Jules Besançon
MÉMOIRES
DE L’INSTITUTEUR
GRIMPION
1877
édité par la bibliothèque numérique romande
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE Les premiers degrés de l’échelle
DEUXIÈME PARTIE L’art de grimper
TOUS LES JOURS ne sont pas également heureux. J’ai pour habitude, chaque samedi, de flâner sur la Riponne autour des étalages de bouquinistes et souvent mon assiduité est récompensée. Je découvre, parmi de vieux livres sans valeur, quelque perle ignorée, qui me coûte vingt centimes tout au plus et dont je fais mes délices ; plaisir innocent, qui n’est goûté que des vrais amateurs et ne laisse après lui aucun regret.
Samedi dernier, j’avais tourné et retourné cent volumes, et je désespérais de ma chasse, lorsque j’avisai un gros cahier jauni, avec ce titre singulier : Mémoires de l’instituteur Grimpion. Je l’ouvris ; les premiers mots que je lus piquèrent vivement ma curiosité ; pour deux sous, M. Broussaut me laissa emporter mon trésor.
Aussitôt arrivé chez moi, je fis ample connaissance avec mon achat et il me parut mériter les honneurs de l’impression. C’était un manuscrit d’une écriture régulière et lisible, mais caractéristique. Certaines lettres, empâtées d’encre, tranchaient sur le reste et dénotaient une grande rudesse de main, par conséquent une énergie de volonté peu commune. Le style n’avait rien de particulier, mais les idées exprimées sortaient tellement de l’ornière habituelle, dénotaient un esprit si original, si naïvement présomptueux que je m’applaudis de ma trouvaille.
La famille Grimpion n’étant pas connue dans le pays, ce nom est évidemment un pseudonyme. J’eus beau me livrer aux recherches les plus actives, consulter mes amis, le père Broussaut lui-même, je ne pus rien apprendre. Peut-être mes lecteurs auront-ils plus de chance que moi ; mais, s’ils percent le mystère, je suis assuré d’avance qu’ils ne le révéleront pas.
Lausanne, 15 avril 1858
Enfin, je tiens mon brevet. Cet événement, bien qu’attendu, m’a rempli de joie. Je vais donc pouvoir entrer dans la vie active, et j’ai la satisfaction d’y entrer armé de toutes pièces, prêt au combat ; car celui qui veut se faire une place au soleil, doit combattre et lutter avec acharnement. Mais je ne crains rien. L’instruction soignée que j’ai reçue, mes qualités naturelles, ma force de volonté, tout me présage la victoire.
Les épreuves que j’ai subies n’ont été pour moi qu’une simple formalité. J’étais un des meilleurs élèves de l’école ; j’avais su conquérir l’affection de mes professeurs ; donc le résultat ne pouvait être que satisfaisant ; cependant je ressentais une certaine anxiété, qui aujourd’hui est dissipée. Je suis content de moi.
Ma carrière ne peut manquer d’être intéressante à plus d’un titre ; aussi j’ai résolu d’écrire, non pas un journal, c’est bon pour les ignares, mais de véritables mémoires, comme nombre d’hommes distingués l’ont fait avant moi.
Il serait à propos de donner ici quelques détails de ma famille et sur les premières années de ma jeunesse ; je préfère m’en abstenir pour le moment ; car, d’un côté, je prévois que mon avenir éclipsera la réputation laissée par mes ancêtres, de l’autre, c’est d’aujourd’hui seulement que je suis un homme, dans la vraie acceptation du mot. Le passé n’a aucun charme pour moi.
Et pourtant, combien mon respectable père se réjouirait s’il voyait ce qu’est son fils et le magnifique horizon qu’il a devant lui. La loi éternelle du progrès veut que chaque génération soit meilleure que la précédente ; je n’ai point failli à cette loi. Mon pauvre père avait des lumières restreintes, des idées bornées, et, malgré cela un cœur excellent. Moi, j’ai hérité de toutes ses vertus ; mais mon intelligence est incomparablement plus forte et plus développée.
Si quelqu’un lit un jour ces lignes, il trouvera peut-être que je me vante trop, que je dépasse les bornes de la modestie. Ce serait une erreur ; je tiens à dire ce qui est ; l’amour de la vérité me possède, et j’aime mieux paraître orgueilleux que d’encourir le reproche d’inexactitude. Pourquoi, dans cette conversation intime avec moi-même, ne mettrais-je pas mon cœur à nu, et cacherais-je mes qualités comme des faiblesses ?
Lausanne, 16 avril
Mes camarades et moi, nous avons fêté notre brevet par un petit banquet. J’en reviens ; il est tard, mais je ne puis m’empêcher de noter sur-le-champ les impressions reçues. Pauvres gens que mes confrères ! Ils n’y voient pas plus loin que leur nez ; l’un d’eux a prononcé un discours pathétique. Il a parlé, en fort bons termes, de la grande et noble œuvre, de ce que le pays attend de nous, etc., etc. Je n’ai pas voulu jeter un seau d’eau froide sur cet enthousiasme ; j’ai applaudi comme les autres et plus fort que les autres. Puis me sentant en verve, j’ai ajouté quelques mots pour corriger ce qui me paraissait trop sentimental. Sans doute, ai-je dit, nous nous consacrons à l’enseignement de la jeunesse, mais n’oublions pas que, surtout et avant tout, nous sommes une génération d’hommes capables, dont la patrie peut à bon droit s’enorgueillir.
Mes idées étaient si nettes, mon accent si convaincu, que j’ai obtenu un grand succès. M’ont-ils compris ? je l’ignore ; d’ailleurs cela ne m’embarrasse guère ; l’effet est produit.
Oh ! s’ils savaient, les simples, comme je vais me consacrer tout entier à l’éducation de la jeunesse, pourrir dans une école de village, où j’attendrai patiemment qu’une pension de retraite et la vieillesse m’arrachent à mes paisibles travaux ! Je me sens de plus hautes destinées. Je l’avoue, j’ai de l’ambition, mais une noble ambition, c’est de m’élever parmi mes concitoyens, de parvenir un jour à les diriger, et qui sait peut-être ? à les gouverner. Une école n’est point du tout mon fait ; il me faut un plus grand théâtre, où mes capacités puissent se développer à leur aise, où j’obtienne le rôle que je suis capable de remplir.
Quoi ! végéter vingt ans, trente ans, et au bout n’avoir atteint ni la fortune, ni la considération ! Un pareil avenir ne me séduit pas je l’abandonne volontiers à ces bonnes âmes qui furent mes compagnons d’études, et dont le cœur glacé avant l’âge, n’est pas ouvert aux nobles aspirations. Ma voie est tracée et j’y marcherai.
Encore un point que j’oubliais : mon brave ex-camarade émit le vœu bien sincère que notre amitié fut durable, que tous, dans les diverses positions auxquelles la Providence nous appellerait, nous eussions toujours un bon souvenir pour nos anciens condisciples. Sans doute, je leur garde une affection véritable ; mais, si cette amitié me gêne, si un jour, lancé dans la carrière, je les devance, qu’ils ne viennent point me rappeler nos relations d’autrefois, me prier de les attendre. Le voyageur fait plus de chemin lorsqu’il n’est pas chargé de bagage.
Lausanne, 1er mai
J’ai voulu revoir ma chère école normale. Peut-être est-ce puéril de ma part ; car je suis heureux de l’avoir quittée, d’en avoir fini avec… avec bien des choses que je ne me soucie pas de me rappeler. Pourtant j’ai éprouvé une sincère émotion, en parcourant ces salles, vides aujourd’hui, mais où jadis se pressait une foule studieuse, en retrouvant ma vieille table, qui, sur ses flancs déchiquetés, porte encore les traces irrécusables de mes distractions. Que de souvenirs, agréables ou pénibles se sont présentés à mon esprit ! Ici était la place de mon condisciple X***, dont les réponses naïves excitaient l’hilarité de la classe et déridaient nos professeurs eux-mêmes ; là trônait, comme un petit roi, certain pédant qui s’efforçait de nous communiquer une science qu’il n’avait pas ; j’entends encore ses paroles tomber goutte à goutte, semblables à la liqueur d’un alambic, monotones et cadencées. Autour de moi, l’atmosphère s’imprègne d’une vapeur narcotique et je sors, pour ne pas m’endormir.
Le grand air me ranime ; je pousse une porte verte, me voici dans une grande cour, plantée de tilleuls séculaires.
Ces édifices aux teintes sombres, c’est l’Académie. L’Académie, institution de luxe qui n’a en sa faveur que son antiquité ; l’Académie, une des plus grandes inutilités du siècle présent. Je sais combien de préjugés j’affronte et je brave, je sais qu’il y a de la témérité à m’exprimer ainsi ; mais je ne le fais qu’après de mûres réflexions, et sans doute beaucoup d’autres personnes, moins audacieuses, partagent en secret mon opinion.
La science qu’on enseigne à l’Académie n’est pas la vraie science ; purement théorique, elle se livre à des excursions vagabondes dans le vaste champ des idées, tandis qu’il nous faut aujourd’hui quelque chose de positif et de pratique. Elle est sans rapport immédiat avec la vie de tous les jours ; aussi l’Académie, malgré les progrès accomplis autour d’elle, est toujours demeurée stationnaire. Elle ne se mêle pas au peuple, qu’elle ne connaît pas, et les hommes qu’elle essaie de former ne sont, à fort peu d’exceptions près, que des citoyens sans valeur, mais pénétrés à un haut degré de leur importance. C’est une caste au sein de la république, et les privilèges dont ils se targuent, ils les ont usurpés.
Elle est bien plus grande et bien plus utile, notre modeste école normale. Pépinière d’instituteurs dévoués, d’hommes d’élite, qu’elle répand à pleines mains sur le pays, elle possède la science, sans en avoir les prétentions. Elle ne s’impose point avec morgue ; rivière aux eaux fertilisantes, elle s’insinue partout, dans toutes les classes de la société, par une infinité de canaux ; et partout on ressent son influence bienfaisante.
Combien de fois, tandis que nous passions les longues soirées d’hiver courbés sur nos livres, n’avons-nous pas entendu des chants joyeux, qui, de la rue, montaient jusqu’à nos mansardes ! C’étaient les étudiants, ces privilégiés auxquels on reconnaît le droit de ne rien faire ; ils se préparent à leur vocation future par des plaisirs de tout genre ; ils rient, boivent, fument, absolument comme si déjà ils avaient terminé leur carrière active et obtenu, grâce à leurs travaux antérieurs, le repos et la fortune. Je n’envie point votre sort, jeunes imprudents ; moi aussi je veux parvenir, moi aussi je veux arriver à l’opulence ; mais, au lieu de cueillir dans le champ les roses de la vie, au lieu d’escompter un avenir incertain, je ne craindrai point de me déchirer aux épines qui bordent la route, de me heurter aux cailloux dont elle est parsemée, et lorsque j’aurai atteint le terme du voyage, alors seulement je me reposerai, et je livrerai mon front aux caresses de la brise. C’est nous, les travailleurs, nous les hommes d’action, qui sommes l’espoir de la patrie et non pas vous, qui perdez gaiement les meilleures années de votre jeunesse.
Je m’aperçois que je raisonne en vieillard et, pourtant, ma vingtième année n’est pas encore écoulée. Serait-ce peut-être chez moi l’effet d’une maturité précoce et d’un jugement déjà complètement formé ?
Lausanne, 8 mai
La Feuille des avis officiels met au concours la place d’instituteur à Ornens. L’endroit est joli, le traitement modique, mais suffisant. J’ai résolu de faire là mes premières armes.
Lausanne, 12 mai
Je suis allé à Ornens ; ma première visite a été pour le pasteur, qui est en même temps le président de la Commission des écoles. C’est un homme déjà vieux, assez pauvrement doué, timide et réservé à l’excès. Lorsque je lui parlai de mes intentions, il me répondit avec courtoisie :
— Nous avons besoin à Ornens d’un instituteur jeune et actif. Ce n’est pas que nous soyons très exigeants, oh ! non. Pourvu que nos enfants apprennent bien les branches principales, la lecture, l’écriture, l’orthographe, le calcul…
Ici je l’interrompis.
— Oh ! Monsieur, nous n’en sommes plus là. C’était bon il y a quelque quarante ans ; aujourd’hui l’élève qui sort de l’école primaire doit connaître, outre les branches essentielles que vous avez mentionnées, la géométrie, l’histoire, les sciences naturelles et l’instruction civique.
— C’est beaucoup.
— Je me fais fort, M. le pasteur, d’atteindre ce résultat.
— Je vous félicite. Mais ne craignez-vous pas, Monsieur, que la quantité ne nuise à la qualité, que, par exemple, les élèves qui sauront un peu de géométrie ne sachent fort mal leur grammaire ?
— Non, Monsieur ; par les méthodes pédagogiques actuelles, on développe harmonieusement toutes les facultés.
— Eh bien ! voilà encore un mot nouveau, la pédagogie. De mon temps…
— La pédagogie est une science toute nouvelle.
— Le mot, oui, la chose, non.
— On avait la chose, sans avoir le mot ?
— Vous l’avez dit, Monsieur. On pensait alors qu’un homme qualifié pour l’enseignement, avec du bon sens et quelques notions philosophiques, peut devenir, par la pratique, un excellent instituteur, et vraiment nous en avons eu plusieurs de fort distingués.
D’un mot j’aurais facilement renversé ces absurdes préjugés ; mais je ne voulais pas me faire un ennemi irréconciliable ; car les pasteurs n’aiment pas à être contredits et surtout contredits victorieusement. Aussi je ne jugeai pas à propos de continuer la conversation et je pris congé de M. le pasteur d’Ornens. Je lui dis en le quittant :
— Soyez bien persuadé, M. le pasteur, que, si je suis nommé à Ornens, nous ferons toujours bon ménage ensemble.
Voilà donc où en est le clergé vaudois ! Adorateur fanatique du passé, il résiste aux innovations les mieux justifiées ; il résiste, pourquoi ? parce qu’il n’est pas au courant de la science nouvelle. Il la méprise, parce qu’il ne veut pas avoir l’air de l’ignorer.
Et c’est un homme pareil qui m’examinera, qui jugera de ma capacité !
Lausanne, 20 mai
Je m’étais promis de ne rien dire de ma famille ; je vois maintenant que je me suis trop avancé ; il me faudra parler de ma mère, et ne pas m’en tenir uniquement à mes réflexions intimes.
Veuve d’un régent de village, elle est venue, lorsque j’étais encore tout jeune, s’établir à Lausanne ; elle a pris soin de mon éducation, et c’est en partie grâce à elle que je suis arrivé au terme de mes études. Elle fait le plus grand cas de mes talents et croit que je suis un sujet hors ligne ; sa surprise a été extrême lorsque je lui ai appris mon intention de postuler la régence d’Ornens.
— Moi qui pensais te garder auprès de moi ; tu me quittes déjà !
— Je ne saurais trouver d’occupation ici, et d’ailleurs je ne veux pas être plus longtemps à votre charge.
— À ma charge ; mais non ; c’est impossible ; instruit comme tu l’es, tu ne manqueras pas de travail ; donne-toi seulement la peine de chercher.
— C’est tout cherché, ma mère. Nul ne me connaît ici, à part mes maîtres et mes camarades ; d’ailleurs, je sens que l’enseignement est ma véritable vocation, qu’en tout cas, je dois commencer par là, afin de parvenir à autre chose.
— Eh bien ! sais-tu, mon ami, ce que je vais faire ? Si tu es nommé à Ornens, je liquide mes affaires à Lausanne pour t’accompagner et tenir ton ménage.
Cette proposition, que je voyais poindre à l’horizon, me déplut infiniment. Emmener ma mère avec moi, c’était perdre ma liberté, c’était abdiquer du premier coup l’indépendance qui doit présider à ma carrière.
— Oh ! j’y ai déjà pensé. Mais ne vaut-il pas mieux pour vous et pour moi que vous restiez ici ; votre industrie (ma mère a quelques pensionnaires), votre industrie est prospère ; vous n’aurez pas à prendre de nouvelles habitudes et d’ailleurs le traitement d’un instituteur est minime.
— Ne crains rien, j’ai quelques économies et à nous deux, à force d’épargne, nous dépenserons moins que si tu étais seul.
— Ces économies, gardez-les pour les mauvais jours. Nous serons peut-être bien aises de les trouver, et pendant que vous avez de la force, que vous pouvez gagner encore, n’abandonnez pas une vocation qui, sans être lucrative, nous a cependant fourni jusqu’ici plus que le nécessaire.
— Je m’étais depuis longtemps réjouie de vivre seule avec toi, dans le calme et la tranquillité.
— Mère, ce sont là des idées, comme dirai-je, un peu singulières. Vous les réaliserez plus tard. D’ailleurs, Ornens n’est pas au bout du monde ; je viendrai aussi souvent que possible et les vacances je les passerai tout entières auprès de vous.
— Plus tard, mon cher, tu te marieras et je n’irai certes pas m’établir chez toi pour y jouer le rôle de belle-mère.
— Ce n’est pas pressé. Je vous assure, maman, que je n’y songe pas.
L’entretien en est resté là. J’ai bien cru remarquer que ma mère a été péniblement affectée de mon refus ; elle est froide avec moi, et ne se livre plus, comme jadis, aux épanchements de son cœur. Je feins de ne pas m’en apercevoir.
En agissant ainsi, je ne me montre point fils ingrat, car je suis certain que ma mère sera très heureuse à Lausanne. Mais je ne veux pas me mettre des entraves aux pieds et, par une sentimentalité déplacée, risquer mon avenir pour un caprice.
Lausanne, 21 mai
C’est curieux. On a beau marcher droit devant soi, suivre la droite ligne qui est toujours celle de la raison et de la justice, on se fait cependant des reproches à soi-même. Depuis hier, j’éprouve un certain malaise ; à quoi cela peut-il tenir ? n’ai-je pas agi d’une façon parfaitement loyale et correcte ? Eh bien ! je me trouve aujourd’hui tout je ne sais comment ; ma conscience n’est pas tranquille, à supposer que ce soit bien la conscience et non pas l’un de ces préjugés absurdes dont on a tant de peine à se débarrasser.
Te tairas-tu, à la fin ? Ai-je forfait à quelque devoir, commis quelque faute ? Non ; plus je réfléchis à ma conduite, plus je la trouve honorable ; et si, peut-être, j’ai dû froisser les désirs de ma mère, n’est-ce pas avant tout, pour son bonheur ? À sa place, je ne voudrais point suivre mon fils ; à une existence d’abnégation, je préférerais ce que j’ai, cette modeste aisance, exempte d’inquiétudes et de privations. J’ai donné à mère un excellent conseil ; tant pis si elle ne veut pas le suivre.
Malgré tous ces raisonnements dont personne ne contestera la justesse, le poids que j’ai sur le cœur n’est nullement allégé. Je connais un moyen de le faire disparaître ; je vais l’employer ; ma mère n’accédera pas à ma proposition ; elle a quelque amour-propre, je puis en conséquence essayer sans risquer beaucoup.
En effet, ce que j’avais prévu est arrivé ; je comprends, m’a-t-elle dit, les motifs qui t’ont guidé, et, après réflexion, je trouve aussi que mon projet n’avait pas le sens commun. Puisses-tu être aussi heureux que je le souhaite ! ce n’est pas moi qui irai troubler ton bonheur et gêner tes mouvements.
Cette réponse ne m’a satisfait qu’à moitié ; mais cependant ma conscience est tranquille et ma mère n’aura pas de reproches à m’adresser. Je lui ai offert de m’accompagner, elle a refusé. C’est une affaire finie.
Lausanne, 1er juin
Je ne suis pas seul candidat pour la régence d’Ornens ; deux de mes camarades, qui ont été brevetés avec moi, postulent cette place. Nous nous sommes rencontrés sur la route ; ils ont paru d’abord un peu décontenancés à mon aspect ; quant à moi, j’ai été complètement rassuré ; car je sais de quoi ils sont capables.
Oh ! si j’avais des juges compétents, ma certitude serait absolue ; mais les examens ont bien des hasards ; le pasteur, les membres de la Commission des écoles peuvent se tromper dans leurs appréciations, sacrifier un homme de talent et nommer un instituteur ordinaire.
Ils m’ont invité à passer la soirée avec eux ; je les ai remerciés prétextant la fatigue du voyage et je me suis enfermé dans une chambre de l’Hôtel des Amis. J’ai cru qu’il était d’une bonne politique de ne pas me montrer dans leur société, et de ne pas m’exposer, de la part des habitants d’Ornens, à des critiques prématurées. D’ailleurs, une soirée au cabaret est une mauvaise préparation pour un examen.
Demain, je mettrai toutes les voiles dehors, c’est-à-dire que je ferai paraître toute l’étendue de mes connaissances. Je tiens à briller devant ces ignorants ; je saisirai la première occasion qui me sera offerte, et abandonnant pour un instant le sujet qui m’aura été imposé, je m’élancerai dans le vaste champ de la science. Une fois mes examinateurs éblouis, ils resteront sous cette impression favorable, et ne prêteront plus à mes concurrents qu’une oreille distraite.
Le plan est bon ; couchons-nous là-dessus, afin de nous réveiller frais et dispos.
Lausanne, 2 juin
Tout s’est passé comme j’avais conjecturé ; je suis instituteur à Ornens ; mais reprenons les choses de plus haut.
L’examen a été d’une facilité déplorable ; bien m’en a pris d’avoir mis à exécution mon projet d’hier ; autrement le choix entre nous trois eût été bien malaisé, et peut-être ne serait-il pas tombé sur moi. À propos d’une question d’arithmétique à résoudre au tableau noir, j’ai fait une excursion sur les terres algébriques et touché en passant aux logarithmes. Il fallait voir l’ébahissement de mes paysans, et le regard qu’ils ont lancé au pasteur quand il m’a prié de revenir à mon sujet, pour lequel, a-t-il dit, point n’est besoin d’équations ni de logarithmes. Ce regard signifiait évidemment : Monsieur le pasteur ne connaît ni l’algèbre, ni les logarithmes ; c’est pourquoi il arrête ce Monsieur au milieu de son affaire.
Dès ce moment, ma cause est gagnée, et j’ai bien vu que leur bienveillance m’était acquise.
En attendant le résultat, mes camarades sont allés se promener à une certaine distance du village, tandis que je suis revenu droit à l’Hôtel des Amis, où j’ai demandé quelques rafraîchissements.
Pendant que je me reposais, il m’a semblé entendre causer dans la salle voisine, séparée de celle où j’étais par une simple cloison. Comme j’ai l’ouïe fine, je me suis bientôt aperçu que c’était mon sort qui se débattait si près de moi ; un municipal exaltait la science dont j’avais fait preuve ; celui-là, disait-il est un tout fort ; il sait les nogarithmes (imbécile, va !).
Une voix, qui me sembla être celle du pasteur, répondit :
— Je trouve ce jeune homme très suffisant.
(C’est déjà quelque chose, pensai-je ; mais cet éloge est bien faible ; moi suffisant pour régence d’Ornens ! évidemment le pasteur me garde rancune pour mes équations.)
Il se fit alors un silence de quelques minutes ; le scrutin circulait ; et dès que j’ai su qu’il m’était favorable, je suis rapidement descendu à la cour, afin d’éviter les soupçons.
Le syndic, suivi du pasteur et de quelques municipaux, est venu à l’endroit où je me trouvais :
— Ah ! vous êtes ici, je vous croyais à la salle. Monsieur Grimpion, j’ai le plaisir de vous annoncer que nous vous avons nommé en qualité de régent à Ornens. (Doit-il avoir eu de la peine à trouver cette phrase, le pauvre homme !)
Après cela, fatigué d’une aussi longue improvisation, il s’est essuyé la figure avec son mouchoir, m’a serré la main et m’a dit :
— J’espère, Monsieur le régent, que nous aurons fait aujourd’hui une bonne affaire.
— Je l’espère aussi et pour vous et pour moi.
— Vos collègues, où sont-ils ?
— Ils vont revenir, je pense.
En ce moment, ils apparurent à l’entrée de la cour.
— Messieurs, nous aurions voulu avoir trois places à donner, vous auriez été tous trois élus, car nous vous avons tous reconnus capables. Notre choix est tombé sur M. Grimpion. La municipalité d’Ornens vous offre à tous un morceau sur le pouce.
Mes collègues m’ont félicité ; était-ce de bon cœur, j’en doute. D’ailleurs, qu’importe !
Je me serais passé de ce festin municipal ; il n’était pas aussi simple que M. le syndic l’avait prétendu. La pièce de résistance, comme chez les patriarches de la Bible, consistait en un chevreau d’entre les chèvres. Un excellent vin l’accompagnait.
J’ai dit que je m’en serais passé, car j’avais hâte de rentrer à Lausanne, et, d’un autre côté, j’étais certain que M. le syndic voulait nous mettre à l’épreuve. Aussi je me tins sur la défensive, tandis que mes collègues excités par la généreuse liqueur, eurent des épanchements assez compromettants.
— Vous êtes bien silencieux, M. Grimpion, et cependant c’est vous qui devriez être le plus content, puisque vous avez été nommé.
— M. le syndic, je n’ai pas habitude de beaucoup causer ; mais je suis content et vous remercie de votre hospitalité bienveillante.
Évidemment cela ne suffisait pas ; on attendait mieux de moi ; alors je me levai et en quelques paroles bien senties, je portai un toast au village d’Ornens et à ses autorités municipales et scolaires.
Il fallait voir mes paysans, comme ils m’admiraient, tandis qu’ils ne se gênaient pas de témoigner à mes collègues une sorte de dédain ironique, cent fois pire que la plus amère raillerie.
M. le syndic ne put moins faire que de boire aussi à ma santé : Vive notre nouveau régent et puisse-t-il rester avec nous de longues années ! (Si vous croyez cela, mes pauvres amis, vous vous abusez étrangement.)
Enfin cette pénible corvée se termina, et je rentrai au chef-lieu en même temps que mes deux camarades ; ils étaient un peu émus ; toutefois ils arrivèrent sans accident.
Lausanne, 15 juin
Je ne commencerai mes fonctions à Ornens qu’après les vacances d’été. D’ici là, j’ai le temps de former un plan de conduite, duquel je ne me départirai jamais. Je n’ai aucune expérience de la vie, mais il me semble que, pour réussir, tout homme doit se tracer une route et la suivre inexorablement. Est-ce possible ? ne faut-il jamais compter avec les circonstances ? ne jamais s’écarter de ses principes ? Nous verrons.
Il est certain d’abord que le pasteur d’Ornens n’éprouve pour moi aucune espèce d’enthousiasme, qu’il se défie de mes talents et de ma capacité. Il me surveillera de près, afin de me trouver en faute ; et moi qui, l’autre jour, ai eu l’imprudence de lui exposer tout un programme ! Je vais être obligé de m’y conformer strictement ; je devrai donc m’appliquer à remplir ma vocation d’instituteur, sans qu’on puisse me faire le moindre reproche. Cela me sera facile et je ne doute point qu’en peu de temps je n’aie regagné l’estime du pasteur.
En tout cas, soyons froid, réservé avec lui ; témoignons-lui de la déférence et ne laissons jamais deviner que je connais sa véritable valeur, qui n’est pas très considérable.
Mes paysans d’Ornens sont de braves gens, fort bornés ; comment leur inspirer du respect ? par mon zèle à m’acquitter de mes devoirs ? Ils ne m’en sauront aucun gré : sont-ils capables de me juger ? Je serai affable, sans jamais descendre jusqu’à la familiarité, disposé à leur rendre service, lorsque cela me conviendra ; il importe qu’ils conçoivent une haute idée de leur régent et qu’ils persistent dans cette impression.
J’aurai beaucoup de loisir ; je pourrai donc continuer mes études et faire chaque jour de nouveaux progrès.
À quoi bon ? j’en sais assez ; l’avenir est à l’habileté, non pas au savoir.
Il est une chose qu’on ne m’a guère enseignée à l’école normale et que je veux étudier spécialement ; c’est le cœur humain, ses mouvements, ses faiblesses, ses profondeurs inouïes. Je serai bien placé pour mes observations. Dans cette solitude d’Ornens, mes recherches n’éveilleront aucun soupçon, et je ne manquerai pas de sujets à analyser. Sous leur air bonhomme, nos paysans cachent un grand fond de ruse et de duplicité. Cet apprentissage me sera très avantageux, car les passions sont partout les mêmes, et le citadin ne diffère pas essentiellement de l’agriculteur.
Si l’on m’en prie avec instances, et c’est probable, je ne refuserai pas de m’occuper des affaires de la commune ; le secrétaire municipal ne m’a pas semblé de première force, il aura quelquefois besoin d’aide, et sans doute il viendra à moi. Il y a là une petite école de diplomatie à laquelle je ne serai point fâché d’être initié. Cela me servira pour plus tard.
Ornens, 1er août
Je suis installé depuis ce matin. Mes élèves ne sont pas nombreux, une trentaine au plus, appartenant aux deux sexes. Leur ignorance est crasse ; mon prédécesseur, partisan routinier des anciennes méthodes et lui-même fort peu instruit, n’a pu leur communiquer ce qu’il n’avait pas. Il m’a laissé un héritage de patience et de labeur.
Je n’aurais pas été trop étonné de ne pas trouver les élèves ferrés sur les branches qu’on nomme accessoires ; j’étais prévenu. Mais sur les trente, à peine quinze savent lire, et dix écrire d’une manière lisible. J’ai peur de m’être trop avancé dans les promesses que j’ai faites au pasteur.
Il est un faux principe qui a causé bien des déceptions, empêché bien des progrès. Quelques hommes imprudents ont avancé que l’instituteur doit se faire aimer de ses élèves et non se faire craindre. Or, cette prétendue affection dégénère bientôt en familiarité et la familiarité engendre le mépris. L’instituteur, j’entends le véritable instituteur, est le maître de ses écoliers et non pas leur ami.
Aussi ai-je commencé par donner aux miens la plus haute idée possible de ma personne. J’ai revêtu mes plus beaux habits, en vue de frapper leur imagination. En entrant, je les ai salués gravement et suis allé sur-le-champ occuper mon pupitre. De là, je leur ai adressé un discours, trop sérieux peut-être, mais où je leur ai déclaré ce que j’attendais d’eux et de leur application. Il a produit un excellent effet ; alors j’ai commencé un petit examen, qui m’a donné les résultats sus-indiqués.
Les filles m’ont semblé plus développées que les garçons ; cependant, à Ornens, la différence n’est pas très sensible.
Telle a été ma première journée d’école ; je présume que celles qui la suivront lui ressembleront de tous points.
Ornens, 3 août
Malgré ma répugnance, j’ai rendu visite au pasteur ; cette fois, j’ai la pleine conviction que nous ne pourrons jamais nous entendre. Ce n’est pas qu’il me soit hostile, qu’il m’ait parlé avec dureté ; non, tout au contraire ; il s’est montré pour moi d’une parfaite complaisance ; mais, n’importe ! Il y a un abîme entre nous deux ; je le vois, je le sens ; je ne me l’explique pas.
Il m’a demandé ce que je pensais de l’école ; je ne lui ai pas caché qu’elle était dans un triste état.
— Je le sais, m’a-t-il dit, il y a beaucoup à travailler.
— Si mon prédécesseur s’était donné un peu plus de peine, je n’aurais pas le champ à défricher.
— Votre prédécesseur ? le connaissez-vous ?
— Je ne l’ai jamais vu ; on m’en a parlé.
— Quel jugement a-t-on porté sur lui ? je serais curieux de le savoir.
— Eh bien ! M. le pasteur, à ce que j’ai appris, c’était un régent d’autrefois. Il a choisi cette vocation lorsqu’il n’y avait point encore d’école normale ; ainsi…
— Ainsi ?
— Il ne possédait pas l’instruction nécessaire.
— M. le régent, je tiens à vous détromper. Sans doute, ce que vous avez dit est vrai : M. X*** appartenait à cette époque, déjà ancienne, où l’école normale n’existait pas et où il était difficile de former de bons instituteurs. Cependant ne croyez pas que M. X*** fût un ignorant ; il avait, par ses études particulières, complété ce que l’on apprend à l’école primaire. Mais, ce qui mérite le plus d’éloges, c’est sa patience, sa persévérance infatigable.
— Et il n’a obtenu que de si maigres résultats ?
— Ah ! M. Grimpion, les progrès d’une école ne sont pas en raison directe des talents et du zèle de l’instituteur. Vous êtes mathématicien, je ne m’exprime pas dans votre langage.
Le pasteur me garde rancune de mes équations et de mes logarithmes. Je n’ai pas eu l’air de m’en apercevoir, et j’ai répliqué :
— Alors, M. le pasteur, à quoi faut-il attribuer la faiblesse des écoliers ?
— À quoi ? à ce que vous semez le plus souvent dans un sol ingrat. Et lorsque, à force de peines, le grain a germé et qu’une jeune plante sort de terre, à combien d’influences nuisibles n’est-elle pas soumise ! L’instituteur ne peut se charger de l’éducation de ses élèves ; et l’éducation manque souvent par la négligence ou les préjugés des parents. Il en résulte que les instituteurs essaient de remplir un tonneau sans fond ; après quelques mois de pratique, vous comprendrez mieux ce que je veux dire.
En effet, les paroles du ministre ne me semblaient pas très claires. Je n’essayai pas de répondre.
— M. le régent, ajouta le pasteur après un moment de silence, si, pour occuper vos loisirs, vous désirez quelques livres, ma bibliothèque est à votre disposition.
Je le remerciai et l’assurai que je profiterais de son offre lorsque les soirées d’hiver me retiendraient à la maison.
Non ; je n’ai sans doute aucun reproche à faire au pasteur et cependant je sens que nous ne nous entendons pas, qu’il n’existe entre nous aucune sympathie. Nos idées sont trop différentes, pour que nous puissions jamais être d’accord. Ce qu’il m’a dit de mon prédécesseur, des difficultés que les parents me susciteront a été un seau d’eau froide jeté sur mon enthousiasme pédagogique. Je sais bien qu’il se trompe, qu’il exagère ; mais je subis l’influence de ses paroles et de ses conseils. C’est plus fort que moi.
4 août
Parmi les jeunes filles qui fréquentent l’école d’Ornens, il en est une que j’ai remarquée sur-le-champ. Elle a quinze ans ; on ne saurait imaginer des traits plus doux ni plus fins, une taille plus svelte, des proportions plus gracieuses. Je me demande comment une perle d’une si belle eau se trouve dans un village dont les habitants ont la réputation d’être grossiers et lourds. Par quel concours de circonstances cette créature angélique a-t-elle pu naître et se développer au milieu d’un entourage si peu favorable ? Il y a des ombres au tableau ; cette petite fée est d’une ânerie profonde. J’éprouve déjà une vive jouissance en pensant à la tâche qui m’incombe. Oui, je veux réveiller l’intelligence qui sommeille dans ce beau corps ; je veux qu’elle sorte de mes mains, parée de tous les dons de l’esprit ; je veux animer cette statue. Elle est capable de me piquer au jeu, de me faire aimer ma vocation.
J’ai pris quelques informations sur elle ; j’espérais qu’elle serait la fille d’un des principaux de la commune ; il n’en est rien ; sa famille est la plus pauvre d’Ornens, elle est assistée. C’est fâcheux ; car on n’appréciera pas la peine que je me donne pour elle ; on trouve ici, comme ailleurs, que les pauvres en savent toujours assez. Cette réflexion m’a un peu découragé ; mais bah ! je me rattraperai sur autre chose.
6 août
Je commence à faire quelques visites dans le village ; je veux sonder le terrain afin de poser sûrement mon pied. L’accueil que je reçois est un peu froid ; mes paysans se tiennent sur la réserve. Il va sans dire que je ne m’avance pas non plus ; c’est une précaution indispensable pour n’être pas obligé un jour de reculer. Cependant le secrétaire-municipal s’est montré plein de cordialité à mon égard.
— Eh ! bien, Monsieur le régent, que je suis content de vous voir ! vous êtes bien brave d’avoir songé à moi. Entrez vite à la chambre devant. Comme c’est la première fois que vous venez chez moi, nous allons prendre un verre de nouveau ensemble. Ça nous rafraîchira.
J’ai essayé de me défendre ; il m’a été impossible de me soustraire à ses procédés aimables, trop aimables même pour n’être pas intéressés. Je crois savoir quel est son but ; laissons-le s’expliquer, ai-je pensé.
Nous avons parlé de l’école ; en tout et partout il a été de mon avis ; c’est un homme de bons sens.
De l’école nous avons passé aux affaires de la commune ; elles sont plus considérables que je ne me l’imaginais ; la place de secrétaire-municipal n’est pas une sinécure.
— Voilà, dans le temps, ça allait ; maintenant, Monsieur le régent, je ne suis plus jeune, on a oublié ce qu’on avait appris et ça me donne bien du tintouin. Si j’étais instruit comme vous, ce serait autre chose.
J’ai compris ce qu’il désirait. M. le secrétaire, ai-je répondu, je suis tout à votre disposition.
— Merci, merci. On verra. Je vous remercie en tout cas.
J’aurais cru qu’il mettrait un peu plus d’enthousiasme dans sa manière d’exprimer sa reconnaissance. J’ai insisté.
— Si jamais vous avez besoin de moi, ne craignez pas de me faire appeler. Ce sera pour moi un véritable plaisir de vous rendre ce petit service.
— Je n’aimerais pas vous déranger, Monsieur le régent. Vous avez déjà tant à travailler.
— C’est ma coopération que je vous offre, et avec grand plaisir.
Ce mot de coopération a produit sur lui un effet magique ; il est d’abord resté coi ; je doute qu’il l’ait compris ; et je me suis donné la peine de le lui expliquer.
— Ma coopération ou mon aide, comme il vous plaira.
— Bien, bien, merci.
Il faut lorsque l’on parle aux paysans, savoir lancer à propos quelques expressions recherchées, dont ils ne connaissent ni le sens ni la valeur ; c’est le moyen de leur inspirer une admiration salutaire, et il a été employé par les hommes d’État qui voulaient accroître leur popularité, presque toujours avec succès.
Quand je quittai le secrétaire-municipal, j’avais conquis son estime et nous étions amis comme on peut le devenir entre gens d’une instruction inégale.
Je ne crois pas aux rêves ; cependant la nuit suivante, sous l’impression des événements de la journée, j’en ai fait un très singulier que je veux consigner ici.
Il me semblait voir une arène spacieuse, entourée de murs et close de toutes parts. Un lion furieux la parcourait dans tous les sens et se livrait à des bonds désespérés pour saisir un chevreau qui, suspendu à une corde tenue par une main invisible, s’élevait en l’air et disparaissait, au moment où l’animal allait l’atteindre. Ce manège dura longtemps ; enfin, le lion, fatigué de tant d’efforts inutiles, se coucha au milieu de l’arène et demeura immobile. Parfois le chevreau passait à une petite distance du lion ; celui-ci ne paraissait pas s’en inquiéter ; bientôt, enhardi sans doute par cette indifférence, celui qui manœuvrait la corde mit le chevreau à deux doigts de la bête féroce qui, d’un coup de patte, saisit sa proie et brisa le lien qui la retenait. Ce fut alors que je m’éveillai en sursaut.
Quoique je ne sois ni un Joseph, ni un Daniel, l’interprétation de ce songe m’a été facile. Le lion, c’est mon secrétaire municipal ; il brûle d’envie d’utiliser mes talents, et, au moment où j’y penserai le moins, il ne s’en fera pas faute. Cependant les circonstances ne concordent pas bien et peut-être faudrait-il chercher une autre signification à mon rêve. Mais ce serait absurde de s’en préoccuper ; ne nous arrêtons pas à de semblables bagatelles.
1er septembre
Ma route n’est pas semée de fleurs : je me prodigue, j’essaie de mille façons diverses ; les progrès de mes élèves sont lents, pour ne pas dire imperceptibles. Pas le moindre travail domestique, et peu d’attention à l’école. Il est vrai que nous sommes encore en été, que le temps est beau et que les petits paysans aiment le grand air et la liberté.
Je m’efforce de partager ma sollicitude également entre tous les écoliers, d’être aussi impartial que possible. Cependant, je ne sais pourquoi, il me semble que la petite blondine est l’objet de mes préférences. Sans m’en rendre bien compte, je reste longtemps auprès d’elle ; j’aime à guider la main novice et hésitante ; elle a une charmante main, cette jeune fille ; et lorsque je surprends dans ses yeux une lueur d’affection ou de reconnaissance, je me trouve suffisamment récompensé. C’est avec peine que je la quitte, et j’éprouve un grand plaisir quand elle me demande une explication qui m’oblige à me rapprocher d’elle.
Les autres élèves commencent à la regarder de travers ; ils la méprisent parce que ses parents ne sont pas riches, et peut-être aussi sont-ils jaloux de l’attention que je lui accorde. Je sens que je ne devrais pas agir ainsi ; la prudence et la justice me commandent une tout autre ligne de conduite ; mais c’est plus fort que moi ; malgré les résolutions que je prends et toute la fermeté que je possède, chaque jour je retombe en faute et chaque jour je me blâme d’avoir cédé à cette puissante attraction.
Serais-je, par hasard, amoureux de cette petite fille !
J’en ai peur ; car j’ai déjà ressenti les atteintes de cette cruelle passion, et l’affection que je porte à mon élève ressemble, à s’y méprendre, à mes sentiments d’autrefois pour une camarade d’études, c’est-à-dire pour une demoiselle de l’école normale des filles. J’avais remarqué sa figure charmante, son air doux et modeste ; aussi, chaque matin, je m’arrangeais de façon à me trouver sur son passage. Elle ne tarda pas à comprendre l’éloquent langage de mes yeux ; dès lors elle ne put me rencontrer sans rougir. Un jour, je hasardai quelques mots insignifiants ; elle y répondit avec bienveillance et ainsi commença une liaison chaste et pure qui dura trois mois. C’était la première fois que l’amour parlait à mon cœur ; j’en connus les douleurs et les angoisses ; elle quitta l’école au bout de ce temps et je ne l’ai jamais revue.
Ce qui m’arrive aujourd’hui me rappelle cet événement déjà ancien. Prenons garde à nous ; c’est un danger sérieux, je le redoute beaucoup plus que la mauvaise volonté des gens d’Ornens et leur diplomatie campagnarde.
10 septembre
En vertu de mes fonctions, je dois officier le dimanche dans le temple d’Ornens, lire la Bible et conduire le chant. Je suis donc obligé de fréquenter assidûment le culte, et mon caractère indépendant est froissé de cette gêne qu’on lui impose. J’assiste au service religieux malgré moi, ce qui ne contribue pas à m’y faire trouver du plaisir.
On pourrait conclure de là que je suis un impie ; j’avouerai volontiers que ma piété n’est pas très fervente ; mais je reconnais qu’une religion est nécessaire, et, sans être bien convaincu de l’excellence de la nôtre, je crois cependant qu’elle est utile à la société, dont elle conjure la dissolution. Ceux qui la pratiquent sincèrement sont d’honnêtes gens, sur lesquels on peut compter et dont on n’a rien à craindre. Quand la religion ne procurerait que ce seul avantage, elle serait déjà un bienfait pour l’humanité.
Je tiens en grande estime la religion elle-même et les hommes religieux. Ceci ne m’empêche pas de croire qu’elle est mal enseignée par les pasteurs et souvent j’ai regretté de ne pouvoir exposer à un auditoire attentif la leçon dont je la comprends ; on verrait alors si les ministres doivent conserver ce monopole.
Comme ils sont froids, les sermons du pasteur d’Ornens, sermons préparés d’avance, soigneusement divisés, longuement médités !
Quant à moi, si j’étais à sa place, il me semble que je me confierais à l’inspiration du moment ; je laisserais déborder les idées dont mon cœur est rempli ; je porterais, par mon enthousiasme, la conviction et la lumière dans les esprits de mes auditeurs. Est-ce donc si difficile ? Non, sans doute ; aussi j’en veux faire l’expérience dès que l’occasion s’en présentera. Pour plus de sûreté, j’en demanderai l’autorisation au pasteur lui-même ; il n’osera pas me la refuser.
30 septembre
La position du pasteur, dans les commissions d’école de village, est singulièrement délicate ; s’agit-il de quelque démarche pénible ou compromettante, vite on l’en charge ; et, protégés par son autorité, les paysans peuvent conspirer tout à leur aise.
Voici ce qui est arrivé à mon sujet :
Le syndic s’est rendu un beau matin chez le pasteur, avec un air mystérieux ; il était sans doute embarrassé de la communication qu’il avait à lui faire. Enfin il s’est résolu à parler.
— Que pensez-vous, M. le ministre, de notre régent Grimpion ?
— Que voulez-vous que j’en pense ? Il n’est pas depuis si longtemps à l’œuvre qu’on puisse bien le juger. Vous a-t-il donné sujet de mécontentement ?
— Pas précisément ; mais il y aurait quelque chose à lui dire ; il y a des pères de famille qui sont fâchés ; il s’occupe trop de certains enfants et pas assez des autres.
— Il s’occupe davantage de ceux qui sont le moins avancés.
— Non, ce n’est pas ça. Mais il est toujours à côté de la petite X***. C’est une bouèbe bien tournée ; mais la commune ne l’a pas nommé pour qu’il enseigne seulement les pauvres et les assistés.
— Ils ont plus besoin d’instruction que les autres ; ce sera leur gagne-pain.
— Enfin, M. le pasteur, nous avons pensé que vous seriez assez bon pour lui dire deux mots, sans parler de moi, et comme si ça venait de vous.
Telle a dû être la conversation du syndic et du pasteur ; celui-ci s’est gardé de me la raconter ; cependant, à la manière dont il m’a adressé cette observation, j’ai vu d’abord qu’elle n’était pas de son cru ; et, à certains regards que le syndic m’a jetés en passant, j’ai deviné en lui un adversaire occulte.
Il n’est rien de plus dangereux qu’une hostilité cachée ; impossible de parer des coups sans savoir par qui ils sont portés ; et pendant ce temps elle fait son œuvre, déshonore un homme et le perd ; elle ne se manifeste qu’au dernier moment pour jouir de son triomphe.
Or, comme je ne veux subir aucun échec, les considérations précédentes se sont offertes à moi dans toute leur force ; j’ai mûrement délibéré, et le résultat de mes réflexions a été que je dois à tout prix gagner l’amitié du syndic ; quand je la posséderai, bien malin sera celui qui voudra me résister. Je ne craindrai personne et le pasteur moins que tout autre.
18 novembre
Voilà deux mois que je n’ai rien écrit. Pourquoi ? D’abord, parce que mon existence a été calme et monotone, même durant les quinze jours que j’ai passés chez M. Z*** en qualité de partisseur ; ensuite, j’aurais dû raconter mes tentatives pour m’introduire jusqu’au centre de la place, c’est-à-dire jusqu’au cœur du syndic ; tentatives continues, qui ont amené un résultat favorable ; mais je ne me le dissimule point, je ne suis pas encore parvenu à mon but ; la forteresse est difficile à emporter.
Ces assauts réitérés, je ne les aurais pas racontés sans une certaine répugnance ; ils m’ont assez coûté, et j’y pense à regret. Moi, caractère indépendant, indomptable, me plier à un esclavage de tous les jours, et quel esclavage ! Approuver les opinions les plus étranges, admirer les projets les moins sensés, coopérer aux mesures les plus funestes ! Mais il le faut ; il s’agit pour moi de vivre ou de mourir, et je veux vivre.
Si aujourd’hui, je reprends la plume, c’est que je suis encore sous le coup de la surprise ; ce qui vient de m’arriver, je ne me l’explique pas et je doute qu’on puisse en donner une explication plausible.
Samedi, le pasteur m’a fait appeler. Je me suis rendu sur-le-champ à cette invitation et je l’ai trouvé fort souffrant.
— Monsieur Grimpion, je suis trop indisposé pour monter en chaire demain ; au lieu d’un sermon, il n’y aura donc qu’une simple prière. Vous lirez la Bible et la liturgie ; vous indiquerez un psaume, si vous le jugez convenable. J’espère que mon mal ne sera que passager ; c’est pourquoi je n’ai pas voulu demander de remplaçant.
C’est le moment, pensai-je, de tenter l’essai que je me suis promis de faire. Je répondis au pasteur :
— Monsieur, je suis heureux de pouvoir vous être utile. Verriez-vous quelque inconvénient à me permettre d’ajouter à la lecture de la Bible mes propres réflexions ?
Le pasteur me regarda fixement ; il me sembla qu’un demi-sourire éclairait son pâle visage.
— Aucun quelconque, M. le régent. Je vous connais assez pour savoir que vous ne direz que de bonnes choses à vos auditeurs. Peut-être, c’est un conseil que je vous donne, serait-il sage d’écrire ce que vous vous proposez de dire.
Je remerciai le pasteur de l’autorisation qu’il m’avait accordée, mais non pas de son conseil. En effet, écrire d’avance mon discours, n’était-ce pas me priver gratuitement du feu de l’improvisation, de cette émotion profonde qui soumet les cœurs et qu’une froide lecture est incapable de produire ?
Le lendemain, je me réveillai joyeux et sans la moindre appréhension. Je pris la Bible et je choisis le chapitre VIII de l’épître aux Romains. Puis j’attendis impatiemment l’heure du service.
Quand les cloches sonnèrent, j’ajustais mon manteau ecclésiastique et je m’acheminai vers le temple. L’assistance était nombreuse ; peu de personnes avaient appris la maladie du pasteur.
Le service commença. Plus j’approchais du moment où je devais prendre la parole, plus mon assurance et mon ardeur diminuaient. Quand la lecture de la Bible fut terminée, je brûlais mes vaisseaux, c’est-à-dire je fermai le volume et je m’exprimai à peu près en ces termes :
Chrétiens, chers et bien-aimés frères en Jésus-Christ notre Seigneur,
Je m’aperçois maintenant, au moment de transcrire mon discours, qu’il ne m’en reste plus un seul mot dans la mémoire. Je me rappelle cependant que j’avais une peine extrême à parler ; ma bouche était pâteuse ; ma langue refusait son service ; les idées, au lieu de se précipiter comme un torrent, coulaient lentement, péniblement ; j’éprouvais une gêne indescriptible ; une sueur froide mouillait mon front. Je continuai ainsi pendant quelques instants ; alors j’eus la malheureuse fantaisie de lever sur mon auditoire mes yeux que je tenais obstinément baissés. Ce que je vis paralysa le reste de mes forces ; une hilarité malveillante était peinte sur le visage de mes paysans. Je terminai brusquement par un amen aussi sonore que possible, et ne fus complètement rassuré qu’après avoir donné la bénédiction à l’assemblée.
De retour chez moi, je réfléchis longtemps, sans trouver d’explication plausible à un fait aussi extraordinaire. En effet, suis-je timide ? Moi, qui crois me bien connaître moi-même, j’affirme que mon caractère est l’antipode de la timidité ; je m’accuserais plus volontiers d’audace. Et cependant, à quoi attribuer cet engourdissement subit des muscles de ma langue et des facultés de mon esprit ? Pourquoi, lorsqu’il s’agit de pérorer dans une assemblée, comme je l’ai fait l’autre jour au banquet d’Ornens, ne suis-je pas ému, tandis qu’à l’église… Mais non, ce n’est pas une véritable crainte, une véritable émotion que j’ai ressentie. Est-ce que peut-être les idées m’auraient manqué ? supposition encore plus hasardée que la première, car, au contraire, elles sont trop abondantes chez moi ; elles se heurtent, elles se pressent, elles s’entravent mutuellement. Cette richesse de pensées ne serait-elle pas la cause de mon échec ? Oui, si à l’école normale je n’avais pas appris à disposer d’une manière convenable ces divers éléments, à les classer, à les coordonner, etc., d’après les immuables règles de la logique.
Plus j’y songe, plus je suis forcé de reconnaître que l’esprit humain renferme de profonds mystères, et qu’il faut l’étudier avec persévérance, afin de constater son pouvoir et ses faiblesses.
1er janvier 1859
Le syndic m’a invité à dîner ! Il paraît que j’ai beaucoup gagné dans son estime et qu’il me considère comme un de ses amis les plus dévoués. Il est venu avant-hier, à la fin de l’école.
— Monsieur le régent, nous avons pensé que vous seriez bien seul, le jour de l’an, et que ça vous ennuierait de dîner à l’auberge. Alors ma femme m’a dit : eh bien ! il dînera avec nous. Ainsi je compte sur vous.
Le syndic n’a qu’une fille, déjà un peu âgée, en sorte que nous nous sommes trouvés en famille. On m’a placé à côté de Marie, et bien que je la connaisse depuis longtemps, jamais je ne l’ai vue plus aimable. Quant à sa figure, elle est insignifiante et un peu fatiguée.
La mère a jeté sur moi certains regards qui me donnent à penser. Est-ce que, par hasard, elle aurait des intentions matrimoniales ? En tout cas, le syndic n’en sait rien ; comme d’habitude, il s’est montré froid et diplomate.
Moi ! épouser la fille du syndic ! quelle aberration ! une personne d’âge mûr, à l’éducation négligée, aux manières simples et primitives, qui serait un obstacle invincible à mes projets futurs ! Allons donc !
Si j’étais un grossier paysan, cette mère prévoyante ne songerait pas à moi. Mais parce que j’ai quelque talent, un physique agréable, vite elle veut m’accaparer pour sa fille. C’est là un des inconvénients de ma position, auquel je n’avais pas réfléchi et qui peut me susciter de graves difficultés. Dédaigner la fille du syndic ! Je ne l’oserais, sans courir de grands risques. L’accepter, c’est encore pis, d’autant plus que je ne l’aime pas, que mon cœur se tourne plutôt vers mon écolière, la petite blondine ; elle est infiniment plus intelligente que Marie, et, d’ailleurs, je la formerai. Lorsqu’elle aura passé quelque temps avec moi, il ne lui restera plus rien de son écorce villageoise, tandis que la fille du syndic, elle est trop vieille, elle est incorrigible.
C’est une chose résolue ; j’éviterai Mlle Marie et je n’encouragerai pas chez elle une passion malheureuse que je ne puis couronner de succès.
20 janvier
La chambre que j’occupe à la maison d’école ne brille ni par le luxe, ni par le confort ; en revanche elle est vaste, bien aérée ; les murs, blanchis à la chaux, sont d’une grande propreté ; je les ai ornés de quelques estampes ; l’une d’elles représente M. Druey, l’un de nos plus habiles politiques ; une autre M. Gauthey, ancien directeur des écoles normales, avec cette épigraphe, que je n’ai jamais bien comprise : le but de l’éducation, c’est d’accomplir le plan de Dieu à l’égard des hommes.
Ma chambre n’est pas froide, car j’ai le bois à discrétion et je l’entasse, sans trop y regarder, dans mon poêle en fonte, sur lequel, pour absorber les gaz délétères, je place une soucoupe remplie d’eau. Ma table est près de là, avec ma bibliothèque, composée d’ouvrages scientifiques, et aussi de quelques poètes, V. Hugo, Lamartine ; je réserve la place d’honneur à notre barde national, F. Oyex.
La poésie ! voilà, par exemple, une singulière invention ! Pourquoi ne pas s’exprimer tout simplement en prose ; les rimes, le nombre des syllabes contribuent-ils à embellir la pensée ? Beaucoup de gens l’affirment ; quant à moi, la poésie m’a toujours semblé un passe-temps futile, une occupation indigne d’un homme raisonnable, d’un homme qui veut et qui doit parvenir.
