Antonin Artaud

LE PÈSE-NERFS

FRAGMENTS D’UN JOURNAL D’ENFER

L’ART ET LA MORT

1927, 1929

bibliothèque numérique romande

ebooks-bnr.com

 

 


Table des matières

 

LE PÈSE-NERFS. 3

LETTRE DE MÉNAGE. 25

DEUXIÈME LETTRE DE MÉNAGE. 27

TROISIÈME LETTRE DE MÉNAGE. 29

FRAGMENTS D’UN JOURNAL D’ENFER.. 32

L’ART ET LA MORT. 41

QUI, AU SEIN….. 41

LETTRE À LA VOYANTE. 48

HÉLOÏSE ET ABÉLARD.. 54

LE CLAIR ABÉLARD.. 59

UCCELLO LE POIL. 63

L’ENCLUME DES FORCES. 66

L’AUTOMATE PERSONNEL. 70

LA VITRE D’AMOUR.. 76

Ce livre numérique. 82

 

LE PÈSE-NERFS

….......

J’ai senti vraiment que vous rompiez autour de moi l’atmosphère, que vous faisiez le vide pour me permettre d’avancer, pour donner la place d’un espace impossible à ce qui en moi n’était encore qu’en puissance, à toute une germination virtuelle, et qui devait naître, aspirée par la place qui s’offrait.

Je me suis mis souvent dans cet état d’absurde impossible, pour essayer de faire naître en moi de la pensée. Nous sommes quelques-uns à cette époque à avoir voulu attenter aux choses, créer en nous des espaces à la vie, des espaces qui n’étaient pas et ne semblaient pas devoir trouver place dans l’espace.

J’ai toujours été frappé de cette obstination de l’esprit à vouloir penser en dimensions et en espaces, et à se fixer sur des états arbitraires des choses pour penser, à penser en segments, en cristalloïdes, et que chaque mode de l’être reste figé sur un commencement, que la pensée ne soit pas en communication instante et ininterrompue avec les choses, mais que cette fixation et ce gel, cette espèce de mise en monuments de l’âme, se produise pour ainsi dire AVANT LA PENSÉE. C’est évidemment la bonne condition pour créer.

Mais je suis encore plus frappé de cette inlassable, de cette météorique illusion, qui nous souffle ces architectures déterminées, circonscrites, pensées, ces segments d’âme cristallisés, comme s’ils étaient une grande page plastique et en osmose avec tout le reste de la réalité. Et la surréalité est comme un rétrécissement de l’osmose, une espèce de communication retournée. Loin que j’y voie un amoindrissement du contrôle, j’y vois au contraire un contrôle plus grand, mais un contrôle qui, au lieu d’agir se méfie, un contrôle qui empêche les rencontres de la réalité ordinaire et permet des rencontres plus subtiles et raréfiées, des rencontres amincies jusqu’à la corde, qui prend feu et ne rompt jamais.

J’imagine une âme travaillée et comme soufrée et phosphoreuse de ces rencontres, comme le seul état acceptable de la réalité.

Mais c’est je ne sais pas quelle lucidité innommable, inconnue, qui m’en donne le ton et le cri et me les fait sentir à moi-même. Je les sens à une certaine totalité insoluble, je veux dire sur le sentiment de laquelle aucun doute ne mord. Et moi, par rapport à ces remuantes rencontres, je suis dans un état de moindre secousse, je voudrais qu’on imagine un néant arrêté, une masse d’esprit enfouie quelque part, devenue virtualité.

 

 

Un acteur on le voit comme à travers des cristaux.

L’inspiration à paliers.

Il ne faut pas trop laisser passer la littérature.

 

 

Je n’ai visé qu’à l’horlogerie de l’âme, je n’ai transcrit que la douleur d’un ajustement avorté.

Je suis un abîme complet. Ceux qui me croyaient capable d’une douleur entière, d’une belle douleur, d’angoisses remplies et charnues, d’angoisses qui sont un mélange d’objets, une trituration effervescente de forces et non un point suspendu

– avec pourtant des impulsions mouvementées, déracinantes, qui viennent de la confrontation de mes forces avec ces abîmes d’absolu offert,

(de la confrontation de forces au volume puissant)

et il n’y a plus que les abîmes volumineux, l’arrêt, le froid, –

ceux donc qui m’ont attribué plus de vie, qui m’ont pensé à un degré moindre de la chute du soi, qui m’ont cru plongé dans un bruit torturé, dans une noirceur violente avec laquelle je me battais,

– sont perdus dans les ténèbres de l’homme.

 

En sommeil, nerfs tendus tout le long des jambes.

Le sommeil venait d’un déplacement de croyance, l’étreinte se relâchait, l’absurde me marchait sur les pieds.

 

Il faut que l’on comprenne que toute l’intelligence n’est qu’une vaste éventualité, et que l’on peut la perdre, non pas comme l’aliéné qui est mort, mais comme un vivant qui est dans la vie et qui en sent sur lui l’attraction et le souffle (de l’intelligence, pas de la vie).

Les titillations de l’intelligence et ce brusque renversement des parties.

Les mots à mi-chemin de l’intelligence.

Cette possibilité de penser en arrière et d’invectiver tout à coup sa pensée.

Ce dialogue dans la pensée.

L’absorption, la rupture de tout.

Et tout à coup ce filet d’eau sur un volcan, la chute mince et ralentie de l’esprit.

 

Se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel.

 

Penser sans rupture minime, sans chausse-trape dans la pensée, sans l’un de ces escamotages subits dont mes moelles sont coutumières comme postes-émetteurs de courants.

Mes moelles parfois s’amusent à ces jeux, se plaisent à ces jeux, se plaisent à ces rapts furtifs auxquels la tête de ma pensée préside.

Il ne me faudrait qu’un seul mot parfois, un simple petit mot sans importance, pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un mot témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l’extrême bout de mon être,

et qui, pour tout le monde, ne serait rien.

Je suis témoin, je suis le seul témoin de moi-même. Cette écorce de mots, ces imperceptibles transformations de ma pensée à voix basse, de cette petite partie de ma pensée que je prétends qui était déjà formulée, et qui avorte,

je suis seul juge d’en mesurer la portée.

 

Une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité.

 

Sous cette croûte d’os et de peau, qui est ma tête, il y a une constance d’angoisses, non comme un point moral, comme les ratiocinations d’une nature imbécilement pointilleuse, ou habitée d’un levain d’inquiétudes dans le sens de sa hauteur, mais comme une (décantation)

à l’intérieur,

comme la dépossession de ma substance vitale,

comme la perte physique et essentielle

(je veux dire perte du côté de l’essence)

d’un sens.

 

Un impouvoir à cristalliser inconsciemment, le point rompu de l’automatisme à quelque degré que ce soit.

 

Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. Le tout est dans une certaine floculation des choses, dans le rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d’un point qui est justement à trouver.

Et voilà, moi, ce que je pense de la pensée :

CERTAINEMENT L’INSPIRATION EXISTE.

Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, – et par quoi ? ? – un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles.

 

Savez-vous ce que c’est que la sensibilité suspendue, cette espèce de vitalité terrifique et scindée en deux, ce point de cohésion nécessaire auquel l’être ne se hausse plus, ce lieu menaçant, ce lieu terrassant.

 

 

Chers Amis,

Ce que vous avez pris pour mes œuvres n’était que les déchets de moi-même, ces raclures de l’âme que l’homme normal n’accueille pas.

Que mon mal depuis lors ait reculé ou avancé, la question pour moi n’est pas là, elle est dans la douleur et la sidération persistante de mon esprit.

Me voici de retour à M…, où j’ai retrouvé la sensation d’engourdissement et de vertige, ce besoin brusque et fou de sommeil, cette perte soudaine de mes forces avec un sentiment de vaste douleur, d’abrutissement instantané.

 

En voilà un dans l’esprit duquel aucune place ne devient dure, et qui ne sent pas tout à coup son âme à gauche, du côté du cœur. En voilà un pour qui la vie est un point, et pour qui l’âme n’a pas de tranches, ni l’esprit de commencements.

 

Je suis imbécile, par suppression de pensée, par mal-formation de pensée, je suis vacant par stupéfaction de ma langue.

Mal-formation, mal-agglomération d’un certain nombre de ces corpuscules vitreux, dont tu fais un usage si inconsidéré. Un usage que tu ne sais pas, auquel tu n’as jamais assisté.

Tous les termes que je choisis pour penser sont pour moi des TERMES au sens propre du mot, de véritables terminaisons, des aboutissants de mes

mentales, de tous les états que j’ai fait subir à ma pensée. Je suis vraiment LOCALISÉ par mes termes, et si je dis que je suis LOCALISÉ par mes termes, c’est que je ne les reconnais pas comme valables dans ma pensée. Je suis vraiment paralysé par mes termes, par une suite de terminaisons. Et si AILLEURS que soit en ces moments ma pensée, je ne peux que la faire passer par ces termes, si contradictoires à elle-même, si parallèles, si équivoques qu’ils puissent être, sous peine de m’arrêter à ces moments de penser.

 

Si l’on pouvait seulement goûter son néant, si l’on pouvait se bien reposer dans son néant, et que ce néant ne soit pas une certaine sorte d’être mais ne soit pas la mort tout à fait.

Il est si dur de ne plus exister, de ne plus être dans quelque chose. La vraie douleur est de sentir en soi se déplacer sa pensée. Mais la pensée comme un point n’est certainement pas une souffrance.

J’en suis au point où je ne touche plus à la vie, mais avec en moi tous les appétits et la titillation insistante de l’être. Je n’ai plus qu’une occupation, me refaire.

 

Il me manque une concordance des mots avec la minute de mes états.

« Mais c’est normal, mais à tout le monde il manque des mots, mais vous êtes trop difficile avec vous-même, mais à vous entendre il n’y paraît pas, mais vous vous exprimez parfaitement en français, mais vous attachez trop d’importance à des mots. »

Vous êtes des cons, depuis l’intelligent jusqu’au mince, depuis le perçant jusqu’à l’induré, vous êtes des cons, je veux dire que vous êtes des chiens, je veux dire que vous aboyez au dehors, que vous vous acharnez à ne pas comprendre. Je me connais, et cela me suffit, et cela doit suffire, je me connais parce que je m’assiste, j’assiste à Antonin Artaud.

— Tu te connais, mais nous te voyons, nous voyons bien ce que tu fais.

— Oui, mais vous ne voyez pas ma pensée.

À chacun des stades de ma mécanique pensante, il y a des trous, des arrêts, je ne veux pas dire, comprenez-moi bien, dans le temps, je veux dire dans une certaine sorte d’espace (je me comprends) ; je ne veux pas dire une pensée en longueur, une pensée en durée de pensées, je veux dire UNE pensée, une seule, et une pensée EN INTÉRIEUR ; mais je ne veux pas dire une pensée de Pascal, une pensée de philosophe, je veux dire la fixation contournée, la sclérose d’un certain état. Et attrape !

Je me considère dans ma minutie. Je mets le doigt sur le point précis de la faille, du glissement inavoué. Car l’esprit est plus reptilien que vous-même, Messieurs, il se dérobe comme les serpents, il se dérobe jusqu’à attenter à nos langues, je veux dire à les laisser en suspens.

Je suis celui qui a le mieux senti le désarroi stupéfiant de sa langue dans ses relations avec la pensée. Je suis celui qui a le mieux repéré la minute de ses plus intimes, de ses plus insoupçonnables glissements. Je me perds dans ma pensée en vérité comme on rêve, comme on rentre subitement dans sa pensée. Je suis celui qui connaît les recoins de la perte.

 

Toute l’écriture est de la cochonnerie.

Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons.

Toute la gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci.

