HONORÉ DE BALZAC
(sous le pseudonyme de :
M. A. DE VIELLERGLÉ)

L’HÉRITIÈRE DE BIRAGUE

HISTOIRE TIRÉE DES MANUSCRITS
DE DOM RAGO, EX-PRIEUR DE BÉNÉDICTINS
MISE AU JOUR PAR SES DEUX NEVEUX

tomes 3-4

1822

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Table des matières

 

TOME TROISIÈME. 3

CHAPITRE PREMIER. 3

CHAPITRE II. 14

CHAPITRE III. 30

CHAPITRE IV. 46

CHAPITRE V. 58

CHAPITRE VI. 74

CHAPITRE VII. 91

TOME QUATRIÈME. 101

CHAPITRE PREMIER. 101

CHAPITRE II. 114

CHAPITRE III. 126

CHAPITRE IV. 147

CHAPITRE V. 161

CHAPITRE VI. 180

CHAPITRE VII. 189

CHAPITRE VIII. 197

CONCLUSION. 206

Ce livre numérique. 208

 

TOME TROISIÈME.

CHAPITRE PREMIER.

Il print son haut de chausse ; il emboita son casque,

Pui but. Le Parpayllotz n’attendant la bourasque,

Ribaudayt en laschant maintes joyeusetés…

XIII Ballade d’Alain Chartier,
Recueil du Louvre.

Le vieux Robert, plongé dans les plus graves méditations, contemplait, depuis un quart d’heure, le marquis de Villani étendu sans connaissance à ses pieds. Plusieurs pensées opposées se combattaient dans l’âme du sévère intendant. L’humanité lui ordonnait de secourir l’Italien ; la prudence lui faisait craindre d’avoir à se repentir du service qu’il allait lui rendre, et un motif plus puissant à ses yeux que l’humanité et la prudence, le portait à désirer que le sommeil du marquis fût éternel. Cependant, comme les inconvénients de l’existence de l’Italien ne lui étaient pas encore clairement démontrés, l’humanité l’emporta sur la prudence, sa vertu favorite, et sur le motif secret dont il ne nous est pas permis encore de donner connaissance au lecteur.

L’intendant des Mathieu se mit donc en devoir de porter du secours à Villani ; mais il résolut, en même temps qu’il le rappelait à la vie, de lui infliger la correction que ses nombreux méfaits avaient mérités. En conséquence, il le gratifia de cinq ou six coups de son bâton d’ivoire vertement appliqués… « Ouais ! dit Robert en voyant l’immobilité du marquis, il me paraît que cet homme est accoutumé aux coups de bâton ; j’aurais dû m’en douter, et ne pas avoir recours à un remède dont la vertu n’est point efficace. Voyons si quelque autre nous réussira mieux. »

Comme le malin vieillard se disposait à faire usage d’une nouvelle ressource tout aussi agréable pour le malade, des cris éloignés parvinrent jusqu’à lui ; il crut distinguer son nom, et l’inquiétude s’empara de son esprit. Le bon homme, pour plusieurs raisons, n’aurait point aimé à être vu près de la vieille tour abandonnée, surtout dans la position où il se trouvait devant le marquis évanoui. Il tenta donc de nouveaux efforts pour faire reprendre connaissance à ce dernier. En conséquence, il lui frappa dans les mains, lui jeta de l’eau au visage, et lui secoua fortement les jambes. Inutiles ressources ; Villani ne donnait aucun signe de vie. Cependant les cris augmentaient, et paraissaient partir d’une distance moins éloignée. Il fallait prendre un parti ; Robert s’empara donc de la moustache du marquis, et lui en arracha quelques poils, espérant que la petite douleur que cette opération devait causer, parviendrait à le tirer de l’assoupissement dans lequel il paraissait plongé. Son attente ne fut pas déçue ; et soit que le remède de Robert eût opéré, chose que l’intendant n’a jamais pu bien éclaircir, soit que la fraîcheur du matin eût contribué à ranimer les esprits abattus du marquis, il ouvrit les yeux en ce moment, à la grande satisfaction du vieillard.

« Enfin, se dit Robert, le voilà qui revient à lui.

— Où suis-je ?… demanda Villani en jetant un regard effrayé autour de lui…

— Monsieur le marquis, reprit l’intendant d’un ton ironique, se trouve en ce moment près de la citerne, et j’ai lieu de croire, par l’état où il est, que le serein a incommodé son excellence.

— Le serein ! méchant vieillard… ne serait-ce pas plutôt… Mais que faites-vous en ces lieux ?…

— Le marquis Villani ne peut ignorer que le commandement et la sûreté du château sont confiés à mon zèle, et qu’il est de mon devoir de faire des espèces de rondes, ainsi que cela se pratique dans une place menacée par l’ennemi. »

En prononçant ces derniers mots, Robert fixe sur Villani ses deux petits yeux gris et ardents, comme pour lui faire sentir que c’était à lui que cette dernière phrase s’adressait. Le marquis aurait sans doute saisi l’occasion que cette satire lui offrait pour se venger sur le vieux serviteur des Morvans des mésaventures de la nuit, si les cris, plus rapprochés des domestiques qui cherchaient Robert, ne fussent venus captiver son attention.

« Monsieur le marquis, pour plusieurs raisons dont il sent probablement la force, dit Robert, doit désirer ne pas être rencontré en ces lieux, et dans le désordre actuel de sa parure. S’il veut m’en croire, il s’acheminera vers le château, et me fera même l’honneur d’accepter mon bras, afin d’y arriver plus vite. »

Villani sentit apparemment la force de la logique de Robert, car il se rendit sans proférer une parole, et s’appuya sur le bras du vieux intendant, comme s’il ne lui eût pas porté la haine la plus cordiale.

« Nous aurons à causer longtemps ensemble, mon cher Robert, dit le marquis d’un ton insidieux en s’acheminant vers le château, et j’espère que je trouverai en vous la franchise qui doit caractériser un homme d’honneur. De mon côté, je vous ouvrirai naïvement mon cœur, et peut-être parviendrons-nous à arranger les choses de manière à ce que tout le monde soit content… Qu’en pensez-vous, mon vieux camarade ?…

— Ce que j’en pense ? expliqua le rusé vieillard ; mais, monsieur le marquis, je pense que les choses se sont assez bien arrangées d’elles-mêmes, pour que chacun doive être content. Monseigneur le comte est moins triste qu’à l’ordinaire ; la comtesse semble se résigner à voir de bonne grâce le bonheur de nos jeunes maîtres, et mademoiselle Aloïse et le beau chevalier Adolphe n’ont plus rien à désirer au monde. Quant au capitaine de Chanclos, il est plus à l’aise que jamais, et il marie fort bien sa jeune demoiselle… Ainsi donc je crois que personne n’a que faire de s’inquiéter ; les choses vont bien, fort bien ; qu’en pense monsieur le marquis ? »

À cette question, accompagnée d’un sourire moqueur, le marquis fut sur le point d’éclater. Toutefois il se tut, persuadé que le vieux Robert était un renard que jamais chasseur n’avait pu mettre en défaut.

Le marquis et Robert cheminèrent en silence, s’observant comme deux chiens d’égale force qui ont un os à se disputer, ou comme deux braves coqs qui combattent pour une jeune poulette, et qui n’attendent que la première faute de l’ennemi pour lui enlever l’objet de la querelle. Tous deux furent enchantés de la rencontre du sire de Vieille-Roche, qui se trouva nez à nez devant eux. Le loyal ami du capitaine de Chanclos avait suivi les recommandations du disciple de l’aigle du Béarn ; car, lorsqu’il parut aux yeux de Villani et de Robert, il avait pris, crainte de la rosée, la précaution d’avaler deux bouteilles de l’excellent vin du comte, lesquelles bouteilles, jointes à l’espérance d’en vider plusieurs autres dans le même jour, avaient mis l’honnête gentilhomme de la meilleure humeur du monde. Aussi, contre son ordinaire, il advint qu’il adressa à Robert trois mots de suite qui, au premier abord, eurent l’air de quelque chose qui eût le sens commun. L’intendant, autant surpris de cette merveille que de l’espèce de recherche qui éclatait dans la mise de l’officier de Vieille-Roche, s’arrêta un moment pour s’assurer si ses oreilles et ses veux ne le trompaient pas.

« Eh ! où allez-vous donc ainsi, monsieur de Vieille-Roche ? demanda Robert…

— Où je vais, l’ami ?… je n’en sais ma foi rien ; qui sait où il va ?…

 

Et lon, lan, la, buvons, chantons ;

Dépensons bien l’heure qui sonne ;

Et lon, lan, la, buvons, sautons ;

L’heure qui suit n’est à personne.

 

— Mais vous êtes en toilette… vous avez donc des projets, monsieur de Vieille-Roche ?…

— Eh ! qui n’en aurait pas dans ce jour, et ici ?… Ah ! ici comme ailleurs, du reste… et lon, lan, la, monsieur Robert :

 

Nargue du temps et de sa faux !

Nargue de l’amour, de ses ailes !

Rions, buvons frais, mangeons chaud ;

Être ou non, sont deux bagatelles.

 

— Que dites-vous de ma morale, monsieur le marquis d’Italie ? dit de Vieille-Roche en tendant amicalement la main à Villani…

— Je dis, reprit fièrement Villani, que…

— Vous dites que… Ha ça, aimez-vous à boire ?…

— Non.

— En ce cas, vous ne savez ce que vous dites ; demandez plutôt à mon ami de Chanclos qui s’avance vers nous avec son bel habit d’ordonnance ; n’est-il pas vrai, mon ami, que j’ai raison ?

— Oui, mon ami : de quoi s’agit-il ? répondit le capitaine en s’approchant.

— Il s’agit d’une chanson, vois-tu... De l’heure qui sonne ; de l’amour qui n’est à personne ; du temps ; de la vie ; du néant ; de ses ailes, et de deux bagatelles… Ha ça, tu comprends, n’est-ce pas ? dit finement Vieille-Roche, en louchant du côté de Chanclos en forme de souris d’intelligence…

— Je veux, reprit Chanclos, que le diable m’emporte…

— Le diable !… Il est question de cet individu-là dans le troisième couplet.

 

Et lon, lan, la, le diable est l’eau…

 

— Ah ! j’y suis, Vieille-Roche, dit l’officier de Chanclos en fredonnant le second vers du troisième couplet, qui n’est pas parvenu jusqu’à nous, et que pour cette raison nous nous dispenserons de transcrire ici… Mais, mon cher Robert, instruisez-moi de ce dont il était question, car sans cela j’ai tout l’air d’ignorer longtemps…

— Monsieur le capitaine, vous saurez donc, répondit le malicieux vieillard, que votre ami soutenait à M. le marquis qu’il ne savait ce qu’il disait…

— Il a eu raison, Robert… De plus, j’ajoute que le signor Villani n’a jamais su ce qu’il faisait.

— Capitaine ! s’écria le marquis, cette provocation adressée à un homme hors d’état de se servir en ce moment de ses armes, est loin de prouver le courage dont vous vous vantez d’être rempli.

— Ai-je attendu jusqu’ici, Italien cauteleux, pour te dire la vérité en face ?… Ventre saintgris ! un Chanclos n’est pas fait pour se dédire, et je suis prêt, dès que tu l’exigeras, à te rendre raison les armes à la main !… Tu m’entends, signor marquis ?… Au revoir donc ; et rends grâces au ciel que je sois de bonne humeur aujourd’hui, car sans cela je jure par l’aigle du Béarn que j’aurais ajouté une nouvelle correction à celle que tu m’as tout l’air de venir de recevoir.

— Pas mal deviné, dit Robert en lui-même, pas mal pour un soldat sans connaissance des mystères de cette vie !... Allons, monsieur le marquis, reprenez mon bras, ajouta-t-il tout haut, et gagnons votre appartement ; aussi bien avez-vous besoin de repos, et vois-je là-bas plusieurs physionomies qui me cherchent. »

Le marquis ne croyant pas nécessaire de tenir pour lors tête au capitaine, dont il espérait tirer une vengeance plus tard, jugea à propos de suivre le conseil de Robert, et se remit en marche, appuyé sur son guide.

« Ha ça, de Vieille-Roche, dit Chanclos quand il fut seul avec son ami, je suis bien aise de causer un peu à l’écart avec toi, car j’ai plus d’une chose à te dire, et surtout plus d’une recommandation à te faire. D’abord reçois mon compliment sur le goût de ta parure ; je vois que tu es en position de paraître d’une manière convenable à la solennité qui se prépare.

— Oui, mon ami ; j’ai pensé qu’un mariage doit marcher de pair avec un enterrement, puisque ces deux cérémonies finissent par un repas, et lon lan la

— Bons principes, Vieille-Roche ; mais il s’agit maintenant d’autre chose. Je te disais que j’avais plusieurs recommandations à te faire.

— Parle, mon ami.

— La première est de ne pas boire. »

Vieille-Roche ne put en entendre davantage, et ses forces l’abandonnèrent ; il se laissa tomber sur son ami, qui heureusement le retint dans ses bras, et l’empêcha ainsi de mesurer la terre et de souiller la parure solennelle qu’il avait endossée. « Ne pas boire ! » bégaya l’altéré gentil homme avec effroi…

— C’est-à-dire, se hâta d’ajouter Chanclos, ne pas boire plus de vin qu’on n’en peut supporter décemment. »

À ce complément de phrase, la vieille éponge parut se ranimer. Ne pas boire plus de vin qu’on n’en peut supporter décemment ! répéta-t-il, à la bonne heure… Tu sais, mon ami, que j’ai toujours été pour la décence, à telles enseignes que j’en ai donné plus d’un exemple remarquable, notamment lorsque nous rencontrâmes ces deux jolies donzelles espagnoles dans un bois, hé, hé, hé !

 

Et lon, lan, la, l’amour parlait…

 

t’en souviens-tu, Chanclos

— Parfaitement, mon ami… mais, ventre saintgris, que signifie ce bruit de cloches ? La cérémonie commencerait-elle déjà ?… et sans nous ?… Allons, de Vieille-Roche, mon compagnon, allons voir…

— Allons voir, et boire, » ajouta de Vieille-Roche.

Nos deux amis arrivèrent dans la cour du château, qui était alors remplie d’une foule de gens de toute espèce, gentilshommes, vassaux, domestiques, chiens, chevaux, etc. etc. Tous les rangs étaient confondus, au grand déplaisir de Robert, qui faisait d’inutiles efforts pour maintenir l’ordre et la décence convenables dans le château des comtes de Morvan.

« Eh bien, maître Robert, dit Chanclos en arrivant tout essoufflé, que signifie ce tintamarre ?…

— Cela signifie, monsieur le capitaine, qu’il n’y a pas d’ordre si bien établi que parfois il ne soit interverti. Mais patience, tout n’a qu’un temps… Allons, drôles que vous êtes, ajouta-t-il en s’adressant aux domestiques et aux vassaux, efforcez-vous de reprendre la contenance respectueuse qui est votre apanage ; monseigneur va bientôt traverser les cours.

— Quelle heure est-il donc, maître Robert ?…

— Dix heures, monsieur le capitaine.

— Eh ! vite, de Vieille-Roche, il faut faire prévenir Aloïse et Anna. Elles ne se sont pas fait tirer l’oreille pour se lever aujourd’hui, n’est-ce pas, Marie ?…

— Ô monsieur le capitaine ! je vous promets que le jour d’un mariage on ne dort guère…

— C’est naturel, jeune fille…

— C’est très naturel, ajouta de Vieille-Roche, et lon, lan, la

— Ha ça, que chacun fasse silence, reprit le capitaine, et écoute les dernières instructions que je crois utiles de donner. Vous, maître Robert, je vous investis, au nom du comte Mathieu mon gendre, de toute l’autorité des seigneurs de Morvan ; ainsi donc parlez, criez, commandez, battez même s’il le faut, mais faites en sorte que les vassaux de mon gendre poussent des cris de joie. Vous, jeunes filles, retournez vers vos maîtresses, et toi, de Vieille-Roche, cours au salon. Quant à moi, je vais me présenter chez la comtesse, et hâter les apprêts d’une toilette qui doit se résigner à embellir les charmants mariages qui se préparent. Allons, tous à vos postes…

À ces mots, l’actif capitaine poussa devant lui tout ce qui gênait sa marche, et s’achemina vers l’appartement de sa noble fille ; mais s’apercevant qu’il avait répandu, au grand désespoir de Vieille-Roche, un demi-verre de vin sur sa fraise, il remonta chez lui pour en changer. Robert le suivit des yeux, et marmotta entre ses dents,… « que de bruit ! que de fracas ! Hélas ! il est bien à craindre que j’aie distribué en pure perte 1500 pintes de vin et plus de 200 coups de bâton : nos jeunes seigneurs ne sont pas encore mariés… j’ai trouvé le marquis italien près de la citerne, et dans un état… maintenant il est chez madame... Jeunesse, nous ne dansons pas encore… »

Ces réflexions mélancoliques n’empêchèrent pas Robert d’administrer aux vassaux assemblés autant de rebuffades qu’il en fallait pour les bien pénétrer de l’importance de sa charge et du pouvoir qu’elle lui rapportait. Le subtil intendant, en outre, organisa la gaîté à l’aide des estafiers du comte, et la foule attendit la vue de ses maîtres dans la plus respectueuse allégresse.

(Ceci est tiré du Journal des Morvans, n° 57850, le 20 mai, tome 1626.)

CHAPITRE II.

Pluris est oculatus unus, quam auriti decem.
(Plautus, violent, sec. IV, act. II.)

Témoin irrécusable, un œil vaut dix oreilles.

La comtesse venait de s’éveiller au bruit des cloches, que, selon les ordres du fastueux intendant, l’on devait sonner jusqu’à ce qu’elles fussent cassées. « Il n’était pas décent, disait Robert, qu’elles pussent servir à quelque chose après avoir annoncé le mariage de Morvan. »

Plongée dans cette sorte de réflexion qui suit le réveil, Mathilde, en se rappelant les événements de la nuit, jouissait de la seule satisfaction que peut éprouver un criminel, celle de se croire certain d’échapper à la justice : elle était tellement perdue dans cette contemplation de l’avenir où l’on se complaît si volontiers, qu’elle ne remarquait pas le désordre qui régnait dans sa chambre : d’un côté, les rideaux de damas vert étaient tirés ; et de l’autre, ils interceptaient le jour ; les vêtements de la veille, épars sur le dos historié des fauteuils, sa chaussure gâtée par les pierres, son corset souillé par le ciment humide du souterrain, ses meubles ça et là, sa lampe expirante, sa robe déchirée en quelques endroits par les ronces qui y étaient encore, auraient bien pu trahir la course nocturne de la comtesse.

Elle s’assit devant une table d’ébène sculptée, sur laquelle un miroir encadré dans un ouvrage en filigrane se tenait par le moyen d’une languette de bois travaillée à jour ; elle se regarda assez longtemps avec complaisance, et mit entre ses lèvres un sifflet d’argent ; les sons aigus qu’elle en lira firent venir deux de ses femmes ; l’une d’elles était Chalyne, sa sœur de lait, celle qui fut toujours sa confidente, et qui chérissait sa maîtresse, dont les défauts semblaient cachés pour elle.

« Chalyne, voilà bien du bruit !

— Ils vous ont sans doute éveillée, madame, avec leurs maudites cloches ? on aurait pu attendre votre lever.

— Maudites est bien le mot ; jamais journée ne sera si fatigante et si désagréable pour moi. Ma fille est sacrifiée aux convenances, et c’est un cruel spectacle pour une mère.

— Madame, je vous assure mademoiselle paraît bien contente, » interrompit Marie.

Et tandis que je l’habillais, elle m’a dit :

« Qui vous demande quelque chose, sotte que vous êtes ? chaussez-moi, vous ferez mieux. »

Pendant que Chalyne tressait les cheveux noirs de sa maîtresse avec un soin qui marquait sa sollicitude, elle lui dit à voix basse :

« Si vous êtes certaine que ce mariage est un malheur pour mademoiselle, pourquoi ne l’empêchez-vous pas ? une mère est maîtresse de sa fille ; et si vous le vouliez bien, je vous ai vu mettre à fin des entreprises plus difficiles.

— Ah, ma pauvre Chalyne ! le ciel m’est témoin que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour la rendre marquise de Villani ; il n’y a pas de doute que si la parole de M. le comte n’eût été engagée, j’en serais venue à bout !… pourvu que le marquis ne me reproche rien, et ne m’en veuille point, malgré mes efforts en sa faveur !…

— Vous en vouloir, madame ! qui peut avoir à se plaindre de vous ?

— Ah, Chalyne !… il doit être bien triste aujourd’hui, en voyant ses espérances évanouies : j’aurais eu du plaisir à le nommer mon fils ; mais enfin il faut se résigner à la nécessité, et tu peux croire que j’en souffre assez.

— En effet, ma bonne maîtresse, je vous ai trouvé changée : vous n’aurez pas dormi cette nuit en pensant à tout cela. »

Le silence avec lequel Marie remplissait ses fonctions, et l’air libre de Chalyne, faisaient voir et le despotisme de la comtesse sur ses femmes, et l’étrange amitié qu’elle avait pour sa sœur de lait.

On lui passa une robe de moire blanche ; et à peine sa toilette était-elle achevée, que Villani entra d’un air préoccupé, la figure pâle, et couvrant de ses mains, par un mouvement bien naturel, les endroits de son corps les plus endommagés par sa chute. L’altération de sa figure contrastait singulièrement avec son habillement et l’air de joie qui se répandait sur le visage de la comtesse, plutôt par le souvenir de l’utilité de ses actions nocturnes que par l’approche de la fête. Aussitôt qu’il fut entré, les deux femmes s’en allèrent sans même attendre le signe de leur maîtresse, ce qui suppose une dose assez forte de perspicacité, ou plutôt une habitude que la comtesse leur avait fait prendre.

« Eh bien, mon pauvre marquis ! voici un bien triste jour pour vous et pour moi. » Le marquis ne répondit rien. Pour la première fois de sa vie, il se trouvait embarrassé, malgré la rare impudence dont il était doué. Ses yeux, attachés au parquet, y cherchaient une réponse. Le secret qu’il avait découvert l’étonnait en quelque sorte par son importance, et il hésitait sur la manière dont il devait s’y prendre pour en instruire la comtesse. Cette révélation devait amener de grands changements dans le château, au moins selon les idées de Villani, dont le dessein était de faire rompre sur-le-champ le mariage prêt à s’accomplir.

Il s’assit en silence, et regardant tout-à-coup la comtesse, il lui demanda brusquement : « Comment avez-vous passé la nuit ?

— Très bien, marquis.

— Très bien ! répéta Villani avec affectation, et en dirigeant sur elle les rayons obliques de ses yeux ; vous n’avez point été agitée ?…

— Marquis, il paraît que ma santé vous intéresse beaucoup ce matin ?… En vérité, l’on n’est pas plus galant…

— Vous éludez la réponse…

— Et pourquoi ?… ai-je des secrets pour vous ?…

— Maintenant, non… » En prononçant cette terrible syllabe, Villani jeta sur la comtesse un regard plein d’une joie maligne.

— Que signifie…

— Cela signifie, Mathilde, que l’œil de la prudence perce tous les voiles, et que pour elle la nuit n’a pas de mystères.

— Depuis quand parlez-vous par énigmes ? dit la comtesse en s’efforçant de cacher le trouble qui s’emparait de ses sens.

— Depuis que la cendre des morts a rendu des oracles… Au surplus, ma belle amie, si les énigmes vous embarrassent, je vais vous en donner le mot.

— Je suis curieuse de le savoir, reprit la comtesse en déguisant son effroi par un gracieux sourire.

— Avant de contenter vos désirs, permettez-moi de vous faire quelques questions… Dois-je croire sincère les protestations de dévouement que vous m’avez prodiguées ?

— Ingrat ! pourriez-vous douter…

— Le comte est donc le seul qui s’oppose à mon union avec Aloïse ?

— Oui, le seul…

— Ainsi vous combleriez mes vœux si vous étiez maîtresse du sort de votre fille ?

— Faut-il vous le répéter encore ?…

— Eh bien, comtesse, je m’en vais vous donner le moyen de me prouver votre tendre amitié. »

En ce moment, les cloches de la chapelle sonnant avec force, rappelèrent à Villani le peu de temps qui lui restait pour agir.

« Pardon, marquis ! dit la comtesse en se levant ; mais ce bruit m’annonce qu’il faut nous quitter…

— Restez… restez, Mathilde ; c’est en vain que le bruit des cloches fait retentir les airs… L’hymen qu’il annonce n’aura pas lieu.

— Que dites-vous, lorsque tout est prêt pour la cérémonie !… que l’on n’attend plus que moi peut-être ?…

— Cet hymen n’aura pas lieu, vous dis-je.

— Qui pourra donc l’empêcher ?…

— Moi !…

— Vous ?…

— Jugez si je m’abuse… »

À ces mots, le marquis tira brusquement de son sein les débris du peigne que la comtesse avait perdus dans le souterrain, et les lui présenta froidement.

Mathilde immobile regarde les morceaux d’écaille avec une expression stupide : la tête de Méduse n’aurait pas produit tant d’effet.

« Ma chère comtesse, dit l’Italien en prenant un ton affectueux, je ne vous adresserai qu’un seul reproche ;… c’est que vous ayez pu me cacher quelque chose, et douter ainsi de mon amitié : je pouvais, dans les circonstances actuelles, vous rendre de grands services,… je le puis encore ;… vous sentez que je ne négligerai rien pour assurer l’honneur de la famille dans laquelle j’entrerai…

Villani aurait pu continuer longtemps. La comtesse, les yeux toujours fixés sur le peigne que le marquis remuait dans sa main, paraissait plongée dans un abîme de réflexions, et sa stupeur était si grande, et la préoccupation de Villani si forte, qu’ils ne firent pas attention au léger craquement des souliers de Robert, qui dut entendre les paroles du marquis.

« Je suppose, ma belle amie, que vous me comprenez ?

Un oui prononcé d’un son de voix altéré, mais avec l’indifférence que donne l’égarement, fut la seule réponse de Mathilde.

« Je n’userai pas avec vous de la dissimulation que vous avez eue à mon égard, et je vous apprendrai que j’ai découvert dans ma promenade une circonstance qui vous est échappée dans la vôtre… Sachez que j’ai failli perdre la vie dans ce pavillon septentrional que j’ai parcouru, fort heureusement pour vous. En effet, j’y ai trouvé un homme à tête vénérable, à cheveux blancs, et d’une assez belle taille ; il ne ressemble cependant en rien à ce Jean Pâqué que nous soupçonnions connaître notre secret… Je l’entendis parler de vous dans le langage figuré des prophètes de la Sainte-Écriture : aussitôt qu’il m’aperçut, il s’élança sur moi ; je fus précipité du haut de l’appartement avant d’avoir pu me reconnaître, et sans Robert, qui me trouva presque mort, je ne sais ce que je serais devenu.

— C’est le chapelain, s’écria la comtesse ; c’est le frère du P. Joseph !…

— C’est le chapelain ! répéta Villani en appuyant sur chacune des syllabes qui composent ces mots… mais n’en craignez rien, j’assurerai votre tranquillité : bien qu’il soit le frère de l’homme le plus puissant à la cour, vous verrez de quoi peut me rendre capable l’espoir de vous appartenir, et de m’attacher à vous par des liens que je chérirai… Une fois votre fils, je le serai d’amour… »

En prononçant ces mots, il embrassa tendrement le cou de la comtesse.

Passive comme un marbre, elle reçut ce baiser sans émotion… et cette grande épouvante, ce silence n’était pas tout-à-fait ce que le marquis attendait de son amie.

Mais la comtesse, malgré son orgueil et sa force d’âme, fut atterrée par la violence du coup qui l’assaillait… Elle se leva, fit quelques pas, et tomba comme une masse sur son lit. L’Italien la crut morte, car la blanche toile de la frise ne se distinguait plus du pâle visage de Mathilde.

Sur-le-champ le marquis se jette à ses pieds, en lui prodiguant avec feu les noms les plus doux ; il s’accuse de barbarie, cherche à la faire revenir, et cependant il n’ose appeler de peur de laisser échapper un moment si précieux pour rompre le mariage prêt à s’achever.

En ce moment, le capitaine de Chanclos, en habit neuf, et le visage un peu rouge, entra brusquement. On ignore toujours quel motif il eut de venir chez sa fille : on croit assez communément que le malicieux Robert XIV lui lâcha quelques paroles qui lui donnèrent l’envie d’éclaircir ce que le marquis faisait avec Mathilde ; car il est vrai de dire que depuis sa fortune, le brave capitaine se croyait appelé à régenter tout le monde : cependant d’autres pensent que Chan-clos, ivre de… de joie du mariage de sa fille, venait presser la comtesse de se rendre au salon pour qu’elle fût témoin de son opulence. Comme ces deux opinions se fondent sur l’amour-propre et l’orgueil, elles sont également probables. Il y a bien une troisième opinion ; mais nous ne l’énoncerons point ; elle ne nous paraît pas digne du loyal serviteur d’Henri IV.

« Ventre saintgris ! ou plutôt par les cent combats gagnés par l’aigle du Béarn, s’écria d’une voix colérique le capitaine en contemplant le spectacle équivoque qu’offrait sa fille et Villani… je jure que jamais henriette ne sortira pour venger une si grande offense… En garde, chien d’Italien !…

— Villani, se détournant, lui dit alors : Point de bruit, monsieur le capitaine, si vous voulez éviter de grands malheurs.

— Point de bruit, scélérat ! point de bruit ! je réveillerais les mânes de mon invincible maître !… À moi, Vieille-Roche ! à moi ! viens m’aider à jeter par la fenêtre un homme qui insulte toute la race des Chanclos !… »

Le capitaine criait à tue-tête, et Vieille-Roche répondit d’en-bas avec son bégaiement ordinaire… « On y va… et lon, lan, la… le vin... on y va

— En garde, soldat à la paix, courtisan à la guerre ; en garde, reprit Chanclos le poing en l’air et henriette tendue vers l’Italien.

— Si vous avancez d’une ligne, s’écria Villani, effrayé de la pointe scintillante, la famille des Morvans paiera cher votre imprudence… un mot peut la désh…

— Bélître ! maroufle !… » Le capitaine, suffoqué de colère et prenant le change, n’en pouvait pas dire davantage ; mais il retira à lui henriette comme pour l’enfoncer dans le thorax du marquis.

Alors ce tapage réveilla Mathilde de son profond évanouissement ; elle dit à Chanclos : « Mon père, arrêtez !…

— Non, répliqua l’enragé capitaine… » Et son épée prit une direction fatale à l’Italien.

« Capitaine, je suis sans armes, et c’est une honte pour vous que d’attaquer un homme qui ne peut se défendre, et ce… je ne sais pour quel motif ?

— Pour quel motif ! répéta le capitaine qui, par pudeur, n’osait dire le motif.

— Oui, pour quel motif, bégaya de Vieille-Roche survenant ; il faut s’expliquer.

— S’expliquer ! reprit le capitaine.

— S’expliquer, répondit Vieille-Roche.

— Il y a trop d’explication ; mon ami, ensevelissons au plus tôt avec cet infâme la honte de tant de nobles maisons. »

À ces mots, il donna un grand coup de plat d’épée sur la figure pâle de l’Italien.

Mathilde, rougissant de la grossière méprise du capitaine, lui dit avec colère : « Monsieur !… vous oubliez…

— Péronnelle, qu’oses-tu proférer ?… » Et il continua de menacer le marquis en approchant de son cœur la pointe d’henriette.

« Ah, Chanclos ! mon ami ! dit Vieille-Roche, il n’a qu’un fourreau sans épée ; attends, je vais lui donner ma gabrielle. »

Mais la vieille éponge la tendit au marquis de si loin, et en chancelant tellement, que ce dernier n’hésita pas à faire un geste comme pour la prendre.

« En vérité, dit-il, je ne comprends pas ce que le sire de Chanclos prétend, et de quel droit il entre ici, au milieu d’affaires plus sérieuses qu’il ne pense.

— Enfin, reprit Mathilde, depuis quand, messieurs, pénètre-t-on chez moi sans se faire annoncer ?… Vous feriez croire, ajouta-t-elle en s’adressant à son père, qu’il n’y a rien de commun entre nous… »

Ici Vieille-Roche battit en retraite, et ne s’arrêta que dans la galerie pour soutenir, en cas de besoin, Chanclos, qui s’écria :

« Par l’aigle du Béarn mon invincible maître, vous avez raison de dire qu’il n’y a rien de commun entre nous, car vous êtes une impudente postérité qui ne me fait pas honneur ; au reste… c’est vrai… ceci ne me regarde pas… et le comte Mathieu mon gendre... »

Comme il se retournait l’épée nue et le visage enflammé, le comte de Morvan, attiré par le bruit, se présenta brusquement.

Les émotions violentes que Mathilde venait de subir, avaient tellement dérangé ses esprits, que le peu de présence d’esprit qu’elle montra en cette occurrence, s’explique facilement. Elle était debout, les yeux errants, et pâle comme la mort ; Villani, éloigné le plus possible du capitaine, montrait, à l’arrivée du comte, un front cuirassé d’assurance et brillant de joie. Chanclos embarrassé se faisait intérieurement des reproches qu’il serait trop long de détailler ; ils prouvent, au surplus, la bonté de son âme. Il n’osait ni remettre son épée dans le fourreau, ni la remuer. Le comte, étonné d’une pareille scène, en examinait tour-à-tour les personnages, jusqu’au sire de Vieille-Roche, qui se trouvait rangé contre la rampe de la galerie comme une plante parasite : il s’y était appuyé avec beaucoup de respect, pour laisser le passage libre à l’amphitryon du jour.

Alors le comte s’adressant à Mathilde, lui dit d’un ton sévère : « Madame, que signifie tout ceci ?…

— Je vous instruirai, monsieur le comte, lorsque nous serons seuls : nos honorables hôtes devraient sentir que si nous leur devons des égards, ils nous en doivent également. »

Ici la comtesse avait retrouvé toute sa dignité ; son audace, et le ton qu’elle mit dans ses paroles, en imposèrent au capitaine.

Il saisit l’occasion de se retirer, en disant : « En effet, comte Mathieu mon gendre ceci vous regarde seul. » Et il tourna vers la porte tout en menaçant l’Italien.

Celui-ci, sans se déconcerter, affecta une démarche assurée pour s’en aller.

« Songez, madame, s’écria-t-il, que je vais prendre à l’instant mes mesures pour rendre ma vie indépendante de vos résolutions, et faire en sorte que ma mort soit le signal de votre ruine, si elle arrivait par votre faute… »

Il salua le comte avec dédain, et regardant Mathilde, il lui lança un coup-d’œil dans lequel il mit l’expression de tendresse nécessaire pour qu’elle comprît que ces paroles ennemies n’étaient pas pour elle.

Resté seul, le comte étonné demanda à sa noble épouse ce que signifiaient les étranges paroles que le marquis venait de prononcer ?

« Cela veut dire, monsieur le comte, que le mariage d’Aloïse ne peut plus avoir lieu, si nous voulons conserver notre… »

Le comte ne lui laissa pas le temps d’achever.

« Mathilde ! s’écria-t-il en la regardant avec des yeux enflammés de colère, ceci me paraît un jeu concerté… Vous me trompez !... ce mariage vous a toujours déplu ; vous espérez le rompre au moment même où nous l’accomplissons… Mordieu ! je suis homme, et votre maître, je vous le ferai sentir ; vos ruses ne m’en imposeront plus… Et qu’est-ce que cela ? depuis quand une comtesse de Morvan prend-elle dans la famille un ascendant tel que le vôtre ?… Il ne vous manque plus que d’aller à la cour pour moi ?… Voulez-vous exercer mes charges, tenir l’étrier du roi, ordonner ses chasses et des relais ?… faudra-t-il que je vous rappelle sans cesse ce que vous êtes ?... Posez bien, du reste, en votre tête que j’ai résolu dans la mienne de donner ma fille à son cousin : il est l’héritier de nos titres… Outre ces raisons de famille qui sont péremptoires, ces enfants s’aiment, et je ne suis pas d’humeur à rendre Aloïse malheureuse pour je ne sais quelles raisons aussi changeantes que vos fantaisies féminines…

— Avez-vous fini ? dit froidement Mathilde.

— Si j’ai fini ? reprit le comte, dont la fureur s’augmenta par le sang-froid de sa femme ; si je voulais vous faire sentir la moitié des sujets de mécontentement que vous me donnez, sans ceux que je ne connais point, je n’aurais pas fini demain et si j’agissais comme mes ancêtres, pour punir votre insolence envers votre maître et seigneur, vous ne me verriez d’un an tout entier…

— Vos ancêtres ne se connaissaient guère en punition.

— Madame !… s’écria le comte en saisissant le bras de Mathilde avec tant de force, que ses doigts y restèrent imprimés par-dessus le gant… madame !…

— Vous semblez oublier, monsieur le comte, les liens indissolubles qui nous unissent…

— Mathilde, il y a longtemps que l’amour…

— Eh, monsieur ! ce n’est ni l’amour, ni même le mariage.

— Quoi donc, perfide ?…

— Le crime !… »

Il y eut dans l’accent de la comtesse impatientée quelque chose qui fit tressaillir Morvan.

« Eh bien ! va, monstre, dit le comte d’une voix étouffée, perds-toi pour avoir le plaisir de me perdre… cours t’accuser toi-même ; révèle nos crimes, va ;… mais prends garde de trouver mon poignard en chemin !… Hélas ! je ne connais rien de plus horrible que notre forfait, si ce n’est de me le voir reprocher par celle qui en est l’auteur, qui en profite, qui en jouit… Ai-je épousé l’enfer ?… »

En prononçant ces paroles avec la volubilité de la colère, le comte marchait à grands pas vers la porte : lorsqu’il se retourna, il aperçut le visage de la comtesse sillonné par des pleurs peut-être de commande… Puissamment ému parce spectacle, il se tut, et s’arrêta.