Cependant, comme, jusqu’à un certain point, la poésie est honorée chez nous, qu’il se trouve des badauds en grande quantité pour admirer tout ce qui est en vers, c’est un moyen de popularité qu’il ne faut pas négliger, surtout au commencement de sa carrière. Un quatrain bien tourné à l’occasion d’un mariage ou d’un baptême, une chanson patriotique au banquet d’une abbaye, ouvrent le chemin des cœurs, inspirent de la confiance et donnent une espèce de réputation. Il va sans dire que plus tard, lorsque les premiers échelons sont franchis, on regarde les poètes du haut de sa grandeur, on a pour eux un sourire empreint à la fois de bienveillance et de mépris.
Si je parle ainsi, c’est que j’ai besoin de me pardonner à moi-même. Le soir, quand je suis renfermé dans ma chambre, que le poêle ronfle, tandis qu’au dehors le vent fait rage, il m’arrive souvent d’aligner des vers, de me torturer l’esprit pour soumettre ma pensée à la rime, de m’exalter sans motif, et, l’avouerai-je, ce travail n’est pas sans charme ; j’éprouve une sorte de plaisir intime et exquis à vaincre la difficulté, quoique ce ne soit pas pour moi une vraie difficulté. Puis, mes strophes achevées, je me livre à d’amères réflexions ; je me reproche d’avoir perdu mon temps et rabaissé mon intelligence ; car j’aspire à de plus hautes destinées ; la gloire poétique ne me suffirait pas.
Parfois aussi je décroche mon violon et joue, non point une valse légère, elle conviendrait mal à mon caractère sérieux, mais un cantique, un hymne national, et la soirée passe rapidement. La musique me laisse au fond du cœur une certaine tristesse, comme la poésie, elle me semble un délassement peu convenable ; et si, d’un côté ma nature artistique me pousse dans cette direction, de l’autre, mon bon sens, ma raison pratique me blâme de consacrer un temps précieux à des labeurs inutiles, qui ne peuvent amener aucun résultat positif.
L’hiver ne m’a pas semblé trop long ; quelques visites, quelques invitations sont venues abréger mes soirées ; d’ailleurs j’aime la solitude ; elle me permet de m’abandonner librement à mes réflexions. Je sens qu’un grand travail s’est opéré en moi, qu’une modification profonde s’est introduite dans ma façon de juger les hommes et les choses.
Cette année n’aura donc pas été perdue ; mon séjour à Ornens est une préparation à l’avenir qui m’attend.
1er mars
On l’a répété bien des fois, il faut se défier de son cœur ; je crains d’avoir commis une imprudence. Plus je songe à ma conduite, plus je trouve que j’ai été téméraire, que je n’ai pas assez consulté mes intérêts, ce qui est un grave tort.
Ma petite blondine, l’aimable élève dont j’ai parlé, appartient à une famille pauvre. Comme elle doit faire sa première communion à Pâques, j’ai prévu que ses parents n’auraient pas l’argent nécessaire pour la vêtir convenablement. Cette pensée m’a longtemps tourmenté ; enfin, cédant à une impulsion charitable, j’ai résolu de leur offrir un léger secours, pris sur mes économies. Cette détermination m’a énormément coûté ; enfin le cœur a remporté la victoire.
Je redoutais, avec quelque raison, ce me semble, d’offenser les parents ; je me demandais comment je m’y prendrais pour leur faire accepter ce cadeau. Mes appréhensions étaient exagérées.
Lorsque je suis entré dans leur misérable demeure, la nuit était venue ; une lampe fumeuse éclairait à moitié la cuisine et en cachait la malpropreté ; autour d’une table de sapin d’une blancheur équivoque, la famille prenait son repas du soir. Vite on me salua, vite on m’offrit un siège à côté de l’âtre, où ne brûlait qu’un maigre tison. D’abord nous parlâmes de choses indifférentes ; puis la mère envoya ses enfants dans la pièce voisine, attention dont je lui sus gré, car nous n’aurions pu causer librement devant mon élève.
— Vous êtes bien bon, M. le régent, de ne pas mépriser les pauvres gens, me dit-elle. Êtes-vous toujours content de la petite ; elle vous aime beaucoup.
— J’aime tous les enfants qui me sont confiés, qu’ils soient riches ou pauvres. D’ailleurs votre fille est intelligente et appliquée.
— J’en suis bien aise, M. le régent. C’est une consolation pour nous d’avoir cette petite, car l’hiver a été rude à passer.
— Vous savez, M. le régent, ajouta le mari, on ne trouve point d’ouvrage à cette saison. La commune, qui est bonne et qui devrait nous aider, se fait tirer l’oreille ; chaque fois que je vais en municipalité, je reçois de mauvais compliments. La petite, vous savez, va communier à Pâques ; je leur ai demandé quelque chose pour l’habiller ; ils ont eu l’air de trouver ça extraordinaire et, après en avoir longuement délibéré, ils m’ont donné une pièce de dix francs.
Dix francs ! Qu’est-ce qu’on peut avoir pour dix francs. Avec ça que la petite n’a rien à se mettre. Enfin, j’ai travaillé l’été dernier, il me reste peu de chose, mais ce sera pour elle. Tant pis si, après, il faut tirer le diable par la queue.
— N’y a-t-il pas à Ornens de braves gens ; ne pourraient-ils vous donner un coup de main ?
— Ah ! oui, vous les connaissez bien ; on voit qu’il n’y a pas longtemps que vous êtes là. D’abord, ils ne m’aiment pas, parce que je suis pauvre et à la charge de la commune. Primo, un. Ensuite, ce sont des étouffeurs ; ils ne donneraient pas un centime pour tirer leurs parents d’embarras.
— Le syndic, pourtant…
— Le syndic ! il a du moyen, le syndic ; mais il ne s’en sert guère pour obliger le pauvre monde ; il a tant de plaisir à entasser. Il n’a qu’une fille ; celle-là sera riche ; elle apportera dans son tablier quelques beaux mille francs à son mari. Ce serait perdre son temps que d’aller lui demander un secours. Aussi, nous nous en tirerons comme nous pourrons, n’est-ce pas, ma femme ?
— Oui, à la garde de Dieu ! La petite ne sera pas tant belle. Mais qu’est-ce que ça fait, quand le cœur est bon ? Et vous savez bien, M. le régent, comme la Rose est gentille.
— C’est vrai.
— N’a-t-elle pas été, tout l’hiver, la première de l’école ?
— Presque toujours.
— C’est pourquoi les autres lui en veulent.
— On ne lui en veut pas.
— Que si, que si, M. le régent. Et que vous l’avez entendu plus d’une fois.
Je jugeai qu’il fallait couper court à la conversation, et j’offris humblement ma pite.
— Comment, c’est vous, M. le régent, qui nous donnez ça ! C’est beaucoup trop, exclamèrent en même temps le mari et la femme.
Je savais à quoi m’en tenir sur ces beaux compliments. Je saluai mes obligés, et, tout en serrant la main du père, je ne pus m’empêcher d’apercevoir sur ses lèvres un singulier sourire.
— À revoir, M. le régent. Ne nous oubliez pas, revenez quand vous penserez à nous.
Eh bien ! ce sourire me poursuit jusque dans ma chambrette. Car il a une signification ce sourire, et je crains de la deviner. Cependant, quand je consulte ma conscience, je la trouve pure et nette. La compassion m’a poussé à agir comme j’ai agi, et ce serait à refaire que… je ne le referais pas.
Ma sensibilité m’a tendu un piège ; j’y suis lourdement tombé. Demain, tout le village saura… et moi qui ne leur ai pas recommandé le secret ! C’eût été bien inutile, d’ailleurs ; ils ne le garderaient pas. Voilà comme les meilleures intentions peuvent être travesties ! Qu’est-ce qu’on dira à la fontaine, au four, et partout ? Que le régent Grimpion a favorisé l’un de ses élèves, et que ce n’est pas sans raison qu’il a choisi la plus jolie, pour lui faire un cadeau. Je ne puis pas, cela va de soi, habiller toutes les catéchumènes de mon école ! Mais qu’importe ! les mauvaises langues d’Ornens s’arrêtent bien à de semblables considérations !
Si je descends dans les profondeurs de mon âme, je découvre cependant qu’en cette occasion, je n’ai pas agi uniquement par charité chrétienne. Il y a un petit coin où brûle une étincelle pour l’aimable Rose. C’est positif ; j’ai beau vouloir me le cacher à moi-même, j’éprouve pour elle une sincère affection ; plus j’analyse cette affection, plus je vois qu’elle ressemble furieusement à de l’amour.
Allons donc ! de l’amour ! Moi, Grimpion, j’aimerais cette pauvresse ! Je compromettrais mon avenir à cause de ses yeux bleus. C’est impossible, mais cela est ; je sens que toute ma force de volonté, tous mes raisonnements les plus solides ne chasseront pas cette préoccupation importune.
Je constate avec effroi que la passion me suggère d’étranges arguments. Je me demande parfois si mon bonheur, si ma victoire dans le combat de la vie ne seraient pas peut-être intimement liés à mon hymen avec la petite Rose. Après un moment de réflexion, je démêle aisément le sophisme que cette idée renferme ; mais, malgré cela, elle m’épouvante et j’ai peur de succomber.
Que sont devenus mes résolutions, mes projets de marcher droit devant moi, de renverser tout sur mon passage, de ne céder à aucun mouvement de générosité contraire à mes véritables intérêts ? Je prévoyais bien que j’aurais à lutter ; mais je n’aurais jamais cru que ce fût si difficile ; je comptais sur ma force, et aujourd’hui je suis obligé de convenir qu’elle ne commande pas aux entraînements de mon cœur.
Après tout, je me crée peut-être des obstacles imaginaires ; le mal n’est pas si grand que je me le figure. La petite Rose va sortir de l’école ; elle s’en ira, Dieu sait où, en service et je ne la reverrai pas. Je serai donc débarrassé de ce cauchemar perpétuel. Encore quelques jours de patience ; d’ici là ne soyons pas imprudent, surtout n’allons jamais où je suis allé aujourd’hui ; si l’idée revient m’obséder, chassons-la par un travail soutenu, qui exige l’emploi de toutes mes facultés, qui m’absorbe complètement, et ne laisse pas le champ libre aux arguties d’une passion aveugle.
3 mars
Le secrétaire de la municipalité vient de m’apporter un long procès-verbal à copier. Je vais me mettre courageusement à l’œuvre ; cela me distraira de cette pensée qui m’assiège sans relâche et contre laquelle tous mes efforts jusqu’ici ont été impuissants.
Je ne me trompais pas ; les parents de Rose ont exalté ma libéralité par-dessus les toits. Elle est parvenue jusqu’aux oreilles du syndic. Il m’a dit en plaisantant : On ne prétendra plus que les régents sont mal payés ; ils peuvent faire de grosses charités. Je n’ai pas eu l’air d’entendre ; une réponse aurait amené une explication, et je me suis fort à propos souvenu de notre proverbe vaudois : Qui répond appond.
La conduite de cet honorable magistrat à mon égard est au moins singulière. Lorsqu’il me rencontre dans la rue, il me parle avec bonté et amabilité. Chez lui, ce n’est plus le même langage ; il est raide, brusque, tranchant, tandis que sa femme et sa fille m’entourent de prévenances, auxquelles je ne suis guère sensible. Il y a plusieurs raisons pour cela. La fille ne me plaît pas, et je préfère la protection du magistrat aux cajoleries de sa famille.
Le procès-verbal avance ; je corrige le style qui est un peu municipal et m’applique à écrire le mieux possible. Les paysans aiment ça ; auprès d’eux une belle écriture est la meilleure des recommandations.
Avec de l’attention, je parviendrai à contenter mon greffier, non sans peine, car j’ai toujours dédaigné ce talent ; il ne me semblait pas que mon esprit pût descendre à des minuties pareilles, et je professe une doctrine absolument contraire à la majorité de mes concitoyens.
Mais ce travail ne m’absorbe pas assez ; entre les lignes je vois flotter, comme si elle était reflétée par le cristal d’un ruisseau, l’image de ma jolie Rose. Derrière elle j’entrevois aussi le sourire équivoque de son père, et les caquets du village résonnent à mon oreille.
Je suis obligé de le reconnaître : ma volonté est brisée, et tous mes efforts ne servent qu’à mettre en relief ma faiblesse. Mon cœur, mon cœur, combien tu me causes de souffrances !
15 mars
Voici ma vieille Bible que je n’ai pas ouverte depuis le jour où je l’ai si mal expliquée. On m’a souvent dit qu’elle est un baume salutaire pour les cœurs agités. Je n’en crois rien ; cependant j’en veux faire l’expérience.
Il y a dans ce livre bien des choses singulières, mais il en est une surtout que j’ai jamais comprise. Jésus-Christ, orateur éloquent, philosophe profond, fils de Dieu (c’est l’opinion orthodoxe), a, me semble-t-il, mal rempli sa mission. Il pouvait, doué comme il l’était, procurer à sa patrie d’inestimables bienfaits, la délivrer d’un joug odieux, lui donner un gouvernement libéral, et ce résultat, il l’eût obtenu sans beaucoup de peine. Au lieu de cela, il vit à l’écart, ne s’intéresse que médiocrement aux affaires de son peuple, au milieu duquel il ne se montre que lorsqu’il veut exposer les principes de sa divine morale.
Cette conduite n’est pas naturelle ; ce n’est pas celle d’un homme qui a conscience de sa valeur. Indifférent au bonheur de ses concitoyens, Jésus vit seul ou dans un petit monde à part.
Il va de lieu en lieu faisant du bien, guérissant les malades, ressuscitant les morts, chassant les démons. Ce sont là des œuvres grandes et utiles, sans doute, mais n’avait-il pas une tâche infiniment plus belle encore, ne devait-il pas relever les Juifs de leur abjection et employer à ce noble but les dons remarquables qu’il avait reçus de son père ?
Non, Jésus n’est pas pour moi un idéal, un modèle à suivre. Que deviendrait l’humanité si tous les génies supérieurs s’enfonçaient dans l’ombre et le silence, et n’en sortaient qu’à des intervalles éloignés, pour faire entendre leurs voix puissantes ? Faut-il que nous, chrétiens, membres d’une société civilisée, nous dépensions dans la retraite et la solitude les meilleures années de notre existence ?
Sous ce rapport, cela est bien certain, je ne marcherai pas sur les traces de Jésus-Christ. Je conçois autrement la tâche qui m’incombe ; les talents que je puis avoir, je les consacrerai à ma patrie, sans repousser toutefois les avantages qu’ils me procureront. Il est un désintéressement absurde, c’est de travailler pour les autres et de ne rien exiger pour soi. Chaque ouvrier est digne de son salaire ; si mes concitoyens retirent quelque profit de mon activité et de mon savoir-faire, n’est-il pas juste qu’ils me récompensent d’une manière ou d’une autre ?
Le caractère de Jésus-Christ est donc une énigme que je n’essaierai pas de résoudre, mais sur laquelle je suis bien libre d’exprimer franchement mon opinion. Personne, plus que moi, n’admire les beautés de la religion chrétienne, ce qui ne doit pas m’empêcher d’en reconnaître les lacunes.
L’humanité n’est pas au bout des évolutions et peut-être serai-je un des nombreux ouvriers de l’édifice nouveau.
Les réflexions que je viens d’écrire m’ont distrait des mes préoccupations antérieures ; pendant quelques instants, j’ai joui d’un calme relatif. Maintenant je sens renaître mes appréhensions. Oh ! que ne puis-je, sans interruption, sonder les redoutables mystères ! ce labeur perpétuel de l’intelligence me donnerait la tranquillité à laquelle j’aspire et la paix que je cherche en vain.
30 mars
Aujourd’hui, la petite Rose a été reçue à la communion ; je l’ai trouvée charmante avec sa robe de catéchumène à laquelle je me repens si fort d’avoir contribué. En effet, de plus en plus je me reproche mon imprudence et le tour que m’a joué ma générosité naturelle.
Pendant le sermon du pasteur, et il était fort long, j’ai cru remarquer bien des chuchotements, bien des coups d’œil obliques.
Le beau sexe d’Ornens, au lieu d’écouter attentivement les exhortations du pasteur, examinait la tournure et la toilette des jeunes filles admises, et maint regard fut dirigé sur moi.
Je le vois, il est impossible de faire une bonne action sans s’exposer à la critique et aux jugements les plus hasardés. C’est à dégoûter de la vertu, qui compromet ceux qui la pratiquent. À l’avenir, je serai plus prudent.
Beaux projets qui, déjà, s’évanouissent en fumée. Oui, je suis un lâche, incapable d’une résolution ferme et arrêtée. L’image de Rose est gravée dans mon cœur, et, puisque je ne dois plus la revoir à l’école, je veux, aujourd’hui, penser à elle tout à mon aise.
Pourquoi, comme dernier adieu, ne lui enverrais-je pas quelques vers de ma façon ? Une telle démarche n’a rien d’extraordinaire. La solennité de cette journée est un prétexte suffisant, et le travail absorbant auquel je vais me livrer, me procurera du moins quelques instants de jouissances paisibles.
Commençons sur-le-champ et choisissons d’abord le style, le rythme, le genre que nous voulons suivre. V. Hugo a trop d’ampleur et de majesté ; Lamartine trop d’élégance et de sentiment ; je ne serais pas compris si j’écrivais comme eux. Prenons un ton plus simple, orné de quelques accents mélancoliques, La pauvre fille, de M. Soumet, par exemple ; ce titre s’adapterait parfaitement à mon sujet.
Je ne serai pas un imitateur servile ; La pauvre fille de M. Soumet n’est pas dans les mêmes circonstances que Rose et, si je me laisse guider par lui quant aux conditions accessoires, je veux cependant imprimer à ma poésie un caractère d’originalité assez prononcé pour qu’elle soit vraiment mon œuvre et fasse oublier le modèle.
LA PAUVRE FILLE PAR M. GRIMPION
Fuyant ce pénible sommeil
Qu’aucun songe heureux n’accompagne,
Je vais errer dans la campagne,
Pensant à Rose, en plein soleil.
Joyeux, au sein de la nature,
Le jeune oiseau chantait sur l’aubépine en fleurs ;
Il admirait gaiement le ciel et la verdure :
Mes yeux se sont mouillés de pleurs.
Pourquoi Rose est-elle indigente ?
Pourquoi n’est-elle pas semblable au jeune oiseau,
Dont le nid est si doux, le plumage si beau ?
Pourquoi n’a-t-elle pas quelques lettres de rente,
Une vache, un petit troupeau
De moutons, ou, devant une ferme opulente,
Un grand pré, bien arrosé d’eau ?
Ses parents ne l’embrassent guère ;
Ils se privent ainsi d’une grande douceur,
Et les quatre fils du notaire,
Ne l’appellent jamais leur sœur.
On ne l’invite point aux jeux de la veillée,
Quand on casse les noix, vers la fin de l’année.
Et pourquoi l’inviterait-on ?
Rose est pauvre et d’une famille
Qui ne possède rien et qui, de l’or qui brille,
N’a jamais connu le nom.
Rose, tu viens d’avoir seize ans.
Et l’école t’a repoussée.
Reviens, ma Rose, je t’attends ;
Tu ne seras point délaissée.
Plus je relis ce morceau, plus j’en suis content ; le tour en est facile, la versification harmonieuse et coulante, la diction aisée. J’ai scrupuleusement conservé les grâces de mon modèle, et j’ai donné à son œuvre une couleur pratique, dont elle était dépourvue. Le ton mélancolique de M. Soumet a disparu pour faire place à quelque chose de plus réel, de plus solide. J’ai répandu partout une teinte rustique, et me suis montré imitateur intelligent et original. Telle est ma facilité, que ce petit poème ne m’a coûté qu’une heure de travail ; il faut convenir qu’elle a été bien employée.
Cependant les quatre derniers vers me semblent aller au-delà de ma pensée ; ils sont, en propres termes, une déclaration adressée à Rose, et, je dois l’avouer, c’était bien loin de mon intention. Mais la poésie a ses immunités et ses licences ; ce qui en prose, serait une belle et bonne déclaration, n’a plus qu’une portée restreinte ; Rose n’y verra qu’une preuve d’affection désintéressée, et rien de plus. Hâtons-nous, le jour baisse ; portons-lui ces lignes avant qu’il soit trop tard.
J’ai trouvé toute la famille réunie ; déjà Rose avait quitté ses beaux habits et revêtu ceux des jours ordinaires. Elle a reçu mon papier avec remerciements et, pour éviter toute équivoque, car les yeux des parents brillaient déjà de cupidité, je lui ai dit :
— Rose, cette journée est solennelle dans votre vie ; je n’ai pas voulu qu’elle se passât sans un témoignage d’amitié de ma part et j’ai composé ces quelques vers que je vous prie de garder en souvenir de moi.
— Merci, M. le régent de votre bonté. Oh ! qu’ils sont jolis.
Cette exclamation spontanée m’a causé un plaisir indicible.
Les parents n’ont pas été si démonstratifs. Ces gens grossiers tiennent moins à la poésie qu’à la monnaie. Ils m’ont remercié pourtant, mais sans le moindre enthousiasme, et le père m’a régalé de son maudit sourire.
Depuis un moment, je m’aperçois que mon ardeur se calme ; j’éprouve des craintes, des scrupules. J’étais, ma foi ! bien pressé d’empoigner ma lyre et de la pincer en l’honneur de cette blondine. Quelle nécessité y avait-il de lui adresser une pièce de vers ? Je me connais ; j’avais juré de ne plus retomber en faute de réprimer les élans de sensibilité qui m’ont déjà causé tant de peines et auxquels je me sais enclin ; à la première occasion, l’amour-propre de poète aidant, me voilà vaincu. Je viens d’ajouter un anneau à ma chaîne, de resserrer un lien que je suis décidé à rompre. Car, à examiner froidement les choses, mon amour, et encore je doute que ce soit un véritable amour, est du dernier ridicule. Il ne peut avoir un dénouement convenable. Épouser Rose, impossible ; ce serait me condamner à la régence à perpétuité. Filer avec elle le parfait amour, quel scandale ! Les vertueux paysans d’Ornens seraient indignés.
Il faut donc et sans retard, imposer silence à ce je ne sais quoi, dont l’empire sur ma volonté se fait sentir chaque jour davantage.
Les commères d’Ornens auront beau jeu. Rose montrera mes vers à ses amies ; on les colportera, on les commentera, et si l’on admire le talent du poète, on ne manquera pas d’ajouter que certaines expressions sont trop tendres pour être seulement poétiques.
Pauvre Grimpion, toi qui te croyais si fort, tu n’es qu’un misérable imbécile !
Eh bien ! non, je ne suis pas un lâche, ni un misérable imbécile. Comme Napoléon, je crois à mon étoile ; j’ai la foi, la foi en moi, en ma destinée. Je puis courber la tête sous l’effort d’un vent impétueux ; mais aussitôt que le soleil brille, je la relève, tout prêt à braver de nouveaux orages.
Cette intime persuasion m’a soutenu jusqu’ici contre toute défaillance ; quels que soient les obstacles semés sur ma route, j’ai la certitude que je les surmonterai et qu’enfin ma persévérance sera récompensée.
1er mai
La Pauvre Fille a fait le tour du village et j’ai subi une avalanche de compliments, tous plus flatteurs les uns que les autres. Mes craintes étaient vaines ; on n’a pas cherché à lire entre les lignes. Le syndic lui-même, cet homme perspicace, me disait encore l’autre jour :
— C’est b… bien réussi, M. le régent, cette poésie à la petite Rose. Dommage qu’elle n’en méritait pas autant ; une fille de rien, dont les parents sont à la charge de la commune. C’est trop beau pour elle, parole d’honneur !
— Des vers que j’ai crayonnés en m’amusant ; il ne vaut pas la peine d’en parler, M. le syndic.
— Vous êtes trop modeste, M. le régent, cela vous perdra.
Quelqu’un, j’ignore qui ce peut être, a montré ma poésie au pasteur. Du plus loin qu’il m’a aperçu :
— M. le régent, vous vous adonnez au culte des Muses. C’est un défaut dont vous ne tarderez pas à vous corriger. Moi aussi, quand j’étais jeune, il y a longtemps de cela, j’ai rimé des élégies navrantes, j’avais même commencé une épopée. Aujourd’hui, je me borne à écrire des sermons, et je trouve la prose déjà assez difficile, sans devoir m’inquiéter encore de la mesure et de la rime.
Cet exorde ne me sembla pas extrêmement favorable. Que voulez-vous ? jalousie de métier. Alors je résolus de mettre le pasteur au pied du mur, et je lui adressai à brûle-pourpoint cette question :
— Pourrais-je connaître, M. le pasteur, votre opinion sur mes essais poétiques ?
— Mon opinion ? Il est au moins inutile que je vous la dise. D’abord, j’ai sacrifié au même dieu que vous, et c’est une raison suffisante pour qu’elle n’ait aucune valeur. Ma critique se ressentirait de mes préjugés d’autrefois. Ensuite, à quoi vous servirait-elle ? Je fus rimailleur, M. le régent ; les poètes n’acceptent que les éloges et jamais les conseils. L’âge est venu ; il a été le critique le plus impitoyable et bientôt je me suis convaincu de la médiocrité de mes œuvres. Alors, sans m’irriter, sans m’obstiner, j’ai renoncé à une occupation qui me procurait un délassement agréable, mais dont les résultats n’étaient rien moins que satisfaisants. Je crois que j’ai bien fait.
— Pensez-vous, M. le pasteur, que je doive agir comme vous ?
— Nous ne voulons pas, M. Grimpion, répéter ici la scène de Molière. Je ne me permettrai pas de vous juger ; je vous laisse ce soin à vous-même. Triste métier, d’ailleurs, que celui de poète ! Bon ! voilà que je retombe dans mes anciens errements : je versifie. Le canton de Vaud est pour les poètes la République de Platon ; ils sont exclus.
À l’ouïe de cette énormité, je me récriai :
— Mais, Monsieur, n’avons-nous pas au milieu de nous d’excellents poètes, entourés de la considération publique, aimés et estimés de tous ?
— Les apparences sont en votre faveur. Dès qu’un recueil de poésies est annoncé, les journaux sont remplis des louanges les plus flatteuses ; le nom du poète est dans toutes les conversations, dans toutes les bouches.
— Eh bien !
— Il n’est pas dans les cœurs. Ceux mêmes qui l’ont élevé aux nues, pensent tout bas : Ce benêt de X***, avec son recueil, ne ferait-il pas mieux de conduire ses affaires, de surveiller sa famille, au lieu de mettre bout à bout des mots qui ne signifient rien et d’ennuyer le public de ses élucubrations narcotiques ?
Voilà le fond de leur pensée. Ce terrain est-il bon pour y semer des poètes ?
— Vous voyez les choses trop en noir.
— Je suis pessimiste. Et la cause qui rend le sol vaudois si défavorable aux vrais poètes, c’est que chaque citoyen à la prétention d’être lui-même un excellent poète.
Je passais d’étonnement en étonnement. Jamais je n’aurais supposé que des idées aussi étranges pussent habiter un cerveau humain. Ce fut bien pis encore quand il continua.
— Vous croyez que je déraisonne, n’est-ce pas ? Si je vous disais que chez nous tout citoyen, sachant lire et écrire, a, un jour ou l’autre, assemblé des rimes, fabriqué des quatrains, risqué des chansonnettes, vous me taxeriez d’exagération, sans doute. Je vais plus loin ; non seulement les bons Vaudois adorent Apollon, en secret, dans l’intimité de la famille, mais encore, ils ne perdent aucune occasion de faire briller publiquement leur génie. Les transparents, les cantines de nos fêtes sont là pour le témoigner. Les noms des auteurs ne s’y trouvent pas, c’est vrai ; mais il y a cent moyens de remédier à cette lacune. On est assis à la cantine, à côté d’un ami. — Étienne, lis-moi ça. Hein ! comme c’est tapé ! — Farceur ! c’est toi qui l’as fait. — Oui, j’ai profité du moment que ma femme allait porter son lait à la fruitière, et, quand elle est revenue, tout était déjà fini depuis longtemps. — T’emporte pour un malin !
— Mais, Monsieur le pasteur, pardonnez-moi de vous interrompre. Ceci prouve justement que les Vaudois aiment la poésie.
— Et qu’ils la comprennent à leur façon. Il en est un grand nombre qui, après avoir lu les plus belles productions de nos poètes nationaux, se sont dit à eux-mêmes : j’en ferais bien autant, si je voulais prendre cette peine. Non, Monsieur le régent, personne n’est poète dans un pays où tout le monde est poète. Ne connaissez-vous pas cet axiome : Tout Vaudois est capable de tout ?
Il n’y avait rien à répondre à de semblables arguments. Aussi je n’essayai pas de contredire M. le ministre, et je me confirmai toujours davantage dans l’opinion que c’était un homme aux préjugés opiniâtres, aux idées étroites, comme le clergé vaudois en renferme beaucoup.
Mais, s’il s’était moqué de moi ? si toute sa conversation n’avait été qu’une amère et froide ironie, que j’ai eu la bonté de prendre au sérieux ? Alors j’aurais joué un sot personnage. Dieu merci, j’ai l’œil vif et pénétrant. Ce n’est pas moi qui me serais laissé berner de la sorte. Non, le pasteur ne raillait point, sa parole portait l’empreinte d’une conviction bien arrêtée.
Je ne sais si je me trompe, au milieu des réticences du pasteur, j’ai cru remarquer que ma Pauvre fille n’avait pas eu le don de lui plaire. Tant pis, et cependant je tiendrais à son approbation ; après tout, elle a plus de valeur que celle du syndic, de Rose et de tous les bourgeois d’Ornens.
Plus de valeur, pourquoi ? Parce qu’il a reçu une instruction supérieure à celle de ses paroissiens. Je me défie des études académiques, elles ne servent qu’à gâter les qualités naturelles. Peut-être, sans les préjugés qu’il a sucés à l’auditoire, le pasteur serait un homme de goût, capable d’apprécier les beautés d’une œuvre littéraire. Mais je préfère cent fois l’enthousiasme naïf de mes bons paysans à ce dénigrement systématique qui est toujours dans la bouche de ceux qui prétendent avoir fait des études complètes.
S’est-il seulement aperçu que j’ai imité de loin, de très loin, M. E. Soumet ? Certes, il ne me l’aurait pas caché. Son premier mot aurait été : j’ai déjà lu cela quelque part. Non, s’il a porté un jugement sur ma poésie, ce jugement a dû être superficiel.
Je me suis un peu hâté d’écrire ce qui précède ; car aujourd’hui j’ai de nouveau rencontré le pasteur et il m’a dit :
— À propos, Monsieur le régent, passez donc à la cure. J’ai un livre fort intéressant à vous prêter ; il renferme un article critique de M. Vinet sur la Divine épopée, par M. Soumet.
J’en suis certain, j’ai changé de couleur, quand je l’ai entendu parler de M. Soumet. Pourtant, rien ne me démontre que le pasteur ait voulu faire une allusion désagréable, sa figure avait sa placidité ordinaire ; on ne voyait pas la moindre malice dans ses yeux ; il m’a dit cela comme il aurait dit autre chose.
Maintenant, irai-je ou n’irai-je pas chercher le volume en question ? J’avais juré de ne rien emprunter à la bibliothèque du pasteur, si je ne vais pas, que pensera-t-il de moi, et à supposer qu’il ait des soupçons, n’est-ce pas le meilleur moyen de les confirmer ? Si je vais, je m’expose à une conversation pénible, où je n’aurai pas le beau rôle. Ma foi ! bravons le danger, s’il y en a.
2 juin
Il y en avait. Je me demande encore comment j’ai pu supporter, sans me trahir, la leçon de littérature que le pasteur m’a donnée. Il est vrai que je me suis bien gardé de l’interrompre ; j’ai dû essuyer un sermon en trois points sur les tendances de la poésie moderne, sur le matérialisme, etc.
Mon visage reflétait une conviction profonde ; et bien que je n’aie aucun penchant à l’hypocrisie, bien que ma devise soit : la ligne droite, toujours la ligne droite, j’avoue m’être un peu départi de cette règle ; il faut savoir compter avec les circonstances.
Une fois le pied hors de la cure, j’ai été soulagé d’un grand poids ; ce que je redoutais ne m’est pas arrivé. Cela ne signifie pas que le pasteur n’ait pas voulu m’adresser un reproche indirect ; mais j’ai eu l’air de ne pas m’en apercevoir, c’est exactement s’il n’avait rien dit.
Un reproche indirect, parce que j’ai imité M. Soumet !
Ne confondons pas les copistes et les imitateurs. Les premiers sont des voleurs littéraires, les autres usent d’un droit légitime et qui appartient à tous. Il y a entre eux la distance qui sépare un ouvrier d’un artiste : à proprement parler, tous les poètes, tous les écrivains, sont des imitateurs ; ils profitent des travaux de ceux qui les ont précédés, ils puisent à pleines mains dans le trésor d’idées que nous avons hérité des âges antérieurs, seulement ils impriment à leurs œuvres le cachet de leur individualité, comme je l’ai fait pour la Pauvre fille.
Une preuve éclatante de ma franchise et de ma loyauté poétique, c’est que je n’ai pas daigné changer le titre. À quoi bon ? la poésie de M. Grimpion n’est pas celle de M. Soumet ; nul ne s’y méprendra. Elles ont, chacune, leur mérite particulier ; le sentiment qui les a dictées l’une et l’autre est à peu près identique ; mais, semblables aux rayons qu’une étoile envoie dans tous les sens, et qui divergent à mesure qu’ils s’éloignent du noyau lumineux, les développements ultérieurs diffèrent chez M. Soumet et chez moi. Si le pasteur avait soulevé nettement la question, je lui eusse présenté ces raisons, dont la force me paraît invincible. Ah ! j’ai réfléchi depuis que j’ai quitté l’école normale !
20 août
À peine ma main débile peut-elle tenir la plume ; les objets m’apparaissent enveloppés d’un nuage transparent qui fatigue ma vue et l’effort auquel je me livre pour rassembler mes idées me cause une vive douleur. Cependant j’éprouve une joie intense, comme le matelot qui, après de longs voyages, battu par les ouragans et les flots de la mer irritée, touche enfin au port désiré. J’ai vu la mort de près ; j’ai traversé une vallée de ténèbres, et la lumière qui m’entoure, les splendeurs de la nature éclairée par un soleil d’été m’étonnent ; il me semble que je les admire pour la première fois et que ma vie ait commencé avec ma convalescence.
J’ai été très malade ; mais la force de ma constitution m’a sauvé, peut-être aussi les soins qu’on m’a prodigués.
C’était l’un des premiers jours de juin ; tout à coup j’ai ressenti un violent mal de tête ; je n’en soupçonnais pas la gravité et je me suis mis au lit, pensant que quelques heures de repos suffiraient à me guérir. Dès lors, je ne me rappelle plus rien. Enfin, après de longues périodes de délire et de prostration, ma santé s’est raffermie ; j’ai repris conscience de moi-même. En ouvrant les yeux, j’ai entrevu ma mère au chevet de mon lit. Où étais-je ? pourquoi ma mère se trouvait-elle près de moi ? Ces réflexions ne me vinrent que plus tard et peu à peu. Je voulus parler, mais je ne pus que balbutier des mots sans suite, et retombai dans un demi-sommeil qui, cette fois, ne se prolongea pas. Bientôt je me réveillai de nouveau, et ma mère, dont la sollicitude épiait cet instant, après m’avoir fait signe de garder le silence, me raconta ce qui s’était passé.
— Dieu soit loué, t’en voilà quitte ; bientôt la guérison sera complète ; mon pauvre ami, j’ai passé par de rudes détresses. Quand je suis arrivée ici, tu n’avais plus ta connaissance ; mais les gens du village sont bons, ils ne t’ont pas abandonné. J’ai trouvé auprès de toi une de tes anciennes élèves, une petite Rose qui, à la première nouvelle de ta maladie, était accourue te soigner. Elle m’a été bien utile, car il a fallu te surveiller jour et nuit, et nous ne t’avons pas quitté un seul instant. Le médecin, que j’ai appelé tout de suite, était inquiet ; du moins il ne disait rien pour nous rassurer.
Ce matin, il est revenu ; Mme Grimpion, m’a-t-il dit, cette fois je réponds de M. votre fils ; nous l’avons tiré de bien bas ; mais il faut encore des ménagements, surtout dans les premiers temps.
Je ne pus m’empêcher de saisir la main de ma bonne mère et de la serrer avec effusion ; un sentiment de profonde gratitude remplissait mon âme et, ce que j’éprouvais, mes yeux le témoignèrent éloquemment. La présence de Rose eût mis le comble à ma félicité : elle ne vint que le soir, et la joie qu’elle montra de mon rétablissement me découvrit le trésor d’affection que renfermait le cœur de la pauvre fille.
Dès lors, ma santé s’est promptement relevée, mais c’est aujourd’hui que j’ai la force de noter mes impressions. Je suis très sensible ; c’est une qualité que je me vois obligé de me reconnaître à moi-même, le dévouement de ma mère et de Rose excite en moi l’admiration la plus sincère. Non, tous les mortels ne sont pas guidés par l’égoïsme et l’intérêt personnel ; il est des âmes nobles et généreuses qui pensent peu à leurs propres convenances, mais beaucoup aux douleurs d’autrui. Elles nous procurent les joies les plus pures qu’il soit donné à l’homme de ressentir ici-bas, car est-il rien de plus beau que la reconnaissance, si ce n’est le bienfait qui l’a engendrée ?
Je me souviendrai, bonne mère, de votre abnégation parfaite, de votre amour pour un fils qui, je le crains, s’est montré souvent ingrat. Oui, quand la froide vieillesse vous contraindra au repos, c’est chez moi que vous trouverez asile ; j’entourerai vos infirmités de toute la sollicitude d’un fils dévoué ; là, dans le calme, après l’existence pénible que vous avez menée, vous vous éteindrez doucement et je fermerai vos paupières.
Et toi, charmante Rose, qui, bravant la médisance, est venue soigner ton ami, je saurai récompenser ton action sublime. Tu as eu de la mémoire ; j’en aurai aussi. Je ferai pour toi ce qui me sera possible ; je t’arracherai à la pauvreté, je continuerai envers toi l’œuvre de bienfaisance que j’ai commencée, trop heureux de pouvoir, à mon tour, recevoir tes remerciements.
1er septembre
Je me sens revivre et la meilleure preuve de ma guérison, c’est que j’ai retrouvé mon caractère d’autrefois. À mesure que je suis moins dépendant des autres, je m’aperçois que cette fierté indomptable, cette énergie de volonté dont, avant d’être malade, je me faisais gloire, renaissent plus puissantes et plus vivaces que jamais. Elles m’inspirent des scrupules ; elles s’alarment des obligations contractées ; car, il ne faut pas se le dissimuler, la reconnaissance est parfois un lourd fardeau qui nous accable. On ne peut s’en débarrasser et le jeter brusquement loin de soi ; la crainte de manquer à certaines convenances, d’offenser l’opinion publique, en un mot, de paraître ingrat, paralyse notre liberté et nous rend esclave de celui qui nous a rendu un service, peut-être bien malgré nous.
Il n’est pas si facile qu’on se l’imagine de rompre les mailles d’un filet qui vous enserre de toutes parts ; plus on s’efforce de se dégager, plus nombreux sont aussi les liens qui nous enveloppent ; c’est une opération qui doit être conduite lentement, avec habileté et persévérance.
Par exemple, j’aimerais savoir si ma mère compte s’établir auprès de moi d’une manière définitive : je n’ai pas encore osé le lui demander, mais cette idée m’assiège et me tourmente. Certes, le prétexte de ma maladie serait bien choisi, et pour peu qu’elle y mette d’insistance, je ne vois pas comment je pourrais m’y opposer.
C’est une question qu’il est nécessaire d’aborder, par le petit côté, cela va sans dire, et en prenant toutes les précautions requises.
Je n’ai pas tardé à exécuter mon plan et je m’en suis tiré à mon avantage.
— Dites-moi, bonne maman, quand vous avez reçu la nouvelle de ma maladie, comment du jour au lendemain, vous a-t-il été possible d’abandonner vos pensionnaires et la direction du ménage ? Vous n’avez pas grande confiance en votre domestique, ce n’est donc pas elle qui, aujourd’hui, vous remplace, car je ne suppose pas que vous ayez fermé la maison.
— Non, mon ami ; mais il s’est rencontré une heureuse circonstance. Tu te rappelles Mme Maillot ?
— Sans doute ; votre voisine du quatrième.
— Elle a tenu jadis des pensionnaires ; aujourd’hui elle vit seule et assez chétivement ; aussi j’ai pensé sur-le-champ à elle et elle a accepté que, si je voulais remettre définitivement mes pensionnaires, elle pourrait s’en arranger.
— Nous y voilà ! (je fis cette réflexion à voix très basse).
— Mais ce n’est pas le cas. Le métier n’est pas trop mauvais, j’aurais tort de le quitter aujourd’hui et je reconnais que j’ai bien fait de suivre tes avis.
Pauvre mère ! que vous êtes naïve et simple ! Je vous devine, je vois clair dans vos projets. Vous avez lancé un ballon d’essai ; vous avez cru que votre fils, dont le cœur est généreux et sensible, attraperait au vol cette proposition ingénue. Pas si bête ! pauvre maman !
Quoi qu’il en soit, c’est une chose triste de voir combien d’égoïsme on trouve dans les plus belles actions. On les croit absolument désintéressées et tout à coup l’on découvre que le mobile qui les a dictées n’est pas l’amour d’autrui, mais l’amour de soi-même. Cette douloureuse réflexion est bien propre à tarir les sources de la reconnaissance : une mère vient soigner son enfant malade, quoi de plus naturel, quoi de plus méritoire ! Eh bien, non ; cette mère a une arrière-pensée ! Elle songe à se procurer une existence agréable, dans l’aisance et le repos ; et, pour arriver à ce résultat, elle profite de la maladie de son fils ! C’est odieux, c’est à dégoûter de l’humanité.
Cependant ne soyons pas trop sévère ; n’allons pas fouiller trop avant le cœur humain ; il renferme des perversités sans nom. Accordons une part légitime et abondante à notre fragilité naturelle. Faire le bien pour le bien lui-même est au-dessus des faibles mortels ; je ne connais que bien peu d’exceptions à cette règle humiliante, et ces exceptions ne se rencontrent que chez les caractères fortement trempés.
Ainsi, encore quelques jours et ma mère s’en ira ! Je ne serai plus sous tutelle. Jusqu’ici, il est vrai, sa présence ne m’a pas été pénible, au contraire, j’avais besoin de mille petits services, elle me les a rendus avec une bienveillance sans pareille. Dès que j’aurai repris mes occupations habituelles, elle pourra aussi reprendre les siennes ; et tous deux, chacun de notre côté, nous marcherons dans la voie que la Providence nous a assignée.
10 septembre
Ma mère s’est entichée de la petite Rose ; elle m’en parle sans cesse ; cette jeune fille est, à ses yeux, le type de toutes les perfections, l’idéal du sexe féminin. C’est bien naturel, elle a soigné avec intelligence et dévouement le fils de Mme Grimpion, et celle-ci, qui adore son enfant, a reporté sur Rose plus que de l’affection, même une sorte de vénération. Les femmes se montrent presque toujours exagérées dans l’expression de leurs sentiments.
Elle m’a laissé entendre, à mots couverts, que Rose serait une excellente épouse, j’ai fait la sourde oreille ; mais comme elle revient fréquemment sur ce chapitre, j’ai essayé de couper court à ces velléités matrimoniales, sans rien brusquer, sans découvrir le fond de ma pensée.
— Oui, maman, Rose serait une vertueuse compagne, digne de tout l’amour de son mari. Seulement, il faudrait que ce mari fût un homme à son aise, afin de lui assurer une position convenable.
— Crois-tu, répondit ma mère, lorsque je hasardai cette objection, que l’argent soit absolument nécessaire et que l’on puisse être heureux sans être riche ?
— S’il n’est pas nécessaire pour le bonheur, il y aide cependant beaucoup. Tenez, maman, je vais vous dire un aveu sur lequel je vous prie de garder le silence. J’aime Rose depuis longtemps, depuis bien longtemps, depuis le jour où je l’ai reçue comme élève ; je la trouve charmante, j’apprécie les belles qualités dont elle est douée, je ne demanderais pas mieux que de l’épouser, mais j’ai un scrupule d’honnête homme ; je ne puis lui offrir ma main lorsque je ne suis encore qu’un pauvre régent de village…
— Elle n’a pas été élevée dans l’opulence.
— Je le sais ; mais échanger sa misère contre une autre misère ! Passer de la maison paternelle où elle vit pauvrement sous le toit d’un époux où elle vivra plus pauvrement encore ! Oh ! je n’oserai jamais lui proposer d’être ma femme, d’unir nos deux indigences.
— Mon pauvre enfant, il n’y a pas d’indigence, il n’y a pas de misère si l’on est deux à supporter les difficultés de la vie. Lorsque, ton père et moi, nous nous sommes mis en ménage, nous n’étions riches ni l’un ni l’autre ; eh bien, nous n’avons jamais été vraiment malheureux, parce que nous nous aimions, parce que si l’un de nous avait quelque peine, quelque douleur, vite il la confiait à l’autre, et le fardeau, réparti sur nos deux têtes, devenait léger. Ainsi ne t’effraie pas de l’avenir ; tu aimes Rose, les obstacles s’aplaniront devant votre affection mutuelle.
— Ma mère, je l’aime trop pour l’exposer à la moindre souffrance. J’attendrai, et dès que le sort m’aura été propice, si Rose est libre encore, je l’épouserai, car je sens que mon amour ne s’affaiblira jamais. D’ailleurs, nous sommes trop jeunes pour songer au mariage. Seulement, vous me comprenez, ma bonne mère, pas un mot de tout ceci. Les gens d’Ornens n’ont pas besoin de gloser sur mon compte.
Ma mère secoua la tête et parla d’autre chose ; je ne me flatte pas de l’avoir convaincue.
Je ne l’ai pas trompée en lui révélant l’état de mon cœur ; j’aime Rose autant que je puis aimer, elle me paie de retour, j’en suis certain ; mais cet amour, je dois, je veux le détruire ; d’abord, une existence de misère et de privations ne me sourit point ; ensuite, si j’épouse la petite blondine, adieu mes projets d’avenir ! Que faut-il pour réussir ici-bas ? Deux choses : argent et considération, méritée ou usurpée. Rose ne possède ni l’une ni l’autre. Sa famille est un boulet que je serais condamné à traîner ; il m’empêcherait d’avancer et une médiocrité besogneuse deviendrait à jamais mon partage.
Telles sont mes réflexions, lorsque, retiré dans ma chambrette, loin de Rose et de ses doux yeux, je médite avec sang-froid sur les difficultés qui m’entourent, lorsque, par l’examen attentif de la réalité, je dissipe les rêves de mon imagination et fais taire les scrupules de ma tendresse. Ces moments ne sont pas de longue durée ; dès que j’entends la voix douce et joyeuse de mon élève, j’oublie mes résolutions, je n’ai plus de volonté et je m’abandonne à ma passion, comme un navire désemparé que le vent et les flots poussent au rivage.
13 septembre
M. le syndic s’est informé de ma santé à plusieurs reprises ; chaque fois qu’il rencontrait ma mère dans le village, il lui demandait : Comment va votre fils ? Cependant, ni pendant ma maladie, ni depuis ma convalescence, il n’est entré chez moi. Il ne faut pas trop lui en vouloir, et j’irai le remercier des égards qu’il a eus pour moi, sans lui parler de ceux qu’il aurait dû avoir.
Il a paru très joyeux de mon rétablissement :
— Ah ! M. le régent, vous l’avez échappé belle, à ce qu’on m’a dit ; ça va mieux, bien mieux, mais ce n’est pas fini encore, il faut vous ménager, car vous êtes bien faible, bien faible. L’école recommencera quand elle pourra ; nous n’avons point cherché de remplaçant, parce que, également, les écoles d’été, les enfants n’y vont pas.
— J’ai l’intention, M. le syndic, de reprendre le plus tôt possible.
— Il n’en vaut pas la peine avant les vacances d’automne. Il n’y a plus qu’un mois, on sait tout ce que c’est.
Je me laissai facilement convaincre, d’autant plus que Mme la syndique et sa fille joignirent leurs instances à celles de ce bienveillant magistrat, et je reconnus combien il est avantageux d’avoir des saints en paradis.
Mlle Marie eut la bonté de témoigner aussi tout le plaisir qu’elle ressentait de ma guérison.
— Nous serions bien allées, ma mère et moi, voir comment vous étiez ; mais vous savez, M. le régent, ça se ramasse, et d’ailleurs nous n’aurions rien pu vous faire. Vous aviez votre mère et la petite Rose aussi, qui vous a tendu un bon coup de main.
— Dont je lui suis très reconnaissant, je vous prie de le croire, Mlle Marie ; sans elle, je ne sais ce que je serais devenu avant l’arrivée de ma mère…
— À propos, amenez-nous donc une fois Mme Grimpion, reprit le syndic ; elle goûtera avec nous ; nous serons tous bien aises de la voir avant son départ. Car elle s’en va bientôt, votre mère ?
— Je voudrais la garder encore, mais ses affaires la rappellent à Lausanne ; elle sera très heureuse de votre invitation et ne manquera pas d’en profiter.
Voici, en résumé, quelle a été ma visite au syndic. Je ne le dissimulerai pas, elle a produit sur moi une impression de froideur extrême. Si, d’un côté, je me flatte d’avoir conquis les bonnes grâces du syndic, de l’autre, je me permets de trouver que Mlle Marie et sa mère ont montré assez peu d’intérêt pour moi, et le nom de la petite Rose n’a pas été prononcé sans motif : c’est un reproche indirect ; je l’ai bien senti ; mais c’est un reproche fort injuste.
Est-ce ma faute à moi si la petite Rose a plus de cœur que Mlle Marie, si elle n’a pas craint de tomber malade elle-même en me donnant les premiers soins ? D’ailleurs ce n’est pas moi qui ai fait venir la petite Rose ; ce n’est pas moi qui suis allé la chercher ; ainsi je n’ai mérité aucun blâme.
Mais je suis déraisonnable ; ai-je le droit d’exiger que la fille du syndic, la fille la plus riche d’Ornens, s’intéresse à un pauvre régent ? Que suis-je pour elle ? un malheureux pédagogue, un mercenaire, payé par la commune, à peu près comme Rose en est assistée. Elle juge sur les apparences. Elle n’est pas obligée de savoir que, sous cette écorce vulgaire, bat un cœur généreux, que, si j’enseigne aujourd’hui les petits enfants d’Ornens, il y a en moi toute l’étoffe, tout le ressort nécessaires pour arriver plus haut. Elle n’a pas les yeux de lynx du pasteur ; lui m’a depuis longtemps deviné ; il me connaît moi-même ; il me redoute, car il sait de quoi je suis capable.
Et puis cette petite Rose dont on me rabat sans cesse les oreilles ! chez moi, c’est ma mère qui la vante, qui exalte ses grandes qualités ; ailleurs, on en parle avec ironie, on fait des suppositions blessantes. Je veux en finir ; je ne veux plus rien lui devoir, je ne veux plus être son obligé. J’ai attendu trop longtemps peut-être ; je vais, sans renvoyer davantage, la remercier de ses services et lui offrir une récompense honnête ; après quoi ma chaîne sera brisée et je ne courrai pas le perpétuel risque de voir ma position compromise, d’être la risée des personnes influentes et la dupe de mon propre cœur.
15 septembre
Aujourd’hui, j’ai pris mon grand courage et abordé avec Rose cette question délicate.
— Rose, combien de jours et de nuits avez-vous passés à mon chevet, pendant que j’étais malade ?
— Je ne sais pas, M. le régent, je n’ai pas compté.
— Mais, à peu près ?
— Je ne m’en rappelle pas. J’ai tout oublié depuis que vous êtes guéri.
— C’est que, Rose, je ne prétends pas que ayez perdu votre temps.
— Puisque vous voilà rétabli, ce n’est pas du temps perdu.
— Vous ne me comprenez pas. Rose, vous n’êtes pas riche, et il est bien juste que je vous indemnise de ce que vous avez fait pour moi.
— Comment ? comment ?
— Oui ; voici une petite somme d’argent ; je vous la destine et j’espère que vous allez l’accepter.
— Vous voulez me payer, vous, M. le régent, et le visage de la pauvre fille se couvrit d’une rougeur subite. Jamais !
— Rose, il faut m’écouter ; vous ne pouvez refuser et c’est très peu en comparaison de vos services.
— N’en dites pas davantage ; vous me faites de la peine.
— Tout travail mérite un salaire.
Voyant mon insistance, elle se mit à fondre en larmes.
— Rose, il n’y a pas de quoi pleurer. Ce n’est pas un affront de vous parler ainsi.
— Si, M. le régent, c’est un affront. Tant pis, j’avais résolu de me taire, mais c’est plus fort que moi. Croyez-vous que j’aie oublié l’argent que vous avez donné pour moi, à ma première communion. Je craignais de vous offenser en vous en reparlant. Eh ! bien, je vous dis maintenant : il faut qu’une main lave l’autre.
— La situation est différente. Rose, votre famille est pauvre, et c’était de ma part un acte de compassion.
— Oui, ma famille est pauvre, oui, nous sommes assistés de la commune, reprit-elle avec une sorte de colère. C’est justement pourquoi je cherchais un moyen de vous rendre ce que votre bonté m’a donné : ça, je ne pouvais pas le faire en argent, et quand vous êtes tombé malade, je me suis dit : voilà, je le soignerai, et maintenant vous m’offrez de me payer. M. le régent, vous ne comprenez donc pas le plaisir que j’ai eu à vous être utile, puisque vous essayer de me l’ôter.
Tel a été mon entretien avec Rose. Je n’ai pas tenté de vaincre son obstination, car elle a sa tête, je m’en suis aperçu plus d’une fois.
Cet orgueil est, à mon avis, très mal placé. Rose, dans sa position, n’a pas le droit de refuser une rétribution équitable. Elle devrait être plus humble, ne pas faire de la générosité. Il y a un proverbe qui dit : Donner à plus riche que soi, le diable s’en moque. Ce proverbe est plein de sagesse et Rose, qui le connaît sans doute, aurait pu le méditer et le mettre en pratique.
Le fardeau de la reconnaissance est lourd. J’eusse aimé acquitter ma dette, me délivrer d’une obligation qui me pèse et m’enlève ma liberté ; c’est impossible ; la fierté de cette fille s’y oppose.
Mais il est un moyen d’atteindre mon but, malgré elle. Les parents de Rose n’auront pas la délicatesse exagérée de leur enfant ; là, je suis certain de n’être pas refusé.
J’ai profité d’un moment où Rose était avec ma mère et, d’un pied léger, je suis allé les trouver. Après quelques compliments sur ma santé, le père a insinué combien la présence de Rose était nécessaire dans leur maison, combien ils en avaient été privés pendant que j’étais malade. Je ne lui ai pas permis de continuer.
— Aussi, je viens vous apporter un petit dédommagement. Le père m’a regardé avec des yeux ravis et, en fort peu de temps, mon offrande est descendue jusqu’au fond de sa poche.
— Seulement, n’en dites rien à Rose, car elle ne voulait rien accepter, et elle serait fâchée si elle savait que je suis venu ici.
— La petite bécasse, a murmuré le père entre ses dents, puis tout haut :
— Elle a bien fait, M. le régent, car ce n’était pas nécessaire, pas du tout nécessaire ; enfin, puisque vous y tenez. Je vous remercie ; l’argent est assez rare pendant ces temps-ci. Quant à le dire à Rose, vous pouvez compter sur nous.
