitzy en feuilletant un dossier. Votre vernissage doit avoir lieu le 12, n’est-ce pas ?
— Parfaitement.
— Très ennuyeux.
— Pourquoi ? demanda timidement Florent.
— Très ennuyeux. Plus personne n’achète de tableaux. Tenez, j’ai fait taper cela pour vous le montrer.
Il tendit une feuille dactylographiée au jeune homme qui la parcourut, comme on parcourt un contrat devant celui même qui l’a fait établir, c’est-à-dire en hochant la tête à chaque ligne en signe d’approbation. Mais quand il eut terminé cette lecture, il fut incapable de dire ce qu’il avait lu.
— Qu’est-ce que vous pensez de cela ?
— C’est très bien.
— Comment, très bien ! Vous n’avez donc pas lu que votre exposition allait me coûter douze cents francs par jour ? et je ne compte pas le loyer qui est à la charge de la société.
— C’est effrayant, crut bon d’observer Florent.
— En faisant des économies, en réduisant la publicité, en supprimant les panneaux de l’avenue des Champs-Élysées et l’oriflamme du quai des Tuileries, j’arriverai à rattraper deux cents francs. Votre exposition ne me coûtera pas moins d’un billet de mille chaque jour.
— Si nous vendons, vous les aurez vite regagnés.
— Oui, mais si nous ne vendons pas, je les aurai vite perdus. Avez-vous de nouvelles adresses ? Il nous faut des amateurs, beaucoup d’amateurs.
— Je vous ai déjà remis une liste de noms que m’avait donnée Mme Marondié. Mme Lacour-Dupuy m’a promis également une liste.
— Je sais qu’elle vous l’a promise. Vous me l’avez déjà dit. Mais puisqu’elle ne vous la donne pas, il faut la lui réclamer. Les invitations doivent partir après-demain au plus tard.
— Je vais lui écrire.
— Non, allez la voir. Vous n’êtes pas un enfant, tout de même. Vous savez bien comment sont les gens.
— Je vais y aller, dans ce cas.
Florent venait de prendre congé de M. Zivavitzy lorsque ce dernier le rappela.
— Si Monsieur Marondié s’intéresse à votre carrière, nous pourrions organiser une deuxième exposition de vos œuvres un peu avant les vacances, en juin, par exemple. Cette deuxième exposition venant peu de temps après la première ferait beaucoup parler de vous. Cela donnerait une impression d’abondance. Et vous pourriez exposer les mêmes toiles, personne ne s’en apercevrait. Il suffirait de changer les cadres.
— Je ne me prêterai pas à un subterfuge de ce genre.
— Vous auriez tort. Enfin, nous en reparlerons. L’essentiel est que M. Marondié soit disposé à faire quelque chose pour vous.
*
Cet entretien avait plongé Florent dans un profond abattement. Il n’était qu’habituel pourtant. Mais depuis une quinzaine de jours déjà, c’est-à-dire depuis qu’il avait appris que la date du mariage du comte de Fleurac et de Danièle avait été fixée au 14 avril, soit deux jours après celle de son vernissage, la moindre contrariété le bouleversait. Il regagna la cité Seurat à pied. Le ciel était bleu. Une animation extraordinaire, faite de toutes les petites joies individuelles, régnait dans les rues. Dans quelques jours, par une après-midi qui serait sans doute aussi belle, le comte et la comtesse de Fleurac partiraient en voyage de noces cependant que Florent essaierait encore d’obtenir une liste d’adresses de Mme Lacour-Dupuy, liste devenue d’ailleurs inutile. Sur le pont de l’Alma, Florent s’arrêta un instant. La Seine coulait sous lui, déjà attirante comme en été. Non, il ne fallait pas s’attarder sur ce pont. Il continua sa route, jeta un coup d’œil distrait sur les cartes d’état-major du boulevard Saint-Germain, monta le boulevard Raspail. Au coin du boulevard du Montparnasse, il acheta un journal du soir, le plia, le mit dans sa poche, se réservant de le lire au restaurant. Combien d’années encore prendrait-il seul ses repas ? Il songea à Danièle.
Quelle femme délicieuse eût-elle été si elle n’avait pas été sa sœur ! Il revit ses yeux bleus, si bleus qu’elle disait elle-même qu’elle avait l’air aveugle sur les photographies, ses cheveux blonds, ses sourcils un peu épais mais qu’elle se réjouissait d’épiler dès qu’elle serait mariée, et ses dents blanches, les unes à côté des autres parfaitement alignées sous des lèvres qui ne les cachaient qu’à demi. Évidemment, pour une sœur, elle ne lui ressemblait pas beaucoup, mais ils n’étaient pas de la même mère. « Non, pensons à autre chose », murmura-t-il. Il avait honte de la tendresse avec laquelle il détaillait le visage de sa sœur. Il fallait qu’il l’oubliât. Ne lui avait-elle pas montré l’exemple ? Chaque fois qu’il se rendait avenue du Président-Wilson, ne lui serrait-elle pas la main avec vigueur, une vigueur un peu affectée, il est vrai. Quand elle l’appelait par son nom, ne croyait-il pas entendre des camarades de cours ?
Arrivé chez lui, il ôta son veston et se remit à patiner des cadres. Dans l’état où il était, ce travail lui plaisait. Il n’avait aucun effort de pensée à faire et ce qu’il fallait d’attention suffisait à lui faire oublier Danièle. L’heure du dîner arriva enfin. Florent se rendit au restaurant. Tous ceux qui connaissent Montparnasse ont remarqué cet ancien restaurant de cochers que personne n’est parvenu à exproprier et qui demeure, avec ses prix du passé, au centre de la nouvelle ville. C’est là que Florent aimait à prendre ses repas, au milieu d’artistes comme lui dont certains portaient encore la lavallière et le pantalon à côtes. Il s’assit à la table la plus éloignée du guichet de la cuisine, de manière à ne pas être dérangé par le passage des serveuses. Puis il déplia son journal, parcourut distraitement les en-tête. Soudain, un léger cri s’échappa de ses lèvres.
— Qu’est-ce que vous prenez ? lui demanda à ce moment une serveuse.
— Laissez-moi, laissez-moi, je vous dirai cela tout à l’heure, balbutia-t-il.