Tous ceux qui ont des points de repère dans l’esprit, je veux dire d’un certain côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui il existe des altitudes dans l’âme, et des courants dans la pensée, ceux qui sont esprit de l’époque, et qui ont nommé ces courants de pensée, je pense à leurs besognes précises, et à ce grincement d’automate que rend à tous vents leur esprit,

– sont des cochons.

Ceux pour qui certains mots ont un sens, et certaines manières d’être, ceux qui font si bien des façons, ceux pour qui les sentiments ont des classes et qui discutent sur un degré quelconque de leurs hilarantes classifications, ceux qui croient encore à des « termes », ceux qui remuent des idéologies ayant pris rang dans l’époque, ceux dont les femmes parlent si bien et ces femmes aussi qui parlent si bien et qui parlent des courants de l’époque, ceux qui croient encore à une orientation de l’esprit, ceux qui suivent des voies, qui agitent des noms, qui font crier les pages des livres,

– ceux-là sont les pires cochons.

Vous êtes bien gratuit, jeune homme !

Non, je pense à des critiques barbus.

Et je vous l’ai dit : pas d’œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d’esprit, rien.

Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs.

Une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit.

Et n’espérez pas que je vous nomme ce tout, en combien de parties il se divise, que je vous dise son poids, que je marche, que je me mette à discuter sur ce tout, et que, discutant, je me perde et que je me mette ainsi sans le savoir à PENSER, – et qu’il s’éclaire, qu’il vive, qu’il se pare d’une multitude de mots, tous bien frottés de sens, tous divers, et capables de bien mettre au jour toutes les attitudes, toutes les nuances d’une très sensible et pénétrante pensée.

Ah ces états qu’on ne nomme jamais, ces situations éminentes d’âme, ah ces intervalles d’esprit, ah ces minuscules ratées qui sont le pain quotidien de mes heures, ah ce peuple fourmillant de données, – ce sont toujours les mêmes mots qui me servent et vraiment je n’ai pas l’air de beaucoup bouger dans ma pensée, mais j’y bouge plus que vous en réalité, barbes d’ânes, cochons pertinents, maîtres du faux verbe, trousseurs de portraits, feuilletonnistes, rez-de-chaussée, herbagistes, entomologistes, plaie de ma langue.

Je vous l’ai dit, que je n’ai plus ma langue, ce n’est pas une raison pour que vous persistiez, pour que vous vous obstiniez dans la langue.

Allons, je serai compris dans dix ans par les gens qui feront aujourd’hui ce que vous faites. Alors on connaîtra mes geysers, on verra mes glaces, on aura appris à dénaturer mes poisons, on décèlera mes jeux d’âmes.

Alors tous mes cheveux seront coulés dans la chaux, toutes mes veines mentales, alors on percevra mon bestiaire, et ma mystique sera devenue un chapeau. Alors on verra fumer les jointures des pierres, et d’arborescents bouquets d’yeux mentaux se cristalliseront en glossaires, alors on verra choir des aérolithes de pierre, alors on verra des cordes, alors on comprendra la géométrie sans espaces, et on apprendra ce que c’est que la configuration de l’esprit, et on comprendra comment j’ai perdu l’esprit.

Alors on comprendra pourquoi mon esprit n’est pas là, alors on verra toutes les langues tarir, tous les esprits se dessécher, toutes les langues se racornir, les figures humaines s’aplatiront, se dégonfleront, comme aspirées par des ventouses desséchantes, et cette lubréfiante membrane continuera à flotter dans l’air, cette membrane lubréfiante et caustique, cette membrane à deux épaisseurs, à multiples degrés, à un infini de lézardes, cette mélancolique et vitreuse membrane, mais si sensible, si pertinente elle aussi, si capable de se multiplier, de se dédoubler, de se retourner avec son miroitement de lézardes, de sens, de stupéfiants, d’irrigations pénétrantes et vireuses.

alors tout ceci sera trouvé bien,

et je n’aurai plus besoin de parler.

LETTRE DE MÉNAGE

 

Chacune de tes lettres renchérit sur l’incompréhension et la fermeture d’esprit des précédentes, comme toutes les femmes tu juges avec ton sexe, non avec ta pensée. Moi, me troubler devant tes raisons, tu veux rire ! Mais ce qui m’exaspérait c’était, quand l’un de mes raisonnements t’avait amenée à l’évidence, de te voir, toi, te rejeter sur des raisons qui faisaient table rase de mes raisonnements.

Tous tes raisonnements et tes discussions infinies ne feront pas que tu ne saches rien de ma vie et que tu me juges sur une toute [petite] partie d’elle-même. Je ne devrais même pas avoir besoin de me justifier devant toi si seulement tu étais, toi-même, une femme raisonnable et équilibrée, mais tu es affolée par ton imagination, par une sensibilité suraiguë qui t’empêche de considérer en face la vérité. Toute discussion est impossible avec toi. Je n’ai plus qu’une chose à te dire : c’est que j’ai toujours eu ce désarroi de l’esprit, cet écrasement du corps et de l’âme, cette espèce de resserrement de tous mes nerfs, à des périodes plus ou moins rapprochées ; et si tu m’avais vu il y a quelques années, avant que je puisse être même suspecté de l’usage de ce que tu me reproches, tu ne t’étonnerais plus, maintenant, de la réapparition de ces phénomènes. D’ailleurs, si tu es convaincue, si tu sens que leur retour est dû à cela, il n’y a évidemment rien à te dire, on ne lutte pas contre un sentiment.

Quoi qu’il en soit, je ne puis plus compter sur toi dans ma détresse, puisque tu refuses de te préoccuper de la partie la plus atteinte en moi : mon âme. D’ailleurs, tu ne m’as jamais jugé que sur mon apparence extérieure, comme font toutes les femmes, comme font tous les idiots, alors que c’est mon âme intérieure qui est la plus détruite, la plus ruinée ; et cela je ne puis pas te le pardonner, car les deux, malheureusement pour moi, ne coïncident pas toujours. Et pour le surplus, je te défends de revenir là-dessus.

DEUXIÈME LETTRE DE MÉNAGE

 

J’ai besoin, à côté de moi, d’une femme simple et équilibrée, et dont l’âme inquiète et trouble ne fournirait pas sans cesse un aliment à mon désespoir. Ces derniers temps, je ne te voyais plus sans un sentiment de peur et de malaise. Je sais très bien que c’est ton amour qui te fabrique tes inquiétudes sur mon compte, mais c’est ton âme malade et anormale comme la mienne qui exaspère ces inquiétudes et te ruine le sang. Je ne veux plus vivre auprès de toi dans la crainte.

J’ajouterai à cela que j’ai besoin d’une femme qui soit uniquement à moi et que je puisse trouver chez moi à toute heure. Je suis désespéré de solitude. Je ne peux plus rentrer le soir, dans une chambre, seul, et sans aucune des facilités de la vie à portée de ma main. Il me faut un intérieur, et il me le faut tout de suite, et une femme qui s’occupe sans cesse de moi, qui suis incapable de m’occuper de rien, qui s’occupe de moi pour les plus petites choses. Une artiste comme toi a sa vie, et ne peut pas faire cela. Tout ce que je te dis est d’un égoïsme féroce, mais c’est ainsi. Il ne m’est même pas nécessaire que cette femme soit très jolie, je ne veux pas non plus qu’elle soit d’une intelligence excessive, ni surtout qu’elle réfléchisse trop. Il me suffit qu’elle soit attachée à moi.

Je pense que tu sauras apprécier la grande franchise avec laquelle je te parle et que tu me donneras la preuve d’intelligence suivante : c’est de bien pénétrer que tout ce que je te dis n’a rien à voir avec la puissante tendresse, l’indéracinable sentiment d’amour que j’ai et que j’aurai inaliénablement pour toi, mais ce sentiment n’a rien à voir lui-même avec le courant ordinaire de la vie. Et elle est à vivre, la vie. Il y a trop de choses qui m’unissent à toi pour que je te demande de rompre, je te demande seulement de changer nos rapports, de nous faire chacun une vie différente, mais qui ne nous désunira pas.

TROISIÈME LETTRE DE MÉNAGE

 

Depuis cinq jours, je ne vis plus à cause de toi, à cause de tes lettres stupides, de tes lettres de sexe et non d’esprit, de tes lettres remplies de réactions de sexe et non de raisonnements conscients. Je suis à bout de nerfs, à bout de raisons ; au lieu de me ménager, tu m’accables, tu m’accables parce que tu n’es pas dans la vérité. Tu n’as jamais été dans la vérité, tu m’as toujours jugé avec la sensibilité de ce qu’il y a de plus bas dans la femme. Tu refuses de mordre à aucune de mes raisons. Mais moi, je n’ai plus de raisons, je n’ai pas d’excuses à te faire, je n’ai pas à discuter avec toi. Je connais ma vie et cela me suffit. Et au moment où je commence à rentrer dans ma vie, de plus en plus tu me sapes, tu recommences mes désespoirs ; plus je te donne de raisons d’espérer, de prendre patience, de me supporter, plus tu t’acharnes à me ravager, à me faire perdre les bénéfices de mes conquêtes, moins tu es indulgente à mes maux. Tu ne sais rien de l’esprit, tu ne sais rien de la maladie. Tu juges tout sur des apparences extérieures. Mais moi, je connais, n’est-ce pas, mon dedans ; et quand je te crie il n’y a rien en moi, rien dans ce qui fait ma personne, qui ne soit produit par l’existence d’un mal antérieur à moi-même, antérieur à ma volonté, rien dans aucune de mes plus hideuses réactions qui ne vienne uniquement de la maladie et ne lui soit, dans quelque cas que ce soit, imputable, tu en reviens à quelqu’une de tes misérables ratiocinations, tu recommences le déballage de tes mauvaises raisons qui s’attachent à des détails infimes de moi-même, qui me jugent par le petit côté. Mais quoi que j’aie pu faire de ma vie, n’est-ce pas, cela ne m’a pas empêché de repénétrer lentement dans mon être, et de m’y installer chaque jour un peu plus. Dans cet être que la maladie m’avait enlevé et que les reflux de la vie me restituent morceau par morceau. Si tu ne savais à quoi je m’étais livré pour restreindre ou supprimer les douleurs de cette séparation intolérable, tu supporterais mon déséquilibre, mes heurts, l’instabilité de mes humeurs, cet effondrement de ma personne physique, ces absences, ces écrasements. C’est parce que tu t’imagines qu’ils sont dus à l’emploi d’une substance dont l’idée seule emporte ton raisonnement que tu m’accables, que tu me menaces, que tu me jettes, moi, dans l’affolement, que tu saccages, avec tes mains de colère, la matière même de mon cerveau. Oui, tu me fais me buter contre moi-même, chacune de tes lettres partage en deux mon esprit, me jette dans des impasses insensées, me crible de désespoirs, de fureurs. Je n’en puis plus, je te crie assez. Cesse de penser avec ton sexe, absorbe enfin la vie, toute la vie, ouvre-toi à la vie, vois les choses, vois-moi, abdique, et laisse un peu que la vie m’abandonne, se fasse étale en moi, devant moi. Ne m’accable plus. Assez.

 

La Grille est un moment terrible pour la sensibilité, la matière.

FRAGMENTS D’UN JOURNAL D’ENFER

 

à André Gaillard.

Ni mon cri ni ma fièvre ne sont de moi. Cette désintégration de mes forces secondes, de ces éléments dissimulés de la pensée et de l’âme, concevez-vous seulement leur constance.

Ce quelque chose qui est à mi-chemin entre la couleur de mon atmosphère typique et la pointe de ma réalité.

Je n’ai pas tellement besoin d’aliment que d’une sorte d’élémentaire conscience.

Ce nœud de la vie où l’émission de la pensée s’accroche.

Un nœud d’asphyxie centrale.

Simplement me poser sur une vérité claire, c’est-à-dire qui reste sur un seul tranchant.