Je suis revenu encore plus léger que je n’étais parti ; ma mère elle-même a remarqué l’expression de contentement qui éclairait mon visage.
— Mon cher ami, je crois que, maintenant, je puis retourner à Lausanne. Une rechute n’est plus à craindre. Comme tu as l’air joyeux et bien portant ; il y a longtemps que je ne t’ai vu ainsi. Rose, ne le trouvez-vous pas comme moi ?
Rose a répondu d’un air un peu embarrassé :
— Oh ! M. le régent a bonne mine à présent ; s’il plaît à Dieu, il n’aura bientôt plus besoin de nous.
Je dormirai mieux la nuit prochaine, mon indépendance est reconquise, ma santé rétablie. Rien de m’empêche de suivre la voie que je me suis tracée et de préparer mon avenir. La voie est libre ; j’ai écarté les ronces du chemin.
1er octobre
J’ai offert à ma mère de l’accompagner à Lausanne et d’y rester avec elle quelque temps. Après ce qui s’est passé, j’éprouve le besoin de quitter un peu Ornens ; puis, c’est un moyen indirect d’engager ma mère au départ. Elle a accepté de grand cœur et nous sommes dans la capitale.
J’ai fait, l’hiver dernier, tout un projet de réforme de l’instruction publique. La loi qui nous régit me paraît si incomplète et si mauvaise qu’on ne saurait trop se hâter d’y porter remède. Mon projet n’est pas rédigé en entier, oh ! non ; ce sont quelques idées jetées sur le papier, mais dont l’adoption modifierait totalement le système actuel. Quant à leur justesse, à leur opportunité, il n’y a rien à dire ; je suis sûr que mes supérieurs les adopteront d’emblée ou, du moins, les soumettront à un examen approfondi.
J’écrivais ce qui précède avant une visite à mon chef naturel, qui, je l’avoue, m’a humilié et inspiré des doutes sérieux. L’évidence des améliorations que je propose ne me semble plus aussi claire depuis qu’elles ont essuyé le feu de sa raillerie et de sa perspicacité.
Il était d’une humeur charmante lorsque je me suis présenté chez lui, et bien qu’il ne m’ait vu que deux ou trois fois au plus, il m’a reconnu sur-le-champ.
— M. Grimpion, n’est-ce pas, instituteur à Ornens ?
— Oui, Monsieur.
— Je me souviens de votre visage. Vous vous trouvez bien dans cette commune ?
— Très bien, merci. Je suis venu vous consulter, Monsieur, sur quelques réformes à notre loi…
Il ne m’en laissa pas dire davantage ; son visage se rembrunit, puis, au bout d’une seconde, redevint gracieux et souriant.
— Des réformes, mon ami, des réformes ! y avez-vous songé ? Sommes-nous maintenant à une époque de réformes ?
— Je croyais, Monsieur, que, pour cela, toutes les époques étaient bonnes. Dès que le mal est signalé, il faut y apporter remède.
— Illusions de jeunesse, mon ami. Ça vous passera avant que ça me revienne. Le mal, le mal, où est-il donc ce mal ?
— Nos écoles, Monsieur, ne sont pas ce qu’elles pourraient être.
— Et à qui la faute, M. Grimpion ?
— C’est la faute des institutions.
— Peut-être aussi des instituteurs, me dit-il avec son demi-sourire et en me montrant la pointe d’une dent qui ne présageait rien de bon.
— Les instituteurs, Monsieur, font ce qu’ils peuvent, mais ils ne sont pas aidés par personne.
— Je connais ça, mon ami, je connais ça. On me l’a répété plus de cent fois. Et pour que les instituteurs fussent vraiment, utilement secondés, il faudrait nommer des inspecteurs qui seraient les intermédiaires entre les régents et les communes, d’un côté, et l’autorité supérieure, de l’autre. Je gage que c’est votre système, hein ?
— À peu près, Monsieur, répondis-je tout étonné.
— Les régents pensent donc qu’ils n’ont pas assez de maîtres ! Ils en veulent quelques-uns de plus. Des inspecteurs ! M. Grimpion, abandonnez-moi vite toutes ces utopies ; vous êtes un homme de bon sens ; ne réveillez pas le chat qui dort. Comprenez-vous ?
— Mais…
— Mon ami, vous êtes en bons termes avec votre syndic. Je le sais, car, ici, nous savons tout. Que désirez-vous de plus ? Acquittez-vous consciencieusement de vos devoirs et ne vous amusez pas à des innovations dont vous seriez la première victime. Est-ce vrai ?
L’audience était finie. Je remerciai mon chef de ses conseils, auxquels je promis de me conformer. Il me suivit jusque sur le palier, et je l’entendis murmurer, tandis qu’il rentrait dans son cabinet : Des inspecteurs ! farceurs ! farceurs !
Il ne m’avait pas convaincu, il m’avait imposé par ses opinions tranchantes et son ironie mal déguisée. Je sortis accablé et, pour me délasser après une conversation aussi fatigante, j’entrai dans le café voisin. Deux personnages, à moi inconnus, assis auprès d’une bouteille de vin, attiraient l’attention de tous les consommateurs par une discussion violente qui s’était élevée entre eux.
— Et moi je vous dis que ceux qui veulent des changements à ce qui existe aujourd’hui, n’ont qu’une seule pensée, qu’un seul but : ôte-toi de là que je m’y mette. Quant à des réformes, pourquoi ne les obtiendrait-on pas avec le gouvernement actuel ?
— Allez vous adresser à MM. les conseillers d’État et vous serez bien reçu avec vos réformes ! Ils vous accueilleront par des bâillements prolongés et significatifs. Le gouvernement est trop vieux, il a besoin d’être remis à neuf ; il ne faut pas que les magistrats restent trop longtemps en charge ; actifs dans le commencement (balai neuf est toujours bon), ils deviennent bientôt indifférents à tout progrès, à toute amélioration. C’est l’effet du fauteuil vert.
— Je ne vois pas que nous ayons beaucoup de progrès à faire. Tant pis pour ceux auxquels les immortels principes de 45 ne suffisent pas !
— Vous en revenez toujours là, à votre 45. On dirait que le genre humain n’a pas marché depuis cette époque. À mes yeux 45 n’est pas le dernier mot de la démocratie ni de la civilisation. Aujourd’hui, pour répondre aux aspirations de notre siècle, nous ne devons pas demeurer stationnaires, tandis que tout s’agite autour de nous.
— Qui vous parle de rester stationnaires ? Les principes de 45 ont-ils donc porté tous leurs fruits, reçu tous leurs développements ?
— Non, certes ; mais c’est à quoi l’on ne songe guère ; on s’endort, mollement au sein du pouvoir, comme le matelot sur une mer tranquille, tranquille en apparence, car, d’un instant à l’autre, un ouragan peut en soulever les flots.
— Vous devenez poétique.
— Je me sers d’une comparaison pour vous expliquer ma pensée. Maintenant, je vais parler en prose : nous touchons à une évolution et peut-être à une révolution.
— Allons donc !
— Vous verrez ; cette obstination systématique à rejeter tous les progrès lasse la patience du peuple.
— Il n’a pas encore bougé !
— Mais cela ne tardera pas ; alors, comme toujours, on essaiera d’opposer une digue au courant, puis, après avoir reconnu que c’est impossible, on fera des concessions, et les concessions, que je sache, n’ont jamais sauvé un gouvernement.
La discussion dégénéra bientôt en dispute ; des paroles acerbes furent échangées et le maître de l’établissement vint mettre le holà.
J’en avais assez entendu pour comprendre qu’il se préparait quelque changement grave, que, dans un avenir prochain, le souffle révolutionnaire enflerait les voiles de notre petite république. Ces moments sont très favorables ; l’homme fortement trempé, à la volonté énergique, se fait connaître à ses concitoyens, les domine par son éloquence et son autorité ; et souvent une position brillante le récompense de son zèle et de son désintéressement. Pourquoi ne serais-je pas un de ces hommes ? Je me sens un goût très vif pour le tribunal. Profitons de cette occasion unique et lançons-nous dans la mêlée.
Oui dà, mais je veux agir à coup sûr ; le rôle de tête chaude ne me convient nullement. Si peut-être l’évolution prédite ne s’accomplissait pas, si ce gouvernement, que l’on croit endormi, se réveillait soudain et opposait à ses adversaires une résistance victorieuse, que deviendrais-je, moi Grimpion ?
C’est bien alors que mon avenir serait compromis. Le contraire peut avoir lieu aussi, et le nouveau pouvoir servira ses amis, avant de songer aux indifférents ou aux convertis du lendemain. Je le vois, il faudra nager entre deux eaux, conserver une soi-disant indépendance, qui ne sera autre chose qu’un habile calcul, une manœuvre prudente.
5 octobre
On m’a présenté à l’un des chefs du futur mouvement, il m’a accueilli avec une certaine rudesse, un peu dédaigneuse.
— Vous êtes régent, Monsieur, et il m’a semblé qu’un imperceptible sourire crispait ses lèvres minces, vous habitez Ornens, à ce qu’on m’a dit. Vous savez dans quelle direction politique nous travaillons, vous serez des bêtes noires, il faut que tous les instituteurs en soient. Y a-t-il à Ornens, ou aux environs, quelques hommes dévoués, amis du progrès, et détestant le statu quo, dans lequel on veut nous maintenir ?
— Bien peu, bien peu, je le crains.
— Oui, tous nos paysans sont gouvernementaux jusqu’au fond de l’âme ; mais on peut les instruire : c’est à quoi vous vous occupez sans doute avec zèle.
— Oui, Monsieur. Jusqu’ici je n’ai pas obtenu de grands succès.
— Il faut persévérer. Nous avons un journal destiné à répandre les idées nouvelles, à flétrir les abus, en un mot à préparer l’avènement d’un régime plus démocratique. Trouvez-nous des abonnés et adressez-nous des articles. Ils seront les très bienvenus.
Cette assurance, cette audace me confondit. Je promis tout ce qu’on voulut : à vrai dire, j’étais flatté d’écrire dans un journal : je pourrais exposer librement mes idées, j’aurais des lecteurs et le nom de Grimpion ne resterait pas obscur.
Le même soir, le tribun parla au milieu d’une nombreuse assemblée ; il exposa les réformes à accomplir, les injustices à supprimer. Sa voix souple et harmonieuse prenait alternativement tous les diapasons. Tour à tour stridente et railleuse, quand il réfutait les sophismes de ses adversaires politiques, empreinte d’une pitié ironique lorsqu’il annonçait leur chute prochaine, elle devenait grave, austère et puissante, dès qu’il exaltait l’amour de la patrie et sa foi inébranlable dans le progrès. L’auditoire était haletant sous cette étreinte ; il buvait à longs traits chaque parole de l’orateur.
Il termina ; un silence de quelques instants suivit son discours, puis des acclamations enthousiastes éclatèrent ; la cause était gagnée chez tous ceux qui l’avaient entendu.
Je me sentais bien petit devant une éloquence si entraînante ; mais, quand je me trouvai seul, que la réflexion me revint, cette impression diminua par degrés ; elle s’éteignit bientôt tout à fait. J’en voulais au tribun de l’effet qu’il avait produit sur moi, malgré moi, de cette espèce de violence qu’il m’avait faite. Il m’eût été bien plus sympathique si son langage se fût rapproché du mien, si j’eusse remarqué dans ses idées et sa manière de les exprimer, quelque analogie avec moi. Je ne suis pas jaloux, Dieu m’en préserve, mais une trop grande supériorité m’offusque, et je suis certain que beaucoup d’autres personnes éprouvent le même sentiment.
Les vendanges approchent ; j’irai, comme l’année dernière, remplir les modestes fonctions de partisseur. C’est un peu humiliant, plus tard je prendrai ma revanche.
Ornens, 1er novembre
Ma première visite a été pour Rose, j’ai honte de l’avouer. Je m’imaginais que les bruits de la ville, le spectacle de nos luttes politiques, l’absence, enfin dissiperait le charme que cette petite blondine m’a jeté ; au contraire, sur la route je n’ai pensé qu’à elle ; aussitôt après mon retour, avant même d’avoir essuyé la poussière du chemin, j’étais chez elle, où je ne l’ai pas trouvée. Les parents m’ont reçu avec les prévenances équivoques dont ils m’ont toujours honoré ; ils se sont hâtés de me dire que Rose était sortie, qu’elle ne reviendrait que le soir, assez tard ; nous avons parlé de diverses choses fort peu intéressantes, du rendement des vignes, de la maladie des pommes de terre, etc., etc., et je n’ai pas tardé à les quitter pour me rendre chez le syndic.
Il m’a témoigné un grand plaisir de me revoir et m’a questionné sur l’emploi de mes longues vacances.
— À propos, Monsieur le régent, que dit-on à Lausanne ? Il y a du bruit, n’est-ce pas, comme si l’on voulait faire un second 45 ?
Le terrain était glissant : M. le syndic avait sans doute l’intention de tâter mes opinions politiques ; je me tins sur la défensive et répondis à la façon des paysans.
— Du bruit, non, Monsieur le syndic, mais il y a, comme ça, certains individus qui ne sont pas trop contents de nos conseillers actuels.
— Ils n’ont peut-être pas tout à fait tort.
— Trouvez-moi donc, Monsieur le syndic, un gouvernement qui soit sans reproche ; qu’il fasse bien ou mal, on le critique toujours.
— C’est vrai, Monsieur le régent, c’est vrai ; mais vous, ne pensez-vous pas qu’il y aurait bien des choses à refaire ?
L’attaque était directe ; je la parai cependant.
— Vous savez que je ne m’occupe guère de politique.
— C’est égal ; dans un pays comme le nôtre, on a chacun ses petites idées, puisque chacun est citoyen ; tenez, je parie que vous n’êtes pas content de l’organisation des écoles et que, si vous vouliez, vous y trouveriez bien des défauts.
Il me perçait à jour, le rusé !
— Sans doute, M. le syndic, en fait d’écoles, on pourrait avoir mieux que nous n’avons, on pourrait aussi avoir pis. À quoi bon bouleverser ce qui existe, pour arriver à quelque chose de plus mauvais. D’ailleurs, le moment serait-il bien choisi ?
Je répétais, sans le savoir, les objections de mon chef.
— Par exemple, M. le régent, je me demande si, plus tard, nos conseillers seront mieux disposés à s’en aller qu’aujourd’hui. Eh pardi ! ils ont bien raison ; à leur place, moi, je ne me presserais pas de lever le pied ; j’attendrais jusqu’au dernier moment, et vous aussi, n’est-ce pas ?
— Moi, je ne sais pas bien ce que je ferais si j’étais au gouvernement ; je n’ai pas l’expérience du fauteuil vert, mais il paraît que quand il vous tient, il vous tient ferme et ne lâche qu’à l’extrémité.
L’escarmouche aurait pu durer longtemps encore si Mme la syndique et sa fille Marie ne fussent entrées dans la chambre.
— Ah ! ma foi ! M. Grimpion, on ne vous reconnaît plus, me dit la mère, tant le séjour de la ville vous a été profitable. Vos joues n’ont plus de creux, et vous commencez bien à vous refaire. Vous venez d’arriver ?
— Oui, Madame, à l’instant.
— Chez vous, ça va sans dire, tout est sens dessus dessous. Restez avec nous pour le goûter, si toutefois le syndic y consent, ajouta-t-elle en riant.
— Moi, répondit le diplomate, j’en serais bien aise ; cependant il ne faut pas gêner M. le régent, il a peut-être quelque chose à faire, peut-être quelqu’un d’autre à voir.
Ma présence contrariait le syndic, c’était évident. Mais, comme ses dernières paroles avaient très mal sonné à mon oreille, j’acceptai avec empressement, en déclarant que je ne saurais où passer avec plus d’agrément la soirée de mon retour.
La mère et la fille s’entre-regardèrent.
Le père sourit d’un air bonhomme. C’était le signe de l’irritation portée au maximum.
Jusque-là je n’avais vu dans Mlle Marie qu’une paysanne à la taille forte, aux manières communes, indigne d’attirer l’attention d’un jeune homme ; ce soir-là, je lui trouvai quelque chose de plus, de la distinction et un certain tact, rare chez les personnes de son espèce. Elle parla peu et ne se mêla à la conversation que lorsque cela était absolument nécessaire ou qu’on l’interpellait directement. Mme la syndique, elle, se gênait beaucoup moins.
— Enfin vous voilà, M. Grimpion ; comme vous allez vous ennuyer au village, après être resté si longtemps à la capitale !
— J’ai déjà passé un hiver ici et je ne m’y suis pas du tout ennuyé.
— C’est égal ; Ornens doit vous sembler bien petit ; ici il n’y a rien pour se distraire, ni jolis cafés, ni théâtres, ni casinos.
— Il aura son école, interrompit M. le syndic.
— Son école ! il n’y a pas là de quoi tant l’amuser, tandis qu’à Lausanne on voit du beau monde, de ces belles demoiselles avec de belles robes, qui ont l’air fringant. C’est bien différent ici : de simples paysannes, élevées à la campagne, et qui ne savent pas faire les dames.
— Croyez-vous, Madame, que je m’amuse à regarder ces belles demoiselles. Elles ne sont pas pour moi ; d’ailleurs il ne faut pas se fier à ces toilettes élégantes ; souvent elles mettent sur elles tout ce qu’elles possèdent et n’ont à côté de ça, ni sou, ni maille. Tout ce qui brille n’est pas or.
— Bon, bon, vous dites ça à cause de nous, c’est un compliment à la Marie. Voilà une fille comme on n’en rencontre pas à la ville ; je peux bien le dire, quand même elle m’entend.
— Ma femme, M. le régent n’est pas venu chez nous pour qu’on le tourmente.
— Ni qu’on lui chante mes louanges, ajouta Marie.
— Qui sont tout à fait méritées, me hâtais-je de répondre galamment.
— M. le régent ne dit pas ce qu’il pense, reprit la mère impitoyable ; je suis sûre qu’au fond du cœur il se moque de nous. Si jamais vous voulez vous marier, M. Grimpion, n’est-ce pas que vous prendrez femme à la ville et non pas à la campagne ?
— Tu es bien curieuse ; M. le régent est-il à confesse ? dit le syndic avec aigreur.
— C’est une confession que je ne redoute pas, M. le syndic, et je puis répondre à la question de votre dame. Je n’en sais rien du tout, Mme la syndique, parce que je n’ai pas songé encore à me marier. Plus tard, eh bien ! Madame, plus tard, je choisirai sans doute une femme à la campagne. Que ferais-je d’une demoiselle de la ville, délicate et toujours tirée à quatre épingles ? J’aime les femmes solides sous tous les rapports ; et ces femmes-là n’ont pas été élevées dans les petites rues de nos cités, mais au grand air, à l’air vivifiant des prairies ; elles ont respiré, non pas les essences du coiffeur, mais les senteurs embaumées des fleurs et des bois.
J’allais continuer ; le syndic me rappela fort à propos l’élégie de La pauvre fille.
— M. Grimpion est poète, ne le sais-tu pas, ma femme ; il t’en chantera bien d’autres ; ça ne leur coûte rien, aux poètes, seulement ne va pas t’y fier.
— Je vous assure, M. le syndic…
— M. le régent, vous vous donnez la peine de répondre à ma femme ! Alors vous n’aurez jamais fini. Si elle était à ma place, à la tête des affaires de la commune, on ne verrait jamais le bout d’une affaire, elle appondrait, appondrait.
— Avec ça que vous vous gênez d’appondre, toi et les municipaux, le soir, au cabaret. Ils sont toujours à se plaindre de la langue des femmes, et eux, ils babillent dix fois plus que nous au moins. Mais voilà, on nous jette toujours la pierre, à nous autres. Les femmes sont babillardes, les hommes sont muets. Ce n’est pas juste.
Tels furent les menus propos qui nous occupèrent jusqu’à une heure avancée de la soirée. Tandis que la maman étalait toutes les grâces de son esprit campagnard, M. le syndic s’était montré assez maussade. Il suivait un plan de conduite arrêté d’avance, en opposition flagrante avec les projets de sa femme. Celle-ci, j’en étais plus convaincu que jamais, persistait à me jeter sa fille au nez ; le syndic, au contraire, voyait de mauvais œil ces manœuvres conjugales ; moi, je restais spectateur indifférent, ou à peu près. L’image de Rose était sans cesse présente à mon esprit, mais il y avait des hauts et des bas. Tantôt les paroles qu’on m’adressait tombaient sur mon cœur comme l’eau sur le marbre, tantôt je me surprenais à contempler le maintien discret de Marie, à peser mille considérations importantes qui venaient m’assaillir et auxquelles je prêtais plus d’attention que je ne l’aurais voulu.
Après avoir remercié mes hôtes, je sortis en réfléchissant à ce que j’avais entendu ; mais, bien qu’il fût déjà tard, j’aperçus à quelques pas devant moi une ombre qu’il me sembla reconnaître ; c’était la taille svelte, la démarche légère de ma petite Rose. J’eus un moment de doute ; je murmurai entre mes dents, aussi bas que possible, le nom de la jeune fille. L’ombre s’arrêta sur-le-champ et m’attendit. C’était elle.
Elle me tendit la main avec sa cordialité ordinaire.
— Bonsoir, M. Grimpion, vous revenez à Ornens ; vous avez laissé Mme votre mère en bonne santé, et vous-même ?
— Moi, je vais aussi bien que possible, et ma mère est à Lausanne, tranquille et heureuse. J’ai déjà fait visite à vos parents ; comme vous voyez, mon premier soin a été de m’informer de vous. Je n’ai pas oublié votre dévouement, votre…
— N’en parlons pas, ce serait à recommencer, eh bien ! je recommencerais…
— Ma bonne Rose !
Était-ce l’effet d’une nuit d’automne, du silence qui nous entourait, ou de la présence d’une jeune fille aimée, je gardai dans ma main la main qu’elle m’avait tendue ; je me rapprochai d’elle. Elle voulut d’abord s’éloigner ; je la retins ; elle subit cette douce violence sans trop se plaindre.
— Aussi, M. Grimpion, vous vous êtes souvenu de moi ?
— Et je vous retrouve avec bonheur, ma chère Rose. À Lausanne, j’ai pensé à vous bien souvent ; aux vendanges, si le compte n’eût pas été juste, c’est vous qui en auriez été responsable, et, sur la route, je n’ai songé qu’au plaisir que j’éprouve en ce moment. Au premier abord, j’ai été désappointé.
— On m’a donné une commission pour un endroit éloigné et j’ai dû obéir ; j’avais une sorte de pressentiment que vous arriveriez aujourd’hui ; je ne voulais pas m’éloigner ; enfin, je suis contente puisque je vous vois.
Nous avions ralenti le pas ; le bras de Rose reposait sur le mien ; nos haleines se confondaient ; je m’abandonnais sans réserve à ce plaisir d’aimer, qui est le privilège de la jeunesse. Mes résolutions, ma ligne de conduite étaient bien loin de moi. Tout entier au bonheur d’être seul avec ma charmante élève, je prolongeais à dessein la conversation, qui roulait, sur quoi ? Toujours sur les mêmes choses, éternellement vraies, autour desquelles gravite la félicité des humains. Ce sont des moments qu’on ne retrouve guère dans la vie, du moins je le crains. Jouissons de l’heure présente, pensais-je, ou plutôt je ne pensais rien, je m’abandonnais à cette volupté intime et enivrante contre laquelle tous les efforts de la raison et les arguments de la saine logique demeurent impuissants.
Je couvrais de baisers ses joues, dont l’obscurité me cachait la rougeur. Mais la plus belle journée a sa fin ; Rose me quitta tout près du logis paternel, non sans que je lui eusse demandé où et quand je pourrais la revoir. Je rentrai dans ma vieille chambre le visage rayonnant. Cet amour calme et pur avait imprégné tout mon être d’un sentiment indéfinissable de paix et de sérénité.
2 novembre
Je comptais, hier, m’endormir avec la douce impression de la soirée, je sentais encore sur mes joues la fraîcheur des lèvres de Rose ; heureux de cette affection naïve et enfantine, de cette parfaite confiance qu’elle m’avait témoignée, je ne m’inquiétais plus de l’avenir, ou, pour mieux dire, je l’entrevoyais tout autre que je ne l’avais jadis désiré, non plus brillant de gloire et de fortune, mais paisible, avec une humble demeure embellie par la présence d’une épouse bien-aimée. Je me souvenais des paroles de ma mère, j’en reconnaissais la vérité ; mieux vaut, disais-je en moi-même, un bonheur assuré et tranquille que toutes les chimères d’un cœur ambitieux ; ce bonheur, je l’ai trouvé, ne le laissons pas échapper ; et le sommeil allait clore mes paupières, lorsque l’autre homme qui est en moi, l’homme de la réalité, a relevé la tête et m’a montré le néant de mes espérances, fruit d’une imagination surexcitée et d’une sensation purement matérielle. J’entendais sa voix qui me parlait ainsi :
« Tu rêves, mon pauvre Grimpion, tu rêves tout éveillé, et tu sais ce que valent les rêves. Tu te figures que ton existence ne sera qu’une série continue de plaisirs purs et sans mélange ; erreur ! La passion satisfaite engendre la lassitude. Tu en auras bientôt assez de la Rose, si jolie qu’elle soit ; recherche des biens plus solides que la beauté d’une femme et son doux langage. Que deviendras-tu, confiné dans ton école de village, quand Rose aura perdu ses attraits, quand une foule de bambins, assez mal lavés, se presseront autour de toi, qu’il faudra, avec un modique salaire, les entretenir et les élever ? Alors tu regretteras tes illusions passées, tu songeras à ce que tu aurais été, si Rose ne fût pas venue traverser tes projets ; vieux avant l’âge, tu t’apercevras que chez toi la capacité de l’intelligence précède celle du corps ; tu t’abrutiras lentement, mais infailliblement, tu t’encroûteras, mon ami. Voilà le sort qui t’attend ; c’est le lot de tes pareils. Tu t’encroûteras. Mot redoutable, qui explique fort bien cet état de momie, partage de ceux qui, comme toi, ont préféré aux nobles aspirations les jouissances faciles. Ensuite, prenons la question de plus haut : tu as reçu de précieux dons naturels ; tu les as cultivés par une instruction solide ; ton intelligence a déjà atteint un degré de puissance qui te rend supérieur à tes concitoyens. Ces privilèges, tu les foulerais aux pieds, pour l’amour d’un agréable visage ; n’est pas ce que l’Écriture appelle mettre la lumière sous le boisseau, enfouir les talents que la bonté divine a daigné t’accorder. Peux-tu manquer à ta destinée, résister à la volonté de la Providence, priver tes semblables des précieux avantages qu’ils acquerront par ton moyen ? Veux-tu donc être inutile aux autres et à toi-même, t’annihiler, te réduire aux humbles proportions d’un maître d’école, sacrifier à un caprice éphémère les brillantes facultés de ton esprit et les ressources que tu pourrais en tirer. Rentre en toi-même ; reprends cette énergie qui n’aurait jamais dû t’abandonner ; montre que tu es un homme, dans la vraie acceptation du mot, non pas cet être docile, jouet de toutes les passions, de toutes les fantaisies, mais celui qui, créé à l’image de Dieu, accomplit tout ce qu’il a résolu, sans se laisser arrêter par rien, sans céder à aucune faiblesse. »
J’avais beau me tourner et me retourner sur ma couche, essayer de diriger ma pensée vers d’autres sujets, toujours l’inexorable voix résonnait à mon oreille et mon cœur éprouvait des remords.
Suis-je donc coupable ? ma liaison avec Rose n’est-elle pas la chose du monde la plus légitime ? Mon affection est née d’une pitié profonde pour son misérable état et d’une admiration involontaire que sa beauté et sa gentillesse ont excitée ; elle m’aime, parce que j’ai été son maître, son bienfaiteur ; quoi de plus naturel, de mieux justifié ?
Cependant, je le sais ; ce que mes concitoyens attendent de moi, les circonstances particulières où je me trouve, me font un devoir de briser cet amour qui paralyse mon activité et compromet ma situation future.
Le briser ! renoncer à ces douces joies que je connais à peine, eh bien ! je tâcherai ; je m’efforcerai d’y parvenir, dussé-je employer des remèdes héroïques. Il y aura, je le prévois, de nombreuses rechutes, mais je finirai par remporter la victoire.
20 novembre
Ces rechutes, je ne les raconterai pas ; elles me rendent tout honteux ; d’ailleurs, les conversations amoureuses ne diffèrent entre elles que par leur longueur ; j’ai essayé de les abréger, de m’enfuir ; Rose m’a retenu, et moi, lâche ! je n’ai pas osé lui avouer la vérité, je n’ai pas osé provoquer une rupture. Il m’en coûte de l’affliger et surtout de renoncer à ces charmants entretiens.
Ma mère est venue un beau dimanche ; c’est Mme la syndique qui m’avait prié de l’inviter ; en son honneur on a tout mis par écuelles. Les paysans s’imaginent toujours que les gens de la ville sont des gourmets, difficiles à contenter, amateurs des friandises recherchées, et Dieu sait comme nos campagnards entendent la recherche. On vit défiler sur la table, non seulement le classique gâteau aux pommes, mais encore celui aux épinards, au sucre, aux lies d’huile, etc., etc. Un beurre parfumé, un café à la chicorée, une crème exquise étaient accompagnés de merveilles, de beignets tendres ou croquants ; il y en avait de quoi étouffer le corps municipal tout entier. Ma mère et moi, qui tenions à conserver nos jours, nous mangeâmes avec une sobriété méritoire ; nos hôtes étaient d’une politesse excessive ; ils ne cessaient de nous engager à prendre de ceci, à goûter encore de cela ; ils nous traitaient de petits mangeurs, prétendaient que ce n’était pas assez bon pour nous. Nous résistâmes, mais nous nous rabattîmes sur le café, liqueur inoffensive, qui n’a d’autre effet que de délier la langue. Ma mère et ces dames s’en servirent à qui mieux mieux, tandis que votre serviteur se bornait à écouter et que le syndic gardait une attitude contrainte.
Madame son épouse mit la conversation sur le mariage ; là, son éloquence était intarissable et ma mère lui donnait fort habilement la réplique ; Mlle Marie approuvait par des hochements de tête significatifs.
— Mme Grimpion, il faudra que votre garçon s’occupe de chercher une bonne femme ; voyez-vous, un régent qui n’est pas marié, ça n’inspire point de confiance. Je ne dis pas cela pour votre fils, que tout le monde aime à Ornens ; mais enfin, il doit bien s’ennuyer tout seul à la maison d’école, n’est-ce pas, M. Grimpion ?
Je ne répondis que par un signe qui n’avait aucun sens.
— Mme la syndique, répondit ma mère, mon fils a des qualités, il serait, je crois, un excellent mari, mais il n’est pas pressé. Je ne serais pas trop étonnée s’il avait une inclination ; mais jusqu’à présent, il ne m’a rien dit de positif. D’ailleurs, il est jeune.
— Tout de même, s’il se présentait une bonne occasion, il ne faudrait pas qu’il la néglige ; on ne trouve pas dans le pas d’un âne des filles riches, et il y en a bien peu qui veulent épouser des régents. Cependant elles sont moins chargées que si elles prenaient un homme de la campagne, avec un gros domaine, qui leur donnerait bien à travailler. Je le sais, moi, allez seulement, Mme Grimpion.
— Tu n’as pas à te plaindre, interrompit le syndic, nous avons de bons domestiques qui font la besogne tout seuls.
— Moi, j’ai été plus heureuse que beaucoup d’autres. Mon mari, quand même il n’en a pas l’air, n’a pas été rude pour moi, comme on en voit tant. Et quand la Marie a été d’âge à travailler aux champs, il n’a pas voulu qu’elle se fatiguât. C’est tout de même une vaillante ouvrière que notre Marie ; à quelque ouvrage qu’on la mette, elle s’en tire.
On aurait dit un maquignon faisant l’éloge de sa marchandise. Ma mère allait parler de moi, déjà, elle avait commencé : Mon fils… lorsqu’elle rencontra mon regard, qui n’était rien moins qu’engageant.
Mme la syndique prit la balle au bond.
— Votre fils, nous le connaissons, presque aussi bien que vous, Mme Grimpion ; c’est un brave garçon, et qui a un bon cœur, trop bon cœur seulement. Par exemple, que n’a-t-il pas fait pour cette petite Rose, qui le mérite, car elle est bien minable ?
— Les affaires de M. le régent ne te regardent pas, dit sèchement le syndic. Ne vois-tu pas que M. Grimpion est tout rouge ?
— Puis, ajouta ma mère, elle n’a pas été ingrate, la petite Rose. Elle est venue soigner mon fils pendant sa maladie. Tout le monde n’en aurait pas fait autant.
— C’est bien le moins, par exemple, reprit Mme la syndique. Il n’aurait plus manqué que ça ; c’était son devoir, elle l’a compris ; il n’y a pas besoin de la braguer pour ça.
— Il y a tant de gens qui se moquent pas mal de leurs devoirs. Quant à moi, je n’ai jamais eu de reproche à adresser à mon fils. À l’école normale il passait pour l’un des meilleurs élèves et à la maison il me rendait tous les petits services que je pouvais réclamer de lui. Lorsqu’il voudra se marier, je ne l’en empêcherai pas, cela va sans dire ; je ne tiens pas tant à ce qu’il épouse une fille riche, pourvu qu’elle soit bonne avec lui et qu’elle n’ait pas l’orgueil de croire qu’elle lui a fait un grand honneur en l’épousant.
Tel fut l’agréable entretien qui défraya ce goûter. Encore je n’en cite que les traits essentiels et j’ai négligé de noter les artifices rhétoriques employés par nos deux dames afin de donner à leurs pensées un cachet plus caractéristique et plus original.
J’étais un peu irrité contre ma mère et l’on devine aisément pourquoi. Au retour, je ne pus m’empêcher de lui dire :
— Vous aviez besoin de me vanter à cette dame la syndique, comme si je prétendais à sa fille.
— Que veux-tu, les mères sont toutes ainsi ; elles ont trop bonne opinion de leurs enfants ; elles veulent que chacun les admire. Elle ne te plaît pas, Mlle Marie ?
— Et à vous, maman, vous plairait-elle ?
— Veux-tu que je te parle à cœur ouvert : elle me plaît beaucoup moins que la petite Rose. C’est une fille de riche paysan, fière et nigaude tout à la fois. Elle n’a pas desserré les dents pendant le goûter. Sa tournure est celle d’une paysanne habituée aux gros travaux ; elle est, à coup sûr, mieux placée derrière les bœufs de son père que devant un piano.
— Vous êtes injuste, mère, vous allez trop loin.
— Bon, est-ce que les écus du syndic t’auraient aveuglé sur les imperfections de sa fille ?
— Vous savez, mère, que je ne suis pas intéressé. Ce que je voulais dire, c’est que je ne trouve chez Marie rien d’extraordinaire, ni en bien, ni en mal. Du reste, je crois qu’on pourrait la former.
— T’en chargerais-tu volontiers ?
— Ceci, maman, c’est autre chose. Je n’ai aucune affection pour Mlle Marie.
— Tant mieux, car je te réponds que, si tu la demandais, on ne te la refuserait pas.
— La mère, peut-être, mais le père ?
— Les hommes font toujours ce que les femmes veulent.
C’est bon à savoir, pensai-je. Le lendemain, ma mère partit et je repris avec ardeur mes travaux accoutumés.
17 décembre
Mes aventures amoureuses ne me font pas oublier la politique. J’écris pour le journal révisionniste des articles de fond, sur divers sujets qui me tiennent à cœur ; j’y développe mon système d’instruction publique, mes idées sur la réorganisation de l’Église et l’introduction des laïques dans son gouvernement. Jusqu’ici le journal n’en a pas inséré un seul ; je le sais, bien que je sois pas abonné ; le syndic, que je soupçonne d’être un novateur, a persuadé l’aubergiste de prendre cette feuille ; ainsi, sans grand danger, je puis lire ce qu’elle renferme ; soit abondance de matière, soit tel ou tel autre motif que je ne devine pas, mes articles n’ont pas encore paru.
Il en est de même d’une chanson patriotique, intitulée la Marseillaise révisionniste ; je me figurais qu’elle serait acceptée avec enthousiasme, car elle réunit les deux mérites du fond et de la forme, et aurait produit un effet indescriptible. Du reste, ceux qui parcourront ces mémoires pourront en juger : je vais la citer tout entière.
LA MARSEILLAISE RÉVISIONNISTE
Allons, vaillants révisionnistes,
Le jour de lutte est arrivé, ôtons de nos pieds progressistes
Le boulet qu’on y a rivé.
Voyez ces ventres respectables
Qui trônent au café Morand[1]
Ils boivent, tout le jour durant,
Notre sang de contribuables.
En avant ! citoyens,
Vive la révision !
Marchons ! marchons ! et soutenons le progrès du canton.
Soyons des guerriers magnanimes,
N’exterminons pas devant nous
Les radicaux pusillanimes
Qui redoutent notre courroux.
Mais, quant à la race opiniâtre,
Aux partisans du statu quo,
À ces soi-disant radicaux
Traitant la patrie en marâtre.
En avant ! citoyens, etc., etc.
Nous entrerons dans la carrière
Où nos aïeux ont combattu,
Comme eux amis de la lumière,
Des libertés, de la vertu.
Et puis nous chasserons du temple
Tous ceux qui l’ont déshonoré,
Donnant à la postérité
Un grand bienfait, un grand exemple.
En avant ! citoyens, etc., etc.
C’est de la vraie poésie, ou je ne m’y connais pas. On lui reprochera peut-être trop de véhémence ; à mon avis, c’est la plus belle qualité d’une chanson politique. Je ne signai pas, on le comprend ; cela aurait pu m’attirer certains désagréments, et mon intention n’était pas de me compromettre, mais de garder jusqu’au bout mon indépendance.
Je regrette vivement que le public n’ait pu apprécier cette œuvre ; car, amour-propre d’auteur à part, la réticence du second couplet est admirable.
30 décembre
À la fin, la patience m’a manqué ; j’ai fait tout exprès le voyage de Lausanne et suis allé heurter au bureau du journal. Le grand agitateur s’y trouvait :
— Diable ! M. Grimpion, vous êtes vif, vous traitez vos adversaires avec une rudesse qui ressemble à celle des prophètes juifs. Vous les malmenez, que c’est un charme. Vous ne parlez de rien moins que de les exterminer.
— Un peu d’exagération poétique !
— Elle va trop loin, M. Grimpion. De pareilles violences seraient nuisibles à notre cause, qui est bonne et qu’il ne faut pas gâter. Quant à la valeur de votre poésie, je ne me permettrai pas de la juger ; cela sort de ma compétence.
— Et mes articles sur l’école, sur l’Église ?
— Ce sera pour plus tard. Ils sont assez longs.
— J’ai voulu développer ma pensée.
— Oui, M. le régent, mais condensez, condensez. Le format de notre journal est petit, et nous avons bien d’autres questions à traiter. Cependant, je vous remercie de ce que vous nous avez envoyé ; nous l’utiliserons, nous l’utiliserons.
Voyant que M. le rédacteur était fort occupé, je me retirai par discrétion.
Le même soir, j’assistai à une réunion politique où j’aperçus quelques visages nouveaux. L’opposition faisait des prosélytes. Un homme, jeune encore, parla des réformes à conquérir, entre autres de la liberté religieuse. Il s’exprima à cet égard avec beaucoup de largeur et une grande énergie de conviction. Si je voulais comparer son éloquence à celle du grand tribun, je dirais qu’elle était semblable au fleuve qui, dans la plaine, coule majestueusement, sans s’arrêter jamais, sans jamais précipiter sa course, d’un mouvement toujours égal et régulier ; l’autre m’offrait plutôt l’image d’un torrent des montagnes, qui tantôt roule à peine ses eaux transparentes, tantôt bondit de rocher en rocher, d’abîme en abîme, et après avoir fendu les airs sous la forme d’une poussière brillante, se repose comme fatigué de son élan prodigieux.
On l’écouta avec une attention soutenue et ses paroles furent très applaudies.
Ce discours me rendit pensif ; l’opposition cherchait des adeptes parmi les conservateurs ; ce jeune homme appartenait à l’opinion conservatrice. Le tribun avait compris que son parti, peu nombreux, n’arriverait pas à dominer la majorité gouvernementale ; il s’était créé des alliances.
Désormais la victoire n’est plus qu’une question de temps ; les radicaux extrêmes, unis aux conservateurs, auront bientôt raison de la majorité gouvernementale, qui n’est pas si compacte ni si dévouée qu’elle en a l’air. C’est fort habile de la part du tribun ; cela assure le succès des tentatives révisionnistes. Quand je dis fort habile, n’exagérons pas cependant ; les conservateurs, une fois au pouvoir, se hâteront de se débarrasser de leurs alliés, trop rouges pour eux ; mais le tour sera fait, on croquera les marrons tirés du feu par autrui.
Il est au moins surprenant que les conservateurs, dans le sens propre du mot, deviennent brusquement progressistes et proposent des changements à la Constitution. Eux, qui repoussent systématiquement les réformes les mieux justifiées, qui se cramponnent au passé, on les voit aujourd’hui se jeter dans la mêlée révolutionnaire, démolir ce que quinze années ont consacré. J’ai bien peur qu’il n’y ait là plus de rancune que de sincérité.
Cette alliance m’impose une extrême circonspection, m’inspire une défiance profonde. Que le grand agitateur fasse le jeu des conservateurs, c’est son affaire ; quant à moi, je ne le suivrai point dans cette voie ; il ne me convient pas d’employer mon talent, de travailler pour des gens qui, une fois arrivés au pouvoir, me regarderont de haut en bas, parce que je n’ai pas eu, comme eux, le bonheur de sortir de la cuisse de Jupiter. Leur premier soin, après avoir vaincu leurs adversaires politiques, sera, non point de récompenser ceux qui les y auront aidés, mais de réparer les injustices commises en 45 ; de ressusciter certaines personnalités de cette époque mémorable, et leurs nouveaux auxiliaires seront oubliés.
Ces réflexions ont rafraîchi mon ardeur révisionniste qui, cependant, ne dépassait pas certaines limites. Je ne crois pas qu’il me revienne grand avantage de cette révolution, ou plutôt de cette évolution, comme les conservateurs se plaisent à l’appeler ; aussi je ne veux rien hasarder. Je me laisserai aller doucement au fil de l’eau, afin de n’être pas submergé ; mais, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on ne me verra au premier rang qu’après la victoire.
2 janvier 1860
La fille du syndic gagne à être connue ; il faut du temps pour se rendre un compte exact de ses qualités que recouvre une écorce rustique, tandis que, chez Rose, on voit tout au premier coup d’œil, sa naïveté, sa simplicité, la bonté de son cœur, la pureté de son âme, etc. Marie a quelque chose de moins ouvert, je ne l’accuserai pas de dissimulation, oh non ! c’est plutôt cette gêne involontaire qu’éprouvent les jeunes paysannes, lorsqu’elles se trouvent avec une personne d’une éducation supérieure. Elles parlent peu, baissent les yeux, rougissent ; parvenez à percer cette enveloppe, à vaincre cette timidité, vous serez étonné des trésors qu’elle cache et des vertus qu’elle recèle. Mon cœur ne balance point entre Rose et Marie ; il y a entre ces deux jeunes filles toute la différence qui sépare une plante cultivée d’une plante agreste, une rose d’une aubépine ; mais je dois cette justice à Marie, c’est qu’elle est bien loin d’être ce qu’elle paraît ; je l’étudie et peu à peu je découvre en elle un remarquable sens pratique, un besoin d’affection très réel, une fermeté de principes que, sans doute, elle a héritée de ses parents et à laquelle je ne m’attendais guère.
Comme l’année dernière à pareille époque, j’ai dîné hier chez le syndic, et je ne sais pourquoi Mlle Marie qui, jusqu’alors s’était toujours montrée fort timide et fort taciturne, s’est tout à coup mêlée à la conversation, dont elle n’a pas abandonné le monopole à sa mère. On a traité divers sujets, même des sujets politiques, et sur tous Mlle Marie a exprimé son avis, avec modestie, mais sans hésitation. Je ne dirai pas que ses vues soient profondes, que Mlle Marie puisse, au besoin, diriger les affaires de la commune et remplacer son père ; c’est déjà beaucoup qu’une femme n’émet pas des idées extravagantes, et celles de Mlle Marie étaient, la plupart du temps, justes et sensées.
Le syndic l’approuvait en silence ; l’orgueil se peignait sur son visage et quand elle eut fini, il lui échappa de dire, en soupirant :
— Quel dommage, Marie, que tu ne sois pas un garçon. Tu irais tout droit au Grand Conseil.
— Et je te réponds bien, ajouta Mme la syndique, qu’elle ne serait pas un canard muet, comme beaucoup de ceux qu’on y envoie.
Un nuage couvrit le front du syndic ; quelle imprudence ! Mme la syndique oubliait-elle que jadis son mari fut l’un des canards muets et que, par un de ces revirements politiques assez communs chez nous, s’il n’y était plus, ce n’était pas sa faute.
Marie prit la défense de son père.
— Nos grands conseillers devraient mieux voter et moins causer.
— C’est vrai, dit le syndic, d’autant plus qu’au Grand Conseil, on n’écoute pas ceux qui parlent ; on n’a pas besoin d’eux pour savoir ce qu’on doit faire. S’ils se taisaient, ils économiseraient bien de l’argent à l’État. Un tas d’avocats !
— C’est pourtant agréable, riposta Mme la syndique, d’avoir la langue bien pendue. N’est-ce pas, M. le régent ?
— Ce n’est pas ce qui lui manque, à M. le régent. Je me souviens de son discours lorsqu’il a été nommé à Ornens. Il parle aussi bien qu’un avocat !
— Oh ! M. le syndic, vous me flattez. Je n’ai aucune prétention à l’éloquence. Quand je parle, c’est mon cœur qui parle, je ne sais pas arranger mes mots comme ceux qui ont été à l’Académie.
— Vous verrez si je me trompe, répondit Mlle Marie. Tôt ou tard, M. Grimpion arrivera au Grand Conseil.
— Je suis incompatible.
— Oh ! vous ne resterez pas à perpétuité régent dans notre commune. Vous parviendrez à mieux que ça. Il faut à vos talents autre chose qu’un petit village.
Comme elle me connaît bien, Marie, comme elle m’a deviné !
— Justement, dit le syndic, voici une révision qui se prépare ; des hommes nouveaux seront nécessaires et M. Grimpion pourrait être l’un de ceux-là.
— Pas encore. Pardonnez-moi, M. le régent, de vous adresser un reproche. Vous êtes trop jeune. C’est, du reste, un défaut dont vous vous corrigerez tous les jours. Avec la jeunesse disparaîtront aussi certains empêchements.
J’étais assez mal à mon aise.
Elle disait vrai, cette Marie que, jusqu’alors, j’avais regardée comme un esprit fort ordinaire, elle que ma mère jugeait si défavorablement, qui semblait confite dans son orgueil campagnard. Depuis une année elle m’observait en silence ; elle connaissait toutes mes démarches, et sa dernière phrase était, sans aucun doute, une allusion à mon amour pour Rose. Oui, cet amour est un obstacle à mon élévation future ; il ne me donne ni influence ni argent. Oui, si j’épouse Rose, je suis condamné au village à perpétuité et, cette condamnation, je ne veux pas la subir. J’étouffe entre les parois étroites de mon école ; j’aspire à la considération publique, aux applaudissements de la tribune et des clubs. Au chef-lieu, que ferais-je de Rose ? L’humilité de sa condition première éloignerait de moi toutes les relations avantageuses que j’eusse pu contracter. Je me sens, il est vrai, la force nécessaire pour marcher seul ; mais, secondé par une épouse intelligente et riche, j’arriverai beaucoup plus vite. Je ne vois pas non plus pourquoi, de gaîté de cœur, je me créerais des difficultés lorsqu’un peu d’énergie, un peu de volonté suffit à m’en préserver.
Quand je retrouve ma gentille élève, ces belles résolutions s’effacent et je ne songe plus qu’au bonheur d’aimer et d’être aimé. Adieu la volonté ! adieu l’énergie !
15 janvier
Mes rendez-vous avec Rose n’ont pas échappé à la curiosité des habitants d’Ornens. Je m’en aperçois à certains propos malsonnants et ambigus, au sourire matois qui erre sur leurs lèvres chaque fois qu’ils me rencontrent et que je sors de chez moi. Les paysans, qui ne se gênent pas trop dans leurs inclinations, ne peuvent concevoir qu’un jeune homme fasse honnêtement la cour à une jeune fille et ne suive pas les bons et antiques usages de la campagne. Se promener le soir avec une personne du sexe féminin, c’est un grand crime ; il vaudrait mieux la visiter nuitamment, du consentement ou contre le gré des parents. Je répugne à employer ce moyen, car je déteste tout ce qui est immoral. Mais la vertu a ses inconvénients ; les soirées d’hiver sont fraîches à Ornens, et parfois une neige épaisse couvre le sol ; il est vrai que c’est au retour seulement que j’éprouve un sentiment de frisson. Tant que je suis auprès de Rose, je ne m’inquiète ni de la glace, ni de la tourmente ; hors de nous, nous ne voyons rien ; si quelque œil malin nous surveille, nous n’y faisons guère attention ; nous laissons les médisances aller leur train et la bise souffler autour de nous.
Les parents de Rose connaissent notre liaison et l’approuvent ; je surprends quelquefois entre le mari et la femme des signes d’intelligence. L’autre jour, j’ai embrassé Rose sur le seuil de la porte en la quittant ; ils ont détourné la tête. Cela me déplaît ; j’aimerais presque mieux une résistance de leur part ; mon affection pour Rose n’y perdrait rien, au contraire. Évidemment ils attendent que je me déclare et moi j’hésite encore. Nous sommes tous les deux si jeunes.
29 janvier
Aujourd’hui, les dits parents m’ont mis sur la sellette, mais ils n’ont pas remporté la victoire ; je suis resté impénétrable. L’attaque était, du reste, assez bien conduite.
— Ah ! M. le régent, a dit le père, vous venez à propos. Vous avez toujours été un ami pour Rose et pour notre famille. Nous aurions un conseil à vous demander.
— Tant que vous voudrez.
— Voilà. Il y a le gendarme qui serait, comme ça, assez disposé de marier Rose. Un gendarme, c’est un bon parti ; ça ne se rencontre pas tous les jours. Qu’en pensez-vous ?
— Là-dessus on ne peut guère conseiller quelqu’un. Ça dépend de Rose et de vous.
— Rose ne dit ni oui ni non. C’est elle qui nous a engagés à vous parler. « M. le régent s’est toujours montré bon pour nous, pourquoi ne lui raconteriez-vous pas l’affaire ? » C’est bien ça, Rose, n’est-ce pas ?
— Oui, mon père.
— Les gendarmes sont de très honnêtes gens ; ils peuvent entretenir convenablement leurs femmes. Le tout est de savoir, Rose, si vous l’aimez.
Rose répondit avec franchise.
— Jusqu’à présent je ne l’aime pas.
— Oui, mais ça viendra quand tu le connaîtras mieux, répliqua le père.
— Je ne crois pas.
— Voilà qui tranche la question. Vous m’avez demandé mon avis. Ne vous pressez pas : un mariage sans amour est la pire chose que je connaisse. Attendez.
— C’est facile à dire, M. le régent. Il ne se représentera peut-être pas d’occasion pareille ; nous sommes pauvres, bien pauvres, et nous n’osons pas renvoyer un brave garçon qui a l’air d’aimer Rose. D’ailleurs qui nous garantit qu’il attendra, lui, et Rose aura perdu un bon mari.
— S’il aime Rose, il ne s’attachera pas facilement à une autre, et il ne l’abandonnera pas ainsi au premier mot ; vous lui direz que Rose est bien jeune, vous ne lui ôterez pas toute espérance, et peut-être, à la fin, Rose l’aimera-t-elle ?
— Jamais.
Elle était pâle comme un linge.
La mère fit un pas de plus.
— Si nous pouvions croire, M. le régent, que Rose trouve à se marier mieux qu’avec un gendarme, nous lui donnerions un congé définitif.
— Un tu le tiens vaut mieux que tu l’auras. Rose est gentille ; c’était ma meilleure élève. Malheureusement, au jour d’aujourd’hui, ça ne suffit pas. On n’estime guère les vertus et la beauté sans les écus.
Rose ne put retenir ses larmes.
— Mais, vous, M. le régent, vous n’êtes pas de ces gens-là ?
— Non Rose, je n’en suis pas et mon peu d’expérience du monde m’a appris à estimer les choses à leur juste valeur. Je mets en première ligne les qualités du cœur ; cependant je ne pense point que l’on doive mépriser la fortune lorsqu’elle se présente à nous d’une façon si inattendue, comme c’est le cas maintenant.
— Ainsi je dois épouser ce gendarme ?
— Rose, ne donnez pas à mes paroles une portée qu’elles n’ont pas. Je ne dis pas que vous deviez épouser sur-le-champ ce gendarme, puisqu’il vous déplaît. Mais ne le repoussez pas à tout jamais ; vous vous en repentiriez peut-être.
— M’en repentir, moi, et ses sanglots redoublèrent.
— Ne pleurez pas ainsi, Rose. Vos parents ne veulent pas contraindre votre volonté. Pourtant je vous engage à peser mûrement ce que l’on vous propose.
— C’est tout pesé.
Je jugeai qu’il était temps de me retirer, et je m’esquivai sans entrer dans de plus longues explications qui n’auraient fait qu’embrouiller le sujet.
Rose m’accompagna jusqu’à la porte et je n’osai pas me retourner de crainte qu’un regard de ma charmante élève ne vînt démolir l’édifice dont j’avais jeté les premières bases.
Enfin, je suis libre, j’ai, par un acte d’énergie, secoué l’empire des sens et recouvré la libre disposition de moi-même. Mes poumons se dilatent ; ils aspirent avec bonheur l’air humide, qui me semble tout imprégné de liberté. Je rentre dans ma chambre en triomphateur. Oui, mais est-ce bien le moment de sonner la trompette ? La bataille n’est qu’engagée ; ce soir j’ai mon dernier rendez-vous, du moins je l’espère ; c’est alors que je livrerai un combat décisif.
Eh bien ! je tremble ; affronter les jolis yeux de Rose, repousser ses caresses, me dérober à ses baisers, lui dire en face qu’elle ne saurait être ma femme, est-ce donc si aisé ? Mais il le faut et, pour affermir mon cœur contre toute faiblesse, pour résister aux séductions dont je suis menacé, j’ai besoin d’une forte dose de courage. De ma volonté, j’en réponds, il n’y a que mon excessive sensibilité qui m’effraie.
Je l’émousse à l’aide d’une chopine de vin vieux, et je sors du cabaret l’esprit résolu, le cœur endurci.
Comme Rose doit être irritée ? Quels reproches elle va m’adresser, mais bah ! je tiendrai ferme ; les larmes d’une femme ne sont pas capables de m’émouvoir.
Je me trompais ; Rose m’accueillit comme à l’ordinaire ; elle semblait avoir oublié ce qui s’était passé quelques heures auparavant. La situation devenait embarrassante pour moi ; je me décidai à entrer brusquement dans le cœur du sujet.
— Rose, vous avez été surprise de ce que j’ai dit cet après-midi et plus que surprise, car vous avez pleuré, je ne sais trop pourquoi.
— Oh ! pardonnez-moi, Monsieur, j’ai été bien sotte ; je n’ai pas vu que vous plaisantiez. Mais aussitôt après votre départ, j’ai réfléchi, et j’ai ri de ma simplicité. Vous, M. le régent, me conseiller d’épouser un gendarme ! Elle est bonne, celle-là !