« Monsieur, dit Mathilde en employant un ton de douceur qu’elle prenait bien rarement, s’il vous avait plu de me laisser achever ce que j’avais à dire, vous ne m’auriez pas donné lieu de rougir pour vous-même, et je n’aurais pas eu le mortel chagrin de voir que j’ai perdu le prix de tous nos sacrifices, et l’amour de mon époux, dont j’honorerai toujours les vertus et le caractère, tel inégal qu’il soit : je sais que je suis cause de cette mélancolie ; je ne cesserai jamais de vous donner des preuves de ma tendresse ; et dans ce moment même, j’oublie que le comte de Morvan, ici présent, n’est pas celui que j’épousai…

Voici le reste de l’explication des paroles que vous avez si brusquement interrompues : « Je devais, la nuit dernière, vous le savez, aller détruire les traces apparentes de notre crime… elles le sont ; mais Villani m’aperçut, et m’a suivie ; il vient de m’en apporter une preuve irrécusable ; ce sont les débris de ce peigne qui tomba de mes cheveux dans le souterrain… Vous sentez les conséquences de cette découverte… Quant à lui, il en connaît bien la valeur, car il vient de m’ordonner de rompre le mariage d’Aloïse, dont il exige la main pour prix de sa discrétion… Voilà la cause de cette scène !… »

Le comte resta stupéfait. Un moment de silence eut lieu, pendant lequel la comtesse retrouva toute son énergie, qui l’avait abandonnée dans le premier instant. Elle saisit alors le bras de son époux, et l’emmena dans l’embrasure de la croisée d’où Géronimo s’était précipité ; elle lui dit à voix basse et d’un ton ferme : « Pour vous prouver que ce n’est pas un jeu concerté, une fantaisie féminine, voulez-vous que nous nous défassions du marquis avant qu’il ait pris aucune des précautions dont il nous a menacés ?… Vos projets sur Aloïse auront toujours lieu… Parlez ?… »

Le comte recula en pâlissant, et malgré l’accent de vérité qui distinguait les paroles de Mathilde, il doutait encore de la sincérité de sa femme.

« Mais, ajouta-t-elle, il ne faut pas d’incertitude ; dans une heure il ne sera plus temps ; ne nous dissimulons donc plus les dangers qui nous environnent. Le marquis a vu dans le pavillon septentrional notre chapelain, le frère du P. Joseph… Au reste, rien ne m’effraie alors qu’il s’agit de vous… Décidez, et Villani, le chapelain, Jean Pâqué ne vous inquiéteront plus… »

Le comte, violemment agité, se promenait à grands pas en froissant ses vêtements, tandis que Mathilde, se rassayant devant son miroir encadré, se mit à passer négligeamment ses doigts mignons entre ses cheveux, pour leur donner plus de grâce.

« Eh bien ! monsieur le comte ? dit-elle de l’air le plus simple, faites comme vous l’entendrez ; je vous laisse le maître.

À ces mots le comte quitta précipitamment la chambre, dont il ferma la porte avec fracas, et il s’enfuit dans son appartement, en donnant l’ordre que personne n’en approchât…

CHAPITRE III.

On n’exécute pas tout ce qu’on se propose ;

Et le chemin est long du projet à la chose.

(Molière, Tartufe, acte III, scène Ire)

Lorsque Villani sortit de chez la comtesse, il s’en fut à son appartement ; quant à Chanclos et au sire de Vieille-Roche, honteux de leur action, ils étaient descendus au perron, et là, sans mot dire, ils écoutaient les instructions que le conseiller privé des Morvan donnait à Christophe comme à l’héritier de l’intendance.

« Tu vois, Christophe, quelle foule inonde les cours du château. Je ne puis être partout ; voilà pour toi l’occasion de te distinguer en m’imitant, s’il est possible ; aie donc l’œil à tout ; distribue toujours les coups en proportion des largesses ; qu’il n’y ait pas de pillage, car si tu veux mon avis, je crains bien que tout ce que nous faisons ne soit… Il remua la tête en ajoutant : Tiens, je pressens quelque malheur…

— Comment, des malheurs ! dit Chanclos ; vous en parlez bien à votre aise, pour en savoir si long ! êtes-vous un Morvan ?

— Presque, monsieur le capitaine ; et, se retournant vers le respectueux Christophe, qui ne cessait de remuer sa médaille, l’intendant ajouta : Enfin, mon enfant, quand quelque chose t’embarrassera, viens me trouver sur-le-champ ; ou, si je n’y suis pas, consultes à l’intendance les ordres que j’ai laissés par écrit, comme je le fais toujours dans les grandes occasions ; aie soin que le vin…

— N’y manquez pas, maître Robert, dit Vieille-Roche en l’interrompant ; c’est l’aliment de la joie, comme le bois est l’aliment du feu. »

En cet endroit des instructions, Robert fut appelé par des voix confuses, et il accourut avec une légèreté qu’il savait retrouver au besoin.

À chaque instant la foule devenait plus considérable : tous les vassaux endimanchés regardaient d’un air satisfait la demeure héréditaire de leurs maîtres ; ils croyaient en quelque sorte participer à leur noblesse, parcourant l’espace qu’ils parcouraient, et respirant là où ils respiraient ; c’était un honneur que d’entrer ; et le concierge, malgré l’ordre de laisser passer tout le monde, s’en faisait un mérite auprès de ses connaissances, en refusant quelques malheureux pour exercer son autorité.

On visitait avec un saint respect la chapelle et les tombeaux des Morvan, et sur tous les visages il régnait une attente et une impatience qui auraient pu faire croire que tous ces braves gens allaient jouir du plus grand des plaisirs ; il fallait bien que c’en fût un que de voir un peu de cette cérémonie, car ils recevaient les rebuffades des gens du comte, en se contentant de s’entretenir sur eux.

« Tiens, Marion, le plus fier de tout cela, c’est le fils à Jeanne Cabirolle : il ne ressemble guère à son bon homme de père : qu’est-ce qui lui pend donc au cou ?

— Va, répondit la vieille, c’est le successeur de M. Robert, et pour cause. J’ai connu le vieux Robert quand il était jeune ; et comme la femme Cabirolle est ma cousine germaine, je sais bien ce qui fait que Christophe deviendra intendant… Lorsque Cabirolle s’est marié, le comte était absent, et c’est Robert qui a eu les droits sur l’épousée…

— Christophe entendant cela, leva son petit bâton d’ivoire en criant : Allons, rangez-vous, canaille ; les deux mariés vont se rendre au salon. »

Toute la livrée se mit en devoir de faire reculer la foule, ce qui amusa beaucoup Chanclos et Vieille-Roche, qui ne riait que lorsque son digne ami riait.

« Allons, vieillard, dit Christophe, retirez-vous…

— Qu’oses-tu dire, serf ? répliqua un homme en manteau brun.

Christophe allait le pousser ; mais, réfléchissant qu’il compromettait sa dignité, il fit signe aux domestiques, qui s’écrièrent :

— Eh, mon vieux, quelle lubie vous passe par la tête ? Allons, levez-vous de dessus ce banc ; il est juste à la porte par où sortiront nos jeunes maîtresses.

— C’est pour cela que j’y reste.

— Eh bien, Jacques, as-tu jamais vu un vieux fou de cette espèce là ? et ils se mirent en devoir de le prendre par les épaules pour le faire sortir de sa place.

Alors le vieillard tira une petite dague assez pointue, et les en menaça sans rien dire.

« Ha, ha ! s’écria Vieille-Roche, voici un vieux soudard qui joue du couteau !

— Comment ! reprit le capitaine, il me semble que je connais ce manteau-là ; et Chanclos courant vers le vieillard : Par l’aigle du Béarn, cria-t-il si vous touchez à mon ami…

— L’inconnu fit un signe impératif à Chanclos, qui ajouta pourtant : Songez, marauds, que si on ne le laisse pas tranquille, je vous coupe les oreilles aussitôt pour en faire un hors-d’œuvre…

— Il le ferait, dit Vieille-Roche, tout mauvais que doit être un ragoût d’oreilles roturières.

Le capitaine perdit tout son orgueil ; à côté de l’inconnu il paraissait gêné. Robert accourut aussi, et pour cause ; mais voyant tant de monde, le malin vieillard s’écria :

« Allons, brave homme, éloignez-vous ; vous n’êtes pas ici à votre place.

— Comment, monsieur Robert, vous ne le connaissez pas ? dit Chanclos étonné.

— Moi ? jamais je ne l’ai vu.

— Ho, ho ! répondit le capitaine.

À ce moment Aloïse s’appuyant sur le bras de son jeune cousin, et suivie du sénéchal, d’Anna et du marquis de Montbard, parut auprès du banc. La jeune héritière était vêtue tout en blanc, et sa parure presque éclipsée par celle d’Anna, faisait honneur à sa modestie. Les deux jeunes filles avaient sur la tête une couronne virginale qui leur donnait une grâce de plus, celle qu’ont toutes les mariées. Chanclos offrit son bras à sa fille, et Vieille-Roche se mit respectueusement derrière son camarade. Alors l’inconnu jette à Aloïse un coup d’œil observateur et perçant dont elle fut très émue ; elle rougit, ce que l’on attribua à l’idée d’être en spectacle. En effet, chacun les yeux fixés sur ce groupe, y confondait des regards d’enthousiasme ; on y voyait toutes les espérances de la vie ; de plus, Aloïse et Anna n’étaient connues que par des actions de bonté, et le sénéchal avait une réputation méritée de justice et de bienfaisance.

Ce fut en ce moment que l’inconnu et Robert, se voyant oubliés, échangèrent un regard et eurent un instant de conversation ; après quoi le vieillard s’élança dans la foule, et disparut, n’étant aperçu de personne ; le seul Robert le suivit des yeux, et s’éloigna sur-le-champ de cette place pour ôter toute idée de soupçon…

Les acclamations ne cessèrent de se faire entendre, et retentirent encore dans le salon lorsque chacun y entra.

Chanclos, d’Olbreuse et Montbard se tinrent debout devant la cheminée, pendant qu’Anna et Aloïse causaient à voix basse dans une des embrasures de croisée. Quant à de Vieille-Roche, il se promenait avec une circonspection qui ne lui était pas ordinaire, et que l’on pourrait attribuer à la gêne que lui causaient ses habits et l’obligation de se tenir avec décence.

« Sénéchal, dit le capitaine avec un air de grandeur comique qui fit sourire celui-ci, il y a longtemps que je me proposais de vous parler de l’insulte que l’on m’a faite en arrêtant un de mes meilleurs amis ; vous auriez dû penser qu’un homme reçu à Chanclos n’était pas un vagabond.

— Capitaine, j’ignorais qu’il fût votre ami, et quand même je l’aurais su, le devoir ne connaît pas les égards, et vous sentez que… au surplus, ce n’est pas à moi qu’il faut s’en prendre ; je ne fais qu’exécuter les lois, et…

— Au reste, sénéchal, il a fait voir du chemin à vos corbeaux : ce n’est pas que je veuille dire que…

Vieille-Roche voyant que son ami s’embarrassait, se hâta d’ajouter pour tout pallier :

— Ce n’est pas que mon ami veuille dire que,… certainement…

— Ha ça, marquis de Montbard mon gendre, reprit Chanclos en changeant le sujet de la conversation, et vous d’Olbreuse, mon cher petit-fils, je trouve bien singulier que vous soyez là à nous écouter ; ventre saintgris, retournez à côté de vos gentilles maîtresses ; cependant je suis content de vous, et j’avoue franchement que vos unions me plaisent. – Vous, marquis, vous avez toutes les qualités requises pour être mon gendre, et je vous estime : la pauvreté prétendue de la fille d’un gentilhomme d’honneur ne vous a pas arrêté, et vous vous en trouverez bien ; vous avez apprécié son âme franche et délicate. Oui, monsieur le sénéchal, Anna est une perle…

— Une perle fine, répéta l’écho du capitaine.

— Mon père, vous oubliez qu’Aloïse est ici. »

À ces mots, un laquais annonça maître Écrivard, notaire d’Autun ; on l’avait envoyé chercher avec les contrats préparés, et il devait probablement s’en retourner à pied après être venu sur un des chevaux du comte. Le notaire royal entra doucement, et s’en fut dans un coin, tout près des deux demoiselles ; il avait l’air de craindre de faire du bruit, tant il mit de précautions à dérouler ses papiers, à poser son chapeau, à s’asseoir, à tirer ses plumes et son encre d’un petit sac roulé : il était comme honteux de se trouver avec les honnêtes gens de l’époque…

Aloïse et Anna voyaient tous ces apprêts avec joie, et leurs charmants visages souriaient avec une pudeur virginale à leurs futurs toutes les fois que leurs regards se rencontraient, et ce hasard arrivait continuellement.

— Monsieur le garde-note, dit le capitaine, vous avez préparé le contrat de mademoiselle de Chanclos ?

— Oui, monseigneur.

— Vous n’avez pas oublié mon titre de capitaine d’ordonnance de l’aigle du Béarn ?

— Du Béarn ? répéta Vieille-Roche.

— Non, monseigneur, répondit le notaire.

— Bien, maître Tabellion ; mais quelle est la dot que vous donnez à ma fille ? »

À ces mots toute l’assistance, et Vieille-Roche tout le premier, jeta un œil étonné sur le capitaine, qui se balançait d’un air d’importance.

— Vous avez beau me regarder, maître Écrivard, cela ne m’empêchera pas de vous dire que lorsqu’on fait un contrat on consulte ceux…

— Monseigneur le sénéchal ne m’avait pas averti.

— Allons donc, est-ce monsieur le sénéchal qui est mon intendant ?

— Monseigneur…

— Vite, que l’on stipule 100,000 fr. comptant de dot à ma chère Anna.

— Tu veux donc les devoir toute la vie ? bégaya Vieille-Roche.

— Capitaine, dit Montbard, j’épouse mademoiselle sans aucune vue d’intérêt, et je vous supplie de ne vous priver de rien, j’en souffrirais beaucoup ; la plus belle dot d’Anna, c’est son amour et sa douceur. Votre épée vous a suffi, capitaine ; la mienne n’est pas moins vive à sortir du fourreau. »

Ils étaient tous deux se tenant par la main devant Chanclos, que ce trait de désintéressement émut singulièrement : quant au notaire, il resta stupéfait, le sénéchal souriait avec son fils et Aloïse, de ce qu’ils croyaient une ruse du capitaine, et Vieille-Roche le tirait par l’habit, en disant :

« Mon ami, songes-tu que… la dot est un peu forte, que tu n’as que douze feuillettes dans ta cave, et qu’il y a trois fois plus d’amour chez eux que devin chez nous ?… »

Chanclos, après avoir serré avec force la main de Montbard, s’écria avec l’accent du cœur :

« Tu es un galant homme ! » Il embrassa Anna, et se retournant vers le couple moqueur comme pour le railler à son tour, le capitaine dit en sortant avec une liasse de billets à ordre et payables à vue sur le trésor de l’épargne :

— Croyez-vous, marquis de Montbard mon gendre, que les paroles d’un soldat soient sans effet ? J’ai dit, je donne cent mille francs à ma fille ; les voici, maître notaire. – Et vous, marquis, sachez que je puis encore bien plus pour vous ; c’est ce que je prouverai plus tard, ajouta Chanclos, embarrassé de cette dernière promesse. »

Anna ne savait quelle contenance tenir : elle qui, toujours élevée modestement, avait vu rarement le nécessaire à Chanclos, n’osait approfondir les moyens que son père dut employer pour posséder une somme si considérable.

Le notaire salua Chanclos avec respect ; chose qu’il n’avait pas faite en entrant.

« Que signifie cette stupéfaction, mon digne ami, dit ce dernier à Vieille-Roche, toi qui connais plus que personne ma fortune ?

— Ta fortune ! » et il ouvre de grands yeux étonnés.

— Oui, monsieur le sénéchal, apprenez que le grand’père d’Aloïse ne pouvait pas être beau-père d’un comte de Morvan sans avoir quelque, mérite, et…

— Monsieur, dit le sénéchal, j’espère que vous vous êtes aperçu que j’ai toujours eu pour vous les égards que mérite un homme d’honneur.

— Je le sais, sénéchal ; vous êtes un digne gentilhomme comme moi, et pour un juge vous êtes même réputé beaucoup trop humain et généreux. »

À cet instant, Robert entra revêtu d’une simarre noire que le valet-de-chambre d’un président lui avait prêtée en attendant la sienne ; et le conseiller, tout glorieux de son hermine nouvelle, remit à Chanclos un paquet qui semblait fraîchement scellé.

« Qu’est-ce que cela, M. Robert ?

— Je l’ignore, monsieur le capitaine. »

Le capitaine lut à haute voix : À monsieur l’intendant-général de la maison de Morvan, pour être remis sur l’heure à messire de Chanclos, officier d’ordonnance de feu S. M. le roi Henri IV, à Birague en ce moment.

Tel embarrassé qu’il fût, le capitaine prit le parti de sourire malignement à chacun.

Il trouva une seconde enveloppe, sur laquelle étaient écrits les mots suivants :

« Monsieur le capitaine, je m’empresse de vous envoyer ce que je vous ai promis il y a quelque temps. » Et il n’y avait aucune signature.

Ici l’officier soupçonnant quelque mystification, commençait à regarder de travers le conseiller, qui n’en était pas plus ému, lorsqu’il lut : À messire Jean Pâqué, de la part du cardinal-ministre.

Ces mots éveillèrent l’attention générale.

Et en apostille : « Nous désirons que cette dépêche parvienne avec la plus grande célérité à notre ami, en quelque lieu qu’il se trouve, et le courrier est autorisé à requérir aide et protection, lui promettant une récompense s’il arrive en douze heures. »

Après avoir rompu le cachet du cardinal, en soufflant quelques soupirs d’orgueil, l’officier d’ordonnance s’écria : « Une lettre du cardinal ! » Et chacun s’approcha. Le sénéchal seul resta debout devant la cheminée. Ce sénéchal n’était pas un homme ordinaire.

 

« Messire mon cousin, nous vous expédions aussitôt que vous l’avez demandé, le brevet de colonel du régiment de Bourgogne, au nom du marquis de Montbard. Nous sommes curieux de vous avoir, car il s’agite en ce moment une affaire de la plus grande importance, pour laquelle vos lumières nous sont nécessaires. Songez que nous ne pouvons pas oublier les éminents services que vous nous avez rendus, et dont nous serons toujours reconnaissants. Que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde.

» Signé ARMAND. »

 

Elle est tout entière de la main du cardinal, s’écria Chanclos… « Eh bien, mon gendre, avons-nous du crédit ?…

— Cher beau-père, tout cet argent et ces honneurs sont beaucoup, mais ne valent pas le trésor de grâce et l’amour que vous m’avez accordé.

— Ça ne sait pas vivre, dit Vieille-Roche.

— Allons, mes enfants, de la joie, et commençons toujours à lire les contrats ; M. le tabellion a fini…

— Un moment, Chanclos, reprit le sénéchal, il faut attendre mon frère.

— Et ma tante ! » dit d’Olbreuse, qui n’avait pas cessé de chuchoter avec Aloïse, dont le cœur était tout épanoui de bonheur.

Robert s’approcha d’eux, les regarda d’un air de compassion.

« Eh bien, mon bon Robert, qu’avez-vous ?

— Ah, monseigneur le chevalier ! je voudrais vous voir à l’autel, mais…

— Hé ! de quoi vous alarmez-vous ?… » dit Aloïse étonnée…

Alors la porte du salon s’ouvrit avec fracas, et la comtesse, ayant changé d’habillements, et donnant la main à Villani, entra la tête haute. Elle fit quelques pas d’un air majestueux ; et, apercevant le notaire, elle lui dit d’un air triomphateur :

« Monsieur, vous pouvez vous en aller ; votre présence est inutile.

— Eh, pourquoi cela, ma sœur ? dit le sénéchal. Il est, au contraire, très important que les conventions que nous avons faites pour les substitutions…

— Mon frère, le mariage entre ma fille et son cousin n’aura pas lieu. »

Pendant que tous les visages exprimaient la plus grande surprise, celui du notaire le chagrin, puisqu’il voyait le contrat lui échapper ; qu’Aloïse pâlissait, que le sénéchal, hors de lui, serrait la main de son fils avec colère, l’altière Mathilde, prête à conjurer l’orage, semblait dire à Villani par son regard : « Es-tu content ?

— Pourquoi mon frère ne vient-il pas lui-même nous expliquer le…

— Ne suffit-il pas, mon frère, que je vous le dise ? Quant aux explications, elles ne me regardent pas. »

Elle aperçut alors sa fille, qui, ne pouvant retenir ses larmes, faisait la main dans celles de son cousin, les plus tendres adieux à l’amant dont on la séparait.

« Mademoiselle, rentrez sur-le-champ dans vos appartements. » La pauvre Aloïse devint pâle, et resta sur un pliant sans bouger.

— Madame, s’écria d’Olbreuse en s’élançant jusqu’à la comtesse comme un aigle fond sur sa proie, songez bien à votre résolution, car je songe à la mienne. Je jure que jamais Aloïse n’aura d’autre époux que moi ; et tous ceux qu’on voudra lui imposer, je les briserai comme ce fragile bijou. » En disant cela, il arracha brusquement à Mathilde l’éventail qu’elle tenait, et le jeta avec une telle force, qu’il fut réduit en poussière.

— Bien dit, réplique Chanclos ; et si tu péris, voici qui te remplacera ; et si je meurs, Vieille-Roche me succédera.

— Oui, voilà ! répéta énergiquement le vieux soldat buveur. »

Et les yeux enflammés des trois champions se dirigèrent sur Villani, tremblant au milieu de son triomphe. Quant à Montbard, il avait depuis longtemps serré la main de son ami avec un geste significatif. Alors le sénéchal s’avance gravement, et contenant sa colère avec le sang-froid d’un magistrat, il dit :

« Madame, j’ai peine à croire que mon frère soit le complice de cette félonie ; je connais l’âme sincère et loyale du comte de Morvan, et le jugeant d’après moi-même, je suis persuadé qu’un instant de réflexion va vous remettre dans l’esprit ses instructions : vous vous êtes trompée, ou l’on vous a mal compris.

— Non, monsieur ; telle doit être son intention. Aloïse, rentrez chez vous. »

Elle obéit lentement, en regardant toujours avec tendresse son cousin, dont la figure irritée peignait tout son amour pour elle. Anna l’accompagnait avec l’expression de la douleur, en la tenant par la main.

« Mon père, sortons, dit le bouillant jeune homme au sénéchal.

— Il abandonne la place, bégaya Vieille-Roche…

— Je vous avais bien averti, dit à voix basse Robert à d’Olbreuse.

— Tais-toi, vieux sorcier. »

Le conseiller ne s’émut pas ; sa contenance indiquait un homme qui connaît les ressorts d’une machine, et la voit jouer en riant de l’étonnement des ignorants.

« Ah ! un instant, un instant, monsieur le griffonneur ; restez en place, cria Chanclos ; il faut que je tue cet Italien par-devant notaire. Hé, l’ami ! avez-vous oublié que si j’ai une fille fantasque, l’autre ne l’est pas ? Si Aloïse ne se marie pas, est-ce une raison pour qu’Anna reste fille, et n’épouse pas un homme…

— Qui boit bien, dit Vieille-Roche en lui-même. »

En ce moment Robert sortit à pas comptés pour aller faire cesser les apprêts et la joie sur un ordre que la comtesse lui donna à voix basse.

Elle s’était assise à côté de Villani de l’air le plus tranquille.

Le sénéchal et son fils s’en furent sans la saluer et sans proférer une parole ; seulement Adolphe jeta un dernier regard à sa tendre amie, prête à se trouver mal, et ferma la porte de manière à faire trembler les vitres.

« Allons, vieux légiste, lis-nous ton barbouillage, et que l’on signe le contrat de ma fille ; le prêtre attend. »

Le contrat se lut en silence, et fut signé de même. Chanclos prit le bras de sa fille, et, suivi de Montbard et de Vieille-Roche, il se mit en devoir de sortir, en disant à la comtesse : « Bonsoir, madame : nous vous laissons avec votre marquis. Comme nous allons l’expédier au retour, il est juste qu’il vous fasse ses adieux. » Alors Aloïse demanda d’une voix faible à sa mère si elle lui permettait d’être témoin du bonheur de sa tante ?

La comtesse ayant froncé le sourcil à ce mot de bonheur, y consentit par un léger mouvement de tête. Montbard lui offrit son bras, qu’elle accepta.

Cette action de la part d’Aloïse était d’une grande générosité, et de plus, pleine du sentiment délicat des convenances qui semble l’apanage des femmes. Il y avait dans ce dévouement une fermeté d’âme que le caractère de la jeune fille n’annonçait pas. Elle s’achemina donc vers l’autel où elle devait être unie, et en passant par le salon des ancêtres elle vit dans le parc d’Olbreuse et son père qui se promenaient en faisant des gestes très animés.

Quand on fut au Perrou, rien ne parut morne comme ces cours vides naguère si remplies de groupes riants, et qui faisaient retentir l’air de leurs cris ; ce n’étaient plus les mêmes murs, le même château ; la cloche muette, la chapelle fermée et le silence, attestaient le zèle de Robert, qui s’en venait d’un air presque indifférent, et qui semblait dire : « Tout n’est pas fini…

— Eh bien ! mon cher ami, dit Chanclos, pourquoi faire éteindre les cierges ?

— Quand une demoiselle de Morvan ne se marie pas, personne ne se marie ici.

— Ouvre vite les portes, sonne les cloches, et rappelle ton chapelain, ou, par l’aigle du Béarn

— Notre invincible maître, interrompit Vieille-Roche.

— Nous enfonçons les portes, et j’amène le sacristain par les oreilles, dit Chanclos. »

Robert y fut en secouant la tête, grommelant, et drapant sa simarre de président.

Rien n’eut moins l’air d’un mariage que cette triste cérémonie. Le prêtre se hâta de prononcer les paroles lorsqu’il en fut temps, et Aloïse ne put retenir quelques larmes qui percèrent le cœur d’Anna, et empoisonnèrent sa joie. La cloche fut sonnée faiblement, et ses sons fugitifs arrivèrent jusqu’au comte de Morvan, qui tressaillit, et leva la tête, croyant entendre les derniers accents de l’église quand elle conduit un homme à sa céleste destination. Le seul capitaine sifflait très bas sa fanfare, et regardait Vieille-Roche, qui s’était attristé en pensant, en ce lieu solennel, que l’heure qui suit n’est à personne. »

CHAPITRE IV.

Et le caporal Trim entra fièrement, tenant à la main la paire de bottes transformée en deux mortiers qui devaient servir pour assiéger Dunkerque.

(Sterne, Tristram Shandy.)

Le sénéchal, furieux du renversement de ses projets de famille, quitta son fils, dont il s’efforçait de calmer la colère, pour se rendre à l’appartement de son frère. L’entrée ne lui en fut point accordée, et malgré ses vives instances, Christophe vint lui annoncer que le comte était hors d’état de recevoir qui que ce fut. Le sénéchal jura alors, au nom de Thémis et de ses nobles aïeux, que jamais il n’oublierait ce double affront. Plein de ressentiment, il descendit dans les cours du château, et ordonna à ses gens de se tenir prêts à quitter Birague dans deux heures.

Pendant que le sénéchal se livrait à sa colère autant qu’un homme de robe pouvait décemment le faire, le capitaine de Chanclos s’était emparé de d’Olbreuse, et s’efforçait, depuis une demi-heure, de calmer les transports violents qui l’agitaient. Ses efforts furent infructueux. Il semblait, au contraire, que la colère du chevalier augmentait en raison des obstacles qu’on voulait mettre à la vengeance qu’il prétendait tirer de Villani. L’ami de Vieille-Roche qui avait parfois du bon sens, et cela n’arrivait jamais que lorsqu’il était entre deux vins, conseilla à l’officier de Chanclos d’avoir l’air de servir les projets du jeune gentilhomme, et de se rendre ainsi maître d’en diriger le cours. Le capitaine trouva cet avis fort raisonnable, et résolut d’en profiter. En conséquence, il se mit à crier et à menacer Villani vingt fois plus haut que d’Olbreuse, et il fut le premier à engager ce dernier à monter à l’appartement du marquis italien, se promettant bien de ne laisser pousser les choses que jusqu’au point où elles devaient aller. D’Olbreuse se voyant libre, arriva en deux bonds à la porte du marquis ; il fut suivi de l’officier de Chanclos, qui marchait à sa suite avec toute la gravité d’un médiateur. Pour de Vieille-Roche, il resta un peu en arrière, s’occupant des moyens qui pouvaient contribuer à la réussite des desseins de ses amis.

Arrivé à la porte de l’appartement du marquis, d’Olbreuse y frappa violemment. « Un peu de sang-froid, mon petit chevalier, dit le capitaine ; » et il se mit à frapper lui-même avec une modération remarquable pour la circonstance. Le calme du capitaine n’amena pas un résultat plus satisfaisant que la turbulence d’Adolphe, et la porte du marquis Villani ne s’ouvrit toujours point. D’Olbreuse, irrité par la conduite de son rival, redoubla le bruit qu’il faisait. L’officier de Chanclos ne fut pas longtemps sans partager l’indignation de son jeune ami, et il finit par s’irriter autant et même plus que lui de ce qu’il appelait l’impertinence italienne. Il s’empare donc du bouton de la porte, et la secoue si vigoureusement, qu’elle eût certainement sauté hors de ses gonds, si, par les soins de Robert, toutes les portes et armoires du château n’eussent été à l’épreuve de l’effraction.

De Vieille-Roche, de l’arrière-garde où il était placé, entendant le vacarme causé par l’attaque furibonde d’Adolphe et du capitaine, se douta que les confédérés avaient besoin de secours, et il se mit en devoir de leur en porter. En guerrier habile, il ne voulut point s’avancer sans être assuré de ses derrières, et sans avoir créé des magasins remplis de munitions de guerre et de bouche. En conséquence, il plaça en sentinelle avancée l’animal à deux pieds, deux mains et figure humaine, que le capitaine avait décoré du titre pompeux de son piqueur ; puis, ayant eu le soin de se munir de deux excellentes bouteilles de vin et d’un énorme bâton, il s’avança résolument au secours de ses alliés. « Hé ! de par saint Henri, patron de mon invincible maître, s’écria l’officier de Chanclos, en s’adressant à de Vieille-Roche, que signifie l’équipage où je te vois ?…

— Cela signifie, mon ami, répondit le prudent gentilhomme, que jamais siège n’a pu être conduit sans munitions de guerre et de bouche. – Voilà donc pour toi et ton jeune parent, dit-il en remettant dans les mains de Chanclos l’énorme bûche dont il s’était chargé, et voici pour moi, ajouta-t-il en montrant les deux flacons qu’il tenait embrassés… Allons, allons, mes amis, que chacun fasse son devoir, et en avant… »

En achevant cette énergique exhortation, de Vieille-Roche porta à ses lèvres un des deux flacons, et but à longs traits la liqueur vermeille dont la vertu est de donner du courage aux poltrons, de l’esprit aux sots, de la tendresse aux égoïstes, de la douceur aux dévots, de la générosité aux avares, et aux femmes ce qui ne tarde pas à leur manquer. Chanclos et d’Olbreuse, pendant que de Vieille-Roche prenait ainsi des forces pour eux, avaient porté tous leurs soins à forcer l’entrée de l’appartement du marquis, auquel ils se promettaient bien de faire un mauvais parti. De Vieille-Roche les encourageait, leur disant que toutes les précautions étaient prises pour que personne ne pût venir les troubler dans le siège qu’ils entreprenaient. « Courage, mes amis, leur disait-il ; bientôt nous tiendrons ce marquis d’Italie, et nous le condamnerons en vertu de ce qu’il vous plaira lui imposer pour votre satisfaction personnelle, à ne boire que de l’eau pendant six mois… Quel bon tour si nous l’attrapons ! mais aussi quelle honte et quelle nuée de brocards tomberont sur nous si nous le laissons échapper !... »

D’Olbreuse, brûlant d’amour et de jalousie, fut tout-à-fait insensible aux considérations que de Vieille-Roche ne présentait pas aussi naïvement qu’on aurait pu le croire ; l’honnête messire y entendait malice. Quant à Chanclos, pointilleux et soldat, le ridicule et le point d’honneur avaient beaucoup d’empire sur son âme ; aussi les paroles de son ami lui firent-elles mettre de l’amour propre à n’avoir pas le démenti de l’entreprise. Ainsi donc d’Olbreuse, par amour et par jalousie, le capitaine par point d’honneur, et de Vieille-Roche par compagnie, travaillaient de concert à pénétrer dans l’appartement où, selon toutes les apparences, le marquis se tenait caché. La porte céda enfin à tant d’efforts réunis, et les vainqueurs entrèrent chez Villani en poussant des cris de triomphe. Maîtres du fort de l’ennemi, les confédérés s’avancèrent en bon ordre. De Vieille-Roche continua de faire l’avant-garde, non qu’il eût peur, mais parce que sa plus grande affaire n’était pas de se battre avec Villani, mais bien de garder un juste équilibre, chose plus difficile qu’on ne pense, quand on a bu huit bouteilles de vin dans sa matinée.

Une fois maîtres de la place, il fallait s’emparer de la garnison ; c’est de quoi s’occupèrent d’Olbreuse et le capitaine : ils firent une perquisition exacte dans toutes les pièces, et eurent le désappointement de ne rien trouver : une échelle posée à l’une des fenêtres de l’appartement leur prouva clairement que le marquis s’était évadé par-là, à l’aide d’intelligences qu’il avait formées au dehors. C’était le cas, ou jamais, de tenir un conseil de guerre ; il s’assembla donc, et la parole fut à Chanclos, qui s’en empara… « Il est évident, dit gravement le bon capitaine, que le marquis s’est échappé.

— Cela est évident, répéta de Vieille-Roche. »

L’évidence de la fuite de Villani ainsi démontrée, Adolphe se mit à jurer comme un mahométan ; et vous savez qu’un mahométan jure davantage et plus longtemps que ne le peut faire un chrétien catholique, apostolique et romain, et cela par trois raisons ; la première, parce qu’un mahométan n’est pas un chrétien catholique, etc. ; la seconde, parce qu’un mahométan a l’âme plus dure que celle d’un chrétien romain ; et la troisième enfin, la meilleure, parce qu’un mahométan a les organes bien plus propres aux jurements qu’un chrétien apostolique, etc.

« Un peu de modération, ventre saint gris, dit Chanclos en s’efforçant de calmer l’exaspération du jeune amant ; tout n’est pas encore perdu, et il reste peut-être quelqu’espoir…

— Oui, il reste peut-être quelqu’espoir, répéta de Vieille-Roche en portant à ses lèvres, et l’un après l’autre, les flacons auxquels il avait parlé trop souvent durant le siège pour pouvoir en obtenir une réponse satisfaisante en ce moment… Non, mon ami, ajouta-t-il en regardant piteusement le capitaine, il n’y en a plus.

— Par saint Henri, de Vieille-Roche, ne dis donc pas ce que tu dis…

— Il est certain que cela est cruel à entendre. Cependant, comme un homme d’honneur ne transige point avec la vérité, je dois déclarer hautement que tout est fini.

— Pour d’Olbreuse ?…

— Pour d’Olbreuse comme pour toi, mon cher Chanclos, car les deux bouteilles sont vides.

— Que le diable t’emporte avec tes deux bouteilles ; il s’agit bien de cela, vraiment !…

— De quoi peut-il donc être question ? demanda de Vieille-Roche avec l’air de l’effroi le plus visible…

— Des moyens, reprit le capitaine, qui peuvent nous conduire à rejoindre cette couleuvre d’Italie qui glisse toujours des mains au moment où l’on croit la saisir… Je vous disais donc, mes amis, que j’avais l’espoir… »

En ce moment, la sentinelle placée par le prudent de Vieille-Roche poussa le cri d’alarme, et se replia sur le gros de l’armée ; elle ne tarda pas à être suivie de deux guerriers dans les personnes desquelles le capitaine reconnut son gendre Montbard et le sénéchal de Bourgogne.

« Eh bien ! qu’y a-t-il, mon gendre ? l’ennemi manœuvrerait-il sur nos derrières ?…

— Précisément, capitaine ; car le marquis Villani est en ce moment chez la comtesse. Je puis même ajouter que c’est à sa considération qu’elle a chargé d’une commission fort désagréable pour vous un domestique qui s’en serait déjà acquitté, si je n’eusse réclamé l’honneur de l’ambassade, afin de ne pas rendre publiques les dissensions qui séparent les membres d’une même famille.

— Parlez, mon gendre ; que chante ma fille ?

— Elle ne chante pas, capitaine ; elle vous prie seulement de sortir de son château le plus tôt possible, vous, d’Olbreuse et M. de Vieille-Roche.

— Par l’aigle du Béarn, l’impudente aurait osé…

— Rien n’est plus vrai, capitaine, reprit le sénéchal. Votre fille vous donne une heure pour sortir de ses domaines ; et je crois même que si la chose avait été possible, elle m’aurait prié de quitter le château de mes pères. Quoi qu’il en soit, j’en sortirai bientôt, mais volontairement, ajouta-t-il avec toute la fierté des Morvan.

— Par l’aigle du Béarn, s’écria Chanclos, transporté de colère, je jure que je vais laver comme il convient la tête de mon insolente fille…

— Croyez-moi, mon cher capitaine, dit Montbard en retenant son beau-père, il vaut mieux quitter ces lieux sans donner à la valetaille du château la comédie à nos dépens.

— Oui, cela vaut beaucoup mieux, ajouta le sénéchal.

— Cela vaut beaucoup mieux ! répéta de Vieille-Roche, en poussant un soupir qu’il accordait à la cave de Birague ; cela vaut beaucoup mieux… »

Le capitaine, qui avait beaucoup d’estime et d’amitié pour son gendre, et une grande considération pour la personne du sénéchal, se décida à se conduire par leurs conseils. Il ordonna donc à son domestique de seller le fidèle Henri, et annonça à Montbard qu’il allait quitter le château à l’instant.

« Je vous suivrai bientôt, capitaine ; car vous sentez parfaitement qu’après la conduite de la comtesse envers vous et d’Olbreuse, je ne puis consentir à prolonger mon séjour en ces lieux. »

Le capitaine approuva beaucoup le plan de conduite de son gendre. Il l’embrassa en lui jurant énergiquement qu’il le trouvait le plus brave gentilhomme de l’Europe ; puis, ayant salué le sénéchal et serré la main de d’Olbreuse, il descendit l’escalier en sifflant à tue-tête la fanfare de son invincible maître. Henri, tout bridé, attendait son inséparable cavalier ; l’officier de Chanclos l’enjamba lestement, et traversa fièrement les cours de Birague au trot de son vieux destrier. De Vieille-Roche suivait, l’oreille basse ; il réfléchissait en lui-même à la fatalité qui, le poursuivant toujours, ne lui avait jamais permis de prendre racine dans une maison riche et décente.