Ce problème de l’émaciation de mon moi ne se présente plus sous son angle uniquement douloureux. Je sens que des facteurs nouveaux interviennent dans la dénaturation de ma vie et que j’ai comme une conscience nouvelle de mon intime déperdition.

Je vois dans le fait de jeter le dé et de me lancer dans l’affirmation d’une vérité pressentie, si aléatoire soit-elle, toute la raison de ma vie.

Je demeure, durant des heures, sur l’impression d’une idée, d’un son. Mon émotion ne se développe pas dans le temps, ne se succède pas dans le temps. Les reflux de mon âme sont en accord parfait avec l’idéalité absolue de l’esprit.

Me mettre en face de la métaphysique que je me suis faite en fonction de ce néant que je porte.

Cette douleur plantée en moi comme un coin, au centre de ma réalité la plus pure, à cet emplacement de la sensibilité où les deux mondes du corps et de l’esprit se rejoignent, je me suis appris à m’en distraire par l’effet d’une fausse suggestion.

L’espace de cette minute que dure l’illumination d’un mensonge, je me fabrique une pensée d’évasion, je me jette sur une fausse piste indiquée par mon sang. Je ferme les yeux de mon intelligence, et laissant parler en moi l’informulé, je me donne l’illusion d’un système dont les termes m’échapperaient. Mais de cette minute d’erreur il me reste le sentiment d’avoir ravi à l’inconnu quelque chose de réel. Je crois à des conjurations spontanées. Sur les routes où mon sang m’entraîne il ne se peut pas qu’un jour je ne découvre une vérité.

La paralysie me gagne et m’empêche de plus en plus de me retourner sur moi-même. Je n’ai plus de point d’appui, plus de base… je me cherche je ne sais où. Ma pensée ne peut plus aller où mon émotion et les images qui se lèvent en moi la poussent. Je me sens châtré jusque dans mes moindres impulsions. Je finis par voir le jour à travers moi-même, à force de renonciations dans tous les sens de mon intelligence et de ma sensibilité. Il faut que l’on comprenne que c’est bien l’homme vivant qui est touché en moi et que cette paralysie qui m’étouffe est au centre de ma personnalité usuelle et non de mes sens d’homme prédestiné. Je suis définitivement à côté de la vie. Mon supplice est aussi subtil, aussi raffiné qu’il est âpre. Il me faut des efforts d’imagination insensés, décuplés par l’étreinte de cette étouffante asphyxie pour arriver à penser mon mal. Et si je m’obstine ainsi dans cette poursuite, dans ce besoin de fixer une fois pour toutes l’état de mon étouffement…

Tu as bien tort de faire allusion à cette paralysie qui me menace. Elle me menace en effet et elle gagne de jour en jour. Elle existe déjà et comme une horrible réalité. Certes je fais encore (mais pour combien de temps ?) ce que je veux de mes membres, mais voilà longtemps que je ne commande plus à mon esprit, et que mon inconscient tout entier me commande avec des impulsions qui viennent du fond de mes rages nerveuses et du tourbillonnement de mon sang. Images pressées et rapides, et qui ne prononcent à mon esprit que des mots de colère et de haine aveugle, mais qui passent comme des coups de couteau ou des éclairs dans un ciel engorgé.

Je suis stigmatisé par une mort pressante où la mort véritable est pour moi sans terreur.

Ces formes terrifiantes qui s’avancent, je sens que le désespoir qu’elles m’apportent est vivant. Il se glisse à ce nœud de la vie après lequel les routes de l’éternité s’ouvrent. C’est vraiment la séparation à jamais. Elles glissent leur couteau à ce centre où je me sens homme, elles coupent les attaches vitales qui me rejoignent au songe de ma lucide réalité.

 

Formes d’un désespoir capital (vraiment vital),

carrefour des séparations,

carrefour de la sensation de ma chair,

abandonné par mon corps,

abandonné de tout sentiment possible dans l’homme.

Je ne puis le comparer qu’à cet état dans lequel on se trouve au sein d’un délire dû à la fièvre, au cours d’une profonde maladie.

C’est cette antinomie entre ma facilité profonde et mon extérieure difficulté qui crée le tourment dont je meurs.

Le temps peut passer et les convulsions sociales du monde ravager les pensées des hommes, je suis sauf de toute pensée qui trempe dans les phénomènes. Qu’on me laisse à mes nuages éteints, à mon immortelle impuissance, à mes déraisonnables espoirs. Mais qu’on sache bien que je n’abdique aucune de mes erreurs. Si j’ai mal jugé, c’est la faute à ma chair, mais ces lumières que mon esprit laisse filtrer d’heure en heure, c’est ma chair dont le sang se recouvre d’éclairs.

Il me parle de Narcissisme, je lui rétorque qu’il s’agit de ma vie. J’ai le culte non pas du moi mais de la chair, dans le sens sensible du mot chair. Toutes les choses ne me touchent qu’en tant qu’elles affectent ma chair, qu’elles coïncident avec elle, et à ce point même où elles l’ébranlent, pas au delà. Rien ne me touche, ne m’intéresse que ce qui s’adresse directement à ma chair. Et à ce moment il me parle du Soi. Je lui rétorque que le Moi et le Soi sont deux termes distincts et à ne pas confondre, et sont très exactement les deux termes qui se balancent de l’équilibre de la chair.

Je sens sous ma pensée le terrain qui s’effrite, et j’en suis amené à envisager les termes que j’emploie sans l’appui de leur sens intime, de leur substratum personnel. Et même mieux que cela, le point par où ce substratum semble se relier à ma vie me devient tout à coup étrangement sensible, et virtuel. J’ai l’idée d’un espace imprévu et fixé, là où en temps normal tout est mouvements, communication, interférences, trajet.

Mais cet effritement qui atteint ma pensée dans ses bases, dans ses communications les plus urgentes avec l’intelligence et avec l’instinctivité de l’esprit, ne se passe pas dans le domaine d’un abstrait insensible où seules les parties hautes de l’intelligence participeraient. Plus que l’esprit qui demeure intact, hérissé de pointes, c’est le trajet nerveux de la pensée que cet effritement atteint et détourne. C’est dans les membres et le sang que cette absence et ce stationnement se font particulièrement sentir.

 

Un grand froid,

une atroce abstinence,

les limbes d’un cauchemar d’os et de muscles, avec le sentiment des fonctions stomacales qui claquent comme un drapeau dans les phosphorescences de l’orage.

Images larvaires qui se poussent comme avec le doigt et ne sont en relations avec aucune matière.

Je suis homme par mes mains et mes pieds, mon ventre, mon cœur de viande, mon estomac dont les nœuds me rejoignent à la putréfaction de la vie.

On me parle de mots, mais il ne s’agit pas de mots, il s’agit de la durée de l’esprit.

Cette écorce de mots qui tombe, il ne faut pas s’imaginer que l’âme n’y soit pas impliquée. À côté de l’esprit il y a la vie, il y a l’être humain dans le cercle duquel cet esprit tourne, relié avec lui par une multitude de fils…

Non, tous les arrachements corporels, toutes les diminutions de l’activité physique et cette gêne qu’il y a à se sentir dépendant dans son corps, et ce corps même chargé de marbre et couché sur un mauvais bois, n’égalent pas la peine qu’il y a à être privé de la science physique et du sens de son équilibre intérieur. Que l’âme fasse défaut à la langue ou la langue à l’esprit, et que cette rupture trace dans les plaines des sens comme un vaste sillon de désespoir et de sang, voilà la grande peine qui mine non l’écorce ou la charpente, mais l’ÉTOFFE des corps. Il y a à perdre cette étincelle errante et dont on sent QU’ELLE ÉTAIT un abîme qui gagne avec soi toute l’étendue du monde possible, et le sentiment d’une inutilité telle qu’elle est comme le nœud de la mort. Cette inutilité est comme la couleur morale de cet abîme et de cette intense stupéfaction, et la couleur physique en est le goût d’un sang jaillissant par cascades à travers les ouvertures du cerveau.

On a beau me dire que c’est en moi ce coupe-gorge, je participe à la vie, je représente la fatalité qui m’élit et il ne se peut pas que toute la vie du monde me compte à un moment donné avec elle puisque par sa nature même elle menace le principe de la vie.

Il y a quelque chose qui est au-dessus de toute activité humaine : c’est l’exemple de ce monotone crucifiement, de ce crucifiement où l’âme n’en finit plus de se perdre.

La corde que je laisse percer de l’intelligence qui m’occupe et de l’inconscient qui m’alimente, découvre des fils de plus en plus subtils au sein de son tissu arborescent. Et c’est une vie nouvelle qui renaît, de plus en plus profonde, éloquente, enracinée.

Jamais aucune précision ne pourra être donnée par cette âme qui s’étrangle, car le tourment qui la tue, la décharne fibre à fibre, se passe au-dessous de la pensée, au-dessous d’où peut atteindre la langue, puisque c’est la liaison même de ce qui la fait et la tient spirituellement agglomérée, qui se rompt au fur et à mesure que la vie l’appelle à la constance de la clarté. Pas de clarté jamais sur cette passion, sur cette sorte de martyre cyclique et fondamental. Et cependant elle vit mais d’une durée à éclipses où le fuyant se mêle perpétuellement à l’immobile, et le confus à cette langue perçante d’une clarté sans durée. Cette malédiction est d’un haut enseignement pour les profondeurs qu’elle occupe, mais le monde n’en entendra pas la leçon.

L’émotion qu’entraîne l’éclosion d’une forme, l’adaptation de mes humeurs à la virtualité d’un discours sans durée m’est un état autrement précieux que l’assouvissement de mon activité.

C’est la pierre de touche de certains mensonges spirituels.

Cette sorte de pas en arrière que fait l’esprit en deçà de la conscience qui le fixe, pour aller chercher l’émotion de la vie. Cette émotion sise hors du point particulier où l’esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes et d’une fraîche coulée, cette émotion qui rend à l’esprit le son bouleversant de la matière, toute l’âme s’y coule et passe dans son feu ardent. Mais plus que le feu, ce qui ravit l’âme c’est la limpidité, la facilité, le naturel et la glaciale candeur de cette matière trop fraîche et qui souffle le chaud et le froid.

Celui-là sait ce que l’apparition de cette matière signifie et de quel souterrain massacre son éclosion est le prix. Cette matière est l’étalon d’un néant qui s’ignore.

 

Quand je me pense, ma pensée se cherche dans l’éther d’un nouvel espace. Je suis dans la lune comme d’autres sont à leur balcon. Je participe à la gravitation planétaire dans les failles de mon esprit.

La vie va se faire, les événements se dérouler, les conflits spirituels se résoudre, et je n’y participerai pas. Je n’ai rien à attendre ni du côté physique ni du côté moral. Pour moi c’est la douleur perpétuelle et l’ombre, la nuit de l’âme, et je n’ai pas une voix pour crier.

Dilapidez vos richesses loin de ce corps insensible à qui aucune saison ni spirituelle, ni sensuelle ne fait rien.

J’ai choisi le domaine de la douleur et de l’ombre comme d’autres celui du rayonnement et de l’entassement de la matière.

Je ne travaille pas dans l’étendue d’un domaine quelconque.

Je travaille dans l’unique durée.

L’ART ET LA MORT

QUI, AU SEIN…

 

Qui, au sein de certaines angoisses, au fond de quelques rêves n’a connu la mort comme une sensation brisante et merveilleuse avec quoi rien ne se peut confondre dans l’ordre de l’esprit ? Il faut avoir connu cette aspirante montée de l’angoisse dont les ondes arrivent sur vous et vous gonflent comme mues par un insupportable soufflet. L’angoisse qui se rapproche et s’éloigne chaque fois plus grosse, chaque fois plus lourde et plus gorgée. C’est le corps lui-même parvenu à la limite de sa distension et de ses forces et qui doit quand même aller plus loin. C’est une sorte de ventouse posée sur l’âme, dont l’âcreté court comme un vitriol jusqu’aux bornes dernières du sensible. Et l’âme ne possède même pas la ressource de se briser. Car cette distension elle-même est fausse. La mort ne se satisfait pas à si bon compte. Cette distension dans l’ordre physique est comme l’image renversée d’un rétrécissement qui doit occuper l’esprit sur toute l’étendue du corps vivant.