— Je vous assure, ma chère amie, que j’étais très sérieux.
— Ne continuez pas, je vous en prie, vos paroles me font mal. Mon Dieu ! c’est pour me chicaner que vous dites cela. N’importe ! Je n’aime pas à l’entendre.
— Non, Rose, et je donnai à ma voix toute la gravité possible, non, Rose, je ne plaisante pas. Maintenant que nous sommes seuls, je vous répète encore : prenez le gendarme. Je suis de l’avis de votre père ; c’est une bonne occasion qu’il ne faut pas laisser échapper.
Rose ne répondit pas ; elle couvrit ses yeux de ses deux mains. Je continuai :
— Rose, croyez-vous que je sois votre ami sincère ?
Elle garda le silence.
— Je vous l’ai prouvé très souvent. Soyez donc persuadé que cette fois encore je n’ai en vue que votre bien.
Elle se redressa tout à coup ; malgré l’obscurité, je devinais ses larmes et le trouble qu’elle devait éprouver.
— Alors, M. le régent, que signifiaient ces rendez-vous, ces baisers, ces caresses, qui m’ont fait croire que vous m’aimiez ! Il m’en coûte de renoncer à l’excellente opinion que j’avais de votre cœur, car vous avez été bon pour moi à l’école, vous n’avez point méprisé la pauvre assistée, sans parler des autres marques d’affection que vous n’avez cessé de me prodiguer. Aujourd’hui, je suis obligée de reconnaître que vous avez voulu me séduire, m’enlever le seul bien que je possède ; vous m’avez trompée, indignement trompée. Je me figurais, dans ma sottise, qu’un jour je pourrais devenir votre compagne dévouée ; quoi ? je vous croyais honnête ; vous vous êtes cruellement moqué de moi, M. Grimpion.
— Rose, écoutez-moi. Mon cœur saigne à la pensée de vous abandonner ; cette séparation me cause un chagrin cuisant ; pour m’y décider, il a fallu des motifs d’une haute importance. Je ne vous les cacherai point. Je suis pauvre et je ne veux point vous associer à une existence de privations.
— Plus pauvre que le gendarme, allons donc ! Dites plutôt que c’est vous qui ne voulez pas épouser une fille pauvre ; certes vous en êtes libre ; mais, pourquoi me témoigner de l’amour, pourquoi me courtiser, si vous n’aviez pas l’intention de m’épouser ?
— J’ai longtemps espéré que vous seriez ma femme ; aujourd’hui, après mûre réflexion, je vois qu’il faut y renoncer, et que ce mariage serait notre malheur à tous deux.
— À tous deux !
— Ce sont des choses que vous ne comprendriez pas.
— Ceci n’est pas une explication, M. le régent.
— Je ne veux cependant pas vous en donner d’autre.
— Eh bien ! moi je vous la donnerai, cette explication. Vous êtes ambitieux ; votre vocation de régent vous pèse, et bientôt vous irez chercher à la ville quelque place plus avantageuse et moins humble. Alors la pauvre Rose vous serait à la charge : elle n’a pas l’instruction d’une dame, ni les écus qui dispensent de l’instruction et de tout le reste. C’est ça, n’est-ce pas ?
Je me tus.
— Eh bien ! moi, j’épouserai le gendarme ; je ne l’aime pas encore, puisque je vous aimais ; il est sincère, lui ; il me fera oublier, non pas les bienfaits que j’ai reçus de vous, je vous en serai toujours reconnaissante, mais l’amour que je vous portais. J’aurai ainsi accompli votre volonté, et ce sacrifice, je le fais avec joie, puisque je ne saurais vous épouser sans compromettre votre position à venir. Un jour, peut-être, quand vous aurez atteint le but auquel vous aspirez, vous regretterez votre Rose, peut-être même vous jetterez un œil d’envie sur le bonheur de celui auquel vous l’avez cédée. Mon dernier souhait, c’est qu’il n’en soit pas ainsi. Adieu.
Je n’en demandais pas tant ; je me serais très bien contenté d’une rupture pure et simple, et voilà que Rose franchit d’un bond le fossé et accepte un homme qu’elle n’aime pas. L’aimera-t-elle un jour ? Je l’ignore. Ô puissance du dépit chez le sexe féminin ! Maintenant j’ai les coudées franches ; je suis délivré d’un grand poids. Je redoutais cette entrevue, mais tout s’est passé mieux que je ne l’aurais cru, et Rose s’est montrée fort raisonnable.
Si ces pages tombent un jour entre les mains d’un lecteur superficiel, je ne suis pas certain de son approbation. Il blâmera ma conduite, et la jugera avec une sévérité excessive, tandis que pour lui-même, en cas pareil, il trouverait mille excuses plausibles. Nous sommes fort indulgents lorsqu’il s’agit de nous ; je ne donnerai point dans ce travers du cœur humain et j’avouerai franchement que ma conscience n’est pas tout à fait tranquille. Cependant je me félicite de mon courage, de la violence que j’ai exercée sur mes penchants, de la patience avec laquelle j’ai enduré une douleur aiguë, et l’ai dissimulée. Rose occupait une grande place dans mon existence, une place trop grande, et qui le devenait chaque jour davantage. J’ai arraché la plante avant qu’elle eût jeté de profondes racines. Seulement je ne l’ai pas fait assez tôt. Ma faute, si c’en est une, a été de commencer une liaison qui ne pouvait avoir d’issue et dont je n’ai pas d’emblée calculé toutes les conséquences.
Cette fois, je suis bien seul dans ma chambre, et cette solitude m’effraie. Il s’est fait un vide autour de moi, en moi. L’affection que j’éprouvais pour cette jeune fille peuplait ma demeure de riantes apparitions ; une douce chaleur rayonnait et m’enveloppait d’une atmosphère bienfaisante : il y avait entre nous, à distance, un mutuel échange de pensées et de sentiments ; à présent cette chaîne est rompue, tout me semble froid et glacé, ma lampe jette des lueurs sinistres, mon poêle, au lieu de ronfler joyeusement, semble gémir et entonner un chant de deuil ; le vent secoue ma porte qui grince ; je suis seul. Raison, viens me consoler, viens dissiper ces images lugubres. Naguère tu te plaisais à troubler mes jouissances par des scrupules, à m’éclairer sur les dangers auxquels je m’exposais, à m’indiquer la route que je dois suivre ; je t’ai obéi, et tu m’abandonnes ! Au lieu de remplir mon cœur de nouvelles espérances, de m’accorder la satisfaction du devoir accompli, tu me laisses en proie à des regrets. Des regrets ! Non il ne sera pas dit que je regrette, que la malédiction de Rose ait déjà produit son effet. Non, je veux oublier le passé, ne regarder que devant moi ; la route est libre, j’y peux marcher d’un pas assuré. Pourquoi me reporter à cette époque de torpeur maladive, durant laquelle une volupté trompeuse engourdissait ma volonté et me berçait d’illusions ? Le vrai bonheur, je ne le connais pas encore, mais je l’entrevois ; il sera fondé non sur le délire des sens, sur les chimères d’une imagination vagabonde, mais sur des réalités dont la possession n’est réservée qu’à ceux dont l’âme est forte et l’énergie inflexible.
14 février
Le 14 février ! date importante dans les annales du canton de Vaud ! Il y a quinze ans, le peuple accomplissait un acte souverain et chassait du pouvoir les doctrinaires ; un nouveau gouvernement était constitué sur de nouvelles bases, et voilà qu’aujourd’hui ce même peuple, déjà lassé, demande d’autres idées et d’autres hommes. Il est capricieux, le peuple vaudois ! mais les véritables politiques sont ceux qui, tout en gouvernant à leur guise, font croire aux citoyens que c’est leur volonté qui s’exécute, et, sans âpreté comme sans faiblesse, s’accommodent aux vues de la majorité. Nos gouvernants actuels auront-ils cette prudence ! C’est douteux ; ils essaient de résister au courant ; au lieu d’accepter les réformes de leurs adversaires et d’y applaudir, ils opposent la force d’inertie à ce mouvement, dont ils vont jusqu’à contester la réalité. Un compromis sera donc impossible ; ils semblent avoir pris pour devise : Tout ou rien.
Certes, la partie est belle, ou plutôt elle serait belle si les conservateurs ne s’en mêlaient pas, ne voulaient pas avoir leur part du gâteau. Mais je l’ai déjà dit, cette part sera considérable, assez du moins pour ajourner les espérances de ceux qui, comme moi, n’ont ni fortune, ni position, et cherchent l’une et l’autre. J’envoie de temps en temps quelques articles au journal ; rarement on les insère, parfois on les écourte et le plus souvent on les jette au panier. Je ne me rebute pas ; un jour viendra peut-être où ces articles seront des titres ; j’essaierai de les faire valoir, quoique je n’y compte guère et, au cas où je me serais trompé dans mes prévisions, où le statu quo serait maintenu, je n’irais pas me vanter de les avoir écrits. Un bon général doit toujours assurer ses derrières et prévoir une retraite possible.
Je suis les événements ; je n’ai pas la prétention de les diriger ; je ne tenterai pas de les précipiter. À Ornens, il ne manque pas de gens qui voudraient me pousser en avant ; le syndic lui-même, dont les opinions, au fond, sont révisionnistes, trouve que je montre beaucoup de tiédeur et d’indifférence. Le pasteur, auquel je supposais des opinions peu avancées, ne se gêne pas de critiquer le système qui nous régit ; il me disait encore l’autre jour :
— Le moment est venu, M. le régent, de donner plus de liberté à l’église et à l’école ; elles ont été jusqu’ici asservies à l’ignorance des fonctionnaires mal disposés ; l’église est assez grande pour se gouverner elle-même ; l’école ne doit plus être à la merci du despotisme communal, et je m’étonne de ne pas rencontrer chez vous plus d’ardeur, car, sans doute, les imperfections de l’organisation actuelle ne vous ont pas échappé.
— Je sais, M. le pasteur, que de nombreuses réformes seraient nécessaires ; mais je désire des réformes fondamentales et je crains qu’on ne reste à mi-chemin, qu’on ne soit ni chair ni poisson.
— Cependant, lisez les journaux révisionnistes et voyez ce que promettent les hommes qui, aujourd’hui, sont à la tête de l’opposition.
— Pourront-ils exécuter ce qu’ils promettent ? j’en doute grandement. L’État ne renoncera pas à gouverner l’Église ; les magistrats communaux voudront conserver leur autorité sur l’école. Il y aura des ménagements à garder et, pour ne vexer personne, on créera un état de choses qui, loin d’être une amélioration de ce qui existe aujourd’hui, en aura tous les inconvénients, sans compter les inconvénients nouveaux qui seront introduits par une réforme incomplète. On fera du replâtrage.
— Peut-être, M. le régent. Mais si vous attendez que, d’un seul coup, d’un seul bond, un progrès véritable se réalise, vous attendrez longtemps. On n’est pas pressé dans le canton de Vaud ; on marche pas à pas, avec une sage lenteur. Ce n’est pas une raison pour ne pas marcher du tout. Peu à peu les institutions se perfectionneront ; mais il faut mettre la main à l’œuvre.
— Que pourrais-je faire, moi, pauvre régent, dans une localité isolée, loin du centre où s’agitent les grandes questions, où pérorent les hommes politiques ? Vous-même, M. le pasteur, avez-vous assez d’influence pour inculquer vos opinions à ceux qui nous entourent et les convaincre ? Et si vous ne pouvez arriver à aucun résultat, serai-je plus heureux que vous ? C’est peu probable.
— Un homme instruit, qui a foi en ce qu’il dit, exerce toujours une certaine influence. Je ne me flatterai point d’avoir converti mes paroissiens aux idées nouvelles ; cependant, je crois leur avoir démontré qu’elles méritent l’examen et ne doivent pas être repoussées, uniquement parce qu’elles sont nouvelles. Sous ce rapport, vous, M. le régent, vous pourriez être fort utile à la cause du progrès, en discutant avec les personnes que vous fréquentez, en les obligeant à réfléchir.
— M. le pasteur, je vois bien peu de monde, je vis retiré ; à part M. le syndic et vous, je n’ai de relations avec personne.
— C’est un tort, surtout maintenant que nous devons, l’un et l’autre, éclairer nos concitoyens et leur exprimer franchement notre pensée.
— Puis, vous l’avouerai-je, la couleur conservatrice du mouvement révisionniste me déplaît.
— C’était le seul moyen de le faire réussir.
— Peut-être ; ce moyen est dangereux ; on changera les hommes, les abus persisteront.
— Eh bien ! répliqua le pasteur, j’ai de meilleures espérances. Ceux qu’on nomme conservateurs sont aussi des amis du progrès.
— Hum !
— Ah ! M. le régent, quel préjugé !
— Peut-être. L’avenir nous éclairera, M. le pasteur. Et là-dessus nous nous quittâmes.
1er mars
Rose n’a pas mis deux pieds dans un soulier, comme on dit chez nous. Une fois sa résolution prise d’épouser le gendarme, elle a voulu que la chose se fît le plus tôt possible. Ses parents ont été surpris de ce revirement subit, qu’ils ont attribué à l’heureuse influence exercée par mes conseils ; ils m’en ont remercié, avec trop de froideur peut-être, car ils avaient espéré mieux. Mais, ce que je renonce à dépeindre, c’est la stupéfaction des gens d’Ornens, lorsqu’ils ont entendu publier, dès la chaire, les bans de Rose et du gendarme. Il fallait voir comme ils me regardaient, les uns d’un air de pitié narquoise, les autres en souriant ; quant à moi, je restais calme et tranquille à ma place, et c’est d’une voix sonore, exempte de la plus faible émotion, que j’entonnai le verset du psaume :
L’âme, de douleur atteinte,
Je fis au Seigneur ma plainte…
Comme je fus accueilli, le soir, par Mme la syndique et Marie ! Quant au syndic, il était furieux ; il osa me témoigner combien ce mariage l’avait étonné.
— Je m’attendais à ce que cette petite Rose se marierait ; mais jamais je n’aurais cru qu’elle choisît un gendarme.
— C’est un bon parti pour elle.
— Oui, le gendarme pourra entretenir sa femme et les parents ne réclameront plus l’assistance de la commune, il faut l’espérer du moins. Cependant, avec son instruction et sa beauté, elle aurait pu faire une fin plus convenable.
— Je ne crois pas.
— C’est déjà beaucoup pour une assistée, ajouta Mme la syndique. Une fille assistée, qui en voudrait ! Je suis contente qu’elle ait trouvé ce mari et ait réussi à se mettre à bien.
La conversation en resta là et ces dames se montrèrent charmantes, à tel point que mon cœur se laissa doucement attirer vers Mlle Marie. Il n’était pas encore dégagé de son affection pour Rose, mais je sentais cet attachement diminuer de plus en plus. Mlle Marie ne m’inspirait encore qu’une estime respectueuse ; ce n’était pas de l’amour, mais de l’estime à l’amour il n’y a pas loin ; ce chemin, je pense que je le ferai en peu de temps, surtout si la mère et la fille continuent à m’honorer de leur bienveillance.
Il ne faut pas que les gens d’Ornens s’imaginent que la petite Rose m’a refusé ; ce serait très fâcheux. Aussi, je répète à qui veut m’entendre combien je suis heureux de ce mariage, et aujourd’hui même je suis allé chez les parents offrir un cadeau de noces à mon ancienne élève.
— Recevez, ma chère fille, mes félicitations les plus sincères et l’expression de mes vœux les plus ardents. Permettez-moi, ma chère enfant, d’y joindre un petit cadeau qui vous rappellera votre instituteur et les agréables relations qui se sont établies entre nous.
— Non, M. le régent, je n’accepte rien de vous ; vous ne m’avez déjà que trop donné.
— N’en parlons pas, Rose, je vous en supplie ; car, moi aussi, je vous ai de grandes obligations.
— N’en parlons pas non plus, M. le régent, et remportez votre cadeau.
Alors j’ai employé le moyen qui m’a déjà si bien réussi. Je me suis adressé au père :
— Puisque Rose fait des façons, c’est en vos mains, Monsieur, que je remets ce léger présent.
— Père…
— Franchement, Rose, tu n’es qu’une nigaude ! Donnez, donnez, M. Grimpion, je vous réponds qu’elle sera contente de l’avoir. Ce sont des compliments ; vous savez, M. le régent, des compliments ; ça ne signifie rien.
— Père, voulez-vous me causer du chagrin ?
— Non, mais je ne veux pas que tu sois ingrate envers M. le régent. Ton promis te le dirait comme moi. À propos, M. Grimpion, je vous invite à la noce ; vous n’y manquerez pas.
— Je vous le promets.
Après cela, je me suis retiré. Rose m’a glissé ces deux mots à l’oreille, en me reconduisant :
— Vous viendrez ?
— Sans aucun doute.
Elle a refermé la porte avec bruit.
Oui, j’irai à tes noces, mon aimable Rose, tu peux y compter. Cela donnera du fil à retordre aux commères d’Ornens ; elles n’y comprendront quoi que ce soit et leurs langues cesseront de me poursuivre.
22 mars
J’ai accompagné le jeune couple à l’église et à la maison paternelle, où le banquet nuptial devait avoir lieu, puisque le gendarme n’a pas encore de ménage monté. La pauvre enfant n’a pas levé une seule fois les yeux sur moi ; j’ai conservé, sans m’en départir jamais, une attitude convenable et digne. Au dessert, c’est-à-dire quand les viandes d’appétit ont cédé la place au fromage et aux bricelets, j’ai demandé la parole et chanté la chanson suivante, composée exprès pour la circonstance, et, cette fois, entièrement de mon cru.
Sur l’air de : QUAND LE CIEL SE DORE
La petite Rose
A pris un époux,
Et son minois rose
Me rend tout jaloux.
Trop heureux gendarme,
Trop heureux mari,
Goûte bien le charme
Du jour d’aujourd’hui.
Sois toujours fidèle
À la chère enfant,
Et toujours près d’elle
Passe tes instants.
Vivent les gendarmes
C’est un très beau corps,
Et pour eux les armes
Sont de vrais trésors.
Et toi, chère épouse,
Aime-le toujours,
Et garde, jalouse,
Le nid des amours.
Et vous, père et mère,
Soyez consolés,
De la peine amère
Qui vous a troublés.
Loin d’être ravie
À votre affection,
Rose, de votre vie
Sera la bénédiction.
Les deux derniers vers sont un peu plus longs, afin d’imprimer à l’œuvre un caractère de solennité. Sans cette précaution elle paraîtrait trop légère.
Cette chanson mit la joie des convives au diapason le plus élevé ; ce furent des trépignements, des coups de poings sur la table à n’en plus finir ; l’époux me pria de lui en donner une copie, le brave homme ; il voulait montrer à son commandant le couplet en l’honneur du corps. La glace était brisée ; chacun à son tour entonna quelque chant patriotique, bachique ou érotique du bon vieux temps, Le pur encens des fleurs, Va, mon enfant, Il est, amis. Le vin coulait à flots, rien n’altère comme la musique vocale.
Rose ne semblait guère participer à l’hilarité générale ; de temps en temps, un léger sourire égayait son visage ; mais cette impression ne durait pas, malgré les caresses et les doux propos de son gendarme, qui, assis à côté d’elle, s’efforçait de la divertir et de lui communiquer une partie de son entrain.
Lorsque, selon l’usage campagnard, les époux se retirèrent en se tenant par la main, je fis bonne contenance ; pas un des muscles de ma figure ne tressaillit, j’étais maître de moi-même. Cette victoire est la plus belle que j’aie remportée, et j’en suis tout fier. Je ne quittai la place que longtemps après ; il ne restait plus une seule goutte de liquide, tant nous avions mis de conscience à le faire disparaître.
La fraîcheur de la nuit contribua sans doute à calmer mon exaltation, car, dès que je fus dans ma chambre, les ressorts de ma volonté se détendirent et je sentis une larme descendre sur ma joue. Rose, cette larme est un dernier hommage rendu à l’affection que tu me portais ; c’est un cri de mon cœur ; pourquoi faut-il qu’une destinée cruelle nous ait séparés ? La nature nous avait créés l’un pour l’autre, et si la fortune eût versé sur nous quelque peu de sa corne d’abondance, nous aurions joui d’un bonheur ineffable. Sachons nous résigner ; supportons avec patience ce qu’il nous est impossible d’éviter.
En dépit de toute ma sagesse, en dépit de mes fermes résolutions, je ne puis m’empêcher de porter envie au gendarme. De quel droit ! Ne lui ai-je cédé toutes mes prétentions sur Rose ; ne l’ai-je pas jetée entre ses bras ? C’est absurde ; mais je suis jaloux. Je croyais avoir extirpé jusqu’au dernier lambeau de l’amour que j’avais pour Rose ; la cure n’est pas complète ; il s’agit de l’achever. Un clou chasse l’autre. Essayons de ce remède.
10 avril
Mon poème nuptial a couru de main en main, jusqu’à ce qu’enfin il est arrivé à Mlle Marie, la fille du syndic. Elle m’en a fait compliment.
— Ah ! M. le régent, m’a-t-elle dit, quand je me marierai, vous composerez aussi une chanson pour moi, n’est-ce pas ? une chanson qui soit aussi belle que celle de la petite Rose, et encore plus longue.
— Marie, interrompit Mme la syndique, tu connais le proverbe : Il ne faut pas piler le poivre avant d’avoir le lièvre. Trouve d’abord un épouseur ; on s’occupera de la chanson ensuite.
— Je pourrais, Mlle Marie, l’écrire d’avance. Mais elle n’aurait pas la même fraîcheur ; d’ailleurs je ne connais pas votre futur époux, je ne puis chanter ses louanges. En tout cas, je vous promets que je ne vous oublierai pas en cette circonstance ; j’aurai quelques vers à votre intention. J’espère que ça ne tardera pas.
— Comment voulez-vous qu’elle se marie, reprit Mme la syndique, elle n’a point de fréquentation. Je ne sais pas ce qu’il y a avec elle ; c’est pourtant une fille unique ; les garçons, je crois, ont peur du syndic ; il n’en aborde pas un.
— Mlle Marie est une héritière ; je comprends que les garçons du village, même ceux des familles riches, n’osent pas approcher. On serait timide à moins.
— Ce n’est pas que nous tenions absolument à la marier à un garçon riche ; mais nous voulons qu’il soit bien.
— C’est à peu près la même chose.
— Non, M. le régent. Ce que j’entends par un garçon bien, c’est un garçon qui serait joli, bien instruit, quand même il n’aurait pas du moyen.
— Il ne serait pas difficile à trouver.
— Croyez-vous ? Par exemple, le syndic est tout autrement, lui. Il veut un paysan pour Marie, aussi gros que possible.
— Qui, de deux domaines, n’en ferait qu’un.
— Et moi, dit Marie, je ne me sens pas l’envie de rester paysanne. J’ai travaillé à la campagne tant que j’ai été jeune et que le père l’a voulu ; à présent je ne m’en soucie plus, c’est trop pénible.
— Il est vrai, Mlle Marie, qu’une personne délicate comme vous ne doit pas s’exposer aux intempéries des saisons et aux durs labeurs de la vie rustique.
— M. le régent, M. le régent, ne la flattez pas ; vous allez la rendre fière avec vos compliments ; pour délicate, Marie ne l’est pas, oh ! non. Voyez : elle a de gros membres, ce n’est pas une poupée de la ville qu’un coup de bise renverserait.
— Mlle Marie n’a rien d’extraordinaire sous ce rapport, et je connais beaucoup de demoiselles de la ville qui lui envieraient la finesse de sa taille.
— C’est bon, c’est bon. Marie, ne va pas croire la moitié de ce que M. le régent te dit.
— N’aie pas peur, mère. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me suis aperçue qu’il a une fameuse langue.
Si M. le syndic eût été présent, il est probable que l’entretien n’aurait pas suivi cette direction. C’était bien ce que je pensais, ce dont ma mère m’avait averti ; Mme la syndique et sa fille s’accordent pour jeter le grappin sur moi. Je me suis prêté d’assez bonne grâce à leurs intentions ; fidèle à mon système, j’ai essayé de remplacer Rose par Marie ; mais, quoique je n’éprouve pour elle aucune répulsion, je n’ai pas encore l’affection que Rose m’a jadis inspirée. D’un autre côté, l’opposition paternelle ne me sourit qu’à moitié.
J’en viens, après avoir sérieusement examiné l’état de mon cœur, à me demander si jamais je pourrai aimer la fille du syndic. Qu’est-ce qu’on appelle aimer ? Est-ce un sentiment profond, exclusif, qui vous entraîne vers l’objet de vos préférences ? Je crains de ne pas aimer Marie de cette façon. Est-ce un attachement plus calme, fondé sur l’estime et les qualités réelles ? Alors j’aime déjà Marie. Malgré les compliments que je lui ai adressés, elle n’est pas jolie, je suis forcé d’en convenir ; mais, au-dessus de la beauté, des agréments extérieurs, elle possède un certain charme que je ne saurais lui refuser ; elle a de l’esprit, autant qu’une paysanne peut en avoir, et surtout du bon sens.
D’ailleurs, l’amour est-il nécessaire dans le mariage ? Sans doute on me dira que le mariage est la communion de deux cœurs dévoués ; mais, à côté des mariages d’inclination, n’y a-t-il pas aussi les mariages de convenance ? Un homme de ma trempe doit-il s’abaisser à une passion malsaine, plutôt que de consulter les avantages qu’il trouve dans une alliance raisonnée et raisonnable ? Je me prive de cueillir les fleurs qui croissent en trop petit nombre sur le sentier de la vie, afin d’avancer plus rapidement. Chaque degré de l’échelle que je gravis représente un renoncement, une souffrance. Mon pied vacille encore sur l’échelon où il s’est posé ; profitons de l’occasion qui s’offre à nous pour acquérir plus de solidité. Le bonheur ne s’achète, je le vois, que par des sacrifices perpétuels ; ayons le courage de nous y soumettre ; la récompense est au bout.
7 mai
Comme tout devient facile quand on y met de la bonne volonté ! Ma liaison avec Marie marche à pas de géant ; nous en sommes aux rendez-vous furtifs, au tutoiement intime. Mais la défiance du syndic croît aussi de jour en jour ; il ne sait rien, il soupçonne ; je l’ai vu me surveiller, observer mes moindres gestes, scruter mes paroles, épier la conduite de Marie. Quant à la mère, elle est dans le ravissement ; ses désirs vont être accomplis. Il y a cependant un nuage sur son visage lorsqu’elle est en présence du syndic. Evidemment la situation se corse ; tôt ou tard une explication sera nécessaire. En attendant, faisons notre cour à Marie ; unissons la prudence à l’assiduité. Pour commencer, ne l’oublions pas aujourd’hui ; allons passer quelques instants auprès d’elle, puisque nous l’avons promis.
J’avais raison tout à l’heure, quand je pressentais une crise ; elle a été orageuse. Les bâtiments de ferme appartenant à M. le syndic ont un certain endroit admirablement propre aux entrevues amoureuses. C’est un hangar, où le digne magistrat remise ses chars et ses instruments aratoires. Une demi-obscurité y favorise les confidences. À mon arrivée, Marie s’y trouvait depuis quelques instants. Après une conversation dont chacun peut deviner le sujet, des paroles j’en vins aux actes, c’est-à-dire que j’appliquai sur le front et les joues de Marie plusieurs gros baisers sonores. Je note ce détail afin que mes lecteurs, si j’en ai, ne supposent rien de pis. C’était une imprudence ; le syndic, qui sortait de chez lui, entendit ce bruit insolite ; il s’avança jusqu’à l’entrée et naturellement ne vit rien. — Y a-t-il quelqu’un ? cria-t-il. Nous gardâmes un silence prudent. — Est-ce toi, Marie ? Même silence. — Sortez bien vite. Nous n’obéîmes pas. — Ah ! je vais vous faire répondre. Femme, apporte-moi le falot. J’espérais que Mme la syndique, en mère intelligente, ne se presserait pas d’exécuter cet ordre et que le syndic, abandonnant la place, nous permettrait de nous éclipser. Je me trompais ; le falot arriva, et, le hangar en question n’ayant que deux issues, nous fûmes pris comme dans une souricière. Le syndic, homme vigoureux, me saisit par le collet de mon habit et me traîna à la cuisine.
— Ah ! c’est donc vous, M. le régent, je m’en doutais, qui courtisez la Marie. Vous être encore un joli lulu, et la Marie est une vilaine de vous recevoir au fond de la remise.
— Père…
— Tais-toi, garçonnière. Ah ça ! M. le régent, qu’allez-vous faire ? quelles sont vos intentions ?
— Monsieur, répondis-je, croyez que je respecte trop Mlle Marie pour n’être pas décidé à l’épouser, si toutefois vous y consentez.
— Moi, je n’y consens pas du tout. D’ailleurs ce n’est pas bien sûr, que vous vouliez la marier. Vous avez déjà joué le tour à la petite Rose. Vous n’êtes qu’un enjôleur de filles.
— Ce n’est pas la même chose.
— Pourquoi ? Parce que Marie a des écus et que Rose n’en avait pas. Je vous connais, Grimpion, vous êtes un ambitieux, et du pire numéro, un gueux, une canaille.
Mme la syndique intervint.
— Syndic, ne l’insulte pas ; il n’avait pas mauvaise intention.
— Ah ! il n’avait pas mauvaise intention. Alors pourquoi tchaffait-il la Marie et encore dans un endroit où l’on ne voit goutte ? Ah ça ! régent, il ne faut pas vous figurer que ça se passera ainsi. Vous quitterez la commune dans huit jours.
— Non.
— Je me charge de vous expédier. Tant que vous serez à Ornens, je ne suis pas tranquille. Vous partirez.
— Non, M. le syndic.
— C’est ce que nous verrons. Allez-vous-en et ne remettez plus les pieds chez moi, ni de jour, ni de nuit.
Alors il me poussa dehors ; la pointe de son soulier effleura même les fonds de ma culotte.
Pendant plusieurs minutes, j’exhalai aux quatre vents des cieux ma rage impuissante. Puis un profond abattement succéda à cet accès de colère. Maintenant je suis calme, et ma situation ne me paraît nullement désespérée. Huit jours ! en huit jours bien des événements pourront la modifier. Le syndic réfléchira aussi et peut-être l’affaire se terminera à mon avantage.
Le mariage est une institution divine ; cette vérité, qu’on ne cesse de nous redire dans les catéchismes et du haut de la chaire, n’a donc pas encore pénétré jusqu’au cœur des hommes. Ils veulent séparer ce que Dieu a joint. Insensés ! qui prétendez changer l’ordre de la nature et le soumettre à vos caprices, à vos intérêts matériels ! Marie et moi sommes unis devant Dieu ; bientôt nous le serons aussi devant les hommes. Car les menaces du syndic ne m’effraient pas ; j’épouserai Marie, en dépit de l’autorité paternelle, qui usurpe des droits qu’elle ne possède point. Quitter Ornens, je n’y songe guère, et M. le syndic n’aura pas le temps d’intriguer auprès de mes supérieurs. Je le devancerai ; il faut qu’avant huit jours tout soit réglé. Je me moque pas mal de tes injures et de ton courroux ; je te garantis que tu seras tout heureux de m’avoir pour gendre et que tu me supplieras d’épouser ta fille.
Avant de rien brusquer, avant d’en venir aux grands moyens, tentons une démarche auprès de ce père obstiné. S’il refuse, il n’aura que ce qu’il mérite.
9 mai
Le syndic est venu lui-même à la maison d’école.
— Et bien ! M. le régent, votre démission est envoyée ?
— Quelle démission ?
— Celle de la place que vous occupez.
— Pas le moins du monde.
— Alors…
— Alors, M. le syndic, laissez-moi vous dire quelques mots. Je ne serai pas long.
— Parlez.
— J’aime Mlle votre fille, daignez me l’accorder pour épouse.
— Rien que cela.
— Pas davantage.
— M. le régent, vous avez un fameux toupet. Après ce qui s’est passé, vous osez demander la Marie. Non ; je vous ai déjà une fois répondu non. Je ne reviens pas sur ma parole.
— C’est justement parce que Marie et moi nous nous aimons, que je me hasarde à vous adresser cette requête. Vous ne voudriez pas faire le malheur de votre fille.
— Il n’est pas question de cela. Ma fille, au contraire, serait malheureuse avec vous.
— On n’est jamais malheureux avec celui qu’on aime.
— M. le régent, je suis chez vous ; ça m’empêche de vous traiter comme je le devrais. Je n’ai qu’une réponse à vous donner : La Marie n’est pas pour vous et faites vos paquets.
— Mais enfin, M. le syndic, quelles sont vos raisons ?
— Ça ne vous regarde pas. Cependant je puis bien vous le dire : J’ai un beau domaine et je ne veux pas qu’il aille à des étrangers. Il me faut un gendre qui soit paysan comme moi et qui tienne à le conserver, tandis qu’avec un régent ou quelque beau monsieur de la ville, il serait vendu aussitôt après ma mort.
— Je quitterais volontiers la régence et je m’établirais chez vous. Le métier de paysan n’est pas si difficile.
— Vous paysan ! par exemple, vous n’avez ni la santé, ni la force nécessaire. D’ailleurs, vous ne voulez pas plus être paysan que régent. Vous avez la campagne en horreur et vous comptez trouver à la ville une place où l’on gagne beaucoup en travaillant peu. Vous vous mettrez dans la politique, c’est certain. Aussi vous ne me convenez pas. Adieu ; filez le plus tôt possible et ne m’obligez pas à vous faire déguerpir.
— C’est votre dernier mot, M. le syndic.
— Oui.
— J’ai bien l’honneur de vous saluer.
Rira bien qui rira le dernier, pensais-je. Ah ! M. le syndic, vous jouez au tyran ; qu’il essaie et il s’apercevra que Grimpion, le régent, lui taillera des croupières. Je suis plus instruit que lui et je ne vois pas pourquoi je céderais à cet imbécile, infatué de sa richesse et de sa dignité. Avant peu il aura de mes nouvelles.
11 mai
Que d’événements pendant ces trois jours ! Le programme que je m’étais tracé a été suivi de point en point. Je ne suis plus ce jeune homme candide et présomptueux, qui, naguère, sortait de l’école normale et s’imaginait que tout lui réussirait à souhait. Les épreuves, les difficultés que j’ai rencontrées ont mûri mon caractère et donné à ma volonté une puissance incroyable. Ce que je veux, je l’exécute, sans que rien puisse m’arrêter.
L’important, c’était de revoir Marie et de la convaincre. Je me suis rappelé fort à propos que M. le syndic, en même temps assesseur de paix, avait, samedi, une séance de la justice. Ces séances se prolongent quelquefois assez tard, MM. les membres de la justice ne se quittent pas volontiers avant d’avoir vidé quelques flacons ensemble. Samedi, au beau milieu de l’après-dînée, je me rendais chez le syndic ; la mère et la fille eurent beaucoup de peine à ne pas pousser un cri d’effroi quand elles m’aperçurent.
— Comment, vous ici, M. le régent ?
— Sans doute.
— Que dira mon mari, s’il vient à le savoir ?
— Oh ! je ne le crains pas, Mme la syndique, je me charge de l’amener à ce que nous désirons ; ainsi, Mlle Marie, n’ayez pas peur, et surtout fiez-vous à moi.
— M. le régent, qui aurait jamais pensé que le syndic fût si déraisonnable ; il ne comprend pas les jeunes gens, et j’ai été bien fâchée pour vous de la manière dont il vous a traité.
— Ce n’est rien, Mme la syndique, l’amour que j’ai dans le cœur m’empêche de lui garder rancune. Il est votre père, Marie. Je puis beaucoup supporter de lui.
— Ainsi, vous espérez, M. le régent.
— Je fais plus que l’espérer. Mais j’avais besoin de vous rassurer, c’est dans ce but que je suis venu.
— Merci, M. Grimpion.
Je me retirai alors, et Marie m’accompagna jusqu’à la cuisine, tandis que la mère, indulgente comme le sont toutes les mères, et supposant bien que j’avais quelque chose d’intéressant à dire, resta paisiblement à la chambre et continua son tricot.
J’embrassai Marie avec effusion.
— Marie, m’aimez-vous ?
— Oh ! M. le régent.
— C’est que j’ai à vous parler en particulier. Votre père reviendra tard, je le sais ; ainsi, à la nuit, prenez votre manteau, et allez m’attendre à l’autre bout du village. Je vous communiquerai quelque chose de très important.
— Je puis bien aller sans manteau.
— Non, Marie, les soirées de mai sont encore froides. Je compte sur vous ?
Je dus répéter cette question.
— Je compte sur vous ?
— Oui, dit-elle, en mettant sa main dans la mienne.
Rentré à la maison d’école, je jetai à la hâte dans mon sac de nuit quelques vêtements de rechange, qui, je l’avoue, ne m’étaient guère nécessaires, et, dès que le moment fut venu, je sortis, impatient de retrouver Marie.
Au bout du village, Rose était assise devant le logis de son gendarme.
— Bon voyage, M. le régent, vous allez à Lausanne ; saluez de ma part Mme Grimpion.
— Merci, Rose.
— À propos, vous ne serez pas seul. La Marie au syndic a passé, il n’y a qu’un moment. Vous la rattraperez bientôt.
— Bonsoir, Rose.
Ainsi Rose avait de grands soupçons ; mais cela ne m’inquiéta pas, car il me fallait une certaine publicité ; elle entrait dans mes plans.
En effet, Marie n’était pas loin. Quand nous nous rejoignîmes, elle voulut s’arrêter en voyant mon sac de nuit.
— Vous partez, M. Grimpion ?
— Je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi. Seulement ne vous arrêtez pas ; si l’on nous rencontre, nous aurions l’air de nous être donné rendez-vous. Marie, voulez-vous être ma femme ?
— Ne vous l’ai-je pas promis ? Mais, vous savez, il y a mon père.
— Votre père n’a pas le droit de s’opposer à notre mariage.
— C’est pourtant mon père.
— Oui, mais si vous êtes malheureuse avec un époux que vous n’aurez pas choisi, sera-ce votre père qui vous consolera ?
Elle se tut.
— D’autant plus que j’ai un moyen infaillible de l’obliger à consentir.
— Lequel !
— Marie, je ne vais pas à Lausanne ; si j’ai pris mon sac de nuit, c’est que je pars avec vous.
— Mais, moi, je ne veux pas quitter Ornens.
— Ne comprenez-vous pas que votre père ne refusera pas son consentement, dès qu’il saura que nous avons fait un petit voyage ensemble ?
Je sentis sa main qui tremblait dans la mienne.
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Non, M. le régent ; non, je n’irai pas ; je vous aime, mais ce que vous me conseillez, c’est mal.
— Je regrette comme vous, Marie, d’en venir à de telles extrémités. La faute en est tout entière à votre père ; nous n’en sommes point responsables.
— Ça m’est égal. Adieu.
Je la retins et d’une voix grave :
— Marie, il s’agit maintenant de la résolution la plus solennelle de votre vie. Préférez-vous le bonheur avec un époux que vous aimez, ou le malheur avec un homme que vous haïrez ? Si vous ne vous mariez pas, le séjour de la maison paternelle vous deviendra insupportable. Votre père ne vous pardonnera pas votre affection pour moi, et vous, lui pardonnerez-vous de m’avoir refusé ?
Elle soupira ; la résistance qu’elle m’opposait me sembla fort diminuée. Alors je frappai le grand coup :
— Marie, je n’ai pas la prétention de vous dicter mes volontés. Cependant il est une chose qu’il faut que vous connaissiez et de laquelle je ne vous ai jamais entretenue. Longtemps j’ai ressenti de l’amour pour Rose et si je ne l’ai pas épousée, si je l’ai laissée au gendarme, c’est à cause de vous, Marie, qui avez chassé de mon cœur l’image de Rose. Ce sacrifice, je l’ai accompli sans regret, parce que je croyais que vous m’aimiez, et aujourd’hui que je vous demande une preuve de cette affection, vous me repoussez. C’est plus que de la haine, Marie, c’est de l’ingratitude.
— Hélas ! mon pauvre père, mon pauvre père, quel chagrin je lui causerai !
Elle essaya de résister encore ; je la pressai de nouveaux arguments, j’invoquai tour à tour ses promesses, les miennes, la pitié que je devais lui inspirer. Je fus éloquent, insinuant, persuasif.
Alors elle finit par me dire :
— Où allons-nous ?
— À la gare.
— Mais vous n’y pensez pas. Tout le monde me connaît.
— Je m’embarrasse bien peu du monde. Si nous faisions mal, à la bonne heure ; nous aurions raison de nous cacher. Vous êtes ma femme, puisque nous nous sommes juré fidélité, et je n’ai pas honte à me montrer avec vous, au contraire.
— Et après.
— Je connais en Valais un joli petit hôtel où nous passerons la nuit.
— La nuit ?
— Oui, la nuit, comme un frère et une sœur qui voyagent pour leur plaisir. Et demain soir je vous ramène à Ornens. Puis dans trois semaines la noce !
Après une heure de marche, nous arrivâmes au chemin de fer. Les salles d’attente ne renfermaient aucune figure de connaissance, si ce n’est les employés qui ne m’adressèrent aucune question, et dix minutes plus tard, Marie et moi, confortablement installés dans un wagon de secondes, nous nous dirigions à toute vapeur du côté de Vernayaz. Là nous descendîmes ; il était déjà tard, et Marie accepta mon bras pour la conduire à notre logis éphémère.
Un magnifique clair de lune illuminait la vallée, et ce fut en silence, le cœur dominé par une douce émotion, que nous parvînmes à notre destination. J’ordonnai de préparer un souper appétissant, auquel Marie fit peu d’honneur ; puis, ayant demandé nos chambres, nous nous souhaitâmes bonne nuit.
Je dormis peu, le bonheur tient éveillé, et les premiers rayons du soleil n’avaient pas encore pénétré dans la vallée, que déjà je me promenais autour de l’hôtel, admirant cette splendide nature, et attendant avec impatience la vue de ma bien-aimée.
Enfin elle parut, les yeux rouges et gonflés par l’insomnie. Je crus d’abord que des piqûres valaisannes avaient troublé son repos ; non, c’était le regret d’avoir quitté ses parents et la crainte de leurs reproches.
Peu à peu cependant cette tristesse céda à mes prévenances. Après le déjeuner, Marie était presque gaie, et lorsque je lui proposai de venir contempler avec moi la cascade de Pisse-Vache dont nous apercevions au loin les blanches vapeurs, elle accepta mon bras sans se faire prier et nous nous mîmes en route.
Nous eûmes un grand plaisir à cette excursion, car Marie était à l’unisson de tous mes sentiments ; en face des merveilles dont la bonté divine a orné cette contrée pittoresque, son cœur éprouvait une émotion profonde. Nous ne nous lassions point de contempler ces perles liquides lancées dans l’espace, brisées en fragments imperceptibles qui revêtaient les couleurs de l’arc-en-ciel, et se réunissant de nouveau pour bondir à travers la prairie. Nous écoutions le tonnerre de la cataracte, qui gronde sans cesse, mais semble parfois augmenter de puissance, et imiter celui du ciel. Longtemps nous restâmes immobiles et muets devant cet imposant spectacle ; nous avions oublié Ornens, le syndic, les entraves que rencontraient notre amour ; mais, telle est la mystérieuse influence des œuvres du Créateur, au retour nous étions plus unis encore qu’auparavant, nous nous aimions davantage.
L’après-midi, je la conduisis à cet endroit où le Trient s’ouvre un passage entre deux rochers abrupts et coule librement dans la plaine. Nous vîmes ces sombres cavernes que le soleil éclaire à peine et dont les voûtes séculaires affectent les formes les plus étranges. Tantôt arrondies par l’effet des eaux, elles ont l’aspect d’une coupole de marbre aux nuances variées, tantôt elles offrent mille aspérités, mille fissures, du sein desquelles des plantes verdoyantes s’élancent, et couvrent l’abîme de leurs rameaux vigoureux. Là encore, en proie à une douce extase, nous passâmes de longs instants, et quand nous rentrâmes à l’hôtel, l’heure était déjà avancée ; le train que nous devions prendre allait partir.
Durant le voyage, Marie fut charmante de vivacité ; elle m’adressa mille questions singulières ; je compris qu’elle cherchait à s’étourdir sur la réception qui l’attendait à la maison paternelle. Mais, près d’Ornens, cette agitation fébrile se changea en cruelle angoisse.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! que va-t-on me dire chez nous ?
— Marie, c’est, j’en conviens, un moment désagréable ; prenez courage ; il sera de courte durée.
Nous nous arrêtâmes ; elle était dans un état à faire pitié.
— Oh ! venez avec moi, mon cher M. Grimpion ; sous votre protection je ne craindrai rien. Venez avec moi.
J’eus toutes les peines du monde à lui persuader que ma présence aggraverait la situation ; enfin je la rassurai de mon mieux, je lui promis et répétai que je ne l’abandonnerais jamais, qu’elle pouvait se fier à mon honneur, alors elle me quitta brusquement et courut vers sa demeure.
Quelle scène dans la maison du syndic ! Pauvre Marie !
Mais c’est assez nous occuper d’autrui. Songeons à nous. La besogne, cher ami Grimpion, n’est qu’à moitié terminée. Tu vas épouser la fille du syndic, c’est une chose indubitable. Il ne faut pas que le papa s’imagine te faire beaucoup d’honneur en te l’accordant. C’est lui qui est ton obligé, et non pas toi qui es le sien. J’aurai soin de lui tenir la dragée haute, à ce gros dos de village ; il m’a insulté et rudoyé. Je l’humilierai, ce vaniteux compère, il courbera l’échine devant le régent Grimpion : c’est lui qui m’offrira sa fille et non pas moi qui la demanderai.
12 mai
Ce matin, le syndic est venu chez moi, mais non plus le chapeau sur l’oreille, avec des airs de matador. Du plus loin que je l’ai aperçu, je me suis mis à ouvrir mon sac de nuit, à le remplir de divers objets. Il m’a trouvé dans cette occupation.
— Comment, M. le régent, vous partez !
— Il me semble, M. le syndic, que vous m’avez donné huit jours pour cela ; je vous obéis…
— Pourtant…
— C’est de Lausanne que j’enverrai ma démission.
Il faisait des efforts inouïs pour se contenir ; sa voix tremblait. Apparemment il s’était juré de rester calme.
— M. Grimpion, je ne sais comment qualifier votre conduite à l’égard de ma fille. Cependant je ne viens point vous adresser des reproches ; aujourd’hui, vous devez réparer votre faute, c’est-à-dire rendre l’honneur à Marie en l’épousant.
Jamais il n’avait été plus éloquent.
— Non, répondis-je.
— Ma fille est perdue de réputation.
— Je vais prendre le train dans une demi-heure.
Un flot de sang monta à son visage. Je crus qu’il allait éclater. Soudain les muscles de son visage se détendirent ; une larme se montra au coin de son œil gris.
— Non, M. le régent, je vous en supplie ; ne déshonorez pas ma famille ; tout le monde parle déjà de cette aventure, j’en suis sûr.
— Peu m’importe. Vous avez brisé ma carrière, M. le syndic ; des deux c’est moi qui suis le plus à plaindre.
— Ne parlons pas de cela. Je ne veux pas que vous quittiez Ornens, au contraire. Épousez Marie, puisque vous l’aimez et qu’elle vous aime.
Et il essayait de me saisir la main. Je n’eus pas le courage de résister plus longtemps.
— Enfin, M. le syndic, pour vous être agréable, je consens à prendre votre fille. Mais il est bien entendu que c’est pour vous être agréable. Vous vous souviendrez de ce que je fais aujourd’hui pour vous.
— Oh ! M. le régent. Merci, et il me serrait la main avec effusion. Je retourne à la maison consoler ma femme et ma fille. Au revoir, Marie vous attend.
Je ne tardai pas, en effet, à rejoindre ma fiancée. Elle me raconta ce qui s’était passé la veille. Ses parents l’avaient injuriée ; son père, auquel elle avait tout avoué, voulait la chasser ignominieusement de chez lui. Mais, sur les instances de Mme la syndique, il s’était apaisé et, comme la nuit porte conseil, après mûre réflexion, il avait reconnu que mieux valait tenter une démarche auprès de moi ; car un esclandre lui eût causé un préjudice énorme, et son autorité de magistrat en aurait nécessairement souffert.
Le mariage aura lieu aussitôt que possible ; cela ne me contrarie pas et je défère en cette occasion au désir du syndic. J’écris à ma mère pour lui annoncer cette bonne nouvelle. Peut-être ne sera-t-elle pas fort étonnée.
13 mai
Voici la lettre de mère, en réponse à celle que je lui ai adressée :
Mon cher fils,
Ainsi tu épouses la fille du syndic, ce qui est un mariage superbe au point de vue de la fortune et de la position. Je t’en félicite, et je souhaite ardemment que tu y trouves le bonheur auquel tu aspires, et qui n’est pas toujours le partage des riches et des puissants. Reçois la bénédiction de ta mère affectionnée, qui t’embrasse de tout son cœur.
Veuve Grimpion
C’est bien laconique et bien sec.
17 juin
Enfin, le grand jour est venu. Je me suis marié ce matin dans le temple d’Ornens. Le pasteur nous a adressé de longues, de trop longues exhortations sur un texte du livre des Juges, chap. XXI, versets 20 à 22 :
« Et ils commandèrent aux enfants de Benjamin, en disant : Allez, et mettez des gens en embuscade aux vignes.
»Et quand vous verrez que les filles de Silo sortiront pour danser avec des flûtes, alors vous sortirez des vignes, et vous ravirez pour vous chacun sa femme d’entre les filles de Silo et vous en irez au pays de Benjamin.
»Et quand leurs pères ou leurs frères viendront vers nous pour plaider, nous leur dirons : Ayez pitié d’eux pour l’amour de nous. »
C’est une petite vengeance ; car, malgré mon beau-père, je n’ai pas invité le pasteur à notre banquet de noces ; je ne vois pas pourquoi je lui témoignerais une affection que je ne ressens pas. Point d’hypocrisie ; la droite ligne, toujours la droite ligne !
Rose et son gendarme assistaient pieusement au service religieux.
Le repas était un peu triste ; cela se comprend, du reste ; le syndic, en particulier, n’a pas desserré les dents, c’est-à-dire n’a pas prononcé une parole ; on pourrait entendre ma phrase autrement. Au dessert, Marie m’a rappelé la promesse que je lui avais faite d’une chanson pour ses noces.
— Ma chère épouse, l’instituteur et le poète ont achevé leur rôle. C’est l’homme d’État qui commence.
Ornens, 15 février 1861
Ma carrière politique commencera par une belle action. Rendre le bien pour le mal, c’est le plus noble privilège des âmes fortes, des natures au-dessus du vulgaire. Le syndic, mon beau-père, qui m’a poursuivi de sa haine acharnée, de ses préjugés rustiques, et de ses idées étroites, eh bien ! C’est lui dont je veux me venger par des bienfaits. J’ai oublié que, pour épouser sa fille, j’ai dû employer un moyen violent, justifié, il est vrai, par la stupide résistance d’un père aveuglé ; j’ai oublié l’ignominie dont il m’a abreuvé ; par mon influence, il sera nommé membre de l’Assemblée constituante. Il le désire ardemment, et quoi qu’il ne m’en ait jamais parlé, j’ai deviné les instincts ambitieux de ce magistrat villageois ; pauvre nature humaine, qui réunit les contrastes les plus révoltants, l’amour des charges publiques et l’impossibilité de les remplir dignement !
Mon beau-père n’a jamais approuvé la révolution de 45. Il était alors membre du Grand Conseil, et malgré ses opinions conservatrices, il fut réélu. M. Druey trouva en lui un terrible adversaire, non que le syndic osât se mesurer corps à corps avec un si redoutable jouteur, mais il fixait sur lui des regards pleins d’une indignation féroce, et plus d’une fois, sans doute, l’illustre homme d’État fut intimidé au milieu d’une harangue, comme par un serpent fascinateur.
Une seule considération me retient encore ; il me semble que je ferai là un triste cadeau à la patrie vaudoise, juste au moment où elle réclame la coopération des citoyens les plus éclairés. À cela je réponds que mon beau-père est un des hommes intelligents d’Ornens et des lieux circonvoisins, ce qui n’est pas beaucoup dire.
Pourquoi vous, M. Grimpion, homme si capable et si habile, ne vous présenteriez-vous pas vous-même ? Hélas ! Les personnes qui me tiennent ce langage, ne songent pas que je suis trop jeune encore, et qu’ainsi je ne puis satisfaire aux prescriptions de la loi. C’est bien injuste ; un jeune homme heureusement doué ne vaut-il pas mieux qu’un vieillard imbécile ? Le patriotisme s’accroît-il avec les années ?
Cependant une réflexion me console ; les grands conseillers ne sont pas immortels et mon beau-père non plus. Alors je lui succéderai tout naturellement ; jusque-là, il garde ma place à l’assemblée législative. Sans doute, il fera peu de besogne, mais quand j’y serai, j’aurai bientôt rattrapé le temps perdu.
Ensuite, à supposer que la mort épargne longtemps encore l’honorable syndic, je n’attendrai pas à perpétuité. Un moment viendra sans doute, où, fatigué des luttes parlementaires, il cherchera le repos ; si peut-être il manifeste quelque velléité de résister aux exigences de sa santé, je le déciderai facilement à renoncer aux vanités politiques. D’ailleurs…, mais nous n’en sommes pas là.
Comme je savoure avec délices le plaisir de faire le bien ! Quelle jouissance pour une âme pure de sentir que l’on contribue au bonheur de son prochain, surtout quand ce prochain ne l’a pas mérité ! Le désintéressement est la plus sublime des vertus ; elle porte déjà sa récompense avec elle.
3 mars
Mon beau-père est élu et cela par mes soins. Je réussis dans tout ce que j’entreprends ; en cette occasion, la tâche n’était vraiment pas difficile ; quelques discours, beaucoup de poignées de main, et les électeurs ont voté presque unanimement pour le syndic. Le pauvre homme jubile ; il n’a pas seulement pensé à me remercier ; je veux bien attribuer à l’émotion ce manque absolu de reconnaissance, car il est dur d’obliger un ingrat.
Enfin, il s’est décidé à me serrer la main.
— Gendre, vous êtes un brave garçon, et une larme de joie a brillé dans ses yeux gris. Cet hommage quasi muet m’a très fort impressionné.
Enfin la constituante est nommée. Que de marches et de contremarches pour en venir là ! Lorsque j’ai épousé Marie, la riche héritière, la fille du syndic, j’ai cru voir un monde nouveau s’ouvrir devant moi. Et voilà plus d’un an que cela dure ; et je suis toujours instituteur à Ornens. Oh ! les hommes de 45, comme ils ont les griffes solides ! avec quelle ténacité ils se cramponnent à leurs fauteuils ! Ni les articles des journaux, ni la voix, la grande voix du peuple, n’ont pu éclairer. N’ont-ils donc pas joui assez longtemps du pouvoir ? faudra-t-il les user jusqu’à la corde, ces vieilles incapacités démocratiques ? Pendant que vous trôniez sur vos sièges de conseillers, une génération s’est élevée, génération d’hommes instruits, actifs, entreprenants. Ne comprenez-vous pas qu’elle demande une place ? Cédez-la, si vous ne voulez pas qu’elle la prenne.