Tandis que Chanclos quittait Birague, le sénéchal, d’Olbreuse et Montbard étaient encore dans l’appartement du marquis. Le sénéchal, dont la fierté était tempérée par la prudence, avait laissé Chanclos, et surtout Vieille-Roche, s’éloigner avant de faire part à son fils des exhortations qu’il croyait devoir lui adresser. Aussitôt qu’il se vit seul avec Montbard et lui, il se tourne vers le chevalier, et lui dit, d’un ton presque solennel :

« Mon fils, il m’est impossible d’approuver votre conduite d’aujourd’hui, surtout en ce qui concerne l’espèce d’association que vous aviez pour ainsi dire formée avec le capitaine de Chanclos et son ami de Vieille-Roche. Adolphe, est-ce ainsi que l’héritier de mon nom, le futur comte de Morvan devrait se conduire ?…

— Mais, mon père, je devais et je dois encore…

— Vous devez m’écouter, monsieur… Croyez-vous, jeune tête légère, connaître mieux que moi la conduite qu’il faut tenir en cette circonstance ?… Convient-il au rejeton des Mathieu de compromettre son rang et son honneur en se mesurant avec un obscur étranger sans rang et sans honneur ?… Monsieur, je vous défends, au nom de toute l’autorité que le ciel m’a donnée sur vous, et de toute l’amitié que vous devez à un père qui a toujours été plus votre ami que votre père, de vous compromettre davantage avec le vil intrigant qu’on vous préfère… Renoncez, en un mot, et pour toujours, ou à votre père, ou à la fille de Mathilde de Chanclos.

— Mon père…

— Choisissez…

— J’en mourrai peut-être, mais je n’hésite pas. Mon père, je suis prêt à vous suivre.

— Bien, d’Olbreuse, bien, mon cher fils… Partons donc… Marquis de Montbard, recevez nos adieux… J’espère vous posséder, vous et votre charmante femme, quelques jours à Dijon, et à mon château d’Olbreuse. »

À ces mots, le sénéchal tendit la main à Montbard, et lui renouvela son amicale invitation. Pour d’Olbreuse et Montbard, ils s’embrassèrent plusieurs fois, et à la vue même de Robert, qui parut en ce moment au bas de l’escalier. Le jeune chevalier, enserrant son ami dans ses bras, lui fit promettre tout bas de ne le pas laisser manquer de nouvelles d’Aloïse. Cette dernière prière faite, le sénéchal et son fils quittèrent l’heureux époux d’Anna, et descendirent dans les cours, où leurs chevaux les attendaient. Quand ils passèrent devant Robert, qui était placé au bas de l’escalier, le vieux serviteur des Morvan s’inclina en silence ; et, après avoir jeté autour de lui un regard de défiance, il s’empara des mains du sénéchal et de d’Olbreuse, les porta à ses lèvres, et y déposa même une larme.

« Brave homme, dit le sénéchal attendri par l’action du bon intendant, puisses-tu vivre longtemps et heureux dans la demeure de mes pères !

— Ô, monseigneur ! répondit Robert, si telle est votre volonté, que le ciel l’accomplisse : cependant j’ose assurer monsieur le baron, que si je n’avais pas quelque espérance de voir le calme renaître dans ce château, je formerais des vœux contraires à ceux qu’il a la bonté de faire pour moi. Oui, monseigneur, j’aurai trop vécu du moment que mes pauvres yeux verront le malheur d’un Morvan… Courage, mon jeune maître, ajouta-t-il en s’adressant à Adolphe ; il y a une providence dans le ciel pour tous les hommes, et il y en a de plus une pour vous seul sur la terre. »

En achevant ces mots, Robert s’éloigna aussi rapidement que pouvait le permettre la dignité de la charge dont il était revêtu.

« Mon père, dit Adolphe, avez-vous entendu les paroles du vieux Robert ?

— Oui, mon ami…

— Ne trouvez-vous pas qu’il y a dans tout ce qu’il a dit une sagesse vraiment étonnante ?…

— Jeune fou, reprit le sénéchal en montant à cheval, les passions, si je n’y prenais garde, t’entraîneraient aussi vite que nos coursiers… Adieu, tours de Birague, ajouta-t-il en élevant la voix ; vous ne reverrez jamais le sénéchal de Bourgogne dans vos murs tant qu’ils seront souillés par la présence de cette Mathilde…

— Fasse que le vent emporte ce serment ! dit d’Olbreuse tout bas, et fasse qu’Aloïse m’aime toujours ! ajouta-t-il encore plus bas. Pressant alors son coursier, il se mit sur les traces de son père, et perdit bientôt de vue les masses romantiques de Birague…

Le capitaine avait bien quitté le château de son gendre, mais non les environs. Il aperçut le sénéchal, d’Olbreuse et leur suite traverser la campagne au grand galop de leurs montures. « Ha ça, de Vieille-Roche, attention !…

— Attention, mon ami !

— Veux-tu me servir ?

— Oui, mon ami.

— Mais tu ne connais pas mes projets ?

— C’est égal, mon ami, je les approuve.

— Apprends donc que je veux tenir le château de Birague étroitement bloqué.

— Ha, ha, mon ami ! bloqué !

— On nous a chassés du dedans ; eh bien, investissons les dehors.

— Ho, ho ! les dehors !…

— Pour cela, campons ici jusqu’à ce que Villani tombe dans nos mains, et soit étrillé de manière à perdre le goût du mariage.

— Hé !… hé !… le goût du mariage !… Mais, mon cher Chanclos, je pense à une chose importante. Tu sais par expérience, et je te l’ai même prouvé tout-à-l’heure au siège de l’appartement du marquis, on ne prend point une place sans munitions de bouche.

— Je t’entends… Du pain, des jambons et deux cents bouteilles de vin seront mis à la disposition de l’armée assiégeante.

— Deux cents bouteilles ! ce n’est guère !… N’importe ; il n’est aucune privation que je ne consente à m’imposer pour te rendre service… Établissons donc notre quartier-général dans le premier cabaret ; et vienne l’ennemi quand il voudra, je l’attends de pied ferme.

— De pied ferme ! cela est important, de Vieille-Roche.

— Sois tranquille ; il n’y a que deux cents bouteilles.

CHAPITRE V.

Qui croirait en effet qu’une telle entreprise

Du fils d’Agamemnon méritât l’entremise ?

Racine, Andromaque.

Tout le temps que la jeune marquise de Montbard demeura à Birague, Aloïse ne fut point aussi malheureuse qu’elle s’attendait à l’être. Mais aussitôt que sa tante et son époux eurent quitté le château, le présent devint bien pénible, et l’avenir fut sans espérance. La comtesse entoura sa fille d’une foule d’espions, et le marquis Villani obséda sans cesse la victime qu’on lui sacrifiait. Ce n’est pas que Mathilde n’eût voulu dans les commencements essayer de la douceur pour amener sa fille à suivre Villani à l’autel. Mais s’étant promptement aperçu de la violente antipathie d’Aloïse, antipathie que la franchise de la jeune fille laissait éclater dans toute sa force, la comtesse mit bas toute feinte, et parut devant sa fille armée de cette volonté ferme et égoïste qui annonce l’irrévocable arrêt de l’injustice qui veut se satisfaire. Elle ordonna à la douce créature de regarder Villani comme l’homme auquel nulle puissance au monde ne pouvait l’empêcher d’être unie.

Pour comble de tourments, Aloïse, qui dans son malheur avait tourné les yeux vers son père, n’avait réussi dans aucune des tentatives qu’elle avait faites pour le voir. Le comte se levait au point du jour, et, accompagné de quelques piqueurs, il parcourait les bois en poursuivant avec une ardeur infatigable le daim timide ou le féroce sanglier. Les plus hardis chasseurs étaient étonnés de l’intrépidité et de la force de leur maître. En effet, le comte descendait les montagnes à bride abattue, franchissait les fossés les plus profonds, et traversait les rivières les plus dangereuses, pour suivre et chercher les animaux les plus cruels. Et cependant ce n’était pas la passion de la chasse qui le transportait, et encore moins l’envie de détruire, car il ne se servait jamais de ses armes. Il se jetait avec le plus aveugle courage au-devant des dangers de tout genre, et ce n’était que lorsqu’il se trouvait couvert de sueurs et de fatigues, que, plus tranquille, il se décidait à rentrer au château. Alors il s’ensevelissait dans la retraite la plus sévère jusqu’au nouveau point du jour, qu’il recommençait ses longues et pénibles excursions.

Ce fut donc vainement que la pauvre Aloïse se présenta plusieurs fois à la porte de l’appartement de son père. Le jour il était absent, et le soir les ordres les plus sévères commandaient à ses gens de ne laisser pénétrer qui que ce soit jusqu’à lui. Dans ce vaste château, où tout parlait de la grandeur et de la puissance de sa famille, l’héritière de Birague se trouvait dans le plus cruel isolement. Orpheline dans la maison de son père, aucun cœur ne s’ouvrait pour partager ses peines, aucune bouche pour l’adoucir. Nous nous trompons ; Robert, cet ancien et fidèle serviteur de la race morvéenne, ne passait pas une heure sans penser à sa jeune maîtresse, et un jour sans lui donner quelques preuves de son inviolable attachement. Cependant, comme la plus grande prudence était nécessaire, le vieil intendant ne pouvait que rarement, et en pensant encore, encourager sa jeune maîtresse et de l’œil et de la parole. Ces consolations, insuffisantes et passagères, ne pouvaient soulager les peines de la jeune héritière : Aloïse résolut donc d’écrire à sa tante, et de verser dans son sein tous les chagrins qui l’accablaient. La lettre faite, il fallait trouver un moyen de la faire tenir à Anna ; qui charger de cette commission ?… Robert était bon, mais si vieux, qu’il devait être insensible à l’amour, et par conséquent il refuserait peut-être de se charger de l’épître sentimentale… D’ailleurs, elle pouvait compromettre l’honnête intendant, et lui faire perdre en un jour le fruit de ses longs services. Un autre motif encore ajoutait à la répugnance qu’Aloïse avait de confier à Robert la lettre destinée à sa tante. Cette lettre parlait d’Adolphe, et un instinct de délicatesse faisait désirer à la jeune fille que les tendres secrets du cœur ne passassent point par les mains d’aucun homme. Elle préféra s’adresser à Marie, sur le dévouement et la discrétion de laquelle elle comptait. Elle lui remit donc sa lettre, et lui recommanda toute la prudence nécessaire en pareille circonstance. « Si le malheur veut cependant qu’on apprenne ta mission, lui dit-elle, et que tu perdes ta place pour l’amour de moi, tu iras trouver Anna, qui te prendra à son service, jusqu’à ce que des temps plus heureux me permettent de nous réunir. »

Marie, bien endoctrinée, profita du premier dimanche pour courir à Chanclos et s’acquitter de la commission de sa jeune maîtresse. Elle sortit heureusement de Birague, et, pleine d’espérance et de joie, elle s’achemina vers la gentilhommière du capitaine. Celui-ci battait l’estrade en ce moment, et la fraîche messagère tomba au milieu de ses avant-postes.

« Bonjour, monsieur le capitaine, dit Marie en passant devant le compagnon d’Henri IV, et en lui adressant une de ses plus belles révérences.

— Bonjour, jeune fille… Mais où allez-vous comme cela, ma poulette ?

— Oui, où allez-vous comme cela ? répéta de Vieille-Roche.

— Je vais promener, monsieur le capitaine.

— Promener ?… de quel côté, mon bijou ?

— Du côté de votre beau château, monsieur le capitaine, du côté de la demeure des braves gens.

— Attention, de Vieille-Roche, s’écria le capitaine, la petite bohémienne veut nous séduire.

— Attention ! répéta de Vieille-Roche.

— Et qu’allez-vous faire du côté des braves gens ? reprit le capitaine en passant deux doigts sous le menton de Marie… Voyons, jeune fille, contez-moi ça ?…

— Je vais faire une bonne action, monsieur de Chanclos.

— C’est très beau ; mais comme un chef militaire ne doit croire personne sur parole, je vous prierai d’entrer dans le détail de la belle action qui vous attire à Chanclos.

— Ah, monsieur le capitaine ! il m’a été bien recommandé de ne parler à personne de la lettre…

— Une lettre !… Allons, de Vieille-Roche, entourons la prisonnière, et emparons-nous des dépêches de l’ennemi… décemment, de Vieille-Roche… De Vieille-Roche, pas si bas… Ventre saint-gris ! quel égrillard !…

— Je la tiens, je la tiens, dit de Vieille-Roche.

— Quoi donc, vieux lansquenet ?

— Le… le paquet… le voici, mon ami. Lis. »

Le capitaine prit, et lut l’adresse suivante : À madame, madame la marquise de Montbard, au château de Chanclos. « Eh ! je ne me trompe pas, ajouta-t-il, c’est l’écriture de ma petite-fille Aloïse ?

— Oui, monsieur le capitaine.

— Que ne le disais-tu donc de suite, friponne !…

— Dame, monsieur le capitaine, vous autres militaires vous allez si vite en besogne, qu’une pauvre fille n’a jamais le temps de parler assez vite…

— Hé !… hé ! hé ! dit de Vieille-Roche, elle est drôlette ?

— Ha ça, reprit Chanclos, comment se porte ta jeune maîtresse ?…

— Bien tristement, monsieur le capitaine, oh ! bien tristement ! et c’est bien naturel ; je le dis de bonne foi, je ne serais pas plus gaie qu’elle, si on voulait m’empêcher d’épouser Christophe…

— C’est donc Christophe qui…

— Oui, monsieur le capitaine, interrompit Marie en faisant une révérence.

— Honnête garçon…

— Oui, monsieur le capitaine. Et Marie fit une nouvelle révérence.

— Bien tourné.

— Oh ! oui, monsieur le capitaine. Et Marie ajouta une nouvelle révérence aux deux premières.

— Ce n’est pas tout, jeune fille ; que dit la comtesse ?…

— Elle gronde.

— Villani ?…

— Il miaule, comme dit Christophe.

— Et mon gendre ?

— Monseigneur ne voit et ne parle à personne ; il part le matin pour la chasse, et…

— Il ne revient que le soir, je sais cela, car je le rencontre deux fois par jour. Ainsi donc, ma pauvre Aloïse n’a aucun protecteur ; par l’aigle du Béarn, je lui en tiendrai lieu… Écoute, Marie ; tu vas aller à Chanclos comme tu en avais l’intention ; tu remettras à ma fille la marquise de Montbard la lettre de sa nièce, et tu y joindras un bout d’écrit que je vais te remettre.

— Oui, monsieur le capitaine.

— Le voici… Écoute encore ; ma fille te chargera sans doute d’une réponse pour sa nièce, remets-la fidèlement ce soir à Aloïse, et sur toutes choses ne dis à personne, pas même à Christophe, que tu as été à Chanclos, et que tu m’as parlé… Adieu, jeune fille. Tiens, voilà pour ta course : prends ta volée… Un moment : de retour à Birague, souviens-toi de m’avertir de suite si ma petite-fille était menacée d’un nouveau malheur… tu me trouveras toujours ici… voilà tout ce que j’ai à te dire… pars, et que le ciel te conduise… »

Marie arriva sans mauvaise rencontre à Chanclos, et remit à Anna la lettre d’Aloïse et le billet du capitaine. Celui-ci recommandait à la marquise de Montbard d’offrir en son nom et au sien un refuge à leur jeune parente. Montbard approuva cette offre, et Anna écrivit en conséquence à sa nièce, que la demeure d’un grand-père et d’une tante était un asile qu’une noble demoiselle pouvait accepter sans rougir. Toutefois la marquise ne lui conseilla d’avoir recours à ce moyen extrême, que lorsqu’il ne lui resterait plus d’espérance de salut. Cette lettre écrite, Marie reprit en toute hâte le chemin de Birague, où elle était attendue impatiemment par sa jeune maîtresse.

Pendant que Marie faisait le double trajet de Birague à Chanclos, et de Chanclos à Birague, le capitaine, aidé des conseils de son ami de Vieille-Roche, avait tracé une épître dont il attendait le plus grand effet. Cette épître était un cartel adressé à Villani, et en termes si méprisants et si clairs, que le compagnon de l’aigle du Béarn ne pensait point qu’il fut possible à un homme qui n’est pas entièrement dépouillé d’honneur et de courage, d’éluder le combat qu’il proposait. À ce cartel pour l’Italien, Chanclos joignit une lettre pour la comtesse, et une autre pour le comte Mathieu 46e ; la lettre à Mathilde était écrite à peu près du même style, et avec la même franche énergie que celle destinée à Villani. Pour être bien sûr que ces importantes missives ne pussent pas s’égarer, le capitaine chargea son ami de les porter lui-même au château, et lui enjoignit surtout de n’en sortir qu’avec deux réponses claires et catégoriques. De Vieille-Roche jura, par tous les vins du monde, qu’il s’acquitterait fidèlement et bravement de sa mission, et le capitaine et lui décidèrent, en déjeunant, la manière dont il devrait se conduire dans tel ou tel cas prévu par leur prudence.

De Vieille-Roche, bien lesté, et n’ayant bu que raisonnablement, se mit donc en roule pour Birague. Arrivé aux portes du château, il s’annonça comme porteur de dépêches de la plus haute importance pour Mathilde, le marquis et le comte lui-même. La comtesse n’était pas alors encore levée ; le comte chassait ; Villani seul était visible ; de Vieille-Roche fut donc conduit à son appartement, et lui remit le cartel du capitaine. Jugeant à propos de soutenir cette présentation de tout le poids de son éloquence, il entama le discours suivant :

« Monsieur le marquis, dans le cas où vous seriez bon gentilhomme, drôle dans le cas où tu ne serais qu’un fripon et un aventurier, je viens, moi César Alexandre Athanase, sire de Vieille-Roche et autres lieux, pour avoir l’honneur de vous prévenir, monsieur le marquis, pour te déclarer, bélître que tu es, que mon ami Maximilien de Chanclos vous prie de renoncer à vos vues sur Aloïse de Morvan, sa petite-fille, t’ordonne de rentrer dans ta vile coque ! faute de quoi, monsieur le marquis, il vous prévient qu’il vous combattra à pied et à cheval, jusqu’à ce que mort s’en suive ; et à ton refus d’obtempérer à cet ordre, vagabond d’Italie, le capitaine de Chanclos jure, par l’aigle du Béarn son invincible maître, qu’il viendra jusque dans ce château te couper les oreilles et le nez. Ainsi donc, monsieur le marquis ; ou, canaille que tu es, il dépend de vous et de toi de vivre ou de mourir. J’ai dit… »

Le discours de Vieille-Roche avait été plus d’une fois interrompu par le marquis, mais en vain, car l’obstiné gentilhomme n’en avait pas retranché un mot, ni crié moins fort. Villani, instruit par une pareille harangue de l’original auquel il avait affaire, résolut de mettre adroitement à profit le goût bien connu du négociateur pour le vin, afin d’arracher quelques indiscrétions qui pussent l’éclairer sur les véritables projets de ses adversaires. En conséquence, il annonça gravement à de Vieille-Roche qu’il allait s’occuper de lui faire une réponse claire et catégorique, et qu’il la lui remettrait aussitôt après le déjeuner.

Ayant alors sonné ses gens, plusieurs domestiques entrèrent, et chargèrent une table d’une profusion de mets et de vin, dont la saveur et le bouquet montèrent promptement, au nez de Vieille-Roche. Villani, s’apercevant que la vue et l’odorat de l’ambassadeur du capitaine était agréablement chatouillé, lui proposa poliment de prendre part au modeste déjeuner qui venait d’être servi. De Vieille-Roche, qui, dans le long cours d’une honorable carrière, n’avait jamais eu à se reprocher la dureté d’un refus, aurait peut-être résisté à la tentation qui lui était offerte, si son discours n’eût été prononcé ; mais comme heureusement il venait de le débiter avec toute l’éloquence imaginable, il crut pouvoir, sans danger, accepter l’offre séduisante de Villani. Le bon gentilhomme n’avait jamais lu Virgile, et par conséquent il ignorait le Timeo danaos et dona ferentes de cet auteur.

Quoi qu’il en soit de l’ignorance latine de Vieille-Roche, Villani n’en tira pas tout le parti qu’il en espérait. Le chargé d’affaires du capitaine accepta toutes les santés, en proposa le double, et but enfin comme trois templiers. Mais, hélas ! il ne parla guère plus qu’un trappiste. En vain le marquis mit-il en usage toutes les ressources de son esprit ; en vain offrit-il à de Vieille-Roche des vins les plus capiteux, le prudent convive but, et se tut. À la fin cependant, Vieille-Roche ayant levé le coude avec trop de complaisance, parut s’écarter les règles de conduite qu’il s’était imposées, et il commençait à se déboutonner, lorsqu’un valet-de-chambre de la comtesse entra, annonçant que sa noble maîtresse était visible. Villani envoya vingt fois au diable la noble maîtresse ; car quelque chose qu’il pût faire, de Vieille-Roche voulut absolument se rendre de suite à l’audience qui lui était accordée.

Le marquis résolut au moins d’accompagner son hôte chez Mathilde, et de faire son possible pour éclaircir les soupçons qu’il venait de concevoir sur l’intelligence secrète qu’il supposait exister entre Aloïse, Adolphe, et ses amis. Il introduisit l’ami du capitaine chez la comtesse, et, à sa grande surprise, il le trouva là en compagnie du comte.

Aussitôt qu’il aperçut de Vieille-Roche, Mathieu se tourna vers lui, et lui dit :

« Ne m’a-t-on pas trompé, monsieur de Vieille-Roche ? parlez, est-il vrai que vous avez quelques nouvelles à m’apprendre ?

— Rien n’est plus vrai, monsieur le comte, répondit de Vieille-Roche en balbutiant ; ce que j’ai à vous confier est de la plus haute importance ; c’est un secret qui… un secret dont… un secret enfin,… vous comprenez ? »

À cette interpellation le comte se troubla ; et, jetant sur de Vieille-Roche un regard terrible, il lui demanda impérativement qui l’avait envoyé vers lui.

« Qui, monsieur le comte ?… Un galant homme, ma foi, qui veut vous épargner bien des tribulations ; car enfin, si ce qu’il m’a dit est vrai, vous avez plus d’une,… plus d’une chose à vous reprocher…

— Tremblez, s’écria le comte la main sur son épée…

— Ah ! bien oui, moi trembler ! vous badinez, je pense ; mais pour en revenir à celui qui m’envoie vers vous, sachez donc qu’il vous accuse de barbarie… Un père…

— Un père !…

— Oui ; un père, dit-il, ne doit pas sacrifier son enfant comme une futaille vide :… la nature, la raison… le… la... ; enfin lisez sa lettre, et vous verrez vous-même ce qu’il vous écrit ;… c’est touchant, sur mon honneur. Quant à vous, madame la comtesse, voilà votre paquet ; mon ami m’a bien recommandé de vous le remettre en mains propres. Ha ça, monsieur le comte, madame la comtesse, monsieur le marquis ou bien vagabond d’Italien, voilà ma mission remplie ; il ne vous reste plus qu’à me donner un petit mot de réponse : songez, je vous prie, que j’ai juré de ne pas sortir d’ici sans cela… Que dirai-je de votre part à mon ami Chanclos ?… commençons par vous, monsieur le comte ; à tout seigneur tout honneur.

— Dites à l’écuyer de Chanclos que les comtes de Morvan ont toujours été les maîtres chez eux, et que je ne souffrirai pas que personne au monde dirige ma conduite et mes actions.

— C’est clair et catégorique cela… À vous, madame la comtesse.

— Reportez à votre ami ce que vous me voyez faire. »

À ces mots-là, Mathilde jeta au feu la lettre de son père. « Les expressions outrageantes dont cette lettre est remplie, ajouta-t-elle, me dispensent des égards que je crois devoir au capitaine de Chanclos.

— Cela est encore clair et catégorique… Ha ça, à vous, monsieur le marquis ou bien drô…

— Annoncez de ma part au capitaine, interrompit promptement Villani, que je serai demain au rendez-vous qu’il m’assigne, et que je soutiendrai, l’épée à la main, mes droits sur Aloïse de Morvan, et l’honneur de mon nom.

— Cela est encore clair et catégorique ;… par ma foi, j’en suis content, car voilà toute ma mission remplie de point en point. Adieu, messieurs et madame ; puissiez-vous n’avoir jamais soif !… sur ce, je vous offre ma très humble révérence… Mille lances ! voilà ce qui s’appelle se tirer joliment d’affaire !… »

Quand la comtesse et Villani furent seuls : « Marquis, dit Mathilde, votre intention serait-elle de vous rendre au rendez-vous indiqué par mon père ?…

— Pouvez-vous me supposer cette folie-là, comtesse ?

— C’est très bien, marquis ; mais je vous préviens que le capitaine de Chanclos n’aura ni paix ni trêve qu’il n’ait tenu son serment ; ainsi prenez garde à vous.

— Je suis parfaitement tranquille à son égard ; avant qu’il soit peu, le vieux tapageur de Chanclos ne sera plus à craindre pour moi. »

La comtesse fit semblant de ne pas entendre cette dernière phrase. « Qu’avez-vous appris de cet imbécile de Vieille-Roche ? dit-elle en changeant de conversation.

— Fort peu de chose. Je soupçonne seulement qu’il existe entre Aloïse et Adolphe, une correspondance qu’il serait important d’intercepter.

— Reposez-vous sur moi de ce soin. J’ai conçu pareillement quelques soupçons, et je ne tarderai pas à les éclaircir. Ce soir ma sentimentale fille recevra mes derniers ordres, et devra s’y conformer. À ce soir, marquis, vos doutes seront résolus.

— À ce soir… »

Tandis que Mathilde confiait à Villani le projet qu’elle voulait mettre à exécution contre sa fille, de Vieille-Roche avait gagné le quartier-général de l’armée d’observation, et rendait compte à Chanclos du succès de son ambassade. Le bouillant capitaine jeta feu et flamme, et fit les plus terribles serments de vengeance. Une seule chose le consola ; ce fut l’espérance de combattre Villani l’épée à la main, et de lui infliger la punition la plus exemplaire…

Pendant que la comtesse pensait à décider à jamais du sort de sa fille, que Chanclos rêvait à la vengeance qu’il allait tirer du marquis italien, et que Vieille-Roche buvait, la pauvre Aloïse était loin de s’attendre à l’orage qui allait fondre sur elle ; elle n’y songea que lorsque Chalyne vint lui ordonner de se rendre à l’appartement de sa mère. La jeune fille y fut en tremblant.

« Asseyez-vous, Aloïse, dit la comtesse d’un ton ferme et glacial, et prêtez-moi toute votre attention. Des motifs puis-sants, et que je dois vous taire, motifs d’où dépendent le bonheur et la fortune de vos parents, exigent que vous donniez votre main au marquis de Villani. C’est en vain que vous voudriez résister ; votre sort est décidé irrévocablement, et nulle puissance ne peut vous y soustraire… Vous pleurez, fille indigne ? Eh quoi ! ne suffit-il pas de vous dire que le bonheur ou le malheur de vos parents est dans vos mains, pour vous faire consentir avec joie à l’hymen que l’on propose ?… Qu’a donc cet hymen de si effrayant ?… Vous allez épouser un des plus beaux cavaliers de la cour, un homme capable d’arriver aux plus hautes dignités. Ce sort est-il si affreux qu’il faille en gémir ?… Mais je devine les pensées qui vous agitent. Le nom d’Adolphe est sans cesse sur vos lèvres ; vous ne pensez qu’à lui ; vous l’aimez… vous lui écrivez…

— Moi, madame ?…

— Vous-même, fille coupable. Démentez, si vous l’osez, cette lettre que j’aperçois dans votre sein.

— Ô ciel !… Je vous jure, madame…

— Quelle est cette lettre ?... répondez…

— C’est une lettre de ma tante Anna.

— Donnez-la-moi.

— Ah ! par pitié, madame, n’exigez pas cela.

— Donnez-la-moi, vous dis-je…

— Ô madame ! cette lettre est… vous ne pouvez la voir…

— Pourquoi ?…

— Elle contient contre vous des inculpations que mon cœur désapprouve. Anna ne vous aime point, et vous juge si injustement, que je crains…

— Vous avez tort ; je suis curieuse de voir le style de ma sœur la marquise ; donnez…

— Oh ! par pitié, ma mère, ne lisez pas…

— Que signifie cette résistance ?… Je le vois, cette lettre que vous me refusez si opiniâtrement n’est pas d’Anna ; elle est d’Adolphe… Indigne fille !…

— Je vous jure…

— Je ne vous crois pas… »

En prononçant ces mots, la comtesse se jeta sur sa fille, et lui arracha avec violence le papier qu’elle cachait dans son sein. La confusion de Mathilde fut égale à sa colère, quand elle eut jeté des yeux sur cette lettre si ardemment désirée ; elle était réellement d’Anna, et la pudeur filiale l’avait seule refusée.

— Fort bien, mademoiselle ! dit la comtesse, qui ne cherchait qu’un prétexte de quereller, fort bien ! on vous donne là d’excellents conseils ! une fille qui en reçoit de pareils ne tarde point à les suivre. Mais j’aurai l’œil sur vous ; en attendant, je vous déclare que vous devez vous préparer à épouser dans trois jours le marquis Villani.

— Dans trois jours, madame !

— Telle est ma résolution, que rien ne pourra changer.

— Ah, ma chère mère ! prenez pitié de votre malheureuse fille… Vous le savez, hélas ! je déteste le marquis et ce serait me donner la mort que de m’unir à lui.

— Vaines paroles !

— Eh bien, madame, puisque votre cruauté me force de sortir du respect que je vous dois, craignez que je ne m’affranchisse de la servitude que vous m’avez imposée ; réduite par vous au désespoir, je puis…

— Qu’osez-vous dire, fille criminelle ?… Tremblez que je n’appelle sur votre tête les vengeances d’un Dieu terrible… Oui, puisse ma malédiction s’appesantir sur vous ! si vous…

— Ma mère ! ô ma mère ! épargnez-moi, s’écria Aloïse, pleine d’effroi.

— Promettez d’épouser le marquis dans trois jours.

— Ma mère !…

— Promets-le, ou je te maudis.

— Ma mère, je jure… » À ces mots, Aloïse tomba dans un profond évanouissement ; et la cruelle comtesse, la regardant froidement, s’écria : « Puisses-tu mourir plutôt que de t’opposer à mes desseins ! »

Mathilde s’éloigna en ordonnant à Chalyne et à Marie de transporter Aloïse dans son appartement.

CHAPITRE VI.

Le crime de ton père est un pesant fardeau.

Racine, Phèdre.

Aloïse resta plongée dans une profonde douleur ; toute la nuit se consuma sans qu’elle dormît, et Marie l’entendit pleurer et gémir. Elle sentait que jamais elle ne pourrait vivre sans son cousin ; mais les terribles paroles de sa mère, retentissant toujours dans son oreille, épouvantaient son jeune cœur, par l’impossibilité qu’elle voyait à ce que cette union eût lieu : comme elle était pleine de sens, elle s’apercevait bien qu’on lui cachait les motifs de son mariage avec Villani ; la conduite extraordinaire de son père le lui prouvait ; elle le connaissait assez pour savoir que ce n’étaient point les déceptions de sa mère qui lui avaient fait changer de résolutions ; cependant, ignorant cette raison suprême, elle ne la crut pas aussi décisive, et le résultat des réflexions de la nuit fut d’obtenir absolument une audience de son père, ne pouvant s’imaginer qu’elle en fût tout-à-fait abandonnée.

L’aurore la vit assise sur un fauteuil dans la méditation de cette entreprise, sa jolie tête supportée par sa main, et l’autre faisant des gestes d’un discours imaginaire : au milieu de ce silence, elle entendit trois petits coups, qu’on aurait dit frappés par la prudence : ayant répondu, elle vit entrer à pas lents le vieux Robert, qu’elle reconnut a peine, dans une simarre neuve aux armes des Morvan, et portant sur sa tête une espèce de mortier qu’il se hâta d’ôter, par respect pour la fille de ses maîtres.

« Eh bien ! vous pleurez, jeune fille, et vous vous désespérez ; il est vrai que chaque jour votre position devient de plus en plus critique.

— Ah, Robert ! j’ai formé un projet.

— Et quel est votre projet, ma noble demoiselle ?

— Je veux voir mon père, et lui demander sa protection, savoir enfin s’il a l’intention de me sacrifier.

— Bien ; mais comment ferez-vous ? Madame vous fait garder à vue ; chacun de vos pas est soumis à son influence, et monseigneur est invisible ; savez-vous pourquoi ?… Je le sais, moi, continua le vieillard sur un geste d’Aloïse ; il ne dépend plus de lui… Chut ! et le prudent Robert mit un doigt sur ses lèvres.

— N’importe ; conduisez-moi vous-même, puisque je suis surveillée ; conduisez-moi vers l’entrée du château ; j’ai veillé pour pouvoir m’y trouver au départ matinal de mon père ; je veux le voir.

— Eh bien ! sachons ce que cela produira. » En disant ces mots, le conseiller prudent retint les consolations qu’il apportait à la jeune fille, les réservant si son chagrin augmentait. Il lui donna son bras, et la guida par des détours et sans passer dans les cours, pour éviter les regards vers le pont-levis du château. La tête vénérable de Robert, ses cheveux blancs, ses petits yeux expressifs et son pas tardif, contrastaient singulièrement avec la figure douce de l’héritière, sa taille svelte, son marcher bondissant et ses formes délicieuses. On aurait dit un des anciens dieux prenant des formes humaines, guidant une de ses progénitures mortelles à travers des obstacles créés par une déesse jalouse.

Tous les apprêts d’une grande chasse se faisaient dans la cour du château de Birague ; les chiens aboyaient ; on entendait essayer les cors ; les piqueurs, à pied et à cheval, les écuyers, les valets préparaient les armes, et les gardes rendaient compte des traces des bêtes sauvages au capitaine des chasses. Le coursier du comte hennissait en attendant son maître ; enfin les traqueurs venaient d’arriver, et une assez grande quantité de monde était dans la cour. Le comte parut au perron en habit de chasse, triste, pâle, et marchant à pas lents. Néanmoins, aussitôt qu’il fut au milieu de ses gens, il écouta les récits des gardes, donna des ordres, parla et se mêla de tout comme un homme qui voudrait encore plus de soins et d’embarras pour se défaire d’une idée dominante dont le souvenir le poursuit, malgré lui. La chasse se mit en route pour le rendez-vous, où plusieurs seigneurs des environs devaient se trouver, et le comte sortit en dernier, accompagné de son premier écuyer.

Comme il passait le pont-levis du château, Aloïse regardait d’un air craintif dans la cour, et n’y voyant personne, elle se mit à courir après son père, en criant : « Arrêtez !… arrêtez !… mon père !...

Le comte reconnaît la voix de sa fille, et mesure d’une seule pensée l’étendue de ce qu’elle pouvait avoir à lui dire ; mais redoutant cet entretien, il feint de ne pas entendre, et rejoint le gros de sa troupe ; cependant son cœur lui reprochait énergiquement cette cruauté…

« Arrêtez ! arrêtez ! » criait toujours la jeune fille, en courant de toutes ses forces, et animée par l’amour et la douleur.

Alors tous les gens, reconnaissant la voix de la jeune Aloïse, se retournèrent spontanément. Le comte, bien qu’il continuât d’avancer, fut contraint de les imiter ; et voyant Aloïse pâle et tremblante, il mit pied à terre.

Aloïse se jeta à genoux, et s’écria : « Mon père, je ne me relèverai pas que vous ne m’ayez accordé une demande, c’est la plus simple que l’on vous aura jamais faite… »

Le comte, surpris de cette action inattendue, rougit de voir sa fille chérie dans cette posture devant tous ses gens, « Relève-toi, mon Aloïse.

— Non, mon père bien aimé ; rendez-vous à mon désir.

— Eh bien, soit ! quel est-il ?

— Rentrez sur-le-champ avec moi et permettez-moi de vous entretenir. »

Le front du comte se plissa ; et après un instant de réflexion bien pénible, il aida sa fille à se relever, et lui donnant son bras, ils regagnèrent ensemble son appartement.

« C’est, dit-il en lui-même, un des mille tourments qui m’assaillent sans cesse. »

Il y avait déjà dans la cour plusieurs personnes qui cherchaient Aloïse de la part de sa mère.

« Voyez-vous, mon père, sous quelle active surveillance je suis : les moindres écrits, les pas, les regards de votre fille sont soumis à vos gens.

— Le premier, s’écria le comte, qui déplaira à mon Aloïse, ira faire un tour plus loin qu’il ne le voudra.

— Monseigneur, répondit Chalyne, les ordres de la comtesse…

— Ne sont rien, vieille sotte, dit le comte en colère ; songez aux miens, et malheur à vous si ma fille n’est pas libre ! Je veux qu’on lui obéisse comme à moi ; Christophe, vous l’entendez ? ayez soin que cela soit ainsi, et je vous charge de me prévenir des moindres choses. »

En passant dans la galerie, la comtesse, qui avait été instruite de ce qu’elle appelait l’évasion de sa fille, sortit exprès pour lui dire :

« Je voudrais bien savoir, mademoiselle, pourquoi les ordres de votre mère ne sont plus écoutés ?

— Pourquoi, madame ? répliqua le comte, parce qu’ils sont sans doute outre-passés ; et alors ce ne sont plus ceux d’une mère : ne me forcez pas de vous dire quelque chose qui pût altérer le respect que vous doit votre fille ; vous en faites assez, pour cela, ajouta-t-il de manière à ce qu’Aloïse n’entendit pas les derniers mots. » Le regard sévère du comte fit rentrer Mathilde, et Mathieu XLVI conduisit sa fille dans son grand cabinet : il s’assit, posa son coude sur le bras de son fauteuil, sa main reçut son front encore rouge de colère, et, sans inviter sa fille à s’asseoir, il lui dit : « Parlez. »

Interdite par l’espèce de majesté déployée par le comte, Aloïse le regarda ; mais bientôt les larmes inondèrent son visage ; elle se mit à genoux en baisant les mains de son père ; elle s’écria :

« Ah ! votre fille est bien malheureuse…

— Eh qu’as-tu ? parles ; explique-toi…

— Ô mon père ! je ne puis douter de votre amour ; j’implore donc avec confiance votre protection. Vous savez que, dès mon jeune âge, je fus destinée à mon cousin… Eh quoi ! vous ne m’écoutez pas avec plaisir ? N’avez-vous pas encouragé notre amour ? Aujourd’hui l’on veut nous séparer… Hélas ! nous le sommes. On veut plus ; on exige que je fasse taire mon cœur, que j’anéantisse un sentiment que vous y avez fait naître, un sentiment invincible ; et pourquoi ? pour me donner à un Villani, un lâche, un homme sans nom et sans fortune, encore plus indigne de vous que de moi ; répondez, mon père bien aimé, le voulez-vous ? »

L’accent que la jeune amante mit dans ces paroles remua le cœur du comte.

« Ma fille, ô ma chère fille ! le ciel m’est témoin que je t’aime,… que je veux ton bonheur…

— Eh bien ! comment se fait-il qu’on ait ignominieusement chassé mon cousin du château, que l’on ait rompu notre mariage, que l’on me défende de lui écrire, que…

— Aloïse ! » Le comte se leva, parut agité, fit quelques pas, et revint vers sa fille, qu’il regarda avec douleur.