Ce souffle qui se suspend est le dernier, vraiment le dernier. Il est temps de faire ses comptes. La minute tant crainte, tant redoutée, tant rêvée est là. Et c’est vrai que l’on va mourir. On épie et on mesure son souffle. Et le temps immense déferle tout entier à sa limite dans une résolution où il ne peut manquer de se dissoudre sans traces.

Crève, os de chien. Et l’on sait bien que ta pensée n’est pas accomplie, terminée, et que dans quelque sens que tu te retournes tu n’as pas encore commencé à penser.

Peu importe. – La peur qui s’abat sur toi t’écartèle à la mesure même de l’impossible, car tu sais bien que tu dois passer de cet autre côté pour lequel rien en toi n’est prêt, pas même ce corps, et surtout ce corps que tu laisseras sans en oublier ni la matière, ni l’épaisseur, ni l’impossible asphyxie.

Et ce sera bien comme dans un mauvais rêve où tu es hors de la situation de ton corps, l’ayant traîné jusque-là quand même et lui te faisant souffrir et t’éclairant de ses assourdissantes impressions, où l’étendue est toujours plus petite ou plus grande que toi, où rien dans le sentiment que tu apportes d’une antique orientation terrestre ne peut plus être satisfait.

Et c’est bien cela, et c’est à jamais cela. Au sentiment de cette désolation et de ce malaise innommable, quel cri, digne de l’aboiement d’un chien dans un rêve, te soulève la peau, te retourne la gorge, dans l’égarement d’une noyade insensée. Non, ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai.

Mais le pire, c’est que c’est vrai. Et en même temps que ce sentiment de véracité désespérante où il te semble que tu vas mourir à nouveau, que tu vas mourir pour la seconde fois (Tu te le dis, tu le prononces que tu vas mourir. Tu vas mourir : Je vais mourir pour la seconde fois.), voici que l’on ne sait quelle humidité d’une eau de fer ou de pierre ou de vent te rafraîchit incroyablement et te soulage la pensée, et toi-même tu coules, tu te fais en coulant à ta mort, à ton nouvel état de mort. Cette eau qui coule, c’est la mort, et du moment que tu te contemples avec paix, que tu enregistres tes sensations nouvelles, c’est que la grande identification commence. Tu étais mort et voici que de nouveau tu te retrouves vivant, – SEULEMENT CETTE FOIS TU ES SEUL.

Je viens de décrire une sensation d’angoisse et de rêve, l’angoisse glissant dans le rêve, à peu près comme j’imagine que l’agonie doit glisser et s’achever finalement dans la mort.

En tout cas, de tels rêves ne peuvent pas mentir. Ils ne mentent pas. Et ces sensations de mort mises bout à bout, cette suffocation, ce désespoir, ces assoupissements, cette désolation, ce silence, les voit-on dans la suspension agrandie d’un rêve, avec ce sentiment qu’une des faces de la réalité nouvelle est perpétuellement derrière soi ?

Mais au fond de la mort ou du rêve, voici que l’angoisse reprend. Cette angoisse comme un élastique qui se retend et vous saute soudain à la gorge, elle n’est ni inconnue, ni nouvelle. La mort dans laquelle on a glissé sans s’en rendre compte, le retournement en boule du corps, cette tête – il a fallu qu’elle passe, elle qui portait la conscience et la vie et par conséquent la suffocation suprême, et par conséquent le déchirement supérieur – qu’elle passe, elle aussi, par la plus petite ouverture possible. Mais elle angoisse à la limite des pores, et cette tête qui à force de se secouer et de se retourner d’épouvante a comme l’idée, comme le sentiment qu’elle s’est boursouflée et que sa terreur a pris forme, qu’elle a bourgeonné sous la peau.

Et comme après tout ce n’est pas neuf la mort, mais au contraire trop connu, car, au bout de cette distillation de viscères, ne perçoit-on pas l’image d’une panique déjà éprouvée ? La force même du désespoir restitue, semble-t-il, certaines situations de l’enfance où la mort apparaissait si claire et comme une déroute à jet continu. L’enfance connaît de brusques réveils de l’esprit, d’intenses prolongements de la pensée qu’un âge plus avancé reperd. Dans certaines peurs paniques de l’enfance, certaines terreurs grandioses et irraisonnées où le sentiment d’une menace extra-humaine couve, il est incontestable que la mort apparaît

comme le déchirement d’une membrane proche, comme le soulèvement d’un voile qui est le monde, encore informe et mal assuré.

Qui n’a le souvenir d’agrandissements inouïs, de l’ordre d’une réalité toute mentale, et qui alors ne l’étonnaient guère, qui étaient donnés, livrés vraiment à la forêt de ses sens d’enfant ? Prolongements imprégnés d’une connaissance parfaite, imprégnant tout, cristallisée, éternelle.

Mais quelles étranges pensées elle souligne, de quel météore effrité elle reconstitue les atomes humains.

L’enfant voit des théories reconnaissables d’ancêtres dans lesquelles il note les origines de toutes les ressemblances connues d’homme à homme. Le monde des apparences gagne et déborde dans l’insensible, dans l’inconnu. Mais l’enténèbrement de la vie arrive et désormais des états pareils ne se retrouvent plus qu’à la faveur d’une lucidité absolument anormale due par exemple aux stupéfiants.

D’où l’immense utilité des toxiques pour libérer, pour surélever l’esprit. Mensonges ou non du point de vue d’un réel dont on a vu le peu de cas qu’on pouvait en faire, le réel n’étant qu’une des faces les plus transitoires et les moins reconnaissables de l’infinie réalité, le réel s’égalant à la matière et pourrissant avec elle, les toxiques regagnent du point de vue de l’esprit leur dignité supérieure qui en fait les auxiliaires les plus proches et les plus utiles de la mort[1].

Cette mort ligotée où l’âme se secoue en vue de regagner un état enfin complet et perméable,

où tout ne soit pas heurt, acuité d’une confusion délirante et qui ratiocine sans fin sur elle-même, s’emmêlant dans les fils d’un mélange à la fois insupportable et mélodieux,

où tout ne soit pas indisposition,

où la plus petite place ne soit pas réservée sans cesse à la plus grande faim d’un espace absolu et cette fois définitif,

où sous cette pression de paroxysmes perce soudain le sentiment d’un plan neuf,

où du fond d’un mélange sans nom cette âme qui se secoue et s’ébroue sente la possibilité comme dans les rêves de s’éveiller à un monde plus clair, après avoir perforé elle ne sait plus quelle barrière, – et elle se retrouve dans une luminosité où finalement ses membres se détendent, là où les parois du monde semblent brisables à l’infini.

Elle pourrait renaître cette âme, cependant elle ne renaît pas ; car bien qu’allégée elle sent qu’elle rêve encore, qu’elle ne s’est pas encore faite à cet état de rêve auquel elle ne parvient pas à s’identifier.

 

À cet instant de sa rêverie mortelle l’homme vivant parvenu devant la muraille d’une identification impossible retire son âme avec brutalité.

Le voici rejeté sur le plan nu des sens, dans une lumière sans bas-fonds.

Hors de la musicalité infinie des ondes nerveuses, en proie à la faim sans bornes de l’atmosphère, au froid absolu.

….......

LETTRE À LA VOYANTE

 

pour André Breton.

Madame,

Vous habitez une chambre pauvre, mêlée à la vie. C’est en vain qu’on voudrait entendre le ciel murmurer dans vos vitres. Rien, ni votre aspect, ni l’air ne vous séparent de nous, mais on ne sait quelle puérilité plus profonde que l’expérience nous pousse à taillader sans fin et à éloigner votre figure, et jusqu’aux attaches de votre vie.

L’âme déchirée et salie, vous savez que je n’assieds devant vous qu’une ombre, mais je n’ai pas peur de ce terrible savoir. Je vous sais à tous les nœuds de moi-même et beaucoup plus proche de moi que ma mère. Et je suis comme nu devant vous. Nu, impudique et nu, droit et tel qu’une apparition de moi-même, mais sans honte, car pour votre œil qui court vertigineusement dans mes fibres, le mal est vraiment sans péché.

Jamais je ne me suis trouvé si précis, si rejoint, si assuré même au delà du scrupule, au delà de toute malignité qui me vînt des autres ou de moi, et aussi si perspicace. Vous ajoutiez la pointe de feu, la pointe d’étoile au fil tremblant de mon hésitation. Ni jugé, ni me jugeant, entier sans rien faire, intégral sans m’y efforcer ; sauf la vie, c’était le bonheur. Et enfin plus de crainte que ma langue, ma grande langue trop grosse, ma langue minuscule ne fourche, j’avais à peine besoin de remuer ma pensée.

Cependant, je pénétrai chez vous sans terreur, sans l’ombre de la plus ordinaire curiosité. Et cependant vous étiez la maîtresse et l’oracle, vous auriez pu m’apparaître comme l’âme même et le Dieu de mon épouvantable destinée. Pouvoir voir et me dire ! Que rien de sale ou de secret ne soit noir, que tout l’enfoui se découvre, que le refoulé s’étale enfin à ce bel œil étalé d’un juge absolument pur. De celui qui discerne et dispose mais qui ignore même qu’il vous puisse accabler.

La lumière parfaite et douce où l’on ne souffre plus de son âme, cependant infestée de mal. La lumière sans cruauté ni passion où ne se révèle plus qu’une seule atmosphère, l’atmosphère d’une pieuse et sereine, d’une précieuse fatalité. Oui, venant chez vous, Madame, je n’avais plus peur de ma mort. Mort ou vie, je ne voyais plus qu’un grand espace placide où se dissolvaient les ténèbres de mon destin. J’étais vraiment sauf, affranchi de toute misère, car même ma misère à venir m’était douce, si par impossible j’avais de la misère à redouter dans mon avenir.

Ma destinée ne m’était plus cette route couverte et qui ne peut plus guère recéler que le mal. J’avais vécu dans son appréhension éternelle, et à distance, je la sentais toute proche, et depuis toujours blottie en moi. Aucun remous violent ne bouleversait à l’avance mes fibres, j’avais déjà été trop atteint et bouleversé par le malheur. Mes fibres n’enregistraient plus qu’un immense bloc uniforme et doux. Et peu m’importait que s’ouvrissent devant moi les plus terribles portes, le terrible était déjà derrière moi. Et même mal, mon avenir prochain ne me touchait que comme une harmonieuse discorde, une suite de cimes retournées et rentrées, émoussées en moi. Vous ne pouviez m’annoncer, Madame, que l’aplanissement de ma vie.

Mais ce qui par-dessus tout me rassurait, ce n’était pas cette certitude profonde, attachée à ma chair, mais bien le sentiment de l’uniformité de toutes choses. Un magnifique absolu. J’avais sans doute appris à me rapprocher de la mort, et c’est pourquoi toutes choses, même les plus cruelles, ne m’apparaissaient plus que sous leur aspect d’équilibre, dans une parfaite indifférence de sens.