En haut de la colonne de droite de la première page, il venait de lire ceci, écrit en aussi gros caractères qu’un résultat sportif : « On arrête la “baronne” de Maugas. Un moyen ingénieux de gagner de l’argent. » Puis venait un article, encadrant le portrait même qu’avait fait Florent de sa mère. Le secrétaire de rédaction l’avait préféré à une photographie banale, un portrait situant le personnage dans un monde plus relevé et par cela donnant plus d’intérêt à la nouvelle. Voici l’article :
« Mme Maugas, 54 ans, qui habite un coquet appartement, 9, avenue du Général-Thierry, à Passy, vient d’être arrêtée. C’est à la suite d’une enquête ouverte il y a déjà plusieurs mois que les inspecteurs Coutelas et Lehidec, de la police judiciaire, sont parvenus à mettre fin aux exploits de la “baronne”. Fin 1932, une soixantaine de plaintes émanant d’antiquaires de Paris et de la province parvenaient à la police judiciaire. Les inspecteurs Coutelas et Lehidec, chargés d’établir la corrélation qu’il pouvait y avoir entre elles, ne tardaient pas à acquérir la certitude qu’ils se trouvaient en présence d’un escroc de grande envergure, appartenant sans doute à une bande internationale…
« L’enquête fut longue et difficile, et ce n’est qu’hier soir qu’elle fut couronnée de succès. Voici comment opérait la “baronne” de Maugas. Quand elle avait choisi sa future victime, elle se faisait conduire à son magasin dans une superbe voiture de maître. Rien ne lui plaisait. Finalement, (“car, disait-elle, je ne veux pas vous avoir dérangé pour rien”), elle arrêtait son choix sur un meuble dont la valeur n’excédait jamais une quinzaine de mille francs. “Mais, ajoutait-elle, l’appartement que je viens de louer n’est pas encore installé. Je vais vous verser des arrhes et je vous demanderai de garder ce meuble quelques semaines. Dès que mon appartement sera prêt, je vous écrirai pour vous prier de me l’envoyer.”
« Entre temps, elle se mettait en rapport avec un propriétaire qui faisait des difficultés pour signer le bail, son mari étant en voyage, prétendait-elle, et ne devant rentrer que dans une quinzaine de jours. “Je suis la première ennuyée”, observait-elle. Finalement, elle obtenait du propriétaire l’autorisation de faire entrer quelques meubles. Elle écrivait alors aux sept ou huit antiquaires auxquels elle avait retenu des meubles, de les lui livrer. C’était un jeu d’enfant de les faire transporter ensuite avenue du Général-Thierry. Ce manège, elle le répétait quatre ou cinq fois par an, non seulement à Paris, mais en province et à l’étranger, et cela, croit-on, depuis une dizaine d’années.
« L’enquête n’a pas encore révélé comment la “baronne” écoulait les meubles qu’elle s’appropriait. Nous l’avons aperçue dans les locaux de la police judiciaire. C’est une femme portant à peine son âge, dont l’aspect inspire la plus grande confiance. Elle appartient d’ailleurs à une excellente famille. Son fils, qui fait de la peinture, jouit, paraît-il, d’une certaine estime dans le monde des Arts. Une exposition de Florent Maugas ne doit-elle pas s’ouvrir justement dans quelques jours à la Galerie Zivavitzy ?
« C’est Me Crochu qui assumera la défense de la “baronne” de Maugas. »
— Monsieur s’est décidé ? redemanda la serveuse.
Florent ne répondit pas. Il plia son journal et sortit. Il ne pouvait encore croire que sa mère avait été arrêtée, qu’elle était en prison. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle lui avait même fait un cours de morale.
« Si tu as de l’amour-propre, avait-elle dit à son fils, tu ne profiteras pas de ce que M. Marondié t’ait avoué qu’il était ton père. N’oublie pas que j’ai souffert à cause de lui et que, pour rester dans le droit chemin, j’ai dû travailler toute ma vie. Il n’y a que cela qui ne déçoit pas. Sois fier, honnête, Florent. Et si j’ai un conseil à te donner, compte plus sur toi-même que sur les autres, ces derniers fussent-ils des parents. »
Ce langage, évidemment, prenait aujourd’hui une saveur assez inattendue. Il était difficilement croyable qu’il fût sorti de cette même bouche qui avait menti aux antiquaires.
Si les années d’épreuves avaient un peu aigri Florent, il n’en avait pas moins conservé la naïveté de sa jeunesse. Il ne voyait le mal nulle part. Aussi quand, comme ce soir-là, il le découvrait, il ressentait le coup beaucoup plus intensément qu’un autre.
Comme il se trouvait dans une rue déserte, il s’arrêta pour pleurer un instant. La “baronne” de Maugas était malgré tout sa mère. Elle n’avait pas toujours fait son devoir, lui avait-il semblé, mais enfin, elle l’avait mis au monde. Souvent, au milieu des difficultés de la vie quotidienne, il avait perdu de vue ce détail. Il se le reprocha. Il aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour sa mère, désintéresser les plaignants, par exemple. Mais il ne fallait pas y songer. Il y avait près d’une demi-heure qu’il marchait lorsque la solitude lui devint odieuse. En une circonstance aussi dramatique de sa vie, il éprouvait le besoin d’être entouré, consolé. Qui pouvait le réconforter, sinon son père ou sa sœur ?
L’accueil que M. et Mme Marondié réservèrent à Florent fut glacial.
— Je ne comprends pas, fit cette dernière, qu’en une circonstance aussi « spéciale » vous n’éprouviez pas le besoin, je ne vous dirai pas de vous cacher, mais de vous tenir un certain temps à l’écart. Vous auriez dû vous douter que votre visite nous mettrait dans une situation délicate.
— Si vous saviez comme je suis désemparé, Madame ! Pardonnez-moi. Vous m’aviez témoigné jusqu’à présent tant d’affection qu’instinctivement c’est vers vous que je me suis tourné avec l’espoir de trouver un réconfort.
M. Marondié, selon son habitude, marchait de long en large. Son visage était fermé et il était impossible de savoir ce qu’il pensait. Quant à Danièle, elle était visiblement très émue ; mais elle n’osait prendre le parti de son frère, consciente qu’elle était de la gravité de la faute de Mme Maugas.
— Laisse-moi parler, dit M. Marondié à sa femme. Je vois, continua-t-il en s’adressant à Florent, que vous ne comprenez pas très bien ce qui s’est passé. Votre mère vient d’être arrêtée sous l’inculpation d’escroqueries et d’abus de confiance. Évidemment, je m’empresse de vous dire que rien ne me fera changer d’avis : vous n’êtes pas responsable des fautes de votre mère. Cependant, aux yeux de la société telle qu’elle est organisée et où nous sommes bien obligés de vivre, vous êtes quand même le fils d’une femme qui a commis des escroqueries. Malgré la peine que nous en ayons, nous sommes obligés d’en tenir compte. Nous avons beaucoup d’amis, tous ces gens se croiraient déshonorés de serrer la main, je ne dis pas du fils d’une femme escroc, mais d’un ami lointain de cette femme. D’autre part, ma fille, comme vous le savez, se marie dans quelques jours. Si on apprenait que nous vous recevons, cela ferait très mauvais effet.
— Nous allons même être obligés, remarqua Mme Marondié, de cacher la visite que vous venez de nous faire, ce qui nous est très désagréable. Nous n’avons pas été habitués à cacher nos relations.
— Je tiens pourtant beaucoup à ce que Florent assiste à mon mariage, dit à ce moment la jeune fille.
— Tais-toi, Danièle. Tu parles comme une enfant.
— Je te répète, maman, que je tiens beaucoup à la présence de Florent.
— Mais, ma pauvre enfant, tu ne te rends donc pas compte que si Florent vient à ton mariage, il formera à lui seul les témoins et l’assistance, car il n’est personne, que je sache, parmi nos amis et nos relations, qui consentira à assister à une cérémonie en compagnie du fils d’une femme dont le portrait est dans tous les journaux.