Le chemin que je dois suivre est tracé ; mais au premier pas que je fais, je suis arrêté. Des ronces et des épines embarrassent la route ; pas moyen d’avancer. C’est le peuple seul qui, d’un coup de faucille, peut extirper ces plantes parasites qui me ferment le passage. Allons, citoyens, à la besogne ! que je puisse, à mon tour, m’élancer dans la carrière et vous apporter les bienfaits de la science et du progrès !
20 mars
Je reviens de Lausanne, où j’ai assisté à l’ouverture de l’Assemblée constituante. Mon beau-père s’est fait habiller de neuf pour la circonstance. Avec son frac à queue d’hirondelle, bouffant sur les épaules par une douzaine de gros plis, il sentait son constituant d’une lieue.
Quel sera, me disais-je en quittant Ornens, quel sera l’aspect de cette assemblée composée des hommes les plus remarquables de notre patrie ? Aujourd’hui je puis répondre à cette question ; peu de figures intelligentes, plusieurs coqs de commune, des discussions sans intérêt et sans grandeur. Ah ! Comme je comprends autrement le beau rôle de législateur ! Il me semble que si j’eusse été à la place de ces messieurs, à la place de l’honorable syndic d’Ornens, je me serais élevé au-dessus de pareilles minuties, j’aurais dominé la situation par l’autorité que donne une parole incisive, et réduit au silence les ergoteurs.
Mon beau-père s’est tu. Franchement, je crois qu’il a bien fait.
J’ai passé deux jours chez ma mère. L’excellente femme, elle travaille encore et plus que jamais. Mais elle a son idée fixe ; elle veut que je m’établisse à Lausanne, où elle prétend que je trouverai bientôt à m’occuper.
— Un peu de patience, bonne maman, un peu de patience, soyez certaine que je désire, moi aussi, quitter ce trou d’Ornens où mes talents sont enterrés.
— Il y a longtemps que j’attends.
— Encore quelques mois, si nos hommes n’y mettent pas trop d’obstination, et je me fixerai au chef-lieu. Vous comprenez ; je n’irai pas m’embarquer sur le navire au moment où les rats l’abandonnent.
— Tu veux donc te lancer dans la politique ?
— Oui, je suis fait pour parler à des hommes, et non à des gamins. D’ailleurs, j’ai puissamment travaillé à l’évolution qui se prépare et le nouveau pouvoir n’aura rien à me refuser.
— Quel bonheur de t’avoir auprès de moi !
Je sais commander à mes impressions et aux traits de mon visage. Cependant il est probable, qu’à l’ouïe de cette proposition incongrue, je fronçai le sourcil ; car aussitôt elle reprit :
— Quand je dis auprès de moi, j’entends à Lausanne. Mon expérience m’a enseigné qu’une belle-mère est toujours déplacée dans un jeune ménage.
— À Dieu ne plaise que j’aille troubler le tien ! Mais je te verrai plus souvent, et pour une mère c’est un grand plaisir ; tu ignores combien ton absence m’a été pénible.
J’ai répondu à ces bonnes paroles par des compliments analogues. Mon cœur est très sensible ; et, si j’ai rencontré des obstacles sur ma route, c’est pour l’avoir trop souvent écouté, au mépris de mes intérêts personnels. Faiblesse, dira-t-on : peut-être ; mais autant celle-là qu’une autre ; les hommes ne sont pas parfaits.
J’avais, naguère encore, l’appréhension que ma mère ne voulût absolument habiter avec moi, lorsque je me serais fixé à Lausanne. Maintenant je suis délivré de cette crainte ; je vois que ma bonne maman considère les choses à leur véritable point de vue, et sait faire un léger sacrifice à la tranquillité et à l’indépendance de son fils. Vivent les femmes raisonnables !
15 juillet
Je m’étais imaginé fort gratuitement que mon beau-père se laisserait guider par moi, et, qu’avant de voter en assemblée constituante, il daignerait prendre l’avis de son gendre. Eh bien ! pas du tout, s’il est ignorant, il est aussi très entêté et, par-dessus le marché, doctrinaire. Son étroite cervelle est imbue des idées qui avaient cours de 1830 à 1845 ; il ne jure que par Monnard et A. Gindroz. J’ai essayé de le ramener à de meilleurs sentiments ; de lui faire comprendre la loi immuable du progrès ; il a paru m’écouter avec attention ; mais, sans tenir aucun compte de mes arguments, sans me contredire le moins du monde, il a persisté dans ses opinions arriérées ; le malheureux ! il est partisan de la liberté religieuse.
La liberté religieuse, c’est pour nos conservateurs encroûtés le droit de conspirer à leur aise contre les institutions démocratiques, d’écraser, du haut de leur orgueil spirituel, tous ceux qui ne sont pas de leur bord, qui détestent les grimaces et l’hypocrisie. Je le sais ; j’en rencontrerai plusieurs sur ma route ; ils essaieront d’humilier, d’entraver ce régent, qui grâce à des aptitudes peu communes, s’est rendu utile à ses concitoyens et a mérité leur confiance. Ils ne peuvent souffrir aucune espèce de supériorité, et traitent de parvenus les hommes qui ne doivent leur élévation qu’à leur capacité, à leur connaissance des affaires.
La liberté religieuse donne le champ libre à ces mesquines intrigues : elle imprime à de coupables manœuvres le sceau de la légalité, et sous des apparences républicaines, cache l’oppression et le privilège.
Voilà ce que l’intelligence obtuse de mon beau-père n’a pas saisi.
Je ne me consolerais pas d’avoir contribué à sa nomination, si celui qu’on aurait élu à sa place n’était pas encore plus borné que lui. De deux maux il faut choisir le moindre.
Il me vient un scrupule de conscience ; puis-je accepter une constitution renfermant cet article dangereux, et peu démocratique ? Si j’en croyais mon premier mouvement, je la rejetterais. Cependant ne nous hâtons point de nous décider ; réfléchissons.
Vouloir que la constitution de 1861 réalise tous les progrès possibles, c’est en vérité trop demander à la nature humaine. Il suffit qu’elle soit un pas fait en avant, une étape sur le chemin de la civilisation. Parfois elle restera au-dessous du but, parfois elle le dépassera ; des révisions subséquentes la compléteront, et corrigeront les erreurs politiques dont elle sera probablement semée.
D’ailleurs, si par délicatesse je le rejette, que deviendra cette carrière d’honneur et de profit, à laquelle j’ai déjà fait les plus grands sacrifices ? Les hommes de 45, s’ils continuent à occuper le pouvoir, me dédaigneront ; le nouveau gouvernement, et cette supposition n’est pas la moins vraisemblable, me regardera comme un traître, comme un transfuge. Confiné dans mon école d’Ornens, je devrai attendre qu’une autre évolution se produise, que l’aurore du progrès vienne dorer une seconde fois les montagnes de ma patrie. Alors je serai vieux ; alors l’enseignement aura imprimé sur mon front sa marque indélébile, et quand je m’offrirai pour mettre la main à l’œuvre, on me répondra : nous n’avons pas besoin de toi, retourne à ta classe, pédant.
Non il n’en sera pas ainsi ; non, je ne reculerai point ; je saurai imposer silence aux murmures secrets de mes convictions ; et quand j’aurai la puissance, j’en profiterai pour apporter à la constitution les changements désirables et effacer, en tout premier lieu, le principe doctrinaire et conservateur de la liberté religieuse.
30 janvier 1862
Depuis six grands mois je n’ai rien écrit. Sans doute, j’aurais pu raconter comment la Constitution a été acceptée ; j’aurais pu dire que mon beau-père est aujourd’hui grand conseiller. À quoi bon ? ces événements ne me touchent que de loin ; je suis encore instituteur à Ornens, et ma vie s’est écoulée monotone et terne, au milieu des devoirs multiples de ma vocation.
Mais enfin ! enfin ! l’heure a sonné, la place est nette ; 45 a vécu. 45 ! élan populaire dont nul ne contestera la grandeur et la justice. 45 ! victoire d’une nation sur les coteries et le privilège ! Pourquoi donc cet arbre si vigoureux a-t-il perdu ses feuilles l’une après l’autre ; c’est que la sève ne montait plus dans ses rameaux, et quand il n’a plus été qu’un tronc rugueux et stérile, malgré sa dureté, malgré sa résistance, les bûcherons l’ont renversé. Ces bûcherons étaient au nombre de deux ; le clergé et le corps enseignant.
45 fut la réaction du bon sens contre la vaine science de l’Académie, de la liberté contre les prétentions exorbitantes d’une minorité qui se qualifiait elle-même de seule instruite, de seule capable. La lutte a été longue, pénible ; jamais l’ennemi n’a accepté sa défaite et dès lors, sous une forme ou sous l’autre, le clergé, dont les membres appartenaient presque tous à cette coterie orgueilleuse, n’a cessé d’attaquer le pouvoir et de le miner dans l’esprit des masses.
S’appuyant sur une majorité campagnarde, les hommes de 45, pour flatter l’ignorance et les instincts despotiques de leurs partisans, leur ont jeté les régents en pâture. J’y ai passé, j’ai senti peser sur moi la tyrannie communale. Impossible d’obtenir justice ; les instituteurs primaires étaient, comme les serfs au moyen âge, taillables et corvéables à merci, selon la belle expression de notre professeur d’histoire à l’école normale.
Aussi quel trésor de haine s’est amassé dans le cœur de ces pauvres gens, victimes d’une politique injuste et barbare ! La plupart d’entre eux sont démocrates sincères ; ils n’ont guère d’allures conservatrices et cependant ils ne peuvent s’empêcher d’applaudir à la chute d’un pouvoir dont ils partagent les opinions, mais qui les a traités en fils illégitimes.
Je respire ; il me semble que mon cou est délivré d’un joug insupportable, que l’air est plus vif, que le soleil de janvier est étincelant ; je suis un autre homme que je n’étais hier. Le passé, un passé de vexations et d’avanies, a disparu ; l’avenir ne m’inquiète pas. Aveugle, imprudent que je suis ! sur quelles bases reposent mes espérances ? Le Conseil d’État élu aujourd’hui me donne-t-il des garanties certaines, ou bien n’aurais-je fait que changer de servage ?
Plus j’y réfléchis, plus je crains que la journée du 30 janvier ne soit une revanche des conservateurs. En ce cas, adieu mes projets ! Pourquoi ? parce que les régents sont assez bas dans leur estime ; mais il y a régents et régents ; je leur prouverai que M. Grimpion n’est pas d’une étoffe commune, que le pédagogue n’a pas trop déteint sur le politique. D’ailleurs, pour qui sait dompter un cheval fougueux, l’essentiel est de pouvoir enfourcher la bête ; qu’ensuite elle se dérobe ou se cabre, elle finira toujours par obéir à la bride et à l’éperon.
C’est le moment de monter en selle ; ne perdons pas un instant ; tandis que le souvenir de mes services est encore vivace, demandons la récompense que j’ai si bien méritée.
Oui, et si peut-être ces messieurs allaient trouver que je suis âpre à la curée, que ma précipitation frise l’indélicatesse ? Je dois avouer qu’ils n’auraient pas tout à fait tort.
Bah ! je ne serai pas le premier ! les gens plus pressés que moi ne manquent pas. Un retard de quelques jours m’exposerait à un véritable péril ; on me répondrait : pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? et je serais obligé de prendre ce que d’autres auraient laissé, c’est-à-dire quelque emploi minime, mal rétribué, ne donnant ni crédit, ni influence. La fausse générosité n’est qu’une duperie.
Au risque de déplaire à ces messieurs, j’irai demain et je solliciterai. J’ai assez attendu.
31 janvier
Mettons un peu d’ordre dans nos idées. Ai-je obtenu quelque chose ? je l’ignore ; puis-je me fier aux belles promesses qu’on m’a faites ? Ne serait-ce pas un moyen très commode et très ingénieux de calmer mon impatience, quitte à m’oublier le jour où tombera la pluie des faveurs gouvernementales ?
Quoi qu’il en soit, voici comment nos magistrats ont accueilli mes démarches.
Tout d’abord, je suis allé heurter à la porte du bureau de notre journal. Le grand homme s’y trouvait : le tribun de la veille était devenu Président du Conseil d’État.
À ma vue un mauvais sourire s’accentua au coin de ses lèvres.
— Eh bien ! M. Grimpion, que dites-vous de cette victoire ?
— Elle était certaine, et je vous félicite sincèrement.
— Sans doute, à Ornens on a été bien surpris.
— Surtout bien joyeux ; tous les patriotes de l’endroit comptaient sur vous.
— Et cependant, peu s’en est fallu que notre édifice ne fût renversé. Mais c’est trop parler du passé. Vous avez sans doute quelque chose à me demander ?
— Oui, M. le Président. Je veux quitter Ornens, où mon activité ne saurait se déployer de manière suffisante.
— Oui, je comprends, il vous faut un plus grand théâtre, et son mauvais sourire s’accentua encore davantage.
— Je ne me sens pas fait pour rester au village et je voudrais une position qui m’appelât à Lausanne. Vous me pardonnerez d’être venu si tôt.
— Si tôt, M. Grimpion. Rassurez-vous. On n’a pas attendu jusqu’à ce matin. Hier déjà, les sollicitations pleuvaient comme grêle. C’est dans l’enseignement que vous désirez une place ?
— Non, Monsieur le Président.
— Tant pis ; car on m’a raconté que vous y étiez merveilleusement apte.
— Oh ! Monsieur, que ceux qui ne savent pas faire autre chose se vouent à l’enseignement.
— Eh ! Monsieur le régent, vous êtes un homme avisé.
Je souris modestement.
— Alors, quelle est la carrière qui vous tente ?
— L’administration.
— Elle est bien longue et bien ingrate, cette carrière. Des années peuvent s’écouler avant que vous soyez hors des postes secondaires.
— Secondaires, pourquoi secondaires ?
— M. Grimpion, on commence par le bas de l’échelle. Je sais ce que vous allez me répondre. Vos talents et vos études sérieuses à l’école normale vous donnaient le droit d’espérer mieux. N’est-ce pas cela ?
— En effet.
— Vous ignorez peut-être que dans l’administration il existe une sorte de hiérarchie ; on ne devient supérieur qu’après avoir été longtemps subalterne.
— N’y a-t-il pas des exceptions, à cette règle ?
— Très peu, même pour des capacités hors ligne. D’ailleurs, les cadres de mon bureau sont remplis. J’ai déjà tous les officiers et les soldats qui me sont nécessaires. Mais mon collègue X a besoin de quelques employés ; je vais vous adresser à lui, et ce serait jouer de malheur s’il ne lui restait pas quelque poste à repourvoir.
Le tribun écrivit rapidement deux lignes sur une bande de papier, la plia et me la remit, en me souhaitant bonne chance. Je le remerciai sans trop d’effusion.
M. X est un homme de belle taille, d’une figure remarquable. Je me sentis d’abord un peu intimidé en sa présence. Il lut attentivement le billet que je lui présentais.
— Vous vous nommez M. Grimpion !
— Oui, Monsieur.
— Vous êtes instituteur ?
— Oui, Monsieur.
— Breveté ?
— Oui, Monsieur.
Cet interrogatoire ne me plaisait qu’à moitié. Pour rompre le charme, je crus devoir ajouter :
— Je me flatte de n’avoir point été inutile à la grande cause de la révision.
— Fort bien, fort bien, Monsieur. Vous accepteriez une place de secrétaire-copiste dans mon bureau ?
— De secrétaire-copiste ! (m’offrir à moi, Grimpion, d’être copiste ! L’indignation m’étouffait. Mon interlocuteur ne s’en aperçut pas.)
— Nous avons déjà vingt-trois candidats, vous seriez le vingt-quatrième. Vous auriez des chances, je ne vous le cache pas, à cause de la recommandation de mon collègue. Cependant, comme c’est le Conseil d’État qui nomme, le scrutin présente quelquefois de singulières bizarreries. Faites-moi tenir votre demande écrite. Adieu, Monsieur Grimpion, adieu, nous sommes fort occupés ; comptez sur moi.
Il faut en convenir, les républiques sont ingrates. Depuis deux ans environ je travaille, j’écris et prêche en faveur de la révision. Ma voix est entendue ; partout, autour de moi, des conversions s’opèrent ; à chaque discours que je prononce, la révision acquiert de nouveaux prosélytes. On me récompense de mon activité et de mon zèle en m’appelant à la haute dignité de secrétaire-copiste.
Secrétaire-copiste ! Sorte de machine à écrire à laquelle on défend de penser. Grimpion, voilà le jugement que l’on porte sur ton intelligence, voilà ta valeur aux yeux des puissants du jour ?
Humilié ! humilié, vertu des grandes âmes, que tu es difficile à pratiquer !
Un homme comme moi doit-il s’abaisser jusqu’au modeste emploi de secrétaire-copiste ? C’est pour me servir d’une comparaison de l’Évangile, enfouir les talents que j’ai reçus ; en ai-je le droit ? Quelle honte pour l’école normale de voir l’un de ses meilleurs élèves réduit à l’infime condition de gratte-papier !
Mais non ; le grand tribun me l’a dit ; il y a une sorte de hiérarchie dans l’administration cantonale et ces humbles fonctions ne seront qu’un stage, fort court, sans doute, qui me conduira à l’influence et au pouvoir. Le vrai mérite finit toujours par percer ; si, momentanément, il est enfoui dans la terre, c’est un germe vigoureux, qui gonfle de jour en jour, brise l’enveloppe dont il est entouré et se fraie un chemin rapide vers la lumière. Une fois parvenu à la surface du sol, il ne tarde pas à se couvrir de verdure et de fleurs ; il envoie, de toutes parts, des rameaux pleins de sève et de vie et devient un grand arbre, que les passants considèrent avec admiration.
Lors même que je consentirais à cette dégradation passagère, que j’irais postuler, moi vingt-quatrième, est-il bien sûr que mes démarches fussent couronnées de succès ? Un caprice du Conseil d’État peut réduire à néant toutes mes espérances, et voilà Grimpion régent comme devant.
Non, je ne me retirerai point, non je ne me laisserai pas guider par la fausse honte, par un sentiment exagéré de ma valeur personnelle. Je veux savoir jusqu’à quel point on sera ingrat, injuste envers moi ; je veux m’assurer qu’on a oublié mes services et que l’on me confond avec ces nullités ambitieuses qui assiègent nos magistrats.
5 février
Comme je tiens à réussir, j’ai employé tous les moyens dont je dispose, même les plus misérables. J’ai songé à l’influence de mon beau-père, c’est tout dire. Je ne sais si le brave syndic s’était imaginé que je me fixerais à Ornens, car, à l’ouïe de mon projet, il a poussé un soupir, puis, sans exprimer autrement sa pensée,
— Gendre, m’a-t-il dit, vous avez raison.
— Ce n’est pas le tout ; vous parlerez de moi à ces messieurs.
— Et ça tout de suite ; je pars demain pour Lausanne et je les verrai, ils me doivent bien quelque chose.
Il est revenu ce soir.
— Gendre, l’affaire est au sac. Vous êtes nommé ; vous en recevrez la nouvelle demain.
— Merci cent fois, beau-père.
— Il n’y a pas de quoi, en vérité ! À quoi servirait-il d’être grand conseiller, si on ne pouvait pas quelque chose ?
C’est égal, il n’a pas l’air gai, le pauvre syndic ! Il craint de perdre sa fille. Tant pis !
S’il est triste, je le suis encore plus que lui. Quelle honte ! Comment, voilà un paysan qui n’a guère d’éducation et fort peu d’instruction, voilà un homme que j’ai fait élire, chacun le sait, à la Constituante d’abord, au Grand Conseil ensuite. Eh ! Bien ! on lui accorde, sans hésiter, ce qu’on n’osait pas me promettre, à moi. Pourquoi ? parce qu’il est grand conseiller. Il a reçu le baptême populaire ; cela suffit. J’en suis presque à désirer qu’il n’eût rien obtenu. Ma position serait plus nette, je ne lui aurais aucune obligation, tandis que maintenant !…
Sa présence m’est pénible ; j’ai hâte de quitter Ornens pour le chef-lieu. Là, du moins, je serai débarrassé d’une foule de souvenirs cruels. Cette école, cette maison du syndic, ce gendarme, sa femme, tout me rappelle de douloureux sacrifices. Le cœur est un organe bien solide puisqu’après avoir été brisé tant de fois, il peut continuer ses battements paisibles et supporter impunément de nouvelles secousses.
Lausanne, 1er mars
J’habite avec ma femme un joli appartement de la rue Neuve. Mon beau-père a voulu amener lui-même le trousseau de sa fille. En nous quittant, il avait les yeux pleins de larmes.
Mme la syndique a beaucoup mieux accepté cette séparation. Elle est un peu ambitieuse, ma chère belle-mère, elle pense avec raison que, si la position de M. Grimpion est brillante, Mme Marie aura sa part de lustre et d’éclat. Cet amour maternel est tout-à-fait respectable.
C’est M. le conseiller d’État lui-même, chef de notre direction, qui a pris la peine de m’installer. Il m’a présenté aux trois autres employés de bureau ; ils ont eu l’air de me faire le meilleur accueil. Je n’aime pas trop la physionomie du chef de bureau ; son front étroit, ses petits yeux ; ses grosses lunettes, annoncent un homme pétri d’amour-propre et d’incapacité.
Il y a aussi, dans le coin, près de la porte, une espèce de vieillard grondeur et aigri. En me voyant entrer, il n’a pu s’empêcher de grommeler et de dire assez haut : bon, encore un régent !
Oui, messieurs, un régent ! Je vous prouverai que cette vocation, dont vous vous moquez en vaut bien une autre. Malgré vos longs services administratifs, votre habitude des affaires, je ne vous crains pas ; car j’ai été régent, c’est-à-dire qu’il m’a fallu plus de science, de persévérance et d’énergie que vous n’en posséderez jamais. Ah ! je vous montrerai ce que c’est qu’un régent !
Telles étaient mes réflexions pendant le discours de M. le conseiller d’État. Cela signifie que je ne l’écoutais guère ; il était rempli de ces banalités de circonstance qu’un magistrat doit toujours avoir à sa disposition pour en asperger ses inférieurs, et que ceux-ci acceptent toujours avec la même indifférence.
Le conseiller d’État nous salua et sortit.
— M. Grimpion, me dit le chef, au nom du bureau, je vous souhaite la bienvenue. J’aime à croire que vous serez heureux parmi nous. Puis s’adressant à l’un des employés qui travaillaient près de lui : M. Tirard, ayez l’obligeance d’indiquer à M. Grimpion la tâche qui lui incombera.
En quatre mots je fus au fait. M. Tirard était émerveillé.
— On m’avait prévenu, M. Grimpion, que vous étiez un homme intelligent. On ne m’a pas trompé. Mais il est près d’onze heures, sortez avec moi ; en l’honneur de votre arrivée nous nous relâcherons un peu de la sévérité des règlements.
J’obéis et nous nous rendîmes au café voisin, où nos collègues, moins le chef, ne tardèrent pas à nous rejoindre. Je voulus payer la tournée d’absinthe ; ils s’y refusèrent absolument.
Alors je les invitai pour le soir du même jour, et dans le même local, à partager quelques bouteilles avec moi. Après bien des compliments ils acceptèrent.
Il est joli, parole d’honneur, le personnel de l’administration cantonale. Comme les affaires doivent être expédiées avec intelligence et célérité ! Sont-ils bornés, ces pauvres serviteurs de l’État ! Quelles conversations il me fallut soutenir, quelles sottises il me fut donné d’entendre ! La plupart d’entre eux manquent d’instruction pratique ; et parmi ceux qui en ont reçu, un petit nombre se sont préservés des influences bureaucratiques et de la routine administrative.
Pour un autre que pour moi, ce serait un grave danger ; au bout de peu de temps, ses facultés s’endormiraient, bercées par la monotonie des occupations, enfermées dans un cercle étroit, sans air et sans lumière. Mais je suis fortement trompé ; ma volonté a subi, victorieusement, de rudes épreuves ; je saurai ne pas céder au sommeil et combattre la torpeur contagieuse qui règne au Château.
15 avril
Le gouvernement du 30 janvier s’applique à justifier mes prévisions. Il essaie de réparer les injustices commises en 1845. De jour en jour il prend une teinte plus conservatrice. La coterie, la camaraderie inspirent ses nominations ; déjà les partisans de la révision murmurent et se repentent. Ils ont tiré les marrons du feu ; ce sont d’autres qui les mangent. Je m’efforcerai d’appartenir à la seconde catégorie.
J’ai remarqué, de plus, que ces messieurs tiennent leurs adversaires politiques en singulière estime. Ceux-ci obtiennent tout de la générosité du pouvoir. Ainsi ma ligne de conduite est nettement tracée, facile à suivre ; si, pour leur plaire, il suffit de leur résister, je saisirai la première occasion de les attaquer en face. Plus je leur ferai de mal, plus je leur serai cher. Ils me craindront et par conséquent m’estimeront.
Il n’est pas besoin d’être sorcier pour deviner où ce beau système les mènera. Les amis du gouvernement n’ayant plus aucune raison de le soutenir, resteront à l’écart ou feront défection ; tandis que ses ennemis, objets de toutes les faveurs, useront de l’influence qu’il leur donne et le démoliront dans l’esprit des populations. Ce ne sera pas long ; une législature, tout au plus. Alors, nouvelle pluie de récompenses ; mieux dirigée cette fois, elle ne tombera pas des indignes ; et j’assisterai des premiers à la distribution.
Mes instincts ne sont pas conservateurs ; j’ai eu l’occasion de m’expliquer franchement à ce sujet ; ce que j’étais, il y a une année, je le suis encore : un ami du peuple et de ses libertés. Avec les hommes du 30 janvier ; je ne serai pas obligé de feindre, j’aurai mes coudées franches et cela me va d’autant mieux que je hais l’hypocrisie et la dissimulation. Mon caractère ne se prête qu’à regret à des manœuvres équivoques ; ma devise sera toujours : la droite ligne, rien que la droite ligne !
8 juin
J’ai fait acte d’indépendance et reconquis la précieuse liberté que j’avais tant soit peu aliénée en acceptant une place de l’État.
Un cercle, non loin d’Ornens, devait procéder à une élection complémentaire. Deux candidats étaient en présence ; l’un, révisionniste acharné ; l’autre, attaché aux principes et aux hommes de 45. Le gouvernement tenait beaucoup à la nomination du premier et ne se souciait point d’avoir en Grand Conseil un nouvel adversaire. D’un coup d’œil j’appréciai la situation ; je combinai un plan et ma résolution fut arrêtée. J’irais défendre le candidat de 1845.
Je partis le samedi après-midi, sous prétexte de rendre visite à mon beau-père, et j’arrivai au chef-lieu du cercle en question. Le cabaret était rempli de gens qui discutaient, comparaient les mérites des deux hommes, et se fortifiaient pour la lutte du lendemain. Mon entrée causa une extrême sensation ; plusieurs personnes me connaissaient et l’une d’elles finit par me demander mon avis. Je ne lui cachai pas ma préférence.
— Ah ! c’est ainsi qu’on pense à Lausanne. Je ne l’aurais pas cru. Car X*** n’est partisan ni du gouvernement, ni de la révision.
Il s’était fait un grand silence autour de moi ; les paysans, attentifs, élevaient leurs verres au-dessus de la table, mais ne songeaient plus à boire. J’en profitai pour user de mes facultés oratoires et montant sur le banc :
Citoyens,
Un heureux hasard m’a conduit aujourd’hui au milieu de vous ; pardonnez-moi de traiter une question qui vous touche de près, et à laquelle je m’intéresse, quoique moins directement. Vous avez à choisir entre deux candidats et vous vous demandez peut-être pour qui vous voterez. D’abord, vous êtes parfaitement libres ; le Conseil d’État n’entend exercer sur vous aucune pression. Ceci dit, permettez-moi un conseil. M. X*** est ennemi de l’ordre des choses actuel ; une fois député, il changera d’opinion et nous aurons gagné à la révision un adhérent de plus. Après comme avant, M. Y*** demeurera révisionniste. Cette considération doit vous déterminer. « Il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui s’amende que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance. »
Ma citation biblique les fit rire.
Il est donc de bonne politique de voter pour M. X***. C’est un appui nouveau que vous donnerez au gouvernement.
Un ami de M. Y*** m’adressa la parole.
— Mais, M. Grimpion, est-il bien sûr que M. X*** change d’opinion et défende un Conseil d’État qu’il déteste ? Voilà toute la question.
— Citoyens, on ne résiste pas au progrès. M. X*** est un homme intelligent ; il saura être de son époque. Ainsi, ne craignez rien, et continuez l’œuvre de réconciliation que le 30 janvier a si bien commencée.
L’impression favorable était produite. Je saluai mes auditeurs et en sortant, j’entendis qu’un paysan disait à son voisin :
— Tu comprends, il doit bien savoir ça, M. Grimpion ; il est employé par le Château.
Le résultat que je poursuivais fut atteint. Le dimanche M. X*** était nommé à quelques voix de majorité.
Ce matin, comme j’allais au bureau, M. le président du Conseil d’État a passé près de moi et m’a jeté ces mots :
— Bravo, M. Grimpion, bravo !
10 juin
Le bruit de mon exploit s’est bientôt répandu. Aujourd’hui M. Tirard, à l’absinthe, s’est mêlé de m’adresser des reproches.
— Diable ! M. Grimpion, vous avez un excellent cœur, plein de reconnaissance. L’autre jour, le gouvernement vous appelle à une place ; et aussitôt après vous passez dans le camp ennemi. C’est très joli !
— Tirard, vous êtes un encroûté. Sommes-nous en république, oui ou non ?
— Oui.
— Alors nous sommes libres de nos opinions. Et quant à la place dont vous parlez, est-ce à Grimpion citoyen qu’on l’a donnée ou à Grimpion homme capable ?
— Cette distinction est trop subtile pour moi. Si vous avez été nommé, Grimpion, sans doute vos talents ont été mis dans la balance, mais surtout les idées révisionnistes que vous avez défendues en mainte occasion. Maintenant vous brûlez ce que vous adoriez jadis. Vous avez changé, pourquoi ?
— Je n’ai pas changé, Tirard, et laissez-moi m’expliquer une fois pour toutes. Un employé de l’État n’est pas un esclave auquel on puisse imposer une opinion, qui doive montrer constamment une soumission à toute épreuve. Il est homme et citoyen, il a des convictions, et s’il a des convictions, quoi d’étonnant qu’il travaille à les faire triompher !
— De sorte que vous n’êtes plus révisionniste ; ce beau zèle que vous affectiez, n’était qu’un feu de paille ; ces beaux articles, ces chansons incendiaires (on me les a lues dans le temps) n’étaient que de la blague. Voyons, franchement, avez-vous jamais été révisionniste ?
— Sans doute.
— Révisionniste du plus mauvais aloi.
— Et vous, Tirard ?
— Moi, je me suis borné à remplir ma tâche au bureau ; je n’intrigue ni à droite, ni à gauche, ni dans un sens ni dans l’autre. J’ai mes convictions aussi ; mais je n’irai pas me servir de l’autorité que me donne ma position officielle pour tromper les citoyens et les exciter contre le gouvernement. Le simple tact, la simple délicatesse me dictent cette conduite. Je méprise l’abus de confiance autant que la servilité.
— Gardez vos injures pour vous, M. Tirard, il y a peu de temps que nous nous connaissons ; cependant je croyais trouver en vous une âme indépendante, fière, jalouse de sa liberté, un citoyen, dans la vraie acception du mot. Je me suis trompé ; je le regrette. Vous avez, comme tant d’autres, subi l’influence du bureau ; vos facultés, votre conscience sont perverties et, si cela continue, vous arriverez à l’imbécillité la plus complète, au point de vue moral et au point de vue intellectuel.
— M. Grimpion, je n’ai pas eu l’intention de vous injurier, mais en qualité de collègue, j’ai franchement exprimé mon opinion, qui est partagée par des hommes respectables, auxquels vous ne voudriez pas déplaire.
— Je vous arrête là, M. Tirard. Moi, peur de déplaire à quelqu’un. En effet, vous ne me connaissez pas, et moi, je n’éprouve pas le désir de vous connaître davantage. Je ne fais pas une société des lâches et des trembleurs.
M. Tirard ne me répondit rien, paya la dépense et sortit du café.
Nous avions parlé un peu haut ; la plupart des consommateurs écoutaient de toutes leurs oreilles notre entretien. Quand M. Tirard fut parti, l’un d’eux s’approcha de moi.
— Vous l’avez bien remis en place, ce vil flatteur. (Il employa un terme moins propre.)
— J’ai dit ce que je pense.
— Et vous avez bien fait. Malheureusement tous les employés ne vous ressemblent pas.
— Je le leur pardonne. Bonjour, Monsieur, merci de votre approbation.
Quel abaissement ! quel caractère ! Ce M. Tirard m’avait semblé honnête et droit, ce n’est qu’un homme pusillanime, sans courage et sans moralité. Je me sens grand et fort au milieu de ces individualités effacées, de ces gens qui, volontairement se sont annihilés pour être agréables à leurs chefs. Ne vous attendez pas, messieurs, à trouver chez Grimpion quelque chose de pareil ; ce n’est pas une âme de caoutchouc, que l’on puisse tordre dans tous les sens ; c’est un cœur de bronze, une volonté d’airain.
Aussi j’ai eu tort ; pourquoi fréquenter ces esprits inférieurs ? pourquoi imiter leur désœuvrement et leur paresse ? À l’avenir, je serai le plus zélé de tous les zélés ; jamais d’absence extra-réglementaire ; jamais d’empiétement sur les heures de travail. Mon assiduité sera une accusation perpétuelle contre tous mes collègues. Tirard, surtout, ce Tirard qui se donne des airs de me réprimander ; oh ! celui-là, je le déteste. Mon indignation est légitime ; ces âmes vénales comme la sienne sont l’opprobre d’un pays républicain, et si je puis en débarrasser l’administration, ce sera un grand service rendu à la morale et à la démocratie. Qu’il se tienne bien ! j’aurai les yeux sur lui.
14 septembre
J’ai mis à exécution mon projet de régularité parfaite ; j’arrive à l’heure exacte et je me retire longtemps après mes collègues. Le chef de bureau a remarqué cette ponctualité et j’ai vu parfois un sourire de satisfaction briller dans ses yeux myopes, à l’abri des lunettes classiques. Mon exemple, du reste, est fort peu suivi ; les employés, M. Tirard en tête, une fois leur besogne achevée, partent sans retourner la tête et vont se livrer à leur abominable passion, celle de l’absinthe.
M. Tirard a encore d’autres vices plus coupables, il professe un amour exagéré pour le beau sexe. Hier, au coin d’une rue obscure, il passait furtivement en donnant le bras à un chapeau rose. J’aurais voulu examiner de plus près cette taille svelte, savoir où les deux amants se rendaient ; mais comme l’espionnage n’est pas dans mes habitudes, je me suis contenté de ce vague indice, il suffisait à mon projet.
Ce matin, au plus fort de notre travail, j’ai dit à demi-voix à M. Tirard.
— Quel était donc ce joli chapeau rose avec lequel vous vous promeniez hier au soir ?
Bien que j’eusse parlé fort bas, il paraît que tout le monde entendit ma question. Les employés sourirent. Le chef fronça le sourcil.
— M. Grimpion, laissez le chapeau rose en paix. Racontez-nous vos fredaines, si vous voulez, mais non pas celles d’autrui.
— Mes fredaines se réduisent à peu de chose.
— Oui, vous êtes un pur. D’ailleurs, notre bureau n’est pas destiné à des entretiens de ce genre.
Je n’osai pas répliquer, et M. Tirard, sans doute, fut enchanté de n’avoir rien à répondre. Mais il me semble que Tirard mérite une admonestation sérieuse ; car ses relations illicites sont une honte pour l’administration à laquelle il appartient. Cependant le sentiment moral est si bas aujourd’hui que, selon toute probabilité, on ne fera qu’en rire.
18 septembre
Je suis tout abasourdi d’une scène pénible où j’ai joué, malgré moi, un rôle fort ridicule.
Jusqu’ici, on a pu le remarquer, je n’ai pas beaucoup parlé de ma femme. Avant notre mariage, j’avais découvert en elle plusieurs qualités, du bon sens, de l’intelligence et même un peu d’énergie. Il m’a fallu en rabattre ; hélas ! l’idéal a disparu devant la réalité. Marie est une excellente personne, mais absolument nulle. On voit, par ce beau résultat, ce qu’était l’instituteur qui m’a précédé à Ornens.
À la campagne, cette nullité ne présentait pas de graves inconvénients. Au chef-lieu, c’est une calamité, une plaie sans cesse renaissante de tous les jours, de toutes les heures. Cela va si loin que je suis obligé de faire comme les orientaux, de cacher ma femme à tous les regards.
Elle n’a pas trop l’air de s’ennuyer dans cette solitude. Peut-être aimerait-elle avoir quelques relations à Lausanne, quelques commères avec lesquelles elle pût babiller à son aise et maudire les maris qui, par la nature même de leurs occupations, sont obligés de passer beaucoup de temps hors de la maison, loin du foyer domestique. Cependant elle ne m’en a jamais rien témoigné ; elle vit à l’écart ; son ménage et la lecture remplissent tous ses instants.
Quant au premier point, je ne saurais me plaindre ; mon ménage est tenu avec soin, l’appartement est propre, les repas sont bien apprêtés. Il est vrai que je ne suis pas difficile ; une des premières qualités de l’homme d’État, c’est la sobriété, et je me pique de ne pas en violer les règles.
Je suis moins content des livres que ma femme dévore. À peine arrivée à Lausanne, elle s’est abonnée à quelqu’un des nombreux cabinets littéraires qui émaillent notre cité. Elle s’est prise d’un bel amour pour les ouvrages d’un Anglais, Fenimore Cooper, elle se rassasie de bosses de bison, ne jure que par le Grand Serpent ; à chaque instant, le nom de Chingachgook est sur ses lèvres. Elle oublie son mari dans la compagnie d’Œil-de-Faucon et du Renard-Subtil. Bref, la fille du syndic d’Ornens mène une existence de pampas et de savanes.
De semblables bagatelles ne m’intéressent guère. Peu m’importe « que le blockhaus soit bon et qu’on ne risque pas d’y être scalpé », un homme positif, comme je le suis, doit ouvrir le moins possible les livres, et sonder, le plus possible, les cœurs. Les infortunes imaginaires du dernier des Mohicans ne me touchent pas ; c’est ici et non pas chez les Delawares que je veux faire ma carrière.
La conversation, à part les détails du ménage, ne roule chez moi que sur ces folies d’outre-Manche ; j’écoute, parce qu’il le faut, je me laisse raconter de longs épisodes ; et, aussitôt que ma dernière bouchée est avalée, je m’esquive, prétextant une affaire et je gagne le café voisin.
Je n’entretiens pas Marie de mes projets ; le peu de solidité de son jugement m’inspire une défiance fondée ; ensuite elle ne me comprendrait pas ; n’étant pas à la hauteur de mes conceptions, elle me découragerait peut-être par des objections timorées et de banales considérations.
Non ; Marie n’est pas la compagne que j’avais rêvée, à la fois tendre et affectueuse, épouse aimante et utile conseillère. À défaut de ces attraits d’une nature supérieure, si du moins elle possédait les grâces du corps ! cette consolation m’est refusée ; Marie, qui a voulu s’habiller en dame, semble une bûche couverte de soie ou de velours ; sa taille manque de souplesse et rappelle par ses lignes rigides la figure qu’en géométrie on nomme un trapèze.
Encore, ne s’avise-t-elle pas d’être jalouse ! Lorsque nous nous promenons ensemble (c’est très rare), si par hasard je regarde en passant quelque personne de son sexe, aussitôt elle rougit d’une sainte indignation et me serre le bras jusqu’à le pincer. Elle s’imagine que Lausanne est une ville de perdition, où toutes les femmes soupirent après les maris des autres.
À peine sommes-nous mariés depuis une année, et déjà le lien conjugal n’est pour moi qu’une charge pesante. Jeune, ardent, j’ai besoin d’une voix féminine qui me caresse, m’apaise et me console. Avec un tempérament de feu comme le mien, pourra-t-on me blâmer de chercher ailleurs ce que je ne trouve pas sous le toit domestique ?
Censeurs austères, impitoyables moralistes, que feriez-vous à ma place ?
Je rends fréquemment visite, en tout bien tout honneur, à une petite modiste qui habite, non loin de moi, une chambrette nue et dégradée. Comment ces relations se sont-elles établies ? d’une manière fort simple. Je la rencontrais chaque matin lorsque j’allais à mon bureau ; elle était jolie et bien troussée ; je lui plus aussi, des yeux nous en vînmes promptement aux paroles, et des paroles aux visites.
Célestine est laborieuse ; mon plus grand plaisir est de la voir manier l’aiguille, d’entendre son doux ramage et les mille questions qu’elle m’adresse avec une charmante indiscrétion. J’y réponds d’une façon convenable, le temps s’écoule et la fatigue de la journée disparaît.
Ce soir, ma souveraine avait l’œil irrité, le maintien grave. Elle me reçut avec très peu d’aménité.
— Ah ! te voilà, M. Grimpion.
— Oui, c’est moi, chère Célestine.
— Dis donc, tu es encore un joli coco, toi.
— Comment !
— Oui, comment ? N’as-tu pas été piauler au bureau que tu avais vu mon cousin Tirard donnant le bras à une demoiselle en chapeau rose. Le chapeau rose, c’était moi.
— M. Tirard est ton cousin, hum !
— Il n’y a pas de hum. Dis donc, pourquoi racontais-tu ça à tes collègues ?
— Affaire de rire.
— Ce n’est pas vrai. C’était une manière de dénoncer mon cousin Tirard.
— Parole d’honneur !
— À propos, comment se porte Mme Grimpion ? Fais-lui mes amitiés ; j’aimerais bien la connaître.
— Célestine, tu te trompes complètement à mon sujet.
— Je me trompe. Ah ! M. fait le vertueux, M. Grimpion prêche la morale et il se permet, à côté de sa femme, d’avoir une inclination.
— Tu sais bien, chère Célestine.
— Oui, je sais que tu es un hypocrite de la plus dangereuse espèce. Tu cherches les défauts d’autrui afin d’en profiter. Pourquoi lui en veux-tu à mon cousin Tirard ?
— Je ne lui en veux pas. Une plaisanterie.
— Ta ta, ta ta. Je ne me paie pas de cette monnaie. Une plaisanterie ! Je n’y crois pas. Tu détestes mon cousin Tirard parce qu’il est ton supérieur.
— Bécasse !
— Toujours poli. M. Grimpion, tu gagnes à être connu. Et puis mon cousin ne t’a pas caché combien ta conduite lui plaisait ; conduite noble, désintéressée.
— Menteuse…
— Fais-moi maintenant le plaisir de t’en aller et de ne pas remettre les pieds ici. Un homme qui insulte les femmes !
— Célestine !
— Oui, tu mériterais que j’appliquasse, sur ton vilain mufle, une gifle d’importance. Va t’en.
— Adieu, vertueuse fille ; adore ton cousin Tirard ; tu ne me reverras plus jamais dans ton taudis.
Et je sortis brusquement, ne voulant pas exposer plus longtemps ma dignité aux outrages d’une femme capricieuse et immorale.
Voilà ce qu’on gagne à nouer des relations avec des personnes d’une classe inférieure ! Classe inférieure ! je m’exprime mal ; pour un vrai démocrate il n’y a pas de classes inférieures, je devrais dire : avec les personnes qui n’ont pas reçu une instruction solide comme la mienne, et chez lesquelles les notions élémentaires du vice et de la vertu sont à l’état de problème.
J’aurais pu expliquer à Célestine, mais elle ne m’eût pas compris, que, lorsque nous voyons un de nos semblables s’enfoncer dans le bourbier du vice, nous devons chercher à l’en sortir par tous les moyens possibles. Tirard est sur une mauvaise voie ; je l’ai charitablement averti de s’en retirer ; sa cousine ou sa maîtresse me fait un crime de cette démarche, m’injurie, m’accuse d’hypocrisie, moi, qui ai pour devise : tout au grand jour ! toujours la droite ligne !
Mais j’ai assez vécu pour savoir que nos meilleures intentions sont la plupart du temps travesties ; ce n’est pas d’aujourd’hui que je rencontre des ingrats. Cependant je n’abandonnerai pas Tirard à son triste sort ; ma sollicitude l’enveloppera, elle s’étendra à tous les actes de sa vie, à tous les moments de son existence ; je veux le sauver malgré lui.
Je dois de la reconnaissance à Célestine ; elle m’a ouvert les yeux. Non, il n’est pas convenable qu’un homme politique ait une liaison, même innocente, avec une personne du sexe féminin. Il se couvre de ridicule ; il s’expose à des propos malsonnants ; sa réputation d’intégrité peut en souffrir. S’il ne trouve pas chez sa femme légitime les qualités qu’il désire, il lui est interdit de les chercher au dehors.
C’est une situation pénible, j’en conviens ; il faut de la force d’âme pour la supporter ; j’en ai et je ne faiblirai pas plus aujourd’hui que jadis avec Rose.
De la faiblesse ! parbleu ! vantons-nous. J’en ai assez montré dans ma conversation avec Célestine. Au lieu de rester calme, d’opposer une dignité ferme à ses coupables insinuations, je me suis emporté ; j’ai même laissé échapper quelques épithètes trop colorées.
Non, mon ami Grimpion ; tu n’es pas encore ce que tu dois être ; tu n’as de l’homme politique qu’une profonde connaissance du cœur humain, mais tu ne sais pas arrêter les élans du tien, dominer cette fougue juvénile, déplacée chez quiconque veut être quelque chose et commander à ses semblables. Fais ton apprentissage et perfectionne par l’expérience les heureuses facultés que la Providence t’a accordées.
15 janvier 1863
Oui, plus j’avance dans la carrière, plus je reconnais qu’il est impossible de marcher sans guide. Les chefs d’aujourd’hui ont commencé par être soldats ; les maîtres d’aujourd’hui étaient jadis d’obéissants disciples. Mais le choix est difficile ; il exige une grande sagacité, une quasi-divination ; certes, je n’irai pas m’atteler au char de quelque puissance éphémère qui disparaîtra un beau matin, et m’entraînera avec elle dans l’abîme. Ce serait par trop naïf ; en tout, il faut viser au solide ; je n’aime pas ces chefs de parti dont on peut dire : lui mort, le parti est mort. Je réserve mon affection pour ceux qui fondent des dynasties, et amassent des trésors de pouvoir et d’influence, dont ils disposent en faveur de leurs héritiers. Avec eux, on a du moins l’espoir de ne pas rester perpétuellement dans les grades inférieurs et d’arriver un jour à commander l’armée.
Combien il faut de tact et de discernement, si l’on ne veut pas s’exposer à être trompé ! D’abord, défions-nous des apparences ; tâtons soigneusement l’étoffe que nous avons l’intention d’acheter ; et n’écoutons pas d’une oreille trop docile les éloges du marchand ; il ne suffit pas qu’elle soit belle, qu’elle ait du brillant et de la consistance ; la question se résume tout entière en ces quelques mots : nous fera-t-elle un bon usage ?
Il ne me convient point de jouer un rôle de dupe, de me reposer sous le feuillage d’un arbre stérile, en attendant qu’il pousse des fleurs et des fruits. Mais, comment distinguer, parmi tant d’hommes d’élite, ceux ou plutôt celui qui reconnaîtra mes travaux et mon attachement. Je n’ai pas encore osé me prononcer ; je ne suis encore disciple de personne. Cependant peu à peu mes idées s’éclaircissent et je me tourne vers la région du ciel où pour moi, le soleil se lèvera.
Les hommes politiques dont j’ai parlé naguère, le tribun et son jeune rival, ne me plaisent ni l’un ni l’autre. Je reproche au premier son peu d’estime pour les instituteurs, son humeur changeante et railleuse. Il ne s’inquiète pas de l’avenir ; il marche, marche vers un idéal que lui seul aperçoit ; il ne tient pas à avoir des partisans, il ne croit pas qu’un vrai démocrate doive être nécessairement chef de parti ; confiant en sa force, il estime n’avoir besoin de personne pour vaincre ses ennemis ; il ne sait aucun gré de leur obéissance à ceux qui le suivent et ne songe guère à les récompenser. Ce n’est pas mon affaire.
L’autre n’a pas les mêmes travers. Il s’entoure d’amis intimes, d’une sorte de vieille garde qui ne l’abandonne pas ; il sent qu’un homme politique ne saurait agir seul, que les plus grands talents, lorsqu’ils sont isolés, ne servent qu’à préparer une catastrophe. Il ne croit pas à l’amitié désintéressée et se conduit en conséquence. Certes, il y aurait bien là de quoi me tenter, mais, tandis que le premier rit des instituteurs, celui-ci les dédaigne ; ses idées conservatrices, d’ailleurs, seraient une barrière infranchissable entre nous deux ; à moins que je ne fisse le sacrifice des miennes, ce à quoi je ne consentirais pas aisément. Non, ce n’est pas encore mon affaire.
Mais voici deux nouveaux astres qui montent à l’horizon ; leur popularité grandit de jour en jour, comme leur influence. L’un, nature pleine de contrastes, unit la morgue et l’urbanité du gentilhomme à la parcimonie matoise du campagnard. Voyez-le : son port est noble, sa démarche assurée ; sa tête renversée en arrière, semble jeter un défi au genre humain ; il y a du sang, il y a de la race dans cette personnalité énergique. Son langage, vif et correct, n’atteint jamais à l’éloquence ; on est étonné de rencontrer des idées si mesquines sous des formes si parfaites et si élégantes. Le paysan n’est pas plus tenace à débattre le prix d’un veau que notre homme d’État à rogner les honoraires d’un employé. Quand il parle, nos bons agriculteurs reconnaissent leurs idées, nettement exprimées ; ils applaudissent à cette voix autorisée, qui se fait l’organe de leurs préjugés et de leurs petitesses. Tous les partis rendent hommage à la probité classique, aux talents de cet orateur qui n’appartient en réalité à aucun parti et ne fondera pas d’école. Aussi je ne m’inscrirai point au nombre de ses élèves ; il a des façons aristocratiques qui froissent mon indépendance ; le bateau sur lequel il navigue ne saurait porter qu’un seul passager.
Combien je me donnerais plus volontiers à cet avocat jeune et brillant, dont les premiers pas ont été des triomphes !
Chez lui ni orgueil, ni servilité ; il se montre tel qu’il est ; à travers ses actions les plus indifférentes, on ressent la douce chaleur d’un cœur simple et aimant. Quel esprit clair et méthodique ! quelle juste appréciation des hommes et des choses ! M. Grimpion, disait-il à l’un de ses amis, a de grandes qualités ; il sera l’un des soutiens du parti démocratique. Quelle sûreté de vue ! Ce que tant d’autres n’ont pas su apercevoir, lui, ce coup d’œil d’aigle qui n’appartient qu’aux intelligences supérieures, il l’a compris sur-le-champ. Plus j’étudie cette individualité remarquable, plus aussi j’éprouve pour elle une admiration sans mélange. Il n’a pas l’éloquence pompeuse du tribun, mais un langage précis, coloré, incisif, parfois même empreint de poésie, toujours limpide, souvent gracieux et spirituel. Quel que soit le sujet qu’il traite, il le présente sous sa forme la plus attrayante et les simples, les âmes incultes sont éclairés d’une vive lumière ; ils croient avoir pensé eux-mêmes ce qu’on leur expose avec tant de charme.
Ses ennemis le disent ambitieux ; c’est un éloge ; un homme si bien doué serait-il destiné à croupir dans la médiocrité ? Moi aussi, on m’a taxé d’ambition, parce que je veux être utile à mon pays et combattre au premier rang. N’est-ce pas une noble et bonne pensée ? Vaudrait-il mieux rester à l’écart, et du fond de ma coquille, contempler d’un œil envieux, avec un méchant sourire, les phases de la politique et les actes des magistrats ? Un esprit élevé ne saurait se plaire à cette indolence coupable ; il est fait pour le travail, non pour le repos.
Il a de magnifiques projets, ce jeune homme vers lequel je me sens attiré tous les jours davantage ; ces projets ne sont pas les rêves d’un cerveau exalté ; il les a mûrement examinés ; il les a pesés à la balance la plus délicate ; ils sont d’une exécution relativement facile. Rendre sa patrie à la fois heureuse et opulente, développer au plus haut degré l’instruction et les éléments de la fortune publique, c’est une entreprise immense et qui, pour être réalisée, exige, semble-t-il, les moyens les plus puissants. Eh bien, non ; écoutez mon oracle et il vous persuadera qu’avec peu de chose on arrive à de brillants résultats, que les petites causes produisent souvent de grands effets.
Nous sommes en parfaite communion d’idées ; non seulement je m’associe à ses espérances, mais encore je veux travailler, de mon côté, au but que nous poursuivons tous deux. Car j’ai la ferme confiance qu’en servant la patrie, je me sers moi-même ; de tout le bien que je lui ferai, il retombera certainement quelque chose sur moi. Si je la rends puissante, moi aussi je deviendrai puissant ; ma fortune est liée à la sienne ; ainsi je réunirai deux mérites, longtemps regardés comme incompatibles, ceux d’habile politique et d’excellent citoyen.
Enfin, j’ai trouvé ma voie et la direction que je dois suivre. Désormais libre d’inquiétudes, je puis engager cette lutte décisive qui me conduira aux honneurs et à la considération. Elle sera longue, peut-être ; mais d’autres combattront avec moi, et, dans les moments difficiles, me couvriront de leurs boucliers. Ainsi, plus d’hésitation, plus de retard ; en avant !
4 avril 1863
Les hommes d’une certaine valeur, quels qu’ils soient, aiment beaucoup savoir ce que le public pense d’eux. Je me suis réglé d’après cette maxime, et, aussi souvent que possible, je renseigne mon protecteur sur les appréciations que j’ai entendues à son endroit. C’est un fier service que je lui rends.
Vous êtes donc un délateur vulgaire, un rapporteur. Non, pas le moins du monde. Il s’indignerait, je le sais, si je venais brutalement lui répéter les propos de M. X*** ou de M. Y***. Je m’y prends d’une manière plus adroite et plus morale. Saisissant la première occasion venue, je lance dans la conversation l’opinion que j’ai entendu émettre par tel ou tel personnage important. Je n’appuie pas sur le nom, mais sur la chose ; il grave l’un et l’autre dans sa mémoire. Pour me procurer ces informations précieuses, je vais seul au café ; là j’observe ceux qui m’entourent ; si quelques personnes suspectes s’entretiennent, je me glisse à portée et je fais mon profit de tout. Je trouve à ce procédé un double avantage ; d’abord d’avertir mon ami (je puis bien le nommer ainsi) de tout ce qui se trame contre lui, ensuite de lui donner chaque jour une preuve nouvelle de mon inaltérable fidélité.
Fidélité ! ô vanité des choses humaines ! Peut-être le moment viendra où, mon ami ne possédant plus la faveur populaire, je devrai me séparer de lui et même le combattre. Oui ; la chose est possible ; alors je serai forcé de le fouler aux pieds et de m’écrier, comme saint Pierre : Je ne connais pas cet homme-là. Qu’elles sont dures, les nécessités de la politique !
Un homme comme moi est un trésor pour un homme comme lui ; pourtant, il ne me semble pas estimer cet avantage à sa juste valeur. Non que j’aie à me plaindre d’un manque d’égards ; il est toujours parfait avec moi ; mais si, d’un côté, il me témoigne beaucoup d’affection, de l’autre il n’a qu’une médiocre opinion de mes capacités. J’ignore pourquoi ; me suis-je montré trop modeste ? Je ne crois pas. J’ai eu le tort grave de ne pas l’interrompre lorsqu’il traitait un sujet qui m’était familier, et de l’approuver en tous points. C’est égal ; on voit que cet homme a passé par l’Académie.