« Mon père, est-ce qu’il y aurait un obstacle ?

— Un obstacle ? Grand Dieu ! dit le comte, un obstacle ! oui, un bien grand. »

Les yeux d’Aloïse se remplirent de larmes qui roulèrent sur ses joues pâlies, et ils se fixèrent mutuellement, chacun en proie à un combat intérieur, dont le plus cruel était celui du comte.

« Alors, mon père, reprit Aloïse, voyez jusqu’à quel point la vie de votre fille vous est chère : je sens que l’hymen de Villani est un arrêt de mort pour moi ; laissez-moi finir en paix, et sans subir un tel supplice ; votre bien chérie descendra dans la tombe avec moins de douleur.

— Tu me perces l’âme, Aloïse, ma fille ; viens, que je te presse contre mon sein, pour chasser l’amertume qui le remplit. Hélas ! pauvre enfant, ajouta-t-il en l’embrassant sur le front, je connais tes chagrins, et je les souffre encore plus cruels que toi : ils sont un surcroît aux miens.

— Mon père, vous qui avez tant de pouvoir, comment se fait-il que mon mariage vous cause tant de peine ? pourquoi Villani seul…

— N’en parle pas ; je le hais plus que toi.

— Eh bien ! bannissez-le donc de ces lieux.

— Si je le pouvais sans m’égarer de nouveau, dit le comte…

— Mon père, songez que chaque jour cet hymen s’approche ; ma mère en a fixé le terme fatal.

— Je le retarderai.

— Empêchez-le plutôt.

— Je ne le puis, ô mon enfant ! telle malheureuse que tu sois, ton père est mille fois plus infortuné, quand il n’aurait même pour chagrin que de ne pouvoir faire ton bonheur ; mais pense que tu tiens en tes mains plus que ma vie ; c’est moi qui te supplie. » Alors le comte embrassa les genoux de sa fille, et Aloïse fut stupéfaite de voir l’action de son père.

« Oui, ma fille, l’honneur de ton père, ta sûreté, sa vie, la tienne même, exigent que tu sois soumise.

— Je le serai, mon père, dit Aloïse avec effroi.

— Songe que la splendeur de notre maison, notre renommée, tout s’évanouirait… Ma fille, toi seule peux jeter un peu de consolation dans mon âme : tu es le prix de ma tranquillité ; contente-moi, prolonge ma vie, toute triste qu’elle est. »

Aloïse embrassait son père, et leurs larmes se confondaient :

« J’obéirai, mon père, répéta-t-elle ; cessez, vous m’effrayez ; calmez-vous, je l’épouserai s’il le faut ; et ses pleurs redoublaient.

Une voix énergique partit du fond du cœur de Morvan ; il se releva, et saisissant le bras de sa fille :

« Mon Aloïse, ne pleure pas ; tu es vertueuse, ton dévouement est sublime ; mais écoute-moi toujours, car je suis cruellement déchiré : pardonne-moi de bon cœur ; jure-moi, oui, jure-moi le… »

Le comte était si troublé, qu’il croyait avoir achevé sa phrase.

« Mon père, que voulez-vous de moi ?

— Ah ! malheureux que je suis ! dit le comte en se promenant à grands pas ; bourreau de ma fille !… et pour quoi ? pour un instant… Si je mourais, tout ne cesserait-il pas ?…

— Ma fille, reprit-il en lui prenant les deux mains et les caressant doucement, promets-moi donc de ne jamais maudire ton pauvre père, de toujours l’aimer, comme s’il n’était pas cruel envers toi.

— Vous ne le fûtes jamais.

— Je suis la cause de ton malheur, de ta peine ; va, crois-moi, je sais ce que c’est que l’amour ; oui, je le sais… Enfin, ma chère, s’il ne s’agissait que de ma mort, je ne balancerais pas de t’unir à ton cousin ; mais… » Ici, le comte, ému par toute cette scène et le désespoir de sa fille, s’écria comme égaré : Pardonne-moi donc ; pardonne, ne me maudis pas ; que je conserve l’amour de quelqu’un…

— Mon père, calmez-vous ; je me retire.

— Te retirer ! reste, mon enfant, parle-moi ; » et il la serrait contre son cœur avec force.

Jamais Aloïse n’avait vu son père ému par tant de sentiments divers ; mais il est vrai de dire que jamais homme n’eut un si violent combat à soutenir.

« Prends courage, ma fille ; si je puis j’empêcherai ton malheur… mais non, il le faut… n’importe, dussé-je périr, je verrai Villani… hélas ! »

Le comte s’assit, laissa aller sa fille, hors d’elle-même, et se mit à regarder sur son bureau une pendule qui marquait les jours.

« Et c’est hier, s’écria-t-il, c’est hier ! et sa figure se contracta ; il resta immobile… en fixant les airs comme s’il voyait un effrayant tableau.

Aloïse épouvantée se retira doucement, et fut se remettre de cette fatigue morale en restant tranquille dans sa chambre une bonne partie de la journée.

Comme elle descendait pour dîner, Robert trouva moyen de lui demander le résultat de son entretien.

« Ah, Robert ! il faut épouser ce Villani ? »

— Patience, patience ! noble demoiselle ; nous avons les yeux sur lui, et fiez-vous à moi seul pour garantir la maison de Morvan d’un pareil affront.

— Il paraît, Robert, qu’il n’est pas au pouvoir de mon père de l’écarter.

— Je devine pourquoi ; mais soyez tranquille ; cette bête venimeuse ne pourra rien contre notre honneur : je sais où il a caché son poison, et l’on pendra plutôt Robert pour avoir tué Villani que… le reste est trop long à vous expliquer ; qu’il vous suffise d’espérer.

— Et ma mère ?

— Souffrez en silence ; la mesure se remplit !…

— Qu’osez-vous dire ?

— Rien qui puisse vous alarmer : écoutez-moi encore un peu loin de rebuter Villani, je vous conseillerais de ne plus vous offenser de ses hommages, de les recevoir avec froideur, mais poliment : d’abord, votre mère sera moins sévère, et vous y gagnerez cela ; après l’on ne vous tourmentera plus ; enfin, ayez l’air d’y consentir.

— Il le faut bien, puisque la vie de mon père y est attachée. Mais, Robert, si je vous dis ce secret, soyez prudent. »

Le vieillard se mit à rire de cette recommandation, et s’enfuit comme une ombre, en entendant les pas de la comtesse.

Quant à Aloïse, elle ne concevait pas l’assurance de Robert ; et, pendant tout le dîner, elle réfléchit au sens des paroles de ce serviteur, qui parlait toujours du ton des oracles.

Sans cesse Villani redoublait de soins auprès d’elle, et en agissait comme un homme qui fait la cour après un contrat signé. En effet, la comtesse avait déjà écrit au notaire d’Autun pour rédiger celui d’Aloïse, et le tenir prêt.

Le comte de Morvan, pâle comme un cadavre, assista au dîner, chose qui était devenue rare depuis quelque temps ; l’air soumis et résigné avec lequel sa fille reçut les soins du marquis, renouvelèrent ses tourments, enchantèrent la comtesse, et satisfirent Villani.

Depuis longtemps le marquis et la comtesse, malgré leur intelligence, étaient dans une espèce de guerre ; la comtesse ne pouvait oublier sa froide ironie le jour du mariage de Mlle de Chanclos ; et, voyant combien un pareil homme pouvait être dangereux, elle le comblait de prévenances, d’attentions et de témoignages de tendresse ; plusieurs fois elle chercha à connaître jusqu’à quel point il se trouvait initié dans le secret des crimes ; enfin son enjouement avait passé, et faisait place à un sentiment contraire, qui tous les jours augmentait par les défiances, et par la pente qu’ont les femmes à grandir leurs affections. Villani était toujours galant, mais non pas d’une galanterie soumise ; il sentait trop l’avantage de sa position ; il songeait à paraître redoutable.

Le soir on parla du jour du mariage, et Villani nagea dans la joie, en arrivant ainsi au succès, car il ne désirait rien tant que de s’enter sur une des premières maisons de France : il regardait ce mariage comme une absolution, et il comptait bien reparaître à la cour dans sa splendeur, oubliant et le bouillant d’Olbreuse, et le sévère sénéchal, et les deux croiseurs qui avaient juré sa mort.

La jeune Aloïse dormit, encore toute agitée des émotions de la journée et des rayons d’espérance que Robert avait fait reluire.

Elle eut un sommeil pénible, pendant lequel elle fut livrée aux angoisses d’un songe terrible.

Elle rêva qu’après une longue course elle arrivait enfin à la ruelle du château ; que là, une énorme pierre se soulevait par les efforts d’un homme qui sortait de la tombe et l’embrassait ; mais son baiser avait la froideur du marbre ; et de l’assemblage d’une foule de ruines, de portraits de famille, sortait le vieux Robert, haletant et criant : Sauvez l’honneur de mon intendance, sauvez… Un long silence suivit, qui fut interrompu par des gémissements, et du fond de son cœur s’élevait un effroi qui la saisissant, la faisait évanouir sur l’autel ; et, malgré l’absence de ses esprits, elle entendit une voix tonnante qui la fit trembler, en disant : Lorsque le pouvoir des hommes finira, songe qu’il est un autre pouvoir. Aloïse se réveilla tout en sueur, et par un mouvement machinal, elle porte la main à son cou, et y trouva le rosaire donné par l’inconnu : cette circonstance l’étonne ; elle ne se rappelait nullement l’avoir mis à cette place… alors elle se souvint des paroles de l’inconnu de la chapelle et de la citerne ; elle résolut d’y jeter un grain de son rosaire, conformément aux ordres de l’être mystérieux qui lui avait parlé.

Le lendemain matin, jamais Aloïse n’avait été si gaie et si aimable : elle parut se soumettre à son sort avec bonne grâce ; elle chanta, en s’accompagnant sur la harpe, devant Villani, se promena avec lui et la comtesse dans le parc, puis vêtit une parure assez brillante, et souffrit que Marie l’entretint assez longtemps de ses amours avec Christophe ; elle parut enfin si résignée, qu’un piqueur de d’Olbreuse qui était resté à Birague, partit pour aller annoncer à son maître le changement qui s’était opéré.

Vers le milieu du jour, elle s’approcha de la citerne, tremblante comme la feuille, et comme si elle accomplissait l’action la plus importante et la plus solennelle de sa vie ; mais elle trouva malheureusement la comtesse et Villani dissertant sur le jour de son union.

« Après-demain, ma chère, les présents que j’ai demandés seront arrivés.

— Cela ne se peut pas ; il nous faut le temps de faire nos invitations : je veux célébrer dignement ce mariage.

— Eh bien, dans trois jours ; mais non ; je pense, chère comtesse, que nous ferons mal de donner tant d’éclat à cette cérémonie.

— Alors à demain, puisque M. Écrivard doit venir : vos présents arrivent ce soir ou demain matin.

— On vous achète cher, marquis, ajouta la comtesse.

— Beaucoup plus que je ne vaux, car Aloïse est d’un prix inestimable ; mais aussi ce que nous savons pèse autant qu’elle dans la balance. »

Aloïse fut surprise venant à pas légers, et la comtesse ayant observé son trouble, et la voyant dans un lieu aussi désert, soupçonna qu’elle avait quelque projet ; elle se fit donc un malin plaisir de l’empêcher, bien qu’elle ne le connût pas.

« Ma chère Aloïse, viens avec nous chez moi ; j’ai mille choses à te dire, » La comtesse la retint très longtemps, et remarquant la préoccupation de sa fille, elle l’attacha, pour ainsi dire, à ses côtés toute la journée.

Le soir, la pauvre Aloïse fut enfermée dans sa chambre par sa mère, qui la coucha elle-même ; alors elle pleura amèrement ; car les mille choses que sa mère lui avait dites, était l’ordre de se préparer à épouser le marquis le lendemain à midi. Robert fut prévenu de même, et quand la comtesse l’instruisit, le vieillard hocha la tête d’une manière assez, dubitative.

Le lendemain arriva, et à huit heures Aloïse était encore retenue par Chalyne, qui procédait avec une lenteur incroyable à sa toilette, tandis que Marie avait été écartée par la comtesse.

En effet, Mathilde soupçonnait à sa fille le projet de s’évader, et sa sollicitude maternelle avait redoublé de soins pour empêcher ce malheur.

Enfin, Aloïse consternée vit arriver neuf heures ; alors elle sortit de sa chambre, traversa rapidement la galerie, l’escalier, le salon des ancêtres, la cour, et arrivant tout essoufflée, elle jeta la croix de son rosaire dans la citerne ; elle n’entendit qu’un léger bruit, et elle douta plus que jamais de sa délivrance, il n’entrait pas dans sa jeune tête qu’en une heure un homme put savoir qu’elle était en danger, qu’il vint, qu’elle en fût secourue, et par quels moyens.

Elle s’assit sur la mardelle de la citerne, pâle et tremblante, épouvantée de l’approche de son malheur, qui s’avançait à grands pas, car elle aperçut le chapelain et ses sacristains préparer la chapelle ; et le son de la cloche retentissait à son oreille d’une manière lugubre. Cette jeune beauté, parée de tout l’éclat que l’art peut déployer, assise sur ces vieilles pierres couvertes de mousse, et la tête penchée, une larme sur la joue, et l’œil fixé en terre, aurait fait une profonde impression à qui l’aurait vue.

Plus d’espoir, se dit-elle, et dans cette pensée, elle eut l’envie de se précipiter dans cet abîme sur lequel elle était posée, et d’y noyer l’avenir qu’elle avait devant les yeux.

Pendant qu’Aloïse se complaisait en des sinistres réflexions, Villani, Mathilde et le comte de Morvan, réunis au salon, attendaient la jeune mariée pour lire le contrat ; l’impatience la plus vive se peignait sur le visage de Villani et de la comtesse, qui commençait à s’inquiéter sur l’absence de sa fille ; et le comte, plus triste qu’il n’avait jamais été, lançait des regards d’indignation sur ces deux êtres, et tremblait pour sa fille.

On envoya la chercher chez elle ; Marie revint disant qu’elle n’était pas dans son appartement :

— Je vais la chercher moi-même, répondit la comtesse, rouge de colère. En montant sur le perron, le premier objet qui frappa sa vue fut sa fille penchée sur le précipice.

Il fallait qu’il y eût encore dans son âme un reste de tendresse maternelle indélébile ; elle jeta un cri perçant, et plus prompte que l’éclair, elle arriva près de cette citerne, saisit Aloïse un peu rudement par le bras, et la traîna au salon en silence.

Un criminel qui entend sa sentence de mort n’est pas plus atterré que ne le fut la tendre amante de d’Olbreuse : elle prit la plume, que Villani lui présenta galamment, et fit un informe barbouillage dans lequel un bon avocat aurait pu trouver dix causes de nullité.

La sueur lui coulait du front, et cependant son œil était sec et morne : elle regarda son père, qui détourna son visage par un sentiment bien naturel. En ce moment dix heures sonnèrent, et lui firent voir qu’il ne lui restait plus que bien peu de temps pour être secourue.

Robert vint annoncer le déjeuner : avec un air de curiosité, il s’avança assez loin dans le salon comme cherchant quelque chose, et quand il vit le contrat signé, il fit une grimace et un geste d’humeur réprimé assez tôt pour ôter tous soupçons, et passant près d’Aloïse, il lui dit à voix basse : Du courage ; espérez !…

Le comte, Mathilde et Villani passèrent dans le salon des ancêtres : la jeune Marie se présenta alors à la porte du salon.

« Eh bien ! Marie, tout est-il prêt pour le sacrifice ?

— Oui, mademoiselle ; il ne manque plus que vous, pauvre chère demoiselle !

— Taisez-vous donc, petite sotte ; est-ce que vous vous mêlez de prédire le sort des Morvans ?

— M. Robert, si je voulais, je dirais quelque chose, et vous apprendrais, à vous, que depuis deux heures un grand nombre de cavaliers passent et repassent devant le château, et qu’un d’eux qui devait venir de bien loin, ma foi, a laissé son cheval mort de fatigue au milieu du sentier qui traverse l’avenue.

— Bon ! bon ! dit Robert en se frottant les mains ; cavalier éreinté, cheval mort, tout va bien.

— Ah ! que vous êtes méchant ! c’était un bien bon animal, et si vous eussiez entendu ce que disait M. de Vieille-Roche en lui versant dans la bouche une bouteille de vin !…

— Taisez-vous, petite péronnelle, dit Robert en lui passant la main sous le menton, » Le conseiller n’ajouta rien, mais il releva la tête, et regardant sa maîtresse avec satisfaction, il fit un demi-tour à droite sur le talon de la jambe gauche, et disparut en répétant : Tout va bien.

CHAPITRE VII.

Fussé-je à l’autel… ma main fût-elle unie à la sienne… il empêcherait bien ce mariage. Une idée d’espoir surnaturel errait dans son esprit…

Mathurins, Melmoth, XIV ch.

Le comte, effrayé de la grandeur du sacrifice auquel il condamnait sa fille, voulut tenter auprès de Villani un dernier effort : Mathieu ne se dissimulait pas que l’espoir de posséder un jour les grands-biens de la famille était ce qui flattait le plus l’ambition du marquis : Aloïse, charmante et pauvre, n’eût inspiré à ce dernier qu’une fantaisie passagère. S’étant retiré au fond de son appartement, il siffla Christophe, et le chargea d’avertir le marquis qu’il désirait l’entretenir en particulier. Ce message extraordinaire surprit Villani, et il crut devoir prendre certaines précautions qui certainement eussent paru à Robert on ne peut pas plus outrageantes pour un Morvan.

Christophe précéda l’Italien avec une importance digne de Robert. Un œil exercé aurait même aperçu dans sa taille et sa démarche certaines ressemblances dont Claude Cabirolle n’avait jamais pu entendre parler de son vivant, sans donner de grands signes d’impatience sur le dos de celui qui lui écorcha toujours les oreilles du titre de père.

« Suivez-moi, monsieur le marquis, dit-il à l’Italien ; mon maître est dans la chambre du repos.

— Du repos ! reprit l’Italien effrayé : d’où vient ce nom ?

— C’est le plus éloigné de l’appartement de monseigneur, et c’est là qu’il aime à se reposer.

— Est-il seul, mon cher Christophe ?

— Eh ! qui diable, autre que monseigneur, aurait l’audace d’y pénétrer sans ordre ? il serait sûr de n’en pas sortir facilement ;… mais nous voici arrivés. »

Christophe entra avec précaution ; et, ayant annoncé à voix basse le marquis, il le fit entrer presque malgré lui et laissa retomber une porte pesante qui se ferma d’elle seule.

Villani perdit un peu de sa présence d’esprit ordinaire en s’apercevant que cette porte ne pouvait s’ouvrir que par un secret.

En s’approchant pour saluer le comte, qui était pensif au fond de la pièce, l’Italien jeta un coup d’œil furtif autour de lui, et la vue de l’ameublement acheva de le déconcerter.

Les murs avaient été autrefois couverts d’un cuir richement doré ; mais le temps avait donné à cet or une couleur sombre : aucun meuble ne parait cet appartement, à l’exception de deux chaises de forme antique, et d’une espèce de lit-de-camp placé dans un angle, et sur lequel le marquis se promit bien intérieurement de ne pas s’asseoir.

De distance en distance, l’écusson des Morvans peint en noir, et offrant, sur un champ d’azur, un rocher roulant du haut d’une montagne, avec cette devise si connue : Mort à qui m’arrête, interrompait seul la monotonie de cette tenture.

On voyait les armes de chasse du comte appuyées ça et là contre les murs. La seule arme qui fut placée d’une manière ostensible, était un superbe poignard enrichi de diamants, suspendu sans fourreau, et au-dessus de la tête du comte.

Le comte sortit de sa rêverie en apercevant Villani.

Vous pouvez vous asseoir, car ce que j’ai à vous dire est assez long ; je vous prie surtout de ne pas m’interrompre, et de me répondre, lorsque je vous interrogerai, avec le plus de franchise qu’il se pourra. »

Le marquis obéit en silence aux ordres du comte.

« La comtesse Mathilde soutient que vous adorez ma fille. »

Le marquis s’inclina…

« Le mot est un peu sacrilège, reprit le comte avec un sourire sardonique, surtout pour un ultramontain ; mais comme nos femmes l’ont mis à la mode, je vous le passe. »

Le marquis s’inclina de nouveau.

« Savez-vous que ma fille est très loin de répondre à votre adoration ? »

Le marquis balbutia les mots employés par les futurs qui ont le sens commun : Sa jeunesse, sa timidité, la crainte d’un changement d’état, etc.

— Ce n’est pas tout ; non contente d’être insensible à votre mérite, ma fille voit arriver avec l’effroi le plus marqué l’honneur que vous ambitionnez… êtes-vous décidé à l’épouser malgré les vœux de son cœur ?

— L’honneur de m’allier aux Morvans ; la certitude que j’ai que mes soins pourront un jour…

— Tenez, monsieur Villani, laissons ces phrases banales : nous sommes seuls, et la feinte est inutile entre nous.

— Vous avez raison, monsieur le comte, et si vous voulez les véritables motifs de ma conduite, je m’en vais vous les dévoiler : j’aime votre fille, mais l’amour n’est pas le seul droit que j’ai sur elle : la comtesse a dû vous apprendre qu’il est peu de choses qu’il soit en votre pouvoir de me refuser. Les dés sont pour moi, j’en profite. »

Ici le comte laissa échapper un mouvement convulsif, dont il tacha de déguiser la force : en se levant, il fit quelques pas dans la chambre, et revenant vers Villani, il lui mit la main sur l’épaule, et lui dit avec l’accent de la crainte et de l’hésitation :

« Puisque vous prétendez que je ne puis pas avoir d’autre gendre que l’homme que j’ai devant les yeux, vous ne sortirez pas d’ici que vous ne m’ayez déclaré tout ce que vous pouvez soupçonner de ma fatale histoire. »

À ces mots, le comte s’éloigna, et se couvrit le visage de ses mains, et tournant le dos à Villani, il lui dit brusquement :

« Parlez : et, après une pause, il ajouta d’une voix terrible : Parlerez-vous enfin ? »

Villani crut qu’un préambule était nécessaire pour pallier ce qu’il avait à dire.

« Songez au moins, M. le comte, que si je parle du sang qui a été versé, c’est par votre ordre : faut-il…

— Oui, il le faut, répond le comte d’une voix sombre.

— Eh bien, je vais parler… Sachez donc qu’à dater de la mort de mon domestique Géronimo, j’appris qu’un mystère fatal enveloppait la destinée de toute votre famille ; je suivis Robert, mais le rusé vieillard, qui peut être votre complice… »

Cette absurde supposition rassura un peu le comte.

Villani ajouta :

« Ne pouvant rien connaître de Robert, je m’attachai à la comtesse ; je la suivis, et une nuit je l’ai vue dans la grotte, se flattant d’anéantir les traces du crime.

— Et quel crime ? s’écria le comte avec anxiété.

— Je suis assez franc pour avouer que je l’ignore encore ; voulant m’allier à votre famille, je ne devais pas chercher à le connaître ; mais ce que je sais suffit pour me conduire, quand je le voudrai, à la connaissance de ce secret ; il est facile, en interrogeant votre vie, de savoir quelles ont été vos haines, vos amitiés ; en un mot, toutes vos passions.

— Serpent ! dit le comte avec une rage étouffée, ne crains-tu pas ma fureur ?

— Non, répondit froidement l’Italien ; j’ai deux sauvegardes, votre honneur et les précautions que j’ai prises pour en disposer du fond de ma tombe.

Le comte, anéanti par l’idée que le sort des Morvans était dans les mains d’un homme tel que Villani, garda le silence le plus morne.

« Écoute, dit-il en le rompant, je vais répondre à ta franchise par une franchise égale à la tienne ; eh bien oui, j’ai commis un crime… un crime affreux. – Tu attaches un prix à ton silence ? rien de plus naturel ; mais pourquoi y comprendre le malheur de ma fille ? une âme comme la tienne ne peut aimer ; c’est l’or dont tu as soif ; eh bien, je t’en gorgerai ; estime ma fille.

— Que veux-tu ? Quelles sommes… 200,000 fr. ? – 400,000°fr. ? – Le double ? – Un million ? un million ? »

L’énormité de la somme causa une espèce d’étourdissement à Villani ; il fut sur le point d’accepter des propositions aussi brillantes ; cependant, il calcula que l’homme qui donnait un million pour racheter sa fille, devait posséder davantage ; et comme Aloïse était sa fille unique, il pensa que le davantage lui reviendrait infailliblement : il répondit donc d’un ton doucereux :

« Quelque grande que soit cette somme, la main d’Aloïse m’est encore plus chère.

— Ah, traître ! je lis dans ton cœur : dussions-nous périr tous deux, je tromperai tes odieux calculs… Aloïse, tu seras heureuse ! »

À ces mots, le comte saisissant son poignard, le lève sur Villani, et suspend la mort sur sa tête…

« L’honneur l’emporte sur la tendresse paternelle, s’écrie-t-il en jetant le poignard loin de lui : sors d’ici, misérable ; cours à l’autel, la victime y est déjà ; va te repaître des larmes de l’innocence et de ma douleur : va, je te suis ; et puisse la foudre d’un Dieu vengeur nous écraser tous deux sur les marches de l’autel que nous allons profaner par notre présence ! »

Mathieu fut ouvrir la porte, et Villani s’échappa, accablé par les regards du comte.

Il entendit en descendant la voix de Mathilde qui l’appelait ; il la trouva au salon auprès de sa fille, qui voyait arriver l’heure fatale sans qu’aucun secours parût.

Les cloches sonnèrent les derniers coups, et la comtesse fit ses apprêts de départ en mettant sur la tête de sa fille un voile de dentelle ; la pâle victime le reçut sans mot dire.

Mathieu XLVI parut alors, prit le bras de sa fille la comtesse celui de Villani, et comme midi sonnait au beffroi, l’on se mit en marche pour aller à l’autel. Aloïse regardait à chaque pas à ses côtés pour voir si quelqu’un ne se présentait pas ; mais elle arriva dans la cour sans rencontrer personne.

Le vieux Robert, Christophe, Marie, Chalyne, et quelques domestiques privilégiés, se joignirent à leurs maîtres.

Arrivés à la chapelle, la jeune fille en passa la porte avec un effroi mortel. La nef du temple était composée de cinq piliers énormes d’une construction gothique. La pauvre Aloïse se trouvait encore avec son père, et suivie de ce petit cortège domestique ; elle vit avec une stupeur sans égale qu’il n’y avait rien qui pût la secourir : en vain pâlissait-elle ; son père, occupé d’idées sinistres, ne la regardait pas ; elle s’avança lentement, craignant d’arriver à cet autel redouté ; quand elle fut auprès du troisième pilier, elle s’arrêta en se soutenant sur son père, car les forces l’abandonnaient, en pensant que dès lors il était impossible qu’aucune puissance humaine la secourût ; un regard perçant de Robert, qui se trouvait dans un des côtés de la chapelle, la ranima, et glissa encore un peu d’espérance dans son cœur presque flétri.

Elle fit donc quelques pas : quand elle arriva au dernier pilier, on entendit un bruit confus, et la voix de l’adroit Robert, disputant le droit d’entrer aux baillis de la comté, éclatait par-dessus les humbles remontrances de cette justice roturière.

Chacun se retourne spontanément ; mais alors un homme en manteau de velours écarlate doublé de satin blanc, portant le cordon bleu, ayant à la main un chapeau à plumes blanches et des bottes salies par la boue et la sueur du cheval, s’avança de manière à se faire voir d’Aloïse ; et caché par le pilier, il mit ses doigts sur sa bouche pour indiquer le silence.

Pendant ce temps, Robert avait attiré l’attention générale ; il criait au scandale… parlait de l’honneur de la famille compromis… les pauvres baillis ayant été invités par lui, ne comprenaient rien à cette scène d’un genre nouveau.

Le vieillard avait les plus beaux traits possibles ; une grande noblesse était imprimée sur son visage, et ses cheveux blancs flottaient sur ses épaules.

« Tenez, mon enfant ; lorsque le comte vous demandera votre anneau, donnez-lui celui-ci. »

La querelle de Robert avait fini, et la comtesse ayant aperçu l’écarlate d’un manteau qui flottait, accourut avec la vélocité d’un milan.

Quel fut son étonnement et celui d’Aloïse, de ne plus trouver personne ! On arriva à l’autel ; la comtesse chercha partout, et même scruta le cortège ; elle ne vit personne en écarlate… La jeune fille oublia de s’agenouiller ; stupéfaite de l’apparition, de cette fuite aérienne, elle restait immobile.

C’était l’usage dans la maison de Morvan, lorsqu’un mariage avait lieu, de faire les fiançailles le jour même fixé pour le mariage. Le père prenant l’anneau de sa fille, l’échangeait contre celui du futur, et le prêtre sanctifiait cette union préliminaire.

Aloïse et Villani étaient assis chacun sur un fauteuil de velours ; le prêtre, à l’autel et sans chasuble, tenait le rituel, et chacun, arrangé en demi-cercle, et attentif à cette cérémonie passagère, regardait le comte, qui, debout entre sa fille et son gendre, attendait que le calme le plus grand régnât.

La fière comtesse, au comble de la joie, fixait sa fille avec une expression maligne. Mathilde avait mis tous ses diamants ; elle brillait d’un éclat extraordinaire ; sa beauté éclipsait celle de sa pâle fille ; Robert regardait avec douleur le rubis brillant entre les deux seins de sa maîtresse ; enfin, le soleil, en passant par les vitraux de la chapelle, répandait mille couleurs diverses, qui donnaient à cette scène quelque chose de singulier. Les voûtes redevinrent silencieuses ; alors le malheureux père dit d’une voix faible à sa fille :

« Donnez-moi votre anneau. » Aloïse obéit…

— Grand Dieu !… s’écria Mathieu XLVI d’une voix terrible qui fit retentir tous les échos de la chapelle : sortez… sortez tous !... Que ce mariage cesse… sortez…

— M. le comte, dit Mathilde…

— Madame, emmenez votre fille.

— Sortez, vous dis-je ; cette union ne peut plus avoir lieu.

— Je le savais, » dit Robert à Christophe.

Le comte répéta :

« Sortirez-vous ? »

TOME QUATRIÈME.

CHAPITRE PREMIER.

…… Levis una mors est
Virginum culpæ.

Horace.

……

Et mourir une fois, est un léger supplice pour les grands criminels.

Anonyme.

L’étonnement était peint sur tous les visages, mais il fit place à la frayeur, lorsqu’on aperçut le comte à demi-renversé sur l’autel, et qui, pâle, les cheveux hérissés, promenait son œil noir sur toute l’assemblée, avec le triste sourire d’un homme presque aliéné.

Cette attitude convulsive d’un criminel, son regard éloquent de souvenirs, contrastaient avec le flegme du prêtre dont le front vénérable était levé vers les cieux qu’il implorait. Chacun, comme poussé par l’accent terrible qui accompagnait l’ordre du comte, abandonna la chapelle antique des Morvans dans le plus grand silence.

La comtesse voulut parler ; mais un geste de son mari l’en empêcha ; elle sortit ; Aloïse la suivit ; la jeune fille se trouvait si heureuse d’échapper au supplice d’unir son sort à Villani, que le bonheur présent lui semblait le gage assuré d’une félicité future ; tant la jeunesse est oublieuse !... Après le départ de la comtesse, des groupes de gens inquiets se formèrent dans les cours, et l’on s’y entretint de ce qui venait d’arriver.

Robert fut le dernier à s’en aller. Le comte, en voyant les cheveux blanchis de son vieux serviteur qui passait entre les piliers comme une ombre légère, conçut les soupçons naturels à un criminel qui croit sa honte connue par tout ce qui l’environne : il s’écria d’une voix sévère :

« Restez, Robert, et venez près de moi… »

Le vieillard chemina à pas lents, comme pour se donner le temps de la réflexion. Le comte quitta l’autel, et regarda Robert avec une expression terrible ; il sembla craindre de l’interroger.

« Vous êtes toujours sur mes pas, » dit-il enfin. Le conseiller privé, voyant l’orage, se contenta de s’incliner. Le comte se retournant encore, répéta :

« Vous êtes à la piste comme un renard…

— Monseigneur, je le dois, et…

— Taisez-vous !… » Morvan croisant ses bras, le fixa un moment, en cherchant à lire dans son âme :

« Puisque vous êtes si savant… » Le comte s’arrêta de nouveau, et Robert, fort heureusement, se garda d’expliquer tout ce que ce mot lui suggérait de contentement ; car Mathieu XLVI, s’avançant brusquement, lui présenta le fatal anneau, en disant d’une voix altérée :

« Savez-vous quel est cet anneau ?…

— Par saint Mathieu, si je le connais ! s’écria Robert avec l’effroi le mieux joué ; hélas ! comment se fait-il que j’aie été intendant vingt ans, et conseiller trois jours sous un Mathieu qui n’avait pas le véritable anneau des comtes de Morvan ?… eh ! d’où peut-il venir ? ajouta-t-il d’un air ingénu.

— Vieux fourbe, c’est ce que je te demande !… Vous avouez donc le connaître, Robert ? ajouta le comte d’un ton plus calme.

— Oui, monseigneur, et sans le voir, je puis dire que la pierre sur laquelle sont gravées les véritables armes des Morvans, a dix lignes de large sur dix-huit de long ; que c’est la plus belle onyx de l’Europe, et que la devise : Mort à qui m’arrête, est au bas de l’écusson. »

Le comte, sans écouter ce que prononçait avec emphase le rusé conseiller, jetait sur lui un regard observateur que la physionomie naïve de Robert mit en défaut… Charmé, malgré sa terreur, d’acquérir une espèce de preuve, qu’au moins son intendant ne savait que bien peu de chose de ses secrets, il lui dit avec bonté : « Allons, confrontez donc ces deux anneaux, afin de découvrir quel est le véritable. »

Le vieillard, après les avoir examinés en remuant sa tête presque chauve, répondit à son maître : « Monseigneur, le vôtre est mal imité ; il n’a qu’une pierre très commune ; la devise est en haut !… Monseigneur, je suis perdu ; que deviendra ma probité si mes comptes sont mal scellés ?… Si j’osais questionner un Morvan, je demanderais à monseigneur qui a pu le troubler ainsi ?…

— Robert, répliqua le comte avec assez de douceur, je vais vous l’expliquer… »

Le serviteur fidèle s’approcha de son maître, en feignant une curiosité qui en aurait imposé au plus fin diplomate.

« L’hymen de Villani faisait le malheur de ma fille… accablé sous le poids des raisons qui le nécessitaient, j’ai pu consentir… Mais quand je fus prêt à consommer le sacrifice, une voix secrète et la tendresse que j’ai pour Aloïse, m’ont arrêté ; alors j’ai saisi, pour le rompre, la circonstance de la présentation de cet anneau, qui est un problème pour moi comme pour vous !… »

Ici Robert s’inclina, et répondit : « Monseigneur n’a jamais pu posséder l’anneau de son père, puisque le comte Mathieu XLV est mort en mer.

— C’est bien pour cela que l’existence de cet anneau m’a surpris !… Enfin l’hymen de ma fille avec un vil intrigant n’aura pas lieu !…

— Je reconnais là le sang des Morvans, s’écria Robert avec chaleur.

— Hélas ! reprit le comte en poussant un profond soupir, fidèle serviteur, notre honneur est menacé !… des étrangers en sont les maîtres !… »

Tout en prononçant ces douloureuses paroles, Morvan semblait, par ses regards, percer la vieille enveloppe qui cachait les secrètes pensées de son conseiller, qui lui répondit : « Jamais pareille chose n’arrivera sous Robert XIV : nommez-moi ceux que vous redoutez, et je cours les renfermer dans la tour aux calvinistes. »

Le dévouement du vieillard émut le comte ; il s’appuya sur l’épaule de son intendant, et lui dit à voix basse : « Tu connais Villani ?… c’est l’un des deux hommes qui en veulent à nous tous !…

— Vous ne le craindrez pas longtemps, monseigneur. » Et l’intendant fit, en baissant la main, un signe horizontal très significatif, en répétant tout bas : « La tour !… la tour !… »

Le comte n’osant répondre, embrassa son serviteur : cette fois-ci Robert n’eut aucune indécision, ce fut la joue gauche qui reçut le visage brûlant de son maître. Le conseiller n’en répéta qu’avec plus d’énergie : « La tour !… la tour !… »

Alors Mathieu XLVI sortit, et les groupes des vassaux décrivirent des demi-cercles respectueux, et contemplèrent leur maître abattu par la douleur.

Cet incident avait été prôné par la renommée dans tous les coins du château, et même au dehors, et chacun commentait dans la cour cette aventure extraordinaire ; on se félicitait qu’Aloïse eût échappé à son malheur ; mais les efforts de Christophe et de Marie ne pouvaient empêcher qu’on se livrât aux conjectures les plus absurdes sur l’honorable famille.

Christophe n’avait point oublié les paroles de Robert ; Marie, de son côté, s’en était souvenue, et ce je le savais voltigeant de bouche en bouche, fermentant de tête en tête, produisit un brouhaha général, qui éclata quand le conseiller, enveloppé dans sa simarre et son hermine, parut sous le portique de la chapelle : il s’avança, et sur-le-champ Christophe et Marie s’écrièrent les premiers : Il va nous expliquer comment…

« Monsieur de Robert nous dira-t-il…

— Pourquoi ce mariage ?…

— Cette interruption ?… »

Ces différentes interrogations partirent toutes à la fois ; elles étourdirent le conseiller. Il considéra cet attroupement curieux, et remettant son mortier avec dignité, comme si, nouveau l’Hôpital, il avait à calmer une émeute, il s’écria : « Eh bien !… eh bien !… jamais le ver n’a levé la tête si haut !… Que dirait Mathieu XLIV ?… Comment, canaille roturière, serfs, corvéables, vous m’interrogez, je crois ! moi, le conseiller privé de la maison de Morvan !

« Canaille !… répliqua Chalyne, furieuse du désappointement de la comtesse, et plus encore de la discrétion de Robert, depuis quand la tête du ver se plaint-elle de la queue ?…

— Ma mie, répondit Robert, abasourdi par l’épigramme, vous m’avez tout l’air de vouloir manger votre pain entre quatre murs, et de compagnie avec les os de cinquante calvinistes que j’ai fait pendre.

— Osez le faire !… murmura Chalyne.