— Il n’est pas question, dit-il avec douceur, que Florent assiste au mariage. D’ailleurs la famille Fleurac s’y opposerait. Vous changez la conversation. Vous n’avez donc pas compris ce que je voulais. Je ne veux rien interdire à Florent. Je veux qu’il comprenne de lui-même qu’il ne doit pas venir, qu’il doit disparaître pendant quelques mois.
— Même quand sa mère aura payé sa dette à la société, observa Mme Marondié, il nous sera impossible de le recevoir. Voyons, tu sais bien qu’il y a toujours des gens qui se souviennent et qui ne manquent pas l’occasion de vous faire un affront.
— N’anticipons pas. Songeons au présent, pour le moment.
— Oh ! j’ai compris, fit le peintre profondément meurtri. Ne craignez rien. Je ne vous compromettrai pas.
Il se leva. Jamais il n’avait ressenti une telle amertume. C’était donc ainsi que son propre père le traitait ! M. Marondié avait-il oublié que cette même femme dont il feignait aujourd’hui d’être souillé par le seul nom, jadis il l’avait non seulement aimée passionnément, mais il lui avait donné un enfant ? La vie était vraiment trop laide.
— Vous pouvez nous écrire de temps en temps, dit M. Marondié.
— Je vais vous accompagner, s’écria Danièle en se levant d’un bond.
— Non, non, reste là.
— Si papa. Tu sais bien que tu ne peux pas m’en empêcher.
M. Marondié rougit. C’était la première fois que sa fille laissait penser qu’elle en savait plus long sur Florent qu’il ne le paraissait.
— Je ne vous reverrai plus, Danièle, fit le peintre dans l’antichambre.
— Si, si, quand je serai mariée, vous viendrez à la maison et papa n’en saura rien.
— Votre mari ne voudra peut-être pas.
— Je le lui demanderai comme une chose à laquelle je tiens beaucoup.
— Vous ferez cela ?
— Oui, Florent. Je vous aime, comme un frère naturellement. Et j’ai beaucoup de peine. Papa n’est vraiment pas gentil avec vous, il aurait fait les pires choses que je ne l’en aimerais pas moins. Enfin, papa est âgé. Il est égoïste.
— Alors, à bientôt, Danièle. Puisque je ne vous reverrai que lorsque vous serez mariée, laissez-moi vous souhaiter de tout mon cœur le plus grand bonheur possible.
— Je veux vous revoir encore une fois avant mon mariage.
— Vous croyez que c’est possible ?
— J’irai à votre exposition. Personne ne le saura. Ce sera notre dernier secret. Maintenant, il faut que vous partiez, Florent. Mon père ne serait pas content.
— Au revoir Danièle. Je vous embrasse comme un frère, sur le front, sur les joues aussi.
— Au revoir, mon frère. C’est bien le douze, n’est-ce pas, votre vernissage ?
— Oui, le douze.
*
En rentrant cité Seurat, le peintre trouva un pneumatique qui avait été glissé sous sa porte. Pris de crainte, il l’ouvrit à la hâte, sauta à la signature. C’était celle de Zivavitzy. « Je vous attends demain matin à mon bureau. Venez le plus tôt que vous pourrez. J’ai à vous parler. » Florent se laissa tomber dans un fauteuil.
« Pourvu, pensa-t-il, que Zivavitzy ne supprime pas mon exposition. » Mais bientôt, il se rassura. « Il veut me demander la liste d’adresses que je lui ai promise. » Florent ne pouvait croire que l’arrestation de sa mère aurait une répercussion jusque sur sa peinture.
Le monde des Arts avait, heureusement, les idées autrement larges que la bourgeoisie. Sa conception de la vie était différente. Il n’attachait aucune importance aux racontars, aux mesquineries familiales.
Il ne s’endormit pas trop tard, s’éveilla comme d’habitude. À dix heures du matin, il arrivait à la Galerie, sans avoir osé acheter un journal du matin.
— Eh bien, dit M. Zivavitzy. Il se passe du propre dans votre famille.
Florent, ne sachant quoi répondre, garda le silence. Il se contenta de hocher la tête en prenant une expression ennuyée.
— Vous avez lu les journaux ? On parle de vous, mais pas comme je le voudrais.
— De moi ?
— De votre famille. Évidemment, le public connaît votre existence à présent, puisque tous les journaux ont cru mieux situer la personne de votre mère en précisant qu’elle avait un fils peintre, lequel fils « organisait », ce qui est faux, d’ailleurs, car ce n’est pas vous mais moi qui « organise », une exposition chez Zivavitzy. Vous voyez, grâce à vous, on parle de moi également. Mais cette publicité, la seule dont je me serais bien passé, m’oblige à prendre une attitude. Je vous ai donc fait venir pour vous annoncer d’abord que j’abandonne toute idée de faire une exposition de vos œuvres, ensuite que je compte envoyer à tous les journaux la lettre suivante.
Il prit un papier qui se trouvait devant lui, le lut à haute voix :
« Monsieur le Rédacteur en chef,
Dans votre numéro du 8 avril, vous mentionnez le nom de M. Zivavitzy, au sujet de l’affaire de la « baronne » de Maugas. En effet, avant l’arrestation de cette dernière, l’intention de la galerie Zivavitzy était d’organiser une exposition des œuvres du peintre Florent Maugas. Inutile de vous dire qu’à présent, nous abandonnons cette entreprise, non pas que le mérite de l’artiste nous ait semblé diminué par les fautes qu’a pu commettre sa mère, mais par simple convenance.
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en chef, l’expression de mes sentiments distingués. »
Chaque mot de cette lettre avait blessé profondément le jeune homme. L’attitude de M. Zivavitzy l’écœurait. Mais que pouvait-il faire ? Il n’avait qu’à s’incliner.
— Vous me rendez donc responsable des fautes de ma mère ? demanda le peintre.
— Pas le moins du monde. D’ailleurs, je vous dirai que j’étais hésitant. L’arrestation de votre mère n’a été que la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Vous savez bien que nous ne sommes pas à une époque où on peut organiser impunément des expositions. Vos toiles sont dans le bureau de Bobichon. Vous n’avez qu’à les emporter tout de suite. Si vous voulez, je peux vous faire chercher un taxi.