Malgré cela, on ne saurait lui contester des idées justes et avancées. Il comprend que notre époque ne doit pas être une reproduction photographique de l’époque précédente, que de nouveaux progrès sont à désirer et à obtenir ; il travaille avec ardeur dans ce but. Réussira-t-il ? Singulière question, de la part d’un adepte ! Que voulez-vous ? à cet adepte, il manque la foi. Jadis j’aurais donné ma vie pour la cause démocratique, dont les principes m’avaient pénétré tout entier ; ils étaient ma religion, la base de mes croyances. Aujourd’hui, à mesure que j’étudie, à mesure que j’avance, il me semble que beaucoup d’ivraie est mêlée à ce bon grain. Je m’efforce d’opérer le triage, de distinguer entre les vérités éternelles et les vérités de convention ; mais, plus j’examine, plus aussi le doute s’empare de mon âme. Je dissimule, autant que je le puis, ce travail intérieur, que les hommes convaincus taxeraient de perfidie ; et certes, si je n’étais assuré que ces mémoires verront le jour longtemps seulement après ma mort, je ne les choisirais pas pour confidents de mes incertitudes et de mes faiblesses.
5 juillet
Me voilà donc ouvrier dans le vaste champ de la démocratie vaudoise ! je brûle de me signaler, d’apporter ma pierre à ce superbe édifice, et de sortir de la classe infime des travailleurs obscurs. Comment mon activité doit-elle se manifester ; en d’autres termes, à quoi suis-je propre ?
Après avoir bien réfléchi, après avoir examiné, sans orgueil et sans prévention, quelles sont mes qualités dominantes, je suis arrivé à cette conclusion, que le journalisme est ma véritable spécialité. Ma plume est souple et facile, apte à traiter les questions sérieuses, comme les plus futiles, toujours élégante, toujours aiguë ; je veux mettre à profit ces dons précieux et m’ouvrir, au milieu de tant de feuilles légères et superficielles, une voie originale. Voici le prospectus de mon premier numéro, qui indique nettement ma ligne de conduite et le but que je me propose en recourant à la publicité.
LE
PENSEUR N° 1
_______________
LE PENSEUR
JOURNAL DE PHILOSOPHIE PRATIQUE, PARAISSANT TOUS LES MOIS
Prix de l’abonnement :
Un an, 5 fr. ; six mois, 3 fr. ; trois mois, 1 fr. 50
À NOS LECTEURS
Ne vous effrayez pas de ce grand mot, philosophie. Souvent il a été mal compris ; on le jette aux yeux des simples ; on en fait un épouvantail, une sorte de sanctuaire, où l’on n’admet que les initiés, après un pénible noviciat. La vraie philosophie n’est rien de tout cela ; à portée de toutes les intelligences, elle ne s’élève point à des hauteurs que la pensée humaine ne saurait atteindre ; elle ne se livre pas à des spéculations inutiles ; au lieu de rechercher quelle est la destinée des mortels, de s’occuper de l’éternité, elle s’efforce de nous procurer ici-bas la plus grande somme de paix et de bien-être. Telle est la philosophie, et surtout la philosophie pratique. Au commerçant, elle enseigne le moyen de tirer de ses marchandises le prix le plus avantageux et de parvenir, en peu de temps, à une honnête aisance ; à l’industriel, elle indique les méthodes les plus perfectionnées pour augmenter l’excellence et la quantité de ses produits ; à l’agriculteur, elle ouvre un horizon plus vaste encore. La question des sols, celle des engrais, l’éducation du bétail, les fourrages artificiels et naturels, l’économie domestique, en un mot tout ce qui contribue à la richesse du paysan, est l’objet de sa constante sollicitude. Et l’on ose médire de la vraie philosophie !
Jusqu’à ce jour, peu d’efforts ont été tentés dans ce sens ; on préfère se laisser bercer au souffle narcotique des idées abstraites. Mais aujourd’hui, grâces en soient rendues à l’instruction et à la liberté, notre peuple est arrivé à sa maturité ; on n’a plus le droit de le retenir captif, il faut rompre les langes du préjugé et de la routine ; il faut que chacun parvienne à la fortune et au pouvoir. La route n’est pas difficile ; on la parcourt aisément, si l’on a pour guide la philosophie pratique.
Depuis longtemps nous avions aperçu cette lacune dans l’éducation du peuple vaudois ; depuis longtemps nous soupirions, nous aussi, après la science et la vérité ; enfin il nous est donné d’exposer publiquement nos idées, et nous espérons que nos concitoyens voudront bien les accueillir avec tout le plaisir que nous éprouvons à les émettre. Ce sera la plus belle récompense de nos efforts et de notre patriotique entreprise.
Cet appel me semble de nature à toucher les cœurs ; je vais le faire tirer à dix mille exemplaires. En revint-il la moitié, il me resterait encore un nombre suffisant de lecteurs.
1er septembre
Encore une de mes illusions qui tombe ! Je m’étais imaginé que mes compatriotes seraient enchantés de s’abonner à un journal vraiment philosophique. Je m’étais trompé. Les démocrates vaudois ne lisent guère et ne s’intéressent à rien ; ils se croient à la tête de la civilisation ; ils se figurent n’avoir plus rien à apprendre. Pauvres gens !
À peine ai-je trouvé une centaine d’abonnés. Aussi, je renonce à publier le Penseur, et fais généreusement le sacrifice de mon prospectus. C’est plus noble et plus digne que de traîner encore pendant cinq ou six numéros et d’abandonner le journal un beau matin, faute de ressources suffisantes.
Mais à quelque chose malheur est bon, dit le proverbe. Si je n’ai pas eu d’abonnés, en revanche les admirateurs ne m’ont pas manqué. Une des voix autorisées du parti démocratique a dit au cercle, après avoir lu mon prospectus : « Voilà une page magnifique ; nous n’avons rien écrit de mieux depuis dix ans. »
Cet éloge, que je n’ai pas lieu de supposer exagéré, a mis du baume sur ma blessure. C’est une consolation de savoir que des hommes, distingués eux-mêmes, vous apprécient et vous estiment. Alors, pourquoi diantre ne s’abonnent-ils pas ?
Cependant, ma tentative n’a pas été complètement infructueuse ; on me regarde avec plus de considération qu’autrefois, on sait que j’ai dépensé pas mal d’argent pour la cause du progrès, et ceux qui peuvent dépenser de l’argent inspirent toujours un certain respect. On me pardonne de n’avoir pas réussi ; on ne me pardonnerait pas d’avoir laissé mon imprimeur dans l’embarras.
Au bureau, je suis un objet d’envie. Mes collègues, y compris Tirard, me témoignent des égards auxquels je n’étais point accoutumé. Le chef s’est vivement intéressé à ma publication ; il a daigné, plusieurs fois, relever ses lunettes et me demander :
— Eh bien ! Monsieur Grimpion, ça marche-t-il ?
Je répondais régulièrement :
— Merci, pas très fort.
Tant pis. Et son œil lançait une étincelle. Cet homme, par hasard, se moquerait-il de moi ?
2 septembre
Ce que je prévoyais depuis longtemps est arrivé. M. le Président du Conseil d’État vient de rentrer dans la vie privée. Il a donné sa démission, espérant être réélu ; un autre s’est emparé du poste laissé vacant, et voilà le grand tribun plus tribun que jamais.
Cet homme, que du reste je n’aimais guère, n’avait pas le sens politique. Il était à peu près seul de son avis du milieu du Conseil d’État révisionniste ; ayant pour adversaires tout à la fois les conservateurs et les patriotes de 1845, il devait succomber tôt ou tard ; sa chute est le premier acte du drame en plusieurs tableaux qui se terminera en 1866. Je compte assister au dénouement.
Donner sa démission ! lorsqu’on est le premier magistrat du pays, la donner sous un prétexte futile ! c’est bien mal comprendre son devoir ; quant à moi, j’en suis certain, je ne commettrai pas semblable folie ; une fois parvenu au fauteuil, j’y resterai jusqu’à ce qu’on m’en fasse descendre, et je m’arrangerai pour que ce soit le plus tard possible ; je croirais, en agissant autrement, trahir la confiance de mes concitoyens.
Cet événement est très favorable à mes projets : le passé ne m’inquiète pas ; la révision, dont j’ai été l’un des chauds partisans, est maintenant chose accomplie et jugée. Je regarde devant moi ; j’attends l’avènement d’un nouveau pouvoir plus accessible aux aspirations et aux tendances démocratiques ; ce nouveau pouvoir, je le saluerai dans trois ans ; j’en ai aujourd’hui la ferme assurance.
15 octobre
Mon beau-père est tenace dans ses opinions politiques ; pourtant, cet homme a du bon et je me plais à lui rendre justice.
Quand j’ai quitté Ornens pour m’établir à Lausanne, ma situation financière n’était pas couleur de rose, il s’en faut bien. La perspective d’entretenir un ménage avec les maigres appointements de secrétaire-copiste ne me souriait qu’à demi. Il me semblait que le syndic, débarrassé de sa fille, aurait dû me proposer une rente annuelle. Comme il ne se pressait pas, j’ai soufflé la chose à l’oreille de Marie qui l’a répétée à sa mère, qui en a parlé à son mari. J’ignore absolument si le syndic a élevé des objections, s’il a été dur à la desserre ; mais le fait est que Madame la syndique, ma chère belle-mère, a remporté une victoire complète. Le syndic m’a dit un jour :
— À propos, gendre, la vie est chère à Lausanne, et bien que vous ne soyez encore que deux, ce que vous gagnez ne suffira pas. Je vous donnerai quelques écus pour vous aider, et quant à vos provisions de ménage, je vous fournirai tout ce qu’on peut trouver à Ornens. À chaque session du Grand Conseil, vous êtes sûrs de me voir arriver avec ma charge.
Ce mot Grand Conseil faillit m’empêcher de lui témoigner ma reconnaissance. Il avait bien besoin de mêler le Grand Conseil à sa générosité. N’est-elle pas déjà assez humiliante sans qu’il me rappelle, que moi, je ne suis pas grand conseiller ?
S’il avait une parfaite conscience de la valeur de ses propos, je ne lui pardonnerais pas cette offense. Mais je la crois tout à fait involontaire. N’est-il pas naturel qu’un syndic de village, infatué de son titre de député, ait toujours le Grand Conseil à la bouche ?
Il a tenu religieusement sa promesse, et l’aisance dont je jouis est un peu son œuvre. Il m’en coûte beaucoup de l’avouer. Quand viendra le temps où je n’aurai plus besoin des services de personne, où mon caractère, noble et fier, pourra s’épanouir en liberté ?
L’argent, c’est un puissant levier, c’est le nerf, non seulement des opérations militaires, mais encore et surtout de la politique. Un homme sans argent qui recourt à l’obligeance du tiers et du quart, n’a plus ni indépendance, ni honneur, ni talent, ni probité. Il se plie à toutes les exigences ; et malheur à lui, s’il affecte d’avoir ses opinions particulières ou même des opinions ; insensé, tu n’as pas d’argent, et tu as la prétention d’être libre, de n’être pas soumis à autrui. Tu seras bientôt détrompé ; tu sentiras peser sur toi un joug insupportable ; on te fermera la bouche, on enchaînera ta langue ; fatigué d’une lutte sans espoir, tu courberas la tête sous cette menace perpétuelle, qui paralyse les caractères les mieux trempés ; tais-toi ou paie, et comme la première alternative offre beaucoup moins de difficultés que la seconde, tu te tairas.
Voilà ce que j’ai entrevu, voilà ce que j’ai redouté pour moi-même. Grâce au syndic, je suis hors d’affaire ! je suis débarrassé de ces inquiétudes journalières, qui empoisonnent l’existence et brisent toute activité ; je puis, moi aussi, exercer sur les autres cette terrible domination de l’argent, écarter les obstacles que je rencontrerai sur mon passage et forcer au silence ceux qui oseront me contredire.
C’est pourquoi j’ai accueilli avec un extrême plaisir une demande instante de Tirard. Le pauvre drôle est criblé de dettes ; il ne sait plus à qui s’adresser ; en désespoir de cause, il est venu à moi ; voyant qu’il oubliait les rapports désagréables que nous avons eus jadis, je les ai oubliés aussi, et j’ai écouté le récit de ses infortunes pécuniaires ; puis je lui ai rendu, sans hésiter, le service dont il me priait. Il fallait voir sa joie, sa reconnaissance, comme il me serrait la main, comme il me prodiguait les noms les plus affectueux, si bien que j’ai mis un terme à ce débordement de gratitude, qui me semblait exagéré. En effet, qui sait lequel des deux a rendu service à l’autre ?
Décidément je me bronze ; je suis déjà bien loin de cet instituteur modeste, dont l’âme trop délicate était en proie à d’imbéciles et continuels scrupules. La vie m’apparaît telle qu’elle est ; c’est un combat où le vainqueur est rarement le plus brave, mais toujours le plus habile ; car les deux qualités se trouvent parfois réunies. Que de progrès j’ai fait ! souvent même je suis étonné de la profondeur de mes pensées, je me perds à en sonder les abîmes. Combien il faut de temps pour changer un homme !
8 décembre
Je me suis dit : ah ! l’on organise autour de moi la conspiration du silence ; on étouffe mon journal, organe des intérêts les plus légitimes et les plus chers de l’humanité ; n’importe ! j’ai besoin de la publicité, je l’aurai et l’on verra ce que peut un homme énergique et entreprenant.
Adressant un appel chaleureux aux citoyens de toute opinion sincère et de toute culture, je me suis vu bientôt entouré d’une foule d’amis du progrès, et nous avons fondé une Société pratique, où, deux fois par semaine, se débattent une quantité inouïe de questions instructives. J’ai été nommé président sans contestation aucune.
Je trace un croquis aussi exact que possible de ces utiles séances ; et quand je le relis, je me sens pénétré d’admiration pour ces hommes simples, tout pétris de bon sens naturel qu’ils n’auraient jamais acquis à l’Académie.
Séance du 1er décembre
Présidence de M. Grimpion
Ordre du jour : Les destinées de Lausanne comme place d’industrie et de commerce. Un grand nombre d’orateurs sont inscrits. M. Toupin, notable industriel du chef-lieu, a la parole.
Messieurs,
Laissez-moi d’abord remercier notre honorable président du tact avec lequel il a choisi le sujet de notre séance. Jusqu’ici qu’a-t-on fait de Lausanne ? Une ville d’études dont les ressources sont pauvrement alimentées par quelques étrangers qu’attire la clémence de notre température bien plus que la bonté de nos institutions publiques. Est-ce suffisant ? Assurément non ; le commerce languit ; l’industrie reste dans l’enfance ; la population diminue, et nous voyons de jour en jour nos magasins plus déserts et nos recettes amoindries. Cependant y eut-il jamais ville mieux située ? Elle est le point central d’un réseau de voies ferrées : le fleuve qui la traverse, insuffisant aux besoins de la navigation, peut être utilisé pour l’industrie. Pourquoi Lausanne ne deviendrait-il pas l’entrepôt d’un commerce étendu ? Les matières premières arriveraient ici avec facilité ; nous n’aurions que la peine de les transformer et de les expédier vers tous les points du globe. Allons, sortons de cette inertie qu’on nous reproche à bon droit, et, sans plus tarder, avisons aux moyens de nous procurer ces avantages, que notre apathie nous a fait négliger jusqu’ici.
M. Toutenbeau, négociant. Les paroles de mon cher ami et collègue Toupin m’ont ouvert d’admirables perspectives. Oui, notre ville sera métamorphosée ; partout de hautes cheminées s’élèveront dans les airs ; on n’entendra que le grincement des machines et le claquement des pistons. Un nuage de fumée, par les temps calmes, planera sur nos demeures opulentes. La vallée du Flon, aujourd’hui le séjour des miasmes et de la pourriture, sera assainie et couverte d’élégantes constructions. Peut-être même un tunnel hardi, entre le Grand-Pont et la gare, nous apportera les richesses des deux mondes.
Ici, je crus devoir interrompre.
— Il me semble, M. Toutenbeau, que votre tableau est un peu trop fleuri.
— Il est au-dessous de la réalité. Notez bien, M. le Président et messieurs, que je n’exagère rien, que nous-mêmes, si nous le voulons, nous verrons toutes ces merveilles accomplies. Le pré de Georgette, devenu un square superbe, s’embellira d’habitations princières. L’argent affluera dans notre cité, et nous jouirons de tous les plaisirs des nations civilisées.
— J’espère, M. Toutenbeau, que nous sommes pourtant aujourd’hui une nation civilisée.
— Nous le serons encore davantage. Il n’y aura plus de pauvres ; au bout de peu d’années, les ouvriers que nous emploierons seront tous patrons, et passeront en un clin d’œil de l’extrême misère à l’extrême richesse.
— Mais où prendrez-vous l’argent de toutes ces magnificences, dit un voisin fort intrigué ?
— Où nous le prendrons ? Il se fondera chez nous, c’est probable, de nombreuses banques, dont les comptoirs nous verseront l’or à foison.
Il suffira de mettre en évidence nos ressources cachées, qui offriront à ces établissements de solides garanties. Et, vous pouvez m’en croire, messieurs, car je suis un homme positif sur lequel l’imagination n’a aucune prise ; mes calculs ont une autorité que vous ne sauriez leur dénier. Voulez-vous prospérer ; sachez oser.
M. Lanternet, homme de lettres. Un savant pédagogue, allemand, nommé Froebel vient de faire une importante découverte, qui a reçu beaucoup d’applications. Au lieu de confiner le premier âge dans des pièces mal éclairées et mal aérées, il a eu l’ingénieuse idée d’élever les enfants en plein air.
— M. Lanternet, ce que vous exposez se rattache assez mal à l’objet de cette séance.
— Un peu de patience, M. le Président. Ayant remarqué que l’arbre en plein vent est plus vigoureux que l’espalier, l’illustre Froebel réunit les enfants dans un jardin où, au milieu des fleurs, du thym et de la rosée, ils se livrent à des jeux récréatifs et confectionnent de charmants cartonnages.
— Pardon, M. Lanternet, je ne vois pas bien où vous voulez en venir. Ces cartonnages sont-ils une industrie dont notre ville puisse bénéficier ?
— Non pas précisément ; vous vous méprenez sur le sens de mes paroles.
Les travaux de ces enfants ne constituent pas une industrie proprement dite ; ils servent à élever leur intelligence par la contemplation des formes géométriques, et les préparent ainsi aux difficiles études qu’ils commenceront plus tard. Ils se souviendront d’avoir joué la géométrie analytique dans le jardin d’enfants. Ils acquerront une souplesse, une sûreté de main bien précieuses pour ceux qui se vouent aux occupations techniques. Surtout…
— Monsieur Lanternet, je vous ferai remarquer que beaucoup d’orateurs sont inscrits. Concluez.
— Un mot encore, et j’y arriverai. N’est-ce pas, messieurs, un grand service à rendre à l’humanité, que d’aplanir les chemins de la science, de les semer des fleurs les plus variées. Désormais l’enfant, le jeune homme, apprendront tout en jouant ; d’un seul coup nous débarrassons l’instruction publique de tout son attirail de classes, de pensums, de surveillance et de punitions.
— Ce que vous dites est très vrai et très beau. Seulement, comment cela se rattache-t-il à la question que nous traitons ?
— Voilà. Les jardins d’enfants introduits à Lausanne, dirigés par d’habiles maîtresses, attireront ici un grand nombre de familles étrangères dont la présence vivifiera le commerce et l’industrie.
— Merci, M. Lanternet. La parole est à M. Social.
— Messieurs, avec le grand principe de l’association, tout devient facile ; les capitaux sortent de terre par enchantement, les entreprises les plus colossales réussissent et donnent de superbes dividendes. Commençons en petit : Formons des sociétés de consommation où nous vendrons à prix réduit le pain, la viande, les épices…
Il n’eut pas le temps d’achever ; de tous les bancs partaient des clameurs effroyables :
— C’est un aristocrate, un conservateur ; il veut tuer le petit commerce aux dépens des grandes associations ! La voix glapissante du boulanger Pétrin, la basse-taille sonore de M. Grosveau, le boucher, dominaient cet ensemble discordant. En ma qualité de président intelligent, je ne m’opposai pas à ces manifestations bruyantes ; je laissai l’orage se calmer. Alors, quand tout fut tranquille, je réclamai du silence.
M. Social faisait mine de vouloir reprendre le fil de son discours interrompu. Il fallait l’en empêcher à tout prix.
— Messieurs, les opinions sont libres ; l’indépendance des opinions est le plus beau privilège des citoyens. Cependant celles de M. Social sont si extraordinaires, si contraires aux idées émises par la majorité d’entre vous, que je le prierai de réserver pour une autre séance les développements de sa proposition.
M. Social se rassied, non sans peine.
Alors j’accordai la parole à M. Regret, ancien notaire. M. Regret fut jadis conservateur ; je crois même qu’il l’est encore ; aussi je ne comprends pas l’intérêt qu’il prend à notre Société. C’est un des adversaires les plus acharnés du progrès tel que je l’entends. J’espérais, non sans raison, que quelques brutalités de sa part feraient oublier l’incartade de M. Social. Je ne me trompais guère, comme on le verra ci-après.
— Quand je vous entends, messieurs, parler de changements, d’améliorations, d’entreprises audacieuses, je me demande : Serons-nous plus heureux qu’aujourd’hui ? Quand je me reporte à vingt ans en arrière, à une époque où il n’y avait ni chemins de fer, ni télégraphe, quand je songe à la paix dont nous jouissions alors, au bon marché de toutes choses, je ne puis m’empêcher d’exprimer de poignants regrets. N’allez pas, messieurs, empirer encore l’état actuel ; quand vous serez plus riches, serez-vous plus heureux ? La cupidité n’a jamais de bons résultats.
— Oh ! oh ! nous sommes cupides, cria toute l’assemblée.
— Quand je dis cupides, je devrais me servir d’un autre mot : avides…
— Ah ! nous sommes avides…
— Monsieur Regret, la Société a raison de protester contre vos épithètes malséantes.
— Puisqu’on ne peut pas exprimer sa pensée sans être interrompu, je me tais.
— Il y a, Monsieur Regret, une manière de parler sans blesser personne.
L’incident Regret avait fait oublier l’incident Social. Je croyais la séance terminée et j’allais congédier les sociétaires, lorsqu’un personnage assez mal vêtu, et que je n’avais pas aperçu jusqu’alors, demanda la parole.
Je n’osai pas la lui refuser.
— Messieurs, je suis un intrus au milieu de vous ; je vous remercie de bien vouloir m’écouter, et surtout de m’avoir fait assister à une discussion aussi brillante et aussi instructive. Bien que vous sembliez professer des opinions opposées les unes aux autres, elles sont cependant voisines. Vous désirez tous une seule et unique chose, le bonheur ; ce bonheur, vous le placez dans les jouissances que procure la fortune, et, par diverses voies, vous marchez tous au même but. Le commerce, l’industrie, l’éducation de la jeunesse, les associations, auraient-ils vraiment une raison d’être si, au bout, on ne trouvait pas la richesse ou au moins une honnête aisance ? Assurément non, et quand l’honorable préopinant regrettait les temps passés, c’est encore la même pensée qu’il exprimait en d’autres termes. Jadis, le petit rentier menait une existence de cocagne ; pour une somme modique, il avait bon souper, bon gîte et le reste. N’est-ce pas le dernier mot de l’humanité ? Je n’ignore pas qu’il existe bon nombre de philosophes, et même de chrétiens, qui vous taxeront de matérialistes ; ces soi-disant sages prétendent que l’homme n’a pas été créé seulement pour jouir ; qu’il a une destinée plus noble, plus relevée ; mais jamais ils n’ont pu la définir exactement. Billevesées que tout cela ! Ils ont osé soutenir qu’un bien-être trop prolongé déprave l’homme, lui enlève le sentiment de sa valeur et de son indépendance, comme si les meilleurs démocrates ne se trouvaient pas parmi les citoyens occupés en apparence de choses matérielles. Dédaignez ces vaines clameurs ; persévérez dans votre œuvre nationale et moralisante ; méritez de plus en plus le beau nom de société pratique, c’est-à-dire de société ennemie des utopies et des préjugés.
Mais il faut tout prévoir ; peut-être vos espérances seront déçues ; peut-être une production trop forte amènera la stagnation de l’industrie ; le commerce deviendra moins actif, et les splendides palais entrevus par M. Toutenbeau ne seront habités que par des araignées.
— C’est impossible, répliqua M. Toutenbeau.
— Impossible, soit ; heureux qui possède une foi comme la vôtre ! Laissez-moi pourtant achever mes suppositions ; le système de M. Lanternet ne formera que des polissons.
— Oh ! Monsieur, exclama l’homme de lettres.
— Les banques prêteront à un intérêt très élevé, en rapport avec la dureté des temps et la rareté du numéraire. Le tableau que je vous présente est évidemment exagéré ; voici comment je conclus ; si malgré toute la sagacité dont vous faites preuve, malgré la sage direction que vous imprimerez à ce beau mouvement, il survenait un moment pénible, ne murmurez point, surtout ne désespérez point ; souvenez-vous que les idées justes ne sont pas couronnées d’un succès immédiat, et sachez, sans vous plaindre, attendre de temps meilleurs.
Des applaudissements unanimes accueillirent ces paroles ; après la séance, chaque sociétaire alla serrer la main de cet orateur enthousiaste, qui fut instamment prié de se joindre à nous.
Il ne refusa pas d’une façon péremptoire et promit qu’il réfléchirait.
Ceci vient confirmer un soupçon que ce discours m’a inspiré. L’orateur si acclamé ne serait-il point un mauvais plaisant, et toute son argumentation une détestable ironie ?
Tout ce que l’on a dit ce soir est d’une haute importance ; mais l’idée de M. Social me frappe plus que les autres. Une société de consommation, dont je serais le chef, le président, l’agent suprême ! Quelle chance ! Je grouperais autour de moi un nombreux public, auquel je dispenserais les bienfaits de l’institution, et qui, par reconnaissance m’appellerait au Grand Conseil. C’est un plan qu’il sera bon de mûrir. Je verrai M. Social dans ce but.
6 janvier 1863[2]
L’heureux coquin, que ce Tirard ! Je me suis rendu chez lui pour quelques formalités du billet qu’il m’a signé, et j’ai vu, pour la première fois Mme Tirard. Elle faisait sauter sur ses genoux un gros poupon de dix-huit mois ; Tirard était en contemplation devant ce joli tableau de famille ; lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir, il accourut précipitamment :
— Soyez le bienvenu, M. Grimpion, soyez le bienvenu !
— Je vous en prie, mon cher Tirard, ne vous dérangez pas et permettez-moi de saluer Mme Tirard.
Je m’approchai. La jeune mère, en toilette du matin, posa l’enfant sur son berceau et vint me serrer la main, avec tant de cordialité et de gentillesse que j’en fus tout ému. Cette dame Tirard est charmante.
Blonde, aux yeux bleus, la taille fine, beaucoup de fraîcheur et de naïveté. Elle me rappelle Rose, l’épouse du fortuné gendarme ; quand je dis rappelle, Mme Tirard possède infiniment plus de distinction ; Mme Tirard a reçu une excellente éducation, et quoique j’aie mis tous mes soins à former Rose, je suis contraint d’avouer son infériorité. D’ailleurs, est-il possible de former une jeune fille dans ce déplorable trou d’Ornens ?
J’expliquai à Tirard le but de ma visite ; puis nous eûmes une conversation à laquelle Mme Tirard se joignit avec infiniment de tact ; jamais elle n’imposait son opinion, et sur toutes les questions qui ne lui étaient pas familières, elle avouait sans détour son ignorance. Sa voix était douce, n’avait rien de brusque, ni de heurté ; certaines inflexions semblaient une musique délicieuse. Je sortis de chez Tirard enchanté, et je me pris à comparer Marie à cette nymphe, à cette sylphide, qui unissait les grâces de l’adolescence à celles de la maternité.
Pauvre Marie ! quand je songe à tes formes géométriques, à ta charpente osseuse, à ton langage d’Ornens, je me dis parfois que j’ai été un grand insensé. J’aurais pu, comme un autre et mieux qu’un autre, épouser une femme spirituelle, aimable ; j’ai préféré le solide au brillant ; mais le solide est souvent bien ennuyeux.
Mme Tirard se nomme Augustine. Augustine ! ce mot réveille en moi une foule de sensations émoussées ; il y a je ne sais quoi de frais, d’attrayant qui cadre avec son joli visage ; il était presque harmonieux dans la bouche de Tirard. Augustine ! Et dire qu’un employé subalterne est le propriétaire légitime d’un semblable trésor ! Ah ! Tirard est bien coupable, plus coupable que je ne l’aurais cru ; il est le mari d’Augustine, et il court les modistes, les filles de rien. Il est abominablement corrompu, ce Tirard.
Je suis sûr que ce mauvais sujet n’apprécie pas Augustine à sa juste valeur ; il en est toujours ainsi ; nous avons du pain blanc à la maison, nous convoitons le pain bis du voisin. C’est un reproche qu’on ne m’adressera jamais ; je n’ai chez moi que du pain noir.
Si la Providence est équitable, elle punira Tirard de son ingratitude. Plus j’y réfléchis, moins je puis croire qu’Augustine aime son mari. En effet, qu’a-t-il de séduisant ? Sa position brillante ? jamais il n’y eut d’appartement plus mal meublé que celui des Tirard. Sa figure ? j’en connais et en grand nombre qui ne lui sont pas inférieurs sous ce rapport. Ses talents, son amabilité, oh là là ! On ne sait pas à quelle glu les femmes se prennent. Elles s’attacheront à un homme sans le sou, laid, bête et ignorant ; regardez ailleurs, aveugles que vous êtes ; reconnaissez vos erreurs passées ; cherchez le plaisir où il se trouve, et rachetez le temps perdu.
Je crains que cette dernière pensée ne soit un peu leste ; en tout cas, si elle n’est pas conforme à la stricte moralité, à la moralité du catéchisme, elle est d’accord avec le sentiment général et avec l’usage. Au premier abord cela parait révoltant ; mais quelques instants d’examen dissiperont ce préjugé ridicule. As-tu le droit, mari coupable, de confisquer pour toi seul un bien dont tu ne fais aucun cas, de tenir ta compagne dans l’esclavage tandis que toi-même tu donnes libre carrière à tes passions ? Évidemment non ; mais si quelqu’un, voyant Mme Grimpion abandonnée par son mari, entreprenait de la consoler, devenait le Chingachgook de ses rêves, M. Grimpion n’aurait-il aucune objection à faire ? Cette question pourrait embarrasser tout autre que moi ; la confiance que j’ai en Marie, la certitude qu’elle conservera mon bonheur intact, son extérieur qui n’a rien d’attrayant me rassurent et m’interdisent de sonder le mystère.
Il faut qu’elle se lie avec Mme Tirard ; je ne serai pas fâché que ces deux dames se voient le plus possible : Augustine prêtera, à mon foyer rustique, les charmes de son élégance naturelle ; elle aura sur Mme Grimpion une puissante influence ; peut-être Marie se décidera-t-elle à changer la coupe de ses vêtements, coupe d’Ornens, coupe respectable, je le veux bien, mais qui a l’inconvénient de reproduire trop exactement les aspérités et les lacunes d’un corps mal fait.
15 février
Mon éducation politique se complète tous les jours davantage ; je comprends maintenant les avantages et les beautés du radicalisme, il se distingue de ce qu’on appelle vulgairement les idées démocratiques par quelque chose de plus net et de plus précis ; pour lui, la liberté n’est pas un but, c’est un obstacle. J’avais dans mes méditations solitaires déjà entrevu ce grand principe ; il n’est rien qui nuise plus aux progrès de la civilisation que la liberté des opinions et leur variété. Avez-vous quelque idée profonde, utile à l’humanité ; aussitôt de toutes parts des obstacles s’élèvent ; à les combattre, vous perdrez un temps précieux, vous retarderez l’avènement d’une ère nouvelle ; le radicalisme vous enseigne un procédé bien plus simple ; on ne discute pas les opinions, on ne renverse pas les obstacles, on les écrase. Parfois même on culbute les deux choses à la fois, l’opinion et celui qui la professe.
C’est pourquoi un parti radical sans chef est impossible. Lui seul doit avoir les idées, et tous, quelles que soient leurs convictions, travaillent à les faire prévaloir. Quand, par hasard, les autres en ont une, ils sont tenus à ne la produire que par l’intermédiaire du chef. Celui-ci est maître, roi et seigneur ; on le suit aveuglément, où qu’il conduise ses adeptes. L’obéissance passive est aussi bien pratiquée chez les radicaux que chez les frères ignorantins.
Ce système, si je l’ai bien saisi et je m’en flatte, donne un pouvoir énorme à celui qui se trouve au sommet de l’échelle. Ses aberrations sont respectées, nul n’y contredit ; il peut, impunément, fouler aux pieds les principes les plus sacrés de la démocratie, ruiner son pays, l’humilier, le compromettre, jouer double jeu, flatter les conservateurs, éreinter les partisans ; on lui passe tout, il est absous d’avance. Malheur à qui laisse échapper une note discordante, malheur à qui n’admire pas sans cesse, les épithètes les plus dures lui sont prodiguées ; c’est un traître, un transfuge, un aristocrate, un ennemi du peuple. S’il ne fait pas promptement sa soumission, il sera mis hors la loi et chacun pourra lui courir sus.
Qui sait ? un jour peut-être, je serai à la tête des radicaux vaudois, et j’userai de cette toute puissance. Ainsi sachons obéir maintenant afin de commander plus tard.
Autant les procédés radicaux sont sommaires, autant ils révèlent la force brutale, autant ceux des conservateurs sont doux, hésitants, pleins de compromis et de diplomatie. Le conservateur n’est pas homme à écraser un obstacle, ni même à le renverser ; il essaie de le tourner, et que d’habileté il met dans cette manœuvre ; il va chercher au loin les moyens les plus étranges ; il découvre des arguments pour combattre les choses les plus sensées. L’obstacle, c’est en général un progrès, une nouveauté ; on essaie en premier lieu de le miner ; si l’opération réussit, tout à coup vous verrez l’obstacle s’aplanir comme par enchantement, le tour est fait ; bien malin qui en connaîtra les ficelles ; mais si la matière résiste, si elle n’est pas entamée par la sape, ils s’arrêtent ébahis et s’inclinent. Parfois, la nécessité les oblige à se grouper autour d’un chef ; mais, à part un petit nombre de fidèles, ils ne le suivent guère jusqu’au bout, surtout quand ce chef a la malencontreuse idée de ne pas déférer aux préjugés de ses partisans, de ne pas consulter leurs intérêts.
Ces deux méthodes ont du bon ; cependant un homme politique aurait tort de s’astreindre à l’une d’elles ; il doit les combiner, en user alternativement, selon les circonstances, selon les époques ; passer de la manière forte à la manière insinuante et se mettre au-dessus du qu’en dira-t-on. Je me promets d’observer la première et de ne pas négliger la seconde. Du reste, c’est ce que j’ai fait par instinct jusqu’à aujourd’hui.
13 mars
Bonne nouvelle ! nous avons fondé une société de consommation, M. Social et moi, ou, pour m’exprimer plus exactement, moi et M. Social. J’ai profité de sa modestie et accepté la présidence ; en cela, je lui ai rendu un véritable service ; car, s’il est habile à lancer un projet, il n’est pas homme à le faire réussir. Cependant M. Social est membre du Comité ; là, ses avis pourront nous être profitables.
Partout on m’a félicité ; déjà le nom de Grimpion est entouré d’une auréole qui se changera plus tard en vive lumière ; on ne parle que la société Grimpion ; quant à moi, tranquille et calme dans ma grandeur, j’assiste à la vente des marchandises et dirige tout avec une sûreté de vues et un aplomb que je ne me connaissais pas auparavant.
Mme Tirard est venue rendre visite à ma femme ; j’ai eu bien soin de me trouver à la maison. Marie a parlé de ses lectures indo-américaines ; déjà j’ouvrais la bouche pour détourner la conversation, lorsqu’Augustine a répondu que les ouvrages de F. Cooper et de G. Aymard l’avaient aussi fréquemment désennuyée.
— C’est un peu monotone, j’en conviens ; toujours les mêmes chasses, toujours les mêmes aventures ; mais il y a, surtout chez Cooper, des endroits vraiment bien écrits et fort intéressants.
— Quant à moi, dis-je, il m’est impossible de m’intéresser à ces aventures imaginaires, dont les héros n’ont sans doute jamais existé.
— Vous, Monsieur Grimpion, vous êtes un homme pratique ; les romans, qui sont une image bien imparfaite de la vie, ne sauraient plaire à votre esprit actif et entreprenant. Vous avez mieux que cela : une position à conquérir, une lutte perpétuelle contre les réalités de l’existence, tandis que nous, pauvres femmes condamnées à des travaux matériels, nous sommes heureuses de nous envoler parfois dans le pays des rêves et d’y vivre en oubliant les peines d’ici-bas.
— C’est vrai, Madame Tirard, ce que vous dites là, répondit Marie. Le soir, quand j’ai achevé de réduire, je me mets à côté du fourneau et je lis ; ça me transporte dans les Amériques, jusqu’à ce que mon mari revienne du cercle et que nous allions coucher.
— Mais, n’y a-t-il pas quelque danger à ces promenades lointaines ?
— Non, Monsieur Grimpion ; car il est bien entendu que les romans sont des romans, et que la vie ordinaire, la vie de tous les jours, n’est pas un roman. Vouloir introduire un roman dans son existence, ce serait, de la part d’une femme, une grande faute, et je suis sûre que Mme Grimpion est de mon avis.
— Oh ! si je pouvais connaître un Bas-de-Cuir, je ne serais pas si dégoûtée que vous, Madame Tirard.
— Eh bien ! si tu veux, Marie, figure-toi que je suis Bas-de-Cuir.
— C’est impossible ; tu causes trop.
— À propos, interrompit Augustine, vous avez fondé une grande et belle entreprise, Monsieur Grimpion.
— Peuh ! nos commencements sont modestes. Plus tard, nous prendrons de l’importance. Mais, dès à présent, nous pouvons vous offrir du sucre, du café, entre autres de la superbe cassonade blanche à dix centimes au-dessous du prix des magasins. J’espère, Madame Tirard, que vous serez notre cliente ; M. Tirard a trop de bon sens pour ne pas apprécier les immenses avantages de la Société de consommation.
— Mon mari ne s’occupe pas des détails du ménage ; il l’abandonne à ma discrétion, et je n’abuse pas de mon privilège. Aussi j’accepte votre proposition, dès qu’elle me fait entrevoir une économie.
Pendant ce temps, Marie est allée chercher un cornet.
— Voyez, Madame Tirard, comme elle est blanche ; on dirait du sucre pilé. Goûtez ; ne vous gênez pas.
Augustine prit entre deux doigts, bien fins et bien jolis, une pincée de cassonade et la porta à ses lèvres de rose.
— Elle est excellente ; certainement je songerai à vous pour ma provision.
Bientôt après, elle rentra chez elle et moi j’écrivis ce qu’on vient de lire.
Grimpion, tu ne seras jamais qu’une stupide bête. Tu te laisses accrocher par Augustine, après avoir résisté à tant d’autres et cédé quelquefois. Voilà que tu t’émancipes à l’appeler Augustine, comme si c’était une intime amie. Bientôt tu la tutoieras, sans doute. Ensuite, tu retournes à ton ancien métier de poète ; tu parles de jolis doigts, de lèvres de rose. Mauvais, mauvais signe, mon cher. Prends garde ; les femmes te perdront, Grimpion, et je crains que tu ne saches pas résister à leur détestable influence.
Un symptôme grave, c’est que Mme Tirard produit sur moi l’effet de Rose, mes premières amours. Je sens une douce chaleur envahir tout mon être ; une fièvre continuelle accélère les battements de mon pouls, et je regarde Marie avec des yeux sinon malveillants, du moins exprimant une profonde indifférence. Du reste, même au fond du hangar, je n’ai jamais palpité pour elle comme pour Rose ou pour Augustine.
En outre, je me livre à des démarches compromettantes que je blâmerais justement chez autrui. Je guette Mme Tirard lorsqu’elle sort de son domicile ; je la suis ; je l’accompagne à distance, heureux quand j’ai pu lui donner un coup de chapeau. Le soir, je vais me poster devant sa fenêtre éclairée ; parfois je surprends sur les rideaux une ombre charmante, une gracieuse silhouette qui s’agite, disparaît, revient, et je devine ce qu’elle fait, je surveille les apprêts de sa toilette nocturne ; quand la lumière s’éteint, je regagne lentement ma demeure, où je trouve Marie, qui se plaît à étaler à mes regards ses réalités anguleuses.
Tirard m’obsède ; sa présence au bureau m’est odieuse, ses airs triomphants me mettent au supplice. On dirait qu’il s’en doute, le coquin, tant il les prodigue, tant il se montre joyeux et de bonne humeur. Il devrait avoir la pudeur de ne pas exciter la jalousie de son ami Grimpion ; au contraire, il ne manque pas une occasion de me parler de sa femme ; il m’apporte les salutations d’Augustine. Il est fier de son trésor ; mais pourquoi le faire admirer à un pauvre !
Augustine m’a remarqué, j’en ai la conviction ; elle éclipse Marie, et moi j’éclipse Tirard. Sans vanité, il n’y a entre nous deux aucune comparaison possible ; Tirard est laid ; moi, si je ne suis pas ce qu’on appelle beau, j’ai pourtant une figure agréable ; Tirard est bête et ennuyeux ; moi, quand je veux, je sais plaire. Augustine a dû s’en apercevoir ; il me semble qu’elle m’en a témoigné quelque chose, et la conquête de cette aimable femme ne sera pas aussi difficile qu’on le supposerait.
Brisons-là ; ces réflexions me sont pénibles ; je tourne dans un cercle vicieux.
10 avril
Une actrice de renom, Mme T***, donne trois représentations à Lausanne. Je me suis procuré à grand-peine des cartes pour Marie et Mme Tirard. Il va sans dire que son mari et moi nous avons accompagné ces dames au spectacle ; on jouait Andromaque, tragédie de Racine.
C’est ma femme, qui était ébahie ; jamais elle n’a rien vu de pareil ; elle harcelait Mme Tirard de questions naïves, sur le costume grec, sur les personnages, etc., etc. Augustine expliquait la pièce de son mieux, trop bien, peut-être ; car, suivant les scènes, Marie devenait blanche de terreur, et je redoutais un évanouissement.
J’écoutais de toutes mes oreilles la belle Augustine ; je me pressais contre elle, si fort qu’elle finit par me dire :
— Monsieur Grimpion, vous êtes à l’étroit.
Je crus l’occasion venue de couler un compliment.
— On n’est jamais à l’étroit auprès de vous, Madame.
— Pourquoi donc, Monsieur Grimpion ?
— Vous m’intéressez à tel point que je ne m’aperçois pas que ma place soit un peu exiguë.
— Flatteur ! dit-elle en me regardant fixement. Mais la pièce réclame toute notre attention ; voici la plus belle scène :
Je ne t’ai point aimé, cruel ! Qu’ai-je donc fait ?
Le ciel s’ouvrit devant moi ; j’oubliai Mme T***, sa voix puissante ; ses accents déchirants n’eurent pas le don de parvenir jusqu’à moi. Augustine m’aime ! Avec quelle délicatesse elle a prononcé ce doux aveu ! est-il rien de plus tendre, de plus ingénieux qu’un cœur féminin ? Il emprunte la langue de Racine pour me séduire.
Les grandes joies sont muettes ; je restai longtemps en extase, et quand à l’entracte, je sortis avec mon ami Tirard, il me trouva mauvaise mine.
— Comme vous êtes pâle, me dit-il.
— Ce n’est rien ; la chaleur, l’émotion. Il faut convenir que Mme T*** a un talent remarquable.
Sortons un peu ; l’air vous fera du bien.
Le grand air ne pouvait avoir aucune influence sur le genre de malaise que je ressentais. Nous rentrâmes dans la salle. Mme Tirard, elle, n’avait pas changé de physionomie. Elle causait tranquillement avec Marie. Quel empire les femmes ont sur elles-mêmes !
La soirée se termina sans autre incident. Avant de me coucher, j’ai quitté ma femme et je me suis réfugié dans mon cabinet particulier. J’avais besoin d’être seul, de méditer tranquille sur les grands événements de cette journée, de savourer mon bonheur.
J’ai peine à croire que ce soit vrai ; je doute ; mais comment douter devant l’affirmation solennelle d’Augustine ; certes, elle n’était point obligée de me déclarer son amour, elle pouvait ne pas répondre à l’interrogation de mon regard et me laisser dans l’ignorance. Elle a préféré s’expliquer clairement ; grâces lui en soient rendues !
Tirard sera-t-il un mari complaisant ? là est toute la question ; fermera-t-il les yeux sur l’intrigue dont nous avons noué les premiers fils ? sa reconnaissance fera-t-elle taire sa jalousie ? Il m’a semblé qu’en revenant du théâtre il me parlait avec quelque froideur ; c’est peut-être une illusion, c’est moi qui l’abhorre plus qu’auparavant. Soyons prudent, non de cette prudence qui exclut l’action, mais ne montrons pas un empressement exagéré ; imposons une légère contrainte à la violence de mon amour. Qu’Augustine me désire ; qu’elle voie que je ne suis pas son esclave, ainsi j’assurerai à notre liaison une durée plus longue, et j’éviterai les soupçons du mari. Quant à ma femme, je ne m’en inquiète guère ; elle n’a aucune perspicacité.
10 mai
Voici le printemps, qui nous ramène les fleurs et les grands conseillers ; une brise chaude, parfumée, souffle sur nos rues malsaines, et absorbe l’humidité que l’hiver a laissée dans nos maisons ; une vie nouvelle circule partout ; mon cœur, où la belle Augustine règne en maîtresse, se met à l’unisson de la nature réveillée ; malgré la résolution bien arrêtée que j’ai prise, je m’abandonnerais, comme jadis, au culte de la muse, si des occupations plus importantes n’exigeaient tout mon temps et toutes mes forces. J’ai créé des sociétés ; il s’agit de les maintenir ; je ne veux pas avoir engendré une œuvre éphémère ; il faut que, l’hiver prochain, nous puissions continuer le travail commencé, élargir le cercle de notre activité et accomplir des progrès plus réels encore.
En parlant ainsi, j’ai surtout en vue ma société d’instruction pratique ; car la société de consommation fait merveille, et rien ne peut l’arrêter désormais. Pour la première de ces deux institutions, il y aura nécessairement des vacances, et je crains que cette oisiveté prolongée ne compromette nos succès. Donc, avant la belle saison, il importe de donner un coup de grosse caisse, c’est-à-dire de réunir encore une fois tous les membres de la société, de leur soumettre une question d’un intérêt palpitant, en sorte qu’ils y réfléchissent en leur particulier et qu’au mois d’octobre ils aient hâte de se rassembler pour discuter les idées que l’été leur aura inspirées.
Je l’ai trouvé, ce sujet, le plus intéressant que l’on puisse choisir et d’une actualité frappante. C’est la réforme de notre instruction publique à tous les degrés, entreprise considérable, mais nécessaire, pour que nous soyons au niveau des progrès modernes, entreprise bien digne de figurer au programme d’une société comme la nôtre.
Ces préoccupations de haute volée ne m’empêchent pas de songer à mes amours. Je n’ai pas encore osé me présenter chez Mme Tirard ; elle, au contraire, sans le moindre embarras, est venue à la maison, et, qui plus est, a parlé avec animation de la soirée passée au théâtre.
— M. Grimpion, êtes-vous de mon avis ? Je n’ai rien entendu qui m’ait produit autant d’impression que le fameux passage :
Je ne t’ai point aimé, etc.
Marie se hâta de répondre :
— Les femmes de cette époque étaient bien plus amoureuses que celles d’aujourd’hui.
— Marie, tu pourrais te tromper. Demande à Mme Tirard.
— Oh ! je suis sûre qu’elle ne se mettrait jamais dans des états pareils. N’est-ce pas, Madame ?
Augustine partit d’un éclat de rire.
— J’espère n’être jamais dans la même situation qu’Hermione.
— Qui sait ? ajoutai-je d’un ton sentencieux.
— Oh ! M. Grimpion, de quel air vous me dites cela ! Vous connaissez mon mari ; il n’a rien d’Oreste ni de Pyrrhus.
— M. Tirard a les passions aussi vives qu’un autre.
— Quelle erreur ! M. Grimpion. Vous, à la bonne heure ; d’ailleurs cela se voit sur votre visage et je suis un peu physionomiste.
— Ça, c’est vrai, interrompit ma femme ; il est vif ; mais ça n’ôte rien à son bon cœur.
— Non, si M. Grimpion pèche par quelque endroit, ce n’est par le cœur. Mon mari vous rend pleine justice à cet égard, il a pour vous une sincère reconnaissance.
— Bah ! bah ! il est trop bon, ne parlons pas de cela. Et je crus devoir rougir un peu.
La présence de Marie ne me permit pas de donner à la conversation une couleur plus tendre et plus intime. Cependant j’aurais désiré épancher devant Augustine les trésors d’amour dont mon âme était pleine, lui rappeler la déclaration que sa jolie bouche avait laissé échapper en vers raciniens, j’aurais voulu confirmer ce que mes yeux, sans doute, lui ont déjà révélé. Il me semblait que si j’étais seul avec elle, j’aurais toutes les audaces. Illusion ! je suis timide en amour, et lorsque Augustine abaisserait sur moi son regard langoureux, je sens que tout mon courage m’abandonnerait. Aurais-je la force de balbutier quelques mots, je l’ignore ; au lieu de mettre à profit l’occasion, je tremblerais comme un coupable et pourtant Tirard ne me fait pas peur.
15 mai
J’ai invité Tirard à la séance de la société que je préside ; ce sera pour lui une excellente occasion de s’instruire, d’élargir le cercle de ses idées ; Tirard est un esprit peu développé ; les habitudes du bureau ont comprimé en lui toute noble aspiration, toute grande pensée. Il s’acquitte de son devoir machinalement, avec la régularité d’une horloge. Du reste, ses antécédents expliquent cette torpeur intellectuelle. Tirard a longtemps étudié à l’Académie ; mais il n’a jamais été capable de subir les examens de sortie ; il y serait encore si une main charitable ne l’eût amené au Château. Et penser qu’Augustine est accolée à un pareil être !
En arrivant dans la salle, j’ai trouvé une nombreuse assistance. D’abord, les membres de la Société au complet ; puis des curieux qu’avait attirés la question inscrite à l’ordre du jour. Avant d’ouvrir la séance je prononçai le discours suivant :
Messieurs,
Notre société va clore momentanément ses travaux pour les reprendre avec une ardeur nouvelle, dès que les soirées, devenues plus longues, nous inviteront à continuer nos utiles conférences.
Aujourd’hui, je soumets à votre discussion un sujet d’un intérêt général et incontestable, la réforme de l’instruction publique à tous les degrés. Il est évident que, ce soir, nous ne pourrons que l’effleurer ; mais, l’hiver prochain, nous mûrirons la question et peut-être passera-t-elle dans le domaine des faits.
Malgré les révolutions diverses qui ont changé la politique vaudoise, qui ont imprégné notre peuple d’une saine démocratie, il est évident, messieurs, que notre instruction publique est arriérée et ne répond plus à son but. Je ne veux pas empiéter sur vos discussions ; convaincu d’avance que votre haute raison saura discerner les vices du système et y remédier, je n’ai plus qu’un mot à ajouter : L’aristocratie a les yeux sur nous ; montrons-lui ce que de vrais républicains peuvent faire.
Le nombre des orateurs inscrits était considérable ; tout le monde avait quelque chose à dire. Je donnai la parole en premier lieu à ceux que je savais être conservateurs ou rétrogrades, afin qu’il fût aisé de les combattre et qu’ils n’eussent pas le temps de répondre à leurs adversaires. Il n’est pas défendu d’employer ces petits moyens, qui assurent le succès d’une cause.
M. Regret. — Je vous avoue, messieurs, que j’ai été fort étonné de voir à l’ordre du jour la question de l’instruction publique. Pourquoi cette manie perpétuelle de changement, quand tout va bien, quand tout va pour le mieux…
— Nous disons justement le contraire, interrompirent quelques membres.
— Messieurs, ne coupez pas la parole à l’orateur. Plus tard, vous aurez mainte occasion de le réfuter. Continuez, Monsieur Regret.
— Je voudrais bien savoir ce qu’on reproche à notre instruction publique. Ne sommes-nous pas au-dessus des cantons les plus avancés sous ce rapport ?
— Il n’y en a point comme nous, chantonna quelqu’un dans la salle.
— Nos écoles primaires dament le pion à toutes les autres. Et quant à notre instruction supérieure, je n’ai qu’à nommer Vinet, A. Gindroz, Porchat, Monnard, J. Olivier. Sommes-nous donc si pauvres, si malheureux ?
— Monsieur Regret, il me semble que vous commettez une erreur chronologique. Ces messieurs ne font plus aujourd’hui l’honneur de notre Académie.
— C’est parfaitement exact, Monsieur le Président, mais ils ont des successeurs et des élèves.
Une sorte de bourdonnement confus s’éleva dans la salle.
— Pourquoi toucher à notre vénérable Académie, quand rien ne nous y force ; savons-nous si nous gagnerons, ou si nous perdrons à l’échange ? De grâce, messieurs, ne bouleversons qu’à la dernière extrémité ; nous voyons ce que nous avons, nous ne voyons pas ce que nous aurons.
Les paroles de M. Regret rencontrèrent peu d’approbateurs parmi les membres de l’assemblée ; on n’était pas venu pour maintenir, mais pour renverser.
M. Toupin. — L’autre jour, messieurs, nous avons décidé que Lausanne deviendrait une cité industrielle et commerciale ; elle offre pour cela d’immenses avantages que M. Toutenbeau a fait ressortir avec une sagacité profonde. L’instruction publique est un puissant moyen d’arriver à ce but, non pas l’instruction publique telle qu’elle existe aujourd’hui, mais telle qu’elle sera après nos réformes. On bourre la tête des jeunes gens de choses inutiles, au lieu de leur enseigner ce qui leur servira plus tard ; on ne s’inquiète pas de la carrière que chacun d’eux devra parcourir. De nombreuses voies de communication se sont établies et vont s’établir encore ; créons des ingénieurs ; à vingt ans, comme chefs de section, ils gagneront leurs quatre mille francs, et c’est beaucoup. Créons des industriels, puisque l’industrie va prendre chez nous un essor magnifique, des commerçants, puisque le commerce va fleurir ; observons les aptitudes de nos enfants et lançons-les sur l’une de ces trois routes. Fondons des écoles professionnelles…
— Ou plutôt vocationnelles, dit Lanternet.
— Professionnelles, vocationnelles, c’est tout un. En un mot, et pour me résumer, préférons l’utile à l’agréable et au superflu.
M. Radis, député. — Ma foi, messieurs, je vous l’avoue, vos réformes sont bien incomplètes ; vous donnez de la tisane au malade quand il a besoin d’un remède énergique. Que signifient ces distinctions absurdes d’instruction primaire, secondaire, supérieure ? Il y a donc des aristocrates parmi nous, des aristocrates, fiers de leurs connaissances et qui méprisent le pauvre peuple. Je n’en veux plus ; tous les Vaudois sont égaux devant la loi ; il faut qu’il n’y ait plus de privilèges, ni d’instruction, ni de richesse, ni d’autre chose. Les fils et les filles des citoyens vaudois ne doivent recevoir qu’une seule instruction, la même pour tous. Voilà le moyen de former de vrais citoyens, de vrais démocrates !