— Vite, reprit le conseiller, feignant de ne pas entendre, et s’adressant aux vassaux, débarrassez la cour de vos corps. En vérité, ils s’habitueront bientôt à voir les murs de l’intérieur du château, et puis ils voudront se familiariser avec eux… toujours ils empiètent ; donnez-leur un pouce, ils en prennent dix !… »

Christophe le tira par la manche, et lui dit : « Monsieur le conseiller, vous nous instruirez de cette aventure, puisque vous la savez ?…

— Christophe !… Christophe !… s’écria Robert, tu fais peu de progrès dans la belle carrière que je t’ai ouverte… Est-ce que l’on s’occupe de la haute politique, quand on est encore à peine la bête qui fait tourner la machine ?... Allons, mon enfant, de l’humilité avec moi… Avec le reste tu peux être aussi insolent qu’il te plaira. »

Là-dessus, le conseiller passa sa main sous le menton de Marie, et frappa sur l’épaule de Christophe, que ces gestes ne satisfirent qu’à moitié. Enfin, malgré les ordres et les cris de Robert, la foule ne se dissipa que lentement.

Comme le parrain de Christophe montait à l’intendance, il fut abordé par Aloïse, qui lui dit avec mystère : « Robert, comment tout cela finira-t-il ?…

— Bien, noble demoiselle, il faut l’espérer !… mais nous avons encore à briser des épines ; ce Villani nous a retardés ; nous devons prendre des précautions… Allez, jeune fille, c’est un rude fardeau que l’honneur d’une famille quand on veut la préserver de toute espèce de tache !… cela vaut dix intendances !

— Mais, Robert, quel était donc ce personnage décoré de tous les ordres de l’Europe, qui…

— Eh ! le sais-je, noble dame ?

— Oui, Robert, vous le savez ; quand je n’aurais pour preuve que le regard que vous m’avez lancé avant qu’il ne parût…

— Il est certain, mademoiselle, que je puis m’en douter ; un Robert XIV ne peut pas, à quatre-vingts ans, manquer de perspicacité et d’expérience.

— Dites-moi donc son nom ?

— Illustre héritière, répliqua le vieillard en remuant la tête, je ne suis qu’une chétive mousse du bel arbre dont vous êtes le gracieux rejeton ; comment voulez-vous que je connaisse le cœur de l’arbre ?…

— Il était mis, continua la jeune fille pensive, comme le prince le plus riche : ses ordres en diamants !… ses colliers !… avez-vous vu le roi ?…

— Oui, mademoiselle, j’ai vu plus d’un roi. Charles IX vint en ce château, et Henri IV me dit, à moi parlant, que j’avais l’œil égrillard ; ce fut lorsqu’il me donna cette fameuse lettre à porter à… »

Aloïse s’échappa comme un trait, et fut se réfugier dans son appartement en entendant la voix de Chalyne qui la cherchait. Sans cette dernière circonstance, on aurait pu présumer que l’histoire de la célèbre lettre qu’elle avait déjà entendue plus de cinquante fois, était pour quelque chose dans ce départ précipité.

« Pauvre enfant !… dit le serviteur octogénaire, ta destinée va se décider bientôt !... Il veut assurer ta félicité !… »

Alors il entra dans l’intendance, et se mit à feuilleter les registres de ses exercices ; et, pour ne pas prêter une grande attention à cette contemplation périodique de ses travaux, il fallait qu’il fût bien préoccupé. En effet, il pensait à la manière dont cette aventure se débrouillerait. Il aimait trop l’honneur de la maison pour approuver l’éclat que Jean Pâqué répandait depuis quelque temps… Le vieil intendant, craignant une catastrophe, se promit bien de veiller plus que jamais aux intérêts de la famille, et, semblable au chien généreux, il résolut de périr à son poste, fidèle jusqu’à son dernier soupir. Confirmé par l’aveu du comte dans ce qu’il soupçonnait, c’est-à-dire que Villani avait surpris une partie d’un secret concentré dans le cœur de quatre personnes, il se chargea de surveiller l’animal venimeux qui sans doute lancerait le poison funeste à l’honneur des Mathieu, et par contrecoup des Robert !… Que serait-ce de l’intendance, si un Mathieu montait ignominieusement à l’échafaud ? Encore si c’était pour un crime d’État ! disait le conseiller, pour une belle conspiration, comme en ourdirent Mathieu XXVII et Mathieu XXX, dit le Mécontent, passe ! l’honneur serait sauvé, et même accru, car nous avons sept têtes tranchées dans la famille ; mais un Mathieu assassin !… »

Pendant qu’il pesait en sa tête ces graves considérations, Mathilde et Villani, ayant attendu avec impatience le comte Mathieu, le voyaient arriver à grands pas.

« M’expliquerez-vous, monsieur le comte, dit Villani, la cause de l’affront que vous me faites ?…

— L’affront !… répliqua le seigneur de Birague en lançant un regard ironique ; vous vous trompez, monsieur Villani, je ne crois pas que ce soit vous qui le receviez…

— Monsieur, vous m’insultez !…

— Demandez-m’en raison, s’écria le comte en tirant son épée avec un visible plaisir.

— Je sais, monsieur, que ma mort est ce que vous souhaitez avec le plus d’ardeur ; mon intérêt exige que vous viviez, et ceci change nos positions respectives.

— Lâche !… traître !… » Et le comte, indigné d’avoir à souffrir une insulte sans vengeance, donna un violent coup à son épée pour la faire rentrer dans le fourreau.

« Pourquoi se quereller, au lieu de se réunir ? dit Mathilde, il faut terminer ces terreurs renaissantes : voyons, monsieur le comte, qui donc a pu produire cette brusque interruption, et votre étonnante stupeur ?…

— Madame… Aloïse m’a présenté la preuve irrécusable qu’il existe un être dans le monde qui connaît notre secret tout entier… Cet homme redoutable voltige, pour ainsi dire, au-dessus de nos têtes depuis qu’il fut question de marier notre fille ; il se joue de nos terreurs, et se plaît à les exciter ;… il est partout, au dehors,… au sein de nos réunions ;… il assiste à ma vie ; il semble s’être réveillé d’un sommeil profond, et son doigt terrible trace jusque sur nos murs un arrêt tôt ou tard inévitable à subir…

— Eh bien, monsieur le comte ?

— Eh bien, marquis, vous comprenez, car vous êtes assez adroit pour cela, qu’il m’est indifférent de périr par vos mains ou par celles d’un autre, et qu’alors ma fille ne doit plus être malheureuse ; elle vivra… déshonorée peut-être, mais elle n’aura pas à joindre à l’infortune que lui léguera son père une autre infortune aussi pesante…

— Monsieur, reprit l’Italien, n’est-ce que cela qui vous embarrasse ? je me charge alors de vous délivrer de cet ennemi, quel qu’il soit… À de pareils traits vous reconnaîtrez, je l’espère, le dévouement d’un homme qui désire vous appartenir ? »

Le comte le regarda d’un air étonné, ou plutôt avec horreur. En ce moment la comtesse, qui jusque-là s’était tenue pensive, prit la main du comte, et dit : « Mais si Aloïse vous remit cette preuve certaine, elle a dû la recevoir ; de qui ?… en quel moment ?… en quels lieux ?… et comment ?… Si nous l’interrogions ?... peut-être aurions-nous des renseignements plus positifs sur cet homme mystérieux ?

— Excellente idée ! » s’écria Villani.

Voilà pourquoi Chalyne était à la recherche de la jeune héritière ; elle ne la trouva que dans ses appartements.

Aloïse entrant dans le salon, eut un regard sévère de la comtesse, qu’elle vit assise près de Villani, pendant que le comte se promenait les bras croisés avec force. À la vue de sa fille bien-aimée il s’arrête, et la prenant par la main, il la fait mettre à ses côtés en lui disant avec douceur :

« Aloïse, ma chère enfant, l’anneau que tu m’as remis n’a pu se trouver entre tes mains que par l’intervention du plus cruel de mes ennemis… »

La jeune fille, naïve et peu habituée à cacher ses pensées, fit un mouvement qui n’échappa à aucun des trois spectateurs de son trouble.

— Dis-moi donc, continua le comte, comment il te parvint ?… »

Aloïse garda le silence.

« Répondrez-vous ? lui cria sa mère avec dureté.

— Doucement, madame ! répliqua le comte… Ma fille, j’espère que le repos et l’honneur de ta famille ne trouveront pas en toi une ennemie ; explique-nous ce que tu sais.

— Mon père, je ne puis vous dépeindre l’homme qui m’a donné cet anneau ; il m’a paru devoir être un grand personnage ;… un de ses gestes m’a commandé le silence, et il ne me dit que ces simples paroles à voix basse : Remettez à votre père cet anneau en place du vôtre.

— Mais en quel lieu vous le donna-t-il ? demanda l’impétueuse comtesse.

— À la chapelle.

— Quand ?…

— Tout à l’heure.

— Vous nous en imposez ; je n’ai vu personne vous aborder…

— Je jure que j’ai dit la vérité !… » et, pour la première fois de sa vie, le mouvement d’une généreuse colère enflamma la jeune fille.

Chacun resta muet d’étonnement.

« Il est partout !… dit le comte avec un accent de rage, et en levant vers le ciel un œil presque accusateur.

— Il portait, reprit Aloïse, un manteau de velours rouge enrichi d’une broderie d’or de la plus grande beauté ; des belles plumes blanches flottaient sur son chapeau, et tous les ordres de l’Europe brillaient sur son sein…

— J’ai cru voir… dit la comtesse en interrompant sa fille ; mais c’est un sylphe, une ombre, car il a disparu comme une fumée qui se dissipe… Sortez, mademoiselle, et restez dans votre appartement. »

La jeune héritière se leva doucement ; son père, plongé dans la rêverie, fut réveillé par ce mouvement, et il embrassa sa fille sur le front. Aussitôt qu’elle fut partie, la comtesse s’écria : « Cet être mystérieux est au château ; le marquis l’a vu dans le pavillon septentrional…

— Cherchons-le donc, dirent en même temps le comte et Villani !

— Et sur-le-champ, » répondit la comtesse.

Aussitôt des ordres extrêmement sévères furent donnés à tous les domestiques. Le comte leur distribua des postes de distance en distance, de manière que le vaste château de Birague se trouvait entouré d’un cordon de gardes, et rien n’en pouvait sortir sans être aperçu. Afin que l’homme qui produisait ces précautions ne pût échapper, le comte, sa femme et Villani, munis des clefs nécessaires que Robert ne donna qu’en rechignant, se partagèrent le château. Le comte se réserva les souterrains et les galeries secrètes qui lui étaient connues ; la comtesse eut à parcourir l’aile septentrionale et l’aile des Morvans ; le marquis, armé de son poignard, devait examiner l’aile qu’à force de manœuvres l’intendant avait fait nommer le pavillon Robert.

Cette recherche scrupuleuse, dirigée par les maîtres du château, excita bien plus encore le babil des gens. Le rusé conseiller, au milieu de cet appareil, allait et venait en souriant d’un air goguenard, et parlait de toute autre chose pour donner le change ; mais ses deux yeux marquaient parfois une certaine inquiétude…

……

CHAPITRE II

Pour connaître un mortel, il faut le voir tout nu.

Voltaire, Éducation d’un Prince.

Pendant qu’à Birague tout était dans cette confusion, l’officier d’ordonnance d’Henri IV et le sire de Vieille-Roche son digne ami, parcouraient toutes leurs lignes de circonvallation, pour examiner de près cette nouvelle manœuvre des assiégés.

Les deux capitaines avaient un prisonnier de guerre ; c’était le messager chargé par le marquis d’apporter à Birague les présents somptueux qu’il commanda pour sa riche prétendue.

Ce prisonnier fut remis ès mains du cabaretier Jean. Par humanité le sire de Vieille-Roche l’avait écroué à la cave. Ce digne gentilhomme revint au grand galop pour tenir conseil de guerre sur la prise et les manœuvres à opposer à celles de l’ennemi.

« Ouvrons la séance, dit Chanclos en se raffermissant sur la selle de Henri, et mettant entre lui et la tête du noble animal la corbeille de mariage : Vieille-Roche, ouvrons la séance !…

— Si nous ouvrions plutôt le carton ?…

— Sagement pensé. » Le sire de Chanclos fit sauter les ferrures, et déploya cinq ou six robes magnifiques, des voiles, des dentelles, force bijoux, des éventails, des gants parfumés, et un habillement complet pour un homme : il était d’une magnificence rare.

« Je crois, dit l’honnête capitaine, que nous pourrions nous appliquer la prise, 1.° comme indemnité de nos fatigues ; 2.° comme inutile au marquis, puisque nous le tuerons ; 3.° comme prix de la nourriture du prisonnier de guerre ; 4.° … 5.°… continua Vieille-Roche.

— Assez, reprit Chanclos ; trois raisons suffisent, et comme je me défie des gants, nous les brûlerons ; quant à l’habit, prends-le, de Vieille-Roche ; prends, mon ami ; si tu as quelque fête, quelque gala, il te fera passer pour un duc… Voyons, quel est ton avis ?

— Mon avis !… ton avis est mon avis… voilà mon avis.

— Adopté, dit Chanclos.

En ce moment, ils aperçurent un cavalier s’échappant de Birague ; le coursier, galopant à toutes brides, semblait voler.

« Attention, Vieille-Roche !

— Attention ! »

Ils se mirent en devoir de lui barrer le passage ; mais à peine l’officier de Chanclos fut-il au milieu de l’avenue avec son henriette hors du fourreau, qu’il s’écria, en voyant flotter des plumes blanches et un cordon bleu :

« Laissez passer !… c’est…

— Laissez passer !… répéta le sire de Vieille-Roche, sans seulement lever les yeux de dessus l’habit qu’il tenait, en s’extasiant sur sa beauté.

— Par l’aigle du Béarn mon invincible maître, dit Chanclos, il a de bons chevaux, notre féal… Eh, mon ami ! votre manteau rouge !… il est tombé !… Bah ! il court toujours… on dirait que le diable l’emporte : Ventre saintgris, s’écria-t-il de nouveau en ramassant le manteau avec la pointe de son épée, il est de velours doublé de satin et brodé d’or ; il vaut au moins une année du revenu de Chanclos !… »

Vieille-Roche n’entendait rien, tant l’habit qu’il examinait avait fait impression sur lui. Comme le brave de Chanclos suivait de l’œil l’inconnu, qu’il vit prendre le chemin d’Autun, un autre cavalier, accourant avec la même promptitude, s’avançait, rapide comme l’éclair, dans la longue et majestueuse avenue du château.

« Attention, de Vieille-Roche ! laisse-là ton habit.

— Le laisser !… point du tout, il m’ira comme un gant. »

Le digne capitaine reconnut bientôt le fougueux chevalier d’Olbreuse ; son cheval était couvert de sueur, et le mors plein d’écume. Le jeune homme, tout en désordre, avait ses bottes crottées par une multitude d’éclaboussures, et sa figure pâle annonçait la fatigue.

« Capitaine !… capitaine !… cria-t-il du plus loin qu’il l’aperçut, Aloïse est-elle mariée ?…

— Oui !… la place est bloquée, » répondit le capitaine qui n’entendit pas.

D’Olbreuse, trompé par la consonnance, enfonça de rage ses éperons dans le ventre de son cheval, et en une minute fut auprès du général en chef de l’armée assiégeante.

« L’infidèle !… la perfide !… me trahir !… il mourra, le vil insecte !… » Hors d’haleine, le jeune homme, pleurant de fureur, et presque étouffé par ses sanglots, ne pouvait rien dire de plus.

« Voilà les femmes !… bégaya Vieille-Roche ; le vin ne trompe jamais… quand sa couleur ne ment pas, on est sûr au moins de ce qu’on boit.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Chanclos.

— Il y a ? que je veux me venger avant ce soir, tuer Villani, l’écraser, n’importe comment !…

— Cela se fera, petit chevalier !…

— Et Aloïse ?

— Tu l’auras !…

— Oui, déshonorée, dit le lieutenant des gardes avec le sourd accent du désespoir.

— Mon ami, reprit Vieille-Roche, je ne crois pas que le vin perde de sa bonté pour être bu par deux !…

— Tais-toi, de Vieille-Roche : respect au malheur !…

— Et au vin ! »

Le chevalier était immobile, et son cheval seul grattait la terre avec son pied, comme s’il partageait l’indignation de son maître.

« Mais, dit Chanclos, les cloches n’ont pas sonné longtemps, et je viens de voir passer un homme qui n’aura pas dû souffrir ce mariage, s’il a eu dans la tête de l’empêcher ; et, ventresaintgris, je ne sais ; les manœuvres qui viennent d’avoir lieu me donnent maintenant de l’espoir… J’ai aimé, chevalier, et quoique mon amour n’ait duré que trois jours et deux nuits consécutifs, je connais cette rage-là… Or donc, il faut éclaircir ce mystère, et aller au château.

— Oui.

— Voir ta maîtresse ?

— Pour l’accabler de dédains !…

— T’expliquer ?

— Lui reprocher sa perfidie !…

— Monsieur le chevalier, c’est ma petite fille.

— Elle me trompe !…

— Croyez bien qu’elle n’est pas perfide, je suis son garant, oui, morbleu !… Allez donc, jeune tête, allez lui écrire pour demander un rendez-vous ce soir, avant… tu m’entends ?…

— Avant… vous entendez ? reprit Vieille-Roche.

— Ah, capitaine !…

— Eh bien ! fou, ne m’étrangle pas en m’embrassant, et cours au quartier-général, chez maître Jean, tu trouveras tout ce qu’il faut pour griffonner la… Le jeune homme y courut.

— Vieille-Roche, continua le capitaine ; ha ça, mon ami, tu dois savoir ton habit par cœur depuis que tu le tiens… allons, quitte-le, et écoute.

— J’écoute.

— N’as-tu pas trop bu ?

— Six bouteilles seulement, et il le fallait, d’honneur, pour faire un compte rond.

— Que reste-t-il ?

— Rien.

— Bon, mon ami. Il faut s’introduire chez les assiégés, pour porter une lettre à ma petite-fille ; et de la prudence ! car si tu étais reconnu, tu courrais de grands risques comme capitaine de l’armée assiégeante !… Couvre-toi de ce manteau, et prends garde qu’on ne t’aperçoive… car tu vas passer pour mon ami l’Ours… c’est un secret d’état ; et le cardinal-ministre… Je ne peux pas t’en dire plus… mais jure-moi que tu ne parleras à personne…

— Mon ami, sois tranquille ; je ne parlerai ni ne me découvrirai… je le jure par les vignes de la Bourgogne, Gascogne, et lieux circonvoisins ! »

À cet instant le jeune amant apporta la lettre au valeureux de Vieille-Roche, qui descendit de cheval, endossa le manteau, et fut escorté jusqu’au fossé qui bordait le parc. Il sauta bravement dans les fortifications ennemies : quand il y fut : « Mon ami de Chanclos, s’écria-t-il avec effroi.

— Qu’as-tu ?

— J’oublie le principal.

— Qu’est-ce ?…

— Une bouteille, mon ami, je n’entreprends rien sans cela. »

Le jeune lieutenant, impatient de voir le buveur entrer dans le parc, galopa jusque chez maître Jean, et rapporta une grosse bouteille de grès que l’on descendit avec les cordes du carton de Villani. De Vieille-Roche satisfait, remonta péniblement ; et après maints hoquets, les spectateurs de cette escalade le virent gagner un massif très touffu, autour duquel, par bonheur, les sentinelles posées par le comte se trouvaient être très écartées.

Les croiseurs retournèrent à leur poste, et le malin sire de Vieille-Roche se glissa comme une couleuvre de buisson en buisson, d’arbre en arbre, jusqu’à ce qu’il fût en face du château.

Sûrs que l’homme terrible à la recherche duquel ils s’acharnaient ne pouvait pas être dans le corps de logis que l’on nommait l’aile Cardinale, parce que c’était le célèbre cardinal de Birague qui l’avait embellie, Mathilde et le comte, se fiant sur la vigilance des piqueurs qu’ils placèrent devant la façade des jardins, avaient délaissé cette partie du château qui contenait les appartenons actuellement habités, le salon, la salle des ancêtres, etc. Alors le sire de Vieille-Roche, à force de manœuvres savantes, était parvenu jusqu’à la salle des ancêtres. Il monta rapidement le grand escalier en effleurant de son manteau le dos d’une sentinelle qui regardait dans les cours, et il arriva sain et sauf à l’appartement de la jeune amante du chevalier sans avoir rencontré personne.

Nous avons remarqué que l’honnête acolyte du capitaine était fort pour la décence : il frappa donc deux énormes coups avec la poignée de sa rapière, à la porte de l’héritière de Birague. Marie vint ouvrir. En envisageant ce manteau rouge, signalé comme l’indice d’un brigand, et de l’ennemi de monseigneur, elle frémit, et trembla de tous ses membres ; mais elle ne trembla pas assez pour ne pas crier, et fermer la porte très brusquement au nez de Vieille-Roche, qui, fort heureusement, avait le nez un peu camus, car sans cela il en serait résulté de grands malheurs.

Dans cet embarras, Vieille-Roche se livra d’abord sans parler à des conjectures très originales sur l’esprit des soubrettes ; puis, rassemblant toutes les forces de son intelligence, il trouva l’expédient de lancer la lettre par le jour qui existait entre la porte et les grandes dalles de pierre de la galerie. Alors il se retira, enchanté de lui-même, et il témoigna cette satisfaction en sifflant. Il avait promis de ne pas parler ; mais il pensa que la fanfare de Henri IV n’était pas comptée comme un discours. De concession en concession, de Vieille-Roche crut qu’il pouvait chanter ; et, en arrivant au bas de l’escalier, il but une bonne partie de sa bouteille, en fredonnant :

 

Et lon, lan, la, buvons, chantons ;

L’heure qui suit n’est à personne.

 

Il comptait sortir par la grande entrée du château en pliant son manteau, et se faisant reconnaître pour le noble sire de Vieille-Roche ; mais comme il finissait son fredon, il reçut par-derrière un coup de poignard adressé avec une telle violence, que le pauvre capitaine, renvoyé à quatre pas, n’aurait plus existé ni joui de l’heure qui suivait, si le coup n’eût porté dans l’épaisse broderie du manteau… Comme il avait promis de ne rien dire, il se contenta de rendre grâces en lui-même au tailleur qui fit broder le manteau ; et sur-le-champ, sans daigner tirer sa longue rapière, il asséna sa bouteille, vide alors, sur le front de l’Italien, en retenant un discours fort éloquent sur les trahisons et les Italiens qui ne frappent que par-derrière.

Si Vieille-Roche promit de ne pas parler, il n’en était pas de même du marquis ; il mugit en tombant tout couvert de sang. Marie, dont les cris l’avaient attiré, se mit à crier de nouveau en voyant ce fatal résultat.

À ces clameurs, le comte et la comtesse accoururent, suivis d’une foule de gens, et de Robert, qui pâlit en voyant le danger qui menaçait la maison des Morvans. Vieille-Roche, toujours sans proférer une parole, s’enveloppe de son manteau, en mettant toutefois la broderie salutaire aux endroits les plus clairs de son pourpoint usé, et il s’élança dans la cour, en faisant tournoyer sa longue épée, et en regagnant l’entrée du château, il la vit fermée. Alors il rassembla ses forces, et résolut de frotter cette valetaille de la bonne manière.

« Tuez-le, disait le comte ; que l’on s’empare de lui ; je le veux à tel prix que ce soit !… Mille pistoles à celui qui l’amènera mort ou vif. Mathieu XLVI chargea ses pistolets, et le combat s’engagea. »

Villani fut laissé sur la place sans que l’on fît attention à son cadavre. Le taciturne Vieille-Roche se défendit comme un lion, et montra que les compagnons de l’aigle du Béarn étaient dignes d’être à ses côtés. Le téméraire Robert déployait devant le comte un courage admirable ; il serrait l’ennemi de près, et lui disait à voix basse : « Fuyez à la chapelle ; arrêtez le monstre !… allez au cinquième pilier ; scélérat ! tu périras… courage, mes enfants ; vous frapperez la dalle noire ; mille pistoles, deux mille si on l’arrête, et mille si on le tue ; elle vous emportera, et vous conduira dans un souterrain qui donne sur la campagne ; je le tiens, secondez-moi !… » Le rusé vieillard sauta au collet de Vieille-Roche, qu’il feignit de lâcher faute de forces. »

Le comte, furieux de le voir échapper à son vieux serviteur, ajusta le compagnon de l’aigle du Béarn ; le coup rasa la plume rouge du chapeau, et l’abattit ; le second coup cassa l’épée du soldat… alors il se mit à fuir en gémissant sur gabrielle, et dans sa colère il blessa avec le tronçon le chef des cuisines, qui le menaçait avec son tranche-lard ; enfin, il gagna la chapelle, suivi d’une foule excitée par le gain que Robert XIV avait attaché à sa prise.

« Monseigneur, il est perdu, car il entre dans l’église, où il n’y a point d’issue… on va vous l’amener !… Le comte tressaillit de joie, et il revint au perron avec Mathilde, qui semblait pensive. »

En effet, en voyant le marquis de Villani dans l’immobilité de la mort, elle s’écria : Enfin il ne vit plus !… l’autre est en notre pouvoir !… nous n’avons plus rien à craindre ! Dieu soit loué !… Et, dans l’excès d’une joie véritable, elle embrassa son noble époux avec une volupté et une ardente tendresse, disparus depuis longtemps. L’adroite comtesse cherchait sans doute à se ménager encore un heureux avenir avec son époux… Ciel ! continua-t-elle, notre fille est sauvée… Quel jour fortuné !… »

Personne n’étant témoin de cette scène, le comte embrassa sa femme, dans l’ivresse où le plongeaient ces événements.

« Couple perfide !… s’écria Villani en se relevant avec peine, voilà donc l’intérêt que vous portez à un homme généreux, dans l’instant même où il succombait en se dévouant pour votre cause !… Adieu !… craignez ma vengeance ! »

À ces mots, il se retira à son appartement en s’appuyant contre les murs, et laissant le comte et sa femme en proie à de poignantes terreurs. Autant le passage de la tristesse à la joie fut prompt, autant le contraire fut violent. Cependant, la comtesse, impassible, se flatta encore intérieurement de ramener le marquis en lui donnant sa fille ; de son côté, Villani pensa que cet événement avancerait son mariage.

À cet instant, on vint annoncer que l’homme au manteau rouge était échappé sans laisser de traces, semblable à l’éclair qui fend la nue.

Le comte eut alors le plus violent accès de rage qui lui eût pris dans le cours d’une vie agitée par de semblables accès. Dans sa fureur, il saisit une des barres de fer qui composaient le balcon du perron ; malgré la force que peut prêter le désespoir, il la trouva aussi inflexible que les arrêts du destin : alors sa fureur se tourna contre ses gens, qu’il maltraita de la pensée et du geste ; chose que Robert vit avec plaisir et trouva digue de Mathieu le Rouge, qui rudoyait toujours ses vassaux.

Le comte remonta tout égaré, portant à plusieurs reprises son pistolet à son front.

Chacun, aux accents de la voix aigre de Robert, retourna en silence à ses travaux, et le conseiller des Morvans se frotta les mains, lorsque Christophe lui apprit le discours du marquis de Villani…

« Nous verrons… nous verrons, murmura le vieillard ; il est temps d’agir !… il faut terminer cette hésitation… »

La nuit vint, et par la même Brèche que Vieille-Roche avait escaladée, le scrupuleux capitaine de Chanclos accompagna l’amant de sa petite-fille… Elle arriva à l’heure indiquée avec Marie, et Chanclos fut témoin de la réconciliation des deux amants. Tout s’éclaircit : le fougueux jeune homme proposa à sa cousine de l’enlever, et le capitaine eut à louer sa petite-fille de ce qu’elle refusa ; il fut un Mentor plus sage qu’on ne l’aurait attendu de son caractère, et il fit entrevoir aux deux amants que leur union n’était pas éloignée, puisqu’un être aussi puissant que le paraissait le protecteur d’Aloïse veillait à leur félicité. Ils se séparèrent, emportant chacun du bonheur et de l’espoir pour longtemps ; leurs adieux émurent le bon capitaine et Marie, qui pensait à Christophe…

Le lendemain matin, le marquis de Villani, roulant dans sa tête cauteleuse une foule de projets, se rendit à Autun, pour aller trouver maître Écrivard, le dépositaire de ses papiers.

CHAPITRE III.

Doli non doli sunt ; nisi astu colas.

Plaute. Les Captifs.

La ruse n’est pas ruse, alors qu’elle est grossière.

Traduction de Blasius.

Quelque rusé que Villani pût être, Robert ne l’était pas moins ; de plus, le vieil intendant possédait certains secrets qui lui donnaient un grand avantage sur celui qu’il regardait comme son antagoniste. Lorsqu’il apprit le départ du marquis, il se décida à le prévenir, et à se rendre avant lui auprès de l’homme qui tenait en ses mains le dépôt précieux de l’honneur des Morvans. Le voyage de Robert était une nouvelle preuve de son inviolable attachement à la famille des Mathieu ; et il fallait que cet attachement fût sans mesure, pour décider l’intendant général, le conseiller intime, à s’éloigner du château de Birague dans cette circonstance difficile. Il donna à Christophe, auquel il avait plus d’une raison de vouloir du bien, la plus grande preuve d’estime qu’il fut en son pouvoir d’accorder. En un mot, il le substitua, pendant le temps que devait durer son absence, dans tous les droits, prérogatives et fonctions qui ressortaient de son intendance. Cette translation de pouvoirs se fit avec une sorte de solennité. Cela était bien naturel ; car Robert XIV ne pouvait décemment dire à Christophe : « Sois intendant de Birague pendant mon absence, « comme le roi dit à un courtisan : « Soyez marquis ou duc. » Il fallait bien d’autres formalités ! et Robert, grand partisan de l’étiquette et du cérémonial, était incapable de se conduire avec tant de légèreté. Il fit donc sommer Christophe de se rendre à l’intendance ; et là, revêtu de sa simarre neuve et de son beau mortier, il procéda à l’installation de son filleul. L’éloquent conseiller intime commença par retracer longuement toute l’histoire de son intendance. Il appuya particulièrement sur deux ou trois faits saillants, tels que la pendaison des révoltés calvinistes ; l’honneur qu’il avait eu de parler à sa majesté le roi Charles IX, à sa majesté Henri III, et à sa majesté le roi Henri IV, lesquelles majestés lui avaient adressé mille paroles flatteuses qu’il montra consignées dans les registres de l’intendance. Après avoir ainsi fait connaître à Christophe toute l’importance de sa place, il jugea convenable de lui révéler un dernier secret, pour achever de lui mieux faire sentir tout le dévouement et l’obéissance qu’il était en droit d’attendre de lui. En conséquence, il lui conta, d’une manière assez drôlette et égrillarde, les aventures de Jeanne Cabirolle, sa vénérable mère, et le rôle important que lui Robert y avait joué. « Tu vois, mon garçon, finit-il par dire à Christophe, le service que j’ai rendu à ta mère en daignant remplacer auprès d’elle Mgr le comte Mathieu XLV dans une de ses plus importantes prérogatives. N’oublie donc jamais, mon enfant, que ta mère a vu ma jambe non bottée ; aie toujours cette jambe devant les yeux, et tu ne manqueras jamais à ce que tu dois à l’honneur de ma place. Le fardeau de cette intendance va tomber pendant mon voyage en tes mains ; tâche d’être digne de moi…

— Vous pouvez compter, mon pè,… mon parr… monsieur Robert, balbutia Christophe, qui ne savait plus trop quel nom donner au représentant de la botte de Mathieu XLV ; vous pouvez compter que je remplirai les fonctions de la place que vous me confiez en fidèle et loyal…

— En fidèle et loyal serf, ajouta Robert, qui s’aperçut que Christophe cherchait une expression peut-être trop ambitieuse… Bien, mon garçon ! je suis content de toi, et je compte sur ta parole.

— Monsieur de Robert, demanda Christophe, ne mîtes-vous que votre jambe ?…

— Est-il ambitieux ! s’écria le vieillard ragaillardi par cette question.

Là-dessus le minutieux intendant instruisit son filleul, dans le plus grand détail, de tout ce qu’il aurait à faire durant son absence. Il lui donna de fort amples instructions et force conseils ; puis, le croyant suffisamment endoctriné, il lui dit adieu, et montant sa petite jument gris-pommelé, il prit le chemin d’Autun avec autant de tranquillité que son amour-propre pouvait lui en permettre.

Tandis que Robert, croyant l’honneur de la famille des Morvans intéressé à son voyage, arpentait la route qui sépare Autun de Birague, le capitaine, sur un mot de lettre de Jean Pâqué, prenait la même direction. Robert avait toutefois un grand avantage sur l’officier de Chanclos, car au moins savait-il pourquoi et dans quel but il agissait. Quant au capitaine, qui, vu ses longs services militaires, avait contracté la bonne habitude d’agir machinalement, la lettre de son vieil ami le balafré, toute obscure qu’elle était, suffit pour le faire monter à cheval, accompagné de Vieille-Roche, devenu encore plus taciturne depuis la perte de sa gabrielle.

Les deux amis cheminèrent sans mot dire, car ils étaient à jeun. Comme ils approchaient d’Autun, ils furent rejoints par un cavalier entièrement enveloppé d’un grand manteau. En passant près de Chanclos, le cheval de l’étranger fit un écart, et son maître, qui ne s’attendait pas à cette fugue, laissa tomber le manteau qui le dérobait à tous les regards. La surprise du compagnon de l’aigle du Béarn fut égale à sa joie, lorsqu’il reconnut dans l’étranger le subtil marquis de Villani, qu’il détestait aussi cordialement qu’une dévote aime son confesseur, et dont il s’était si souvent promis de tirer la plus éclatante vengeance.

Craignant de perdre l’occasion qui se présentait, le capitaine dégaina promptement, et s’avança sur Villani, en s’écriant : « À moi, de Vieille-Roche, voilà l’ennemi… »

À la vue du redoutable Chanclos et de son henriette menaçante, l’Italien comprit qu’il n’y avait plus moyen d’éviter le combat qui lui était présenté pour la dixième fois au moins. Il sentit même que la prudence lui commandait de l’accepter sans trop se faire prier ; car il y avait absolue nécessité. Il mit l’épée à la main d’assez bonne grâce, aimant mieux courir les chances incertaines des armes, que de refuser à l’irascible capitaine une satisfaction que ce dernier était homme à se procurer de force.

« J’espère, capitaine de Chanclos, dit Villani en mettant pied à terre, que vous connaissez trop les lois de l’honneur pour souffrir que votre ami le sire de Vieille-Roche et la longue rapière dont il est armé se mêlent du combat que je vais soutenir contre vous ?

— Oses-tu parler d’honneur, vile couleuvre d’Italie ? s’écria Chanclos transporté de colère… ne sais-tu pas qu’en quelque lieu que je te rencontre, et de quelque manière que je te mette à mort, je n’aurai fait qu’un acte méritoire, et épargné de la besogne au prévôt ?… »

Ici Villani laissa éclater sur son visage les marques du plus visible effroi. Le capitaine jouit quelque temps de la peur de son ennemi ; puis il ajouta :

« Allons, rassurez-vous, prudent marquis : je consens à ne pas usurper les droits du bourreau. Je vais, en vous accordant l’honneur de vous mesurer avec un véritable gentilhomme, vous traiter mille fois mieux que vous ne méritez car certainement vous ne pouviez pas espérer de périr aussi honorablement… Allons, faites trois signes de croix, et en garde…

Le ton prophétique du capitaine parut un augure des plus sinistres au marquis. L’Italien se trouvait dans la position d’un homme qui doit vaincre ou mourir, et cette alternative cruelle, au lieu de la bravoure qui lui manquait, lui donna l’énergie du désespoir et de la haine. Il se jeta comme un furieux sur son ennemi et essaya de lui porter un coup mortel avant qu’il eût le temps de se mettre en garde.

« Ah, coquin de condottierie ! s’écria l’officier de Chanclos, en reculant de quelques pas pour éviter la brusque attaque du marquis, tu joues des couteaux avant le signal !… Attends, spadassin fieffé, je vais solder ton compte en monnaie française. »

À ces mots, le capitaine reprit l’offensive, et menaça à son tour l’Italien. La flamboyante henriette tournant avec rapidité autour du corps de Villani, ne tarda pas à lui donner des vertiges ; l’honnête capitaine s’en aperçut avec une agréable satisfaction, et profitant de l’émoi du marquis, il lui poussa sa dague dans le côté, et l’étendit sur le gazon.

« France ! France ! Et saint Henri, » s’écria de Vieille-Roche, en voyant tomber l’Italien…

Le marquis se mit à pousser des cris et des jurements effroyables : « Je suis mort ; enfer et furies ! je suis mort !… »

Le capitaine, qui avait toujours douté de la véracité du marquis, voulut s’assurer si au moins une fois dans sa vie le drôle disait la vérité ; il s’approcha donc du blessé avec l’intention toute chrétienne d’éviter un nouveau mensonge à Villani. Heureusement pour ce dernier, de Vieille-Roche, qui avait continuellement l’oreille aux aguets, entendit le bruit lointain du galop de plusieurs chevaux. Le prudent témoin se hâta d’en avertir son ami, et lui conseilla de gagner promptement du pays : « Ce n’est pas, dit-il, que les choses ne se soient passées convenablement ; mais il est toujours mieux, dans de pareilles circonstances, d’éviter les explications brutales que la justice ne manque jamais de demander à un gentilhomme qui prétend voyager honorablement sur le pavé du roi sans souffrir que personne lui manque. »

Chanclos, qui fuyait comme l’eau tout ce qui avait quelque rapport avec les hommes noirs dont la mission est de pendre un certain nombre de chrétiens, honnêtes gens ou fripons, peu importe ; la quantité est donnée, et il faut la remplir ; Chanclos, disons-nous, crut ne pouvoir mieux faire que de remonter lestement sur son vieux Henri, et de presser les côtes de ce fidèle coursier. Il abandonna donc l’Italien à son sort, et gagna Autun au galop précipité de son cheval ; galop que sa fierté ne lui permit jamais d’appeler que du nom de trot allongé.

Le marquis voyant s’éloigner le terrible compagnon de l’aigle du Béarn, se mit à crier, et ses cris firent venir des paysans qui travaillaient ; ils s’empressèrent de prodiguer à l’Italien tous les secours dont il devait avoir besoin ; l’ayant déshabillé, ils reconnurent, à la grande joie de Villani, auquel il fallut répéter vingt fois qu’il n’était pas mort pour le lui persuader, que sa blessure était peu dangereuse. En effet, Henriette avait glissé le long des côtes, et avait à peine effleuré la peau du marquis. Rassuré sur son état, ce dernier ne tarda pas à recouvrer des forces et à remonter à cheval. Toutefois il est bon de prévenir mon lecteur que le vaillant Italien ne jugea point à propos d’aller à Autun par la même route que son brutal adversaire ; il crut plus sage de prendre à travers champs, et de faire une entrée modeste dans la ville.