Florent refusa. Il avait hâte d’être seul, de quitter la galerie. Il sortit, sans dire un mot, cependant que Zivavitzy l’accompagnait poliment jusqu’à la rue, sans parler davantage. Soudain, le peintre sentit que son cœur se serrait. Il venait de songer à Danièle. Il ne la reverrait plus avant son mariage. Tout était fini. Jusqu’à ce jour, chaque fois qu’il l’avait quittée, il l’avait retrouvée la même. Mais à présent ce serait une femme ayant appartenu à un homme qu’il retrouverait. Plus jamais, il ne reverrait les yeux innocents de Danièle, plus jamais il ne reverrait sa main pure. Quand il reparaîtrait devant elle, ce serait comme devant une femme. « Je ne serai pas le premier frère dont la sœur s’est mariée », murmura-t-il pour se consoler. Il ne dut pas moins se retenir de pleurer. Sa gorge se contractait. « Danièle », murmura-t-il, comme ce fameux jour où il avait attiré l’attention des passants de l’avenue des Champs-Élysées. Tout était différent en son cœur et tout était pourtant semblable autour de lui puisqu’un passant se retourna. « Me voilà comme au lendemain de ma libération, après une année de service militaire, seul, ayant toute ma carrière à faire. Je ne regrette pourtant rien, car j’ai vécu des heures inoubliables, Danièle, et je dis cela sans sourire, quand vous n’étiez pas ma sœur, vous m’avez rendu le plus heureux des hommes. Dans quelques jours, vous serez mariée. Et vous m’oublierez beaucoup plus vite que vous ne le croyez. Vous pensiez n’avoir aucun sentiment pour Robert de Fleurac. Vous vous trompiez. Vous l’aimiez au fond de vous-même. »
Sans s’en rendre compte, au lieu de se diriger vers la cité Seurat, Florent était monté vers Montmartre. Malgré l’heure matinale, certaines femmes arrêtaient les passants. Florent les repoussa dignement, en homme qui, s’il n’accepte pas pareilles invitations, n’en a pas moins une certaine indulgence pour celles qui les font. En vérité, il n’eût pas demandé mieux que de se laisser faire violence. Il avait besoin d’oublier, d’ouvrir son cœur. Il se sentait seul comme il ne l’avait jamais été. Sa mère était en prison. Sa sœur était sur le point de se marier. Son père l’avait éloigné comme s’il avait été un étranger, à peu près comme l’avait fait M. Zivavitzy. Où trouver un réconfort, sinon parmi ces femmes justement ? Elles souffraient comme il souffrait. Mais aucune ne lui semblait digne d’entrer en communion avec lui et il continuait sa route.
Ce ne fut qu’au milieu de la nuit, après une journée passée à boire et à errer, que Florent rentra chez lui, un peu ivre et dégoûté de lui-même. Comme la veille, il trouva en ouvrant la porte un pneumatique. Dans son ivresse, il crut que c’était le même. Il le jeta sur une table, et sans se déshabiller, se coucha. Le lendemain, en procédant à sa toilette, il aperçut le pneumatique. Il l’ouvrit et lut ce qui suit :
« Cher monsieur Maugas,
Aussitôt après votre départ, il m’est apparu que j’avais été injuste à votre égard. Je ne sais pas comment j’ai pu, ne serait-ce qu’un instant, vous considérer, même en partie, responsable des fautes de votre mère. Je m’en excuse sincèrement. Dès que vous aurez reçu mon mot, faites votre possible pour venir me voir le plus vite possible. Je vous attends afin de régler les derniers détails de votre exposition et de vous renouveler de vive voix mes excuses. À tout à l’heure, cher Monsieur Maugas.
Croyez-moi, je vous prie, votre toujours fidèle Zivavitzy. »
De même qu’il faut à la fleur ramassée sur la route plusieurs minutes pour revenir à elle, il fallut à Florent un long instant avant que la joie, qu’en temps ordinaire cette lettre eût causée immédiatement au peintre, l’emportât sur l’amertume. Elle monta lentement en lui, comme l’eau enfin donnée à la fleur. Ce fut le bas de son visage qui se colora d’abord. Puis ses yeux brillèrent de cet éclat qui avait fait dire à Danièle qu’ils étaient ceux d’un démon. Ses bras s’animèrent enfin. « Je reverrai Danièle avant son mariage », murmura-t-il en levant les yeux au ciel comme il avait pris l’habitude de le faire chaque fois qu’il pensait à la jeune fille.
— Comment se fait-il, Monsieur Zivavitzy, demanda-t-il dès qu’il fut en présence du directeur de la Galerie, que vous soyez revenu sur votre décision ?
— Vous le saurez plus tard, cher ami. Pour le moment, nous n’avons pas de temps à perdre. Occupons-nous, si vous le voulez bien, de votre publicité. Que pensez-vous des panneaux des Grands Boulevards ?
— Je leur préfère ceux de l’avenue des Champs-Élysées.
— Ceux-là sont déjà loués. Mais c’est insuffisant. Je veux que tout Paris sache que Florent Maugas expose à la galerie Zivavitzy. Quant aux oriflammes, je vous annonce que j’en ai commandé vingt-quatre. Il y en aura partout, devant la Chambre des députés, devant la Madeleine, devant l’Opéra, place Saint-Germain-des-Prés, place Saint-Philippe-du Roule. Je les vois déjà, en imagination, flotter au soleil. Je vous signale qu’elles sont blanc et bleu. Ce sont les couleurs du succès.
Bien que la joie qu’il éprouvait fût immense, le peintre se demandait ce qui avait pu provoquer un tel changement chez M. Zivavitzy. Que s’était-il donc passé la veille, après qu’il avait quitté le directeur de la galerie ?
— Pourquoi me portez-vous brusquement tant d’intérêt ? demanda-t-il.
— Je vous ai déjà dit que je ne pouvais pas vous répondre encore. Ayez un peu de patience, cher ami !
*
Le jour du vernissage arriva enfin. Dès trois heures de l’après-midi, les invités, des peintres, des gens du monde, des critiques, commencèrent d’affluer. Mêlé à eux, Florent, qui ne connaissait presque personne, écoutait sans paraître leur prêter d’attention, les propos flatteurs qu’on échangeait devant ses œuvres. Parfois, il pâlissait lorsqu’une critique ironique, même dure, parvenait à ses oreilles. Il n’en continuait cependant pas moins de guetter avec anxiété l’entrée. Danièle allait-elle venir comme elle le lui avait dit, ou bien, à deux jours de son mariage, ne trouverait-elle pas une minute pour tenir sa promesse ?
— Ce garçon a beaucoup de talent, fit un homme sans se douter que son voisin était justement le peintre.
— Je ne trouve pas, répondit la femme qui l’accompagnait.
Florent la regarda. Elle était d’une beauté extraordinaire.
— Vous ne trouvez pas ?
— Cela ressemble à tout ce que l’on a déjà vu.
— Évidemment, ce n’est pas très original, pourtant je trouvais qu’il y avait quelque chose.
— Il y a surtout cet éternel désir d’être original coûte que coûte.
— Vous êtes amusante, Daisy.
— Cette peinture est une véritable salade russe.
La jeune femme venait à peine de prononcer ces mots que le visage de Florent s’illumina de bonheur. Danièle venait de paraître. Il se précipita à sa rencontre.
— Que je suis heureux, Danièle, dit-il tout de suite. Je craignais que vous ne veniez pas. Aujourd’hui est si proche d’après-demain.
— Je vous en prie, Florent, ne parlons pas de mon mariage. Laissez-moi admirer votre exposition. Vous avez fait des progrès extraordinaires.
— Tout le monde n’est pas de cet avis.
— L’essentiel est que les connaisseurs vous apprécient et ils ne peuvent manquer de le faire. Quelle force ! Quelle harmonie !
Tout en parlant, le frère et la sœur s’étaient avancés jusqu’au fond de la galerie. Il y avait là une petite salle où les visiteurs ne faisaient que passer rapidement.
— Je suis venue, mais je ne resterai pas longtemps, dit Danièle. J’ai tellement de courses à faire avant le dîner.
— Quand vous partirez, je vous accompagnerai.
— Je vous le défendrai, Florent. Votre place est ici. Je ne veux pas qu’à cause de moi vous négligiez votre carrière.