Bravo ! Cria une voix.
Je suis démocrate ; cependant je crois que mon ami le député Radis est allé un peu trop loin. Mais la pureté des intentions excuse l’exagération des termes ; M. Radis ne transige pas avec sa conscience.
M. Lanternet. — Messieurs, je me disposais à vous entretenir des écoles vocationnelles, que M. Toupin a mal à propos confondues avec les écoles professionnelles. Vocationnel vient de vocation, tandis que professionnel vient de profession. Mais je cours au plus pressé. Croiriez-vous, messieurs, qu’une science, la plus belle, la plus importante, la plus utile des sciences, n’est pas enseignée chez nous, l’hygiène. L’hygiène, messieurs, c’est l’art de conserver le corps en bonne santé, au moyen d’une nourriture salutaire, de bains, d’exercices et d’autres précautions que nous appellerons hygiéniques. L’hygiène est à la médecine ce que la diplomatie est à l’art de la guerre. Elle ne lutte pas corps à corps avec les maladies, elle les empêche de se produire. Vous est-il arrivé, messieurs, de visiter parfois la demeure du pauvre ; ni lumière, ni air, ni espace, aucune propreté, des aliments grossiers, mais insalubres. Et c’est au sein de cette atmosphère méphitique, empoisonnée, que les familles se propagent, que les enfants grouillent, entre des murs infects, rongés par le champignon, saturés d’une humidité puante. Voilà une grande réforme à accomplir. Ce n’est pas aux pauvres seulement qu’il faut enseigner l’hygiène ; toutes les classes de la société sont également intéressées à connaître cette science, pour en appliquer les principes. Telle est, à mon sens la première lacune à combler, la première amélioration à introduire.
M. Toutenbeau. — Messieurs, ne nous occupons pas des détails. Reconstruisons notre système d’instruction publique sur des bases plus larges et plus généreuses. Soyons prodigues, nous pouvons l’être. Rien n’est trop beau pour abriter la jeunesse studieuse. Que de vastes établissements s’élèvent sur nos places publiques ; que la science attire chez nous les étrangers, qui viendront féconder le champ de l’instruction et du commerce. Ne craignons rien ; nous sommes assez riches pour payer ce luxe ; d’ailleurs, la Confédération, n’en doutez pas, viendra en aide à nos efforts ; elle subventionnera notre Académie, notre École polytechnique, car nous aurons une école polytechnique aussi. Lausanne sera le temple des sciences exactes. Nos laboratoires s’empliront d’élèves, curieux d’apprendre les secrets de la nature ; nos collections, nos bibliothèques seront visitées par une foule de savants qui voudront s’initier aux derniers progrès de l’humanité. Surtout, aucune parcimonie ; l’instruction publique est la première sollicitude des peuples libres.
M. Ressefort. — Ah ! Messieurs, à quoi serviront ces constructions superbes, cet élan scientifique, si les méthodes ne sont pas radicalement changées ? Nous sommes une société pratique ; appliquons-nous à justifier ce beau titre. Je n’ai jamais fréquenté que l’école primaire, mais j’adore la science, et, comme on nous l’enseignait ! Notre régent nous dictait un cours de sciences naturelles, plein d’expressions auxquelles nous ne comprenions rien, des mots qui n’avaient pour nous aucun sens et dont l’orthographe nous coûtait mille peines. C’était le cours qu’on lui avait dicté à l’école normale. Au lieu de cela, pourquoi, par un beau jour de printemps, ne conduisait-il pas sa classe à la campagne en nous disant : cherchez, mes amis, et apportez-moi tout ce que vous trouverez. L’un fut revenu avec une botte de plantes rustiques et le régent lui aurait appris à les connaître, à les classer. Un autre se serait emparé de quelque insecte intéressant, dont l’instituteur lui aurait enseigné l’anatomie, les mœurs et les divers noms. D’autres, enfin, auraient tout simplement ramassé les pierres du chemin ; quelle belle occasion pour le régent de faire une excursion rapide et complète dans le domaine de la géologie, de la minéralogie, de la chimie ? Les trois règnes de la nature eussent été passés en revue tour à tour. Voilà comme on doit enseigner ! Beaucoup de pratique, et pas tant de théorie.
J’allais répondre ; M. Ressefort avait touché à l’arche sainte, en attaquant l’enseignement primaire, dont je suis un ardent défenseur. On ne m’en laissa pas le temps. M. Merlet, ce petit homme, sur lequel j’avais conçu des soupçons à la séance précédente, se leva comme un ressort et répliqua :
— Alors M. de Humboldt n’eût jamais été capable de remplir un poste de régent primaire. Ce que vous demandez, M. Ressefort, est tout simplement une impossibilité.
— Pourquoi ?
— Parce que la vie d’un homme ne suffirait pas à étudier les sciences naturelles, comme vous l’entendez. Pardonnez-moi, M. le président, d’avoir parlé sans autorisation ; mais c’est parti malgré moi.
M. Ressefort avait envie de continuer sa résistance. Il y mettait de l’obstination. Il promena son regard autour de lui, et quand il vit le sourire sur toutes les lèvres, il se rassit confondu.
— M. Merlet, dis-je alors, non seulement je vous pardonne d’avoir interrompu M. Ressefort, mais encore je vous en remercie. Mon intention était de lui répondre ; car moi aussi, messieurs, j’ai été régent primaire, et je m’en fais gloire ; au lieu de seconder le dévouement de ces hommes consciencieux, il est de bon ton aujourd’hui de les rabaisser autant que possible, dût-on pour cela inventer les absurdités dont M. Ressefort vient de nous régaler.
Cette violente sortie, un peu extra-parlementaire, fut unanimement approuvée, et je m’applaudis d’avoir essayé de la manière forte, qui, en cette occasion, eut un succès complet.
M. Merlet. — Messieurs, vous êtes bien mieux placés que M. Grimpion et moi, pour traiter le sujet qui nous occupe. Nous avons l’un et l’autre enseigné ; c’est pourquoi notre impartialité pourrait avec raison être mise en doute. Les peintres ne sont pas les plus aptes à juger les tableaux ; les poètes critiquent mal les œuvres de leurs confrères ; il faut, comme vous, messieurs, avoir l’esprit entièrement libre, dégagé de toute préoccupation antérieure, pour émettre une opinion de quelque valeur.
Je n’en croyais pas mes oreilles.
Cependant vous me permettrez, messieurs, de hasarder une ou deux observations sur les belles réformes qui ont été proposées. Une ère nouvelle commence pour Lausanne et le canton de Vaud ; débarrassons-nous promptement des préjugés de l’antique routine. Jadis, l’instruction publique à tous les degrés se bornait à former des hommes et des citoyens ; aujourd’hui cette instruction est insuffisante, parce que nous sommes tous des hommes et de bons citoyens. Vous désirez quelque chose de plus et vous avez raison.
Dès son bas âge, l’enfant doit étudier la vocation qu’il exercera plus tard. Ce principe, introduit tout récemment dans la pédagogie, sera fécond en heureuses conséquences. D’abord, au lieu de longues et pénibles études, absorbant une grande partie de la jeunesse, coûtant des sommes très fortes, à dix-huit ou vingt ans au plus tard, l’élève sera devenu maître, il abordera la vie active avec une maturité de connaissances et de raison qu’aujourd’hui il ne possède jamais. De bonne heure aussi, il jettera les bases de sa fortune, et, parvenu à l’âge mûr, il jouira en paix d’une aisance dorée. On a cité l’exemple des jeunes ingénieurs qui ont construit nos lignes ferrées et reçoivent de magnifiques honoraires ; parlons encore de nos pharmaciens, qui s’enrichissent avec une rapidité tenant du prodige. Je sais ce que l’on objecte à ces innovations ; des esprits timorés prétendent que, dans un avenir peu éloigné, il y aura plus d’ingénieurs que de travaux à faire, que, si l’on augmente sans mesure le nombre des pharmaciens, les profits seront notablement diminués. Ce sont là ce que j’appellerai des erreurs aristocratiques. Soyons indulgents pour les âmes timides, mais poursuivons avec ardeur l’exécution de nos projets. D’autres, qui veulent se donner les airs d’approfondir les questions, craignent qu’une génération ainsi élevée ne conserve pas longtemps les traditions démocratiques ; préoccupée par ses intérêts matériels, disent-ils, elle fera bon marché de ses libertés, et sera livrée aux caprices de quelques agitateurs ; les idées les plus nobles, celles de moralité, de justice, subiront des modifications pernicieuses ; on accommodera ses vertus à ses intérêts ; la religion disparaîtra, ainsi que son cortège d’obligations pénibles, et l’homme penché vers la terre ne se relèvera jamais pour regarder au ciel.
Messieurs, ces sophismes, ces arguments captieux, ne vous ont pas arrêtés ; vous ne les avez pas examinés, vous n’en avez pas même soupçonné l’existence. Je vous félicite de la netteté de vos vues ; vous savez où vous allez, et, je l’espère, le résultat comblera vos espérances.
Un murmure d’assentiment courut sur tous les bancs. L’heure s’avançait ; je congédiai l’assemblée après lui avoir donné rendez-vous au mois de novembre pour traiter la même question.
Nous sortîmes ensemble, Tirard et moi. J’étais curieux de connaître ses impressions.
— Eh bien ! qu’en dites-vous ? Êtes-vous content de votre soirée ?
— Très content ; fameuse société, que votre société pratique !
— Vous voulez vous moquer de moi ?
— Pas le moins du monde. Ce M. Merlet possède l’art de présenter les objections avec tant de force qu’elles emportent la pièce.
— Vous croyez donc…
— Je crois qu’il vous a bernés d’une façon très spirituelle. Quant à moi, je suis tout à fait de son avis.
— Vous, Tirard ?
— Moi. Parbleu ! il est aisé de voir que vos sociétaires ne songent qu’à une seule chose.
— À quoi ?
— Aux écus ; c’est leur seule et unique préoccupation.
— Tirard, vous calomniez leurs sentiments démocratiques !
— Ah ça, Grimpion, vous êtes singulièrement naïf. Récapitulons : qu’ont-ils proposé, vos démocrates ? 1° De diriger les études de la jeunesse vers les vocations qui rapportent : écus. 2° D’abréger les dites études : écus. 3° D’introduire l’enseignement de l’hygiène : écus. Il y a quelqu’un qui ne serait pas fâché de donner ce cours.
— Et M. Radis ?
— Lui, c’est un utopiste et un démocrate de la pire espèce.
— Tirard !
— Je vais vous le prouver en peu de mots. Quand tout le peuple vaudois aura la même instruction, qu’on aura supprimé ce qui dépasse la moyenne, les citoyens seront divisés en deux classes ; le gros monceau, qui se contentera tant bien que mal de son instruction moyenne, et les riches qui enverront leurs enfants étudier au dehors. Revenus chez nous, grâce à leur science, ils seront supérieurs à la plupart de leurs concitoyens ; ils formeront une caste à part, un nid d’aristocrates, que vous aurez construits vous-mêmes.
— On les empêchera d’envoyer leurs enfants à l’étranger.
— Vive la liberté ! il n’y a que les démocrates pour la comprendre. Aujourd’hui, du moins, tous les citoyens, du plus riche au plus pauvre, peuvent jouir des bienfaits de l’instruction à tous les degrés. Ainsi les gens riches ne sont pas les seuls instruits, les seuls capables, comme cela arriverait dans la république fondée par M. Radis. Quel Eldorado !
J’étais abasourdi. Comment ! ce Tirard silencieux, ce Tirard employé, ce Tirard imbécile, osait combattre de pied ferme, au moyen d’arguments plausibles, les réformes projetées par la société pratique ! Cette audace m’irrita. J’employai la manière forte.
— On voit que vous appartenez à cette aristocratie audacieuse et sans scrupule, qui foule aux pieds les droits du peuple et ne songe qu’à ses propres intérêts.
Tirard partit d’un grand éclat de rire.
— Fou !
— Allez toujours.
— Imbécile !
— Je reconnais le procédé, M. Grimpion ; c’est celui de nos grrrands démocrates. Peu de raisons, beaucoup d’insultes.
Je m’aperçus que j’étais allé trop loin. Alors j’eus recours à la manière douce.
— Pardonnez-moi, mon cher Tirard, de vous avoir offensé.
— Oh ! dans la bouche d’un démocrate ces choses-là n’ont plus de venin, c’est le pain quotidien de la vie. Et moi qui vous ai traité de naïf, M. Grimpion ; je vous fais réparation ; vous jouez admirablement la comédie.
— Moi, la sincérité même !
— Oui-dà. Vous acceptez, sans doute, les beaux progrès que votre société a mis en lumière ce soir.
— Moi !
— Vous pensez avec M. Ressefort…
— Celui-là je vous l’abandonne.
— M. Radis aussi ?
— Je le sacrifie encore. Mais vous conviendrez que les autres…
— Vous vous plierez aux lois de l’hygiène.
— M. Tirard, il a été prononcé beaucoup de paroles utiles, auquel tout bon citoyen est tenu de s’associer. Vous avez entrevu l’avenir.
— L’avenir ?
— Oui. Ce que nous avons conçu, nous sommes de force à l’exécuter. Les bons esprits dévoués à la patrie, dévoués au progrès de ses institutions, sont avec nous ; ils nous prêtent le concours de leur redoutable influence.
— Après ?
— Un moment arrivera où nos idées triompheront. Alors nous nous souviendrons de tous ceux qui les ont défendues.
— Eh ! là, là, pas si mal, toujours de moins en moins naïf, M. Grimpion. C’est-à-dire, en bon français, que vous punirez ceux qui ne les auront pas adoptées. Le pauvre Tirard, qui a douté, sera immolé.
— Oh ! M. Tirard !
— C’est pourtant ce que vous tâchez de me faire comprendre, M. Grimpion ; vous serez victorieux ; l’intérêt personnel est plus fort que toute autre considération sur le cœur de l’homme ; puis, grâce à vos admirables lois scolaires, vous formerez un peuple souple, malléable, sans énergie et sans volonté. Il se laissera mener où vous voudrez. Les frères ignorantins, dont vous vous moquez tant, n’ont pas d’autre méthode que la vôtre.
— Mon cher Tirard…
— Ah ! c’est mon cher Tirard maintenant, ce n’est plus le fou, l’imbécile…
— Écoutez-moi.
— Bonsoir, M. Grimpion.
— Allons prendre quelques rafraîchissements au café Z. Les membres de la société pratique nous y ont devancés.
— Non.
— Vous avez mal saisi ma pensée.
— Peut-être, en tout cas je ne désire pas la mieux comprendre. Bonsoir.
Il s’éloigna. Quand j’arrivai au café Z, la joie était à son comble. MM. Toupin, Toutenbeau, etc., avaient déjà parlé de la manière la plus éloquente. En ma qualité de Président, je mis un peu d’ordre dans cette réunion et les productions, tantôt sérieuses, tantôt comiques, se succédèrent jusqu’à minuit. Alors, pour clore cette belle journée, un étudiant à casquette rouge lut une poésie. Il me l’a donnée, je puis donc la transcrire ici. Inutile d’ajouter qu’elle fut applaudie à outrance.
L’IDOLE AUX PIEDS D’ARGILE
Accourez donc, foule imbécile,
Admirez l’éclat de l’airain ;
Devant l’idole aux pieds d’argile,
Courbez vos fronts étroits, c’est votre souverain.
Est-il rien de plus beau que ce royal colosse
Qui, pensif, vous contemple et vous domine tous ?
Aplatissez vos reins comme un dogue que rosse
Le fouet de son maître en courroux.
Contemplez, vous aussi, son éternel sourire.
Votre dieu va répondre à ce muet regard,
Et ses yeux de métal déjà semblent vous dire :
Allez, enfants, et, sans retard,
Jouissez des biens de la vie :
L’or, les dignités qu’on envie,
Sont pour vous seuls qui m’adorez :
Jouissez des bienfaits que vous a préparés
Mon pouvoir. Maudit soit celui qui me renie !
Accourez donc, foule imbécile,
Admirez l’éclat de l’airain ;
Devant l’idole aux pieds d’argile,
Courbez vos fronts étroits, c’est votre souverain.
Aussitôt chacun d’eux s’élance à la curée ;
Chacun d’eux veut avoir une part du butin.
Il faut à ces vautours une proie assurée
Où leurs cous déplumés plongent dès le matin.
Ils approchent encore et leurs baisers humides,
Sur l’argile appliqués, font chanceler le dieu ;
Il tombe et, pour dernier adieu,
Les pressant de ses bras rigides,
Écrase leurs faces stupides.
Cette poésie trahit une main peu exercée ; on sait que je m’y connais, puisque j’ai longtemps pratiqué ; mais, que signifie-t-elle ?
Je ne le vois pas clairement ; du reste la poésie comporte un certain vague d’expression, qui n’est pas son moindre charme ; plus elle est intelligible, plus elle se rapproche de la perfection. C’est égal, il me semble que les idées du jeune poète sont la traduction en vers des sophismes si habilement réfutés par M. Merlet. Évidemment il s’est abandonné au caprice de la muse, sans se rendre bien compte du chemin qu’il suivait. Ceci prouve qu’une haute raison doit toujours présider à l’inspiration poétique ; je me flatte de n’avoir pas violé ce précepte, que j’ai découvert de moi-même, car il n’est consigné nulle part.
Quant à Tirard, il s’est démasqué, j’en suis bien aise. J’avais toujours soupçonné que cette écorce molle et apathique cachait un conservateur décidé. Maintenant, j’en ai la certitude : c’est un homme tout bouffi de prétentions ridicules ; parce qu’il a été à l’Académie et qu’il en est sorti fruit sec, il s’arroge le droit de mépriser le bon sens populaire, et de rire de la société pratique. Oh ! comme je le hais !
Sans doute la petite modiste lui aura raconté ce qui s’est passé entre nous ; il se souvient de la scène du bureau, et, j’en suis persuadé, pas plus que Célestine, il ne croit à mes bonnes intentions. Mais je le tiens ; je ne donnerais pas pour deux fois ce qu’il vaut le billet que je lui ai signé ; c’est par ces moyens que l’on dompte les esprits récalcitrants.
Et il faut qu’il soit le mari d’Augustine, de cette femme que j’adore, qui est pour moi l’idéal de son sexe ! Si je mène Tirard un peu rudement, crac ! voilà nos relations terminées, je ne la verrai plus. Rendez grâces au ciel, M. Tirard ; votre épouse est le paratonnerre qui vous préserve de mes foudres. Je le reconnais ; je suis infidèle aux principes démocratiques en épargnant cet ennemi de la démocratie ; je ne sais pas faire abstraction de ma sensibilité, lorsqu’il s’agit des intérêts publics. Tirard, tu m’as grossièrement insulté ; je te pardonne ; la satisfaction que j’éprouve de cette victoire sur moi-même est une vengeance suffisante de tes mépris.
11 juillet
Je paie ma dette à la patrie, en d’autres termes je suis à l’école militaire. Comme instituteur, j’étais naguère dispensé du service. Aujourd’hui ma vocation a changé ; ainsi que tous mes concitoyens, je dois être soldat.
C’est un métier nouveau pour moi, mais je ne m’en plains pas. Bientôt, ici comme ailleurs, mon évidente supériorité sera reconnue. À la caserne, ce matin, je me suis bien aperçu qu’on riait de moi, que le mot de régent circulait de bouche en bouche. Il leur semble qu’ils ont tout dit lorsqu’ils ont prononcé ce mot là : régent. Il signifie à leurs yeux bêtise, incapacité, présomption, pédanterie. Eh ! mon Dieu ! ils répètent une leçon qu’on leur a enseignée, une doctrine qu’on leur prêche depuis trente ans. Attendez, mes beaux amis, mes chers camarades, attendez ; quand le régent sera caporal, il vous enverra à la salle de police, comme jadis il mettait ses élèves au coin du maraud.
Le capitaine me connaît ; il sait le parti qu’on peut tirer de moi ; il m’a demandé de lui faire quelques écritures. Je n’ai eu garde de refuser, au contraire ; j’ai poliment répondu que j’étais tout à sa disposition. Oui, mes chers camarades, j’ai été régent et c’est pour cela que notre capitaine m’a choisi. Vous autres fils de paysans, maîtres d’état, ouvriers, etc., moquez-vous, riez de tout votre cœur. Grimpion vous le permet, il faut bien que votre jalousie s’échappe par une issue.
L’uniforme convient tout à fait à mon genre de beauté ; j’avoue même que s’il y avait des glaces à la caserne j’aurais l’impertinence de m’y regarder ; cependant je ne suis pas un fat, et j’ai donné assez de preuves de modestie pour qu’on me croie sur parole.
De l’uniforme, une association d’idées bien naturelle m’amène à Augustine. Mars et Vénus, la guerre et l’amour, l’épaulette et le jupon ; l’un vous rappelle l’autre, et je présume qu’Augustine, comme toutes les personnes de son sexe, a des goûts militaires.
Mais, depuis la fameuse séance de ma société pratique, et la conversation peu amicale que nous avons eue, il règne un certain froid entre Tirard et moi ; par contrecoup, nos épouses ne se voient guère ; aussi, une cendre épaisse a momentanément couvert la flamme qui brûle au fond de mon cœur, et, aujourd’hui je serais fort embarrassé d’aller présenter mes hommages à la belle Augustine.
Embarrassé ! un soldat embarrassé ! je ne suis qu’une bête. Le prétexte de rendre visite à Augustine est tout trouvé ; je la prierai d’être la médiatrice entre son mari et moi, et peut-être, à la faveur de ma prestance… enfin, nous saisirons l’occasion aux cheveux.
12 juillet
Je ne renvoie pas ce que j’ai une fois décidé. Ce matin donc, après m’être convenablement brossé et pommadé, j’ai pris le chemin de la maison ou plutôt du logis Tirard.
Mme Tirard ne m’a pas reconnu au premier abord, tant l’habit militaire change un homme. Déjà elle m’avait dit :
— En vérité, Monsieur, je n’ai pas l’honneur… puis tout à coup elle s’est reprise :
— Eh ! c’est M. Grimpion.
— Oui, Madame, seulement aujourd’hui ce n’est pas M. Grimpion, mais le chasseur Grimpion qui paie son tribut à la patrie.
— Enchantée de vous revoir !
— Moi aussi, Madame, croyez-le bien !
— Prenez donc une chaise ; pour que vous soyez venu dans ce costume, il faut que vous ayez quelque chose de sérieux à me communiquer.
— En effet, Madame. Vous avez sans doute remarqué que M. Tirard et moi ne sommes plus intimes comme jadis.
— Il est vrai, depuis longtemps je n’ai pas aperçu Mme Grimpion.
— Vous avez dû être étonnée de cette froideur. Peut-être même avez-vous interrogé votre mari.
— Non, Monsieur.
— Alors vous ne savez rien. M. Tirard et moi nous avons eu une discussion un peu vive sur la politique, et dès lors nos relations ont à peu près cessé. Au bureau nous n’échangeons que des propos insignifiants. Cette situation, de tous points fausse, ne peut durer davantage.
— Il me semble que…
— Oh ! Madame, je devine votre pensée. Si je ne je suis pas allé droit à mon ancien ami Tirard, si je ne lui ai pas tendu la main, c’est par amour-propre. Mon Dieu ! Madame, chacun de nous en a sa dose ; j’ai craint d’être ridicule en faisant les premiers pas. Maintenant, je suis résolu à me réconcilier avec votre mari de la manière la plus complète, et pour cela, je viens implorer votre médiation.
Une charmante rougeur monta au visage d’Augustine.
— Monsieur, la commission dont vous me chargez est délicate. Cependant j’apprécie la noblesse de votre démarche et si vous m’autorisez à en parler à mon mari…
— Justement, Madame, c’est ce qu’il ne faudrait pas. Il trouverait probablement que j’aurais pu me passer de votre intermédiaire, et que ma conduite a quelque chose de singulier. Seulement rappelez-lui son ami Grimpion ; il vous dira sans doute que nous sommes à peu près brouillés et, grâce à votre esprit insinuant, aux mille séductions dont vous connaissez la puissance, vous aurez bientôt réuni deux cœurs qui ne demandent qu’à s’aimer.
— Ah ! M. Grimpion, votre éloquence est irrésistible. Je voudrais que M. Tirard vous entendît.
— Elle sera plus irrésistible encore dans votre jolie bouche. Merci, Madame, de l’appui que vous me prêtez en cette circonstance difficile. Du reste, ce n’est pas la première fois que vous vous montrez aimable et bonne envers moi.
— Vous avez beaucoup de mémoire.
— Eh ! Madame, comment pourrais-je oublier le moment le plus doux, le plus heureux de ma vie !
— Je ne vois pas…
— Cette soirée au théâtre…
— Elle était fort intéressante.
— Intéressante, Madame ; c’est une expression bien mesquine pour dépeindre les sentiments que nous avons éprouvés.
— Vous êtes enthousiaste de l’art dramatique, M. Grimpion.
— Eh ! non, Madame, vous vous méprenez. Le talent de l’actrice n’a été pour rien dans mon émotion.
— Alors ce sont les vers mélodieux de Racine.
— Racine, pas davantage.
— M. Grimpion, je ne vous comprends plus.
— « Je ne t’ai point aimé, cruel ; qu’ai-je donc fait ? »
— C’est du Racine.
— Sans doute ; mais ce vers…
— Ce vers ?
— Eh bien ! Madame, ce vers, vous l’avez prononcé en jetant un regard tendre à votre indigne serviteur.
— Oh !
La figure d’Augustine s’illumina du rire le plus gracieux ; déjà je m’en félicitais, comme du meilleur augure, lorsque je m’aperçus qu’il allait croissant, si bien qu’un moment je craignis qu’il ne l’étouffât. C’étaient des spasmes, des convulsions, des mots entrecoupés : est-il possible, que c’est drôle, j’en mourrai. Et le rire ne cessait pas.
Je jouais, on le comprend, un sot personnage. Ma main se portait involontairement sur la garde de mon sabre ; je frisais ma moustache, j’aurais dû battre en retraite ; au contraire, je restai là, tout interdit, planté droit devant elle, qui se tordait sous l’influence d’une hilarité que j’avais été fort loin de prévoir.
Enfin elle se calma, c’est-à-dire qu’elle se fâcha.
— M. Grimpion, vous avez donc bien mauvaise opinion de moi ?
— Mais, Madame.
— Vous vous êtes imaginé que j’étais une de ces femmes qui sacrifient l’honneur de leur mari à la satisfaction d’une passion coupable. Vous vous êtes trompé. Je ne trahirai point la confiance de mon époux, qui a toute la mienne.
Je voulus profiter de cette planche de salut.
— Hum ! En prononçant cette interjection j’avais l’air aussi narquois que possible.
— L’excellent ami que vous faites, M. Grimpion. Tant pis, si M. Tirard m’est infidèle, je ne tiens pas à le savoir.
— Eh bien ! malheureuse aveugle, je vais vous désabuser. La modiste Célestine…
— Célestine ?
— Elle-même ; je l’ai rencontrée au bras de M. Tirard. Il me répugnait de dire : votre mari.
— C’est très probable ; elle est notre cousine.
— Hem, hem !
— Ne toussez pas si fort, M. Grimpion, ça vous fatigue. Et tenez, je me souviens ; un soir elle est venue ici ; mon mari l’a accompagnée jusque chez elle.
— Ici ?
— Oui, sans doute, et voici pourquoi. L’histoire n’est pas longue ; elle vous intéressera.
— Je le crois.
— Mais non comme vous l’entendez. On nous avait rapporté que Célestine, au lieu de vivre honnête, se laissait faire la cour par un homme marié ! Ces relations ne pouvaient rien amener de bon, n’est-ce pas, M. Grimpion ?
— Cependant…
— Je trouvai moyen de l’attirer ici et M. Tirard et moi nous la chapitrâmes d’importance. J’ai appris depuis qu’elle avait chassé son amant.
— On peut en avoir deux.
— Mon mari serait le second ?
— Non, le premier.
— Je ne vous répondrai pas, c’est impossible, mais je vous demanderai, M. Grimpion, de quel droit vous calomniez votre ami, et comment vous osez me tenir, à moi, sa femme, des propos odieux sur son compte.
— Je n’ai pas…
— Mais moi je vous ai percé à jour. Vous vous imaginez que toutes les autres âmes sont aussi viles que la vôtre, que, par haine, si ce n’est par amour, je deviendrai votre maîtresse, vous me dites : votre mari est infidèle et vous m’exhortez à en faire autant. Votre conduite est d’autant plus méprisable, que nous sommes vos obligés.
Je levai la main pour protester.
— Oh ! ne vous défendez pas ; je vous connais maintenant, et je sais qu’il ne faut chercher en vous ni cœur, ni honneur, ni probité, lorsqu’il s’agit d’assouvir une passion qui vous domine. Votre présence chez moi, vos insinuations, votre uniforme que vous déshonorez, tenez, tout cela me dégoûte… Je vois briller votre œil ; c’est une vengeance que vous méditez ; elle est prête, n’est-ce pas, elle est mûre ? Prenez garde, et croyez qu’il y a un Dieu pour châtier les pervers de votre espèce.
Je me retirai, sans porter la main à mon képi, comme le veut l’ordonnance, et je remontai à la caserne au pas de charge ; on aurait dit que j’allais la prendre d’assaut. Maintenant j’ai retrouvé ma tranquillité d’âme, je puis, de sang-froid, examiner ma conduite et celle de cette coquette.
Car elle est coquette, Mme Augustine ; je comprends maintenant son manège. Elle avait juré de m’enchaîner à son char ; pour cela il n’a fallu qu’un regard et un vers ; elle s’est dit : M. Grimpion est un homme de talent ; il a déjà acquis une certaine réputation ; je serais heureuse et fière de le voir ramper à mes pieds ; elle a réussi, à peu de chose près ; quand j’ai hasardé mon timide et sincère aveu, madame s’est moquée de moi ; puis elle a profité de la circonstance et consommé mon humiliation. Ah ! Madame, cela ne passera pas ainsi ; vous n’avez pas rencontré une victime obéissante, qui, sans murmurer, supporte toutes vos avanies. Vous prétendez connaître Grimpion, femme présomptueuse ; Grimpion est un abîme insondable, votre œil n’en a pas encore mesuré les profondeurs.
La vengeance est douce à un cœur irrité, oui, mais comment me venger ? D’abord par le mépris ; cette femme, si je la rencontre, je la toiserai du haut de ma grandeur ; si je lui parle, ce sera d’une bouche dédaigneuse ; je lui montrerai quel est l’homme dont elle a refusé les hommages, et peut-être, quand je serai parvenu au faîte de la puissance, elle se repentira de ses injustes rigueurs.
Belle vengeance ! en vérité ; allons, je déraisonne, je ne me possède plus, la colère m’aveugle. Cessons de former des projets aussi ridicules ; le temps mûrit toutes choses. Une occasion se présentera et je la saisirai aux cheveux ; la vengeance est un plat qui se mange froid.
Et Tirard ? quelle conduite vais-je tenir avec lui ? Sans doute, Augustine lui racontera la scène où j’ai joué un si triste rôle ; Dieu sait ce qu’il me dira. S’il allait, à son tour, instruire le bureau de ma déconvenue, par quelles gorges chaudes je serais accueilli ! on ne m’appellerait plus que Grimpion l’invincible.
J’aime à croire cependant que Mme Tirard triomphera avec plus de modestie, qu’au lieu d’initier son mari à ces détails, elle les gardera au plus profond de son cœur. Son intérêt l’y engage ; mais qui peut répondre de la langue d’une femme ?
15 juillet
Tirard m’a fait une belle peur ; ce matin, je le rencontre à la garde descendante ; aussitôt il m’invite à l’accompagner au café. J’hésitais ; j’alléguais divers prétextes, il n’a rien voulu entendre.
— Monsieur Grimpion, nous n’avons pas encore arrosé votre uniforme ; ma femme, qui vous a vu sous ce costume, est enchantée de votre tournure. Sais-tu, me disait-elle, que M. Grimpion est un superbe militaire ? Il a quelque chose d’un vieux de la vieille. En effet, je partage complètement son avis.
Ce début ne me plut qu’à moitié ; cependant je suivis Tirard, et, au bout d’un instant, je fus rassuré. Il ne se doutait pas de ma visite à sa femme, qui ne lui en avait pas touché le moindre mot.
Cette cordialité rompit la glace entre nous et nous devisâmes comme deux anciens amis.
Elle s’est repentie, Augustine, je m’y attendais. Je connais la fragilité, la versatilité du sexe ; il a parfois des retours imprévus. Ah ! ma belle amie, tu regrettes d’avoir malmené ton Grimpion ; tant pis pour toi, il ne s’exposera plus à tes caprices.
1er novembre
C’est plaisir d’entendre nos grands hommes lorsqu’ils exposent les principes de la nouvelle démocratie. La démocratie, c’est le gouvernement du peuple ; mais, comme il ignore ses véritables intérêts, il faut l’instruire, le guider, l’habituer à la discipline et à l’obéissance. Au sein des masses on trouve toujours quelques mauvaises têtes qui ne veulent pas se soumettre à l’ordre général ; ces mauvaises têtes, on les évince, on les écrase, on les annihile. Peu importent les moyens, tous sont légitimes, lorsqu’il s’agit de préparer le bonheur des générations futures. Souvent même on doit tromper le peuple pour son bien. Parvenu à la maturité, il nous remerciera de lui avoir épargné ainsi de nombreuses déceptions. Un enfant malade refuse les remèdes qu’on lui présente ; enduisons de miel le bord du vase où se trouve la potion salutaire. L’enfant sera trompé, mais sauvé.
J’ai beaucoup d’intelligence ; cependant jamais mes réflexions ne m’avaient conduit à de principes aussi clairs, aussi éminemment pratiques. Il me semblait que faire du peuple un grand enfant, c’était méconnaître sa majesté et sa puissance, c’était lui témoigner une sorte de mépris.
Les doctrinaires de 1830 à 1845 professaient déjà l’opinion que le peuple est incapable de gérer ses affaires et qu’il doit confier ce soin à de sages conseillers ; mais c’étaient des aristocrates, des conservateurs ; nous sommes des démocrates, la différence est immense.
Le peuple n’a pas d’autres yeux que les yeux de ses chefs ; la pensée de tous est concentrée dans la pensée d’un seul, qui est aussi l’incarnation de la volonté de tous. Il distribue le progrès comme il l’entend ; tantôt, selon que les circonstances l’exigent, il navigue sur les côtes du conservatisme-borne, tantôt il s’attache aux élucubrations incomprises du socialisme le plus échevelé. Hélas ! qu’est devenue ma pauvre devise : la ligne droite, toujours la droite ligne ! Ce n’est pas ainsi que marche le progrès ; il va par sauts et par bonds, il décrit de capricieux zigzags et des courbes impossibles. Insensé qui voudrait l’astreindre à suivre toujours la même ornière, les mêmes rails ! il n’avance qu’à la condition d’être libre de ses mouvements et de ses allures. Le cavalier qui le dirige ne doit pas trop peser sur le mors.
Bien que l’intelligence du peuple soit très bornée, on est obligé de lui faire certaines concessions, car il importe qu’il ait toujours une parfaite confiance en ses chefs. Semblable au chien qui regarde dîner son maître, il attend qu’on lui jette un os à ronger ; cet os a reçu un nom : c’est la souveraineté du peuple. On lui persuade qu’il est le maître et qu’il dîne, tandis qu’il n’a tout au plus que les reliefs du festin.
En effet, la politique n’est pas autre chose que l’art de régner sur le peuple, en lui faisant croire que c’est lui qui règne. Que de souplesse il faut posséder ! Que de moyens licites ou illicites il faut mettre en œuvre ! Car on ne saurait être retenu par des considérations morales ; celles-ci ne sont que des preuves de faiblesse, de véritables fautes, lorsqu’elles ne servent pas à masquer un dessein profond.
J’aurai de la peine, je le prévois, à imposer une semblable contrainte à mes aspirations généreuses ; mais, puisque c’est une nécessité de ma position, je la subirai sans murmure. Je n’ai jamais menti, il me sera dur de commencer ; je n’ai jamais attenté à la réputation d’autrui ; il me sera difficile de calomnier, ou même de médire.
La grandeur du but peut seule excuser de pareils écarts. Ce but, c’est le salut du peuple, il doit être notre suprême loi.
4 février 1864
Depuis longtemps je n’ai rien ajouté à ces mémoires. Ici, comme à Ornens, ma vie s’écoule calme et monotone. Au premier abord, il m’a semblé que je sortais du royaume de la paresse pour entrer dans celui du travail. Puis, peu à peu, mes occupations se sont régularisées ; la tâche du lendemain est la même que celle de la veille ; le cercle d’idées où je vis ne se renouvelle pas.
Franchement, je m’ennuie.
Je continue à travailler au bureau, machinalement, sans espoir de monter en grade. Les séances des sociétés que je préside se succèdent et se ressemblent d’une manière fatale. J’avais compté sur l’amour de Mme Tirard pour mettre un peu de variété dans mon existence ; on sait ce qui en est advenu ; nous avons cependant, ma femme et moi, rendu plusieurs visites à cette intéressante famille ; eux, à leur tour, sont venus nous voir ; mais il y a entre nous aujourd’hui une certaine froideur qui remplace l’aimable cordialité de jadis. Nous sentons tous que nous ne sommes pas où nous devrions être. Les yeux de Mme Tirard sont toujours aussi expressifs ; quelquefois j’y découvre un remords, lorsqu’elle les arrête sur ma personne ; elle implore son pardon pour m’avoir si mal jugé. Moi, je reste inexorable ; et puisque j’ai si mal réussi une première fois, je me garderai de rien interpréter à l’avenir.
Tirard n’est pas corrigé de ses préventions contre ma société pratique. Nous avons des discussions longues, ardentes, mais peu convaincantes ; car nous sommes l’un et l’autre opiniâtres. Ces discussions ne dégénèrent plus en querelles ; nous nous boudons un moment et c’est fini. Tirard est un homme du passé ; moi je suis un homme de l’avenir ; il ne peut y avoir aucun accord, aucune conciliation entre nous.
Mme Tirard vient souvent en aide à son illustre époux, et c’est un adversaire redoutable. Mme Grimpion veut parfois en faire autant. Plût au ciel qu’elle fut une cane muette, comme son père est un canard muet !
6 juin 1864
Ma mère continue sa pension de normaux ; non seulement elle vit très bien elle-même, mais encore elle fait des profits considérables, et gâte ma femme en lui apportant sans cesse des cadeaux.
La mère Grimpion n’a rien perdu de la vigueur de sa jeunesse et cependant elle touche à l’âge où l’on a besoin de repos. Plusieurs fois j’ai songé, non pas à la recueillir chez moi (c’est bien assez d’une), mais à lui chercher un joli petit appartement, où elle mènerait une existence tranquille, exempte de soucis et de pensionnaires. J’ai craint que cette inaction subite et forcée ne nuisît à sa santé, c’est pourquoi je ne me suis pas pressé de réaliser mon idée généreuse. Mme Grimpion ne se plaint pas ; au contraire, sa plus grande joie, c’est de thésauriser pour son fils.
Elle s’entend à merveille avec Marie ; ces deux âmes semblent créées l’une pour l’autre, quoique d’une vulgarité différente. Ma femme a la grossièreté campagnarde, rude et matoise tout à la fois. Ma mère est simple comme les personnes sans éducation peuvent l’être ; beaucoup de préjugés, un langage parsemé de vaudoisismes, un ton ! Du reste la mère Grimpion ne traite qu’un seul sujet dans toutes ses conversations ; elle ne parle que de son fils, et Marie l’écoute docilement, car Marie est fière aussi de moi et de mes succès.
L’autre jour, sans le vouloir, au moment d’entrer dans la chambre, je m’arrêtai. La voix de ces deux dames parvenait à mes oreilles ; il était question de moi, je restai sur le seuil.
— Voyez-vous Marie, vous êtes bien heureuse d’avoir un mari comme mon fils. Quand il était avec moi, le brave garçon que ça faisait. Ce n’était pas un de ces enfants qui sont toujours à flatter leur mère, à l’embrasser ; non, il n’était pas baiseret, mais un bon cœur, et puis sincère, et travailleur. Je lui disais quelquefois : tu vas te tuer à travailler comme ça ; donne-toi un peu de bon temps ; promène-toi. Bah ! il se moquait de mes conseils, et c’est ainsi qu’il est devenu un des meilleurs élèves de l’école.
— Belle-mère, pour un travailleur, M. Grimpion en est un de la première force, et puis un homme de talent ; il n’y a pas à chicaner là-dessus. L’autre jour une dame m’a arrêtée pour me demander si c’était vrai que mon mari allait être nommé conseiller d’État.
Avant que ma mère eût essayé de me porter au Conseil fédéral, j’étais près de ces dames, qui changèrent aussitôt de discours.
Mon beau-père ; lui, n’est pas engoué au même degré de son gendre. Il n’aime pas les radicaux, et se repaît de souvenirs. Il me raconte souvent que, dans le temps, il s’est opposé à la suppression de la confession de foi, à l’expulsion des jésuites, etc., etc. Je ne discute pas avec lui ; cela ne servirait de rien ; il est têtu, entier dans ses idées et trop vieux pour changer d’avis. D’autres fois, il se permet de m’adresser des exhortations morales.
— À quoi bon, gendre, vous agiter pour toutes sortes d’entreprises, vous donner un mal du diantre en présidant ceci, en dirigeant cela ? Croyez-vous qu’on vous en saura gré ?
— Et l’amour de la patrie, n’est-ce donc rien selon vous, beau-père ?
— Alors c’est par amour de la patrie que vous fondez des sociétés, que vous pérorez en tout temps, en tout lieu, que vous jouez au radical…
— Je ne joue pas la comédie, je dis ce que je pense.
— Pardonnez-moi, Grimpion, je n’ai pas eu l’intention de vous offenser. Mais vous savez, je n’ai jamais été radical, moi. Ainsi, toute la peine que vous prenez, c’est le pays ?
— Sans doute.
— Je vous en félicite. Il y a encore, à ce que je vois, de vrais patriotes. Je ne vous aurais pas cru si désintéressé ; je pensais : voilà Grimpion qui veut absolument arriver ; il sera, si tout va bien, un de nos principaux magistrats.
— Est-il défendu d’accepter les faveurs du peuple ?
— Non, si ça vient tout seul, mais vous avez l’air de les rechercher, ces faveurs. Gratta mé, té grattéri. Et ce n’est pas toujours le moyen de les obtenir ; moi, par exemple, je suis devenu grand conseiller sans l’avoir demandé ; ça s’est fait sans que je m’en aperçoive.
— Vous n’avez jamais abreuvé les électeurs !
— Jamais avant l’élection, toujours après, c’est l’usage.
Mentalement j’envoyais mon beau-père à tous les diables, avec son grand conseil qu’il me plante sans cesse au nez. Il poursuivit son radotage.
— À votre place, gendre, je me contenterais de ce que j’ai et j’enverrais paître les comités et autres boutiques du même genre. La patrie vous ordonne-t-elle de tout changer, de tout bouleverser ? Non ; elle vous demande simplement d’exercer votre emploi en conscience. Si elle a besoin de vous, si elle réclame votre activité ou veut récompenser vos services, elle saura bien vous trouver à votre bureau. Attendez patiemment qu’elle vous appelle.
Il était presque éloquent. Singulière chose qu’un vieux conservateur qui s’échauffe !
Je ne répondis mot à ce discours, et il s’en alla, s’imaginant peut-être m’avoir convaincu, tandis qu’il me laissait, tout au plus fatigué.
Il y a de quoi mourir de rire. Attendre patiemment que la patrie vienne me tirer de mon bureau ! C’est une ingénieuse idée. Combien d’individus a-t-elle tirés de leur bureau, la patrie ? Elle ne s’inquiète pas de ceux qui la négligent. Maîtresse jalouse et capricieuse, elle n’accorde ses bonnes grâces qu’à des courtisans assidus ; elle a la mémoire courte, la patrie. Elle ignore les noms qui ne résonnent pas sans trêve à ses oreilles. Les hommes politiques en vacances sont bientôt oubliés. Les absents ont toujours tort.
Les voilà donc, ces vieilles théories conservatrices, dont mon beau-père a été l’interprète inconscient ! Elles mèneront loin ceux qui les professent. Je ne m’étonne pas qu’ils soient abattus si fréquemment. De notre côté, du côté radical, une activité dévorante ; discours, réunions, comités, assemblées populaires, articles de journaux, etc., etc., de l’autre une douce quiétude, un calme édifiant. Ils attendent !
2 septembre
J’en ai rencontré plusieurs ce matin ; qu’ils sont drôles avec leurs habits étriqués, leurs pantalons courts, leurs gros livres sous le bras ! Ils trottaient d’un pas alerte, enjambant les degrés quatre à quatre, afin d’arriver plus tôt à leur chère école ; et dire qu’il y a peu d’années, moi aussi, je ressemblais à ces pauvres diables. Non ; c’est impossible, jamais je n’ai eu si mauvaise façon et personne aujourd’hui, dans l’élégant Grimpion, ne reconnaîtrait le normal d’autrefois.
Ils trottent, pénétrés de la grandeur, de la beauté de leur vocation future ; ils ne rêvent que dévouement, travail, sacrifice. Ils se voient déjà raides, guindés comme ils le seront plus tard ; ils s’imaginent qu’une régence est un sacerdoce, une haute charge, devant laquelle toutes les autres pâlissent, une dignité sans pareille. Monsieur le régent ! Quoi de plus majestueux et de plus sonore !
Illusions, que je n’ai jamais partagées, et bien m’en a pris. Vous croyez, mes chers amis, à la reconnaissance de vos concitoyens, à l’heureuse influence que vous exercerez. D’abord, soumis à l’inspection malveillante du pasteur et de la commission des écoles, vous vous apercevrez que vos meilleures intentions sont travesties, qu’au lieu de vous aider dans votre tâche, on excite vos élèves contre vous. Vous aurez à supporter mille injustices, mille ennuis. Pour prix de vos labeurs, vous recevrez un mince traitement ; heureux encore s’il n’excite pas l’envie des campagnards. Et lorsque, pour égayer votre demeure solitaire, vous chercherez une compagne, vous serez obligé de l’enlever. J’ai passé par là.
Vous entendrez mille railleries sur votre compte ; on dirait que le régent a été créé pour l’amusement des campagnards et non pour l’instruction de la jeunesse. Voilà, mes chers amis, l’avenir qui s’ouvre devant vous ; il est riant, n’est-ce pas, et vous persistez à suivre la même route !
Ma foi ! se dévoue qui voudra ; c’est un honneur que j’abandonne volontiers aux autres. Moi, j’ai choisi la bonne part ; j’ai compris que je n’étais pas destiné à régenter éternellement des moutards, que j’avais une carrière plus fructueuse et plus brillante à fournir, et je suis arrivé, non encore au pinacle, mais joliment haut. Parmi vous, amis, il se trouverait sans doute de bons administrateurs, d’habiles politiques ; pourquoi ne sortent-ils pas de la foule et ne marchent-ils pas sur mes traces ? Est-ce incapacité, est-ce défiance d’eux-mêmes ?
Si je leur adressais cette question, ils me répondraient peut-être qu’ils aiment leur vocation et qu’ils lui consacreront volontiers leur force et leur vie. Nous connaissons, diraient-ils, les obstacles semés sur notre route, les plaisanteries dont nous sommes les objets, la position médiocre qui nous attend. Rien cependant ne nous détournera de notre voie ; ce que nous faisons, nous le faisons par devoir, par amour de notre patrie et de nos concitoyens ; nos intérêts privés, nous ne les consultons pas, ou plutôt nous les oublions en présence de l’intérêt général.
Beaux sentiments ! préjugés absurdes ! Mais quoi ? Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus.
1er décembre
Grand émoi dans notre bureau ! le second employé est décédé. L’ordre hiérarchique appelle Tirard à le remplacer et moi aussi je monterai d’un cran.
D’un cran ! on m’a prévenu que l’avancement n’est pas très rapide et je m’en aperçois. D’un cran ! pourtant je suis Grimpion, et, j’ose m’en flatter, mon nom n’est pas inconnu à Lausanne.
Tirard, lui, n’a aucune espèce de célébrité ; c’est un employé régulier mais peu capable et d’une conduite… La hiérarchie est parfois une bien grande injustice.
Puis Tirard est mon ami. Mon ami ! oh ! pas tant que ça ; nous nous sommes brouillés, nous nous sommes réconciliés ; mais je suis sûr qu’au fond du cœur il me garde rancune, et peut-être Augustine n’a pas été discrète, alors…
Prenons la question de plus haut. La nomination de Tirard sera-t-elle avantageuse à la république ? est-ce vraiment un bon choix ? Ici, invoquant toute mon impartialité, je ne puis donner qu’une réponse négative. Non, Tirard n’a ni les talents, ni la moralité qui inspirent une juste confiance. Il n’est pas propre à l’emploi qu’il va revêtir ; il n’a en sa faveur absolument que la hiérarchie.
Ce serait donc une bonne action de l’éliminer, de rompre une fois pour toutes, avec des traditions surannées, de récompenser le vrai mérite. Comment atteindre ce louable résultat ?
Ce n’est pas très facile ; me présenter moi-même ! fi ! je serais compromis sans aucune chance de succès ; il faut donc prier mes amis, mes co-démocrates d’agir pour moi, de peser de toute leur influence sur l’autorité supérieure. Quelquefois ce moyen a réussi.
5 décembre
Ils m’ont promis leur bienveillant concours, et se sont généreusement indignés à la pensée que Tirard occuperait une telle place. Tirard ! une espèce de conservateur, un mitou ! Chacun d’eux a choisi son homme à convaincre ; et je sais déjà qu’en haut lieu, ma nomination ne serait pas très mal vue. C’est un grand pas de fait.
Tirard a eu vent de ces démarches, il est venu à moi et m’a demandé brutalement :
— Est-ce vrai, Grimpion, que vous postuliez la place vacante ?
— Moi ?
— Oui.
— Si on me la donnait, ai-je répondu en riant, il est probable que je l’accepterais.
— Vos amis travaillent pour vous ; on me l’a assuré.
— Peut-être.
— Grimpion, je me figurais que nous étions amis ; vous n’ignorez pas mes longs services, ma position de fortune…
— Non.
— Vous, vous êtes riche, nouveau venu…
— Il vous plaît à dire.
— Je connais votre pouvoir et celui de vos amis. Si vous vous mettez contre moi je suis perdu.
— Vous croyez ?
— J’en suis certain.
— Tirard, mon cher ami, avant de se faire inscrire pour une place, on doit toujours s’adresser deux questions.
— Lesquelles ?
— D’abord, si la place vous convient ; ensuite, si vous convenez à la place.
— Alors vous pensez…
— Tirard, c’est le moment de parler franchement et à cœur ouvert. Vous n’êtes pas capable.
— Cependant, il me semble…
— Vous êtes d’une timidité déplorable.
— Je changerai, j’essaierai de me corriger.
— On fera peu de cas de vos promesses. Puis…
— Eh bien ! quoi !
— Rappelez-vous Célestine.
— Encore cette vieille histoire.
— Elle vous a donné une fort mauvaise réputation.
— À qui la faute ?
— Tirard, je me plaisais à croire que vous aviez tout oublié !
— C’est vous, Grimpion, qui me rafraîchissez la mémoire.
— N’en parlons plus. Je suis fâché, Tirard, de voir que vous ayez une ambition si déraisonnable.
— Bien naturelle, au contraire.
— Si vous voulez. Je vous souhaite bonne chance.
— Je n’ai aucune chance, si vous agissez contre moi.
— Adieu, Tirard, nous ne pouvons nous entendre, mon cher ami. Adieu, adieu.
Cette fois, je te tiens ; tu n’échapperas pas de mes griffes. Oui, M. Tirard, vous avez discuté avec moi, combattu les idées que j’émettais, vous avez joué au conservateur et au philosophe ; je crois même que vous avez posé pour l’homme moral : vous m’avez grossièrement insulté, et votre pecque de femme m’a mis à la porte. Non, Grimpion ne souffre pas impunément les outrages ; vous l’avez abreuvé d’ignominie, il se venge. Ah ! M. et Mme Tirard, vous m’avez humilié, je vous humilie à mon tour. Je serai, Mme Tirard, le supérieur de votre mari, qui sera lui, mon humble subalterne. Subalterne ! c’est bien la position qui lui convient. Belle Augustine, vous vous départirez, je l’espère, de votre langage outrecuidant et de vos grands airs. Vous serez l’épouse d’un employé subalterne. Subalterne. Ah ! Que l’autorité est une belle chose !
Un malheur n’arrive jamais seul. Dans huit jours, Tirard doit renouveler le billet que je lui ai signé. Prévenons-le, afin qu’il soit en mesure.
Monsieur et cher ami,
Les obligations que j’ai contractées menaçant de s’accroître d’une manière préjudiciable à mon crédit, j’ai l’honneur de vous inviter à chercher un autre endosseur pour le billet que je vous ai signé. Je tiens à me débarrasser de cette charge.
Croyez, Monsieur, que c’est avec un profond regret et recevez, etc.
Grimpion
20 décembre
Il faut rendre justice à mes amis ; ils s’acquittèrent de leur office en conscience. Tous les cafés, tous les cercles retentissaient de mon éloge ; mais le pauvre Tirard, comme ils l’abîmèrent ! C’était à faire pitié ; selon eux, Tirard ne méritait pas même le rang infime qu’il occupait ; ils déchiraient à belles dents sa réputation, le traitaient comme le dernier des imbéciles. Aussi, quand ma nomination devint publique, chacun trouva que le gouvernement venait d’accomplir une œuvre d’équité et de démocratie. Seul, mon chef de bureau s’obstina jusqu’au bout à soutenir Tirard. La hiérarchie !
La peste soit de mes scrupules ! Ils m’ont encore joué un mauvais tour. Fiez-vous à la délicatesse de vos sentiments. J’éprouvais un certain remords, non un certain regret de la douloureuse situation de Tirard, malgré son impudence et ses fautes. Je suis allé lui offrir mes services ; il m’a reçu avec beaucoup de froideur. J’ai persisté.
— Mon cher Tirard, ne nous brouillons pas. Si ma signature peut vous être utile…
— J’y ai pourvu.
— Cependant…
— Grimpion, vous vous êtes conduit à mon égard en malhonnête homme, en ami perfide. Occupez-vous de vos affaires ; les miennes ne vous regardent pas. Brisons-là. Ne m’irritez pas.
— Que me reprochez-vous ? De vous avoir supplanté au bureau. Je ne voulais pas de cette place ; on m’a forcé la main.
Il me regarda fixement pendant quelques secondes, puis il me dit :
— Vous avez donc toutes les lâchetés, toutes les hypocrisies ; non, décampez, ne me provoquez pas ; je serais dans le cas de souffleter votre face de cuistre. Partez.
Et je partis.
Combien il est difficile d’être charitable envers son prochain ! Que cette vertu rencontre d’obstacles ! L’amour-propre, une fierté mal placée, une rancune peu justifiée suffisent à rebuter les plus nobles intentions, à refouler des sentiments généreux qui ne demandaient qu’à s’épancher au dehors, sous la forme d’une bienfaisante rosée. Non, Tirard, tes injures ne changeront pas mon cœur ; je te pardonne, et quand je n’aurais sur toi que cet avantage, je veux du moins être plus clément, plus miséricordieux que toi.