Pendant que cet événement se passait sur la route, Robert, arrivé à Autun, était descendu à la porte de la maison de Me Écrivard, notaire royal et loyal. Le vieux serviteur des Mathieu, après avoir préalablement attaché sa jument grise aux crochets de fer qui garnissaient le devant de la maison du notaire, monta fièrement l’escalier, et entra dans l’étude du garde-note, la tête haute, et son mortier aux armes des Morvans placé d’un air important sur son vénérable chef ?

« Où est le patron, » demanda-t-il à un jeune clerc du nom de Bonjarret, et qui, sa plume sur l’oreille, se promenait avec la gravité d’un conseiller.

— Domine, in arcanis, sous-entendu ædibus, répondit Bonjarret en se rengorgeant.

— Que parles-tu de Bibus, dit Robert, dont les vieilles oreilles étaient anti-latines ; crois-tu que les affaires qui m’amènent ici soient des fariboles ?… »

En entendant ce blasphème scolastique, Bonjarret resta la bouche béante ; il crut s’être compromis en écrasant par son savoir un homme qu’il prenait en flagrant délit, et qu’il jugea, d’après son ignorance, appartenir à la plus haute magistrature.

Robert, tout fin qu’il était, ne devina pas la cause de la stupéfaction de l’aide-notaire ; mais il en profita en homme profondément versé dans la connaissance du cœur humain : il le prit par l’oreille, et dit : « Tu mériterais bien que je te l’arrachasse ; mais je suis bon, et je consens à te pardonner, pourvu que tu veuilles réparer ta faute.

— Que faut-il faire, monseigneur ?…

À ce titre pompeux, l’intendant de Birague lâcha l’oreille du jeune clerc, et le regardant en souriant, il lui répondit :

« Il faut, mon cher enfant, ne laisser entrer personne ici tant que je causerai avec ton maître… Maintenant promets-le-moi, et conduis mes pas vers ton patron. »

Bonjarret promit d’exécuter fidèlement sa consigne, et marchant devant Robert, il ouvrit une petite porte, et introduisit le conseiller intime des Morvans dans le cabinet de Me Écrivard ; cela fait, il fut se mettre en sentinelle à la porte de l’étude.

Me Écrivard, en entendant troubler la solitude de son cabinet, lève la tête d’un air de mauvaise humeur ; mais en apercevant devant lui le fier intendant de la plus grande maison de la province, son visage prit l’expression de bienveillance accordée aux riches clients, et il se leva du misérable fauteuil à roulettes qu’il nommait emphatiquement sa chaise curule. Me Écrivard avait pris en affection, comme tous les gens de cabinet, un mot qu’il répétait assez souvent ; ainsi l’on ne s’étonnera pas de l’entendre commencer par un.

« En dernière analyse, qu’y a-t-il pour votre service, M. Robert ? » dit-il en offrant avec politesse le plus haut de ses fauteuils au vieux favori des Mathieu…

— Une bagatelle, répondit nonchalamment Robert : je voudrais avoir plusieurs copies de soixante-dix actes fort anciens, déposés chez vous, qui prouvent les acquisitions successives faites par les Mathieu XXXVI, XXXVI, XXXVII, XXXVIII, XXXIX et XL du nom… C’est un ouvrage, mon cher notaire, qui vous sera payé sur le pied de trois francs par rôle, et cela fera un total, Me Écrivard !… un joli total, par ma foi ! » Le rusé vieillard ayant ainsi affriandé l’avide garde-note, il ajouta : « De plus, je voudrais avoir de suite une bonne et exacte copie du vieux titre que voici ; ayez la bonté de la faire faire à l’instant, et d’en surveiller l’expédition ; recevez-en le prix d’avance, dit Robert, » en posant plusieurs écus sur la table d’Écrivard.

La vue du métal offert à sa rapacité, fit, sur le compassé notaire, le même effet qu’un boisseau d’avoine produit sur un cheval de fiacre accoutumé à la portion congrue. Il courut aussi vite qu’il le put à son étude, et chargea Bonjarret de tirer la copie demandée.

Jusqu’ici tout allait bien ; d’un côté, Robert avait donné une consigne à Bonjarret, qui devait empêcher que personne vînt l’interrompre ; de l’autre, il avait éloigné Me Écrivard du sanctuaire de la chicane. À la vérité, la porte de communication qui joignait l’étude des clercs au cabinet du patron, était restée ouverte, et le notaire y jetait de temps en temps les yeux ; mais le subtil conseiller intime des Mathieu n’était pas homme à s’effrayer des difficultés. En conséquence, il se mit adroitement en quête d’un certain carton qu’il savait avoir été déposé par Villani chez le discret Écrivard. La recherche fut longue et difficile ; heureusement pour Robert, l’acte dont Me Écrivard surveillait la copie était de la plus ample dimension ; le prudent vieillard avait pensé à tout. Enfin, après avoir fureté pendant une heure, Robert découvrit un petit carton sur lequel étaient écrits les mots : Dépôt confié par M. le marquis de Villani. Ah fourbe ! dit Robert en mettant la main dessus, c’est en vain que tu as cru me jouer !… En achevant ces paroles, le carton demeura enseveli sous la vaste simarre de l’intendant ; avec quelqu’adresse que Robert exécutât son escamotage, il ne put dissimuler entièrement la joie qu’il éprouvait en se voyant le maître des pièces qui devaient servir à perdre l’honneur des Morvans. Me Écrivard s’aperçut de l’émotion du vieillard, et il jugea qu’un homme raisonnable ne pouvait rire que lorsqu’il en avait trompé un autre. En conséquence, il quitta précipitamment Bonjarret, et accourut dans son cabinet, en jetant sur Robert un regard où sa pensée était écrite en toutes lettres. Le bonhomme la comprit parfaitement, mais il n’en fit rien paraître, et il regarda le notaire avec un air qui tenait le milieu entre la naïveté et la malice. Écrivard parcourut rapidement de l’œil les différents cahiers de son cabinet, et il devina de suite par la place vide qu’il y aperçut, sur quel objet la convoitise de Robert s’était appesantie. L’importance du dépôt confié à sa prudence lui en fit attacher une grande à se ressaisir du précieux carton. Il tourna donc autour de Robert avec l’air du loup qui assiège un bercail. Le vieux conseiller impassible n’avait pas l’air de s’occuper des choses de ce monde ; cette conduite était le chef-d’œuvre de l’adresse ; et certainement elle eût fait par la suite grand honneur à Robert, si, par un hasard malheureux, Écrivard n’eût aperçu un petit bout du carton désiré qui passait par une des fausses poches de la simarre de l’intendant. Sûr de son fait alors, il s’approcha de Robert, et louant l’étoffe de sa simarre, il se mit à tirer le carton de toutes ses forces, tâchant encore, tant Robert lui inspirait de crainte, de déguiser l’envie de rentrer en possession du bienheureux dépôt, par le désir d’examiner l’étoffe dont était doublée la noble simarre. Robert, devinant l’intention de l’ennemi par ses manœuvres, voulut prendre un air de dignité capable de lui en imposer ; pour cela, il résolut de se draper dans sa simarre ; or, pour se draper, il faut absolument ouvrir les bras. L’intendant crut pouvoir les ouvrir aussi noblement qu’il était nécessaire, en ayant toutefois la précaution de tenir sous ses aisselles les papiers objet du litige. Par malheur, Robert, en voulant exécuter son projet, laissa glisser le malheureux carton, qui vint tomber aux pieds d’Écrivard.

À cette vue, l’intendant et le notaire, enflammés d’une égale ardeur, se précipitèrent pour s’emparer du précieux dépôt. Écrivard fut le premier qui s’en saisit, et s’accroupissant dessus, il se mit à crier de toutes ses forces : « Au secours !... il y a un voleur chez moi…

— Belle nouvelle !... N’y en a-t-il pas toujours eu vieux coquin ? dit Robert en s’efforçant de lui fermer la bouche avec ses mains.

— En dernière analyse, M. Robert, par pitié, laissez-moi ce carton…

— Non, non, l’honneur veut…

— Comment, l’honneur veut ?…

— Cela ne vous regarde pas ; lâchez les papiers, ou par saint Mathieu… » Robert se mit alors à tirer le carton avec toute la force que lui donnait son zèle pour la famille des Morvans. Le carton commençait à passer plus de son côté que de celui d’Écrivard, lorsque ce dernier, voyant qu’il allait être dépossédé, se mit à renouveler ses cris :

— Au secours !… au voleur !… Ah, M. Robert !

— … En dernière analyse, lâchez-moi… vous m’étouffez !…

— C’est ce qu’il faut ; » et Robert ayant décoiffé Écrivard, faisait tous ses efforts pour lui enfoncer sa perruque dans la bouche, et ce en forme de bâillon… Une lutte terrible s’engagea alors, et le notaire trouvant des forces dans son désespoir, parvint à se tirer des mains de l’implacable Robert, qui l’eût étranglé pour sauver l’honneur.

Quand Écrivard se vit libre, il courut à la fenêtre de son étude, et il ouvrit une bouche qui certainement pouvait passer pour la plus forte trompette de l’armée du roi. Robert apercevant le danger, et voulant éviter des cris qui ne manqueraient pas de rendre publique son expédition, s’empressa de dire au notaire qu’il était prêt à entrer en accommodement.

En entendant ces paroles de paix, le garde-notes, qui n’était pas fâché de ménager l’intendant de la plus riche famille de la province, se montra disposé à ouvrir les négociations, malgré le droit qu’il avait de faire un procès criminel à l’intendant, tout Robert qu’il était.

« Je vois, dit le conseiller, qu’il en faut finir par où j’aurais dû commencer.

— Oui, monsieur Robert ; en dernière analyse, il faut me rendre…

— Rendre !… non, de par saint Mathieu ; mais il faut vous fermer la bouche. »

Écrivard, croyant déjà voir dans son gosier la redoutable perruque, se retourna vers la fenêtre comme pour appeler au secours.

« Taisez-vous, maître doigts crochus, reprit le conseiller intime, il n’est plus question de perruque… Tenez, voici qui suffira pour vous rendre doux comme un mouton et souple comme un gant. Lisez, tremblez, et obéissez. »

À ces mots, Robert tira de sa poche un papier, et l’ayant déployé, il le présenta à Écrivard ; celui-ci lut ce qui va suivre…

« Nous, Armand Duplessis, cardinal de Richelieu, ordonnons à Me Écrivard, notaire royal à Autun, et cela avec commandement du secret, et sous peine des galères, de remettre à Me Robert, intendant du très haut et très puissant » seigneur comte de Morvan, le dépôt confié à sa garde par le marquis italien Villani.

» Signé ARMAND. »

 

« Eh bien ! Me Écrivard ? dit Robert,…

— C’est bien la signature de son éminence… Monsieur Robert, je suis prêt à obéir, repartit le notaire avec la plus entière soumission ; mais… puis-je espérer, en dernière analyse, que cet ordre me restera, afin de me mettre à l’abri…

— Oui, Me Écrivard, gardez-le, et, sur votre tête, ne le lâchez pas… vous savez ce qui vous est recommandé… les galères, en cas de bavardage. Adieu… soyez discret.

— M. de Robert, pourriez-vous bien maintenant me dire, mais… si toutefois c’est votre bon plaisir, pourquoi vous ne m’avez pas montré de suite l’ordre de monseigneur le cardinal ? car, en dernière analyse il me semble…

— Ah ! il vous semble, en dernière analyse, répéta le conseiller goguenard… il n’y a pas de dernière analyse qui tienne… ce n’est pas que nous manquions de raisons suffisantes… elles ne vous regardent pas : l’intendant, que dis-je ?… le conseiller intime des Morvan, ne doit compte de ce qu’il fait qu’à son suzerain et à Dieu… Au surplus, maître Écrivard, retenez bien ce que je vais vous dire : Vous verrez probablement le Villani ; faites et agissez comme si vous aviez toujours ses papiers, sinon, vous voyez quel est notre crédit… prenez garde aux galères !… »

Robert déploya tant de dignité en sortant, qu’il balaya avec sa simarre traînante l’étude du notaire, et cela au grand contentement de Bonjarret.

Quand le conseiller fut sorti, maître Écrivard remplaça le carton par un autre, sur lequel il mit la même étiquette. Madame Écrivard et Bonjarret furent ses victimes, car ils essuyèrent sa mauvaise humeur.

Au milieu du paroxysme de la colère du notaire royal, le marquis Villani entra dans l’étude. Écrivard trembla en le voyant ; néanmoins il résolut de faire bonne contenance.

« Monsieur le garde-notes, dit l’Italien en poussant un soupir arraché par la douleur qu’il ressentait de sa récente blessure, je viens retirer les papiers que j’ai déposés chez vous.

— Comment, monsieur le marquis ! vous auriez le dessein de me retirer votre clientèle ? en dernière analyse, vous en êtes le maître…

— Il ne s’agit pas de ça, » répliqua Villani avec un air de hauteur qui fit expirer la parole sur les lèvres du questionneur. Le notaire, assis sur son fauteuil, n’en bougeait pas, et pour avoir une contenance, il se mit à rouler entre ses doigts un morceau de cire : « Il s’agit de mes papiers, qu’il faut me rendre ; m’entendez-vous ?

— Oui, monseigneur, je vous comprends ; mais ce que vous me demandez est impossible.

— Impossible ! et par quelle raison ?

— Une très bonne.

— Voici le carton qui les renferme ?

— Oui, monseigneur ; je le répète, je ne puis vous les donner.

— Coquin !

— Monseigneur !…

— Je te ferai mourir sous le bâton !...

— Pour cela, monseigneur, c’est très possible ; cependant on n’assassine point impunément un notaire royal ; et, en dernière analyse, ma mort ne vous rendrait pas vos papiers…

— Je vais les prendre ; et Villani se saisit du carton ; que sont-ils devenus ? s’écria-t-il.

— Monseigneur, je vous jure !…

— Rends-moi mes papiers, misérable !…

— Que c’est bien malgré moi… »

— Je cours te dénoncer, et te faire pendre.

— Qu’ils sont disparus.

— Disparus !… faussaire abominable !… ton procès ne sera pas long, et la corde…

— Je sais ce que c’est ; mais, en dernière analyse, je suis à couvert. »

L’Italien était resté immobile comme pensant à autre chose : bientôt, sans plus rien dire au garde-notes effrayé, il quitta l’étude, et marcha précipitamment vers la porte, se disposant à aller chez les gens du roi pour y dresser une dénonciation contre le comte de Morvan.

Mais Robert, son adversaire, n’était pas homme à laisser une minute l’honneur de la famille en danger. Le fidèle conseiller, après avoir détruit le testament que le marquis fit en cas de mort violente, prit des mesures pour empêcher Villani de se rendre redoutable.

L’Italien était donc en route, et déjà il se croyait dans la rue habitée par le procureur criminel, lorsqu’il s’aperçut que deux hommes le suivaient : il se souvint, en entendant le bruit de leurs pas, que ce bruit l’accompagnait depuis sa sortie de chez Écrivard. Il se retourna, et tressaillit de peur à l’aspect de la mauvaise mine de ces deux satellites : leurs vêtements étaient déchirés, une ceinture rouge leur ceignait le corps, des poignards sans fourreau garnissaient cette ceinture, et des chapeaux rabattus ne laissant voir qu’à moitié des barbes longues et des visages basanés, justifiaient assez la peur du marquis, surtout si l’on prend garde que la nuit était sombre et la rue déserte.

Alors il pensa à tout ce qu’une famille comme celles des Morvan pouvait entreprendre pour conserver son honneur. Les deux hommes s’approchèrent davantage ; il réfléchit que la mort d’un chrétien, quel qu’il fût, n’était rien pour une famille puissante… En ce moment les deux spadassins le saisirent par chacun un bras.

« Au secours !… cria le marquis.

— Si vous dites un mot, vous êtes mort, et nous sommes sûrs de l’impunité !…

— Que voulez-vous de moi ?…

— Il faut nous suivre.

— Où ?…

— N’importe, marchez… ne tremblez pas tant… l’ordre n’est pas de vous tuer, sans cela vous le seriez !…

Les deux hommes tirèrent leurs poignards, et les firent briller à la lueur de la seule lanterne qui fût dans la rue : il n’y avait aucun espoir de fuite, car il aperçut à l’un des bouts de la rue l’impitoyable capitaine de Chanclos, et à l’autre l’honnête de Vieille-Roche, qui tous deux forçaient les passants de prendre une autre direction. Dès lors il crut sa perte jurée ; une sueur froide coula de tout son corps, et l’on fut obligé de le soutenir.

Il fut conduit par les quartiers les plus déserts ; après maints détours, Vieille-Roche, qui formait l’avant-garde, s’arrêta près d’une tour abandonnée qui faisait autrefois partie des fortifications, et qui se trouvait alors dépendre d’un couvent de religieux. Le marquis passa avec peine par des casemates ruinées ; car un de ses guides n’éclairait qu’au moyen d’une seule lampe vacillante… Enfin il fut introduit dans une pièce assez bien éclairée et meublée ; on le fit asseoir, et les deux hommes se mirent debout devant la porte ; quant aux deux capitaines, ils allèrent dans une pièce voisine, et revinrent sur-le-champ avec un beau vieillard mis très simplement, et ne portant point d’ordres ni d’armes : cependant la contenance assez embarrassée de Chanclos, la figure profondément respectueuse de son ami, qui se tenait debout, le chapeau à la main, et surtout l’air noble du vieillard, en imposèrent à Villani, qui, mu par la crainte ou le sentiment de sa bassesse, se leva précipitamment en ôtant son chapeau.

À l’arrivée du vieillard, les deux guides du marquis disparurent.

L’étranger s’assit, et après un moment de silence, il fit un signe au digne capitaine, qui de suite prit la parole.

« Ha ça, garçon parfumeur… »

À ces mots, l’Italien devint blême, et voulut interrompre.

— Silence !… répéta de Vieille-Roche en cinglant un coup de sa rapière sur le dos de l’Italien, action qui fit sourire Chanclos ; ne vois-tu pas que son excellence… que monseigneur… qu’est-ce que je dis donc ?… Enfin rappelle-toi que tu n’es là que pour écouter… ainsi… motus, ou chut !… choisis…

— Or donc, garçon parfumeur, reprit le capitaine, tu sauras que nous connaissons toute ta vie.

— Depuis a jusqu’à z, ajouta Vieille-Roche, et cela forme un vilain alphabet.

— Paix ! dit le vieillard.

— Paix ! Vieille-Roche, répéta Chanclos d’un air affairé… Nous connaissons, dis-je, toute ta vie, et cela par l’ambassadeur de Florence, de Naples, etc. Non content d’avoir empoisonné la marquise de C*** avec des fleurs, la comtesse de B*** avec des gants, la duchesse avec une orange, l’évêque de *** dans une pièce de Madère, tu as eu le crime irrémissible, toi vilain, d’oser lever les yeux sur une Morvan, la petite fille d’un Chanclos !… et cela pour l’épouser en légitime mariage !… Ce n’est pas tout, tu veux ternir l’honneur d’une maison comme celle des Morvans, en l’accusant d’un crime imaginaire : tu as comblé la mesure… écoute ton arrêt… »

Le vieillard se leva, et, d’une voix terrible, il dit… « Un seul blasphème contre la gloire des Mathieu sera le signal de ta mort… Je t’ordonne de quitter Birague, et sous trois jours la France… En cas de désobéissance, ton procès commencera… Tu peux sortir…

— Sors, dit Vieille-Roche en gratifiant d’un dernier coup de plat de sabre l’Italien confondu. »

Les deux guides le prirent par la main et le mirent à la porte de la vieille tour.

« Oui, je sortirai, s’écria Villani, oui… mais qui que tu sois, tu n’empêcheras pas ma vengeance ; elle sera terrible… je vais retourner à Birague, y porter la désolation, et tenter un dernier effort. »

Laissons ce scélérat former ces noirs projets.

Le vieillard, après le départ du parfumeur florentin, dit, en s’adressant à Chanclos :

« Mon cher capitaine, je vous enjoins de ne pas perdre de vue cet Italien jusqu’à ce qu’il soit hors du royaume, et comme il pourrait se défier de vous, je m’en vais mettre encore auprès de lui un gardien que je crois capable de cette mission. »

Les deux amis sortirent en s’inclinant, et firent place à Jackal, secrétaire de la sénéchaussée.

L’inconnu lui montra un sac de pistoles, et lui commanda, au nom de ce souverain tout-puissant, de s’arranger adroitement pour entrer au service de Villani, de surveiller ses moindres actions et paroles pour en rendre compte sur-le-champ par lettres adressées à Autun à maître Jean Pâqué. Jackal fit un profond salut en recevant le sac de pistoles, et il promit le secret et le dévouement le plus grand.

Jamais argent ne vint plus à propos : Jackal avait en ce moment plusieurs mauvaises affaires dont il ne savait comment se tirer : chassé par le sénéchal, prêt à être saisi par la justice, il fut fort aise, quand on le vint chercher par l’ordre de Jean Pâqué. La manière dont cet homme bizarre était sorti de prison en échappant au supplice que lui Jackal lui destinait, prouvait un pouvoir extraordinaire, et Jackal se mit volontiers sous cette égide.

Selon les instructions du vieillard, il se trouva le lendemain dans la rue où Villani avait fixé sa résidence momentanée. Il fut bientôt aperçu par l’Italien, qui, se souvenant du bien que la comtesse lui disait de cet homme, le fit appeler, et le prit à son service aux mêmes conditions que feu Géronimo, c’est-à-dire de partager sa fortune, et il en promit une très brillante, ne dissimulant pas à Jackal qu’il fallait de la résolution et très peu de conscience.

Ces deux âmes se comprirent, et s’apprécièrent en un clin d’œil. Alors le marquis, sûr d’un complice, s’en retourna sur-le-champ à Birague y faire ses adieux par un coup qu’il ne cessait de méditer.

CHAPITRE IV.

C’était l’heure où tout dort… et la lune en silence

De sa route étoilée argentait les contours,

Quand l’airain villageois, par sa triste cadence,

Murmura le moment du crime et des amours.

(Isma, romance norvégienne traduite du baron Whulher.)

Il est peu de personnes qui ignorent le fameux raisonnement de Buridan, lequel supposait un âne entre deux mesures égales d’avoine bien grasse, vannée, criblée, choisie et appétissante. Jackal, également tenté par les promesses du marquis et par l’or de Jean Pâqué, représentait fidèlement ce célèbre animal. Il est certain que si l’âne de Buridan avait été placé entre les deux picotins, il en eut agi comme Jackal, qui, après de mûres réflexions faites en suivant son maître à Birague, résolut de tirer tout ce qu’il pourrait de l’un et de l’autre, se promettant de tenir une conduite mixte dont il pût se faire un mérite auprès du vainqueur : son rôle se trouvait bien favorable à cet honnête dessein.

Pendant que le valet pensait à ses manœuvres, le maître en faisait autant pour les siennes ; mais ses réflexions étaient tristes, car il se voyait engagé de telle manière qu’il lui fallait vaincre, ou périr.

En effet, après avoir laissé le comte et Mathilde dans la persuasion qu’il courait se venger de leurs dédains, il revenait au château sans vengeance et sans pouvoir l’accomplir, ayant trouvé dans Robert un adversaire redoutable, qui, l’œil toujours ouvert sur lui, hardi, infatigable, ne lui permit de ne rien entreprendre contre l’honneur de la famille. Les œuvres de conseiller annonçaient qu’un intermédiaire puissant entre lui et le pouvoir suprême lui fournissait les moyens de satisfaire ses moindres volontés. D’un autre côté, Jean Pâqué lui parut connaître, ainsi que le cardinal, assez de ses crimes secrets pour l’empêcher de faire un seul pas en France ; son origine dévoilée le couvrait de ridicule, et Jean Pâqué annonça, par tous ces moyens, qu’il était le maître de sa vie, et Villani en convint en lui-même. Les terribles paroles prononcées dans la tour retentissant encore à ses oreilles, lui disaient assez énergiquement qu’ayant tout à craindre, il devait tout oser. Qu’importe un crime de plus alors que le supplice s’apprête ?

L’homme au manteau rouge, à supposer que ce ne fût pas le même que Jean Pâqué, était encore un ennemi redoutable, puisqu’il avait tenté de l’assassiner. Enfin, d’après les entreprises des deux capitaines Chanclos et de Vieille-Roche, leur rencontre ne lui serait-elle pas de plus en plus fatale, et celle du jeune d’Olbreuse encore bien davantage ?

Ajoutant à cela qu’il ne lui restait qu’un moment très court pour agir, car les deux capitaines, à la première occasion, divulgueraient l’aventure de la tour ; en cette extrémité, le marquis, pressé de tous côtés, se trouvait comme une bête fauve qui, resserrée par trente chasseurs, n’a pour toute ressource qu’un faible taillis, et un trait de courage pour se sauver dans une autre forêt. Cette autre forêt, pour le marquis, était l’Italie ; il tourna ses yeux vers elle, en y cherchant un endroit où il fût inconnu. Ce projet l’amenait à Birague, et de temps en temps il jetait un regard scrutateur sur le remplaçant de Géronimo, comme pour voir si son front marquait assez de férocité, et son œil assez de traîtrise pour l’aider dans ses crimes ; et nous devons dire qu’il ne laissait rien à désirer sous ce rapport.

Tenté par les immenses richesses du comte, le marquis roulait en sa tête le dessein de s’emparer, par tel moyen que ce soit, des diamants de Mathilde et de la caisse de Robert. Ainsi Jackal suivait son maître attiré par l’appât de l’or, et Villani courait à Birague dans le même but. Dans le fait, Birague était le lieu le plus sûr et qui lui offrait le moins de périls.

La scène n’avait pas changé dans ce malheureux séjour. Aloïse ne sortait pas de son appartement, et Chalyne, exacte à remplir les ordres de la comtesse, était, pour parler exactement, la geôlière de la tendre amante du chevalier d’Olbreuse. Mathilde, à la suite d’un violent accès de colère de Mathieu XLVI, fut bannie de sa présence et maudite à jamais. On ferma le château par les ordres du comte ; le plus profond silence y régnait, et la nuit Morvan lui-même en faisait exactement le tour, comme une sentinelle dans une place forte. Si par hasard un homme de justice y fût entré, le comte était homme à s’ensevelir sous les ruines de la demeure de ses pères. Les valets remplissaient leurs devoirs en tremblant et sans mot dire. Il n’est pas besoin d’instruire le lecteur que Christophe vit avec une extrême tristesse son intendance commencer sous des auspices aussi peu favorables.

Les menaces du comte abattirent Mathilde ; elle trembla sur son existence future ; et les injures d’un mari qu’elle n’aimait plus lui firent concevoir une haine trop forte pour qu’elle fût sans effet. Rien n’était plus redoutable pour elle que de vivre attachée avec un criminel plein de remords, confiné dans un château dont il n’osait sortir, et ne recevant personne, puisqu’il craignait tout le monde, même ses gens. L’horreur de cette vie lui apparut grossie des circonstances que son imagination enfanta ; alors les réflexions profondes que lui causa cet avenir lui firent regarder tous les crimes comme permis pour s’en délivrer. Il est inutile de raconter les succès et les minuties qui l’amenèrent à penser ainsi.

On commençait dans la contrée à parler d’une étrange manière sur les événements de Birague. Ces deux mariages successivement résolus et interrompus si bizarrement, ne pouvaient être cachés, puisque chacun avait les yeux sur la noble et belle héritière de la première maison de la Bourgogne. Le chevalier d’Olbreuse, caché dans la forêt à une lieue de Birague, habitait la demeure d’un bûcheron, et chaque soir il se glissait dans le parc, à l’endroit escaladé par le sire de Vieille-Roche ; et Marie, en recevant ses lettres, lui remettait celles de sa tendre cousine. Le sénéchal, mandé par Richelieu, était parti pour la cour ; alors personne ne pouvait donc démentir les bruits injurieux qui circulaient sur les habitants de Birague.

Lorsque le marquis approcha des tours du château, le comte se promenait sur les fortifications. Il frémit de joie en apercevant son ennemi, et fit signe d’abaisser le pont-levis, se promettant que le marquis n’en sortirait qu’à bonnes enseignes. Villani fut étonné du silence : nul valet dans les cours ; aucun de ces chants que fredonnent les domestiques occupés : le feu semblait avoir passé sur ce séjour. Le comte, debout sur une esplanade ruinée, laissa entrer l’Italien sans se déranger… Mathieu XLVI était fortement intrigué par l’arrivée d’un cavalier habillé comme les gens de la justice, et qui s’efforçait en vain de faire prendre le galop à une petite jument assez âgée ;… mais le respect qu’il déploya dans ses mouvements, et bien plus encore, le mortier aux armes des Morvans, fit disparaître les traces du comte, et lui démontra que ce ne pouvait être que son fidèle Robert XIV suivant l’Italien avec opiniâtreté… Alors il ordonna de tenir le pont-levis baissé, et il retourna dans sa chambre du repos, en pensant qu’il fallait que le conseiller eût des affaires de la plus haute importance, pour s’être absenté du château.

Comme Robert suant, haletant, et surtout grommelant, descendait de sa pacifique monture, il vit Jackal.

« Ho, ho ! dit-il en s’essuyant le front et s’appuyant sur l’épaule de son fils adoptif Christophe ho, ho !… il y aura du nouveau ; j’aperçois bien plus d’un Géronimo dans ce tigre judiciaire ; si c’est cela qu’il a mis auprès de l’Italien, il a mal fait de ne pas me consulter…

— Qui, monsieur de Robert ?

— Rien, rien, mon enfant ; contente-toi d’apprendre qu’il te faudra surveiller ce gibier de potence ; avant peu il sera en lieu de sûreté ; la cravate du maître et du valet se file. »

Le fils de la chaste Jeanne Cabirolle resta tout ébahi ; mais Marie accourut ; car où l’on voyait Christophe, on pouvait assurer qu’elle n’en était pas loin. Elle dit au vieux conseiller :

« Ah, monsieur Robert ! ma jeune maîtresse est sous la garde de Chalyne ; je ne peux plus la voir sans employer la ruse.

— Et tu n’en manques pas, friponne !

— Il paraît qu’elle est bien triste, et souffre beaucoup d’être abandonnée.

— Bon, bon ! mon enfant, tout va bien, et cela changera. J’arrive à temps, car tu vois que pendant mon absence tout va mal au château ? »

Aussitôt le bonhomme fit cinq à six tours à l’intendance, dans les galeries, dans les cours, comme pour compenser ceux qu’il n’avait pas faits pendant son absence. Il était si gai, si peu grondeur, et ses deux petits yeux gris brillaient de tant de joie, que chacun, étonné de trouver le front du vieillard éclairci, pensa qu’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire dont on verrait tôt ou tard les résultats. Robert leur parut rétrograder vers son moyen âge ; car, au dire des anciens domestiques, il en avait retrouvé la bonne humeur, la loquacité et les saillies. Il passait la main sous le menton de toutes les jolies filles du château, ne disait rien aux laides ni aux vieilles, et ses regards s’attendrissaient plus que jamais en voyant Christophe et Marie.

De son côté, Villani se rendit aussitôt chez la comtesse, afin de voir comment il en serait reçu, et s’il pouvait fonder quelqu’espoir sur elle. Au premier abord, l’Italien s’aperçut qu’il avait encore de l’empire sur Mathilde. Elle l’accueillit avec tendresse, par la raison qu’elle ne pouvait se plaindre et raconter ses douleurs qu’à lui. De plus, la comtesse, coupable envers le marquis, et sentant combien son silence devenait précieux, rassembla toutes ses ressources pour lui plaire encore et racheter sa faute.

Elle mit tant de grâces et d’abandon, d’esprit et de tendresse dans ses manières et ses discours, que le marquis fut enchaîné par des rets invincibles, et ne vit aucune impossibilité à s’attacher la comtesse dans la fuite qu’il méditait, surtout lorsqu’elle se plaignit de son époux avec la chaleur que donne une récente injure. Ainsi donc il rendit à Mathilde ses caresses et ses amitiés avec une ardeur qui la surprit elle-même. Villani lui avoua, comme si cet aveu échappait malgré lui, que, prêt à réaliser sa vengeance, l’idée d’en savoir sa chère Mathilde la première victime, l’avait arrêté ; qu’il ne pouvait croire que les paroles qu’elle proféra au perron fussent vraies, et que d’ailleurs le souvenir des preuves d’amour dont il fut comblé jadis, les effaçaient de sa mémoire.

Un général qui voit son adversaire donner avec une complaisance affectée dans le piège qu’il lui a tendu pour le vaincre, et qui cherche alors à découvrir les motifs de cette conduite insidieuse, n’est pas plus surpris que ne le fut la comtesse. Elle s’attacha donc à percer le mystère que couvraient les paroles de l’Italien… Mais toute incertitude cessa lorsqu’il en vint à sa fuite en Italie, et Mathilde lut dans l’âme de son complice. Elle se révolta contre cette idée en pensant que la comtesse de Morvan en Italie perdait son rang, son influence, sa grandeur et toutes les jouissances que sa vie présente lui procurait ; néanmoins elle eut l’adresse de cacher à Villani cette émotion intérieure, et feignit de l’écouter avec calme. Quand elle objecta ce que deviendrait son noble époux, un geste horrible de l’Italien l’épouvanta. Malgré la haine qu’elle avait conçue pour le comte, un léger frisson la parcourut, et le marquis s’en apercevant, se hâta de changer de conversation. C’était déjà beaucoup pour lui que de laisser germer cette idée dans le cœur de Mathilde.

Cependant Robert, à force de soins, réussit à trouver Aloïse seule ; il entra dans son appartement avec sa prudence ordinaire, et la voyant pleurer, il lui dit :

« Comment, noble dame, vous vous affligez au moment où vous devez espérer plus que jamais ?…

— Ah, Robert ! quel langage tenez-vous ! ne suis-je donc plus prisonnière ?… et sans ces lettres, que serais-je devenue ! »

À ces mois, prononcés avec une aimable ingénuité, Aloïse lui montra quelques lettres écrites par d’Olbreuse, apportées par Marie, et qui étaient cachées dans un joli petit meuble dont elle portail la clef dans son sein. Tendre amour ! seule fleur que produise la vie, tu es plein de recherches gracieuses et de nuances délicates !… »

Nous ne savons pas si c’est cette réflexion romantique qui fit sourire le rusé conseiller : il reprit, en lançant un regard approbateur à sa jeune maîtresse :

« Oui, ma noble dame, rassurez-vous ; tous nos malheurs vont finir, croyez-m’en ; vous n’aurez plus à lire de tendres missives ; vous entendrez votre époux lui-même, et vous jouirez en paix de sa douce vue. Celui qui vous a déjà secourue ne veut plus que vous soyez la proie des chagrins : demain peut-être vous verrez confirmer mes promesses : vous pouvez ajouter foi à ce que dit un Robert ; ils ont toujours tenu parole, et quand Robert premier a payé des 4,000 marcs, et que j’ai pendu nos huguenots, nous l’avions promis… Croyez-vous que mon intendance ne sera pas glorieuse, et que je verrai en mourant l’infamie descendre sur cette noble maison ?… Non… non… le ciel a entendu nos vœux, et la chapelle des Morvans sera témoin de choses bien extraordinaires en recevant ces serments !…

Aloïse ébahie, regardait le vieux serviteur avec une espèce d’anxiété car ce mélange d’idées confuses lui faisait soupçonner que le conseiller octogénaire radotait un peu. Pour lui, debout, la tête nue, et l’œil en délire, contemplant sa maîtresse son mortier à la main, ses cheveux bleus épars, et sa simarre entrouverte, il avait l’air d’un prophète dénonçant l’avenir.

« Mon bon Robert, savez-vous ce que vous dites ?… s’écria involontairement la jeune fille.

— Ce que je dis !… si je le sais !… » et le vieillard s’en alla tout étonné de ce que sa science fût mise en question.

À ce moment Chalyne revint précipitamment, et, voyant la porte ouverte, elle commença à s’accuser de négligence ; elle se rassura en apercevant Aloïse debout, regardant encore la place où fut Robert. L’imprudente avait laissé tout ouvert le joli petit meuble qui contenait ses lettres. La surveillante en fit la remarque, et se promit bien d’en profiter. La nuit surprit Aloïse plongée dans les réflexions que les paroles de Robert lui avaient suggérées. Tout ce que le vieil intendant prédisait se trouva toujours réalisé ; et l’espoir qu’il venait d’offrir était si grand, qu’elle n’osait y croire.

Vers le milieu de la nuit, comme le silence le plus solennel y régnait, et que la jeune fille dormait du plus profond sommeil, elle fut réveillée en sursaut par un bruit violent semblable à celui d’une lourde porte que l’on ferme. Elle ne put entendre que ce mot prononcé avec force et retentissant dans son appartement… LISEZ !…

Émue au dernier point, elle promena ses regards dans la pièce faiblement éclairée par la lueur de sa lampe, et elle n’y aperçut aucun dérangement. Son cœur battait avec une extrême violence, et elle se disposait à appeler Chalyne, lorsqu’elle vit sur son lit un papier sur lequel était écrit en gros caractères : À ma bien-aimée. Elle se leva sur-le-champ, s’approcha de sa lampe, et brisant le cachet avec promptitude, elle lut ce qui suit :

« Celui qui t’a tirée de ton affliction veut achever ton bonheur, et te sauver de tous les pièges que te tendent le crime et la haine. Demain, à minuit, tu seras unie à d’Olbreuse : les cloches annonceront ton mariage ; la chapelle sera brillante ; rien ne pourra s’opposer à ta félicité ; tes parents seront appelés, et tressailleront de joie. La mélancolie de ton père expirera… On te donnera les moyens de venir à l’Église sans être vue ; et malgré toutes les précautions contraires… je te servirai de père, et tu seras protégée dans ta course nocturne comme pendant ta vie, par un être contre qui rien ne prévaudra. Si le mystère qui m’accompagne n’était pas commandé par des raisons suprêmes, crois qu’il serait indigne de moi de l’employer. Le puissant ne se cache jamais ; je t’attendrai à la grotte des Ossements. Adieu !...

En place de signature, la croix du rosaire qu’Aloïse avait jetée dans la citerne se trouvait appliquée au bas de cette lettre mystérieuse. Aloïse la renferma soigneusement dans son petit meuble d’ébène, et en remit la clef sur son cœur. La satisfaction qu’elle ressentait était mêlée d’une espèce de terreur ; néanmoins elle se rendormit avec la tranquillité de l’innocence.