Mais il y avait encore autre chose. C’est que ce sens, indifférent quant à ses effets immédiats sur ma personne, était tout de même coloré en quelque chose de bien. Je venais à vous avec un optimisme intégral. Un optimisme qui n’était pas une pente d’esprit, mais qui venait de cette connaissance profonde de l’équilibre où toute ma vie était baignée. Ma vie à venir équilibrée par mon passé terrible, et qui s’introduisait sans cahot dans la mort. Je savais à l’avance ma mort comme l’achèvement d’une vie enfin plane, et plus douce que mes souvenirs les meilleurs. Et la réalité grossissait à vue d’œil, s’amplifiait jusqu’à cette souveraine connaissance où la valeur de la vie présente se démonte sous les coups de l’éternité. Il ne se pouvait plus que l’éternité ne me vengeât de ce sacrifice acharné de moi-même, et auquel, moi, je ne participais pas. Et mon avenir immédiat, mon avenir à partir de cette minute où je pénétrais pour la première fois dans votre cercle, cet avenir appartenait aussi à la mort. Et vous, votre aspect me fut dès le premier instant favorable.

L’émotion de savoir était dominée par le sentiment de la mansuétude infinie de l’existence[2]. Rien de mauvais pour moi ne pouvait tomber de cet œil bleu et fixe par lequel vous inspectiez mon destin.

Toute la vie me devenait ce bienheureux paysage où les rêves qui tournent se présentent à nous avec la face de notre moi. L’idée de la connaissance absolue se confondait avec l’idée de la similitude absolue de la vie et de ma conscience. Et je tirais de cette double similitude le sentiment d’une naissance toute proche, où vous étiez la mère indulgente et bonne, quoique divergente de mon destin. Rien ne m’apparaissait plus mystérieux, dans le fait de cette voyance anormale, où les gestes de mon existence passée et future se peignaient à vous avec leurs sens gros d’avertissements et de rapports. Je sentais mon esprit entré en communication avec le vôtre quant à la figure de ces avertissements.

Mais vous, enfin, Madame, qu’est-ce donc que cette vermine de feu qui se glisse tout à coup en vous, et par l’artifice de quelle inimaginable atmosphère ? car enfin vous voyez, et cependant le même espace étalé nous entoure.

L’horrible, Madame, est dans l’immobilité de ces murs, de ces choses, dans la familiarité des meubles qui vous entourent, des accessoires de votre divination, dans l’indifférence tranquille de la vie à laquelle vous participez comme moi.

Et vos vêtements, Madame, ces vêtements qui touchent une personne qui voit. Votre chair, toutes vos fonctions enfin. Je ne puis pas me faire à cette idée que vous soyez soumise aux conditions de l’Espace, du Temps, que les nécessités corporelles vous pèsent. Vous devez être beaucoup trop légère pour l’espace.

Et, d’autre part, vous m’apparaissiez si jolie, et d’une grâce tellement humaine, tellement de tous les jours. Jolie comme n’importe laquelle de ces femmes dont j’attends le pain et le spasme, et qu’elles me haussent vers un seuil corporel.

Aux yeux de mon esprit, vous êtes sans limites et sans bords, absolument, profondément incompréhensible. Car comment vous accommodez-vous de la vie, vous qui avez le don de la vue toute proche ? Et cette longue route toute unie où votre âme comme un balancier se promène, et où moi, je lirais si bien l’avenir de ma mort.

Oui, il y a encore des hommes qui connaissent la distance d’un sentiment à un autre, qui savent créer des étages et des haltes à leurs désirs, qui savent s’éloigner de leurs désirs et de leur âme, pour y rentrer ensuite faussement en vainqueurs. Et il y a ces penseurs qui encerclent péniblement leurs pensées, qui introduisent des faux-semblants dans leurs rêves, ces savants qui déterrent des lois avec de sinistres pirouettes !

Mais vous, honnie, méprisée, planante, vous mettez le feu à la vie. Et voici que la roue du Temps d’un seul coup s’enflamme à force de faire grincer les cieux.

Vous me prenez tout petit, balayé, rejeté, et tout aussi désespéré que vous-même, et vous me haussez, vous me retirez de ce lieu, de cet espace faux où vous ne daignez même plus faire le geste de vivre, puisque déjà vous avez atteint la membrane de votre repos. Et cet œil, ce regard sur moi-même, cet unique regard désolé qui est toute mon existence, vous le magnifiez et le faites se retourner sur lui-même, et voici qu’un bourgeonnement lumineux fait de délices sans ombres, me ravive comme un vin mystérieux.

HÉLOÏSE ET ABÉLARD

La vie devant lui se faisait petite. Des places entières de son cerveau pourrissaient. Le phénomène était connu, mais enfin il n’était pas simple. Abélard ne donnait pas son état comme une découverte, mais enfin il écrivait :

 

Cher ami,

Je suis géant. Je n’y peux rien, si je suis un sommet où les plus hautes mâtures prennent des seins en guise de voiles, pendant que les femmes sentent leurs sexes devenir durs comme des galets. Je ne puis m’empêcher, pour ma part, de sentir tous ces œufs rouler et tanguer sous les robes au hasard de l’heure et de l’esprit. La vie va et vient et pousse petite à travers le pavage des seins. D’une minute à l’autre la face du monde est changée. Autour des doigts s’enroulent les âmes avec leurs craquelures de micas, et entre les micas Abélard passe, car au-dessus de tout est l’érosion de l’esprit.

Toutes les bouches de mâle mort rient au hasard de leurs dents, dans l’arcature de leur dentition vierge ou bardée de faim et lamée d’ordures, comme l’armature de l’esprit d’Abélard.

Mais ici Abélard se tait. Seul l’œsophage maintenant marche en lui. Non pas, certes, l’appétit du canal vertical, avec sa passion de famine, mais le bel arbre d’argent droit avec ses ramifications de veinules faites pour l’air, avec autour des feuillages d’oiseaux. Bref, la vie strictement végétale et froissée où les jambes vont de leur pas mécanique, et les pensées comme de hauts voiliers repliés. Le passage des corps.

L’esprit momifié se déchaîne. La vie haut bandée lève la tête. Sera-ce enfin le grand dégel ? L’oiseau crèvera-t-il l’embouchure des langues, les seins vont-ils se ramifier et la petite bouche reprendre sa place ? L’arbre à graines percera-t-il le granit ossifié de la main ? Oui, dans ma main il y a une rose, voici que ma langue tourne sans rien. Oh, oh, oh ! que ma pensée est légère. J’ai l’esprit mince comme une main.

Mais c’est qu’Héloïse aussi a des jambes. Le plus beau c’est qu’elle ait des jambes. Elle a aussi cette chose en sextant de marine, autour de laquelle toute magie tourne et broute, cette chose comme un glaive couché.

Mais par-dessus tout, Héloïse a un cœur. Un beau cœur droit et tout en branches, tendu, figé, grenu, tressé par moi, jouissance profuse, catalepsie de ma joie !

Elle a des mains qui entourent les livres de leurs cartilages de miel. Elle a des seins en viande crue, si petite, dont la pression donne la folie ; elle a des seins en dédales de fil. Elle a une pensée toute à moi, une pensée insinuante et retorse qui se déroule comme d’un cocon. Elle a une âme.

Dans sa pensée, je suis l’aiguille qui court et c’est son âme qui accepte l’aiguille et l’admet, et je suis mieux, moi, dans mon aiguille que tous les autres dans leur lit, car dans mon lit je roule la pensée et l’aiguille dans les sinuosités de son cocon endormi.

Car c’est à elle toujours que j’en reviens à travers le fil de cet amour sans limites, de cet amour universellement répandu. Et il pousse dans mes mains des cratères, il y pousse des dédales de seins, il y pousse des amours explosives que ma vie gagne sur mon sommeil.

Mais par quelles transes, par quels sursauts, par quels glissements successifs en arrive-t-il à cette idée de la jouissance de son esprit. Le fait est qu’il jouit en ce moment de son esprit, Abélard. Il en jouit à plein. Il ne se pense plus ni à droite ni à gauche. Il est là. Tout ce qui se passe en lui est à lui. Et en lui, en ce moment, il se passe des choses. Des choses qui le dispensent de se rechercher. C’est là le grand point. Il n’a plus à stabiliser ses atomes. Ils se rejoignent d’eux-mêmes, ils se stratifient en un point. Tout son esprit se réduit en une suite de montées et de descentes, mais d’une descente toujours au milieu. Il a des choses.

Ses pensées sont de belles feuilles, de planes surfaces, des successions de noyaux, des agglomérations de contacts entre lesquels son intelligence se glisse sans effort : elle va. Car c’est cela l’intelligence : se contourner. La question ne se pose plus d’être fin ou mince et de se rejoindre de loin, d’embrasser, de rejeter, de disjoindre.

Il se glisse entre ses états.

Il vit. Et les choses en lui tournent comme des grains dans le van.

La question de l’amour se fait simple.

Qu’importe qu’il soit moins ou plus, puisqu’il peut s’agiter, se glisser, évoluer, se retrouver et surnager.

Il a retrouvé le jeu de l’amour.

Mais que de livres entre sa pensée et le rêve !

Que de pertes. Et pendant ce temps, que faisait-il de son cœur ? C’est étonnant qu’il lui en reste, du cœur.

Il est bien là. Il est là comme une médaille vivante, comme un arbuste ossifié de métal.

Le voilà bien, le nœud principal.

Héloïse, elle, a une robe, elle est belle de face et de fond.

Alors, il se sent l’exaltation des racines, l’exaltation massive, terrestre, et son pied sur le bloc de la terre tournante se sent la masse du firmament.

Et il crie, Abélard, devenu comme un mort, et sentant craquer et se vitrifier son squelette, Abélard, à la pointe vibrante et à la cime de son effort :

« C’est ici qu’on vend Dieu, à moi maintenant la plaine des sexes, les galets de chair. Pas de pardon, je ne demande pas de pardon. Votre Dieu n’est plus qu’un plomb froid, fumier des membres, lupanar des yeux, vierge du ventre, laiterie du ciel ! »

Alors la laiterie céleste s’exalte. La nausée lui vient.

Sa chair en lui tourne son limon plein d’écailles, il se sent les poils durs, le ventre barré, il sent sa queue qui devient liquide. La nuit se dresse semée d’aiguilles et voici que d’un coup de cisailles ILS lui extirpent sa virilité.

Et là-bas, Héloïse replie sa robe et se met toute nue. Son crâne est blanc et laiteux, ses seins louches, ses jambes grêles, ses dents font un bruit de papier. Elle est bête. Et voilà bien l’épouse d’Abélard le châtré.

LE CLAIR ABÉLARD

L’armature murmurante du ciel trace sur la vitre de son esprit toujours les mêmes signes amoureux, les mêmes cordiales correspondances qui pourraient peut-être le sauver d’être homme s’il consentait à se sauver de l’amour.

Il faut qu’il cède. Il ne se tiendra plus. Il cède. Ce bouillonnement mélodique le presse. Son sexe bat : un vent tourmentant murmure, dont le bruit est plus haut que le ciel. Le fleuve roule des cadavres de femmes. Sont-ce Ophélie, Béatrice, Laure ? Non, encre, non, vent, non, roseaux, berges, rives, écume, flocons. Il n’y a plus d’écluse. De son désir Abélard s’est fait une écluse. Au confluent de l’atroce et mélodique poussée. C’est Héloïse roulée, emportée, à lui, – ET QUI LE VEUT BIEN.

Voici sur le ciel la main d’Érasme qui sème un sénevé de folie. Ah ! la curieuse levée. Le mouvement de l’Ourse fixe le temps dans le ciel, fixe le ciel dans le Temps, de ce côté inverti du monde où le ciel propose sa face. Immense renivellement.

C’est parce que le ciel a une face qu’Abélard a un cœur où tant d’astres souverainement germent, et poussent sa queue. Au bout de la métaphysique est cet amour tout pavé de chair, tout brûlant de pierres, né dans le ciel après tant et tant de tours d’un sénevé de folie.

Mais Abélard chasse le ciel comme des mouches bleues. Étrange déroute. Par où disparaître ? Dieu ! vite, un trou d’aiguille. Le plus mince trou d’aiguille par lequel Abélard ne pourra plus venir nous chercher.