Mais j’ai appris ce matin que cet ingrat échappe à mes bienfaits. Indigné de l’injustice dont il prétend qu’il a été l’innocente victime, Tirard a donné sa démission. Il ne reparaîtra plus au bureau. Tant pis !
2 février 1865
Lorsque j’ai postulé l’emploi ambitionné par le citoyen Tirard, quelqu’un m’a dit : prenez garde, Tirard est franc-maçon, c’est pour lui une garantie certaine de succès. Ce quelqu’un se trompait ; les trois coins été impuissants contre la vérité et la justice.
Cependant ces paroles m’ont donné à réfléchir. Il n’y a pas de fumée sans feu, et la franc-maçonnerie pourrait bien avoir sa raison d’être. Il serait très politique de ma part d’ajouter cette influence à toutes celles que je possède, et d’augmenter ainsi le nombre de mes partisans et de mes amis. Aujourd’hui c’est le nombre qui gagne les batailles.
Je n’ai pas une idée très nette des principes maçonniques ; je ne suis pas même convaincu de l’utilité d’une semblable institution. Mais, avec la vivacité d’intelligence qui m’est échue en partage, je serai bientôt au courant ; et peut-être saurai-je imprimer à cette société une direction nouvelle ; j’ai si bien réussi comme président de la société pratique.
Mon admission ne souffrira aucune difficulté ; les francs-maçons seront heureux de s’adjoindre un frère tel que moi, et, sans vanité, j’affirme que le nom de Grimpion donnera un certain lustre à la maçonnerie vaudoise. Les sociétés sont ce que sont les hommes qui les composent.
Ainsi, je vais m’adresser à l’un de ces fils du triangle, et ma requête sera, je n’en doute pas, accueillie avec enthousiasme.
6 mars
En rentrant ce soir, j’ai trouvé Marie tout en larmes. D’abord j’ai cru à quelque malheur de famille. Le syndic serait-il mort, emporté par une apoplexie foudroyante ?
Bah ! il n’y a rien de foudroyant chez lui. Mme la syndique aurait-elle, peut-être, succombé aux atteintes d’une hydropisie héréditaire ? J’interrogeai Marie ; ses réponses étaient entrecoupées de sanglots qui m’empêchaient de les entendre.
— Marie, qu’as-tu donc ?
— J’ai, j’ai, mon Dieu ! mon Dieu !
— Es-tu malade ?
— Non ; ah ! miséricorde ! miséricorde !
— Ma chère amie, calme-toi ; faut-il appeler le médecin ?
— Non, non ; ah ! le malheureux, le malheureux !
Je ne savais que devenir ; à la fin elle sembla prendre son courage, me saisit les mains et me dit :
— N’est-ce pas ? tu n’es pas franc-maçon ?
— Moi, quelle idée !
— Tu ne l’es pas ? jure-le moi.
— Non, non. Qui t’a chanté cette histoire ?
— Tu ne veux jamais y entrer ?
— Jusqu’à présent, du moins…
— Il faut que tu me fasses cette promesse.
Pour la tranquilliser, je lui promis tout ce qu’elle voulut.
— Et maintenant, Marie, qui t’a si bien instruite à mon sujet ?
— Tu ne le sauras pas ; on m’a défendu de te le dire.
— Ah ! c’est comme ça, très bien !
Je pensai en moi-même que plus tard je rendrais aussi à ma femme défiance pour défiance, mystère pour mystère. Aussi je ne la pressai pas davantage sur cet article.
— Mais, Marie, tu ne sais pas de quoi ils s’occupent, les francs-maçons ?
— Ne m’en parle pas ; c’est une horreur.
Je partis d’un éclat de rire.
— C’est du joli, c’est du propre, les francs-maçons ! Des gens qui s’enferment la nuit ! pourquoi s’enfermeraient-ils, s’ils ne faisaient point de mal ?
— Ne peut-on pas s’enfermer aussi pour faire le bien ?
— Les locataires de la maison où ils se rassemblent disent qu’on y entend une chette[3] de la metzance, comme si on tapait, si on dansait, si on remuait des chaises. Sont-ce là des actions de chrétiens ?
— Ils ont peut-être des bals ?
— Oui, en l’honneur de satan, leur maître. Ma mère m’a raconté bien des fois que les francs-maçons adorent le diable.
— Vient-il à leurs réunions ?
— On n’en sait rien ; on ne l’a jamais vu. Par exemple, quand un franc-maçon est mal dans ses affaires, ils le relèvent jusqu’à trois fois.
— Pas possible !
— Tu as l’air de te moquer de moi ; c’est ainsi.
— Tu te figures, Marie, que des gens de bon sens peuvent se réunir uniquement pour faire des bêtises…
— Les francs-maçons ne sont pas des gens de bon sens.
— Tu les habilles joliment.
— Et toi tu les défends comme si tu en étais.
— Je n’en suis pas, mais je n’aime pas qu’on dise des absurdités. Il y a, dans ce monde, beaucoup de gens qui tirent le diable par la queue, il n’y en a pas qui l’adorent. Vois-tu, Marie, souviens-toi que tu es à Lausanne ; laisse-moi de côté tes superstitions de village, tes ridicules préjugés. L’épouse de Grimpion ne doit pas être ridicule.
Quel supplice d’être le mari d’une femme stupide et sans éducation !
Bah ! je ne m’inquiéterai pas de ses doléances ; et quant à mes promesses, je les passerai sous jambe. On est obligé parfois de mentir aux enfants ; Marie est un grand enfant, mal élevé, incapable de se développer. Je la traiterai en conséquence.
En attendant, mes félicitations bien sincères aux francs-maçons pour la manière dont ils gardent le secret. Déjà toute la ville est prévenue que je vais entrer dans la société. Mais je conçois ; ils n’admettent pas souvent des personnages de mon importance, et ils n’ont pu s’empêcher d’en faire parade aux yeux du public. Je leur pardonne volontiers cette petite infraction aux règles établies.
12 avril
C’est aujourd’hui que j’ai été initié aux mystères de la franc-maçonnerie ; bien que je ne sois guère accessible aux superstitions dont on l’entoure, mon cœur battait avec violence lorsque j’ai franchi le seuil sacré. Mais ce n’a été qu’un trouble passager ; bientôt ma force d’âme a surmonté cette émotion d’un instant, et j’ai subi, sans faiblesse, les plus redoutables épreuves.
Les francs-maçons ont pu voir ce qu’est un homme, dont le caractère éminemment énergique et pratique, a été trempé par les difficultés de la vie.
Si les francs-maçons ont été contents de moi, je ne leur rends pas la pareille. Voici, par exemple, le discours filandreux que l’orateur de la loge m’a adressé après ma réception.
Mon frère,
Avant de mettre le pied dans ce temple, vous connaissiez sans doute les principes sur lesquels repose la maçonnerie, et le but qu’elle poursuit. Toutefois, qu’il me soit permis de vous rappeler certains points, que l’initiation vous a fait connaître, mais sous une forme abrégée et symbolique, qui exige des développements ultérieurs. La franc-maçonnerie est universelle ; voulant réunir tous les hommes par les liens d’une fraternité sincère, elle plane au-dessus des différences qui les séparent. La franc-maçonnerie n’est point une secte religieuse, ni un parti politique, elle ordonne à chacun de nous d’avoir ses croyances et ses convictions, elle ne se permet pas de les discuter. À cet égard, l’indépendance la plus complète règne parmi nous. La franc-maçonnerie n’est pas non plus une de ces associations perfides qui, aux intérêts de quelques-uns, sacrifient les intérêts de tous ; elle exclut l’égoïsme comme l’esprit de parti.
Quel est donc le champ où elle travaille ? me demanderez-vous peut-être. L’humanité ; c’est à la régénération de l’humanité que la maçonnerie aspire ; et, pour atteindre ce résultat, elle emploie, non pas les moyens révolutionnaires et violents, non pas les stériles utopies d’une philosophie abstraite, mais, voulant régénérer les masses, elle commence par régénérer l’individu. L’âme humaine est l’objet de toute sa sollicitude ; nous nous appliquons à développer notre intelligence, à exercer sur nous-mêmes une active surveillance morale, à réchauffer dans nos cœurs le foyer de l’amour fraternel. Voilà pourquoi nous nous réunissons ; notre langage symbolique met en lumière ce triple but, auquel il nous ramène sans cesse.
La maçonnerie n’est que cela, elle n’est pas autre chose. En vain certains esprits, à la fois bornés et trop passionnés, voudraient la faire dévier de sa route. Le jour où la maçonnerie faillira à sa tâche, elle n’existera plus, elle deviendra une institution funeste à l’état et au bonheur des citoyens ; le jour où elle sortira de son programme, elle commencera à languir, comme ces arbres, jadis vigoureux qui, sous l’empire d’une cause inconnue, déclinent sans cesse et perdent bientôt leurs feuilles et leurs fruits.
Vous ne serez point, très cher frère, nous en avons la ferme conviction, un ouvrier de dissolution et de désordre. Vous mettrez à notre service l’ardeur de votre jeunesse, vos connaissances si approfondies et si variées. Vous seconderez nos œuvres de bienfaisance, vous élèverez avec nous ce temple, dont les bases se perdent dans les ténèbres des siècles et dont le faîte touche à la gloire éternelle. Au nom de ces légitimes espérances que vous avez suscitées, j’invite tous mes frères à saluer votre admission parmi nous.
Farceur, farceurs, triples farceurs ! S’ils s’imaginent que je croie un mot de leur galimatias ! Allons donc ! au moyen de quelques idées morales, régénérer l’humanité ! c’est une entreprise folle ; les hommes se laissent conduire par des intérêts, non par des idées. Lorsque j’entends prêcher semblable doctrine, je me défie du prédicateur et de sa sincérité ; il trompe ceux qui l’entourent, il couvre ses intentions secrètes d’un vernis brillant, afin de donner le change à ses auditeurs. Une société ayant pour but le perfectionnement moral et intellectuel de ses membres ne saurait exister ; pour que l’homme travaille, il faut toujours lui montrer un avantage matériel palpable ; il se fatigue bientôt de courir après les chimères.
La maçonnerie, telle que l’orateur de la loge me l’a représentée, est une grande chimère, et je comprends maintenant pourquoi cette institution fait si peu de progrès. Ou bien les principes qu’elle avoue ne sont pas ses véritables principes, alors ceux qui les enseignent sont des menteurs ou des hypocrites ; ou bien, dupes eux-mêmes, ils essaient de duper leurs frères. En tout cas, la présence d’un homme pratique, qui ne veut pas des mots, mais des choses, qui ne se contente pas d’une philosophie creuse et d’un langage plus creux encore, aura une salutaire influence sur la marche des travaux, et imprimera à l’institution une direction positive, bien déterminée, avantageuse à tous les membres qui la composent.
Je penche pour la seconde alternative, c’est-à-dire que je crois nos chefs plutôt trompés que trompeurs. Ce sont, pour la plupart, des gens qui ne connaissent ni le cœur humain ni la vie ; ils ont une foi aveugle en certaines traditions, dont ils ne s’écartent jamais ; le fameux édifice qu’ils construisent, est fondé sur le néant ; cependant ils travaillent, ils entassent pierre sur pierre, avec une persévérance digne d’un meilleur sort. Mais gare les désillusions ! Un moment viendra, mes chers frères, où le temple que vous prétendez élever à la gloire du Grand Architecte de l’univers s’écroulera sur vos têtes, car les matériaux que vous employez n’ont aucune solidité réelle ; comme les châteaux de cartes qui servent aux jeux des enfants, le moindre choc suffira à la renverser. Et vous qui l’aviez cru inébranlable, indestructible, serez-vous encore convaincus de l’excellence de la maçonnerie, et de sa mission civilisatrice ?
Ces braves gens s’abusent ; il était temps qu’on leur fît voir clair. Pour cela j’utiliserai très bien leur patois mystique, et peu à peu, la transformation s’opérera ; la franc-maçonnerie, de faible, de nulle qu’elle est aujourd’hui, deviendra une association puissante ; elle tiendra dans sa main le bonheur des peuples et des individus.
Autre déception. À peine étais-je initié, à peine le vénérable avait-il prononcé sur moi les paroles solennelles, qu’un membre de l’assemblée se lève, s’approche, m’embrasse affectueusement. Je reconnais Tirard.
— Frère Grimpion, me dit-il, dès ce jour il n’y a plus d’inimitié entre nous ; vous êtes mon frère, je suis le vôtre ; nous sommes étroitement unis.
Je répondis à ce compliment d’une manière assez confuse ; je serrai la main qu’il me présentait, et il regagna sa place, satisfait, en apparence, d’avoir rempli son devoir.
Comment n’ai-je pas su que Tirard était franc-maçon ? c’eût été pour moi un puissant motif de ne pas entrer dans cette société ; maintenant il est trop tard. Trop tard ! et pourquoi ? cet homme, que j’ai déjà rudement châtié de son orgueil et de son ingratitude, je le retrouve sur mon chemin, il est protégé par la maçonnerie, à laquelle nous appartenons tous deux. Protégé ! quelle erreur ! c’est la maçonnerie elle-même, comme je la comprends, qui me donnera le moyen de punir son immoralité et son outrecuidance.
Elle n’est pas désarmée contre ceux qui la déshonorent ; elle a un code, des lois, des jugements ; je le sais ; on me l’a expliqué. Au lieu de se traîner dans les fadeurs et les mensonges de l’amour fraternel, je veux que la maçonnerie relève enfin la tête et tire le glaive.
14 juin
Tandis que, par la faveur populaire, un citoyen, auparavant inconnu, arrive en peu de temps aux charges les plus élevées de l’État, la maçonnerie exige de ses adeptes un noviciat assez long. C’est encore la hiérarchie, l’abominable hiérarchie que je retrouve là, sous une forme, il est vrai, plus complète et plus perfectionnée. Mais ce noviciat peut être abrégé ; la capacité dont le maçon fait preuve, les services qu’il rend sont récompensés par un avancement rapide. Aussi que de services je leur rends ! comme je fais briller à leurs yeux les beaux dons que la providence m’a départis ! Je suis toujours sur la brèche ; ma parole, agréable et facile, emprunte aux symboles maçonniques une grâce nouvelle ; je me suis familiarisé avec ce style imagé et cabalistique et lorsque j’ai commencé un discours, je ne m’arrête plus ; les comparaisons les plus audacieuses, les déductions profondes, les similitudes bibliques sortent à flot de ma bouche éloquente ; mes supérieurs éprouvent une admiration jalouse ; déjà ils m’ont accordé une distinction flatteuse ; franchement, ils n’y voient pas plus loin que leur nez.
Ils ne se doutent pas, les simples, de l’influence que j’exercerai quand je serai leur égal. Grimpion ne partage le pouvoir avec personne ; ils devront me suivre docilement, où je les renverserai. C’est ici que la manière forte recevra son application ; s’ils manifestent quelques velléités de résistance, la loge, devenue tribunal criminel, les appellera à sa barre. Ils seront jugés et condamnés. Je leur apprendrai que la première vertu maçonnique est l’obéissance.
On ne verra plus, dans les loges, des hommes immoraux, des Tirard dont la conduite humilie la maçonnerie tout entière. Il n’y aura que des cœurs purs, exempts d’ambition ; nulle passion coupable n’envahira l’enceinte sacrée. C’est à moi qu’il appartient de séparer l’ivraie du bon grain, de rendre à l’institution un lustre qu’elle n’aurait jamais dû perdre. Je consacrerai toutes mes forces à cette noble entreprise. Je chasserai du Temple, non pas les marchands, non pas les changeurs, comme le faisait Jésus-Christ, mais les frères sans énergie, qui préfèrent la truelle au glaive ; il n’y aura plus au milieu de nous qu’une seule pensée, dont je serai la vivante incarnation ; à la sagesse, qui dicte les grandes résolutions, j’unirai la force qui les exécute.
La position maçonnique de Tirard est fortement ébranlée. Naturellement, je n’ai pas caché à mes frères ses accointances avec Célestine, mais je l’ai fait sans insister, et ils ont pu se convaincre que je ne n’y mets aucun acharnement ; du reste, nous sommes amis plus que jamais. Sans doute, après y avoir longtemps réfléchi, il est arrivé à se convaincre que j’ai agi pour son bien. Quel dommage qu’il y ait une pareille tache dans son existence passée !
Bon ! voilà mes scrupules d’autrefois qui me reprennent ! Une voix intérieure me dit : « frère Grimpion, les intérêts de la maçonnerie vous tiennent moins à cœur que le désir de châtier les dédains de la belle Augustine. » Qui es-tu donc, toi qui me juges ? Serais-tu la conscience ? Non ; ma conscience me répète à chaque instant : tu es honnête, Grimpion, tu suis le droit chemin ; en vérité, si je croyais au diable, je supposerais que c’est un de ses tours, qu’il m’a envoyé quelque esprit impur pour me tromper et me séduire.
Oui c’est vrai ; autrefois j’ai parlé de vengeance ; mais c’était au premier moment du courroux, alors que la plaie était encore fraîche ; aujourd’hui j’ai tout oublié ; j’ai beau me frapper la poitrine, je n’y sens pas un gain de rancune contre Tirard. Mais j’ai une grande œuvre à accomplir, aucun obstacle ne saurait m’en détourner. Admis récemment par les francs-maçons, je me suis bientôt aperçu que cette société avait dévié de son but primitif, qu’à moins d’une régénération totale, elle n’avait plus de raison d’être. Cette réforme, je l’entreprends et, pour réussir, je me place au-dessus des misérables passions humaines, des chétives compétitions d’intérêt, qui empêchent toute vue d’ensemble et, par conséquent, tout progrès. Il y aura quelques victimes ; peut-être Tirard sera du nombre. Qu’importe ! le cheval lancé dans la carrière ne s’inquiète pas de la fourmi qu’il écrase, de l’insecte rampant qu’il anéantit sur son chemin.
Cette fois encore, fort de ma conscience, de mon bon droit, de mes nobles intentions, je m’écrie : Grimpion, en avant ! Arrière suggestions pusillanimes ; n’essayez point de m’arrêter. Je vais commencer mon travail de restauration maçonnique ; je vais purger le Temple des frères indignes qui le déshonorent, et préparer l’avènement d’une race élue, d’une race que ni les intrigues, ni les convoitises n’auront souillée ; alors la maçonnerie, respectée de tous, puissante par la justice, asile de toutes les vertus, présidera aux destinées de l’humanité !
10 septembre
Je fais des prosélytes ; mes réformes ont trouvé un accueil favorable chez beaucoup de frères, qui gémissaient depuis longtemps sur l’impuissance de la maçonnerie et sa stérilité. Ils veulent la débarrasser de toutes ses taches, de toutes ses souillures ; quand ils sont réunis quelque part hors de la loge, ils s’entretiennent des vices de leurs frères absents ; ils se plaisent aussi à m’en avertir, afin que je m’en souvienne, quand luira le grand jour des rétributions.
L’incontinence de Tirard, son injustice à mon égard, sa conduite louche et peu fraternelle ont rencontré une désapprobation générale. Quelques frères cependant, imbus des vieilles idées, ont essayé de prendre sa défense ; ils ont eu peu de succès. On les a taxés d’hommes indulgents et lâches, plus soucieux de leurs amitiés que des intérêts maçonniques. Leur faiblesse a donné lieu à des soupçons graves. Celui qui n’est pas sévère pour le pécheur, risque fort d’être un pécheur lui-même.
Cependant l’heure n’est pas venue ; la poire n’est pas assez mûre. Déjà, il est vrai, j’ai plus d’une fois dirigé les travaux de la loge ; mais mon autorité n’est pas encore établie sur une base inébranlable et incontestée. En attendant, je réchauffe l’enthousiasme maçonnique des frères, je les prépare tout doucement aux grands événements qui vont se dérouler au sein de la confrérie. Chaque nouvelle initiation amène dans l’atelier un nouveau partisan de mes idées, tandis que les vieux maçons abandonnent la loge les uns après les autres. Tant mieux ! le moment de l’exécution est proche ; bientôt je serai maître de la loge et mes projets ne subiront plus de retard.
3 novembre
Quelle séance orageuse ! Combien il m’a fallu déployer d’énergie et de sang-froid pour résister à la tempête déchaînée contre moi ! Enfin, le bon droit l’a emporté ; mes efforts ont été couronnés d’un plein succès ; Tirard n’est plus franc-maçon.
Il est tombé victime de ses passions inconsidérées, son départ est un véritable bienfait pour l’institution, l’aurore d’une ère de prospérité et de justice. Du reste, son opiniâtreté a fourni des armes puissantes à l’accusation ; la sentence ne sera pas jugée trop sévère.
Au moment fixé, une plainte, en termes généraux et vagues, fut adressée à la loge. Tirard était sommé de s’expliquer sur l’irrégularité de ses mœurs, sa dissipation, ses goûts frivoles. Il ne vint pas, mais envoya une lettre conçue en ces termes :
Mes frères,
Je ne comprends rien aux griefs que vous articulez contre moi ; non pas que je me prétende innocent ; quel est l’homme qui n’a jamais eu de pensées coupables ! Seulement une chose m’étonne ; voilà dix ans que je suis avec vous, et aucun de mes frères ne m’a adressé la moindre observation, le moindre reproche. Serait-il donc vrai que notre société, comme les profanes le prétendent, au lieu d’être l’asile de la franchise et de l’amour fraternel, soit dominée par des vues hypocrites et intéressées ? Je ne le crois pas ; condamnez-moi en mon absence ; je n’essaierai pas même de me défendre.
Je vous salue, chers frères, etc.
Cette lettre parut à la plupart des frères ce qu’elle est en effet, injurieuse au premier chef. Cependant, lorsque j’exprimai cette opinion, en ménageant autant que possible le malheureux Tirard, un ancien maçon se leva :
« Mes frères, dit-il, notre frère Tirard a raison. Ce n’est pas après dix ans que l’on vient, tout à coup, accuser et condamner un frère, auquel on a fait, pendant ce temps, mille protestations d’amitié. Je demande que la loge reprenne ses travaux habituels et mette à néant cette plainte à la fois odieuse et ridicule.
Ce fut moi qui répondis :
— Il est dur, sans doute, d’accabler un frère, qui était une des colonnes de cet atelier, mais l’honneur de la maçonnerie avant tout ! Que penseraient de nous les profanes, si nous n’avions pas le courage d’amputer un membre gangrené ? Du reste, si le frère Tirard ne se reconnaissait pas coupable, il serait venu plaider sa cause au milieu de vous. Je propose, au contraire, qu’il soit procédé sur-le-champ au jugement du frère Tirard.
J’étais sûr de la majorité ; car en homme prudent, j’avais tâté l’opinion de beaucoup de frères, démontrant victorieusement à ceux qui semblaient hésiter, que le temps des compromis, des faiblesses était passé et que, désormais, la maçonnerie devait suivre une nouvelle voie.
Aussi, quand le moment de la votation arriva, l’ajournement proposé par l’ancien maçon fut repoussé, et après quelques débats assez vifs, Tirard fut radié et privé de ses droits maçonniques. Alors un frère, dont j’avais tout lieu de suspecter les intentions, demanda la parole.
En ma qualité de président, je ne voulus point l’accorder.
— Eh bien ! dit-il, je la prends. Mes frères, je ne qualifierai point l’action que vous venez de commettre…
— Frère X, vous n’avez pas la parole.
— C’est la dernière fois que je parlerai ici.
— Je vous invite à vous taire.
Il éleva sa voix encore davantage, et pour ne pas causer de scandale inutile, je le laissai continuer.
— Vous vous êtes faits aujourd’hui les instruments d’une haine particulière…
Tous les maçons de la loge protestèrent à la fois.
— Vous avez avili la maçonnerie…
Le tumulte devint si grand que ce frère dut se retirer sur-le-champ, poursuivi des malédictions de ceux qu’il avait gratuitement injuriés.
Enfin le calme se rétablit, grâce à ma fermeté, et personne n’osa plus ouvrir la bouche.
Je suis donc maître de ces gens-là. Enfin ! enfin !
15 novembre
L’affaire Tirard me semblait à jamais terminée, lorsque l’ancien maçon m’adressa la belle pièce suivante, que je transcris tout au long. Un pareil chef-d’œuvre mérite d’être conservé !
Monsieur,
L’autre jour, ma voix n’a pas été entendue ; je manquerais à tous mes devoirs de franc-maçon et d’honnête homme, si, au nom de nos traditions maçonniques et de nos principes, je ne protestais pas solennellement contre les dangereuses tendances qui ont amené le jugement et la condamnation du frère Tirard.
Les choses les plus grandes et les plus excellentes sont travesties par la perversité humaine. La maçonnerie ne pouvait échapper à ce destin, qui lui est commun avec l’institution la plus sainte, la religion. Les uns, au lieu de pénétrer jusqu’au fond, se contentent de simples formes extérieures, qui n’ont ni portée, ni vie, quand on les sépare du but de l’institution elle-même. D’autres, plus hardis, laissant la forme intacte, corrompent la substance intime et la font servir à leurs vues ambitieuses, cupides ou intéressées, dénaturant ce qu’ils ne veulent pas comprendre, sacrifiant sans pitié la grandeur d’une idée à l’assouvissement d’une mesquine passion.
Non ; la maçonnerie n’est pas une déesse cruelle ; elle n’exige point que le sang des victimes arrose ses autels ; maçonnerie signifie charité, support, dévouement, amour fraternel ; c’est la déshonorer aux yeux du monde profane que d’en faire une verge contre ses ennemis, un marchepied pour ses amis.
Heureusement la maçonnerie n’est pas tout entière dans la loge où vous régnez ; et si vous avez pu imprimer cette direction fatale aux travaux d’un atelier, il en est d’autres, en grand nombre, qui blâment vos manœuvres et tiennent haut élevé l’étendard de paix et de concorde, sous lequel, depuis des siècles, s’abrite notre respectable confrérie.
Mais les conséquences de votre système vous convaincront mieux que tous mes raisonnements. Êtes-vous bien certain que jamais vous ne serez la victime désignée à l’animosité des frères, et qu’une sentence, injuste peut-être, ne vous rejettera pas au même rang que le frère Tirard ? Et alors, espérez-vous trouver quelque commisération chez ceux que vous avez séduits ? Ils vous répondront par vos funestes maximes. En vain réclamerez-vous, invoquant les principes que vous avez méconnus. Il n’y aura pas d’oreille pour vous entendre.
Ces vérités, je vous les devais, je vous les ai dites. Je n’ose exprimer l’espoir qu’elles vous arrêteront sur la pente dangereuse où vous êtes engagé. En tout cas les avertissements et les conseils d’un frère ne vous auront pas manqué.
Je vous salue, etc.
1er décembre
Je me suis assez occupé des autres ; songeons un peu à nous-même.
Voilà plusieurs années que je travaille pour le bien de l’humanité en général, de mes concitoyens en particulier, à l’école, au bureau, à la société pratique, à celle de consommation, à la loge, etc. ; j’ai, pendant ce temps, semé à pleines mains ; j’ai labouré un sol ingrat ; pourrait-on me blâmer d’attendre la moisson avec impatience ?
Votre philanthropie n’était donc pas absolument désintéressée ; votre dévouement ressemble beaucoup à de l’égoïsme : objection sans aucune portée et qui prouve une ignorance complète du cœur humain !
Cherchez-les autour de vous, les bienfaiteurs désintéressés de l’humanité ; où les voyez-vous ? J’ose affirmer que le plus modeste d’entre eux n’aspire à rien moins qu’à la considération publique ; des autres, je n’en parle pas, et l’on viendrait me taxer d’égoïsme !
Toue peine, d’ailleurs, mérite un salaire ; ce n’est que justice. Ce salaire, cette récompense, je ne la réclame pas, je ne l’exige pas ; mais je m’efforce de faire entendre qu’elle m’est légitimement due, qu’on ne pourrait m’en priver sans ingratitude. Chacun s’empresse de le reconnaître ; comment expliquer autrement la faveur qui m’entoure, les témoignages flatteurs de gratitude que j’ai recueillis, et l’influence extraordinaire que je possède !
Le terrain est donc aplani devant moi ; je suis certain du succès. Cependant, comme le parti démocratique exige de ses adeptes une parfaite obéissance aux ordres de leurs supérieurs, j’ai tâté l’un de nos chefs. La réponse a été quasi favorable.
— Je verrai avec plaisir, m’a-t-il dit, votre candidature au Grand Conseil ; elle a mille chances de réussite. Est-ce à Ornens, ou à Lausanne que vous avez l’intention de vous présenter ?
— À Ornens, je ne le pourrais guère ; mon beau-père est encore vigoureux, il ne me céderait pas volontiers la place.
— Avez-vous essayé de lui en faire la demande ?
— Plus d’une fois j’ai tâché de lui insinuer qu’il devrait prendre du repos, il ne m’a pas compris. C’est à Lausanne que je poserai ma candidature.
— Oui.
— Y voyez-vous quelque difficulté, quelque obstacle ?
— Vous quitteriez sans regret la place que vous occupez dans l’administration ?
— Oui.
— Il faut que les électeurs le sachent d’avance, afin d’être sûrs de votre acceptation.
— J’aurai soin de m’exprimer catégoriquement à ce sujet.
— Alors vous avez le droit de tout espérer.
Je ne puis m’empêcher de trouver ces assurances tant soit peu pâles. Moi qui croyais que ma candidature serait accueillie avec enthousiasme ! qu’on se féliciterait d’une acquisition si heureuse pour la cause démocratique au sein du Grand Conseil ! Non, la réponse est obligeante tout au plus : la froideur perce dans chaque mot, comme s’il s’agissait d’une chose indifférente.
Hélas ! les hommes, même les démocrates, ne sont pas parfaits ; ils n’arrivent pas à faire abstraction de leur moi, de leur personnalité, de leurs petites passions. Ils n’aiment pas qu’un autre astre se lève sur leur horizon. Jaloux de toutes les supériorités, ils voudraient les éclipser toutes et briller seuls au firmament. Grimpion, mon ami, ne t’enorgueillis pas, tu excites l’envie ; l’envie ne s’attache qu’aux grands talents, aux réputations méritées.
Et l’autre qui m’a demandé si je tiens à rester employé ; quelle amère plaisanterie ! Mon bureau, je le déteste ; mes collègues, je les abhorre ; mes supérieurs, je les… Autant vaudrait demander au captif s’il désire la liberté. Je ne suis point un oiseau de cage, j’ai besoin de grand air, d’indépendance ; je suis né pour commander aux autres, non pour supporter le joug pesant de la hiérarchie.
À mesure que le moment solennel approche, je me sens pousser des ailes, et si mon chef ne se soucie pas de m’enseigner à voler, eh bien ! je volerai tout seul. Plus tard, du moins on ne me reprochera pas l’appui qu’on m’aura prêté. C’est quelque chose que de pouvoir se dire l’artisan de sa propre fortune, le fils de ses œuvres.
1er janvier 1866
L’année commence sous les plus favorables auspices, et j’ai vu avec joie se lever le premier soleil de 1866. 1866 ! cette date sera célèbre dans ma vie ; je puis la préciser encore davantage ; du 1er au 15 mars, Grimpion mettra le pied sur l’un des bâtons du haut de l’échelle. Membre du Grand Conseil, il ne tardera pas à entrer au Conseil d’État, où l’appelleront ses connaissances variées, son énergie et son éloquence.
Ce qui me rend joyeux, c’est que j’ai accompli un devoir sacré, un acte de haut civisme. Je ne suis plus employé ! D’autres pour se décider auraient attendu le baptême populaire, puisqu’une loi ridicule ne permet pas au député d’exercer une fonction publique ; moi, j’ai au fond du cœur une confiance entière ; mes futurs électeurs, ce bon peuple vaudois que j’aime tant, pour lequel j’ai si longtemps travaillé, auquel j’ai fait de si grands, de si nombreux sacrifices, ne trompera pas mes espérances.
Il n’est pas ingrat, le peuple, il récompense toujours ceux qui se dévouent à ses intérêts. Déjà j’entends autour de moi un murmure flatteur : « M. Grimpion arrivera sans faute au Grand Conseil. » Point de voix discordantes ; mes ennemis, si j’ai des ennemis (j’en ai ; le véritable mérite excite la haine), se taisent et n’osent pas même hocher la tête. L’assentiment général, voilà le résultat de six ans de travaux, de combats, de persévérance.
Quand j’ai annoncé à Marie mon intention d’abandonner le bureau, elle a poussé un cri de surprise et d’effroi.
— Comment ! tu veux perdre ton gagne-pain ; de quoi vivrons-nous, grand Dieu, si tu ne vas plus au château ?
— Marie, je ne recule que pour mieux sauter. Je serai très certainement élu au Grand Conseil ; alors on m’offrira les places les plus belles, les mieux rétribuées.
— Tu crois ?
— J’en suis sûr.
— Et si, par hasard, tu n’étais pas nommé ?
— C’est impossible, ta supposition est invraisemblable.
— Moi, je ne lâcherais pas ce que je tiens. Tu connais le proverbe : un tu le tiens vaut mieux que deux tu l’auras.
— Ne t’effraie pas, Marie. Mon calcul est juste. Si je reste employé, les électeurs diront : il paraît qu’il n’a pas bien envie de devenir grand conseiller ; peut-être, quand on l’aura nommé, il n’acceptera pas, afin de conserver sa place. Alors ils me laisseront de côté.
— C’est égal. Tu te hasardes beaucoup.
— Qui ne hasarde rien n’a rien.
— Quelquefois.
Avouerai-je que les objections futiles de mon épouse m’ont impressionné ? Oui ; pourquoi pas ? J’éprouve quelques doutes au sujet de la reconnaissance populaire ; je me souviens d’avoir lu certains ouvrages d’histoire, où il était beaucoup question de l’ingratitude des républiques. Serais-je dupe de ces bons citoyens vaudois, qui ont accepté mes bienfaits, qui m’ont témoigné, en paroles il est vrai, une grande reconnaissance ? Certes, il vaut la peine d’y songer ; peut-être me suis-je un peu trop hâté d’offrir mon emploi en holocauste sur l’autel de la patrie.
Mais quoi ? vais-je me laisser ébranler par les paroles d’une femme simple, qui n’y voit pas plus loin que son nez ! Elle a, j’en conviens, un gros bon sens de paysanne, soit, mais le gros bon sens ne lui révèle pas toute l’habileté, toute la finesse de cette manœuvre. Allons donc ! Craindre le peuple ! se défier du peuple ! comme si on ne l’avait pas joué cent fois, s’il n’était pas à la merci de ceux qui l’exploitent et qui l’inspirent ! Non, rassure-toi, Grimpion mon ami ; ta condescendance recevra son salaire. Le peuple n’est pas assez corrompu pour te faire regretter de t’être montré délicat.
Puis, morbleu ! un peu de courage ! aie foi en l’avenir ; tu touches au but que tu as poursuivi durant six années ; ce n’est pas le moment d’hésiter, la fortune est pour les audacieux. Du reste tu sauras bientôt à quoi t’en tenir. Mais si… Non je ne veux pas m’arrêter à cette idée absurde. Qu’elle est donc bête Marie d’avoir troublé ma joie ! Ça allait si bien et j’étais si content.
2 février
Mes alarmes sont dissipées ; j’ai repris l’entière possession de moi-même, à laquelle j’ai dû tous mes succès. Cependant ne négligeons pas les petits moyens ; une ficelle suffit pour gouverner le monde ; tel est le principe fondamental de la diplomatie qu’on m’a enseignée à l’école démocratique.
D’abord je vais payer exactement les comptes de tous mes fournisseurs et, à la fin du mois, je leur adresserai de nouvelles commandes. Chez les commerçants, l’opinion politique est parfois subordonnée aux intérêts matériels ; celui qui paie bien est à leurs yeux un excellent citoyen, un homme capable.
Je n’attendrai pas non plus que mes amis viennent me demander un service, j’irai au-devant d’eux, quitte à me récupérer plus tard. Ça me coûtera bon ; mais, dans un pareil moment, le syndic n’abandonnera pas son gendre, il sait quel est le pouvoir de l’argent.
Je donnerai quelques petits soupers improvisés ; il va sans dire que si j’adressais des invitations, tout le monde m’accuserait de brigue ; mais le soir, au café, au cercle, après une discussion nourrie, quand quelqu’un s’écriera mangeons des huîtres, des sardines, des croûtes au fromage, etc., j’acquiescerai sur-le-champ à cette proposition ; au quart d’heure de Rabelais, la dépense se trouvera réglée comme par enchantement. Ces attentions ont une grande influence sur les électeurs gastronomes, qui, n’ayant pas une bourse bien garnie, sont obligés de mener une existence parasitique.
Il est d’autres citoyens pour qui le nectar d’octobre a d’invincibles attraits ; je leur insinue discrètement que j’ai, dans certain caveau, certain cru d’élite sur lequel je voudrais connaître leur sentiment. Ils descendent avec moi, nous nous entretenons de la patrie, des factions qui la divisent, des réformes en projet. Mon vin a une puissance énorme de conviction ; lorsqu’aux premières lueurs de l’aube, ces messieurs remontent à la surface de la terre, ils sont tous grimpionisants.
Ce sont là autant de bagatelles, mais des bagatelles importantes. Encore un point que j’oubliais ! J’ai remarqué que beaucoup d’électeurs, de divers partis politiques, tenaient extrêmement à cette vieille et salutaire institution, qu’on nomme l’église nationale. Aussi, depuis le nouvel-an, je fréquente les temples ; j’ai soin qu’on m’y voie, assis au premier rang dans une stalle aristocratique. Cela fait sourire les libres penseurs, qui sont au courant de mes opinions religieuses ; mais, sur les âmes simples et crédules, cela produit un grand effet.
On me pardonnera cette petite hypocrisie, qui, au fond, n’en est pas une. J’ai eu l’occasion de m’expliquer là-dessus plus amplement ; j’aime l’église nationale, je la crois fort utile, pour mettre un frein aux convoitises des masses. Quand au surnaturel, je ne m’en suis pas trop inquiété !
25 février
J’ai été admis à l’honneur de rédiger la liste des candidats au Grand Conseil. Cette opération solennelle exige un profond mystère ; nous nous sommes enfermés dans la petite chambre de derrière d’un petit café, et chacun de nous a présenté une certaine quantité de personnes, dont nous avons soupesé les mérites.
Nous ne nous sommes pas oubliés. Seulement, pour ménager les convenances et la susceptibilité des personnes présentes, nous avons inscrit leurs noms en silence. Le travail d’épuration se fera plus tard, par les électeurs réunis à cette intention.
On a beaucoup calomnié ces comités préparatoires ; on a prétendu qu’ils nuisent à la liberté des électeurs ; je puis assurer qu’il n’en est rien, et que le travail a été fait avec conscience et largeur. Tous les citoyens que nous présentons sont des hommes honorables, indépendants, modestes ; parmi eux il en est auxquels on n’aurait jamais pensé et dont nous avons découvert les qualités démocratiques.
C’est une erreur de croire que toute une députation doive être composée de citoyens capables ; pourvu qu’il y en ait deux ou trois, qui servent de porte-drapeau, les autres suivront les indications qu’on leur donnera, tous voteront avec un ensemble parfait, et les intérêts de la patrie se trouveront sauvegardés.
Le 28 février prochain, grande assemblée aux Trois-Suisses pour l’adoption des candidatures définitives. Le cœur me bat un peu, mais je compte sur ma présence d’esprit et sur la confiance aveugle que j’inspire aux électeurs de Lausanne.
28 février
Quel triomphe, mon cher Grimpion, quel triomphe ! Quels applaudissements tu as recueillis !
L’assemblée des Trois-Suisses était nombreuse, bien disposée ; tous les champions de la véritable démocratie s’y trouvaient et venaient saluer l’apparition de nouvelles étoiles au ciel radical. Les visages portaient l’empreinte des sentiments et rayonnaient d’espérance.
Un président, choisi parmi les membres du comité secret, fut nommé par acclamation. Il ouvrit la séance en prononçant un discours énergique, capable d’enflammer l’esprit de ses auditeurs.
« Aujourd’hui, dit-il, l’aristocratie relève la tête ; les ennemis de la souveraineté populaire essayent de paralyser les nobles instincts du peuple vaudois ; ils voudraient l’assujettir à leurs idées étroites, à leurs préjugés surannés. Ainsi, électeurs, c’est le moment de s’affirmer ; ici chacun est libre…
— Quelle affreuse rengaine, cria un ouvrier passablement aviné.
Il y eut quelques instants de tumulte ; mais bientôt l’assemblée recouvra sa dignité ordinaire, et le président continua :
— Il est certaines vérités qu’on ne saurait trop répéter, parce qu’on les méconnaît d’une façon étrange. Dans le parti démocratique, il n’y a ni meneurs, ni menés, comme on voudrait nous le faire entendre, nous laissons aux conservateurs le monopole de ces manœuvres illicites. Nous sommes tous égaux, tous libres, et j’invite les citoyens qui ont des candidats à présenter, à vouloir bien prendre la parole.
Peu à peu, grâce aux divers membres du comité, la liste que nous avions élaborée ensemble défila toute entière. Quand on indiqua mon nom, ce fut un bravo général. M. Toutenbeau se leva.
— Citoyens, je vous recommande spécialement la candidature du citoyen Grimpion. Son dévouement à la cause démocratique est connu. Parlerai-je de la société de consommation, de la société pratique, de tant d’autres institutions utiles dont il est le fondateur ? Il réunit à la fois capacité, honorabilité, opinions démocratiques. C’est assez pour que tous vos suffrages lui soient assurés.
Un petit démocrate demanda la parole.
— Citoyens, sans nier les qualités excellentes qui distinguent le citoyen Grimpion, je ferai une observation que je crois importante. Le citoyen Grimpion, jusqu’ici, n’a été membre d’aucun de nos corps politiques. Homme nouveau, il ne trouvera pas extraordinaire que nous exigions de lui un programme.
Je ne reculai pas.
— Citoyens, vous venez au-devant de mes intentions ; avant mon entrée ici, j’avais déjà résolu de vous exposer quelle sera ma ligne de conduite, quels sont mes principes. En conséquence, je suis heureux de l’occasion que vous m’offrez et dont je vais profiter.
J’ai en horreur les aristocraties, à l’exception d’une seule, celle du travail. Aussi tous mes efforts tendront à améliorer la rude position du travailleur. D’un côté je vois nos paysans cultivant un sol ingrat, vivant frugalement, et supportant à eux seuls presque toutes les charges publiques. Il faut exonérer l’agriculture, le premier, le plus respectable de tous les arts. D’un autre côté, dans nos villes, la classe ouvrière excite mes sympathies. Je voudrais adoucir leur sort, les relever à leurs propres yeux, et aux yeux de tous, leur donner la place qu’ils méritent ; c’est à ce double objet que je vouerai ma sollicitude…
— Avant l’élection, riposta l’ouvrier en goguette ; aux élections, on a besoin de nous, et c’est pour cela qu’on nous frotte de beurre. Puis une fois le tour joué, les bonnes intentions disparaissent, on s’inquiète de nous comme si nous n’avions jamais existé. Toutes les faveurs sont pour les paysans, nos ennemis mortels.
Un murmure d’improbation circula dans la salle. Je saisis la balle au bond.
— Citoyen, vous vous trompez, et si les paysans sont vos ennemis, ce n’est pas la faute du parti démocratique. A-t-il jamais prêché autre chose que la concorde ? a-t-il essayé d’irriter la campagne contre la ville ? Quant à moi, je ne me départirai point de ces idées, depuis longtemps mises en pratique ; je travaillerai pour tous, car les intérêts de la campagne et de la ville ne sont point inconciliables. Je désire la paix, le bonheur de tous, par la satisfaction légitime de leurs aspirations mutuelles.
— Pendant que vous y êtes, ajouta le petit démocrate, dites-nous un mot de vos opinions religieuses.
— Je repousse la chimère qui se nomme la séparation de l’Église et de l’État. Je crois notre Église nationale indéfiniment perfectible ; à mesure que la science progressera, les doctrines religieuses progresseront aussi ; on ne présentera à la raison humaine que des dogmes et des faits évidents ; tout ce qui lui répugne sera écarté. Tel est l’avenir que j’espère et auquel je veux consacrer mes efforts.
La netteté de mes déclarations me valut de frénétiques applaudissements. Puis on passa au scrutin, et sur 155 votants, j’obtins 150 voix. C’est un beau résultat préparatoire.
Je venais de terminer les lignes qui précédent, lorsque je sentis une tristesse navrante m’envahir tout entier. Mon cœur était à l’étroit et ne battait plus qu’avec peine ; la clarté de ma lampe semblait pâlir, ma chambre s’emplissait de ténèbres. Est-ce la mort ? pensai-je ; la mort, quand tout à l’heure j’étais plein de vie, la mort, au moment où j’atteins le but, où je puis marcher sans entraves ! Non ce n’est pas la mort ; je ne veux pas mourir ; mais si ce n’est pas elle, qu’est-ce donc ?
L’obscurité augmente ; je n’entends plus que des sons confus ; le lien qui m’attache à la terre va se rompre ; j’essaie de rassembler mes idées ; ma volonté est impuissante ; je renonce à lutter, je cède ; où suis-je ? une lumière étincelante resplendit autour de moi, elle éclaire jusque dans les moindres détails, une foule de tableaux sinistres qui disparaissent aussitôt que j’ai reconnu les personnages qu’ils représentent.
C’est d’abord une cuisine sombre et fumeuse ; une femme aux traits flétris, courbée par le travail, est assise ; elle lève lentement la tête, ses yeux se fixent sur les miens, avec une expression de douleur et d’amour. Ma mère ! oh ! ma mère !
Mais déjà elle n’est plus devant moi, il ne me reste de sa présence qu’un bruit de sanglots et de larmes ; il s’éteint peu à peu et un nouveau spectacle s’offre à ma vue.
C’est une prairie non loin d’Ornens. Un jeune homme et une jeune fille, la main dans la main, se promènent et murmurent de tendres aveux. Puis, tout à coup, ils s’arrêtent ; le jeune homme saisit la jeune fille dans ses bras. Rose ! ma chère Rose ! Son regard humide se repose sur moi et, le jeune homme ? peu de jours après, il l’abandonnait lâchement, et la jetait à un gendarme.
Il me sembla que je pleurais et que mes larmes brûlaient mes joues.
Quelle est cette mansarde solitaire où une femme, jeune encore, allaite son nouveau-né ? Un homme, hâve et maigre, la considère avec émotion ; autour de lui sont trois enfants en bas âge ; ils tendent leurs petites mains et demandent du pain. Ils ont faim ; mais il n’y a pas de pain à la maison ; le plus affreux dénuement règne dans cette misérable demeure ; le lit n’a plus de draps, le père est vêtu de haillons, la mère atteinte de consomption use le reste de ses forces à nourrir son fils. Le mari se retourna. Tirard !
Il me contemplait en riant, de ce rire que l’on prête aux démons.
Je voulus implorer sa pitié, mais la voix s’étouffa dans mon gosier et ne produisit qu’un cri inarticulé.
— Qu’as-tu, mon cher, es-tu malade, je t’ai entendu gémir.
C’était Marie, que la Providence envoyait sans doute pour interrompre ce songe odieux.
— Mais non, je me suis endormi là, au coin de la table, répondis-je après un moment de silence, et tu m’as réveillé en sursaut. Adieu ; va te remettre au lit.
Je me levai, m’approchai de la fenêtre. La nuit était d’une pureté et d’un calme merveilleux ; pas un nuage au ciel. Les croisées du cercle démocratique, encore illuminées, m’annonçaient qu’on y fêtait ma candidature. Le guet de la cathédrale troubla le silence en avertissant le public que minuit avait sonné.
Arrière de moi ces rêves, ces visions de vieille femme, derniers échos de scrupules évanouis ! Ah ! vous me persécutez encore ! Je me moque de vous et de vos terreurs ; si je vous eusse écoutés, où serais-je aujourd’hui ? Je vous foule aux pieds derechef, et je suis la droite ligne, toujours la droite ligne !
FIN
DEPUIS LA PUBLICATION du premier tome des Mémoires de l’Instituteur Grimpion, nous avons reçu les deux lettres suivantes ; elles sont de nature à jeter quelque clarté sur la personne de cet ambitieux et les tristes résultats de ses combinaisons déloyales.
Lausanne, 7 décembre 1877
Monsieur,
J’ai achevé la lecture de votre premier volume ; il m’a rappelé une scène cruelle, dont je fus jadis le témoin involontaire ; ce Grimpion qui veut arriver, à tout prix, aux dignités et à la considération, je l’ai vu le jour où toutes ses espérances ont été renversées. Si je me trompe, si ce n’est pas lui, c’est du moins quelqu’un qui lui ressemble beaucoup.
En mars 1866, j’étais étudiant de notre Académie, membre de l’Helvétia et je fréquentais le cercle démocratique avec une sorte de fanatisme. Un soir, je lisais tranquillement les journaux, lorsque je vis entrer un particulier dont je n’oublierai jamais la figure. Il était pâle et blême, se soutenait à peine bien flanqué de deux robustes gaillards, qui montraient pour lui une sollicitude toute fraternelle. Ils le firent asseoir, demandèrent une bouteille du meilleur Villeneuve, et lui administrèrent les consolations d’usage. Au premier coup d’œil j’avais reconnu un candidat évincé.
— Patience ! lui disait-on, ce sera pour une autre fois. Nous avons encore les élections complémentaires et le Conseil communal.
Ces paroles encourageantes semblaient n’avoir sur lui aucun effet. Il persévérait dans son mutisme ; le Villeneuve lui-même était impuissant à le ranimer.
Tout à coup, de l’autre extrémité de la salle surgit un personnage mal vêtu, le chef ombragé d’un pochard. Il s’avança vers le malheureux candidat, le regarda bien en face, se croisa les bras et partit d’un grand éclat de rire. Je fus indigné.
— Te voilà donc, gredin, à la fin de ton rouleau. Ton visage de cuistre n’a pas trouvé grâce auprès du peuple.
— C’est infâme ! m’écriai-je.
— Jeune homme, vous ne connaissez pas celui auquel je m’adresse.
— Peu importe ; ce citoyen est dans une position douloureuse, c’est mal à vous de l’insulter.
— Et moi, jeune homme, suis-je dans une position brillante ? eh bien ! si j’ai tout perdu, argent, emploi, considération, c’est à lui que je le dois. Il n’y a qu’une chose qu’il n’a pas pu m’enlever : c’est l’affection de ma femme.
Déjà les deux acolytes du candidat saisissaient au collet l’homme déguenillé.
Il se débarrassa de leur étreinte par un effort puissant.
— Oh ! je sais ; voilà comment les démocrates entendent la liberté ; il ne faut pas leur dire la vérité de trop près.
— Votre conduite est celle d’un lâche…
Il recommença à rire de ce rire nerveux qui m’agaçait.
— Lâche ! comme vous y allez, jeune homme. Il est lâche, celui qui applaudit à la chute de son tyran. Celui-ci, qui l’a persécuté durant de longues années, n’est pas un lâche. Ils ne sont pas lâches, ceux qui ont favorisé toutes les menées coupables de ce gredin, et qui, aujourd’hui, abuseraient de leur force et de leur nombre s’ils n’avaient pas trouvé à qui parler.
Comme les autres s’apprêtaient à engager un nouvel assaut :
— Ne vous donnez pas cette peine, je m’en vais ; mais laissez-moi le contempler encore un instant… Maintenant, c’est bon ; je vous salue, Messieurs, et que Dieu protège la démocratie !
L’ex-candidat n’avait pas bougé, n’avait pas fait un geste, ni prononcé une parole, et paraissait insensible aux injures de son adversaire. Bientôt il se leva tout d’une pièce, comme un automate, et ses amis l’accompagnèrent pieusement jusqu’à sa demeure.
Il y a, vous en conviendrez, Monsieur, un certain rapport entre l’instituteur Grimpion et mon candidat de 1866, si toutefois le portrait tracé par l’homme déguenillé était exact. C’est une question difficile que je soumets à votre sagacité psychologique.
Agréez, Monsieur, etc.
H.L. ***, avocat
Cery, 14 janvier 1878
Monsieur,
Vous serez certainement heureux d’apprendre que nous possédons ici l’instituteur Grimpion, que nous l’étudions sur le vif.
C’est un pauvre diable enfermé dans la maison depuis plusieurs années ; il est atteint d’une folie assez commune à notre époque, la manie grand-conseillère, manie incurable, s’il en faut, à laquelle on ne peut apporter que de légers adoucissements.
Nous nous sommes pliés à quelques-unes de ses lubies ; la chaise où il s’assied est couverte d’une étoffe verdâtre, afin de lui faire illusion ; nous ne lui parlons jamais sans le traiter de M. le conseiller ; et, aussi souvent que possible, nous lui servons du petit salé et de la choucroute.
Il vit dans une agitation perpétuelle ; il se croit toujours en séance ; à chaque instant il se lève :
— Monsieur le Président, je demande la parole.
Puis il prononce des discours ; en voici un échantillon :
Monsieur le Président et Messieurs,
Grâce à mon observation des hommes et des choses, à l’équilibre normal de mes facultés, je suis en état de caractériser par quelques mots la véritable démocratie. C’est le règne de l’intelligence et de l’autorité combinées dans un ensemble harmonieux au moyen des sociétés de consommation, de la société pratique, et d’une foule d’autres choses dont je ne ferai pas mention ici. Le peuple est un imbécile, qui ne connaît pas ses véritables intérêts ; mais on le dompte facilement en suivant la droite ligne, toujours la droite ligne !
Il termine invariablement sa péroraison par un demi-tour, à droite ou à gauche :
— Collègue, ce discours m’a donné la soif. Allons-nous prendre un verre chez Bize ?
Il va se promener et recommence bientôt le même manège.
Ses parents l’ont complètement abandonné ; une ou deux fois par an, une petite femme, qui a dû être jolie, vient lui rendre visite et lui apporter quelques douceurs. Il s’obstine à ne pas la reconnaître. On m’a dit que c’était la femme d’un brigadier de gendarmerie.
Voilà, Monsieur, des détails qui vous intéresseront sans doute.
Agréez.
X***, infirmier
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en juin 2016.
— Élaboration :
Ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique : Sylvie, Anne C., Françoise.
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Besançon, Jules. Mémoires de l’instituteur Grimpion, Lausanne, B. Benda, 1877. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Paysage du Gros-de-Vaud, a été prise par Laura Barr-Wells le 18.10.2011.
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation des Bourlapapey. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
— Qualité :
Nous sommes des bénévoles, passionnés de littérature. Nous faisons de notre mieux mais cette édition peut toutefois être entachée d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rapport à l’original n’est pas garantie. Nos moyens sont limités et votre aide nous est indispensable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et à les faire connaître…
— Autres sites de livres numériques :
La bibliothèque numérique romande est partenaire d’autres groupes qui réalisent des livres numériques gratuits. Ces sites partagent un catalogue commun qui répertorie un ensemble d’ebooks et en donne le lien d’accès. Vous pouvez consulter ce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.
Vous pouvez aussi consulter directement les sites répertoriés dans ce catalogue :
http://www.ebooksgratuits.com,
http://beq.ebooksgratuits.com,
http://bibliotheque-russe-et-slave.com,
http://djelibeibi.unex.es/libros
http://eforge.eu/ebooks-gratuits
http://www.rousseauonline.ch/,
http://www.gutenberg.org/wiki/FR_Principal.
Vous trouverez aussi des livres numériques gratuits auprès de :