Le peintre baissa la tête. N’eût-il pas été ridicule d’insister ? La jeune fille n’était que sa sœur. Il l’oubliait trop souvent.
— Vous avez raison, Danièle.
Cependant qu’ils parlaient, les deux jeunes gens n’avaient pas remarqué un homme de grande taille, pouvant être âgé d’une cinquantaine d’années, vêtu de noir, le visage à demi caché par une barbe noire, teinte certainement, qui les observait à la dérobée en portant de temps à autre un monocle à son œil droit.
— Je suis heureuse pour vous, dit Danièle. Tout le monde admire vos œuvres.
— Sauf cette dame, fit Florent en montrant la visiteuse qui, tout à l’heure, avait laissé entendre que l’artiste n’avait aucune personnalité.
— Réjouissez-vous, mon cher frère. L’unanimité ne se fait que sur une œuvre médiocre.
— Vous êtes charmante, Danièle. Vous savez toujours dire ce qui fait plaisir.
— Je le pense.
Ils parlèrent ainsi pendant une dizaine de minutes, toujours sans remarquer l’homme à la barbe noire qui ne les quittait pas des yeux.
— Il faut que je m’en aille, maintenant, dit Danièle. Je ne peux vraiment pas rester plus longtemps.
— Je vous laisse partir, Danièle. Oh ! ne croyez pas que cela ne me fasse pas de peine, mais il le faut, n’est-ce pas ?
— Oui, il le faut.
— Et je ne vous reverrai plus ?
— Pourquoi dites-vous cela ? Vous viendrez à mon nouveau domicile comme vous veniez à l’ancien.
— Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire. Je ne reverrai plus Danièle, la jeune fille. Vous allez devenir une femme, une femme mariée. Vous appartiendrez à un homme.
— Ne serai-je pas toujours votre sœur ?
— Oh ! si.
Florent accompagna la jeune fille jusqu’à l’entrée. Il y avait tant de monde autour d’eux que la séparation se fit normalement. Mais dès que Danièle eut disparu, Florent sentit son cœur se déchirer. Il eut beau faire tout ce qu’il put pour ne pas pleurer, des larmes coulèrent de ses yeux. Une porte se trouvait près de lui. Il l’ouvrit. Elle donnait sur un bureau vide. Là au moins il pourrait s’abandonner à sa douleur sans être vu. Il s’assit dans un fauteuil et se cacha le visage dans ses mains. « Danièle, ma Danièle chérie », balbutia-t-il. À ce moment, il entendit qu’on marchait à côté de lui. Il leva la tête. Un homme portant une barbe noire se trouvait dans le bureau.
— Vous êtes Florent Maugas ? demanda-t-il.
— Oui, Monsieur, répondit le peintre, gêné d’avoir été surpris dans cette posture. Que me voulez-vous ?
— Excusez-moi. J’ai frappé plusieurs fois à la porte.
L’inconnu était visiblement en proie à une grande émotion. Sa pomme d’Adam, qu’on apercevait sous la barbe, montait et descendait sans interruption. Ses grands yeux noirs, profondément enfoncés dans les orbites, brillaient.
— Laissez-moi, Monsieur. Ce bureau est un bureau privé. Vous désirez peut-être parler à M. Zivavitzy ?
— Non, c’est à vous que je désire parler.
— À moi ?
L’inconnu sembla hésiter un instant. Il porta une main à son front. Soudain, il se raidit.
— C’est à vous, en effet, que je veux parler, Florent, mon enfant, mon fils !
Le peintre, qui était resté assis jusque-là, se leva d’un bond.
— Je suis votre fils ? s’écria-t-il, méfiant.
— Oui. Pardonnez-moi. J’ai tout fait pour vous retrouver ! Mais écoutez-moi plutôt.
Florent dut s’appuyer à la table pour demeurer immobile. Il avait la sensation si désagréable, quand elle se prolonge, de perdre l’équilibre.
— Vous n’êtes pas mon père.
— Si, je le suis.
— Puisque c’est M. Marondié.
— Qui est M. Marondié ?
— Mon père.
— Non, Florent, on vous a trompé. Mon histoire, la voilà. Elle est douloureuse, et je souffre de vous la raconter. Il y a vingt-cinq ans, j’étais un homme marié. Marié avec une femme dont les crises nerveuses, qui se sont manifestées peu après son mariage, avaient motivé son internement. J’étais donc libre, mais enchaîné pour la vie. À ce moment, j’ai rencontré votre mère qui était une adorable jeune fille. Nous nous sommes aimés passionnément. Elle ne tarda pas à tomber enceinte. Pour la sauver du déshonneur, ses parents la conduisirent dans une clinique de Twickenham, aux environs de Londres. J’ignorais où elle était. Une semaine après votre naissance, ma femme, dont je porte encore aujourd’hui le deuil, est morte, vous pouvez le vérifier sur les registres de l’état civil de Twickenham. Quant à moi, ce ne fut que quelques années plus tard que j’appris qu’un certain Maugas, dont la femme était institutrice française en Angleterre, vous avait adopté sur la prière des parents de celle que j’avais tant aimée. Depuis, j’ai cherché partout, dans toute l’Europe, au hasard de mes déplacements, le ménage Maugas, sans jamais le trouver. Or, il y a quelques jours, en lisant les journaux, j’ai appris qu’une femme portant le nom de Maugas avait été arrêtée et que son fils devait exposer chez Zivavitzy. J’ai été voir ce dernier. Le reste, vous le devinez. Mais tout cela, c’est du passé. Vous êtes là, devant moi, Florent. Si vous saviez combien je suis ému en vous regardant ! Vous lui ressemblez d’une manière frappante. Elle revit devant moi. Vous avez son regard, une certaine façon de vous tenir, de pencher le corps en avant quand vous parlez. Votre mère s’appelait Florence. Elle a peut-être voulu qu’on vous appelle Florent…
À ce moment, la porte du petit bureau s’ouvrit. C’était M. Zivavitzy. À la vue des deux hommes, il eut un mouvement de recul.
— Oh ! excusez-moi, Excellence, dit-il en refermant la porte.
— Danièle n’est donc pas ma sœur ! s’écria Florent qui faisait un effort pour contenir sa joie dans la crainte d’une déception.
— Danièle est sans doute la jeune fille à qui vous parliez tout à l’heure ?
— C’est cela. Ah ! maintenant, je comprends tout. J’ai été victime d’un odieuse machination. On voulait m’écarter. Pour nous empêcher de nous aimer, on nous a fait croire que nous étions frère et sœur.
Florent prit les mains de son père, les serra avec force.
— Deux jours plus tard, si vous étiez seulement venu deux jours plus tard, tout était fini. Danièle était mariée. Merci, merci. Pardonnez-moi si je vous quitte au moment où, après vingt-cinq ans de recherches, vous m’avez retrouvé, mais il le faut.
— Allez, mon fils.
En disant cela, le père de Florent tira une carte de visite de son portefeuille, la tendit au jeune homme.
— Venez me voir le plus vite que vous pourrez, ajouta-t-il avec tristesse.
Florent prit la carte, lut : Comte Étienne de la Joillerie.