Il fait étrangement beau. Car il ne peut plus maintenant que faire beau. À partir d’aujourd’hui, Abélard n’est plus chaste. La chaîne étroite des livres s’est brisée. Il renonce au coït chaste et permis de Dieu.

Quelle douce chose que le coït ! Même humain, même en profitant du corps de la femme, quelle volupté séraphique et proche ! Le ciel à portée de la terre, moins beau que la terre. Un paradis encastré dans ses ongles.

Mais que l’appel des éclairages sidéraux, même monté au plus haut de la tour, ne vaut pas l’espace d’une cuisse de femme. N’est-ce pas Abélard le prêtre pour qui l’amour est si clair ?

Que le coït est clair, que le péché est clair. Si clair. Quels germes, comme ces fleurs sont douces au sexe pâmé, comme les têtes du plaisir sont voraces, comme à l’extrême bout de la jouissance le plaisir répand ses pavots. Ses pavots de sons, ses pavots de jour et de musique, à tire-d’aile, comme un arrachement magnétique d’oiseaux. Le plaisir fait une tranchante et mystique musique sur le tranchant d’un rêve effilé. Oh ! ce rêve dans lequel l’amour consent à rouvrir ses yeux ! Oui, Héloïse, c’est en toi que je marche avec toute ma philosophie, en toi j’abandonne les ornements, et je te donne à la place les hommes dont l’esprit tremble et miroite en toi. – Que l’Esprit s’admire, puisque la Femme enfin admire Abélard. Laisse jaillir cette écume aux profondes et radieuses parois. Les arbres. La végétation d’Attila.

Il l’a. Il la possède. Elle l’étouffe. Et chaque page ouvre son archet et s’avance. Ce livre, où l’on retourne la page des cerveaux.

Abélard s’est coupé les mains. À cet atroce baiser de papier, quelle symphonie est désormais égale. Héloïse mange du feu. Ouvre une porte. Monte un escalier. On sonne. Les seins écrasés et doux se soulèvent. Sa peau est beaucoup plus claire sur les seins. Le corps est blanc, mais terni, car aucun ventre de femme n’est pur. Les peaux ont la couleur du moisi. Le ventre sent bon, mais combien pauvre. Et tant de générations rêvent à celui-là. Il est là. Abélard en tant qu’homme le tient. Ventre illustre. C’est cela et ce n’est pas cela. Mange la paille, le feu. Le baiser ouvre ses cavernes où vient mourir la mer. Le voilà ce spasme où concourt le ciel, vers lequel une coalition spirituelle déferle, ET IL VIENT DE MOI. Ah ! comme je ne me sens plus que des viscères, sans au-dessus de moi le pont de l’esprit. Sans tant de sens magiques, tant de secrets surajoutés. Elle et moi. Nous sommes bien là. Je la tiens. Je l’embrasse. Une dernière pression me retient, me congèle. Je sens entre mes cuisses l’Église m’arrêter, se plaindre, me paralysera-t-elle ? Vais-je me retirer ? Non, non, j’écarte la dernière muraille. Saint François d’Assise, qui me gardait le sexe, s’écarte. Sainte Brigitte m’ouvre les dents. Saint Augustin me délie la ceinture. Sainte Catherine de Sienne endort Dieu. C’est fini, c’est bien fini, je ne suis plus vierge. La muraille céleste s’est retournée. L’universelle folie me gagne. J’escalade ma jouissance au sommet le plus haut de l’éther.

Mais voici que sainte Héloïse l’entend. Plus tard, infiniment plus tard, elle l’entend et lui parle. Une sorte de nuit lui remplit les dents. Entre en mugissant dans les cavernes de son crâne. Elle entr’ouvre le couvercle de son sépulcre avec sa main aux osselets de fourmi. On croirait entendre une bique dans un rêve. Elle tremble, mais lui tremble beaucoup plus qu’elle. Pauvre homme ! Pauvre Antonin Artaud ! C’est bien lui cet impuissant qui escalade les astres, qui s’essaie à confronter sa faiblesse avec les points cardinaux des éléments, qui, de chacune des faces subtile ou solidifiée de la nature, s’efforce de composer une pensée qui se tienne, une image qui tienne debout. S’il pouvait créer autant d’éléments, fournir au moins une métaphysique de désastres, le début serait l’écroulement !

Héloïse regrette de n’avoir pas eu à la place de son ventre une muraille comme celle sur laquelle elle s’appuyait quand Abélard la pressait d’un dard obscène. Pour Artaud la privation est le commencement de cette mort qu’il désire. Mais quelle belle image qu’un châtré !

UCCELLO LE POIL

 

pour Génica.

Uccello, mon ami, ma chimère, tu vécus avec ce mythe de poils. L’ombre de cette grande main lunaire où tu imprimes les chimères de ton cerveau, n’arrivera jamais jusqu’à la végétation de ton oreille, qui tourne et fourmille à gauche avec tous les vents de ton cœur. À gauche les poils, Uccello, à gauche les rêves, à gauche les ongles, à gauche le cœur. C’est à gauche que toutes les ombres s’ouvrent, des nefs, comme d’orifices humains. La tête couchée sur cette table où l’humanité tout entière chavire, que vois-tu autre chose que l’ombre immense d’un poil. D’un poil comme deux forêts, comme trois ongles, comme un herbage de cils, comme d’un râteau dans les herbes du ciel. Étranglé le monde, et suspendu, et éternellement vacillant sur les plaines de cette table plate où tu inclines ta tête lourde. Et auprès de toi quand tu interroges des faces, que vois-tu, qu’une circulation de rameaux, un treillage de veines, la trace minuscule d’une ride, le ramage d’une mer de cheveux. Tout est tournant, tout est vibratile, et que vaut l’œil dépouillé de ses cils. Lave, lave les cils, Uccello, lave les lignes, lave la trace tremblante des poils et des rides sur ces visages pendus de morts qui te regardent comme des œufs, et dans ta paume monstrueuse et pleine de lune comme d’un éclairage de fiel, voici encore la trace auguste de tes poils qui émergent avec leurs lignes fines comme les rêves dans ton cerveau de noyé. D’un poil à un autre, combien de secrets et combien de surfaces. Mais deux poils l’un à côté de l’autre, Uccello. La ligne idéale des poils intraduisiblement fine et deux fois répétée. Il y a des rides qui font le tour des faces et se prolongent jusque dans le cou, mais sous les cheveux aussi il y a des rides, Uccello. Aussi tu peux faire tout le tour de cet œuf qui pend entre les pierres et les astres, et qui seul possède l’animation double des yeux.

Quand tu peignais tes deux amis et toi-même dans une toile bien appliquée, tu laissas sur la toile comme l’ombre d’un étrange coton, en quoi je discerne tes regrets et ta peine, Paolo Uccello, mal illuminé. Les rides, Paolo Uccello, sont des lacets, mais les cheveux sont des langues. Dans un de tes tableaux, Paolo Uccello, j’ai vu la lumière d’une langue dans l’ombre phosphoreuse des dents. C’est par la langue que tu rejoins l’expression vivante dans les toiles inanimées. Et c’est par là que je vis, Uccello tout emmaillotté dans ta barbe, que tu m’avais à l’avance compris et défini. Bienheureux sois-tu, toi qui as eu la préoccupation rocheuse et terrienne de la profondeur. Tu vécus dans cette idée comme dans un poison animé. Et dans les cercles de cette idée tu tournes éternellement et je te pourchasse à tâtons avec comme fil la lumière de cette langue qui m’appelle du fond d’une bouche miraculée. La préoccupation terrienne et rocheuse de la profondeur, moi qui manque de terre à tous les degrés. Présumas-tu vraiment ma descente dans ce bas monde avec la bouche ouverte et l’esprit perpétuellement étonné. Présumas-tu ces cris dans tous les sens du monde et de la langue, comme d’un fil éperdument dévidé. La longue patience des rides est ce qui te sauva d’une mort prématurée. Car, je le sais, tu étais né avec l’esprit aussi creux que moi-même, mais cet esprit, tu pus le fixer sur moins de chose encore que la trace et la naissance d’un cil. Avec la distance d’un poil, tu te balances sur un abîme redoutable et dont tu es cependant à jamais séparé.

Mais je bénis aussi, Uccello, petit garçon, petit oiseau, petite lumière déchirée, je bénis ton silence si bien planté. À part ces lignes que tu pousses de la tête comme une frondaison de messages, il ne reste de toi que le silence et le secret de ta robe fermée. Deux ou trois signes dans l’air, quel est l’homme qui prétend vivre plus que ces trois signes, et auquel, le long des heures qui le couvrent, songerait-on à demander plus que le silence qui les précède ou qui les suit. Je sens toutes les pierres du monde et le phosphore de l’étendue que mon passage entraîne, faire leur chemin à travers moi. Ils forment les mots d’une syllabe noire dans les pacages de mon cerveau. Toi, Uccello, tu apprends à n’être qu’une ligne et l’étage élevé d’un secret.

L’ENCLUME DES FORCES

Ce flux, cette nausée, ces lanières, c’est dans ceci que commence le Feu. Le feu de langues. Le feu tissé en torsades de langues, dans le miroitement de la terre qui s’ouvre comme un ventre en gésine, aux entrailles de miel et de sucre. De toute sa blessure obscène il bâille ce ventre mou, mais le feu bâille par-dessus en langues tordues et ardentes qui portent à leur pointe des soupiraux comme de la soif. Ce feu tordu comme des nuages dans l’eau limpide, avec à côté la lumière qui trace une règle et des cils. Et la terre de toutes parts entr’ouverte et montrant d’arides secrets. Des secrets comme des surfaces. La terre et ses nerfs, et ses préhistoriques solitudes, la terre aux géologies primitives, où se découvrent des pans du monde dans une ombre noire comme le charbon. – La terre est mère sous la glace du feu. Voyez le feu dans les Trois Rayons, avec le couronnement de sa crinière où grouillent des yeux. Myriades de myriapodes d’yeux. Le centre ardent et convulsé de ce feu est comme la pointe écartelée du tonnerre à la cime du firmament. Le centre blanc des convulsions. Un absolu d’éclat dans l’échauffourée de la force. La pointe épouvantable de la force qui se brise dans un tintamarre tout bleu.

Les Trois Rayons font un éventail dont les branches tombent à pic et convergent vers le même centre. Ce centre est un disque laiteux recouvert d’une spirale d’éclipses.

L’ombre de l’éclipse fait un mur sur les zigzags de la haute maçonnerie céleste.

Mais au-dessus du ciel est le Double-Cheval. L’évocation du Cheval trempe dans la lumière de la force, sur un fond de mur élimé et pressé jusqu’à la corde. La corde de son double poitrail. Et en lui le premier des deux est beaucoup plus étrange que l’autre. C’est lui qui ramasse l’éclat dont le deuxième n’est que l’ombre lourde.

Plus bas encore que l’ombre du mur, la tête et le poitrail du cheval font une ombre, comme si toute l’eau du monde élevait l’orifice d’un puits.

L’éventail ouvert domine une pyramide de cimes, un immense concert de sommets. Une idée de désert plane sur ces sommets au-dessus desquels un astre échevelé flotte, horriblement, inexplicablement suspendu. Suspendu comme le bien dans l’homme, ou le mal dans le commerce d’homme à homme, ou la mort dans la vie. Force giratoire des astres.

Mais derrière cette vision d’absolu, ce système de plantes, d’étoiles, de terrains tranchés jusqu’à l’os, derrière cette ardente floculation de germes, cette géométrie de recherches, ce système giratoire de sommets, derrière ce soc planté dans l’esprit et cet esprit qui dégage ses fibres, découvre ses sédiments, derrière cette main d’homme enfin qui imprime son pouce dur et dessine ses tâtonnements, derrière ce mélange de manipulations et de cervelle, et ces puits dans tous les sens de l’âme, et ces cavernes dans la réalité,

se dresse la Ville aux murailles bardées, la Ville immensément haute, et qui n’a pas trop de tout le ciel pour lui faire un plafond où des plantes poussent en sens inverse et avec une vitesse d’astres jetés.