Pendant qu’Aloïse sommeillait, le comte de Morvan, agité par mille idées sinistres, pensait à sauver sa fille de la tempête qu’il croyait prête à fondre sur lui. Avant le lever de l’aurore, il se rend à l’appartement d’Aloïse, il ouvre la porte avec précaution ; elle tourne sur ses gonds sans crier, et Mathieu XLVI entre en silence… Il aperçoit Chalyne prenant avec avidité les lettres de la jeune enfant, qui semblait sourire en son sommeil, pendant que l’on violait l’asyle des pensées de son tendre amour. Le comte indigné étend la main sur le cou de Chalyne, la saisit, et la jette avec colère hors l’appartement sans qu’elle puisse proférer un seul cri… Son sang s’est arrêté, elle gît évanouie, tant l’idée qu’un spectre l’enlevait, prit d’empire sur ses sens.

Alors le comte jeta un regard involontaire sur le billet de l’inconnu : il lit… et reste muet de surprise ; il oublie tout ce qui l’amène, et son étonnement fait place à la rage, en pensant que cet inconnu, possesseur prétendu du secret d’un crime qu’il crut impénétrable, s’insinue dans sa famille et triomphe de tous ses efforts. Le comte grava soigneusement dans sa mémoire l’heure du rendez-vous, et retourna à son appartement. Il relève brusquement Chalyne, en lui disant à voix basse : Vous serez pendue sans pitié si vous vous rendez coupable de la moindre indiscrétion sur ce que vous avez surpris ; votre silence seul rachètera l’énormité de votre crime, et sur toutes choses laissez ma fille en liberté.

Il fallait peu connaître Chalyne pour croire que la mort fût quelque chose en comparaison de son attachement pour la comtesse ; aussi se trouva-t-elle au lever de sa maîtresse chérie, et elle lui raconta de point en point le rendez-vous de sa fille.

Depuis que Jackal était au château, chacun de ses moments fut employé à épier tout ce qui s’y passait. L’endroit qu’il honorait le plus souvent de son attention était l’intendance ; il y rôdait avec une affection toute particulière ; aussi savait-il mieux que personne la place de la caisse ; mais Christophe y faisait une garde assidue… Ce Jackal suivit Chalyne d’après l’air empressé qu’elle manifestait, au risque d’être aperçu par le vigilant Robert ou quelqu’autre personne, et se mit en embuscade derrière la porte de la chambre de la comtesse, où il entendit la conversation que Mathilde eut avec sa camériste. Aussitôt il instruisit le marquis de cette découverte. Alors Villani, oubliant le peu de temps qui lui restait et les menaces de Jean Pâqué, vit encore un peu d’espoir pour lui, et ressaisit avec avidité l’idée de son union avec Aloïse, s’il pouvait se rendre maître de cet inconnu. Il prit son poignard, ordonna à Jackal de tenir toujours des chevaux prêts, et il attendit avec impatience l’heure du rendez-vous nocturne.

Aloïse, étonnée de se trouver libre, parcourut avec délice le parc de Birague, dans l’espoir de rencontrer d’Olbreuse, et de savoir de lui s’il avait reçu l’avis de se rendre à la chapelle… Mais ce fut en vain ; elle n’aperçut que son père se promenant à pas lents dans son allée favorite, et le jour se passa sans que personne lui eût donné les instructions secrètes dont le billet mystérieux faisait mention.

Sur le soir, le vieux Robert l’arrêta comme elle montait à son appartement prendre un peu de repos avant l’heure prescrite.

« Noble demoiselle, lui dit-il d’un ton grave, non-seulement vos ancêtres furent des personnages illustres, puisque Mathieu Ier était le cousin de Pharamond, mais encore ils furent prudents, et…

— Où voulez-vous en venir, mon bon Robert ?…

— À leurs intendants, qui imitèrent leur prudence : voilà ce qui fait que je vous parle bas. Vous saurez donc, puisque je suis le seul ici qui le sache, que les Mathieu, ayant toujours de grands risques à courir dans les temps de troubles, ont pris des mesures pour se soustraire à la vengeance de leurs ennemis, après l’avoir bravée jusqu’au dernier moment. »

Aloïse, malgré son impatience, prit le parti d’écouter le discours du vieux serviteur, dont l’œil malin semblait se jouer d’elle.

« C’est ce qui fit, continua-t-il, que Mathieu le Rouge se sauva des Anglais à l’instant même qu’ils entraient dans ce château… Apprenez que ces murs épais cachent des galeries dont chaque issue aboutit à la grotte qui se trouve sous la chapelle, et là des souterrains mènent fort avant dans la campagne. Mes registres font foi des sommes immenses que l’on dépensa dans ces ouvrages secrets, qui eurent lieu sous le règne de sept Mathieu vos nobles ancêtres : cela coûta… Mais ne nous arrêtons pas à ces calculs ; qu’il vous suffise de savoir, noble dame, qu’il existe, au chevet de votre lit, une porte qui s’ouvrira ce soir seulement, lorsque vous appuierez sur la troisième feuille du parquet, à partir du mur… Noble dame, n’ayez aucune frayeur du bruit qui se fera quand vous entrerez… À ce soir, ajouta le vieillard, » en s’échappant avec la promptitude de l’éclair en apercevant Jackal…

Villani, le comte, sa femme et Aloïse, attendaient chacun de leur côté, avec une égale impatience, l’heure de minuit, mais avec des motifs bien divers.

Le comte était résolu de se saisir de l’inconnu Villani, de le tuer ; la comtesse, de suivre sa fille. Aloïse seule était charmée de l’espoir le plus doux… Elle usa de mille précautions pour s’habiller sans être aperçue avec la même parure qu’elle portait le jour qu’elle fut sur le point d’être mariée à son cousin… Elle tenait à la main sa lampe, en attendant l’heure indiquée par l’être mystérieux… Enfin la jeune fille impatientée, se hasarde à travers les sombres galeries qui sauvèrent Mathieu le Rouge.

Depuis longtemps le comte ayant devancé l’heure, était assis sur une pierre froide à la grotte des Ossements ; il prête l’oreille au moindre bruit, et s’enveloppe dans un manteau d’une couleur rougeâtre, pour se préserver de l’humidité du lieu.

La comtesse, appuyée sur la mardelle de la citerne, attendait sa fille : elle vit avec surprise la chapelle illuminée… de son côté, l’Italien s’achemine… Minuit sonne !…

CHAPITRE V.

Ô nuit épouvantable !… nuit affreuse !… où ces paroles retentirent comme un éclat de tonnerre : Madame se meurt !… Madame est morte !…

Bossuet, Oraison funèbre d’Henriette, reine d’Angleterre.

Le marquis de Villani, armé de son poignard et d’une lanterne sourde, parcourait avec précaution le souterrain pierreux où naguère il avait suivi la comtesse… Au fond de la même grotte où Mathilde crut anéantir toutes les traces de son crime, et sur la même pierre qui fut noircie par les cendres des ossements, l’Italien aperçut un homme qui, les bras croisés, la tête penchée sur la poitrine, paraissait attendre en réfléchissant… Alors il diminua le bruit de sa marche traîtresse, et il tâcha de s’approcher de sa victime, en profitant, pour se dérober à sa vue, des redans formés par les sinuosités du souterrain. L’inconnu tournait le dos au marquis, et ce dernier, dirigeant les feux de sa lanterne, crut reconnaître l’homme au manteau rouge ; alors, ramassant tout ce qu’il pouvait avoir de courage, il fondit à l’improviste sur lui, le saisit d’un bras tremblant, et lui plongea son poignard dans le cœur à plusieurs reprises… Le sang sort à gros bouillons… la victime s’écrie : « Je meurs !… grand Dieu ! pardonnez-moi !… c’est à la même place !… La voûte sonore retentit faiblement du cri lamentable de l’opprimé… L’ange qui préside aux repentirs l’entendit sans doute… mais Villani, muet de stupeur, les cheveux hérissés, reconnut trop tard le comte de Morvan étendu, l’œil fixe, et la tête penchée languissamment… Lorsque le maître de Birague tomba, la cloche de la chapelle tinta faiblement, et rendit des sons auxquels le silence de la nuit donnait une solennité lugubre…

Bientôt le meurtrier prit sa course, et revint rapidement auprès de la citerne. Il trouva la comtesse allant à la chapelle pour savoir le motif des apprêts qu’elle y voyait faire. L’Italien la saisit fortement par le bras, souilla son blanc vêtement du sang de son époux, et la traîna jusqu’au perron, en criant : « Venez, venez !… nous sommes perdus !…

— Qu’avez-vous ?

— Rien.

— Vous êtes troublé ?

— Rien.

— Que vois-je !… du sang !… traître !…

— Rien… vous dis-je. » L’Italien en achevant pour la troisième fois ce monosyllabe énergique, retrouva un peu de présence d’esprit, et ajouta : « Venez, comtesse, les moments sont chers... prenez tout ce que vous avez de précieux.

— Que signifie…

— Prenez… je vous expliquerai en fuyant…

— Mais encore, ne pouvez-vous…

— Voulez-vous donc monter avec moi sur un affreux échafaud ?…

— Marquis, ces menaces, toutes terribles qu’elles paraissent, ne m’en imposeront pas… Non, je ne quitterai point mon château sans savoir les motifs qui commandent cette fuite…

— Eh bien ! perdons-nous par un instant de retard !… Apprenez que dans ce même souterrain… à la même place… sur la même pierre où vous avez brûlé les os de votre victime, j’ai cru rencontrer l’ennemi que vous redoutez ; j’avance… je frappe…

— Il aurait expiré ? s’écria la comtesse.

— Oui !… mais c’était votre époux… »

La comtesse pâlit, en disant : « Comment se fait-il…

— Je l’ignore, répondit l’Italien.

— Quel parti prendre ?…

— La fuite !… elle seule peut nous sauver ; ne pensez pas que je supporte seul le fardeau du crime que je viens de commettre… On connaît nos liaisons, et la haine que vous portiez au comte ;… vos querelles avec lui, votre opposition au mariage de d’Olbreuse et de votre fille, que vous vouliez me donner, le mystère qui règne ici, toutes ces circonstances grossies pèseront sur votre tête ; tout parlera contre vous, et si vous me refusez… je parlerai moi-même… on aime à avoir des compagnons de malheur. Oui, comtesse ; maintenant nos destinées sont pareilles, nous sommes inséparables, et quand même je ne serais pas maître de vous en sachant vos secrets, et possédant votre cœur, ce dernier crime nous fiance et nous unit à jamais… rien ne prévaut contre un pareil contrat… Suivez-moi… vous le devez… je le veux !… »

À ces mots, prononcés avec la rapide énergie inspirée à Villani par sa situation critique, et empreints de l’éloquence du moment, la comtesse fut subjuguée ; elle courut à son appartement pour y prendre tous ses bijoux. Pendant ce temps, Villani, sachant combien un instant de réflexion pouvait lui nuire, et voulant profiter de l’émotion de la comtesse, éveillait Jackal, et lui donna l’ordre de seller les chevaux sans bruit. Alors il remonta sans perdre une minute à la chambre de Mathilde. Comme il ouvrait la porte, il entendit une vive altercation.

— Qu’allez-vous faire à cette heure ?…

— Je fuis ces lieux !…

— Sans moi ?…

— Oui ; laisse ma robe, Chalyne…

— Elle est pleine de sang !…

— Dieu !…

— Vous avez commis un crime !… n’importe… si c’est vous, il est juste… mais prenez-moi : si l’on vous accuse, vous le rejetterez sur ma pauvre tête, et mon sacrifice ne sera pas grand, puisque je ne peux vivre sans vous… Ma sœur, ma bonne maîtresse, souffrez que je vous accompagne.

— Chalyne, ne m’arrête pas ; ma vie serait en danger… Chalyne !

— Que je vienne avec vous !…

— Non, te dis-je.

— Vous me chassez donc ?…

— Ton salut le veut ; tu dois me fuir !…

— Ah ! si ce n’est que cela !… n’espérez plus m’éloigner, et il faut que je vous suive… je détournerai les coups que vous pourriez recevoir ; je vous serai utile !…

— Ma pauvre Chalyne !… non… non…

— Qui vous habillera ? qui vous soignera comme moi ? dit-elle en sanglotant.

— Allons, laisse-moi !…

— Il faudra donc que je meure ! »

Ce fut à ces mots que le marquis entra encore tout épouvanté de sa situation.

« Avons-nous assez d’or ? furent ces premières paroles.

— Mes diamants valent un million. »

Les yeux de l’Italien s’animèrent : « Partons, » s’écria-t-il.

Chalyne se traîne après sa maîtresse, en tenant un flambeau pour éclairer cette marche précipitée. Les deux complices, souillés des taches du sang du comte, allaient appuyés l’un sur l’autre, précédés par la fidèle suivante. Ce groupe effrayant traversa les galeries en silence, et quand on fut dans la cour, la comtesse se mit en croupe derrière Villani en le serrant dans ses bras ; Jackal monta sur son coursier, et Chalyne se glissa derrière le valet avec une joie sans égale ; et les chevaux s’élancèrent avec la rapidité de la foudre.

Mathilde elle-même éveilla le concierge, qui, tout effaré, baissa machinalement le pont-levis, et le laissa tel qu’il était en se couchant auprès de la chaîne, tant le sommeil l’accablait.

Les cloches sonnèrent alors avec force ; la chapelle paraissait tout en feu ; Robert avait tout disposé pour l’union de sa jeune maîtresse. Un prêtre vénérable, en habits sacerdotaux, attendait les époux. Le conseiller vigilant, inquiet du pas des chevaux qu’il vient d’entendre, sortit précipitamment ; la vue du flambeau brûlant encore près du perron le surprit ; il regarde autour de lui, et voit le pont-levis baissé… Des pensées vagues se glissent dans sa tête ; enfin il aperçoit les fuyards malgré l’ombre.

À ce dérangement, le bonhomme éperdu courut de tous côtés, mu par des craintes indéfinissables ; le craquement de ses souliers, retentissant dans le vaste silence des cours, marquait son irrésolution par les intervalles de bruit et de repos. Alors Robert se décida à une chose qui prouve quelle énergie donnent les grandes circonstances. Il fut aux écuries, et monta sur le cheval fougueux du comte ; déjà le pas de la petite jugement grise était beaucoup trop fatigant pour lui ; néanmoins le vieillard grimpe de son mieux ; malgré les caracoles de Superbe, il saisit les brides, et cramponné sur sa selle, sans éperons, tenant son mortier, s’enveloppant de sa simarre, il se recommande à saint Mathieu et saint Robert, et se met à la poursuite des fugitifs. Superbe, en traversant le pont-levis, donna un violent coup de pied au dormeur, dont les cris achevèrent d’éveiller les domestiques, déjà émus par le son des cloches. Alors le tumulte le plus grand régna dans le château… Tous les valets descendent armés de flambeaux… on court avertir le comte ; il est absent. Le lit de la comtesse est vide ; Aloïse est disparue ; Chalyne, Villani, Jackal n’y sont plus… Les domestiques, privés de leurs maîtres, errent comme des brebis sans berger… Mais ce qui les déconcerta le plus, ce fut l’absence du chien fidèle, nous voulons dire de l’intendant… Christophe n’est point écouté… Ils ont tous des flambeaux, et ces lumières soudaines colorent leurs visages, qui expriment l’inquiétude et l’effroi… Laissons-les…

Pendant que le coursier l’emportait avec tant de vitesse, Mathilde commençait à réfléchir sur la situation extraordinaire où elle se trouvait en partageant la fuite du meurtrier son époux,… il n’était plus temps de réfléchir !… De son côté, Villani, inquiet sur les moyens à prendre pour sortir de France, ne disait mot. Ainsi la route se fit en silence. Arrivés près de la forêt qui se trouve entre Birague et Dijon, le marquis s’y enfonce, et le cœur de Mathilde se serra en marchant sous cet ombrage épais et silencieux. Je ne sais quoi de sinistre se glissa dans son âme, soit que ce fût l’effet de l’horreur religieuse qu’inspirent les forêts, soit que nous ayons des pressentiments heureux ou funestes.

Le marquis se dirigea vers l’endroit le plus impénétrable du bois, qu’il avait souvent exploré pendant ses chasses. Il arriva bientôt près d’une éminence cachée par des arbres de haute-futaie. Une cabane sans doute abandonnée par les bûcherons qui avaient terminé la coupe de cette partie de la forêt, se trouvait placée dans une cavité de ce monticule, de manière à être dérobée à tous les regards… Elle était bâtie grossièrement avec des pierres jointes sans ciment, et tellement recouvertes de mousse, qu’elles semblaient faire un mur ; le toit, formé par des arbres non équarris, et par du chaume éparpillé pour boucher les interstices, laissait passage à la fumée par un trou. La porte, encore ouverte, tenait à peine à des gonds faits avec des liens de fagots.

Tel était l’asile que Villani offrit à la riche comtesse de Birague, qui, peu d’instants avant, commandait à trois cents domestiques dans le plus vaste château de la province.

L’effroi de la comtesse en entrant seule dans cette chaumière délabrée, se dissipa en apercevant des indices qui annonçaient la présence d’un habitant… Une longue chandelle de cire brûlait ; des gants et des vêtements épars sur les chaises ; des parfums, et quelques vases recherchés, indiquaient que le possesseur de ces lieux n’était pas un homme d’une classe vulgaire… Ces vestiges furent loin de produire sur Villani le même effet que sur la comtesse… il lui sembla que Mathilde dépendait moins de lui. Son premier soin fut donc de visiter la chaumière, et lorsqu’il eut acquis la certitude qu’elle était déserte… un affreux sourire que Jackal recueillit, vint errer sur ses lèvres.

Tandis que Villani et son valet faisaient leurs recherches, Mathilde, à peine rassurée, s’assit sur une chaise que lui présenta Chalyne.

« Ô ma chère maîtresse ! quelle pâleur couvre votre visage ! seriez-vous malade ?

— Chalyne !… je ne suis pas bien… je te l’avoue ; les événements de cette nuit… et surtout cette demeure écartée, ajouta-t-elle à voix basse… »

La fidèle suivante, pour toute réponse, pressa la main de sa maîtresse. En cet instant Villani s’approcha, et lui conseilla, d’un air doucereux, de prendre quelques heures de repos, devant bientôt se remettre en route et voyager le reste de la nuit.

« Jackal, dit-il en se tournant vers son valet, va couper des bruyères pour renouveler le lit qui doit servir à la comtesse… vous, Chalyne, suivez Jackal. »

À cet ordre, Chalyne regarda sa maîtresse pour voir si elle devait obéir ; Mathilde n’osa point s’y opposer. La suivante, indécise, profita du moment que Villani et son valet causaient près de la porte, pour échanger un coup d’œil furtif avec sa maîtresse ; puis, lui prenant la main, qu’elle baisa tendrement, elle glissa l’écrin de Mathilde dans les cendres du foyer… mais l’œil vigilant de l’Italien l’aperçut, et cette précaution lui arracha un nouveau sourire, auquel Jackal répondit par un sourire plus effrayant encore.

« Allons, belle Chalyne, dit le valet en ricanant, me laisserez-vous couper seul la fougère ?… Ne craignez pas mes doux propos ; venez ; faisons vite le lit de notre maîtresse ; quant à moi, j’y mettrai tous mes soins ; je suis sûr qu’elle dormira bien. »

À ces derniers mots, un rayon tremblant de la lune tombant sur le visage de Jackal, donna à sa physionomie l’expression d’une malice infernale... Chalyne effrayée fit un pas en arrière… il n’était plus temps, le valet avait saisi sa main, et l’entraînait dans le bois.

Villani, resté sur le seuil de la porte, eut l’air, pendant quelque temps, de prêter l’oreille au bruit de leurs pas ; puis, après un moment de silence, il fit un mouvement violent comme s’il venait de prendre une résolution immuable, et s’avança précipitamment vers la comtesse.

« Qu’y a-t-il ? s’écria Mathilde épouvantée… serions-nous poursuivis, mon cher marquis ? ajouta-t-elle en feignant de prendre le change.

— Oui, dit-il avec un sourire amer… je suis poursuivi par la destinée, qui commande…

— Qu’ordonne-t-elle ?…

— Ta mort…

— Grand Dieu !… et la comtesse se jeta aux genoux de l’Italien... Ma mort !... pouvez-vous la vouloir ?… Ah, sans doute cette horrible menace est l’effet du délire où vous plonge le meurtre de mon époux !… »

Le marquis détourna la tête avec dédain.

« Avez-vous oublié tout ce que j’ai fait pour vous ?… Oubliez-vous ce que je puis faire encore ?… Argent, crédit, soins, j’ai tout prodigué !… tout, jusqu’à des faveurs qu’une femme ne rappelle jamais sans rougir !… et tes serments, ingrat !… »

— Comme ceux des femmes, ils furent gravés sur l’onde, l’onde s’est écoulée !… »

La comtesse se mit à pleurer. Villani lui dit froidement : « Ces pleurs sont inutiles, il faut mourir !… »

Le ton avec lequel il prononça cet arrêt apprit à Mathilde qu’il n’y avait plus de pitié dans le cœur qu’elle essayait de fléchir… Elle se lève brusquement… parcourt la chaumière, et veut s’élancer vers la porte… Villani se jette au-devant d’elle, l’atteint, et la renverse sur la bruyère… elle pousse un cri… l’Italien s’avance, et son œil furieux lance la mort… Mathilde rassemble ses forces, et de sa voix glacée elle appelle : Au secours… Chalyne !… »

À ces mots, un gémissement prolongé parti de l’épaisseur du bois, semble lui répondre… Villani tressaille… il écoute… il s’arrête !… mais la nuit a repris son funèbre silence… alors des pas se font entendre… on accourt !… Est-ce un libérateur ?… Un rayon d’espérance colora le pâle visage de la comtesse… La porte s’ouvre avec fracas, et Jackal tenant un couteau plein de sang, paraît à leurs regards en disant : Eh quoi !… ce n’est pas encore fini ?… vous avez des scrupules… je vois qu’il faut que je m’en mêle !… et il fond sur la comtesse en la menaçant de son couteau.

« Point de sang répandu, lui cria son maître ; point de traces… » Jackal s’arrêta : Quel moyen emploierons-nous donc ?…

— Cherche… une corde !…

— Je n’en vois pas !…

— Prends un lien de fagot… la bride de mon cheval, n’importe !…

— Bien, répondit le valet, et il se saisit de la bride d’or du cheval de Villani.

— Allons vite, Jackal, un nœud coulant… »

Depuis quelques moments la comtesse, les yeux fixes, était tombée dans une morne insensibilité, et au courage près, elle semblait César enveloppé dans son manteau à l’aspect de ses meurtriers.

L’Italien et son valet saisissent Mathilde, qui, sans se défendre ni se plaindre, se laissa tenir par Villani ; Jackal ôta préalablement le collier de perles de la comtesse, et ses doigts judiciaires défaisant lentement le nœud du collier, se promenaient avec une avidité sur ce cou pétri de neige et de lait.

« Te dépêcheras-tu ? s’écria l’Italien, alors inaccessible à la jalousie.

— Allons, madame, dit le valet, changez-moi cela… collier pour collier… » Et il passa le nœud coulant au cou de la comtesse… Mathilde y porta les mains, et reconnaissant ces guides… « Marquis, dit-elle avec un sourire délirant, c’est la bride que j’ai tissue moi-même pour le cheval dont je vous fis présent.

— De quoi diable vous plaignez-vous ? repartit Jackal… on vous la rend !… »

La comtesse leva les yeux au ciel en s’écriant : Dieu juste ! tu permets…

« Ha !… ha !… ha !… des prières !… entendez-les donc, messire bon Dieu !… ajouta Jackal avec un rire qui dut flétrir toute espérance.

— Vite, Jackal, pas de paroles… tire… tire donc plus fort. »

Le valet s’y prenait mal ; alors, sans être guidé même par une cruelle pitié, l’Italien mit son pied sur le sein de Mathilde, et tournant la bride autour de sa main, il fit un violent effort, tandis que Jackal pesait du poids de tout son corps sur les épaules de la comtesse, qu’il profanait de ses regards lascifs.

L’infortunée Mathilde pencha la tête et rendit le dernier soupir !…

« Ouf !… s’écria Jackal.

— Qu’elle est belle encore ! dit l’Italien : attiré par une force irrésistible, il déposa un dernier baiser sur les lèvres de sa victime.

Jackal poussa un tel éclat de rire, que Villani recula tout effrayé. Coquin !… s’écria-t-il en fixant son complice.

— Monseigneur, reprit ce dernier avec un faux air de contrition, si nous faisions la fosse ?… »

Alors ils tirèrent ensemble la malheureuse comtesse par son fatal cordon hors la cabane… avant de la quitter, ils jetèrent spontanément un coup d’œil furtif sur les cendres qui cachaient le précieux écrin… et ils eurent la même pensée...

La clarté de la lune commençait à se fondre dans les premiers feux du jour… Le crépuscule répandit une lumière rougeâtre sur la partie de la forêt où Jackal et Villani creusaient la tombe de leurs victimes. Les deux complices se connaissant l’un l’autre, usaient des plus grandes précautions. Ne se quittant pas des yeux, chacun avait soin de suivre les mouvements de son adversaire ; ensemble ils enfonçaient la bêche, ensemble ils jetaient la terre, et tous les deux se gardant bien de baisser la tête lorsque l’autre levait son fer. Enfin ce travail funèbre se faisait comme en cadence… La fosse creusée… l’Italien, en scélérat habile, voulut profiter de l’avantage que lui donnaient ses prérogatives de maître ; il donna l’ordre à Jackal de le guider vers l’endroit où gisait le corps de Chalyne… Le valet sentit le piège, mais il se promit bien de l’éviter. Il avança quelques pas vers l’épaisseur de la forêt ; puis, faisant un crochet, il s’élança, rapide comme le vent, vers la chaumière… il court au foyer, fouille les cendres, et s’empare avidement de l’écrin ; il l’ouvre, et saisit le Robert… Villani, inquiet de la fuite de Jackal, s’était hâté de le poursuivre : arrivé près de la porte, il entre avec précipitation, tenant son épée à la main… il regarde, et aperçoit son valet grimpant avec l’agilité d’un chat le long des murs raboteux, et gagnant déjà la seule sortie que l’espèce de cheminée lui offrait alors.

« Convenez, mon cher marquis, dit Jackal avec un air ironique que lui donnait sa position inexpugnable, convenez que j’ai bien fait de prendre les devants… Diantre ! Italien cauteleux, si je n’étais normand, vous m’auriez joué d’un tour… heureusement j’ai jugé le cœur de l’homme d’après le mien.

— Comment ! scélérat sans pudeur… s’écria l’Italien.

— Tiens, mon ami, trêve de douceurs ; expliquons-nous, et récapitulons nos droits : j’ôte de la balance ton titre de marquis, auquel tu ne dois pas tenir beaucoup, et je raisonne ainsi… je suis pour plus de moitié dans le crime que nous avons commis ensemble ; selon toute justice, je dois prendre la moitié au moins des bénéfices. Eh bien, admire ma modération, je n’ai pris que le tiers, et je le mets en lieu de sûreté. »

À ces mots, il défit la petite boëte de maroquin rouge qui contenait le Robert, il la jeta dans la cabane, et avala le célèbre diamant après l’avoir fait briller aux yeux cupides de son maître…

« Tu me voles, misérable !… ne crois pas que ton crime reste impuni… je vais en tirer vengeance…

— Tu prends mal ton temps pour me menacer ; écoute… entends-tu le pas des chevaux ?

— Serait-il possible ! s’écria le marquis effrayé…

— Ha, ha ! tu te radoucis : crois-moi, sauvons-nous sans nous quereller.

Le marquis, sans répondre à Jackal, saisit l’écrin, sort précipitamment, s’assure de la véracité de son valet, monte sur son cheval, et fuit à bride abattue… Jackal voyant son maître éloigné, enfourcha son cheval, et s’en fut par de petits sentiers détournés.

Les cavaliers, dont l’approche épouvanta les meurtriers, parurent alors : c’était Robert, accompagné du capitaine et de Vieille-Roche, qu’il avait rencontré sur la route, et dont les coursiers, en sueur, attestaient la vigilance.

« Faisons halte à ce bouchon, » s’écria de Vieille-Roche, qui prenait toutes les maisons pour des cabarets.

Chanclos ouvrait la bouche pour représenter à son digne ami qu’il n’était pas décent de boire en pareille circonstance : il en fut empêché par les aboiements plaintifs du chien qui suivait Robert.

« Qu’a donc ce chien ? dit le conseiller en s’approchant de Fidelio, qu’il aperçut léchant la figure d’un cadavre : il reconnut sur-le-champ son infortunée maîtresse.

— Ô crime affreux ! dit le vieillard consterné. À cette exclamation Chanclos accourut : Grand Dieu ! ma fille !… s’écria-t-il avec une profonde douleur.

— Sa fille !… » répéta le sire de Vieille-Roche stupéfait.

Le chien courut du cadavre de sa maîtresse à celui de Chalyne. En voyant cette manœuvre de Fidélio, le sire de Vieille-Roche marcha sur ses traces, et parvint bientôt près du corps de la suivante assassinée.

À cette vue le bon sire de Vieille-Roche, ému aussi profondément qu’il pouvait l’être, mit le cadavre de Chalyne sur ses épaules, et, suivi du chien qui hurlait, il rejoignit son ami.

« Hélas ! dit Vieille-Roche en posant Chalyne près de sa maîtresse, il n’est que trop vrai que l’heure qui suit n’est à personne ; maintenant elles n’ont plus ni d’heure présente, ni d’heure future : la bouteille est vide… et le vin confondu dans le grand tonneau… » Telle fut l’oraison funèbre que murmura le buveur bourguignon. On en a entendu dans de belles églises plusieurs qui n’avaient pas, à beaucoup près, autant de sens et de philosophie.

Le digne capitaine essuya une larme, la seule qu’il ait répandue dans sa vie, et il ajouta : « On pourrait dire bien du mal de ma fille !… elle fut insolente… son orgueil est excusable !… elle était comtesse de Morvan… mais elle est morte, et nous devons la plaindre !… »

Comme Chanclos se lamentait, Robert, furetant partout, selon son habitude, entra dans la chaumière, et aperçut l’étui de maroquin rouge qui ne contenait plus de Robert. À ce spectacle, le conseiller intime fut frappé comme d’un coup de foudre : après un moment de silence, il s’écria avec le plus grand désespoir : « Tout est perdu !… tout est flétri, il n’y a plus de ressources,… plus de bonheur, plus d’espérance !… »

Ces clameurs bruyantes attirèrent Chanclos et de Vieille-Roche.

« Qu’y a-t-il encore ? demandèrent-ils.

— Le plus grand des malheurs, répondit l’intendant… tel qu’on n’en a pas vu de pareil sous aucun des Mathieu, pas même sous Mathieu le Rouge, où Birague fut pillé !…

— Qu’est-ce donc ? dit Chanclos effrayé.

— Le Robert est disparu ! et Dieu sait dans quelles mains !… »

Le vieillard ne put achever ; il tomba sans connaissance sur la chaise où s’assit la comtesse… mais, reprenant bientôt son énergie habituelle, il courut en trottinant vers le cheval du comte, et supplia de Vieille-Roche de le hisser sur la selle.

« Courons après les voleurs, s’écria-t-il.

— Après les meurtriers, ajouta Chanclos en enfourchant son Henri. » Vieille-Roche sentit qu’il devait rester pour garder les corps…

Il est temps de retourner à Birague, où nous avons laissé le comte nageant dans son sang. Il porta péniblement la main sur l’écharpe que tous les grands seigneurs avaient à cette époque, et par un mouvement machinal, il en boucha sa plaie. Alors, malgré l’affaiblissement de sa vue, il aperçut en ce moment un homme couvert d’un manteau noir, et qui descendait mystérieusement par une ouverture secrète ; il portait une lumière, qu’il plaça sur un débris près de la voûte, ce qui diminua tellement la lueur, qu’il n’en résultait plus qu’une teinte rougeâtre dont la grotte fut colorée.

L’inconnu murmura quelques mots.

« Qui que vous soyez,… s’écria d’une voix affaiblie le comte de Morvan, approchez-vous ; je meurs, venez recevoir mes aveux, et me donner l’absolution au nom du Très Haut, si mon repentir vous touche… mon frère… écoutez-moi ? »

L’étranger tressaillit en entendant ces paroles ; il accourut avec la plus grande précipitation, et déchirant son mouchoir, il fit avec assez de dextérité une ligature à la blessure du comte.

« Ô mon père !… »

L’inconnu frissonna.

« Écoutez-moi, continua Morvan, car je présume… à votre costume, que vous êtes un… ministre du Dieu… de miséricorde. »

Alors le comte prit son poignard, dont le manche, enrichi de diamants, formait une croix, et la baisant avec dévotion… « Écoutez-moi, je vous prie, dit-il en pressant la main de l’étranger qu’il attira vers lui ; mais… non… je ne puis parler ici, mes forces s’éteignent, et je dois remplir un devoir mille fois plus sacré qu’une confession tardive… aidez-moi à gagner cette pierre… c’est là... qu’il me faut rendre… mon dernier soupir… en lavant, à force de larmes, les traces du sang précieux qui la couvrent. » Le comte s’appuya sur la poitrine émue de l’étranger, qui le conduisit près de la pierre fatale ; Morvan s’y agenouille et la serre, l’inonde de pleurs, en s’écriant : « Dieu juste ! mon remords pourra-t-il t’apaiser ?… »

En ce moment le beffroi du château sonne une heure… à ce simple coup, le comte pousse un sourd gémissement ; un voile s’étend sur ses yeux, il tombe…

« Malheureux !… dit l’étranger. »

Pendant qu’il lui prodiguait ses soins, des pas se firent entendre ; c’étaient ceux de d’Olbreuse et d’Aloïse, venant au rendez-vous. Aussitôt qu’il les aperçut, le vieillard leur montra du doigt le corps de Morvan.

« Secourez votre père, leur dit-il, et, sur toutes choses, gardez-vous, si vous voulez conserver l’honneur de cette maison, si vous voulez être unis, de prononcer un seul mot sur moi !… » Il se baissa vers le comte, l’embrassa tendrement, en ajoutant d’une voix émue… « Aloïse, je te recommande ton père… » Puis il disparut.

À la vue du comte baigné dans son sang, la jeune fille jeta des cris aigus ; mais d’Olbreuse connaissant le prix d’un moment ; saisit son oncle dans ses bras, et, aidé de sa cousine, il parvint à le transporter près de la citerne.

Aux cris d’Aloïse, tous les domestiques accoururent ; ils entourèrent le corps de leur maître. Christophe et le valet-de-chambre du comte remplacèrent les deux amants. Aloïse éplorée, tenant la tête de son père appuyée sur son sein, ne le quitte point… On conduisit le comte dans sa chambre à coucher, escorté de tous les spectateurs désolés… La terreur, la curiosité, une foule de sentiments divers, firent que l’on entra sans respect dans l’appartement du maître de Birague !… sacrilège inouï qui n’arriva que par l’absence de Robert !

Lorsqu’on déposa le comte sur son lit, il donna quelques signes d’existence ; alors d’Olbreuse, ne se remettant à personne du soin important de trouver un chirurgien, courut ventre à terre chez Spatulin, le docteur le plus près et le plus célèbre de la Bourgogne.

CHAPITRE VI.

Discite justitiam moniti, et non temnere divos.

Virgile.

Le cheval de bataille du comte, aiguillonné par le vigoureux coup de fouet que lui administra de Vieille-Roche, emportait le vieux Robert, qui, bravement cramponné aux crins, s’en remettait à saint Mathieu du soin de son salut. Saint Mathieu entendit sans doute la prière de l’intendant, car il le fit rencontrer, après cinq heures de courses, à la vérité, par le marquis de Montbard, qui retournait tranquillement de Dijon à Chanclos. Le marquis se rendit aisément maître du coursier de Robert, et après avoir fait mettre pied à terre au pauvre conseiller harassé, il s’informa de la cause d’une promenade aussi extraordinaire.

« Ah, monsieur le marquis ! c’est fait de moi ; l’honneur et la gloire de mon intendance sont à jamais compromis… un traître, une jupe noire… madame la comtesse… le Robert… le Robert surtout… ah ! je sens que je ne me consolerai jamais de cette funeste aventure… non, jamais… ah !…

— Allons, allons, remettez-vous, mon bon Robert, reprit le compatissant marquis en s’efforçant de calmer les transports du vieillard, le mal n’est peut-être pas sans remède…

— Il n’y a plus d’espoir maintenant, monsieur le marquis, et voilà précisément ce qui me tue… c’est que, voyez-vous, monsieur de Montbard, il s’agit ici d’une affaire non moins importante que la fameuse quittance des quatre mille marcs dont je vous ai déjà parlé, je crois.

— Oui, mon cher Robert, je connais cette histoire, » interrompit promptement le marquis, qui craignait de voir entamer à Robert l’aventure interminable de la célèbre quittance.

— Eh bien ! monsieur le marquis, ce que j’ai à vous apprendre importe bien autrement au bonheur des Morvans et à la gloire de mon intendance !… Figurez-vous, monsieur le marquis, que le Robert, ce diamant incomparable, le Robert est disparu !…

— N’est-ce que cela ? dit Montbard, que le luxe de douleur de Robert commençait à inquiéter sérieusement…

— Que cela ! s’écria le conseiller presque indigné. Eh, grand Dieu ! que peut-il donc arriver de pis ?…

— La ruine, la maladie de vos maîtres.

— La ruine, la maladie ! monsieur le marquis, mais ce ne serait rien !… À propos de maladie, ajouta gravement le conseiller en reprenant le ton diplomatique qu’il quittait rarement, j’ai l’honneur de vous faire part, monsieur le marquis, de la mort de madame la comtesse de Morvan, née de Chanclos, qui a été trouvée assassinée et volée… ainsi que sa favorite Chalyne, dans la forêt de…

— La comtesse assassinée !…

— Monsieur le marquis, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire… M. le capitaine de Chanclos, M. de Vieille-Roche et moi, avons été pour ainsi dire les témoins de ce forfait !… aussi sommes-nous montés de suite à cheval ; le capitaine, pour courir après les meurtriers, et moi, pour rattraper le Robert… Hélas !… parviendrai-je à le ravoir en ma puissance !…

— Eh ! quel est l’assassin de l’infortunée comtesse ? s’écria le marquis.