— Vite, vite, conduisez-moi avenue du Président-Wilson, cria Florent au premier chauffeur qu’il arrêta.
Au moment où il avait quitté la galerie, M. Zivavitzy avait couru derrière lui, pour le présenter à deux dames américaines. Mais le peintre n’avait même pas répondu. Il faut renoncer à décrire la joie qu’il éprouvait. Il ne voyait personne. La rue La Boétie lui semblait immense, aussi large que l’espace qui s’étend de la Madeleine à la Chambre des députés. Tous les bruits étaient des chants à ses oreilles. Les pauvres gestes qu’il fit en montant dans le taxi lui semblèrent ceux d’un géant. Il tomba les bras en croix sur la banquette, laissa sa joue toucher l’étoffe, bien que le dos de milliers d’inconnus se fussent collés contre cette étoffe. Les cahots du taxi lui semblaient le bercement de vagues immenses. « Danièle ! Danièle ! » Elle n’était pas sa sœur ! Ils se marieraient ; ils seraient heureux, heureux. Non, il ne pouvait plus penser ni respirer. Le bonheur avait fait de lui une sorte d’épave.
Enfin le taxi s’arrêta avenue du Président-Wilson. Florent, qui pourtant perdait son souffle facilement, courut jusqu’à l’appartement des Marondié, sans même ralentir au dernier étage. Il sonna quatre fois de suite comme l’eût fait M. Marondié lui-même s’il avait été pressé.
— Je viens vous annoncer que Danièle ne se mariera pas avec le comte de Fleurac ! s’écria Florent dès qu’il fut en présence de ce dernier.
— Vous avez bu, mon garçon. Que se passe-t-il ?
— Je viens vous annoncer qu’elle se mariera avec moi, que personne au monde ne pourra l’en empêcher.
— Vous perdez la tête. Vous êtes devenu fou. Voyons, Florent.
— Vous allez immédiatement prévenir le comte de Fleurac.
— Vous donnez à présent des ordres à votre père ?
— Taisez-vous. Vous n’êtes pas mon père.
M. Marondié pâlit. Une expression craintive parut sur son visage.
— Que dites-vous ?
— Je vous en prie, ne jouez pas la comédie, ce n’est pas le moment. Où est Danièle ?
— Vous avez dit que je ne suis pas votre père ?
— Vous le savez bien. Vous avez voulu m’empêcher d’épouser Danièle. Vous avez failli réussir. Maintenant que vous avez échoué, soyez beau joueur.
— C’est votre mère qui m’a trompé, continua M. Marondié en jetant un regard hypocrite sur le peintre. Je l’ai connue jadis. Cela, c’est la vérité. Elle en a profité, voyez-vous, pour m’extorquer de l’argent.
— Je vous demande où est Danièle.
M. Marondié hésita un instant.
— Elle vient de partir pour le château de Cels, fit-il brusquement. Je vais vous y conduire. Si ma fille accepte de devenir votre femme, je vous promets que je ne mettrai aucun obstacle à vos projets, qu’au contraire, je me réjouirai. Vous savez bien que si je n’avais pas cru que vous étiez mon fils, il y a longtemps que vous seriez mariés tous les deux.
Dix minutes plus tard, M. Marondié et Florent roulaient vers Chantilly.
— Comment se fait-il, demanda le peintre, que Danièle se soit rendue au château ?
— Elle a voulu, avant son mariage, du moins je le suppose, passer une dernière journée dans les lieux mêmes où s’était déroulée son enfance. Les jeunes filles sont si romanesques.
« À moins qu’elle n’ait voulu revoir le petit pavillon de chasse où nous nous sommes rencontrés », pensa Florent qui, depuis qu’il savait qu’il n’était pas le frère de la jeune fille, avait repris de l’assurance. Quelques instants plus tard, il eut pourtant un peu honte de cette pensée. « Je deviens présomptueux », se dit-il.
La voiture traversa le Bourget, puis s’engagea sur la grand’route.
— Si ma fille consent à vous épouser, fit à ce moment M. Marondié, je m’en réjouirai. De fils, vous deviendrez gendre. Je ne vous perdrai donc pas, car j’ai beaucoup de sympathie et d’estime pour vous.
Ce langage, dans la bouche de M. Marondié, sembla étrange à Florent. Mais il était tellement impatient de revoir Danièle qu’il n’y prêta pas attention.
Il était six heures du soir lorsque la voiture s’immobilisa devant le perron du château.
— Venez avec nous, Firmin, dit M. Marondié au chauffeur.
À ce moment, le concierge s’avança vers les nouveaux venus.
— Monsieur ne m’avait pas prévenu, dit-il. Est-ce que Monsieur dînera ?
— Certainement. Est-ce que vous savez où est Mademoiselle ?
— Mademoiselle ?
— Oui, fit M. Marondié, en regardant le concierge dans les yeux avec une telle fixité que ce dernier se troubla.
— Non, Monsieur.
— C’est bien. Occupez-vous du dîner.
M. Marondié, suivi de Florent et du chauffeur, entra dans le hall obscur. Toutes les fenêtres du château étaient fermées. M. et Mme Guillemin n’étant pas encore rentrés du Midi, où ils avaient passé l’hiver.
— Danièle ! cria M. Marondié. C’est étrange, elle ne répond pas. Elle doit se promener dans le parc. À moins qu’elle ne soit montée au premier. Asseyez-vous un instant, Florent. Je vais la chercher avec le chauffeur.
Il revint peu après.
— Je n’aurais pas dû la laisser partir seule, dit-il. Elle a voulu prendre le train. C’est ridicule. Enfin, elle ne va pas tarder à arriver. Quand vous êtes venu à la maison, Florent, il y avait à peine une demi-heure qu’elle était partie. Bien que nous n’ayons pas roulé très vite, il est tout à fait normal que nous soyons arrivés avant elle. Elle va certainement être surprise quand elle nous verra ici. Firmin, allez donc à la cave chercher une bonne bouteille de champagne. Nous la boirons en attendant, pour nous remettre de nos émotions, n’est-ce pas Florent ?
— Où sont-elles, Monsieur ?
— C’est bon, c’est bon. Laissez cela, je vais y aller avec Florent. Venez, Florent.
Les deux hommes se levèrent. Florent n’avait pas encore bu de champagne, mais il était comme ivre. Depuis une heure, il ne faisait que songer à la manière dont il annoncerait à Danièle qu’il n’était pas son frère. L’embrasserait-il d’abord passionnément sur les lèvres et ne le lui dirait-il que lorsqu’elle l’aurait repoussé et qu’elle lui ferait des reproches ? Ou bien tomberait-il à genoux devant elle et le lui révélerait-il en lui baisant les mains ? Ou bien encore, le lui dirait-il gravement, comme pénétré de l’importance de cette déclaration ?
— Passez donc devant avec la bougie, lui dit M. Marondié en ouvrant la lourde porte de la cave.
Le jeune homme venait à peine de descendre quelques marches lorsque la flamme s’éteignit. Il se retourna. La porte de la cave, en se refermant, avait provoqué un courant d’air qui avait soufflé la bougie.
— Monsieur Marondié ! cria-t-il sans se rendre compte encore qu’il était seul et prisonnier.