Cette ville de cavernes et de murs qui projette sur l’abîme absolu des arches pleines et des caves comme des ponts.

Que l’on voudrait dans le creux de ces arches, dans l’arcature de ces ponts insérer le creux d’une épaule démesurément grande, d’une épaule où diverge le sang. Et placer son corps en repos et sa tête où fourmillent les rêves, sur le rebord de ces corniches géantes où s’étage le firmament.

Car un ciel de Bible est dessus où courent des nuages blancs. Mais les menaces douces de ces nuages. Mais les orages. Et ce Sinaï dont ils laissent percer les flammèches. Mais l’ombre portée de la terre, et l’éclairage assourdi et crayeux. Mais cette ombre en forme de chèvre enfin et ce bouc ! Et le Sabbat des Constellations.

Un cri pour ramasser tout cela et une langue pour m’y pendre.

Tous ces reflux commencent à moi.

Montrez-moi l’insertion de la terre, la charnière de mon esprit, le commencement affreux de mes ongles. Un bloc, un immense bloc faux me sépare de mon mensonge. Et ce bloc est de la couleur qu’on voudra.

Le monde y bave comme la mer rocheuse, et moi avec les reflux de l’amour.

Chiens, avez-vous fini de rouler vos galets sur mon âme. Moi. Moi. Tournez la page des gravats. Moi aussi j’espère le gravier céleste et la plage qui n’a plus de bords. Il faut que ce feu commence à moi. Ce feu et ces langues, et les cavernes de ma gestation. Que les blocs de glace reviennent s’échouer sous mes dents. J’ai le crâne épais, mais l’âme lisse, un cœur de matière échouée. J’ai absence de météores, absence de soufflets enflammés. Je cherche dans mon gosier des noms, et comme le cil vibratile des choses. L’odeur du néant, un relent d’absurde, le fumier de la mort entière… L’humour léger et raréfié. Moi aussi je n’attends que le vent. Qu’il s’appelle amour ou misère, il ne pourra guère m’échouer que sur une plage d’ossements.

L’AUTOMATE PERSONNEL

 

à Jean de Bosschère.

Il dit me voir dans une grande préoccupation du sexe. Mais d’un sexe tendu et soufflé comme un objet. Un objet de métal et de lave bouillante, plein de radicelles, de rameaux que l’air prend.

L’étonnante tranquillité du sexe que tant de ferrailles remplissent. Tous ces fers qui ramassent l’air en tous sens.

Et au-dessus une ardente poussée, un herbage noueux et mince qui prend racine en cet âcre terreau. Et il pousse avec une gravité de fourmi, une frondaison de fourmilière qui creuse toujours plus avant dans le sol. Il pousse et il creuse ce feuillage si atrocement noir, et à mesure qu’il creuse on dirait que le sol s’éloigne, que le centre idéal de tout se ramasse autour d’un point de plus en plus mince.

Mais tout ce tremblement dans un corps étalé avec tous ses organes, les jambes, les bras jouant avec leur agencement d’automate, et à l’entour les rotondités de la croupe qui cerne le sexe bien fixé. Vers ces organes dont la sexualité s’accroît, sur lesquels la sexualité éternelle gagne, se dirige une volée de flèches lancées d’en dehors du tableau. Comme dans les ramages de mon esprit, il y a cette barrière d’un corps et d’un sexe qui est là, comme une page arrachée, comme un lambeau déraciné de chair, comme l’ouverture d’un éclair et de la foudre sur les parois lisses du firmament.

Mais ailleurs il y a cette femme vue de dos qui représente assez bien la silhouette conventionnelle de la sorcière.

Mais son poids est en dehors des conventions et des formules. Elle se déploie comme une sorte d’oiseau sauvage dans des ténèbres qu’elle ramasse autour d’elle, et dont elle se fait une sorte d’épais manteau.

L’ondoiement même du manteau est un signe si fort que sa simple palpitation suffit à signifier la sorcière et la nuit où elle se déploie. Cette nuit est en relief et en profondeur, et sur la perspective même qui part de l’œil, s’éparpille un merveilleux jeu de cartes qui est comme en suspension sur une eau. La lumière des profondeurs accroche le coin des cartes. Et des trèfles en profusion anormale flottent comme des ailes d’insectes noirs.

Les bas-fonds ne sont pas assez fixes qu’ils interdisent toute idée de chute. Ils sont comme le premier palier d’une chute idéale dont le tableau lui-même dissimule le fond.

Il y a un vertige dont le tournoiement a peine à se dégager des ténèbres, une descente vorace qui s’absorbe dans une sorte de nuit.

Et comme pour donner tout son sens à ce vertige, à cette faim tournante, voici qu’une bouche s’étend, et s’entr’ouvre, qui semble avoir pour but de rejoindre les quatre horizons. Une bouche comme un cachet de vie pour apostiller les ténèbres et la chute, donner une issue rayonnante au vertige qui draine tout vers le bas.

L’avancée de la nuit fourmillante avec son cortège d’égouts. Voilà à quel endroit cette peinture se place, au point d’effusion des égouts.

Un vent murmurant agite toutes ces larves perdues et que la nuit ramasse en de miroitantes images. On y sent un broiement d’écluses, une sorte d’horrible choc volcanique où s’est dissociée la lumière du jour. Et de ce heurt, et de ce déchirement de deux principes naissent toutes les images en puissance, dans une poussée plus vive qu’une lame de fond.

Y a-t-il tant de choses dans cette toile ?

Il y a la force d’un rêve fixé, aussi dur qu’une carapace d’insecte et plein de pattes dardées dans tous les sens du ciel.

Et en relief sur cette convulsion des bas-fonds, sur cette alliance de la lumière énergique avec tous les métaux de la nuit, comme l’image même de cet érotisme des ténèbres, se dresse la volumineuse et obscène silhouette de l’Automate Personnel.

Un grand tas et un grand pet.

Il est suspendu à des fils dont seules les attaches sont prêtes, et c’est la pulsation de l’atmosphère qui anime le reste du corps. Il ramasse autour de lui la nuit comme un herbage, comme une plantation de rameaux noirs.

Ici l’opposition est secrète, elle est comme la suite d’un scalpel. Elle est suspendue au fil du rasoir, dans le domaine inverse des âmes.

Mais tournons la page.

Un étage plus haut est la tête. Et une verte explosion de grisou, comme d’une allumette colossale, sabre et déchire l’air à cette place où la tête n’est pas.

Je m’y retrouve tel exactement que je me vois dans les miroirs du monde, et d’une ressemblance de maison ou de table, puisque toute la ressemblance est ailleurs.

Si l’on pouvait passer derrière le mur, quel déchirement on verrait, quel massacre de veines. Un amoncellement de cadavres vidés.

Et le tout, haut comme un plat de crevettes.

Voilà à quel linéament a pu aboutir tant d’esprit.

Mauvais son de cloche d’ailleurs, car de quel œil enfin je considère le sexe, dont mon appétit n’est pas mort.

Après tant de déductions et d’échecs, après tous ces cadavres dépiautés, après les avertissements des trèfles noirs, après les étendards des sorcières, après ce cri d’une bouche dans la chute sans fond, après m’être heurté à des murailles, après ce tourbillon d’astres, cet emmêlement de racines et de cheveux, je ne suis pas assez dégoûté que toute cette expérience me sèvre.

La muraille à pic de l’expérience ne me détourne pas de mon essentielle délectation.

Au fond du cri des révolutions et des orages, au fond de ce broiement de ma cervelle, dans cet abîme de désirs et de questions, malgré tant de problèmes, tant de peurs, je conserve dans le coin le plus précieux de ma tête cette préoccupation du sexe qui me pétrifie et m’arrache le sang.

Que j’aie le sang en fer et glissant, le sang plein de marécages, que je sois giflé de pestes, de renoncements, contaminé, assailli de désagrégations et d’horreurs, pourvu que persiste la douce armature d’un sexe de fer. Je le bâtis en fer, je l’emplis de miel, et c’est toujours le même sexe au milieu de l’âcre vallonnement. C’est le sexe où convergent les torrents, où s’enfoncent les soifs.

Pleins de rages, et sans sérénité ni pardon, mes torrents se font de plus en plus volumineux et s’enfoncent, et j’ajoute en plus des menaces, et des duretés d’astres et de firmaments.

Cette peinture comme un monde à vif, un monde nu, plein de filaments et de lanières, où la force irritante d’un feu lacère le firmament intérieur, le déchirement de l’intelligence, où l’expansion des forces originelles, où les états qu’on ne peut pas nommer apparaissent dans leur expression la plus pure, la moins suspecte d’alliages réels.

C’est la vie soufrée de la conscience qui remonte au jour avec ses lumignons et ses étoiles, ses tanières, son firmament,

avec la vivacité d’un pur désir,

avec son appel à une mort constante avoisinant la membrane de la résurrection.

Le corps de la femme est là, dans son étalage obscène ; dans son ossature de bois. Bois immuable et fermé. Bois d’un désir irrité et que son exaspération même congèle dans sa chirurgicale et sèche nudité. Les fesses d’abord, et vers l’arrière tout le grand et massif fessier qui est là comme l’arrière-train d’une bête, où la tête n’a plus que l’importance d’un fil. La tête est là comme une idée de tête, comme l’expression d’un élément négligeable et oublié.

Et à droite et en bas, dans les arrière-fonds, dans les réserves, comme la pointe extrême du signe de la croix.

Décrirais-je le reste de la toile ?

Il me semble que la simple apparition de ce corps le situe. Sur ce plan sec, à fleur de surface, il y a toute la profondeur d’une perspective idéale et qui n’existe que dans la pensée. On y retrouve, comme un linéament, la zébrure d’un éclair taillé à même la terre, et des cartes valsent autour de là.

En haut, en bas, la Pythonisse, la Sorcière, comme une sorte d’ange, de douce dragonne, avec sa figure contournée. Tous les colimaçons de l’esprit mangent sa face abstraite et se retournent comme une corde tressée.

En haut, en bas. En haut avec sa figure de momie creuse. En bas avec sa masse, sa taille massive et bien tracée. Elle est là comme une muraille de nuit compacte, attirant, déployant la flamme des cartes soufrées.

Une multitude de cœurs, une multitude de trèfles, comme autant de signes, comme autant d’appels.

Ai-je un manteau, ai-je une robe ?

Une nuit de basse-fosse, une obscurité pleine d’encre déploie ses murailles mal cimentées.

LA VITRE D’AMOUR

Je la voulais miroitante de fleurs, avec de petits volcans accrochés aux aisselles, et spécialement cette lave en amande amère et qui était au centre de son corps dressé.

Il y avait aussi une arcade de sourcils sous lesquels tout le ciel passait, un vrai ciel de viol, de rapt, de lave, d’orage, de rage, bref, un ciel absolument théologal. Un ciel comme une arche dressée, comme la trompette des abîmes, comme de la ciguë bue en rêve, un ciel contenu dans toutes les fioles de la mort, le ciel d’Héloïse au-dessus d’Abélard, un ciel d’amoureux suicide, un ciel qui possédait toutes les rages de l’amour.

C’était un ciel de péché protestataire, un péché retenu au confessionnal, de ces péchés qui chargent la conscience des prêtres, un vrai péché théologal.

Et je l’aimais.

Elle était bonne, dans une taverne d’Hoffmann, mais une miteuse crapuleuse boniche, une boniche crapuleuse et mal lavée. Elle passait les plats, vidait les lieux, faisait les lits, balayait les chambres, secouait les ciels de lit et se déshabillait devant sa lucarne, comme toutes les bonnes de tous les contes d’Hoffmann.