— Eh ! qui serait-ce d’autre que le vendeur de gants Villani ?…

— Serait-il possible ?…

— Oui, monsieur le marquis, rien n’est plus vrai : quoique je ne l’aie pas vu, l’Italien, j’ai des raisons particulières pour le croire coupable et d’ailleurs, quel autre que ce hardi coquin aurait pu conduire la comtesse où nous l’avons trouvée, et lui enlever le Robert, dont voici l’étui vide ? Hélas !… ah ! l’infâme, le renégat ! le turc ! qu’il périsse, qu’il soit maudit !… »

Au lieu de prodiguer à l’Italien, suivant l’exemple que donnait Robert, les épithètes que son affreuse conduite méritait, le marquis de Montbard prit le parti de se faire conduire par le vieil intendant à la chaumière, où Mathilde avait été trouvée assassinée. Ce ne fut pas tout, le généreux gendre du capitaine dépêcha en toute hâte un de ses gens au commandant d’Autun, pour le prier de mettre en campagne tous les archers de la province. Après cette sage précaution, le marquis, suivi de Robert, se dirigea vers la forêt de…

Comme ils gravissaient une côte assez rude, ils aperçurent deux cavaliers qui traversaient au galop de leurs chevaux la plaine qui se trouvait au-dessous d’eux ; ces cavaliers avaient l’air de se diriger vers un bois qui était situé à l’extrémité de l’immense plaine qu’ils parcouraient.

« Ce sont eux, s’écria l’intendant ; monsieur le marquis, voilà les ravisseurs du précieux Robert !… » L’œil perçant de Montbard avait déjà reconnu Villani ; aussitôt, suivi de deux de ses gens, il s’élance intrépidement à la poursuite de l’Italien… « Ô le brave seigneur ! disait le conseiller intime en voyant le hardi marquis franchir à bride abattue la colline escarpée ! saint Mathieu veuille le protéger…

Tout en formant des vœux pour Montbard, Robert suivait de l’œil la course des fuyards. Ces derniers, venant de s’apercevoir qu’ils étaient poursuivis, faisaient tous leurs efforts pour gagner le bois qu’ils avaient devant eux. Ils pressèrent leurs montures. Mais, déjà fatiguées par une longue course, elles ne purent que faiblement seconder l’impatience de leurs cavaliers. Les chevaux frais du marquis de Montbard ne tardèrent pas à gagner une avance considérable, et annonçait qu’à moins d’un événement imprévu, les fugitifs seraient rejoints avant qu’ils eussent pu gagner le bois salutaire. Transporté de joie par cette espérance, le vieux conseiller des Morvans laissa éclater les marques d’une vive allégresse… « Courage, monsieur le marquis ! s’écriait-il, courage ! nous les atteindrons… ferme en selle… bravo !… poussons, piquons des deux !… À merveille !… dans cinq minutes ils sont à nous… »

Tout en parlant ainsi, le vieillard se remuait vivement sur son cheval ; il gesticula tant et si bien, que Superbe, malgré la longue course qu’il venait de fournir, se sentant aiguillonné, partit comme un trait, et descendit au galop la montagne… Le fidèle intendant des Mathieu crut alors toucher à sa dernière heure, et il adressa au ciel plus de vœux qu’un matelot pendant l’orage, ou qu’un auteur à sa première représentation.

Tandis que Superbe causait à Robert la plus belle peur qu’il eût ressentie de sa vie, le marquis de Montbard avait joint Villani. Rendu brave par le désespoir, l’Italien voulut essayer de s’ouvrir un chemin par la force. Il mit l’épée à la main, et s’avança avec détermination sur son adversaire. La bravoure ne lui avait jamais réussi, aussi ne put-il parer le coup de sabre que Montbard asséna sur son chef roturier. Il tomba baigné dans son sang. À cet aspect terrible, Jackal épouvanté se laissa glisser à bas de son cheval, afin de pouvoir implorer à genoux la clémence de Montbard.

Comme Villani tombait sous le tranchant du sabre du brave Montbard ; comme Jackal se prosternait aux pieds du vainqueur, l’intègre conseiller intime de la maison de Morvan mesurait également la terre. Superbe, franchissant un fossé, avait désarçonné son cavalier. N’en soyez pas surpris, ami lecteur, vous devez savoir que Robert n’était pas habitué à sauter les fossés. Le vieillard se releva assez lestement, et jetant un regard piteux sur sa belle simarre souillée par la terre humide, il allait probablement donner cours aux plaintes bien excusables en pareil cas, lorsque, portant la vue sur la plaine, il aperçut les voleurs d’écrin renversés et pourfendus. À cette vue délicieuse pour l’œil de Robert, la simarre fut oubliée ; et l’intendant, rassemblant toutes ses forces, se mit à trottiner pour rejoindre Montbard. Arrivé près du groupe, Robert, sans dire mot, se précipita sur Villani, non pour le frapper, mais pour visiter les poches qui devaient contenir l’écrin de la famille, et surtout le magnifique diamant, objet de tous ses respects. La recherche de l’intendant ne fut pas infructueuse ; il touche l’écrin, et s’en saisit adroitement. Mais, hélas ! après la plus exacte recherche, l’absence du Robert fut constatée.

« Misérable ! s’écria alors le conseiller intime en prenant Villani par les cheveux, qu’as-tu fait de l’ornement de mon intendance, monument de la fidélité de Robert IV, mon aïeul ?…

— Doucement, doucement ! dit Montbard.

— Point de pitié pour le renégat, reprit le conseiller, à moins qu’il ne me rende la pierre angulaire de ma glorieuse intendance… Qu’il parle, qu’il restitue, ou qu’il meure !… Et toi, limier de justice, pratique du bourreau, ajouta-t-il en se tournant vers Jackal, attends-toi à mourir sur la roue, si tu ne déclares ce que ton complice a fait de mon joyau… »

La fureur de Robert se serait répandue en discours interminables, si le marquis de Montbard n’eût jugé à propos d’interrompre le comique interrogatoire du conseiller intime… Il ordonna à ses gens de mettre Villani et Jackal sur un des chevaux de sa suite, et remontant à cheval, il prit au grand trot le chemin de Birague.

L’Italien s’était tu depuis que l’épée de Montbard l’avait renversé par terre. Ce n’est pas que sa blessure eût pu l’empêcher de prononcer quelques paroles, si la fantaisie lui en fût venue. Or, la rage et le désespoir étaient les seules causes du silence farouche qu’il garda avec opiniâtreté tant qu’il ne fut qu’en présence du marquis, de Robert et des domestiques de confiance qui accompagnaient Montbard. Mais aussitôt que la cavalcade parvint en vue d’un bourg fort habité, l’Italien recueillit ses forces pour l’exécution du projet qu’il méditait. En effet, dès qu’il se vit au milieu du bourg, il éleva la voix, et engagea le peuple à entendre la déclaration que sa conscience lui commandait de faire. « Déclaration, » cria-t-il d’une voix forte, relative au crime exécrable commis par le comte… »

Robert n’en entendit pas davantage ; il s’élança avec une vigueur étonnante pour son âge, sur la croupe du cheval de l’Italien, et plongea intrépidement son poing dans la bouche de celui-ci.

« Silence, coquin !…

L’Italien furieux trancha avec ses dents un des doigts de Robert. Malgré la vive douleur que cette blessure causa au conseiller intime, il ne lâcha point prise ; au contraire, il appuya plus fort, se félicitant intérieurement de ce que les dents de Villani n’avaient coupé que le petit doigt, dont la perte ne pouvait l’empêcher, pensa-t-il, de tenir les registres de son intendance. Le dévoué serviteur des Morvans ayant ainsi sauvé l’honneur des Mathieu de toute inculpation flétrissante, Montbard ordonna à un de ses gens de fermer la bouche de l’Italien à l’aide d’un mouchoir, et d’avoir en outre la précaution de passer au galop à travers tous les villages qu’ils allaient rencontrer sur leur route.

Villani ne se laissa bâillonner qu’en poussant des rugissements de rage. Il n’en fut cependant ni plus ni moins, et le sceau forcé de la discrétion fut apposé sur ses lèvres.

Comme la cavalcade approchait de Birague, elle fut atteinte par deux cavaliers qui passèrent devant elle rapides comme le vent qui porte la tempête. L’un de ces cavaliers, dont la figure rubiconde et le costume sévère annonçait un juge ou un médecin, était monté sur un fringant et beau cheval magnifiquement enharnaché, et qui, par cela même, ne paraissait pas être sa monture habituelle. Il était suivi par un jeune homme mis avec recherche, monté supérieurement, et qui allongeait de nombreux coups de fouet sur la croupe du beau cheval de son gros compagnon. Robert reconnut avec joie le chevalier d’Olbreuse dans le donneur de coups de fouet. Il l’appela, et le pria de s’arrêter, ayant quelque chose d’important à lui communiquer.

« Impossible, Robert ; mon oncle se meurt… et le moindre retard…

— Monseigneur le comte se meurt ?… et comment cela, monsieur le chevalier ?…

— Il a été assassiné la nuit dernière ! Et d’Olbreuse continua sa route avec rapidité.

— La nuit dernière ! s’écria Montbard…

— La nuit dernière ! répéta le conseiller intime. Quel singulier rapport avec la fuite et le meurtre de la comtesse !… Hâtons, nous monsieur le marquis, ajouta le vieillard en grommelant entre ses dents, hâtons-nous d’atteindre Birague, car il pourrait y arriver tel événement dont tous les trésors de la terre ne sauraient consoler. »

Troublé par la nouvelle que d’Olbreuse venait lui apprendre, et surtout par les dernières paroles prononcées par Robert, le marquis de Montbard fit hâter la marche de sa suite, et bientôt l’on aperçut de loin les tours du château de Birague, qui se dessinaient sur l’horizon. Encore quelques instants, et l’on allait entrer au château ; on y touchait presque, lorsque l’on rencontra le triste Chanclos et son ami de Vieille-Roche, escortant le corps de l’infortunée Mathilde.

« Capitaine ! capitaine ! cria Robert, nous tenons les assassins de madame la comtesse… Dieu veuille que nous tenions bientôt pareillement le Robert » ajouta-t-il à voix basse.

À la vue de Villani, désigné comme le meurtrier de sa fille, le capitaine ne fut pas maître de son ressentiment : « Scélérat ! s’écria-t-il en tirant son épée hors du fourreau ;… mais non, ajouta le vieux gentilhomme en s’éloignant brusquement, un pareil monstre ne doit pas périr de la main d’un soldat… »

On arriva enfin à la porte du château. À la voix de Robert, le concierge baissa le pont-levis, et le funèbre cortège entra dans les cours silencieuses de Birague.

Le premier soin de Robert fut de conduire lui-même et sous bonne escorte Villani et Jackal dans la célèbre tour dite des Calvinistes. Ce soin rempli, il se rendit à l’appartement du comte en marmottant entre ses dents quel scandale !… pas un domestique dans les cours !… les paresseux !… »

Tandis que l’intendant faisait emprisonner Villani et son complice, le capitaine, aidé de Vieille-Roche, de Montbard et des gens de celui-ci, transportait les corps de sa malheureuse fille et de Chalyne dans une des salles basses du château. Le visage de la comtesse était horrible à voir ; il semblait sillonné par le feu des passions ; celui de Chalyne, au contraire, présentait le calme de la mort du juste. Une boucle de cheveux était entre ses dents, et Montbard, en s’approchant, la reconnut pour être un des bracelets dont la fière comtesse avait décoré les bras de sa sœur de lait.

« Pauvre fille ! dit Montbard à voix basse, tu méritais un meilleur sort ; semblable au chien fidèle, ton dernier soupir a été pour ta maîtresse. » Et il laissa les deux cadavres gardés par Fidélio.

CHAPITRE VII

Votre crime est horrible, épouvantable, odieux !…

Mais il n’est pas plus grand que la bonté des dieux.

Ducis, Tragédie d’Hamlet, act. III.

La chambre du comte offrait un tableau digne d’un grand peintre : tous les domestiques, oubliant et ce qu’ils étaient, et leurs occupations, formèrent des groupes attentifs, et, tous les yeux attachés sur Mathieu XLVI, prouvaient l’attachement des vassaux… Christophe et Marie, serrés l’un contre l’autre, se trouvaient les plus avancés dans la chambre, car la domesticité laissa un grand espace entre elle et le lit de son maître. Mlle de Morvan assise au chevet du lit de son père, le contemplait avec l’avidité de la douleur, en épiant les moindres mouvements de son visage… Depuis une heure le comte avait ouvert les yeux, et ne reconnaissant personne, il les remuait avec l’affreuse activité de la folie :… ils semblèrent animés d’un feu surnaturel, et chacun de ses gestes convulsifs imprimait une telle peur à ses gens, que leurs figures, pleines d’effroi, paraissaient réfléchir comme une glace les divers mouvements de leur maître. Tout-à-coup le bruit d’un cheval arrivant dans les cours rompt le silence, et quelques-uns regardent par la fenêtre. C’était le bouillant d’Olbreuse avec Spatulin en croupe, car ce dernier s’était laissé tomber de cheval. Le chevalier mena ou plutôt traîna le pauvre opérateur à travers les escaliers et les galeries, et l’introduit plus mort que vif auprès du lit du plus grand seigneur de la contrée.

Le docteur déposa sa trousse d’un air embarrassé, et la tendre Aloïse suivit tous ses gestes comme si Spatulin avait tenu le fil de la vie du comte. L’élève de Galien se rengorgea, et, malgré le besoin pressant, prit un air d’importance en arrangeant ses habits froissés par sa chute. Aloïse lui céda son siège, et le docteur s’y assit en écartant les basques de son pourpoint marron.

Au moment où il s’apprêtait à lever l’espèce d’appareil posé par l’inconnu, le comte s’élance brusquement, et, fixant le pauvre opérateur avec des yeux étincelants, il s’écria d’une voix rauque et en agitant ses bras :…

« Tu sais que je l’ai tué !… vends-moi ton silence, puisque tu es juge !… j’ai bien vendu son sang pour un baiser… mon salaire n’a pas duré si longtemps que le crime !…

— Jésus, ayez pitié de moi, dit Spatulin ; il me prend pour un juge.

— Un juge !… répéta le comte en retombant sur son oreiller dans l’abattement le plus profond.

Aloïse, d’Olbreuse et tous les spectateurs étaient muets de stupeur.

Alors Spatulin acheva d’ôter l’appareil. En considérant la blessure, il dit, selon la coutume des savants médecins : « Bon !… bon !… hein ;… » et il fit quelques signes de tête en sens divers… Ces mots rendirent la respiration à la pauvre Aloïse ; mais le docteur, en se retournant, montra le visage sinistre d’un médecin qui rencontre un convoi. Aloïse pâlit, et fut prête à se trouver mal.

Spatulin vint à d’Olbreuse, l’attira dans un coin, et lui dit à voix basse : « Il n’est aucun espoir !… s’il n’y avait à guérir que la plaie, j’en répondrais. » Et le docteur prononça ce mot avec orgueil : « Mais… l’arme était empoisonnée !… »

Christophe entendant cet arrêt, offrit sur-le-champ de faire sucer la blessure par quelque corvéable, trop heureux de mourir pour monseigneur. À cette proposition, qui prouvait de grands progrès dans l’esprit robertinien, tous les domestiques frémirent, et quelques-uns se retirèrent. Christophe nota dans sa mémoire les déserteurs ;… ceux qui restèrent eurent un grand tact, car Spatulin répondit : « Ce serait inutile, le poison a parcouru la masse du sang, et le comte n’a pas longtemps à vivre ; il n’est aucun remède !…

— Je puis mourir !… s’écria Morvan en délire ; j’ai baisé sa cendre !… et quinze ans de repentir !… Aloïse !… ma chère fille !… je n’entends point les sons de ta harpe ; tu chantes trop bas !…

La jeune fille fondit en larmes, et le morne silence de la douleur régna dans l’appartement.

Il fut interrompu par le froissement soyeux d’une simarre, et l’on entendit la voix du conseiller grondant les piqueurs et les marmitons de ce qu’ils étaient dans l’antichambre :

« Quel scandale !… au milieu de nos malheurs !… le siècle dégénère !… »

En entrant, Robert fut stupéfait de voir l’état de son maître ; il courut s’agenouiller auprès du lit.

« Encore un juge !… s’écria le comte égaré ; comment leur échapper ?…

— Ah, monseigneur !… mon bon maître (le vieillard pleura), comment se fait-il qu’une nuit où tout devait réussir pour augmenter le lustre de votre maison et rétablir son honneur, ait produit tant de victimes et de malheurs ?… et le plus funeste, le plus incroyable est arrivé ;… le Robert est perdu !…

— Non erat hic locus, dit Spatulin.

— Hélas oui !… » répartit le vieux serviteur, qui ne comprit pas.

À cet instant le comte eut des convulsions horribles ; et, malgré ses efforts pour parler, ces seuls mots prononcés sourdement se firent entendre :

« Pardonne-moi !… pardonne !… »

D’Olbreuse ne pouvant soutenir ce spectacle, se hâta de quitter l’appartement, et, pour la première fois, il ne fut pas accompagné par les regards d’Aloïse éplorée. Le jeune homme dépêcha sur-le-champ un courrier au grand sénéchal.

Aloïse, Spatulin et le premier valet-de-chambre, restèrent dans l’appartement du comte, car le docteur avait réclamé de la solitude pour le malade qu’il observait.

Cette solitude fut bientôt interrompue par le marquis de Montbard, Chanclos et le sire de Vieille-Roche, qui s’assirent en silence et sans proférer une parole.

Le conseiller, pâle et atterré par des malheurs sans exemple dans aucune intendance, trottina en sortant de chez son maître vers la tour aux Calvinistes pour s’assurer si l’on faisait bonne garde. Il commanda, sous peine de la corde, de ne pas en approcher, et en revenant il envoya l’aumônier, en lui ordonnant de sonner les cloches et de commencer les prières de quarante heures pour le comte, et pour le Robert, ajouta-t-il à voix basse.

Puis il se rendit dans le souterrain de la citerne, et, lorsqu’il fut auprès de la pierre où le comte reçut le coup mortel, il se demanda : « Qui diable a pu ôter le corps du calviniste que j’avais déposé sous cette pierre par l’ordre de…

Comme il achevait ces mots, une voix qui lui était bien connue s’écria : « Robert !… Robert !… » Le conseiller monta lestement par un escalier secret, dont la porte s’ouvrit, et il ne reparut pas de la journée.

Sur le soir, le sénéchal arriva suivi de gens de justice, afin de s’emparer des coupables. La plus profonde douleur se peignait sur son visage, malgré l’ample succession de titres qui s’apprêtait pour lui. Qu’on nous pardonne de répéter qu’il n’était point un homme ordinaire.

Le conseiller sortit du terrible pavillon septentrional devant tout le monde, ce qui supposait de grands événements futurs ; mais en apercevant les lévriers judiciaires se diriger vers la tour aux Calvinistes indiquée par Christophe comme le lieu de réclusion des coupables, son visage s’anima, ses yeux gris brillèrent, et il courut prendre Christophe à la gorge, en criant : « Scélérat ! tu trahis !… N’entrez pas, ou je vous assomme. Halte ; ces prisonniers nous appartiennent, ils sont pris sur nos terres !… halte !… et, selon les chartes octroyées sous Mathieu XX le conquérant, nous avons seuls le droit de les juger. Halte. »

Il arriva mourant lorsqu’on ouvrit la porte. Le vieillard se jeta par terre en travers, en les défiant de passer sur le corps d’un Robert…

Christophe, étonné de la strangulation paternelle, survint.

« Infâme ! dit Robert, jamais l’honneur n’a couru de plus grands dangers ; mène ces dogues à l’office.

— Monsieur Robert, s’écria un bailli.

— Monsieur, reprit le conseiller en lui lançant un regard qui signifiait : « Prends garde d’être pendu. »

Les sbires le comprirent, et s’en furent.

Le conseiller intime, resté seul avec son filleul, écouta sans émotion les cris des prisonniers mourant de faim et de leurs blessures non pansées, et dit à Christophe.

« Mon enfant, que personne n’approche de ce lieu ; sans cela il arriverait des malheurs encore plus grands. Tiens, vois ma main !… » et il lui montra quatre doigts veufs du cinquième. Après de tels sacrifices faits pour qu’on n’entende pas les prisonniers : « Juge de l’importance… toi-même, ajouta-t-il à voix basse, si tu les écoutais, malgré ma tendresse pour toi… » Le conseiller commença un geste, et Christophe frémit.

« Tout va changer dans une heure, mon enfant, tout, et chacun sera content ; le comte même mourra avec joie !… »

À ces mots extraordinaires qui annonçaient un dérangement dans les organes, le conseiller ne se possédant point, courut à grands pas vers l’appartement du comte, et il laissa tomber son mortier sans le ramasser… Quel spectacle !… un moribond dans des convulsions qui n’étaient pas produites seulement par le poison, mais par de cruels remords, des gémissements farouches qui faisaient douter si c’était le repentir ou le désespoir qui les arrachait ; Chanclos, Montbard, le sénéchal, Aloïse, d’Olbreuse, contemplant leur ami mourant ; et Vieille-Roche dans l’antichambre, passant sa tête par la porte ; l’égoïste Spatulin calculant ce que cette visite lui rapporterait ; et tous les gens dans les galeries !…

L’agonie la plus cruelle agitait le malheureux criminel. Aloïse et d’Olbreuse s’agenouillèrent pour qu’il voulût les bénir. Le mourant parut comprendre cette muette action, et se levant il s’écria :

« Malédiction !… malédiction !… vengeance !… »

Robert, entrant au milieu de cette scène lugubre, avait sur la figure une expression de joie inoffensive ; c’était la joie de la pitié.

Il s’avança doucement, et prenant Spatulin par le bras, il le mit à la porte puis, s’adressant à Montbard et à Chanclos, il les pria poliment de s’en aller.

« Monsieur Robert…

— Il le faut, monsieur le capitaine.

— Comment ! dans un pareil moment, mon gendre !…

— Monsieur, j’ai des raisons suprêmes. Mlle de Morvan elle-même ne peut pas être témoin du dernier soupir de son père.

— Insolent ! dit le chevalier.

— Ah, monsieur d’Olbreuse ! vous les imiterez ; Mgr le sénéchal seul sera présent. »

Aloïse n’entendait rien, et le comte ne reconnaissait toujours personne. Il se roula dans son lit en mordant avec rage les draps, et poussant des cris inarticulés qui firent pleurer le sénéchal. À cet instant, la porte s’ouvre avec fracas : un homme se présente ; il est décoré de tous les ordres ; sa figure est majestueuse, et il s’écrie :

« Sortez tous !... »

À ces mots, le comte se met sur son séant comme frappé d’un coup de tonnerre ;… ses yeux errent sur l’étranger ; il le parcourt, comme s’il s’éveillait d’un long sommeil ; il ne reste plus que le sénéchal et Robert. Alors l’étranger dit :

« Ne me reconnais-tu pas ?…

— Mon père !... mon père !… » Le visage du comte avait l’aspect sous lequel on représente les bienheureux… « Mon père, m’apportez-vous mon pardon ?…

— Emporte-le dans le ciel, il y sera ratifié. »

Le comte se précipite à travers la chambre, tombe aux pieds de son père, et rend le dernier soupir. (Lecteur, ce père était Jean Pâqué.)

CHAPITRE VIII.

Dolus an virtus quis in horte requirat ?

Virgile, Énéide.

Pour détruire nos ennemis,

Force ou ruse tout est permis.

Traduction du baron d’Aluhr.

Nous pourrions finir ici cette véridique histoire, mais nous ne le ferons pas, persuadé que vous grillez de savoir les tenants et les aboutissants de la merveilleuse résurrection de Mathieu XLV, assassiné par son coupable fils, et laissé pour mort dans le souterrain. Il y avait été trouvé par Robert : à ce spectacle épouvantable, le fidèle intendant des Morvan avait senti de suite que l’honneur de la famille était perdu si qui que ce soit venait à soupçonner le meurtre de son maître. Il enleva le corps, en mit un autre à la place, en ayant soin de le défigurer, et transporta le comte dans la partie la plus reculée du château. Là il pansa sa blessure, et eut le plaisir de voir son suzerain revenir à la vie.

Les premières paroles du comte furent un remercîment adressé au fidèle intendant pour les précautions prises à l’effet de sauver la gloire de la maison des Morvans. Quelque légitime que pût être la vengeance, Mathieu XLV résolut de se vouer à l’obscurité, plutôt que de déshonorer l’antique renom de sa race, en publiant le crime de son fils, et en obtenant justice du forfait.

Admirez la grandeur d’âme du vieux gentilhomme ; jamais vilain n’eût été capable d’un tel sacrifice. Ce qui acheva de déterminer Mathieu XLV à tout supporter pour sauver l’honneur de son nom, ce fut la naissance d’Aloïse, et la certitude que lui donna Robert que jamais son fils n’aurait d’autre enfant de Mathilde… Robert savait bien des choses, convenez-en…

Tranquille de ce côté, le vieux seigneur se consola en pensant que l’enfant mâle d’une Chanclos n’usurperait jamais le titre de comte de Morvan. Il reporta toutes ses espérances et ses affections sur le jeune fils du sénéchal, qu’il regarda dès ce moment comme son légitime héritier.

Longtemps le vieillard refusa de voir Aloïse : à la fin, les importunités de Robert le décidèrent à permettre que la jeune héritière lui fût amenée secrètement. Les grâces, l’air noble et la charmante figure de l’enfant, vainquirent l’éloignement prononcé du vieux comte, et il permit que sa petite-fille lui fût présentée une seconde fois ; bientôt il demanda lui-même à la voir, et enfin il finit par s’y attacher d’abord parce qu’elle était de son sang, et ensuite parce qu’elle avait une grande ressemblance avec Anne de Morvan sa sœur, demoiselle d’une beauté et d’un esprit extraordinaires, qui avait épousé un prince souverain d’Allemagne. Cette dernière raison fut celle qui produisit le plus d’impression sur son esprit… Ressembler à une Morvan, princesse souveraine, diable !… ce n’était pas peu de chose…

Maintenant que vous voilà instruit des motifs qui dirigèrent la conduite de Mathieu XLV, sautons à pieds joints sur les dix-sept années qui se passèrent depuis le crime et la naissance d’Aloïse, jusqu’à la mort de Mathieu XLVI, et occupons-nous du sénéchal, de Robert et du vieux comte, qui sont restés tous trois seuls devant le cadavre de Morvan.

« Ô mon frère ! s’écria le sénéchal en jetant les yeux sur le défunt, avez-vous pu porter une main parricide sur le chef de notre maison !…

— Vous voyez, mon fils, reprit le vieux comte, le résultat d’une mésalliance. Un crime affreux a souillé un Morvan, et notre honneur a couru les plus grands dangers. Ces dangers, mon fils, sont loin d’être détruits ! ils existent encore aussi pressants que jamais ; ils existeraient toujours si je n’avais résolu… mais il n’est pas temps de vous annoncer mes dernières intentions. Je ne dois, je ne veux maintenant m’occuper que du bonheur de voir et d’embrasser ma famille réunie. Robert, ajouta le vieux seigneur, conduisez dans le salon des ancêtres Aloïse, d’Olbreuse, Anna, Montbard et Chanclos : ce dernier a mérité cet honneur… Vous, mon fils, allez les y attendre je ne tarderai pas à vous suivre… Robert, de la prudence, du zèle et de la promptitude !

— Monseigneur connaît Robert XIV, répondit le conseiller intime avec un orgueil bien excusable ; il peut donc être certain…

— Allez, Robert… »

L’intendant s’éloigna avec le sénéchal, et fut s’acquitter des ordres secrets qu’il venait de recevoir. Il rassembla en moins de dix minutes les membres de la famille, les conduisit avec gravité dans le salon des ancêtres, et attendit que Mathieu jugeât convenable de paraître. Il parut enfin…

Messieurs, ces six lignes de points tiendront lieu, si vous le voulez permettre, de la conversation étrange, inconcevable qu’eut Mathieu XLV avec la famille… S’il nous avait été possible de vous en donner le détail, croyez que nous l’eussions fait avec joie ; mais le réservé Robert craignit tant qu’elle ne parvînt à la postérité la plus reculée, qu’il en transcrivit le narré dans les archives sous le voile impénétrable des hiéroglyphes. Ce qu’il nous est permis de vous dire, c’est qu’un serment terrible (nous ignorons encore sa formule), fut prêté par tous les assistants ; après quoi le vieux comte, ayant embrassé tous ses enfants, se retira dans son appartement. Le lendemain matin, il fut trouvé mort dans son lit, le cœur percé d’un coup de poignard. Sur sa table de nuit était un volume de Rabelais, et une feuille de papier, sur laquelle les mots suivants avaient été tracés par lui :

La vie n’est rien ; l’honneur est tout. Silence de bouche ;… souvenir du cœur, c’est tout ce que je demande à mes amis. Je sauve pour jamais la gloire des Morvans… Mes enfants, je vous bénis tous… et vais rejoindre nos glorieux ancêtres

Laissons toute la famille dans l’admiration de la mort héroïque du vieux comte, et occupons-nous de Robert, qui, chargé des instructions secrètes de son maître, commença d’abord par le faire enfermer dans le plus grand secret dans la tombe préparée depuis longtemps pour lui, et se mit ensuite en devoir d’empêcher Villani et Jackal de pouvoir commettre aucune indiscrétion qui pût entacher la gloire des Mathieu.

L’honnête conseiller avait fort à faire : non seulement il s’agissait de soustraire Villani au bras de la justice séculière, mais encore il fallait arracher à Jackal l’aveu du lieu qui recélait le diamant le Robert cette gloire de l’intendance. Le délié diplomate commença par s’adjoindre un soutien dans la personne de l’officier de Chanclos. Ils bâtirent un plan de conduite admirable, et agirent en conséquence avec ardeur et finesse. Le capitaine fut chargé d’interroger Jackal ; Robert se réserva Villani.

Chanclos aborda franchement l’ennemi. « Ha ça, coquin, dit-il en entrant dans la prison du bandit judiciaire, je viens te proposer un accommodement ; il s’agit de la mort ou de la vie.

— Parlez, digne et valeureux capitaine, répondit le coquin en s’efforçant de prendre l’air piteux analogue à la circonstance, je suis prêt à tout faire pour sauver mes jours.

— Instruis-moi donc, drôle, de ce qu’est devenu le Robert, ce beau diamant de la famille… il manque dans l’écrin, et toi seul peux…

— Ah, monseigneur ! interrompit Jackal, qui par ce titre espérait gagner Chanclos, je puis vous jurer…

— Tais-toi, corbeau ! tu vas mentir… Écoute, ajouta le capitaine en tirant du fourreau sa formidable henriette, je te donne cinq minutes pour te décider à restitution, mais je jure, par tous les combats que j’ai soutenus sous les ordres de l’aigle de Béarn mon invincible maître, que, ce délai passé, tu péris si tu te tais.

— Et si je parle, monseigneur ?…

— Cinq cents pistoles d’or, et ta liberté.

— Eh bien ! monseigneur… » Ici Jackal apprit au capitaine qu’il avait avalé le Robert, incident dont vous devez vous rappeler.

« Vivat ! s’écria Chanclos… » et il s’en fut trouver Robert.

Ce dernier n’avait pas été aussi heureux dans ses démarches auprès de Villani que Chanclos avec Jackal ; aussi s’agissait-il bien d’autre chose que de faire avouer à un poltron, sous peine de mort, le lieu où il avait recélé son vol ! Il fallait décider un scélérat adroit et rusé à se donner lui-même la mort, et cela d’une manière si ostensible, que la médisance ne pût trouver à mordre sur cet événement.

Robert fit donc à Villani un récit effrayant des tortures qui l’attendaient en cas qu’il n’eût pas le courage de se dérober au supplice que ses crimes avaient mérité, et auquel lui Robert, touché de compassion pour l’homme qui avait été sur le point d’épouser une Morvan, voulait le soustraire amicalement.

Mais le subtile Italien devina de suite les intentions du conseiller, et quelque chose que pût dire notre ambassadeur, il ne voulut jamais mordre à l’hameçon.

« Je sais que je mérite la mort, disait-il à Robert, et je la subirai sans me plaindre ; heureux si, par mon repentir et mes révélations, je puis désarmer le courroux du ciel et éclairer la justice des hommes ! »

Ce n’était pas là le compte du conseiller ; aussi se retira-t-il de fort mauvaise humeur pour aller apprendre du capitaine le résultat de sa négociation. Aussitôt qu’il sut que le Robert, cette fleur de son intendance, gisait dans le corps d’un vil roturier, il n’eut ni repos ni cesse que Spatulin n’eût ordonné vingt ou trente médecines dont il attendit l’évacuation avec la plus vive impatience ; mais, hélas ! rien n’opéra : l’avare estomac de Jackal ne voulut jamais regorger le précieux bijou.

Le vieillard désespéré jura de se pendre ou de réussir, et voici comment il s’y prit pour sortir du plus grand embarras qu’il eût jamais rencontré. Il se rendit dans le cachot de Jackal, et lui dit d’un ton sentimental :

« Mon garçon, je viens l’apprendre une mauvaise nouvelle.

— Laquelle, monsieur Robert ?…

— Le docteur Spatulin a déclaré que jamais tu ne parviendrais à rendre le Robert.

— Monsieur Robert, je suis désespéré, dit le coquin en riant dans sa barbe.

— Avec d’autant plus de raison, reprit l’intendant, que, ne remplissant pas les conditions du traité que monseigneur de Chanclos a fait avec toi, je vais être obligé de te livrer à la justice, qui te condamnera probablement à être roué.

— Roué ! grand Dieu !…

— Mon cher, tu connais la loi ? elle est positive.

— Ah, miséricorde !…

— Il y aurait bien un moyen de sauver ta peau, mais je ne te le propose pas ; il faut du courage pour l’exécuter.

— Parlez, parlez ?…

— Non, c’est inutile.

— De grâce ?…

— Tu es trop poltron.

— Soyez sûr qu’il n’est rien que je ne fasse pour éviter la roue fatale…

— On dit ce supplice affreux, interrompit le malin Robert.

— Ah, monsieur Robert ! ayez pitié d’un pauvre diable, et instruisez-moi de ce qu’il faut faire pour mériter ma liberté, et je suis prêt à tout, oui, à tout, ajouta Jackal avec un serment épouvantable, même à tuer mon père.

— Allons, je vois que tu es un brave coquin, dit l’intendant en cachant l’horreur que Jackal lui inspirait, et ce pour la gloire de la famille, car ce mobile était l’unique but des actions du fidèle conseiller.

— Que dois-je faire, monsieur de Robert ?…

— Écoute, reprit le vieillard sans trop faire d’attention au de qui venait de lui être donné par le corbeau judiciaire ; je vais t’ouvrir mon cœur. Tu sauras, mon garçon, que la famille de mon maître a le plus grand intérêt à ce que Villani meure avant que d’être mis entre les mains de la justice… Eh bien donc, si tu veux lui délivrer un passe-port pour l’autre monde, je te compterai mille pistoles, et ta liberté est au bout. Vois si le marché te convient !… »

Jackal ne se fit pas tirer l’oreille ; il accepta, et promit bon compte de l’Italien ; mais il fallait une occasion ; Robert la fit naître. Sous prétexte de faire réparer le cachot de Villani, il mit ce dernier dans la même chambre que Jackal. Le clerc fut de parole, car, la première nuit de sa cohabitation, il assassina Villani tout doucettement.

Le conseiller intime de la maison Morvan agit alors d’une manière un peu turque. Il donna les mille pistoles d’or à Jackal ; il lui donna de plus la clef des champs, mais en ayant soin de prévenir la maréchaussée, qui se mit à la poursuite de Jackal, et le conduisit ès prisons d’Autun, d’où il ne sortit que pour périr en place publique. Robert alors se fit délivrer le corps du criminel, et Spatulin en retira l’incroyable diamant.

« Je mourrai content, » s’écria l’intendant à cette vue si désirée…

Messieurs, vous trouverez peut-être la conduite de Robert tant soit peu catégorique ; veuillez vous rappeler qu’il s’agissait de la gloire de son intendance, et que d’ailleurs Mathieu XLIV lui avait souvent répété l’épigraphe de ce chapitre :

 

Dolus an virtus quis in hoste requirat ?

 

Mathieu XLIV avait lu Virgile !...

CONCLUSION.

Maintenant, lecteurs, il ne nous reste plus à vous apprendre que le sort des différents personnages que vous avez vu figurer dans cette histoire : nous suivrons l’ordre hiérarchique :

1.° Le sénéchal de Bourgogne, devenu le Mathieu régnant n° XLVII, mourut trois ans après le mariage de son fils et d’Aloïse, à la suite d’un grand repas que donnèrent les états de Bourgogne.

2.° Son fils lui succéda sous le nom de Mathieu XLVIII, et il vécut heureux époux et père (ce qui est à noter.)

3.° Aloïse accoucha, un an après la mort du sénéchal, d’un joli garçon, que Robert proclama le XLIX Mathieu ; il était temps, car Aloïse avait déjà fait trois filles, ce qui n’était jamais arrivé à aucune comtesse de Morvan depuis que le Morvan existait.

4.° Montbard et Anna eurent un régiment de messires et de demoiselles, à la grande joie de Chanclos, qui sablait une pièce de vin à chaque naissance.

5.° Le brave capitaine, devenu baron, devint si fier, qu’il eut cinq duels de suite. Au sixième, il reçut trois coups d’épée dans le corps, et grâce au docteur Spatulin, il mourut au bout de deux jours de maladie.

6.° De Vieille-Roche fut si touché de la mort de son ami, qu’il jura de renoncer au vin. Il tint si bien sa parole, qu’un soir, retournant à son castel, il se laissa cheoir de dessus son destrier, et roula dans un ruisseau de deux pieds de profondeur, où il but tant d’eau, qu’il en mourut… supplice affreux pour lui !…

7.° Christophe et Marie se marièrent. Christophe prit alors du goût pour la belle littérature, et surtout pour la musique. On l’entendait souvent chanter des romances et des villanelles, entre autres une qui commençait ainsi :

 

Grâce à ma ménagère,

Je suis comme mon père,

Heureux, content, cossu…

 

Christophe chantait juste… mais les mémoires originaux de Robert, dont il fut le continuateur, prouvent qu’il faisait souvent des fautes d’orthographe.

8.° Enfin Robert, cette perle des intendants, poussa sa longue carrière jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Il ne quitta la vie qu’après avoir vu naître le futur Mathieu XLXIX et ses suppléants. Avant de rendre l’âme, il se fit apporter la fameuse quittance de quatre mille marcs, et la lut trois fois à haute et intelligible voix. Son dernier mot fut : Tout est bien en règle.

Lecteurs, j’ai dit.


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en mai 2020.

 

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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Lise-Marie, Alain C., Françoise.

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Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Monsieur A. de Viellerglé et Lord R’Hoone [Honoré de Balzac], L’Héritière de Birague, tomes 3-4, Paris, Chez Hubert, libraire, 1822. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Château de Rue, a été prise par Sylvie Savary.

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