Personne ne répondit. Il remonta, essaya d’ouvrir. Ce fut peine perdue.
— Monsieur Marondié ! cria-t-il de nouveau.
Pas plus que la première fois, il ne reçut de réponse. Il ne comprit pas encore très bien ce qui lui arrivait, frappa du poing à trois ou quatre reprises contre la porte. Puis il écouta en retenant sa respiration. Le même silence l’entourait. Alors, pour la première fois, il fut pris de peur.
— Monsieur Marondié… Monsieur Marondié…
Une sueur fine couvrit son front. Des deux poings, cette fois, il frappa la porte, au risque de se blesser tant il le fit violemment. Mais celle-ci était si épaisse qu’elle ne résonna guère plus que ne l’eût fait un mur.
— Monsieur Marondié ! cria-t-il encore, une seule fois, mais de toutes ses forces.
Alors il comprit ce qui s’était passé. Comme un enfant, il était tombé dans le piège qu’on lui avait tendu. Craignant qu’il n’empêchât le mariage de sa fille, M. Marondié s’était débarrassé de lui de cette façon. Danièle et son mari partis en voyage de noces, il viendrait le délivrer. Il serait alors trop tard. Florent s’assit sur une marche. Elle était enduite de terre humide. N’aurait-il pas dû se douter de quelque chose quand M. Marondié lui avait annoncé que sa fille était partie pour Cels ? Si cela avait été vrai, Danièle n’en eût-elle pas parlé elle-même à celui qu’elle considérait comme son frère ?
La nuit que Florent passa dans cette cave où il n’y avait même pas de soupirail, où le silence n’était troublé que par des courses de rats, où l’air sentait le moisi et le charbon, fut affreuse, non pas à cause de tous ces détails matériels, mais à cause du sentiment qu’avait à présent Florent de l’impossibilité où il était d’empêcher le mariage. Rien ne s’opposait à son bonheur que ces murs. Il aurait voulu les briser. Par moment, il était pris de rage et, comme un fou dans un cabanon, il se jetait contre eux, les griffait, se meurtrissait, presque à plaisir. La pensée qu’une matière inerte le séparait de celle qu’il aimait le plus au monde, qu’elle rendait inévitable une union dont Danièle plus tard souffrirait toute sa vie, décuplait inutilement ses forces. Si, en mourant, il avait pu dire à Danièle qu’il n’était pas son frère, il n’eût pas hésité à se jeter la tête en avant du haut de l’escalier. Mais même sa mort n’eût servi à rien.
Un soleil radieux brillait dans le ciel lorsque Danièle, au bras du comte de Fleurac, sortit de l’église Saint-Honoré d’Eylau. Dans la haie des curieux, il y eut plusieurs personnes qui remarquèrent que la jeune mariée avait un air triste, que le marié devait avoir une vingtaine d’années de plus que sa femme.
Après le lunch, qui eut lieu avenue du Président-Wilson, Danièle se retira dans sa chambre. Elle se regarda un instant dans une glace, puis, d’un geste las, elle ôta sa couronne de fleurs d’oranger, la jeta comme elle eût fait du châle qui eût entouré son cou un jour d’hiver. Puis elle ôta sa longue robe blanche. À ce moment, elle fut prise d’un tremblement. Elle avait la fièvre. Il lui semblait qu’il faisait glacial. Dans une heure peut-être, le comte de Fleurac, qui était parti se changer, serait de retour. Alors, il ne resterait rien de la cérémonie. Elle serait sa femme. Cette pensée la fit frissonner. Elle se dirigea vers sa garde-robe. Le lit était tout près d’elle. Brusquement, elle s’y jeta, se cacha le visage et se mit à sangloter. « Florent… Florent… », balbutia-t-elle. Dix minutes s’écoulèrent ainsi avant qu’elle retrouvât son calme. Elle s’habilla. Peu après, elle rejoignait son mari. Tous deux montèrent dans une voiture.
— Où allons-nous ? demanda Danièle avec résignation.
Robert de Fleurac n’avait rien d’un nouveau marié. Il semblait ennuyé.
— Nous devions partir ce soir pour Lausanne, n’est-ce pas ?
— Je crois, en effet, que c’est ce que vous aviez décidé.
— Vous n’y tenez pas particulièrement ?
— Je ferai ce que vous désirez.
La voiture, qui venait de descendre l’avenue des Champs-Élysées, s’engagea dans la rue Royale.
— J’aurais voulu, continua le comte, rester ce soir à Paris.
— Si vous voulez. Je vous ai déjà dit que je ferai tout ce que vous désirerez.
— Nous dînerons ensemble. Je vous conduirai ensuite à l’hôtel. Malheureusement, je serai obligé de m’absenter. Avant de quitter Paris, j’ai certains amis à voir. Oh ! il ne s’agit pas d’enterrer une vie de garçon. Je m’y prendrais un peu tard. Il s’agit d’affaires. Plus tard, vous comprendrez. Pour le moment, ce serait trop long à vous expliquer.
La vérité était que le comte avait une maîtresse. Cette femme avait fait tout ce qu’elle avait pu pour empêcher ce mariage. Le comte, à force de patience, avait réussi finalement à lui faire comprendre qu’il ne se mariait que par intérêt. « La preuve, avait-il dit, c’est que la nuit de mes noces, je la passerai avec toi. » À présent, il s’agissait de tenir parole.
— Je ne veux pas rester seule dans un hôtel, répondit Danièle.
— Pourquoi ? Vous serez très bien.
— J’aurai peur. Je me sentirai perdue.
Ce n’était pas pour retenir son mari que Danièle parlait ainsi, mais pour qu’il lui permît de retourner dans sa famille. Depuis qu’elle avait quitté l’avenue du Président-Wilson, elle éprouvait une sorte de malaise à côté de cet homme qu’elle n’aimait pas, seule dans Paris.
L’automobile s’était arrêtée place de l’Opéra, devant le théâtre, pour ne pas gêner la circulation.
— Soyez raisonnable, Danièle. Nous sommes arrivés.
— Non, non. Je comprends très bien que vous ayez à faire. Dans ce cas, je vais retourner dans ma famille pour la nuit.
Le comte sursauta.
— C’est impossible, Danièle. Vous ne savez pas ce que vous dites.
— Pourquoi ?
— Je vous en prie, ne parlez plus de cela.
— En tout cas, je n’irai pas dans un hôtel que je ne connais pas.
— Dites-moi à quel hôtel vous voulez descendre.
— Je n’en connais aucun. Je ne veux pas passer la nuit dans un hôtel à Paris. J’irai à Chantilly, si vous voulez, au château de Cels. Pourquoi pas au château ? Personne ne le saura. Vous n’avez qu’à me donner rendez-vous pour demain matin.
— Et votre oncle ?
— Il n’y est pas en ce moment.
Robert de Fleurac feignit d’hésiter.
— Après tout, si vous préférez cela, dit-il finalement comme à regret, mais ravi au fond de cette solution.