Je couchais à l’époque dans un lit piteux dont le matelas se dressait toutes les nuits, se recroquevillait devant cette avance de rats que dégorgent les reflux des mauvais rêves, et qui s’aplanissait au soleil levant. Mes draps sentaient le tabac et la morgue, et cette odeur nauséeuse et délicieuse que revêtent nos corps quand nous nous appliquons à les sentir. Bref, c’étaient de vrais draps d’étudiants amoureux.

Je piochais une thèse épaisse, ânonnante, sur les avortements de l’esprit humain à ces seuils épuisés de l’âme jusqu’où l’esprit de l’homme n’atteint pas.

Mais l’idée de la boniche me travaillait beaucoup plus que tous les phantasmes du nominalisme excessif des choses.

Je la voyais à travers le ciel, à travers les vitres fendues de ma chambre, à travers ses propres sourcils, à travers les yeux de toutes mes anciennes maîtresses, et à travers les cheveux jaunes de ma mère.

Or nous étions à la nuit de la Saint-Sylvestre. Le tonnerre tonnait, les éclairs marchaient, la pluie faisait son chemin, les cocons des rêves bêlaient, les grenouilles de tous les étangs coassaient, bref, la nuit faisait son métier.

Il me fallait maintenant trouver un moyen de m’aboucher avec la réalité… Ce n’était pas assez que d’être abouché avec la résonance obscure des choses, et d’entendre par exemple les volcans parler, et de revêtir l’objet de mes amours de tous les charmes d’un adultère anticipé par exemple, ou de toutes les horreurs, ordures, scatologies, crimes, tromperies qui s’attachent à l’idée de l’amour ; il me fallait trouver simplement le moyen de l’atteindre directement, c’est-à-dire, et avant tout, de lui parler.

Tout d’un coup la fenêtre s’ouvrit. Je vis dans un coin de ma chambre un immense jeu de dames sur lequel tombaient les reflets d’une multitude de lampes invisibles. Des têtes sans corps faisaient des rondes, se heurtaient, tombaient comme des quilles. Il y avait un immense cheval de bois, une reine en morphine, une tour d’amour, un siècle à venir. Les mains d’Hoffmann poussaient les pions, et chaque pion disait : NE LA CHERCHE PAS LÀ. Et dans le ciel on voyait des anges avec des ailes en pieds nickelés. Je cessai donc de regarder à la fenêtre et d’espérer voir ma boniche chérie.

Alors je sentis des pieds qui finissaient d’écraser les cristaux des planètes, juste dans la chambre au-dessus. Des soupirs ardents perçaient le plancher, et j’entendis l’écrasement d’une chose suave.

À ce moment toutes les assiettes de la terre se mirent à dégringoler et les clients de tous les restaurants du monde partirent à la poursuite de la petite bonne d’Hoffmann ; et on vit la bonne qui courait comme une damnée, puis Pierre Mac Orlan, le ressemeleur de bottines absurdes, passa, poussant une brouette sur le chemin. À sa suite venait Hoffmann avec un parapluie, puis Achim d’Arnim, puis Lewis qui marchait transversalement. Enfin la terre s’ouvrit, et Gérard de Nerval apparut.

Il était plus grand que tout. Il y avait aussi un petit homme qui était moi.

— Mais notez bien que vous ne rêvez pas, me disait Gérard de Nerval, voici d’ailleurs le chanoine Lewis qui s’y connaît : Lewis, oseriez-vous soutenir le contraire ?

— Non, par tous les sexes barbus.

Ils sont stupides, pensai-je, ce n’est pas la peine d’être considérés comme de grands auteurs.

— Donc, me disait Gérard de Nerval, tout ceci, vois-tu, a un lien. Tu la mets en salade, tu la manges à l’huile, tu la décortiques sans hésiter, la boniche est ma femme.

Il ne connaît même pas le poids des mots, pensai-je.

— Pardon, le prix, le prix des mots, me souffla ma cervelle, qui, elle aussi, s’y connaissait.

— Tais-toi, ma cervelle, lui dis-je, tu n’es pas encore assez vitrifiée.

Hoffmann me dit :

— VENONS-EN AU FAIT.

Et moi :

— Je ne sais pas comment m’aboucher avec elle, je n’ose pas.

— Mais tu n’as même pas à oser, rétorqua Lewis. Tu l’obtiendras TRANSVERSALEMENT.

— Transversalement, mais à quoi ? répliquai-je. Car pour l’instant c’est elle qui me traverse.

Mais puisqu’on te dit que l’amour est oblique, que la vie est oblique, que la pensée est oblique, et que tout est oblique. TU L’AURAS QUAND TU N’Y PENSERAS PAS.

Écoute là-haut. N’entends-tu pas la collusion de ces ponts de mollesse, la rencontre de cet amas d’ineffable plasticité ?

Je sentais mon front éclater.

À la fin je compris qu’il s’agissait de ses seins, et je compris qu’ils se rejoignaient, et je compris que tous ces soupirs s’exhalaient du sein même de ma boniche. Je compris aussi qu’elle s’était couchée sur le plancher du dessus pour être plus près de moi.

La pluie continua à couler.

Il y eut dans la rue des chants d’une stupidité affreuse :

 

Chez ma belle qu’il fait bon

Avaler du mouron (bis)

Car nous sommes oiseaux

Car nous sommes oiselles

Chez ma belle qu’il fait bon

Colombelle à son balcon

Toute l’eau de ses aisselles

Ne vaut pas la mirabelle

De ses amoureux frissons.

 

Cochons stupides, hurlai-je, en me levant, vous salissez l’esprit même de l’amour.

La rue était vide. Il n’y avait que la lune qui continuait ses murmures d’eau.

Quelle est la meilleure breloque, quel est le bijou le plus beau, quelle est l’amande la plus fondante ?

À cette vision je souris. Ce n’est pas le diable, tu vois bien, me dit-elle !

Eh non, ce n’était pas le diable, ma petite boniche était dans mes bras.

— Depuis si longtemps, depuis si longtemps, me dit-elle, je te désirais.

Et ce fut le pont de la grande nuit. La lune remonta dans le ciel, Hoffmann se terra dans sa cave, tous les restaurateurs recouvrèrent leur place, il n’y eut plus que l’amour : Héloïse au manteau, Abélard à la tiare, Cléopâtre à l’aspic, toutes les langues de l’ombre, toutes les étoiles de la folie.

Ce fut l’amour comme une mer, comme le péché, comme la vie, comme la mort.

L’amour sous les arcades, l’amour au bassin, l’amour dans un lit, l’amour comme le lierre, l’amour comme un mascaret.

L’amour aussi grand que les contes, l’amour comme la peinture, l’amour comme tout ce qui est.

Et tout cela dans une aussi petite femme, dans un cœur si momifié, dans une pensée si restreinte, mais la mienne pensait pour deux.

Du fond d’une ivresse insondable, un peintre pris de vertige tout à coup se désespérait. Mais la nuit était plus belle que tout. Tous les étudiants regagnèrent leur chambre, le peintre recouvra ses cyprès. Une lumière de fin du monde remplit peu à peu ma pensée.

Il n’y eut bientôt plus qu’une immense montagne de glace sur laquelle une chevelure blonde pendait.


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnrs.com/

en avril 2019.

 

– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Artaud, Antonin, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (nrf), 1976. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page, Le Jardin des délices, huile sur bois (chêne), tryptique de Hieronymus Bosch, c. 1485-1505 (Musée du Prado).

– Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnés de littérature. Nous faisons de notre mieux mais cette édition peut toutefois être entachée d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rapport à l’original n’est pas garantie. Nos moyens sont limités et votre aide nous est indispensable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et à les faire connaître…

– Autres sites de livres numériques :

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui répertorie un ensemble d’ebooks et en donne le lien d’accès. Vous pouvez consulter ce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.



[1] J’affirme – et je me raccroche à cette idée que la mort n’est pas hors du domaine de l’esprit, qu’elle est dans de certaines limites connaissable et approchable par une certaine sensibilité.

Tout ce qui dans l’ordre des choses écrites abandonne le domaine de la perception ordonnée et claire, tout ce qui vise à créer un renversement des apparences, à introduire un doute sur la position des images de l’esprit les unes par rapport aux autres, tout ce qui provoque la confusion sans détruire la force de la pensée jaillissante, tout ce qui renverse les rapports des choses en donnant à la pensée bouleversée un aspect encore plus grand de vérité et de violence, tout cela offre une issue à la mort, nous met en rapport avec des états plus affinés de l’esprit au sein desquels la mort s’exprime.

C’est pourquoi tous ceux qui rêvent sans regretter leurs rêves, sans emporter de ces plongées dans une inconscience féconde un sentiment d’atroce nostalgie, sont des porcs. Le rêve est vrai. Tous les rêves sont vrais. J’ai le sentiment d’aspérités, de paysages comme sculptés, de morceaux de terre ondoyants recouverts d’une sorte de sable frais, dont le sens veut dire :

« regret, déception, abandon, rupture, quand nous reverrons-nous ? »

Rien qui ressemble à l’amour comme l’appel de certains paysages vus en rêve, comme l’encerclement de certaines collines, d’une sorte d’argile matérielle dont la forme est comme moulée sur la pensée.

Quand nous reverrons-nous ? Quand le goût terreux de tes lèvres viendra-t-il à nouveau frôler l’anxiété de mon esprit ? La terre est comme un tourbillon de lèvres mortelles. La vie creuse devant nous le gouffre de toutes les caresses qui ont manqué. Qu’avons-nous à faire auprès de nous de cet ange qui n’a pas su se montrer ? Toutes nos sensations seront-elles à jamais intellectuelles, et nos rêves n’arriveront-ils pas à prendre feu sur une âme dont l’émotion nous aidera à mourir. Qu’est-ce que cette mort où nous sommes à jamais seuls, où l’amour ne nous montre pas le chemin ?

[2] Je n’y peux rien. J’avais ce sentiment devant Elle. La vie était bonne parce que cette voyante était là. La présence de cette femme m’était comme un opium, plus pur, plus léger, quoique moins solide que l’autre. Mais beaucoup plus profond, plus vaste et ouvrant d’autres arches dans les cellules de mon esprit. Cet état actif d’échanges spirituels, cette conflagration de mondes immédiats et minuscules, cette imminence de vies infinies dont cette femme m’ouvrait la perspective, m’indiquaient enfin une issue à la vie, et une raison d’être au monde. Car on ne peut accepter la Vie qu’à condition d’être grand, de se sentir à l’origine des phénomènes, tout au moins d’un certain nombre d’entre eux. Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination sur les choses, la vie est indéfendable. Une seule chose est exaltante au monde : le contact avec les puissances de l’esprit. Cependant devant cette voyante un phénomène assez paradoxal se produit. Je n’éprouve plus le besoin d’être puissant, ni vaste, la séduction qu’elle exerce sur moi est plus violente que mon orgueil, une certaine curiosité momentanément me suffit. Je suis prêt à tout abdiquer devant elle : orgueil, volonté, intelligence. Intelligence surtout. Cette intelligence qui est toute ma fierté. Je ne parle pas bien entendu d’une certaine agilité logique de l’esprit, du pouvoir de penser vite et de créer de rapides schémas sur les marges de la mémoire. Je parle d’une pénétration souvent à longue échéance, qui n’a pas besoin de se matérialiser pour se satisfaire et qui indique des vues profondes de l’esprit. C’est sur la foi de cette pénétration au pied-bot et le plus souvent sans matière (et que moi-même je ne possède pas), que j’ai toujours demandé que l’on me fasse crédit, dût-on me faire crédit cent ans et se contenter le reste du temps de silence. Je sais dans quelles limbes retrouver cette femme. Je creuse un problème qui me rapproche de l’or, de toute matière subtile, un problème abstrait comme la douleur qui n’a pas de forme et qui tremble et se volatilise au contact des os.