*
Il était un peu plus de six heures quand Danièle arriva, dans une de ces voitures de louage, de la place de l’Opéra au château de Cels. Peu à peu, sur la route, la pensée qu’elle était mariée s’était obscurcie. Elle s’était sentie redevenir la jeune fille qu’elle avait été le matin. Elle s’était surprise à admirer des paysages, notamment celui que l’on découvre au sortir de Vauderland, à aspirer confusément au bonheur.
— Mademoiselle vient pour quelques jours ? demanda le concierge en s’avançant vers Danièle.
— Malheureusement non, je repars demain.
Le soleil commençait à décliner, et la campagne, sous ses feux obliques, semblait se reposer d’une première victoire.
— Quand plantera-t-on les dahlias ? demanda Danièle en désignant la plate-bande qui s’étendait devant le château.
— Je voudrais le faire aujourd’hui, mais je n’ai pas eu le temps. Je le ferai demain matin.
— Je vous aiderai, si vous commencez de bonne heure.
— Je vais les chercher tout à l’heure, dans ce cas, fit le concierge, de manière que nous puissions commencer très tôt demain matin.
— Où sont-ils ?
— Vous savez bien, Mademoiselle, qu’on les déterre à la fin de l’automne et que, pour l’hiver, on met les tubercules à la cave.
— Vous m’avertirez quand vous irez à la cave. Je vous accompagnerai.
Elle s’engagea sur la longue pelouse qui descendait jusqu’à la forêt, cherchant des yeux les bourgeons, attentive aux chants des oiseaux. Bientôt, sans l’avoir voulu, elle se trouva près du pavillon de chasse où elle avait rencontré, quelques mois plus tôt, Florent. Elle s’arrêta, subitement indifférente à la nature. Une grande tristesse se peignit sur son visage. La promenade qu’elle avait faite avec Florent dans ces parages, elle ne l’oublierait jamais. Elle refit le chemin qu’ils avaient parcouru ensemble, se rassit sur le banc où ils s’étaient assis. Le soleil avait disparu derrière les arbres. On eût dit que ces derniers masquaient un incendie. Soudain, il y eut un grand silence. Les oiseaux eux-mêmes se turent. Puis, dans le lointain, là-bas où la forêt semblait brûler, une plainte cuivrée s’éleva, celle du cor. Danièle se leva brusquement, porta les mains à ses oreilles. Non, elle ne voulait pas l’entendre. Tournant le dos à la lumière, elle se mit presque à courir vers le château sur lequel le crépuscule commençait à tomber.
— Je vous cherchais, Mademoiselle, lui dit le concierge. Si vous le voulez bien, nous pourrions descendre maintenant prendre les dahlias.
Elle descendit les marches, suivit un long couloir voûté, pénétra dans la cave. Soudain, elle s’arrêta, poussa un cri strident. La lampe pencha tellement dans sa main que le verre tomba et se brisa.
— Que se passe-t-il ? demanda le concierge.
— Regardez… regardez…
Un homme était étendu par terre, la tête posée sur un sac, le visage tourné vers le mur.
— Un vagabond ! s’écria le concierge.
Il voulut prendre la lampe dont la flamme se terminait en une épaisse fumée.
— Non, laissez-moi, fit Danièle qui avait reconnu Florent.
À la grande surprise du concierge, elle se précipita vers l’homme étendu, posa la lampe sur le sol, lui prit les mains, les frappa.
— Florent, Florent, qu’avez-vous ? Que vous est-il arrivé ? Répondez-moi, je vous en supplie, répondez-moi.
Le jeune homme ne bougea pas.
— Aidez-moi, fit Danièle en s’adressant au concierge. Vous voyez bien que ce garçon a perdu connaissance.
Quelques instants plus tard, Florent était étendu sur le lit de Danièle. Ses yeux étaient encore fermés mais sa respiration était plus régulière. Le concierge était parti chercher de l’eau et de l’alcool. Danièle le regardait avec amour et effroi. Ses vêtements étaient couverts de plâtre et de terre. Les ongles de ses doigts étaient cassés et en sang. Il avait le visage maculé de charbon. À le voir ainsi, on eût dit qu’il avait soutenu une lutte à mort.
— Donnez-moi vite un verre d’eau, fit Danièle au concierge qui était revenu.
Elle mouilla une serviette, lava le visage, les mains du jeune homme. Il ouvrit les yeux, aperçut Danièle, mais ne la reconnut pas.
— Florent, c’est moi qui suis près de vous.
Il sourit à cette voix qui lui était chère.
— Danièle ? interrogea-t-il.
— Je suis près de vous, Florent, je suis près de vous.
Son visage redevint grave. On sentait que le jeune homme luttait pour recouvrer ses sens. Soudain son regard s’éclaira.
— Danièle, je vous vois, balbutia-t-il.
Il l’attira à lui, la serra contre sa poitrine, à la grande surprise du concierge.
— Je me souviens de tout, à présent, Danièle. Quel jour sommes-nous ?
— Le quatorze avril.
Il la repoussa avec violence.
— Vous êtes mariée ?
Elle ne répondit pas, baissa la tête. Il lui prit le poignet, la serra avec tant de force que Danièle ne put retenir un léger cri.
— C’est affreux, ma chérie.
— Voyons, Florent, ne me parlez plus comme cela. Vous savez bien que vous ne le devez pas.
— Je ne suis pas votre frère.
— Comment !
— Je vous répète que je ne suis pas votre frère. M. Marondié m’a trompé. Il voulait m’écarter. Il y a réussi, et maintenant, c’est trop tard.
— Vous n’êtes pas mon frère ?
— Non, non, non.
Danièle demeura un instant muette, puis, brusquement, elle se jeta sur le lit, étreignit le peintre, le couvrit de baisers.
— Laissez-moi, laissez-moi, vous appartenez à un autre. Il est écrit que nous ne devions pas unir nos destinées. Vous étiez une sœur, maintenant vous êtes une femme mariée, une femme à qui un homme a déjà révélé l’amour.
*
Le même jour, à minuit, Florent et Danièle ne dormaient pas encore. La nuit était douce. Les étoiles brillaient dans le ciel. Ils étaient assis l’un près de l’autre, sur la terrasse du château désert.
— Florent, je suis heureuse. Je divorcerai, je ferai annuler mon mariage à Rome et je serai à vous.
— Vous dites cela tristement, Danièle.
— Je pense à mon père, il était fier que je sois comtesse de Fleurac.
— Vous serez comtesse de la Joillerie.
— Que voulez-vous dire ?
— Demain, je vous présenterai à mon père. Alors, vous comprendrez.
Le visage de Danièle demeura grave.
— Vous avez un souci ? demanda le peintre.
— Non.
— Je devine que vous me cachez quelque chose.
Elle prit les mains de Florent, ces mêmes mains qui deux jours plus tôt s’étaient meurtries aux murs de la cave.
— Je crains que vous ne pardonniez jamais à mon père, murmura-t-elle.
— Ne dites pas cela, Danièle. Quand un homme est heureux comme je le suis, il ne doit pas garder rancune à qui que ce soit. C’est moi, Danièle, au contraire, qui dois me faire pardonner mon bonheur.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en avril 2018.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Bove, Emmanuel, L’impossible amour, Bègles, Le Castor Astral, 1994. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page, Intimité, a été peinte par Félix Vallotton en 1896 (collection particulière).
— Dispositions :
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